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Emile Zola



L'Argent

 

 

 

 

Onze heures venaient de sonner à la Bourselorsque Saccard entra chez Champeauxdans la salle blanc et ordont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D'un coup d'oeilil parcourut les rangs de petites tablesoù les convives affamés se serraient coude à coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait.

Commedans la bousculade du serviceun garçon passaitchargé de plats :

"Dites doncM. Huret n'est pas venu ?

-- Nonmonsieurpas encore."

AlorsSaccard se décidas'assit à une table que quittait un clientdans l'embrasure d'une des fenêtres. Il se croyait en retard ; ettandis qu'on changeait la servietteses regards se portèrent au-dehorsépiant les passants du trottoir. Mêmelorsque le couvert fut rétabliil ne commanda pas tout de suiteil demeura un moment les yeux sur la placetoute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. A cette heure où le monde déjeunaitelle était presque vide : sous les marronniersd'une verdure tendre et neuveles bancs restaient inoccupés ; le long de la grilleà la station des voituresla file des fiacres s'allongeaitd'un bout à l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrêtait au bureauà l'angle du jardinsans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomble monument en était baignéavec sa colonnadeses deux statuesson vaste perronen haut duquel il n'y avait encore que l'armée des chaisesen bon ordre.

Mais Saccards'étant tournéreconnut Mazaudl'agent de changeà la table voisine de la sienne : Il tendit la main.

"Tiens ! c'est vous. Bonjour !

-- Bonjour ! " répondit Mazauden donnant une poignée de main distraite.

Petitbruntrès vifjoli hommeil venait d'hériter de la charge d'un de ses onclesà trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de luiun gros monsieur à figure rouge et raséele célèbre Amadieuque la Bourse vénéraitdepuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés à quinze francset que l'on considérait tout acheteur comme un fouil avait mis dans l'affaire sa fortunedeux cent mille francsau hasardsans calcul ni flairpar un entêtement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la découverte de filons réels et considérables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francsil gagnait une quinzaine de millions ; et son opération imbécile qui aurait dû le faire enfermer autrefoisle haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il était saluéconsulté surtout. D'ailleursil ne donnait plus d'ordrescomme satisfaittrônant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver sa clientèle.

Saccardn'ayant pu obtenir d'Amadieu même un souriresalua la table d'en faceoù se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissancePilleraultMoser et Salmon.

"Bonjour ! ça va bien ?

-- Ouipas mal... Bonjour !"

Chez ceux-ci encoreil sentit la froideurl'hostilité presque. Pillerault pourtanttrès grandtrès maigreavec des gestes saccadés et un nez en lame de sabredans un visage osseux de chevalier errantavait d'habitude la familiarité d'un joueur qui érigeait en principe le casse-coudéclarant qu'il culbutait dans des catastropheschaque fois qu'il s'appliquait à réfléchir. Il était d'une nature exubérante de haussiertoujours tourné à la victoiretandis que Moserau contrairede taille courtele teint jauneravagé par une maladie de foiese lamentait sans cesseen proie à de continuelles craintes de cataclysme. Quant à Salmonun très bel homme luttant contre la cinquantaineétalant une barbe superbed'un noir d'encreil passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlaitil ne répondait que par des sourireson ne savait dans quel sens il jouaitni même s'il jouait ; et sa façon d'écouter impressionnait tellement Moserque souvent celui-ciaprès lui avoir fait une confidencecourait changer un ordredémonté per son silence.

Dans cette indifférence qu'on lui témoignaitSaccard était resté les regards fiévreux et provocantsachevant le tour de la salle. Et il n’échangea plus un signe de tête qu'avec un grand jeune hommeassis a trois tables de distancele beau Sabataniun Levantinà la face longue et brunequ'éclairaient des yeux noirs magnifiquesmais qu'une bouche mauvaiseinquiétantegâtait. L'amabilité de ce garçon acheva de l'irriter : quelque exécuté d'une Bourse étrangèreun de ces gaillards mystérieux aimé des femmestombé depuis le dernier automne sur le marchéqu'il avait déjà vu à l'oeuvre comme prête-nom dans un désastre de banqueet qui peu à peu conquérait la confiance de la corbeille et de la coulissepar beaucoup de correction et une bonne grâce infatigablemême pour les plus tarés.

Un garçon était debout devant Saccard.

"Qu'est-ce que monsieur prend ?

-- Ah ! oui... Ce que vous voudrezune côtelettedes asperges."

Puisil rappela le garçon.

"Vous êtes sûr que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ?

-- Oh ! absolument sûr !"

Ainsiil en était làaprès la débâcle quien octobrel'avait forcé une fois de plus à liquider sa situationà vendre son hôtel du parc Monceaupour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaientson entrée dans un restaurantoù il avait régnéne faisait plus tourner toutes les têtestendre toutes les mains. Il était beau joueuril restait sans rancuneà la suite de cette dernière affaire de terrainsscandaleuse et désastreusedont il n'avait guère sauvé que sa peau. Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être làdès onze heurespour lui rendre compte de la démarche dont il s'était chargé près de son frère Rougonle ministre alors triomphantl'exaspérait surtout contre ce dernier. Huretdéputé docilecréature du grand hommen'était qu'un commissionnaire. SeulementRougonlui qui pouvait toutétait-ce possible qu'il l'abandonnât ainsi ? Jamais il ne s'était montré bon frère. Qu'il se fût fâché après la catastrophequ'il eût rompu ouvertement pour n'être point compromis lui-mêmecela s'expliquait ; maisdepuis six moisn'aurait-il pas dû lui venir secrètement en aide etmaintenantallait-il avoir le coeur de refuser le suprême coup d'épaule qu'il lui faisait demander par un tiersn'osant le voir en personnecraignant quelque crise de colère qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot à direil le remettrait deboutavec tout ce lâche et grand Paris sous les talons.

"Quel vin désire monsieur ? demanda le sommelier.

-- Votre bordeaux ordinaire."

Saccardqui laissait refroidir sa côteletteabsorbésans faimleva les yeuxen voyant une ombre passer sur la nappe. C'était Massiasun gros garçon rougeaudun remisier qu'il avait connu besogneuxet qui se glissait entre les tablessa cote à la main. Il fut ulcéré de le voir filer devant luisans s'arrêterpour aller tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraitsengagés dans une discussionceux-ci y jetèrent à peine un coup d'oeil nonils n'avaient pas d'ordre à donnerce serait pour une autre foisMassiasn'osant s'attaquer au célèbre Amadieupenché au-dessus d'une salade de homarden train de causer à voix basse avec Mazaudrevint vers Salmonqui prit la cotel'étudia longuementpuis la renditsans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiersà chaque minuteen faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'échangeaient de lointoute une passion d'affaires montaità mesure que s'avançait l'heure. Et Saccarddont les regards retournaient sans cesse au-dehorsvoyait aussi la place se remplir peu à peules voitures et les piétons affluer ; tandis quesur les marches de la Bourseéclatantes de soleildes taches noiresdes hommes se montraient déjàun à un.

"Je vous répètedit Moser de sa voix désoléeque ces élections complémentaires du 20 mars sont un symptôme des plus inquiétants... Enfinc'est aujourd'hui Paris tout entier acquis à l'opposition."

Mais Pillerault haussait les épaules. Carnot et Garnier-Pagés de plus sur les bancs de la gauchequ’est-ce que ça pouvait faire ?

"C'est comme la question des duchésreprit Mosereh bienelle est grosse de complications... Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre à la Prussepour l'empêcher de s'engraisser aux dépens du Danemarck ; seulementil y avait des moyens d'action... Ouiouilorsque les gros se mettent à manger les petitson ne sait jamais où ça s'arrête... Etquant au Mexique...

Pilleraultqui était dans un de ses jours de satisfaction universellel'interrompit d'un éclat de rire :

"Ah ! nonmon cherne vous ennuyez plusavec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexiquece sera la page glorieuse du règne... Où diable prenez-vous que l’empire soit malade ? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert plus de quinze fois ? Un succès écrasant !... Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67ouidans trois ans d'icilorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de décider.

-- Je vous dis que tout va mal ! affirma désespérément Moser.

-- Eh ! fichez-nous la paixtout va bien !"

Salmon les regardait l'un après l'autreen souriant de son air profond. Et Saccardqui les avait écoutésramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l'empire semblait entrer. Luiune fois encoreétait par terre est-ce que cet empirequi l'avait faitallait comme lui culbutercroulant tout d'un coup de la destinée la plus haute à la plus misérable ? Ah ! depuis douze ansqu'il l'avait aimé et défenduce régime où il s'était senti vivrepousserse gorger de sèveainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Maissi son frère voulait l'en arrachersi on le retranchait de ceux qui épuisaient le sol gras des jouissancesque tout fût donc emportédans la grande débâcle finale des nuits de fête !

Maintenantil attendait ses aspergesabsent de la salle où l'agitation croissait sans cesseenvahi par des souvenirs. Dans une large glaceen faceil venait d'apercevoir son image ; et elle l'avait surpris. L'âge ne mordait pas sur sa petite personneses cinquante ans n'en paraissaient guère que trente-huitil gardait une maigreurune vivacité de jeune homme. Mêmeavec les annéesson visage noir et creusé de marionnetteau nez pointuaux minces yeux luisantss'était comme arrangéavait pris le charme de cette jeunesse persistantesi souplesi activeles cheveux touffus encoresans un fil blanc. Etinvinciblementil se rappelait son arrivée à Parisau lendemain du coup d'Etatle soir d'hiver où il était tombé sur le pavéles poches videsaffaméayant toute une rage d'appétits à satisfaire. Ah ! cette première course à travers les rueslorsqueavant même de défaire sa malleil avait eu le besoin de se lancer par la villeavec ses bottes éculéesson paletot graisseuxpour la conquérir ! Depuis cette soiréeil était souvent monté très hautun fleuve de millions avait coulé entre ses mainssans que jamais il eût possédé la fortune en esclaveainsi qu'une chose à soidont on disposequ'on tient sous clefvivantematérielle. Toujours le mensongela fiction avait habité ses caissesque des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puisvoilà qu'il se retrouvait sur le pavécomme à l'époque lointaine du départaussi jeuneaussi affaméinassouvi toujourstorturé du même besoin de jouissances et de conquêtes. Il avait goûté à toutet il ne s'était pas rassasién'ayant pas eu l'occasion ni le tempscroyait-ilde mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses. A cette heureil se sentait cette misère d'êtresur le pavémoins qu'un débutantqu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérirde monter plus haut qu'il n'était jamais montéde poser enfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façademais l'édifice solide de la fortunela vraie royauté de l'or trônant sur des sacs pleins !

La voix de Moser qui s'élevait de nouveauaigre et très aiguëtira un instant Saccard de ses réflexions.

"L'expédition du Mexique coûte quatorze millions par moisc'est Thiers qui l'a prouvé... Et il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir quedans la Chambrela majorité est ébranlée. Ils sont trente et quelques maintenantà gauche. L'empereur lui-même comprend bien que le pouvoir absolu devient impossiblepuisqu'il se fait le promoteur de la liberté."

Pillerault ne répondait plusse contentait de ricaner d'un air de mépris.

"Ouije saisle marché vous paraît solideles affaires marchent. Mais attendez la fin... On a trop démoli et trop reconstruità Parisvoyez-vous ! Les grands travaux ont épuisé l'épargne. Quant aux puissantes maisons de crédit qui vous semblent si prospèresattendez qu'une d'elles fasse le sautet vous les verrez toutes culbuter à la file... Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleursqu'on vient de fonder pour améliorer la condition des ouvriersm'effraie beaucoupmoi. Il y aen Franceune protestationun mouvement révolutionnaire qui s'accentue chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera."

Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foiedécidément. Mais lui-mêmeen parlantne quittait pas des yeux la table voisineoù Mazaud et Amadieu continuaientdans le bruità causer très bas. Peu à peula salle entière s'inquiétait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se direpour chuchoter ainsi ? Sans douteAmadieu donnait des ordrespréparait un coup. Depuis trois joursde mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeuxbaissa également la voix.

"Vous savezles Anglais veulent empêcher qu'on travaille là-bas. On pourrait bien avoir la guerre."

Cette foisPillerault fut ébranlépar l'énormité même de la nouvelle. C'était incroyableet tout de suite le mot vola de table en tableacquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un ultimatumdemandant la cessation immédiate des travaux. Amadieuévidemmentne causait que de ça avec Mazaudà qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans l'air chargé d'odeurs grassesau milieu du bruit croissant des vaisselles remuées. Età ce momentce qui porta l'émotion à son comblece fut l'entrée brusque d'un commis de l'agent de changele petit Floryun garçon à figure tendremangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se précipitaun paquet de fiches à la mainet les remit au patronen lui parlant à l'oreille.

"Bon ! " répondit simplement Mazaudqui classa les fiches dans son carnet.

Puistirant sa montre :

"Bientôt midi ! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous- mêmemontez chercher les dépêches."

Lorsque Flory s'en fut alléil reprit sa conversation avec Amadieutira d'autres fiches de sa pochequ'il posa sur la nappeà côté de son assiette ; età chaque minuteun client qui partait se penchait au passagelui disait un motqu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papierentre deux bouchées. La fausse nouvellevenue on ne savait d'oùnée de riengrossissait comme une nuée d'orage.

"Vous vendezn'est-ce pas ? " demanda Moser à Salmon..

Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finessequ'il en resta anxieuxdoutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterrequ'il ne savait même pas avoir inventé.

"Moij'achète tant qu'on voudra "conclut Pilleraultavec sa témérité vaniteuse de joueur sans méthode.

Les tempes chauffées par la griserie du jeuque fouettait cette fin bruyante de déjeunerdans l'étroite salleSaccard s'était décidé à manger ses aspergesen s'irritant de nouveau contre Huretsur lequel il ne comptait plus. Depuis des semainesluisi prompt à se résoudreil hésitaitcombattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuveet il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelledans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l’aurait-il pas mené au conseil des ministrescomme son frère ? Ce qu'il reprochait à la spéculationc'était la continuelle instabilitéles grosses sommes aussi vite perdues que gagnées : jamais il n'avait dormi sur le million réelne devant rien à personne. Età cette heure où il faisait son examen de conscienceil se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argentqui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer commentaprès une vie si extraordinaire de luxe et de gêneil sortait vidébrûléde ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Parisdans lesquels tant d'autresplus lourdsavaient ramassé de colossales fortunes. Ouipeut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudespeut-être triompherait-il d'un bonddans la bagarre politiqueavec son activitésa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussaitle rejetait au gouffre de l'agioeh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autresil risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personnel'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-mêmetellement elle était vastefaitesi elle réussissait ou si elle croulaitpour remuer le monde.

Pillerault élevait la voix.

"Mazaudest-ce finil'exécution de Schlosser ?

-- Ouirépondit l'agent de changel'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours ennuyeuxmais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut biende temps à autredonner un coup de balai.

-- On m'a affirmédit Moserque vos collèguesJacoby et Delarocquey étaient pour des sommes rondes."

L'agent eut un geste vague.

"Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser devait être d'une bandeet il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne."

Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatanidont un hasard lui avait révélé l'association secrète avec Schlosser : tous deux jouaient le jeu connul'un à la haussel'autre à la baisse sur une même valeurcelui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autreet disparaître. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait de faire. Puisavec sa grâce caressante d'Oriental mâtiné d'Italienil vint serrer la main de Mazauddont il était le client. Il se penchadonna un ordreque celui-ci écrivit sur une fiche.

"Il vend ses Suez "murmura Moser.

Ettout hautcédant à un besoinmalade de doute :

"Hein ? que pensez-vous du Suez ?"

Un silence se fit dans le brouhaha des voixtoutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l’anxiété croissante. Mais le dos d’Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveuxrestait impénétrablen'ayant rien à dire ; tandis que l'agentque les ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonnerse contentait de hocher la têtepar une habitude professionnelle de discrétion.

"Le Suezc'est très bon ! " déclara de sa voix chantante Sabataniquiavant de sortirse dérangea de son cheminpour serrer galamment la main de Saccard.

Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de mainsi souplesi fondantepresque féminine.. Dans son incertitude de la route à prendrede sa vie à refaireil les traitait tous de filousceux qui étaient là. Ah ! si on l'y forçaitcomme il les traqueraitcomme il les tondraitles Moser trembleursles Pillerault vantardset ces Salmon plus creux que des courgeset ces Amadieu dont le succès a fait le génie ! Le bruit des assiettes et des verres avait reprisles voix s'enrouaientles portes battaient plus fortdans la hâte qui les dévorait tous d'être là-basau jeusi une débâcle devait se produire sur le Suez. Etpar la fenêtreau milieu de la place sillonnée de fiacresencombrée de piétonsil voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humainsdes hommes correctement vêtus de noirqui peu à peu garnissaient la colonnade ; pendant quederrière les grillesapparaissaient quelques femmesvaguesrôdant sous les marronniers.

Brusquementau moment où il entamait le fromage qu'il venait de commanderune grosse voix lui fit lever la tête.

"Je vous demande pardonmon cher. Il m’a été impossible de venir plus tôt."

Enfinc’était Huretun normand du Calvadosune figure épaisse et large de paysan ruséqui jouait l’homme simple. Tout de suiteil se fit servir n’importe quoile plat du jouravec un légume.

"Eh bien " demanda sèchement Saccardqui se contenait.

Mais l’autre ne se pressait pasle regardait en homme finassier et prudent. Puisen se mettant à mangeravançant la face et baissant la voix :

"Et bienj’ai vu le grand homme... Ouichez luice matin... Oh ! il a été très gentiltrès gentil pour vous."

Il s’arrêtabut un grand verre de vinse mit une pomme de terre dans la bouche.

"Alors ?

-- Alorsmon chervoici... Il veut bien faire pour vous tout ce qu’il pourrail vous trouvera une très jolie situationmais pas en France... Ainsipar exemplegouverneur dans une de nos coloniesune des bonnes. Vous y seriez le maîtreun vrai petit prince."

Saccard était devenu blême.

"Dites doncc’est pour rirevous vous fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la déportation !... Ah ! Il veut se débarrasser de moi. Qu’il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon !"

Huret restait la bouche pleineconciliant.

"Voyonsvoyonson ne veut que votre bienlaissez-nous faire.

-- Que je me laisse supprimern’est-ce pas ?... Tenez ! tout à l’heureon disait que l’empire n’aurait bientôt plus une faute à commettre. Ouila guerre d’Italiele Mexiquel’attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parolec’est la vérité !... Vous ferez tant de bêtises et de foliesque la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors"

Du couple députéla fidèle créature du ministres’inquiétapalissantregardant autour de lui.

"Ah ! permettezpermettezje ne peux pas vous suivre... Rougon est un honnête hommeil n'y a pas de dangertant qu'il sera là... Nonn'ajoutez rienvous le méconnaissezje tiens à le dire."

Violemmentétouffant sa voix entre ses dents serréesSaccard l'interrompit.

"Soitaimez-lefaites votre cuisine ensemble... Oui ou nonveut- il me patronner icià Paris ?

-- A Parisjamais !"

Sans ajouter un motil se levaappela le garçonpour payertandis quetrès calmeHuretqui connaissait ses colèrescontinuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait allerde peur d'un esclandre. Maisà ce momentdans la salleil y eut une forte émotion.

Gundermann venait d'entrerle banquier roile maître de la Bourse et du mondeun homme de soixante ansdont l'énorme tête chauveau nez épaisaux yeux rondsà fleur de têteexprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourseaffectant même de n'y pas envoyer de représentant officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulementde loin en loinil lui arrivaitcomme ce jour-làde se montrer au restaurant Champeauxoù il s'asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichysur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomacil ne se nourrissait absolument que de lait.

Tout de suitele personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eauet tous les convives présents s'aplatirent. Moserl'air anéanticontemplait cet homme qui savait les secretsqui faisait à son gré la hausse ou la baissecomme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluaitn'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demiet Mazaudqui lâchait vivement Amadieurevintse courba devant le banquierdont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partirqui restèrent deboutentourant le dieului faisant une cour d’échines respectueusesau milieu de la débandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d'eaud'une main tremblanteet le porter à ses lèvres décolorées.

Autrefoisdans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussionstoute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s’entendrel'un passionné et jouisseurl'autre sobre et d’une froide logique. Aussi le premierdans sa colèreexaspéré encore par cette entrée triomphales’en allait-illorsque l'autre l'appela.

"Dites doncmon bon amiest-ce vrai ? vous les affaires... Ma foivous faites biença vaut mieux."

Ce futpour Saccardun coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite tailleil répliqua d'une voie aiguë comme une épée :

"Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millionset je compte aller vous voir bientôt."

Et il sortitlaissant derrière lui le brouhaha ardent de la salleoù tout le monde se bousculaitpour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! réussir enfinremettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le doset lutter de puissance avec ce roi de l'oret l'abattre peut-être un jour ! Il n'était pas décidé à lancer sa grande affaireil demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleursmaintenant que son frère l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter à la luttecomme le taureau saignant est ramené dans l'arène ?

Un instantil resta frémissantau bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centraleentre la rue Montmartre et la rue Richelieules deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefoursouverts aux quatre angles de la placedes flots ininterrompus de voitures coulaientsillonnant le pavéau milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêtles deux files de fiacres de la stationle long des grillesse rompaient et se reformaient ; tandis quesur la rue Vivienneles victorias des remisiers s'allongeaient en un rang presséque dominaient les cochersguides en mainprêts à fouetter au premier ordre. Envahisles marches et le péristyle étaient noirs d'un fourmillement de redingotes ; etde la coulisseinstallée déjà sous l'horloge et fonctionnantmontait la clameur de l'offre et de la demandece bruit de marée de l'agiovictorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la têtedans le désir et la crainte de ce qui se faisait làce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrentces ruinesces fortunes brusquesqu'on ne s'expliquait pasparmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et luiau bord du ruisseauassourdi par les voix lointainescoudoyé par la bousculade des gens pressésil rêvait une fois de plus la royauté de l'ordans ce quartier de toutes les fièvresoù la Boursed'une heure à troisbat comme un coeur énormeau milieu.

Maisdepuis sa déconfitureil n'avait point osé rentrer à la Bourse ; etce jour-là encoreun sentiment de vanité souffrantela certitude d'y être accueillien vaincul'empêchait de monter les marches. Comme les amants chassés de l'alcôve d'une maîtressequ'ils désirent davantagemême en croyant l'exécreril revenait fatalement làil faisait le tour de la colonnade sous des prétextestraversant le jardinmarchant d'un pas de promeneurà l’ombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiéreuxsans gazon ni fleursoù grouillait sur les bancsparmi les urinoirs et les kiosques à journauxun mélangé de spéculateurs louches et de femmes du quartieren cheveuxallaitant des pouponsil affectait une flânerie désintéresséelevait les yeuxguettaitavec la furieuse pensée qu'il faisait le siège du monumentqu'il l'enserrait d'un cercle étroitpour y rentrer un jour en triomphateur.

Il pénétra dans l'angle de droitesous les arbres qui font face à la rue de la Banqueet tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs déclassées : les " Pieds humides "comme on appelle avec un ironique mépris ces joueurs de la brocantequi cotent en plein ventdans la boue des jours pluvieuxles titres des compagnies mortes. Il y avait làen un groupe tumultueuxtoute une juiverie malproprede grasses faces luisantesdes profils desséchés d'oiseaux voracesune extraordinaire réunion de nez typiquesrapprochés les uns des autresainsi que sur une proies'acharnant au milieu de cris gutturauxet comme près de se dévorer entre eux. Il passaitlorsqu'il aperçut un peu à l'écart un gros hommeen train de regarder au soleil un rubisqu'il levait en l'airdélicatemententre ses doigts énormes et sales.

"TiensBusch !... Vous me faites songer que je voulais monter chez vous."

Buschqui tenait un cabinet d'affairesrue Feydeauau coin de la rue Viviennelui avaità plusieurs reprisesété d'une utilité grandeen des circonstances difficiles. Il restait extasiéà examiner l'eau de la pierre précieusesa large face plate renverséeses gros yeux gris comme éteints par la lumière vive ; et l'on voyaitroulée en cordela cravate blanche qu'il portait toujours ; tandis que sa redingote d'occasionanciennement superbemais extraordinairement râpée etmaculée de tachesremontait jusque dans ses cheveux pâlesqui tombaient en mèches rares et rebelles de son crâne nu. Son chapeauroussi par le soleillavé par les aversesn'avait plus d'âge.

Enfinil se décida à redescendre sur terre.

"Ah ! monsieur Saccardvous faites un petit tour par ici..

-- Oui... C'est une lettre en langue russeune lettre d'un banquier russeétabli à Constantinople. Alorsj'ai pensé à votre frèrepour me la traduire."

Buschquid'un mouvement inconscient et tendreroulait toujours le rubis dans sa main droitetendit la gaucheen disant quele soir mêmela traduction serait envoyée. Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait seulement de dix lignes.

"Je vais montervotre frère me lira ça tout de suite..."

Et il fut interrompu par l'arrivée d'une femme énormeMme Méchainbien connue des habitués de la Bourseune de ces enragées et misérables joueusesdont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lunebouffi et rougeaux minces yeux bleusau petit nez perduà la petite bouche d'où sortait une voix flûtée d'enfantsemblait déborder du vieux chapeau mauvenoué de travers par des brides grenat ; et la gorge géanteet le ventre hydropiquecrevaient la robe de popeline vertemangée de bouetournée au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noirimmenseaussi profond qu'une valisequ'elle ne quittait jamais. Ce jour-làle sac gonfléplein à creverla tirait à droitepenchée comme un arbre.

"Vous voilàdit Busch qui devait l'attendre.

-- Ouiet j'ai reçu les papiers de Vendômeje les apporte.

-- Bon ! filons chez moi... Rien à faire aujourd'huiici"

Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait quefatalementallaient tomber là les titres délassésles actions des sociétés mises en faillitesur lesquelles les Pieds humides agiotent encoredes actions de cinq cents francs qu'ils se disputent à vingt sousà dix sousdans le vague espoir d'un relèvement improbableou plus pratiquement comme une marchandise scélératequ'ils cèdent avec bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtrières de la financela Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagniepas une grande maison de crédit ne se fondaitsans qu'elle apparûtavec son sacsans qu'elle flairât l'airattendant les cadavresmême aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fataleque le jour du massacre viendraitoù il y aurait des morts à mangerdes titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et luiqui roulait son grand projet d'une banqueeut un léger frissonfut traversé d'un pressentimentà voir ce sacce charnier des valeurs dépréciéesdans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse.

Comme Busch emmenait la vieille femmeSaccard le retint.

"Alorsje puis monterje suis certain de trouver votre frère ?"

Les yeux du juif s'adoucirentexprimèrent une surprise inquiète.

"Mon frèremais certainement ! Où voulez-vous qu’il soit ?

-- Très bienà tout à l'heure !"

EtSaccardles laissant s'éloignerpoursuivit sa marche lentele long des arbresvers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentésoccupé par des fonds de commercedes industries en chambredont les enseignes d'or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balconstoute une famille de province restait béanteà la fenêtre d'un hôtel meublé. Machinalementil avait levé la têteregardé ces gens dont l'ahurissement le faisait sourireen le réconfortant par cette pensée qu'il y aurait toujoursdans les départementsdes actionnaires. Derrière son dosla clameur de la Boursele bruit de la marée lointaine continuaitl'obsédaitainsi qu'une menace d'engloutissement qui allait le rejoindre.

Mais une nouvelle rencontre l'arrêta.

"CommentJordanvous à la Bourse ? " s'écria-t-ilen serrant la main d'un grand jeune homme brunaux petites moustachesà l'air décidé et volontaire.

Jordandont le pèreun banquier de Marseilles'était autrefois suicidéà la suite de spéculations désastreusesbattait depuis dix ans le pavé de Parisenragé de littératuredans une lutte brave contre la misère noire. Un de ses cousinsinstallé à Plassansoù il connaissait la famille de Saccardl'avait autrefois recommandé à ce dernierlorsque celui-ci recevait tout Parisdans son hôtel du parc Monceau.

"Oh ! à la Boursejamais ! " répondît le jeune hommeavec un geste violentcomme s'il chassait le souvenir tragique de son père.

Puisse remettant à sourire :

"Vous savez que je me suis marié... Ouiavec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancés aux jours où j'étais richeet elle s'est entêtée à vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu.

-- Parfaitementj'ai reçu la lettre de faire partdit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai été en rapportautrefoisavec votre beau-pèreM. Maugendrelorsqu'il avait sa manufacture de bâchesà la Villette. Il a dû y gagner une jolie fortune."

Cette conversation avait lieu prés d'un bancet Jordan l’interrompitpour présenter un monsieur gros et courtà l'aspect militairequi se trouvait assiset avec lequel il causaitlors de la rencontre.

"Monsieur le capitaine Chaveun oncle de ma femme... Mme Maugendrema belle-mèreest une Chavede Marseille"

Le capitaine s'était levéet Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectiqueau cou raidi par l'usage du col de crinun de ces types d'infimes joueurs au comptantqu'on était certain de rencontrer tous les jours làd'une heure à trois. C'est un jeu de gagne-petitun gain presque assuré de quinze à vingt francsqu'il faut réaliser dans la même Bourse.

Jordan avait ajouté avec son bon rire expliquant sa présence :

"Un boursier férocemon oncledont je ne faisparfoisque serrer la main en passant.

-- Dame ! dit simplement le capitaineil faut bien jouerpuisque le gouvernementavec sa pensionme laisse crever de faim."

EnsuiteSaccardque le jeune homme intéressait par sa bravoure à vivrelui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordans'égayant encoreraconta l'installation de son pauvre ménage à un cinquième de l'avenue de Clichy ; car les Maugendrequi se défiaient d'un poètecroyant avoir beaucoup fait en consentant au mariagen'avaient rien donnésous le prétexte que leur filleaprès euxaurait leur fortune intacteengraissée d'économies. Nonla littérature ne nourrit pas son hommeil avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas le temps d'écrireet il était entré forcément dans le journalismeoù il bâclait tout ce qui concernait son étatdepuis des chroniquesjusqu'à des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers.

"Eh biendit Saccardsi je monte ma grande affairej'aurai peut- être besoin de vous. Venez donc me voir."

Après avoir saluéil tourna derrière la Bourse. Làenfinla clameur lointaineles abois du jeu cessèrentne furent qu'une rumeur vagueperdue dans le grondement de la place. De ce côtéles marches étaient également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de changedont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtresisolait du vacarme de la grande salle la colonnadeoù des spéculateursles délicatsles richess'étaient assis commodément à l'ombrequelques-uns seulsd'autres par petits groupestransformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C'était un peuce derrière du monumentcomme l'envers d'un théâtrel'entrée des artistesavec la rue louche et relativement tranquillecette rue Notre-Dame-des-Victoiresoccupée toute par des marchands de vindes cafésdes brasseriesdes tavernesgrouillant d'une clientèle spécialeétrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la végétation mauvaisepoussée au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies d'assurances mal faméesdes journaux financiers de brigandagedes sociétésdes banquesdes agencesdes comptoirsla série entière des modestes coupe-gorgeinstallés dans des boutiques ou à des entresolslarges comme la main. Sur les trottoirsau milieu de la chaussée partoutdes hommes rôdaientattendaientainsi qu'à la corne d'un bois.

Saccard s'était arrêté à l'intérieur des grilles. Levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de d'angeavec le regard aigu d'un chef d'armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l'assautlorsqu’un grand gaillardqui sortait d'une tavernetraversa la rue et vint s'incliner très bas.

"Ah ! monsieur Saccardn'avez-vous rien pour moi ? J'ai quitté définitivement le Crédit mobilierje cherche une situation."

Jantrou était un ancien professeurvenu de Bordeaux à Parisà la suite d'une histoire restée louche. Obligé de quitter l'Universitédéclassémais beau garçon avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoced'ailleurs lettréintelligent et aimableil était débarqué à la Bourse vers vingt-huit anss'y était traîné et sali pendant dix années comme remisieren n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices. Etaujourd'huitout à fait chauvese désolant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-painil attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succèsà la fortune.

Saccardà le voir si humblese rappela avec amertumele salut de Sabatanichez Champeaux : décidémentles tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ciet il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les désespérésceux qui osent toutayant tout à gagner. Il se montra bonhomme.

"Une situationrépéta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir.

-- Rue Saint-Lazaremaintenantn'est-ce pas ?

-- Ouirue Saint-Lazare. Le matin."

Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourserépétant qu'il fallait être un coquin pour y réussiravec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'était finiil voulait tenter autre choseil lui semblait quegrâce à sa culture universitaireà sa connaissance du mondeil pouvait se faire une belle place dans l’administration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tête. Etcomme ils étaient sortis des grilleslongeant le trottoir jusqu'à la rue Brongniarttous deux s'intéressèrent à un coupé sombred'un attelage très correctqui était arrêté dans cette ruele cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocherhaut perchédemeurait d'une immobilité de pierreils avaient remarqué qu'une tête de femmeà deux reprisesparaissait a la portière et disparaissaitvivement. Tout d'un coupla tête se penchas'oubliaavec un long regard d'impatience en arrièredu côté de la Bourse.

"La baronne Sandorff "murmura Saccard.

C'était une tête brune très étrangedes yeux noirs brûlants sous des paupières meurtriesun visage de passion à la bouche saignanteet que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolied'une maturité précocepour ses vingt-cinq ansavec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne.

"Ouila baronnerépéta Jantrou. Je l'ai connuequand elle était jeune fillechez son pèrele comte de Ladricourt. Oh ! un enragé joueuret d'une brutalité révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matinil a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleurécelui-làquand il est mort d'un coup de sangruinéà la suite d'une série de liquidations lamentables... La petite alors à dû se résoudre à épouser le baron Sandorffconseiller à l'ambassade d'Autrichequi avait trente-cinq ans de plus qu'elleet qu'elle avait positivement rendu fouavec ses regards de feu.

-- Je sais "dit simplement Saccard.

De nouveaula tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Maispresque aussitôtelle reparutplus ardentele cou tordu pour voir au loinsur la place.

"Elle jouen'est-ce pas ?

-- Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de criseon peut la voir ladans sa voitureguettant les coursprenant fiévreusement des notes sur son carnetdonnant des ordres... Ettenez ! c'était Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint."

En effetMassias courait de toute la vitesse de ses jambes courtessa cote a la mainet ils le virent qui s'accoudait a la portière du coupéy plongeant la tête a son touren grande conférence avec la baronne. Puiscomme ils s'écartaient un peupour ne pas être surpris dans leur espionnageet comme le remisier revenaittoujours courantils l'appelèrent. Luid'abordjeta un regard de côtés'assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuiteil s'arrêta netessouffléson visage fleuri congestionnégai quand mêmeavec ses gros yeux bleus d'une limpidité enfantine.

"Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionneet qui vient on ne sait d'où... Je vous le demande un peula guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça ? A moins que ça ne se soit inventé tout seul... Enfinun vrai coup de chien."

Jantrou cligna des yeux.

"La dame mord toujours ?

-- Oh ! enragée ! Je porte ses ordres a Nathansohn."

Saccardqui écoutaitfit tout haut une réflexion.

"Tiens ! c'est vraion m'a dit que Nathansohn était entré à la coulisse.

-- Un garçon très gentilNathansohndéclara Jantrouet qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier... Mais il arriveraluicar il est juif. Son pèreun Autrichienest établi à Besançonhorlogerje crois... Vous savez que ça l'a pris un jourlà- basau Créditen voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'était pas si malinqu'il n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous êtes contentvousMassias ?

-- Oh ! content ! Vous y avez passévous avez raison de dire qu'il faut être juif ; sans çainutile de chercher à comprendreon n'y a pas la mainc'est la déveine noire... Quel sale métier ! Mais on y eston y reste. Et puisj'ai encore de bonnes jambesj’espère tout de même."

Et il repartitcourant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyonfrappé d'indignitétombé lui-même à la Bourseaprès la disparition de son pèren'ayant pas voulu continuer ses études de droit.

Saccard et Jantrouà petits pasrevinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne ; mais les glaces étaient levéesla voiture mystérieuse paraissait videtandis que l'immobilité du cocher semblait avoir grandidans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours.

"Elle est diablement excitantereprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron."

Jantrou eut un sourire singulier.

"Oh ! le baronil y a longtemps qu'il en a assezje crois. Il est très ladredit-on... Alorsvous savez avec qui elle s'est misepour payer ses facturesle jeu ne suffisant jamais ?

-- Non.

-- Avec Delcambre.

-- Delcambrele procureur général ! ce grand homme secsi jaunesi rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble !"

Et tous deuxtrès égayéstrès allumésse séparèrent avec une vigoureuse poignée de mainaprès que l’un ait rappelé à l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement.

Dès qu'il se retrouva seulSaccard fut repris par la voix haute de la Boursequi déferlait avec l’entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coinil descendait vers la rue Viviennepar ce côté de la place que l'absence de cafés rend sévère. Il longea commercele bureau de posteles grandes agences d’annoncesde plus en plus assourdi et enfiévréà mesure qu’il revenait devant la façade principale ; etquand il put enfiler le péristyle d'un regard obliqueil fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnadecette sorte d'investissement passionné dont il l'enserrait. Làsur cet élargissement du pavéla vie s'étalaitéclatait un flot de consommateurs envahissait les cafésla boutique du pâtissier ne désemplissait pasles étalages attroupaient la foulecelui d’un orfèvre surtoutflambant de grosses pièces d'argenterie. Etpar les quatre anglesles quatre carrefoursil semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentâtdans un enchevêtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiersen lignebarraient le trottoir presque d’un bout à l'autre de la grille. Mais ses yeux s’étaient fixés sur les marches hautesoù des redingotes s’égrenaient au plein soleil. Puisils remontèrent vers les colonnes dans la masse compacteun grouillement noirà peine éclairé par les taches pâles des visages. Tous étaient debouton ne voyait pas les chaisesle rond que faisait la coulisseassise sous l'horlogene se devinait qu’à une sorte de bouillonnementune furie de gestes et de paroles dont l'air frémissait. Vers la gauchele groupe des banquiers occupés à des arbitragesà des opérations sur le change et sur les chèques anglaisrestait plus calmesans cesse traversé par la queue de monde qui entraitallant au télégraphe. Jusque sous les galeries latéralesles spéculateurs débordaients'écrasaient ; etentre les colonnesappuyés aux rampes de feril y en avait qui présentaient le ventre ou le doscomme chez euxcontre le velours d'une loge. La trépidationle grondement de machine sous vapeurgrandissaitagitait la Bourse entièredans un vacillement de flamme. Brusquementil reconnut le remisier Massias qui descendait les marches à toutes jambespuis qui sauta dans sa voituredont le cocher lança le cheval au galop.

AlorsSaccard sentit ses poings se serrer. Violemmentil s'arrachail tourna dans la rue Viviennetraversant la chaussée pour gagner le coin de la rue Feydeauoù se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu'il avait à se faire traduire. Maiscomme il entraitun jeune hommeplanté devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chausséele salua ; et il reconnut Gustave Sédillele fils d'un fabricant de soie de la rue des Jeûneursque son père avait placé chez Mazaudpour étudier le mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement à ce grand garçon élégantse doutant bien de ce qu'il faisait làen faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Boursedepuis que la petite Mme Conin y aidait son marile gros Coninquiluine sortait jamais de son arrière-boutiques'occupait de la fabricationtandis qu'elletoujoursallait et venaitservant au comptoirfaisant les courses dehors. Elle était grasseblonderoseun vrai petit mouton friséavec des cheveux de soie pâletrès gracieusetrès câlineet d'une continuelle gaieté. Elle aimait bien son maridisait-once qui ne l'empêchait pasquand un boursier de la clientèle lui plaisaitd'être tendre ; mais pas pour de l'argentuniquement pour le plaisiret une seule foisdans une maison amie du voisinageà ce que racontait la légende. En tout casles heureux qu'elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissantscar elle restait adoréefêtéesans un vilain bruit autour d'elle. Et la papeterie continuait de prospérerc'était un coin de vrai bonheur. En passantSaccard aperçut Mme Conin qui souriait à Gustave à travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de caresse. Enfin ; il monta.

Depuis vingt ansBusch occupait tout en hautau cinquième étageun étroit logement composé de deux chambres et d'une cuisine. Né à Nancyde parents allemandsil était débarqué là de sa ville nataleil y avait peu à peu étendu son cercle d'affairesd'une extraordinaire complicationsans éprouver le besoin d'un cabinet plus grandabandonnant à son frère Sigismond la pièce sur la ruese contentant de la petite pièce sur la couroù les paperasses ; les dossiersles paquets de toutes sortes s'empilaient tellementque la place d'une unique chaisecontre le bureause trouvait réservée. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisaitil servait d’intermédiaire entre la petite Bourse et les " Pieds humides " et les banqueroutiersqui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les coursachetant directement parfoisalimenté surtout par les stocks qu'on lui apportait. Maisoutre l'usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieusesil s'occupait particulièrement de l'achat des créances. C'était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les mursce qui le lançait dans Parisaux quatre coinsflairantguettantavec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu'il apprenait une failliteil accouraitrôdait autour du syndicfinissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaireattendait les ouvertures de successions difficilesassistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annoncesattirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Etde ces sources multiplesdu papier arrivaitde véritables hottesle tas sans cesse accru d'un chiffonnier de la dette : billets impayéstraités inexécutésreconnaissances restées vainesengagements non tenus. Puislà-dedanscommençait le triagele coup de fourchette dans cet arlequin gâtéce qui demandait un flair spécialtrès délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvablesil fallait faire un choixpour ne pas trop éparpiller son effort. En principeil professait que toute créancemême la plus compromisepeut redevenir bonneet il avait une série de dossiers admirablement classésauxquels correspondait un répertoire des nomsqu'il relisait de temps à autrepour s'entretenir la mémoire. Maisparmi les insolvablesil suivait naturellement de plus près ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine : son enquête dénudait les genspénétrait les secrets de familleprenait note des parentés richesdes moyens d'existencedes nouveaux emplois surtoutqui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souventil laissait ainsi mûrir un hommepour l'étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparusils le passionnaient plus encorele jetaient dans une fièvre de recherches continuellesl'oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaientquêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Etdès qu'il les tenaitles disparus et les insolvablesil devenait féroceles mangeait de fraisles vidait jusqu'au sangtirant cent francs de ce qu'il avait payé dix sousen expliquant brutalement ses risques de joueurforcé de gagner avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigtsainsi qu'une fumée.

Dans cette chasse aux débiteursla Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux à employer ; cars'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à ses ordresil vivait dans la défiance de ce personnelmal famé et affamé ; tandis que la Méchain avait pignon sur ruepossédait derrière la butte Montmartre toute une citéla Cité de Naplesun vaste terrain planté de huttes branlantes qu'elle louait au mois un coin d'épouvantable misèredes meurt-de-faim en tas dans l'orduredes trous à pourceau qu'on se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires avec leur fumierdès qu'ils ne payaient plus. Ce qui la dévoraitce qui lui mangeait les bénéfices de sa citéc'était sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goût des plaies d'argentdes ruinesdes incendiesau milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement à prendred'un débiteur à délogerelle y mettait parfois du siense dépensait pour le plaisir. Elle se disait veuvemais personne n'avait connu son mari. Elle venait on ne savait d'oùet elle paraissait avoir eu toujours cinquante ansdébordanteavec sa mince voix de petite fille.

Ce jour-làdès que la Méchain se trouva assise sur l'unique chaisele cabinet fut pleincomme bouché par ce dernier paquet de chairtombé à cette place. Devant son bureauBuschprisonniersemblait enfouine laissant émerger que sa tête carréeau-dessus de la mer des dossiers.

"Voicidit-elle en vidant son vieux sac de l'énorme tas de papiers qui le gonflaitvoici ce que Fayeux m'envoie de Vendôme... Il a tout acheté pour vousdans cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui signaler... Cent dix francs.

Fayeuxqu'elle appelait son cousinvenait d'installer là-bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; etdépositaire de ces coupons et de l'argentil jouait frénétiquement.

"Ça ne vaut pas grand-chosela provincemurmura Buschmais on y fait des trouvailles tout de même."

Il flairait les papiersles triait déjà d'une main experteles classait en gros d'après une première estimationà l'odeur. Sa face plate se rembrunissaitil eut une moue désappointée.

"Hum ! il n'y a pas grasrien à mordre. Heureusement que ça n'a pas coûté cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes genset s'ils sont venus à Parisnous les rattraperons peut- être..."

Mais il eut une légère exclamation de surprise.

"Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ?"

Il venait de lireau bas d'une feuille de papier timbrela signature du comte de Beauvillierset la feuille ne portait que trois lignesd'une grosse écriture sénile.

"Je m'engage à payer la somme de dix mille francs mademoiselle Léonie Cronle jour de sa majorité."

"Le comte de Beauvilliersreprit-il lentementréfléchissant tout hautouiil a eu des fermestout un domainedu côté de Vendôme... Il est mort d'un accident de chasseil a laissé une femme et deux enfants dans la gêne. J'ai eu des billets autrefoisqu'ils ont payés difficilement... Un farceurun pas-grand-chose..."

Tout d'un coupil éclata d'un gros rirereconstruisant l'histoire.

"Ah ! le vieux filouc'est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait paset il l'aura décidée avec ce chiffon de papierqui était légalement sans valeur. Puisil est mort... Voyonsc'est daté de 1854il y a dix ans. La fille doit être majeureque diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grainsce Charpierqui prêtait à la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour quelques écus ; ou bien peut-être s'était-il chargé du recouvrement...

-- Maisinterrompit la Méchainc'est très bonçaun vrai coup !

Busch haussa dédaigneusement les épaules.

"Eh ! nonje vous dis qu'en droit ça ne vaut rien... Que je présente ça aux héritierset ils peuvent m'envoyer promenercar il faudrait faire la preuve que l'argent est réellement dû... Seulementsi nous retrouvons la fillej'espère les amener à être gentils et à s'entendre avec nouspour éviter un tapage désagréable... Comprenez- vous ? cherchez cette Léonie Cronécrivez à Fayeux pour qu'il nous déniche là-bas. Ensuitenous verrons à rire."

Il avait fait des papiers deux tas qu'il se promettait d'examiner à fondquand il serait seulet il restait immobileles mains ouvertesune sur chaque tas.

Après un silencela Méchain reprit :

"Je me suis occupée des billets Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvé notre homme. Il a été employé quelque partil écrit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si maldans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puisje crois qu'il ne signe pas ses articles de son vrai nom."

Sans une paroleBusch avait allongé le bras pour prendreà sa place alphabétiquele dossier Jordan. C'étaient six billets de cinquante francsdatés de cinq années déjà et échelonnés de mois en moisune somme totale de trois cents francsque le jeune homme avait souscrite à un tailleuraux jours de misère. Impayés à leur présentationles billets s'étaient grossis de frais énormeset le dossier débordait d'une formidable procédure. A cette heurela dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes.

"Si c'est un garçon d'avenirmurmura Buschnous le pincerons toujours."

Puisune liaison d'idées se faisant sans doute en luiil s'écria :

"Et dites doncl'affaire Sicardotnous l'abandonnons ?"

La Méchain leva au ciel ses gros bras éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de désespoir.

"Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle de sa voix de flûtej'y laisserai ma peau !"

L'affaire Sicardot était toute une histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine à elleRosalie Chavaillela fille tardive d'une soeur de son père avait été prise à seize ansun soirsur les marches de l'escalierdans une maison de la rue de la Harpeoù elle et sa mère occupaient un petit logement au sixième. Le pis était que le monsieurun homme mariédébarqué depuis huit jours à peineavec sa femmedans une chambre que sous-louait une dame du seconds'était montré si amoureuxque la pauvre Rosalierenversée d'une main trop prompte contre l'angle d'une marcheavait eu l'épaule démise. De làjuste colère de la mèrequi avait failli faire un esclandre affreuxmalgré les larmes de la petiteavouant qu'elle avait bien vouluque c'était un accident et qu'elle aurait trop de peinesi l'on envoyait le monsieur en prison. Alorsla mèrese taisants'était contentée d'exiger de celui-ci une somme de six cents francsrépartie en douze billetscinquante francs par moispendant une année ; et il n'avait pas eu de marché vilainc’était même modestecar sa fillequi finissait son apprentissage de couturièrene gagnait plus rienmaladeau litcoûtant grossi mal soignée d'ailleursqueles muscles de son bras s'étant rétractéselle devenait infirme.

Avant la fin du premier moisle monsieur avait disparusans laisser son adresse. Et les malheurs continuaienttapaient dru comme grêle : " Rosalie accouchait d'un garçonperdait sa mèretombait à une sale vieà une misère noire. Echouée à la Cité de Napleschez sa petite-cousineelle avait traîné les rues jusqu'à vingt-six ansne pouvant se servir de son brasvendant parfois des citrons aux Hallesdisparaissant pendant des semaines avec des hommesqui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfinl'année d'auparavantelle avait eu la chance de creverdes suites d'une bordée plus aventureuse que les autres. Et la Méchain avait dû garder l'enfantVictor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets unpayéssignés Sicardot. On n'avait jamais pu en savoir davantage : le monsieur s'appelait Sicardot.

D’un nouveau gesteBusch prit le dossier Sicardotune mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait été faitil n'y avait là que les douze billets.

"Encore si Victor était gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vousun enfant épouvantable... Ah ! c'est dur de faire des héritages pareilsun gamin qui finira sur l'échafaudet ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien !"

Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsiespérantdans un détail inaperçudans la forme des lettresjusque dans le grain du papier timbrédécouvrir un indice. Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue.

"C'est curieuxrépétait-il une fois encorej'ai certainement vu déjà des a et des o pareilssi allongésqu'ils ressemblent à des i ."

Juste à ce momenton frappa ; et il pria la Méchain d'allonger la main pour ouvrir ; car la pièce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autrecelle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisineun trou sans airelle se trouvait de l'autre côté du palier.

"Entrezmonsieur."

Et ce fut Saccard qui entra. Il souriaitégayé intérieurement par la plaque de cuivrevissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux.

"Ah ! ouimonsieur Saccardvous venez pour cette traduction... Mon frère est làdans l'autre pièce... Entrezentrez donc."

Mais la Méchain bouchait absolument le passageet elle dévisageait le nouveau venul'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalierelle-même sortits'effaçant sur le palierde façon qu'il pût entrer et gagner enfin la chambre voisineoù il disparut. Pendant ces mouvements compliquéselle ne l'avait pas quitté des yeux.

"Oh ! souffla-t-elleoppresséece M. Saccardje ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait."

Busch sans comprendre d'abordla regardait. Puisune brusque illumination se fitil eut un juron étouffé.

"Tonnerre de Dieu ! c'est çaje savais bien que j'avais vu ça quelque part !"

Etcette foisil se levabouleversa les dossiersfinit par trouver une lettre que Saccard lui avait écritel'année précédentepour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivementil compara l'écriture des billets à celle de cette lettre c'étaient bien les mêmes a et les mêmes o devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identité de majuscules évidente.

"C'est luic'est luirépétait-il. Seulementvoyonspourquoi Sicardotpourquoi pas Saccard ?"

Maisdans sa mémoireune histoire confuse s’éveillaitle passé de Saccardqu'un agent d'affaires Larsonneaumillionnaire aujourd'huilui avait conté. Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d’Etatvenant exploiter la puissance naissante de son frère Rougonet d’abord sa misère dans les rues noires de l’ancien Quartier latinet ensuite sa fortune rapideà la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance d’enterrer sa femme. C'était lors de ces débuts difficiles qu’il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccarden transformant simplement le nom de cette première femmequi se nommait Sicardot.

"OuiouiSicardotje me souviens parfaitementmurmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nomen descendant rue de la Harpe. Et puisle bougre prenait toutes sortes de précautionsdevait déménager à la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les écusil culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C'est bêteça finira par lui jouer un vilain tour.

-- Chut ! chutreprit la Méchain. Nous le tenonset on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfinje vas donc être récompensée de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victorque j'aime bien tout de mêmeallezquoiqu'il soit indécrottable."

Elle rayonnaitses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage.

Mais Buschaprès le coup de fièvre de cette solution longtemps cherchéeque le hasard lui apportaitse refroidissait à la réflexionhochait la tête. Sans doute Saccardbien que ruiné pour le momentétait encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulementil ne se laisserait pas ennuyeril avait la dent terrible. Et puisquoi ? il ne savait certainement pas lui-même qu'il avait un filsil pourrait niermalgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du resteil était une seconde fois veuflibreil ne devait compte de son passé à personnede sorte quemême s'il acceptait le petitaucune peuraucune menace n'était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billetsc'était en vérité trop misérableça ne valait pas la peine d'avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Nonnon ! il fallait réfléchirnourrir çatrouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité.

"Ne nous pressons pasconclut Busch. D'ailleursil est par terrelaissons-lui le temps de se relever."

Etavant de congédier la Méchainil acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargéeune jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amantun gendre dont la dette serait payée par sa belle-mèresa maîtressesi l'on savait s'y prendreenfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances.

Saccarden entrant dans la chambre voisineétait resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtreaux vitres ensoleilléessans rideaux. Cette piècetapissée d'un papier pâle à fleurettes bleuesétait nue simplement un petit lit de fer dans un coinune table de sapin au milieuet deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauchedes planches à peine rabotées servaient de bibliothèquechargées de livresde brochuresde journauxde papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du cielà ces hauteursmettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesseun rire de fraîcheur ingénue. Et le frère de BuschSigismondun garçon de trente- cinq ansimberbeaux cheveux châtainslongs et raresse trouvait làassis devant la tableson vaste front bossu dans sa maigre mainsi absorbé par la lecture d'un manuscritqu'il ne tourna point la têten'ayant pas entendu la porte s'ouvrir.

C'était une intelligencece Sigismondélevé dans les universités allemandesquioutre le françaissa langue maternelleparlait l'allemandl'anglais et le russe. En 1849à Cologneil avait connu Karl Marxétait devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane ; etdès ce momentsa religion s'était fixéeil professait le socialisme avec une foi ardenteayant fait le don de sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation socialequi devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maîtrebanni d'Allemagneforcé de s'exiler de Paris à la suite des journées de Juinvivait à Londresécrivaits'efforçait d'organiser le partilui végétait de son côtédans ses rêvestellement insoucieux de sa vie matériellequ'il serait sûrement mort de faimsi son frère ne l'avait recueillirue Feydeauprès de la Bourseen lui donnant la pensée d'utiliser sa connaissance des langues pour s'établir traducteur. Ce frère aîné adorait son cadetd'une passion maternelleloup féroce aux débiteurstrès capable de voler dix sous dans le sang d'un hommemais tout de suite attendri aux larmesd'une tendresse passionnée et minutieuse de femmedès qu'il s'agissait de ce grand garçon distraitresté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rueil le servait comme une bonnemenait leur étrange ménagebalayantfaisant les litss'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Luisi actifla tête bourrée de mille affairesle tolérait oisifcar les traductions ne marchaient pasentravées de travaux personnels ; et il lui défendait même de travaillerinquiet d'une petite toux mauvaise ; et malgré son dur amour de l'argentsa cupidité assassine qui mettait dans la conquête de l'argent l'unique raison de vivreil souriait indulgemment des théories du révolutionnaireil lui abandonnait le capital comme un joujou à un gaminquitte à le lui voir briser.

Sigismondde son côténe savait même pas ce que son frère faisait dans la pièce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées et sur l'achat des créancesil vivait plus hautdans un songe souverain de justice. L'idée de charité le blessaitle jetait hors de lui : la charitéc'était l'aumônel'inégalité consacrée par la bonté ; et il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquisposés en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussià la suite de Karl Marxavec lequel il était en continuelle correspondanceépuisait-il ses jours à étudier cette organisationmodifiantaméliorant sans cesse sur le papier la société de demaincouvrant de chiffres d'immenses pagesbasant sur la science l'échafaudage compliqué de l'universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le répartir entre tous les autresil remuait les milliardsdéplaçait d'un trait de plume la fortune du monde ; et celadans cette chambre nuesans une autre passion que son rêvesans un besoin de jouissance à satisfaired'une frugalité telleque son frère devait se fâcher pour qu'il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait que le travail de tout hommemesuré selon ses forcesassurât le contentement de ses appétits luise tuait à la besogne et vivait de rien. Un vrai sageexalté dans l'étudedégagé de la vie matérielletrès doux et très pur. Depuis le dernier automneil toussait de plus en plusla phtisie l'envahissant qu'il daignât même s'en apercevoir et se soigner.

Mais Saccard ayant fait un mouvementSigismond enfin leva ses grands yeux vagueset s'étonnabien qu'il connût le visiteur.

"C'est pour une lettre à traduire."

La surprise du jeune homme augmentaitcar il avait découragé les clientsles banquiersles spéculateursles agents de changetout ce monde de la Boursequi reçoit particulièrement d'Angleterre et d'Allemagneune correspondance nombreusedes circulairesdes statuts de société.

"Ouiune lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement."

Alorsil tendit la mainle russe étant resté sa spécialitélui seul le traduisant courammentau milieu des autres traducteurs du quartierqui vivaient de l'allemand et de l'anglais. La rareté des documents russessur le marché de Parisexpliquait ses longs chômages.

Tout hautil lut la lettreen français. C'étaiten trois phrasesune réponse favorable d'un banquier de Constantinopleun simple ouidans une affaire.

"Ah ! merci "s'écria Saccardqui parut enchanté.

Et il pria Sigismond d'écrire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d'un terrible accès de touxqu'il étouffa dans son mouchoirpour ne pas déranger son frèrequi accouraitdès qu'il l'entendait tousser ainsi. Puisla crise passéeil se levaalla ouvrir la fenêtre toute grandeétouffantvoulant respirer l'air. Saccardqui l'avait suivijeta un coup d'oeil dehorseut une légère exclamation.

"Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu'elle est drôled’ici"

Jamaisen effetil ne l'avait vue sous un si singulier aspectà vol d'oiseauavec les quatre vastes pentes de zinc de sa toitureextraordinairement développéeshérissées d'une forêt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaientpareilles à des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-même n'était plus qu'un cube de pierrestrié régulièrement par les colonnesun cube d'un gris salenu et laidplanté d'un drapeau en loques. Maissurtoutles marches et le péristyle l'étonnaientpiquetés de fourmis noirestoute une fourmilière en révolutions'agitantse donnant un mouvement énormequ'on ne s'expliquait plusde si hautet qu'on prenait en pitié.

"Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la maind'une poignée."

Puisconnaissant les idées de son interlocuteuril ajouta en riant :

"Quand balayez-vous tout çad'un coup de pied ?"

Sigismond haussa les épaules.

"A quoi bon ? vous vous démolissez bien vous-mêmes."

Etpeu à peuil s'animail déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançaitau moindre motdans l'exposition de son système.

"Ouiouivous travaillez pour noussans vous en douter... Vous êtes là quelques usurpateursqui expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgésnous n'aurons qu'à vous exproprier à notre tour... Tout accaparementtoute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratiquede même que les grandes propriétés absorbant les lopins de terreles grands producteurs dévorant les ouvriers en chambreles grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrences'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiquessont un acheminement lentmais certainvers le nouvel état social... Nous attendons que tout craqueque le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolérable des ses dernières conséquences. Alorsles bourgeois et les paysans eux-mêmes nous aideront."

Saccardintéresséle regardait avec une vague inquiétudebien qu’il le prît pour un fou.

"Mais enfinexpliquez-moiqu’est-ce que c’est que votre collectivisme ?

Le collectivismec’est la transformation des capitaux privésvivant des luttes de la concurrenceen un capital social unitaireexploité par le travail de tous.... Imaginez une société où les instruments de la production sont la propriété de tousoù tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueuret où les produits de cette coopération sociale sont distribués à chacunau prorata de son effort. Rien n’est plus simplen’est-ce pas ? une production commune dans les usinesles chantiers et les ateliers de la nation ; puisun échangeun paiement en nature. Si il y a surcroît de productionon le met dans des entrepôts publicsd’où il est repris pour combler les déficits qui peuvent se produire. C'est une balance à faire... Et celacomme d’un coup de hacheabat l’arbre pourri. Plus de concurrenceplus de capital privédonc plus d’affaires d’aucune sorteni commerceni marchésni Bourses. L’idée de gain n’a plus aucun sens. Les sources de la spéculationles rentes gagnées sans travailsont taries.

Oh ! oh ! interrompit Saccardça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourd’huiqu’en faite vous ? AinsiGundermannvous lui prenez son milliard ?

-- Nullementnous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachèterions son milliardtoutes ses valeursses titres de rentepar de bons de jouissancedivisés en annuités. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent annéesles descendants de votre Gundermann seraient réduitscomme les autres citoyensau travail personnel ; car les annuités finiraient bien par s'épuiseret ils n'auraient pu capitaliser leurs économies forcéesle trop-plein de cet écrasement de provisionsen admettant même qu'on conserve intact le droit d'héritage... Je vous dis que cela balaie d'un coupnon seulement les affaires individuellesles sociétés d'actionnairesles associations de capitaux privésmais encore toutes les sources indirectes de rentestous les systèmes de créditprêtsloyersfermages... Il n'y a pluscomme mesure de la valeurque le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimén'étant pasdans l'état capitaliste actueléquivalent au produit exact du travailpuisqu'il ne représente jamais que ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaître que l'état actuel est seul coupableque le patron le plus honnête est bien forcé de suivre la dure loi de la concurrenced'exploiter ses ouvrierss'il veut vivre. C'est notre système social entier à détruire... Ah ! Gundermann étouffant sous l'accablement de ses bons de jouissance ! les héritiers de Gundermann n'arrivant pas à tout mangerobligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outilcomme les camarades !"

Et Sigismond éclata d'un bon rire d'enfant en récréationtoujours debout près de la fenêtreles regards sur la Bourseoù grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettesil n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain.

Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vraipourtant ? s'il avait deviné l'avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées.

"Bah ! murmura-t-il pour se rassurertout ça n'arrivera pas l'année prochaine.

-- Certes ! reprit le jeune hommeredevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoirela période d'agitation. Peut-être y aura-t- il des violences révolutionnaireselles sont souvent inévitables. Mais les exagérationsles emportements sont passagers... Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossibleon n'arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société futurecette société de juste travaildont les moeurs seront si différentes des nôtres. C'est comme un autre monde dans une autre planète... Et puisil faut bien le confesserla réorganisation n'est pas prêtenous cherchons encore. Moiqui ne dors plus guèrej'y épuise mes nuits. Par exempleil est certain qu'on peut nous dire : " Si les choses sont ce qu'elles sontc'est que la logique des faits humains les a faites ainsi. " Dès lorsquel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée !... Certainementl'état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualisteque l'émulationl'intérêt personnel rend d'une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette féconditéet par quel moyen activer la fonction productive du travailleurquand l'idée de gain sera détruite ? Là estpour moile doutel'angoissele terrain faible où il faut que nous nous battionssi nous voulons que la victoire du socialisme s'y décide un jour... Mais nous vaincronsparce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous... Vous le voyez ?"

-- La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! ouije la vois !

-- Eh bience serait bête de la faire sauterqu'on la rebâtirait ailleurs... Seulementje vous prédis qu'elle sautera d'elle-mêmequand l'Etat l'aura expropriéedevenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation ; etqui sait ? elle servira alors d'entrepôt public à nos richesses trop grandesun des greniers d'abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fête !"

D'un geste largeSigismond ouvrait cet avenir de bonheur général et moyen. Et il s'était tellement exaltéqu'un nouvel accès de toux le secouarevenu à sa tableles coudes parmi ses papiersla tête entre les mainspour étouffer le râle déchiré de sa gorge. Maiscette foisil ne se calmait pas. Brusquementla porte s'ouvritBusch accourutayant congédié la Méchainl'air bouleversésouffrant lui-même de cette toux abominable. Tout de suiteil s'était penchéavait pris son frère dans ses grands brascomme un enfant dont on berce la douleur.

"Voyonsmon petitqu'est-ce que tu as encoreà t'étrangler ? Tu saisje veux que tu fasses venir un médecin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causéc’est sûr."

Et il regardait d'un oeil oblique Saccardresté au milieu de la piècedécidément bousculé par ce qu'il venait d'entendredans la bouche de ce grand diablesi passionné et si maladequide sa fenêtrelà-hautdevait jeter un sort sur la Bourseavec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire.

"Mercije vous laissedit le visiteurayant hâte d'être dehors. Envoyez-moi ma lettreavec les dix lignes de traduction... J'en attends d'autresnous réglerons le tout ensemble."

Maisla crise étant finieBusch le retint un instant encore.

"A proposla dame qui était là tout à l’heure vous a connu autrefoisohil y a longtemps.

-- Ah ! Où donc ?

-- Rue de la harpeen 52"

Si maître qu'il fût de luiSaccard devint pâle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'était point qu'il se rappelât à cette minutela gamine culbutée dans l'escalier : il ne l’avait même pas sue enceinteil ignorait l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misérables années de ses débuts lui était toujours désagréable.

"Rue de la Harpeoh ! je n'y ai habité que huit jours lors de mon arrivée à Parisle temps de rechercher un logement... Au revoir ! !

-- Au revoir ! " accentua Buschqui se trompavoyant un aveu dans cet embarraset qui déjà cherchait de quelle façon large il exploiterait l'aventure.

De nouveau dans la rueSaccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il était tout frissonnantil ne regarda même pas la petite Mme Conindont la jolie figure blonde souriaità la porte de la papeterie. Sur la placel'agitation avait grandila clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de mondeavec la violence débridée d'une marée haute. C'était le coup de gueule de trois heures moins un quartla bataille des derniers coursl'enragement à savoir qui s'en irait les mains pleines. Etdebout à l'angle de la rue de la Bourse en face du péristyleil croyait reconnaîtredans la bousculade confusesous les colonnesle baissier Moser et le haussier Pilleraulttous les deux aux prises ; tandis qu’il s'imaginait entendresortie du fond de la grande sallela voix aiguë de l'agent de change Mazaudque couvraient par moments les éclats de Nathansohnassis sous l’horlogeà la coulisse. Mais une voiturequi rasait le ruisseaufaillit l'éclabousser. Massias sautaavant même que le cocher eût arrêtémonta les marches d'un bondapportanthors d'haleinele dernier ordre d'un client.

Et luitoujours immobile et deboutles yeux sur la mêléelà-hautremâchait sa viehanté par le souvenir de ses débutsque la question de Busch venait de réveiller.

Il se rappelait la rue de la Harpepuis la rue Saint-Jacquesoù il avait traîné ses bottes éculées d'aventurier conquérantdébarqué à Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenaità l'idée qu'il ne l'avait pas soumis encorequ'il était de nouveau sur le pavéguettant la fortuneinassouvitorturé d'une faim de jouissance telleque jamais il n'en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait avec raison : le travail ne peut faire vivreles misérables et les imbéciles travaillent seulspour engraisser les autres. Il n'y avait que le jeule jeu quidu soir au lendemaindonne d'un coup le bien- êtrele luxela vie largela vie tout entière. Si ce vieux monde social devait crouler un jourest-ce qu'un homme comme lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses désirsavant l'effondrement ?

Mais un passant le coudoyaqui ne se retourna même pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santéil le regarda entrer chez un confiseurd'où ce roi de l'or rapportait parfois une boîte de bonbons d'un franc à ses petites-filles. Et ce coup de coudeà cette minutedans la fièvre dont l’accès montait en luidepuis qu'il tournait ainsi autour de la Boursecoudeà cette minutedans la fièvre dont l'accès montait fut comme le cinglementla poussée dernière qui le décida. Il avait achevé d'enserrer la placeil donnerait l'assaut. C'était le serment d'une lutte sans merci : il ne quitterait pas la Franceil braverait son frèreil jouerait la partie suprêmeune bataille de terrible audacequi lui mettrait Paris sous les talonsou qui le jetterait au ruisseaules reins cassés.

Jusqu'à la fermetureSaccard s'entêtadebout à son poste d'observation et de menace. Il regarda le péristyle se viderles marches se couvrir de la lente débandade de tout ce monde échauffé et las. Autour de luil'encombrement du pavé et des trottoirs continuaitun flot ininterrompu de gensl'éternelle foule à exploiterles actionnaires de demainqui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spéculationsans tourner la têtedans le désir et la crainte de ce qui se faisait làce mystère des opérations financièresd'autant plus attirant pour les cervelles françaisesque très peu d'entre elles le pénètrent.

II
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Après sa dernière et désastreuse affaire de terrainslorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceauqu'il abandonnait à ses créancierspour éviter une catastrophe plus grandeson idée fut d'abord de se réfugier chez son fils Maxime. Celui-cidepuis la mort de sa femmequi dormait dans un petit cimetière de la Lombardieoccupait seul un hôtel de l'avenue de l'Impératriceoù il avait organisé sa vie avec un sage et féroce égoïsme ; il y mangeait la fortune de la morte sans une fauteen garçon de faible santé que le vice avait précocement mûri ; etd'une voix netteil refusa à son père de le prendre chez luipour continuer à vivre tous deux en bon accordexpliquait-il de son air souriant et avisé.

Dès lorsSaccard songea à une autre retraite. Il allait louer une petite maison à Passyun asile bourgeois de commerçant retirélorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussée et le premier étage de l'hôtel d'Orviedorue Saint-Lazaren'étaient toujours pas occupésportes et fenêtres closes. La princesse d'Orviedoinstallée dans trois chambres du second depuis la mort de son marin'avait pas même fait mettre d'écriteau à la porte cochèreque les herbes envahissaient. Une porte basseà l'autre bout de la façademenait au deuxième étagepar un escalier de service. Etsouvent en rapport d'affaires avec la princessedans les visites qu'il lui rendaitil s'était étonné de la négligence qu'elle apportait à tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la têteelle avait sur les choses de l'argent des idées à elle. Pourtantlorsqu'il se présenta pour louer en son nomelle consentit tout de suiteelle lui cédamoyennant un loyer dérisoire de dix mille francsce rez-de-chaussée et ce premier étage somptueuxd'installation princièrequi en valait certainement le double.

On se souvenait du faste affiché par le prince d'Orviedo. C'était dans le coup de fièvre de son immense fortune financièrelorsqu'il était venu d'Espagnedébarquant à Paris au milieu d'une pluie de millionsqu'il avait acheté et fait réparer cet hôtelen l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rêvait d'étonner le monde. La construction datait du siècle dernierune de ces maisons de plaisancebâties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; maisdémolie en partierebâtie dans de plus sévères proportionselle n'avait gardéde son parc d'autrefoisqu'une large cour bordée d'écuries et de remisesque la rue projetée du Cardinal-Fesch allait sûrement emporter. Le prince la tenait de la succession d'une demoiselle Saint-Germaindont la propriété s'étendait jadis jusqu'à la rue des Trois-Frèresl'ancien prolongement de la rue Taitbout. D'ailleursl'hôtel avait conservé son entrée sur la rue Saint-Lazarecôte à côte avec une grande bâtisse de la même époquela Folie-Beauvilliers d'autrefoisque les Beauvilliers occupaient encoreà la suite d'une ruine lente ; et eux possédaient un reste d'admirable jardindes arbres magnifiquescondamnés aussi à disparaîtredans le bouleversement prochain du quartier.

Au milieu de son désastreSaccard traînait une queue de serviteursles débris de son trop nombreux personnel un valet de chambreun chef de cuisine et sa femmechargée de la lingerieune autre femme restée on ne savait pourquoiun cocher et deux palefreniers ; et il encombra les écuries et les remisesy mit deux chevauxtrois voituresinstalla au rez-de-chaussée un réfectoire pour ses gens. C'était l'homme qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caissemais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier étageles trois salonsles cinq chambres à couchersans compter l'immense salle à mangeroù l'on dressait une table de cinquante couverts. Làautrefoisune porte ouvrait sur un escalier intérieurconduisant au second étagedans une autre salle à mangerplus petite ; et la princessequi avait récemment loué cette partie du second à un ingénieurM. Hamelinun célibataire vivant avec sa soeurs'était contentée de faire condamner la porteà l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien escalier de service avec ce locatairetandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques pièces de ses dépouilles du parc Monceaulaissa les autres videsparvint quand même à rendre la vie à cette enfilade de murailles tristes et nuesdont une main obstinée semblait avoir arraché jusqu'aux moindres bouts de tenturedès le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rêve d'une grande fortune.

La princesse d'Orviedo était alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze anselle s'était résignée à épouser le princequ'elle n'aimait pointpour obéir à un ordre formel de sa mèrela duchesse de Combeville. A cette époquecette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beauté et de sagessetrès religieuseun peu trop gravebien qu'aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singulières histoires qui couraient sur le princeles origines de sa royale fortune évaluée à trois cents millionstoute une vie de vols effroyablesnon plus au coin des boisà main arméecomme les nobles aventuriers de jadismais en correct bandit moderneau clair soleil de la Boursedans la poche du pauvre monde créduleparmi les effondrements et la mort. Là-bas en Espagneici en Francele prince s'étaitpendant vingt annéesfait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restées légendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang où il venait de ramasser tant de millionselle avait éprouvé pour luidès la première rencontreune répugnance que sa religion devait rester impuissante à vaincre ; etbientôtune rancune sourdegrandissantes'était jointe à cette antipathiecelle de n'avoir pas un enfant de ce mariage subi par obéissance. La maternité lui aurait suffielle adorait les enfantselle en arrivait à la haine contre cet homme quiaprès avoir désespéré l'amantene pouvait même contenter la mère. C'était à ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouïaveugler Paris de l'éclat de ses fêtesmener un train fastueuxque les Tuileriesdisait-onjalousaient. Puisbrusquementau lendemain de la mort du princefoudroyé par une apoplexiel'hôtel de la rue Saint-Lazare était tombé à un silence absoluà une nuit complète. Plus une lumièreplus un bruitles portes et les fenêtres demeuraient closeset la rumeur se répandait que la princesseaprès avoir déménagé violemment le rez-de-chaussée et le premier étages'était retirée comme une reclusedans trois petites pièces du secondavec une ancienne femme de chambre de sa mèrela vielle Sophiequi l'avait élevée. Quand elle avait reparuelle était vêtue d'une simple robe de laine noireles cheveux cachés sous un fichu de dentellepetite et grasse toujoursavec son front étroitson joli visage rond aux dents de perles entre des lèvres serréesmais ayant déjà le teint jaunele visage muetenfoncé dans une volonté uniqued'une religieuse cloîtrée depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente anselle n'avait plus vécu depuis lors que pour des oeuvres immenses de charité.

Dans Parisla surprise était grandeet il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse avait hérité de la fortune totaleles fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mêmes s'occupait. Et la légende qui finit par s'établir fut romantique. Un hommeun inconnu vêtu de noirracontait-oncomme la princesse allait se mettre au litétait un soir apparu tout d'un coup dans sa chambresans qu'elle eût jamais compris par quelle porte secrète il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait ditpersonne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir révélé l'origine abominable des trois cents millionsen exigeant peut-être d'elle le serment de réparer tant d'iniquitéssi elle voulait éviter d'affreuses catastrophes. Ensuitel'homme avait disparu. Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuveétait-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l'au- delàétait-ce plutôt dans une simple révolte d'honnêtetélorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vérité était qu'elle ne vivait plus que dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation. Chez cette femme qui n'avait pas été amante et qui n'avait pu être mèretoutes les tendresses refouléessurtout l'amour avorté de l'enfants'épanouissaient en une véritable passion pour les pauvrespour les faiblesles déshéritésles souffrantsceux dont elle croyait détenir les millions volésceux à qui elle jurait de les restituer royalementen pluie d'aumônes.

Dès lorsl'idée fixe s'empara d'ellele clou de l'obsession entra dans son crâne elle ne se considéra plus que comme un banquierchez qui les pauvres avaient déposé trois cents millionspour qu'ils fussent employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptableun homme d'affairesvivant dans les chiffresau milieu d'un peuple de notairesd'ouvriers et d'architectes. Au-dehorselle avait installé tout un vaste bureau avec une vingtaine d'employés. Chez elledans ses trois pièces étroiteselle ne recevait que quatre ou cinq intermédiairesses lieutenants ; et elle passait là ses journéesà un bureaucomme un directeur de grandes entreprisescloîtrée loin des importunsparmi un amoncellement paperasses qui la débordait. Son rêve était de soulager toutes les misèresdepuis l'enfant qui souffre d'être né jusqu'au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq annéesjetant l'or à pleines mainselle avait fondéà la Villettela Crèche Sainte-Marieavec des berceaux blancs pour les tout-petitsdes lits bleus pour les plus grandsune vaste et claire installation que fréquentaient déjà trois cents enfants ; un orphelinat à Saint-Mandél'Orphelinat Saint-Josephoù cent garçons et cent filles recevaient une éducation et une instruction telles qu'on les donne dans les familles bourgeoises ; enfinun asile pour les vieillards à Châtillonpouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmeset un hôpital de deux cents lits dans un faubourgl'Hôpital Saint-Marceaudont on venait seulement d'ouvrir les salles. Mais son oeuvre préféréecelle qui absorbait en ce moment tout son coeurétait l'Oeuvre du Travailune création à elleune maison qui devait remplacer la maison de correctionoù trois cents enfantscent cinquante filles et cent cinquante garçonsramassés sur le pavé de Parisdans la débauche et dans le crimeétaient régénérés par de bons soins et par l'apprentissage d'un métier. Ces diverses fondationsdes dons considérablesune prodigalité folle dans la charitélui avaient dévoré près de cents millions en cinq ans. Encore quelques années de ce trainet elle serait ruinéesans avoir réservé même la petite rente nécessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonneSophiesortant de son continuel silencela grondait d'un mot rudeen lui prophétisant qu'elle mourrait sur la pailleelle avait un faible sourirele seul qui parût désormais sur ses lèvres décoloréesun divin sourire d'espérance.

Ce fut justement à l'occasion de l'Oeuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d'Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu'elle acheta pour cette oeuvreun ancien jardin planté de beaux arbresqui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordurele long du boulevard Bineau. Il l'avait séduite par la façon vive dont il traitait les affaireselle voulut le revoirà la suite de certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même s'était intéressé aux travauxl'imagination prisecharmé du plan grandiose qu'elle imposait à l'architecte deux ailes monumentalesl'une pour les garçonsl'autre pour les fillesreliées entre elles par un corps de logiscontenant la chapellela communautél'administrationtous les services ; et chaque aile avait son préau immenseses ateliersses dépendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnaitdans son propre goût du grand et du fastueuxc'était le luxe déployéla construction énorme et faite de matériaux à défier les sièclesles marbres prodiguésune cuisine revêtue de faïence où l'on aurait fait cuire un boeufdes réfectoires gigantesques aux riches lambris de chênedes dortoirs inondés de lumièreégayés de claires peinturesune lingerieune salle de bainsune infirmerie installées avec des raffinements excessifs ; etpartoutdes dégagements vastesdes escaliersdes corridorsaérés l'étéchauffés l'hiver ; et la maison entière baignant dans le soleilune gaieté de jeunesseun bien-être de grosse fortune. Quand l'architecteinquiettrouvant toute cette magnificence inutileparlait de la dépensela princesse l'arrêtait d'un mot elle avait eu le luxeelle voulait le donner aux pauvrespour qu'ils en jouissent à leur toureux qui font le luxe des riches. Son idée fixe était faite de ce rêve : combler les misérablesles coucher dans les litsles asseoir à la table des heureux de ce mondenon plus l'aumône d'une croûte de paind'un grabat de hasardmais la vie large au travers de palais où ils seraient chez euxprenant leur revanchegoûtant les jouissances des triomphateurs. Seulementdans ce gaspillageau milieu des devis énormeselle était abominablement volée ; une nuée d'entrepreneurs vivaient d'ellesans compter les pertes dues à la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeuxen la priant de le laisser tirer les comptes au clairabsolument désintéressé d'ailleurspour l'unique plaisir de régler cette folle danse de millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'était montré si scrupuleusement honnête. Il futdans cette affaire colossale et compliquéele plus actifle plus probe des collaborateursdonnant son tempsson argent mêmesimplement récompensé par cette joie des sommes considérables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guère que lui à l'Oeuvre du Travailoù la princesse n'allait jamaispas plus qu'elle n'allait visiter ses autres fondationscachée au fond de ses trois petites piècescomme la bonne déesse invisible ; et luiadoréil y était béniaccablé de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir.

Sans doutedepuis cette époqueSaccard nourrissait un vague projetquitout d'un couplorsqu'il fut installé dans l'hôtel d'Orviedo comme locataireprit la netteté aiguë d'un désir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier à l'administration des bonnes oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute où il étaitvaincu de la spéculationne sachant quelle fortune refairecela lui apparaissait comme une incarnation nouvelleune brusque montée d'apothéose : devenir le dispensateur de cette royale charitécanaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millionsquelles oeuvres à créer encorequelle cité du miracle à faire sortir du sol ! Sans compter queluiles ferait fructifierces millionsles doubleraitles tripleraitsaurait si bien les employer qu'il en tirerait un monde. Alorsavec sa passiontout s'élargitil ne vécut plus que de cette pensée grisanteles répandre en aumônes sans finen noyer la France heureuse ; et il s'attendrissaitcar il était d'une probité parfaitepas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce futdans son crâne de visionnaireune idylle géantel'idylle d'un inconscientoù ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus quetout de mêmeau boutil y avait le rêve de sa vie entièresa conquête de Paris. Etre le roi de la charitéle Dieu adoré de la multitude des pauvresdevenir unique et populaireoccuper de lui le mondecela dépassait son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pass'il employait à être bon ses facultés d'homme d'affairessa ruseson obstinationson manque complet de préjugés ! Et il aurait la force irrésistible qui gagne les bataillesl'argentl'argent à pleins coffresl'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bienle jour où l'on mettrait à donner son orgueil et son plaisir !

Puisagrandissant encore son projetSaccard en arriva à se demander pourquoi il n'épouserait pas la princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positionsempêcherait les interprétations mauvaises. Pendant un moisil manoeuvra adroitementexposa des plans superbescrut se rendre indispensable ; et un jourd'une voix tranquilleredevenu naïfil fit sa propositiondéveloppa son grand projet. C'était une véritable association qu'il offraitil se donnait comme le liquidateur des sommes volées par le princeil s'engageait à les rendre aux pauvresdécuplées. D'ailleursla princessedans son éternelle robe noireavec son fichu de dentelle sur la têtel'écouta attentivementsans qu'une émotion quelconque animât sa face jaune. Elle était très frappée des avantages que pourrait avoir une association pareilleindifférentedu resteaux autres considérations. Puisayant remis sa réponse au lendemainelle finit par refuser : sans doute elle avait réfléchi qu'elle ne serait plus seule maîtresse de ses aumôneset elle entendait en disposer en souveraine absoluemême follement. Mais elle expliqua qu'elle serait heureuse de le garder comme conseillerelle montra combien précieuse elle estimait sa collaborationen le priant de continuer à s'occuper de l'Oeuvre du Travaildont il était le véritable directeur.

Toute une semaineSaccard éprouva un violent chagrinainsi qu'à la perte d'une idée chère ; non pas qu'il se sentît retomber au gouffre du brigandage ; maisde même qu'une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjectscette colossale idylle du bien fait à coups de millions avait attendri sa vieille âme de corsaire. Il tombait une fois encoreet de très haut il lui semblait être détrôné. Par l'argentil avait toujours vouluen même temps que la satisfaction de ses appétitsla magnificence d'une vie princière ; et jamais il ne l'avait eueassez haute. Il s'enrageaità mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussilorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princessese trouva-t-il rejeté à une furieuse envie de bataille. Se battreêtre le plus fort dans la dure guerre de la spéculationmanger les autres pour ne pas qu'ils vous mangentc'étaitaprès sa soif de splendeur et de jouissancela grande causel'unique cause de sa passion des affaires. S'il ne thésaurisait pasil avait l'autre joiela lutte des gros chiffresles fortunes lancées comme des corps d'arméeles chocs des millions adversesavec les déroutesavec les victoiresqui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermannson effréné besoin de revanche : abattre Gundermanncela le hantait d'un désir chimériquechaque fois qu'il était par terrevaincu. S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentativene pourrait-il du moins l'entamerse faire une place en face de luile forcer au partagecomme ces monarques de contrées voisines et d'égale puissancequi se traitent de cousins ? Ce fut alors quede nouveaula Bourse l'attirala tête emplie d'affaires à lancersollicité en tous sens par des projets contrairesdans une telle fièvrequ'il ne sut que déciderjusqu'au jour où une idée suprêmedémesuréese dégagea des autres et s'empara peu à peu de lui tout entier.

Depuis qu'il habitait l'hôtel d'OrviedoSaccard apercevait parfois la soeur de l'ingénieur Hamelin qui habitait le petit appartement du secondune femme d'une taille admirableMme Carolinecomme on la nommait familièrement. Surtoutce qui l'avait frappéà la première rencontrec'était ses cheveux blancs superbesune royale couronne de cheveux blancsd'un si singulier effet sur ce front de femme jeune encoreâgée de trente-six ans à peine. Dès vingt-cinq anselle était ainsi devenue toute blanche. Ses sourcilsrestés noirs et très fournisgardaient une jeunesseune étrangeté vive à son visage encadré d'hermine. Elle n'avait jamais été jolieavec son menton et son nez trop fortssa bouche large dont les grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Maiscertainementcette toison blanchecette blancheur envolée de fins cheveux de soieadoucissait sa physionomie un peu durelui donnait un charme souriant de grand-mèredans une fraîcheur et une force de belle amoureuse. Elle était grandesolidela démarche franche et très noble.

Chaque fois qu'il la rencontraitSaccardplus petit qu'ellela suivait des yeuxintéresséenviant sourdement cette taille hautecette carrure saine. Etpeu à peupar l'entourageil connut toute l'histoire des Hamelin. Ils étaientCaroline et Georgesles enfants d'un médecin de Montpelliersavant remarquablecatholique exaltémort sans fortune. Lorsque le père s'en allala fille avait dix-huit ansle garçon dix-neuf ; etcomme celui-ci venait d'entrer à l'Ecole polytechniqueelle le suivit à Parisoù elle se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des pièces de cent sousqui l'entretint d'argent de pochependant les deux années de cours ; plus tardlorsquesorti dans un mauvais rangil dut battre le pavéce fut elle encore qui le soutinten attendant qu'il trouvât une situation. Ces deux enfants s'adoraientfaisaient le rêve de ne se quitter jamais. Pourtantun mariage inespéré s'étant présentéla bonne grâce et l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnairedans la maison où elle était en placeGeorges voulut qu'elle acceptât : ce dont il se repentit cruellementcarau bout de quelques années de ménageCaroline fut obligée d'exiger une séparation pour ne pas être tuée par son mariqui buvait et la poursuivait avec un couteaudans des crises d'imbécile jalousie. Elle était alors âgée de vingt-six anselle se retrouvait pauvres'étant obstinée à ne réclamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais son frère avait enfinaprès bien des tentativesmis la main sur une besogne qui lui plaisait : il allait partir pour l'Egypteavec la Commission chargée des premières études du canal de Suez ; et il emmena sa soeurelle s'installa vaillamment à Alexandrierecommença à donner des leçonspendant que lui courait le pays. Ils restèrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859ils assistèrent aux premiers coups de pioche sur la plage de Port- Saïd : une maigre équipe de cent cinquante terrassiers à peineperdue au milieu des sablescommandée par une poignée d'ingénieurs. PuisHamelinenvoyé en Syrie pour assurer les approvisionnementsy restaà la suite d'une fâcherie avec ses chefs. Il fit venir Caroline à Beyrouthoù d'autres élèves l'attendaientil se lança dans une grosse affairepatronnée par une compagnie françaisele tracé d'une route carrossable de Beyrouth à Damasla premièrel'unique voie ouverte à travers les gorges du Liban ; et ils vécurent encore trois années làjusqu'à l'achèvement de la routelui visitant les montagness'absentant deux mois pour un voyage à Constantinopleà travers le Tauruselle le suivant dès qu'elle pouvait s'échapperépousant les projets de réveil qu'il faisaità battre cette vieille terre endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassé tout un portefeuille débordant d'idées et de plansil sentait l'impérieuse nécessité de rentrer en Frances'il voulait donner un corps à ce vaste ensemble d'entreprisesformer des sociétéstrouver des capitaux. Etaprès neuf années de séjour en Orientils partirentils eurent la curiosité de repasser par l'Egypteoù les travaux du canal de Suez les enthousiasmèrent : une ville avait poussé en quatre ans dans les sables de la plage de Port-Saïdtout un peuple s'agitait làles fourmis humaines s'étaient multipliéeschangeaient la face de la terre. Maisà Parisune malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze moisil s'y débattait avec ses projetssans pouvoir communiquer sa foi à personnetrop modestepeu bavardéchoué à ce deuxième étage de l'hôtel d'Orviedodans un petit appartement de cinq pièces qu'il louait douze cents francsplus loin du succès que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs économies s'épuisaient rapidementle frère et la soeur en arrivaient à une grande gêne.

Ce fut même ce qui intéressa Saccardcette tristesse croissante de Mme Carolinedont la belle gaieté s'assombrissait du découragement où elle voyait tomber son frère. Dans leur ménageelle était un peu l'homme. Georgesqui lui ressemblait beaucoup physiquementen plus frêleavec des facultés de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses étudesil ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se mariern'en éprouvant pas le besoinadorant sa soeurce qui lui suffisait. Il devait avoir des maîtresses d'un jourqu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechniqueaux conceptions si vastesd'un zèle si ardent pour tout ce qu'il entreprenaitmontrait parfois une telle naïvetéqu'on l'aurait jugé un peu sot. Elevé dans le catholicisme le plus étroitil avait gardé sa religion d'enfantil pratiquaittrès convaincu ; tandis que sa soeur s'était reprise par une lecture immensepar toute la vaste instruction qu'elle se donnait à son côtéaux longues heures où il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langueselle avait lu les économistesles philosophespassionnée un instant pour les théories socialistes et évolutionnistes ; mais elle s'était calméeelle devait surtout à ses voyagesà son long séjour parmi des civilisations lointainesune grande toléranceun bel équilibre de sagesse. Si elle ne croyait pluselle demeurait très respectueuse de la foi de son frère. Entre euxil y avait eu une explicationet jamais ils n'en avaient reparlé. Elle était une intelligencedans sa simplicité et sa bonhomie ; etd'un courage à vivre extraordinaired'une bravoure joyeuse qui résistait aux cruautés du sortelle avait coutume de dire qu'un seul chagrin était resté saignant en ellecelui de n'avoir pas eu d'enfant.

Saccard put rendre à Hamelin un serviceun petit travail qu'il lui procurades commanditaires qui avaient besoin d'un ingénieur pour un rapport sur le rendement d'une machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimité du frère et de la soeuril monta fréquemment passer une heure entre euxdans leur salonleur seule grande piècequ'ils avaient transformée en cabinet de travail. Cette pièce restait d'une nudité absoluemeublée seulement d'une longue table à dessinerd'une autre table plus petiteencombrée de papierset d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminéedes livres s'empilaient. Maisaux mursune décoration improvisée égayait ce videune série de plansune suite d'aquarelles claireschaque feuille fixée avec quatre clous. C'était son portefeuille de projets qu'Hamelin avait ainsi étaléles notes prises en Syrietoute sa fortune future ; et les aquarelles étaient de Mme Carolinedes vues de là-basdes typesdes costumesce qu'elle avait remarqué et croqué en accompagnant son frèreavec un sens très personnel de coloristesans aucune prétention d'ailleurs. Deux larges fenêtresouvrant sur le jardin de l'hôtel Beauvillierséclairaient d'une lumière vive cette débandade de dessinsqui évoquait une vie autrele rêve d'une antique société tombant en poudreque les épuresaux lignes fermes et mathématiquessemblaient vouloir remettre deboutcomme sous l'étayement du solide échafaudage de la science moderne. Et quand il se fut rendu utileavec cette dépense d'activité qui le faisait charmantSaccard s'oublia surtout devant les plans et les aquarellesséduitdemandant sans cesse de nouvelles explications. Dans sa têtetout un vaste lançage germait déjà.

Un matinil trouva Mme Caroline seuleassise à la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle était mortellement tristeles mains abandonnées parmi les papiers.

"Que voulez-vous ? cela tourne décidément mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer à la fois ; et ce qui me navrec'est l'impuissance ou le malheur réduit mon pauvre frèrecar il n'est vaillantil n'a de force qu'au travail... J'avais songé à me replacer institutrice quelque partpour l'aider au moins. J'ai cherché et je n'ai rien trouvé... Pourtantje ne puis pas me mettre à faire des ménages."

Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi démontéeabattue.

"Que diable ! vous n'en êtes pas là ! " cria-t-il.

Elle hocha la têteelle se montrait amère contre la viequ'elle acceptait d'habitude si gaillardementmême mauvaise. Et Hamelin étant rentré à ce momentrapportant la nouvelle d'un dernier échecelle eut de grosses larmes lenteselle ne parla plusles poings serrésà sa tableles yeux perdus devant elle.

"Et direlaissa échapper Hamelinqu'il y alà-basdes millions qui nous attendentsi quelqu'un voulait seulement m'aider à les gagner !"

Saccard s'était planté devant une épure représentant l'élévation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins.

"Qu'est-ce donc ? demanda-t-il.

-- Oh ! je me suis amuséexpliqua l'ingénieur. C'est un projet d'habitation " là-basà Beyrouthpour le directeur de la Compagnie que j'ai rêvéevous savezla Compagnie générale des Paquebots réunis."

Il s'animaitil donna de nouveaux détails. Pendant son séjour en Orientil avait constaté combien le service des transports était défectueux. Les quelques sociétésinstallées à Marseillese tuaient par la concurrencen'arrivaient pas à avoir le matériel suffisant et confortable ; et une de ses premières idéesà la base même de tout l'ensemble de ses entreprisesétait de syndiquer ces sociétésde les réunir en une vaste Compagniepourvue de millionsqui exploiterait la Méditerranée entière et s'en assurerait la royautéen établissant des lignes pour tous les ports de l'Afriquede l'Espagnede l'Italiede la Grècede l'Egyptede l'Asiejusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'était à la foisd'un organisateur de plus de flairni d'un meilleur citoyen : c'était l'Orient conquisdonné à la Francesans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrieoù allait s'ouvrir le vaste champ de ses opérations.

"Les syndicatsmurmura Saccardl'avenir semble être làaujourd'hui... C'est une forme si puissante de l'association ! Trois ou quatre petites entreprisesqui végètent isolémentdeviennent d'une vitalité et d'une prospérité irrésistiblessi elles se réunissent... Ouidemain est aux gros capitauxaux efforts centralisés des grandes masses. Toute l'industrietout le commerce finiront par n'être qu'un immense bazar uniqueoù l'on s'approvisionnera de tout."

Il s'était arrêté encoredebout cette fois devant une aquarelle qui représentait un site sauvageune gorge arideque bouchait un écroulement gigantesque de rocherscouronnés de broussailles.

"Oh ! oh ! reprit-ilvoici le bout du monde. On ne doit pas être coudoyé par les passants dans ce coin-là.

-- Une gorge du Carmelrépondit Hamelin Ma soeur a pris çapendant les études que j'ai faites de ce côté."

Et il ajouta simplement :

"Tenez ! entre les calcaires crétacés et les porphyres qui ont relevé ces calcairessur tout le flanc de la montagneil y a là un filon d'argent sulfuré considérableoui ! une mine d'argent dont l'exploitationd'après mes calculsassurerait des bénéfices énormes.

-- Une mine d'argent "répéta vivement Saccard.

Mme Carolineles yeux toujours au loindans sa tristesseavait entendu ; etcomme si une vision se fût évoquée :

"Le Carmelah ! quel désertquelles journées de solitude ! C'est plein de myrtes et de genêtscela sent bon l'air tiède en est embaumé. Et il y a des aiglessans cessequi planent très haut... Mais tout cet argent qui dort dans ce sépulcreà côté de tant de misère. On voudrait des foules heureusesdes chantiersdes villes naissantesun peuple régénéré par le travail.

-- Une route serait facilement ouverte du Carmel à Saint-Jean-d'Acrecontinua Hamelin. Et je crois bien qu'on découvrirait également du fercar il abonde dans les montagnes du pays... J'ai aussi étudié un nouveau mode d'extractionqui réaliserait d'importantes économies. Tout est prêtil ne s'agit plus que de trouver des capitaux.

-- La Société des mines d'argent du Carmel ! " murmura Saccard.

Mais c'était maintenant l'ingénieur quiles regards levésallait d'un plan à l'autrerepris par le labeur de toute sa vieenfiévré à la pensée de l'avenir éclatant qui dormait làpendant que la gêne le paralysait.

"Et ce ne sont que les petites affaires du débutreprit-il. Regardez cette série de plansc'est ici le grand couptout un système de chemins de fer traversant l'Asie Mineurede part en part... Le manque de communications commodes et rapidestelle est la cause première de la stagnation où croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossableles voyages et les transports s'y font toujours à dos de mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle révolutionsi des lignes ferrées pénétraient jusqu'aux confins du désert ! Ce serait l'industrie et le commerce décuplésla civilisation victorieusel'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous intéressenous en causerons en détail. Et vous verrezvous verrez !"

Tout de suitedu resteil ne put s'empêcher d'entrer dans des explications. C'était surtout pendant son voyage à Constantinoplequ'il avait étudié le tracé de son système de chemins de fer. La grandel'unique difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus ; mais il avait parcouru les différents colsil affirmait la possibilité d'un tracé direct et relativement peu dispendieux. D'ailleursil ne songeait pas à exécuter d'un coup le système complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totaleil serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mèrela ligne de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tardon songerait à l'embranchement de Smyrne à Angoraet à celui de Trébizonde à Angorapar Erzeroum et Sivas.

"Plus tardplus tard encore... "continua-t-il.

Et il n'acheva pasil se contentait de souriren'osant dire jusqu'où il avait poussé l'audace de ses projets. C'était le rêve.

"Ah ! les plaines au pied du Taurusreprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse éveilléequel paradis délicieux ! On n'a qu'à gratter la terreles moissons poussentdébordantes. Les arbres fruitiersles pêchersles cerisiersles figuiersles amandierscassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mûrierspareils à de grands bois ! Et quelle existence naturelle et faciledans cet air légerconstamment bleu !"

Saccard se mit à rirede ce rire aigu de bel appétitqu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Etcomme Hamelin parlait encore d'autres projetsnotamment de la création d'une banque à Constantinopleen disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laisséessurtout près du grand viziril l'interrompit gaiement.

"Mais c'est un pays de cocagneon en vendrait !"

Puistrès familierappuyant les deux mains aux épaules de Mme Carolinetoujours assise :

"Ne vous désespérez donc pasmadame ! Je vous aime bienvous verrez que je ferai avec votre frère quelque chose de très bon pour nous tous... Ayez de la patience. Attendez."

Pendant le mois qui suivitSaccard procura de nouveau à l'ingénieur quelques petits travaux ; ets'il ne reparlait plus des grandes affairesil devait y penser constammentpréoccupéhésitant devant l'ampleur écrasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimitéce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint à s'occuper de son intérieur d'homme seuldévoré de frais inutilesd'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Luisi habile au-dehorsréputé pour sa main vigoureuse et adroite dans le gâchis des grands volslaissait aller chez lui tout à la débandadeinsoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dépenses ; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentirjusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillageelle lui donna d'abord des conseilspuis finit par s'entremettre et lui faire réaliser deux ou trois économies ; si bien qu'en riantun jouril lui offrit d'être son intendante pourquoi pas ? elle avait cherché une place d'institutriceelle pouvait bien accepter une situation honorable pour ellequi lui permettrait d'attendre. L'offrefaite en manière de plaisanteriedevint sérieuse. N'était-ce pas une façon de s'occuperde soulager son frèreavec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois ? Et elle acceptaelle réforma la maison en huit joursrenvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisinièrequiavec le valet de chambre et le cocherdevait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voitureprit la haute main sur toutexamina les comptes avec un soin si scrupuleuxqu'à la fin de la première quinzaine elle avait obtenu une réduction de moitié. Il était raviil plaisantait en disant que c'était lui qui la volait maintenantet qu'elle aurait dû exiger un tant pour cent sur tous les bénéfices qu'elle lui faisait faire.

Alorsune vie très étroite avait commencé. Saccard venait d'avoir l'idée de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartementset l'on remontait librementd'une salle à manger dans l'autrepar l'escalier intérieur ; de sorte quependant que son frère travaillait en hautenfermé du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'OrientMme Carolinelaissant son propre ménage aux soins de l'unique bonne qui les servaitdescendait à chaque heure de la journéedonner des ordrescomme chez elle. C'était devenu la joie de Saccardla continuelle apparition de cette grande belle femmequi traversait les pièces de son pas solide et superbeavec la gaieté toujours inattendue de ses cheveux blancsenvolés autour de son jeune visage. Elle était de nouveau très gaieelle avait retrouvé sa bravoure à vivredepuis qu'elle se sentait utileoccupant ses heurescontinuellement debout. Sans affectation de simplicitéelle ne portait plus qu'une robe noiredans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainementelle la savantela philosophede n'être plus qu'une bonne femme de ménagela gouvernante d'un prodiguequ'elle se mettait à aimercomme on aime les enfants mauvais sujets. Luiun instant très séduitcalculant qu'il n'y avait après tout qu'une différence de quatorze ans entre euxs'était demandé ce qu'il arriveraits'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible quedepuis dix ansdepuis sa fuite forcée de chez son maridont elle avait reçu autant de coups que de caresseselle eût vécu en guerrière voyageusesans voir un homme ? Peut-être les voyages l'avaient-ils protégée. Cependantil savait qu'un ami de son frèreun M. Beaudoinun négociant resté à Beyrouthet dont le retour était prochainl'avait beaucoup aiméeau point d'attendre pour l'épouser la mort de son mariqu'on venait d'enfermer dans une maison de santéfou d'alcoolisme. Evidemmentce mariage n'aurait fait que régulariser une situation bien excusablepresque légitime. Dès lorspuisqu'il devait y en avoir eu unpourquoi n'aurait-il pas été le second ? Mais Saccard en restait au raisonnementla trouvant si bonne camaradeque la femme souvent disparaissait. Lorsqueà la voir passeravec sa taille admirableil se posait sa question : savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassaitil se répondait qu'il arriverait des choses fort ordinairesennuyeuses peut-être ; et il remettait l'expérience à plus tardil lui donnait des poignées de main vigoureusesheureux de sa cordialité.

Puistout d'un coupMme Caroline retomba à un grand chagrin. Un matinelle descendit abattuetrès pâleles yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il cessa de l'interroger devant son obstination à dire qu'elle n'avait rienqu'elle était comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il compriten trouvant en haut une lettre de faire partla lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d'un consul anglaistrès jeune et immensément riche. Le coup avait dû être d'autant plus durque la nouvelle était arrivée par cette lettre banalesans aucune préparationsans même un adieu. C'était tout un écroulement dans l'existence de la malheureuse femmela perte de l'espoir lointain où elle se raccrochaitaux heures de désastre. Etle hasard ayantlui aussides cruautés abominableselle avait justement apprisl'avant-veilleque son mari était mortelle venait enfin de croirependant quarante-huit heuresà la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondraitelle en restait anéantie. Le soir mêmeune autre stupeur l'attendait : commeà son habitudeavant de remonter se coucherelle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemainil lui parla de son malheursi doucementqu'elle éclata en sanglots ; puisdans cet attendrissement invincibledans une sorte de paralysie de sa volontéelle se trouva entre ses braselle lui appartintsans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se repritelle n'eut pas de révoltemais sa tristesse en fut accrueà l'infini. Pourquoi avait- elle laissé s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet hommelui- même ne devait pas l'aimer. Ce n'était point qu'il lui parût d'un âge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beauté certeset vieux déjàil l'intéressait par la mobilité de ses traitspar l'activité de toute sa petite personne noire ; etl'ignorant encoreelle voulait le croire serviabled'une intelligence supérieurecapable de réaliser les grandes entreprises de son frèreavec l'honnêteté moyenne de tout le monde. Seulementquelle chute imbécile ! Ellesi sagesi instruite par la dure expériencesi maîtresse d'elle-mêmeavoir ainsi succombésans savoir pourquoi ni commentdans une crise de larmesen grisette sentimentale ! Le pis était qu'elle le sentaitautant qu'elleétonnépresque fâché de l'aventure. Lorsquecherchant à la consoleril lui avait parlé de M. Beaudoin comment d'un amant anciendont la basse trahison ne méritait que l'oubliet qu'elle s'était récriéeen jurant que jamais rien ne s'était passé entre euxil avait d'abord cru qu'elle mentaitpar une fierté de femme ; mais elle était revenue sur ce serment avec tant de forceelle montrait des yeux si beauxsi clairs de franchisequ'il avait fini par être convaincu de la vérité de cette histoireelle par droiture et dignité se gardant pour le jour des nocesl'homme patientant deux annéespuis se lassant et en épousant une autrequelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découvertecette conviction qui aurait dû passionner Saccardl'emplissait au contraire d'une sorte d'embarrastellement il comprenait la fatalité sotte de sa bonne fortune. Du resteils ne recommencèrent paspuisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie.

Pendant quinze joursMme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivrecette impulsion qui fait de la vie une nécessité et une joiel'avait abandonnée. Elle vaquait à ses occupations si multiplesmais comme absentesans s'illusionner même sur la raison et l'intérêt des choses. C'était la machine humaine travaillant dans le désespoir du néant de tout. Etau milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaietéelle ne goûtait qu'une distractioncelle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenêtre du grand cabinet de travailles regards fixés sur le jardin de l'hôtel voisincet hôtel Beauvilliersoùdepuis les premiers jours de son installationelle devinait une détresseune de ces misères cachéessi navrantes dans leur effort à sauvegarder les apparences. Il y avait là aussi des êtres qui souffraientet son chagrin était comme trempé de ces larmeselle agonisait de mélancoliejusqu'à se croire insensible et morte dans la douleur des autres.

Ces Beauvilliersqui autrefoissans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjoupossédaientrue de Grenelleun hôtel magnifiquen'avaient plus à Paris que cette ancienne maison de plaisancebâtie en dehors de la ville au commencement du siècle dernieret qui se trouvait aujourd'hui enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient là comme au fond d'un puitsla mousse mangeait les marches du perronémietté et fendu. On eût dit un coin de nature mis en prisonun coin doux et morned'une muette désespéranceoù le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdâtredont le frisson glaçait les épaules. Etdans cette paix humide de caveen haut de ce perron disjointla première personne que Mme Caroline avait aperçue était la comtesse de Beauvilliersune grande femme maigre de soixante anstoute blanchel'air très nobleun peu surannée. Avec son grand nez droitses lèvres mincesson cou particulièrement longelle avait l'air d'un cygne très anciend'une douceur désolée. Puisderrière ellepresque aussitôts'était montrée sa filleAlice de Beauvilliersâgée de vingt-cinq ansmais si appauvriequ'on l'aurait prise pour une fillettesans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C'était la mère encorechétivemoins l'aristocratique noblessele cou allongé jusqu'à la disgrâcen'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seulesdepuis que le filsFerdinand de Beauvillierss'était engagé dans les zouaves pontificauxà la suite de la bataille de Castelfidardoperdue par Lamoricière. Tous les jourslorsqu'il ne pleuvait paselles apparaissaient ainsil'une derrière l'autreelles descendaient le perronfaisaient le tour de l'étroite pelouse centralesans échanger une parole ; il n'y avait que des bordures de lierreles fleurs n'auraient pas pousséou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lentesans doute une simple promenade de santépar ces deux femmes si pâlessous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaientprenait une mélancolique douleurcomme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes.

AlorsintéresséeMme Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendresans curiosité mauvaise ; etpeu à peudominant le jardinelle pénétra leur viequ'elles cachaient avec un soin jalouxsur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurieune voiture sous la remiseque soignait un vieux domestiqueà la fois valet de chambrecocher et concierge ; de même qu'il y avait une cuisinièrequi servait aussi de femme de chambre ; maissi la voiture sortait de la grand-portecorrectement atteléemenant ces dames à leurs coursessi la table gardait un certain luxel'hiveraux dîners de quinzaine où venaient quelques amispar quels longs jeûnespar quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangarà l'abri des yeuxc'étaient de continuels lavagespour réduire la note de la blanchisseusede pauvres nippes usées par le savonrapiécées fil à fil ; c'étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soirdu pain qu'on faisait rassir sur une plancheafin d'en manger moins ; c'étaient toutes sortes de pratiques avaricieusesinfimes et touchantesle vieux cocher recousant les bottines trouées de mademoisellela cuisinière noircissant a l'encre les bouts de gants trop défraîchis de madame ; et les robes de la mère qui passaient à la fille après d'ingénues transformationset les chapeaux qui duraient des annéesgrâce à des échanges de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personneles salons de réceptionau rez-de-chausséeétaient fermés soigneusementainsi que les grandes chambres du premier étage ; carde toute cette vaste habitationles deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite piècedont elles avaient fait leur salle à manger et leur boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvraiton pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son lingecomme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune filleentre son piano et sa boîte d'aquarelletricotait des bas et des mitaines pour sa mère. Un jour de gros oragetoutes deux furent vues descendant au jardinramassant le sable que la violence de la pluie emportait.

MaintenantMme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mariqui était un débauchéet dont elle ne s'était jamais plainte. Un soiron le lui avait rapportéà Vendômerâlantavec un coup de feu au travers du corps. On avait parlé d'un accident de chasse quelque balle envoyée par un garde jalouxdont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis était que s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliersautrefois colossaleassise sur des terres immensesdes domaines royauxque la Révolution avait déjà trouvée amoindrieet que son père et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciersune seule ferme demeuraitles Aubletsà quelques lieues de Vendômerapportant environ quinze mille francs de rentel'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle était depuis longtemps venducelui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la fermeécrasé d'hypothèquesmenacé d'être mis en vente à son toursi l'on ne payait pas les intérêts ; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnesce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait déjà huit anslorsqu'elle était devenue veuveavec un garçon de vingt ans et une fille de dix-septau milieu de l'écroulement de sa maisonla comtesse s'était raidie dans son orgueil nobiliaireen se jurant qu'elle vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lorselle n'avait plus eu qu'une penséese tenir debout à son rangmarier sa fille à un homme d'égale noblessefaire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé d'abord de mortelles inquiétudesà la suite de quelques folies de jeunessedes dettes qu'il fallut payer ; maisaverti de leur situation en un solennel entretienil n'avait pas recommencécoeur tendre au fondsimplement oisif et nulécarté de tout emploisans place possible dans la société contemporaine. Maintenantsoldat du papeil était toujours pour elle une cause d'angoisse secrètecar il manquait de santédélicat sous son apparence fièrede sang épuisé et pauvrece qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Aliceil tardait tellementque la triste mère en avait les yeux pleins de larmesquand elle la regardaitvieillie déjàse flétrissant à attendre. Avec son air d'insignifiance mélancoliqueelle n'était point sotteelle aspirait ardemment à la vieà un homme qui l'aurait aiméeà du bonheur ; maisne voulant pas désoler davantage la maisonelle feignait d'avoir renoncé à toutplaisantant le mariagedisant qu'elle avait la vocation d'être vieille fille ; etla nuitelle sanglotait dans son oreillerelle croyait mourir de la douleur d'être seule. La comtessepar ses miracles d'avariceétait pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille francstoute la dot d'Alice ; elle avait également sauvé du naufrage quelques bijouxun braceletdes baguesdes boucles d'oreillesqu'on pouvait estimer à une dizaine de mille francs ; dot bien maigrecorbeille de noces dont elle n'osait même parlerà peine de quoi faire face aux dépenses immédiatessi l'épouseur attendu se présentait. Etcependantelle ne voulait pas désespérerluttant quand mêmen'abandonnant pas un des privilèges de sa naissancetoujours aussi haute et de fortune convenableincapable de sortir à pied et de retrancher un entre-mets un soir de réceptionmais rognant sur sa vie cachéese condamnant à des semaines de pommes de terre sans beurrepour ajouter cinquante francs à la dot éternellement insuffisante de sa fille. C'était un douloureux et puéril héroïsme quotidientandis quechaque jourla maison croulait un peu plus sur leurs têtes.

Cependantjusque-làMme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler à la comtesse et à sa fille. Elle finissait par connaître les détails les plus intimes de leur vieceux qu'elles croyaient cacher au monde entieret il n'y avait eu encore entre elles que des échanges de regardsces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathiederrière soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idée de créerpour son Oeuvre du Travailune sorte de commission de surveillancecomposée de dix damesqui se réunissaient deux fois par moisvisitaient l'Oeuvre en détailcontrôlaient tous les services. Comme elle s'était réservé de choisir elle-même ces dameselle avait désignéparmi les premièresMme de Beauvilliersune de ses grandes amies d'autrefoisdevenue simplement sa voisineaujourd'hui qu'elle s'était retirée du monde. Et il était arrivé quela commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrétaireSaccardqui gardait la haute main sur l'administration de l'établissementvenait d'avoir l'idée de recommander Mme Carolinecomme un secrétaire modèlequ'on ne trouverait nulle part : en effetla besogne était assez pénibleil y avait beaucoup d'écrituresmême des soins matériels qui répugnaient un peu à ces dames ; etdès le débutMme Caroline s'était révélée une hospitalière admirableque sa maternité inassouvieson amour désespéré des enfantsenflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres êtresqu'on tâchait de sauver du ruisseau parisien. Doncà la dernière séance de la commissionelle s'était rencontrée avec la comtesse de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait adressé qu'un salut un peu froidcachant sa secrète gêneayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un témoin de sa misère. Toutes deuxmaintenantse saluaientchaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse à feindre de ne pas se reconnaître.

Un jourdans le grand cabinetpendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'après de nouveaux calculset que Saccarddeboutsuivait son travailMme Carolinedevant la fenêtrecomme à son habituderegardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- làelle leur voyaitaux piedsdes savates qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées contre une borne.

"Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elleque cela doit être terriblecette comédie du luxe qu'elles se croient forcées de jouer."

Et elle se reculaitse cachait derrière le rideau de vitragede peur que la mère ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'être ainsi guettée. Elle-même s'était apaiséedepuis trois semaines qu'elle s'oubliaitchaque matinà cette fenêtre : le grand chagrin de son abandon s'endormaitil semblait que la vue du désastre des autres lui fit accepter plus courageusement le siencet écroulement qu'elle avait cru être celui de toute sa vie. De nouveauelle se surprenait à rire.

Un instant encoreelle suivit les deux femmes dans le jardin vert de moussed'un air de profonde songerie. Puisse retournant vers Saccardvivement :

"Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas être triste... Nonça ne dure pasça n'a jamais duréje ne peux pas être tristequoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'égoïsme ? Vraimentje ne crois pas. Ce serait trop vilainet d'ailleurs j'ai beau être gaiej'ai le coeur fendu tout de même au spectacle de la moindre douleur. Arrangez celaje suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passentsi je ne me retenaiscomprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles."

En disant celaelle riait de son beau rire de bravoureen vaillante qui préférait l'action aux apitoiements bavards.

"Dieu sait pourtantcontinua-t-ellesi j'ai eu lieu de désespérer de tout. Ah ! la chance ne m'a pas gâtée jusqu'ici... Après mon mariagedans l'enfer où je suis tombéeinjuriéebattuej'ai bien cru qu'il ne me restait qu'à me jeter à l'eau. Je ne m'y suis pas jetéej'étais vibrante d'allégressegonflée d'un espoir immensequinze jours aprèsquand je suis partie avec mon frère pour l'Orient... Etlors de notre retour à Parislorsque tout a failli nous manquerj'ai eu des nuits abominablesoù je nous voyais mourant de faim sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas mortsje me suis remise à rêver des choses énormesdes choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Etdernièrementquand j'ai reçu ce coup affreux dont je n'ose parler encoremon coeur a été comme déraciné ; ouije l'ai positivement senti qui ne battait plus ; je l'ai cru finije me suis crue finieanéantie moi-même. Puispas du tout ! voici que l'existence me reprendje ris aujourd'huidemainj'espérerai ! je voudrai vivre encorevivre toujours... Est-ce extraordinairede ne pas pouvoir être triste longtemps !"

Saccardqui riait lui aussihaussa les épaules.

"Bah ! vous êtes comme tout le monde. C'est l'existenceça.

-- Croyez-vouss'écria-t-elleétonnée. Il me sembleà moiqu'il y a des gens si tristesqui ne sont jamais gaisqui se rendent la vie impossibletellement ils se la peignent en noir... Oh ! ce n'est pas que je m'abuse sur la douceur et la beauté qu'elle offre. Elle a été trop dureje l'ai trop vue de prèspartout et librement. Elle est exécrablequand elle n'est pas ignoble. Maisque voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ? je n'en sais rien. Autour de moitout a beau péricliters'effondrerje suis quand mêmedès le lendemaingaie et confiante sur les ruines... J'ai pensé souvent que mon cas esten petitcelui de l'humanitéqui vitcertesdans une misère affreusemais que ragaillardit la jeunesse de chaque génération. A la suite de chacune des crises qui m'abattentc'est comme jeunesse nouvelleun printemps dont les promesses de sève me réchauffent et me relèvent le coeur. Cela est tellement vraiqueaprès une grosse peinesi je sors dans la rueau soleiltout de suite je me remets à aimerà espérerà être heureuse. Et l'âge n'a pas de prise sur moij'ai la naïveté de vieillir sans m'en apercevoir... Voyez-vousj'ai beaucoup trop lu pour une femmeje ne sais plus du tout où je vaispas plusd'ailleursque ce vaste monde ne le sait lui-même. Seulementc'est malgré moiil me semble que je vaisque nous allons tous à quelque chose de très bien et de parfaitement gai."

Elle finissait par tourner à la plaisanterieémue pourtantvoulant cacher l'attendrissement de son espoir ; tandis que son frèrequi avait levé la têtela regardait avec une adoration pleine de gratitude.

"Oh ! toidéclara-t-iltu es faite pour les catastrophestu es l'amour de la vie !"

Dans ces quotidiennes causeries du matinune fièvre s'était peu à peu déclaréeet si Mme Caroline retournait à cette joie naturelleinhérente à sa santé mêmecela provenait du courage que leur apportait Saccardavec sa flamme active des grandes affaires. C'était chose presque décidéeon allait exploiter le fameux portefeuille. Sous les éclats de sa voix aiguëtout s'animaits'exagérait. D'abordon mettait la main sur la Méditerranéeon la conquéraitpar la Compagnie générale des Paquebots réunis ; et il énumérait les ports de tous les pays du littoral où l'on créerait des stationset il mêlait des souvenirs classiques effacés à son enthousiasme d'agioteurcélébrant cette merla seule que le monde ancien eût connuecette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuridont les flots ont baigné les antiques villesAthènesRomeTyrAlexandrieCarthageMarseilletoutes celles qui ont fait l'Europe. Puislorsqu'on s'était assuré ce vaste chemin de l'Orienton débutait là-basen Syriepar la petite affaire de la Société des mines d'argent du Carmelrien que quelques millions à gagner en passantmais un excellent lançagecar cette idée d'une mine d'argentde l'argent trouvé dans la terreramassé à la pelleétait toujours passionnante pour le publicsurtout quand on pouvait y accrocher l'enseigne d'un nom prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi là-bas des mines de charbondu charbon à fleur de rochequi vaudrait de l'orlorsque le pays se couvrirait d'usines ; sans compter les autres menues entreprises qui serviraient d'entractesdes créations de banquesdes syndicats pour les industries florissantesune exploitation des vastes forêts du Libandont les arbres géants pourrissent sur placefaute de routes. Enfinil arrivait au gros morceauà la Compagnie des chemins de fer d'Orientet làil déliraitcar ce réseau de lignes ferréesjeté d'un bout à l'autre sur l'Asie Mineurecomme un filetc'était pour lui la spéculationla vie de l'argentprenant d'un coup ce vieux mondeainsi qu'une proie nouvelleencore intacted'une richesse incalculablecachée sous l'ignorance et la crasse des siècles. Il en flairait le trésoril hennissait comme un cheval de guerreà l'odeur de la bataille.

Mme Carolined'un bon sens si solidetrès réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudesse laissait pourtant aller à cet enthousiasmen'en voyait plus nettement l'outrance. A la véritécela caressait en elle sa tendresse pour l'Orientson regret de cet admirable paysoù elle s'était crue heureuse ; etsans calculpar un contre-effet logiquec'était elleses descriptions coloréesses renseignements débordantsqui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouthelle avait habité trois anselle ne tarissait pas : Beyrouthau pied du Libansur sa langue de terreentre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochersBeyrouth avec ses maisons en amphithéâtreau milieu de vastes jardinsun paradis délicieux planté d'orangersde citronniers et de palmiers. Puisc'étaient toutes les villes de la côteau nord Antiochedéchue de sa splendeurau sud Saidal'ancienne SidonSaint-Jean-d'AcreJaffa et Tyrla Sour actuellequi les résume toutesTyr dont les marchands étaient des roisdont les marins avaient fait le tour de l'Afriqueet quiaujourd'huiavec son port comblé par les sablesn'est plus qu'un champ de ruinesune poussière de palaisoù ne se dressentmisérables et éparsesque quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné son frère partoutelle connaissait AlepAngoraBrousseSmyrnejusqu'à Trézibonde ; elle avait vécu un mois à Jérusalemendormie dans le trafic des lieux saintspuis deux autres mois à Damasla reine de l'Orientau centre de sa vaste plainela ville commerçante et industrielledont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnesles villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateauxperdus au fond des gorgesles champs cultivés et les champs stériles. Etdes moindres coinsdes déserts muets comme des grandes villeselle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisablela luxuriante naturela même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées ! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industriecette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agricultureau- delà d'un certain chiffreet la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant Jésus-Christet l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommespareils à des enfants idiotsarrêtés dans leur croissance. Autrefoisla côte se trouvait trop petiteles villes se touchaient ; maintenantla vie s'en est allée vers l'Occidentil semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écolespas de routesle pire des gouvernementsla justice vendueun personnel administratif exécrabledes impôts trop lourdsdes lois absurdesla paressele fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres vilesdes massacres qui emportent des villages entiers. Alorselle se fâchaitelle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'oeuvre de la natureune terre bénied'un charme exquisoù tous les climats se retrouvaientles plaines ardentesles flancs tempérés des montagnesles neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la viesa vivace espérance la faisaient se passionnerà l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormiepour la réveiller.

"Tenez ! criait Saccardcette gorge du Carmelque vous avez dessinée làoù il n'y a que des pierres et des lentisqueseh biendès que la mine d'argent sera en exploitationil y poussera d'abord un villagepuis une ville... Et tous ces ports encombrés de sablenous les nettoieronsnous les protégerons de fortes jetées. Des navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Etdans ces plaines dépeupléesces cols désertsque nos lignes ferrées traverserontvous verrez toute une résurrectionoui ! les champs se défricherdes routes et des canaux s'établirdes cités nouvelles sortir du solla vie enfin revenir comme elle revient à un corps maladelorsquedans les veines appauvrieson active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges."

Etdevant l'évocation de cette voix perçanteMme Caroline voyait réellement se lever la civilisation prédite. Ces épures sèchesces tracés linéaires s'animaientse peuplaient : c'était le rêve qu'elle avait fait parfois d'un Orient débarbouillé de sa crassetiré de son ignorancejouissant du sol fertiledu ciel charmantavec tous les raffinement de la science. Déjàelle avait assisté au miraclece Port- Saïd quien si peu d'annéesvenait de pousser sur une plage nued'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la première heurepuis la cité de deux mille âmesla cité de dix mille âmesdes maisonsdes magasins immensesune jetée gigantesquede la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveaula marche en avantirrésistiblela poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possiblele besoin d'agird'aller devant soisans savoir au juste où l'on vamais d'aller plus à l'aisedans des conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maisonet le continuel travailde nouvelles jouissances conquisesle pouvoir de l'homme décupléla terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argentaidant la sciencefaisait le progrès.

Hamelinqui écoutait en souriantavait eu alors un mot sage.

"Tout celac'est la poésie des résultatset nous n'en sommes même pas à la prose de la mise en oeuvre."

Mais Saccard ne s'échauffait que par l'outrance de ses conceptionset ce fut pis le jour oùs'étant mis à lire des livres sur l'Orientil ouvrit une histoire de l'expédition d'Egypte. Déjàle souvenir des Croisades le hantaitce retour de l'Occident vers l'Orientson berceauce grand mouvement qui avait ramené l'extrême Europe aux pays d'origineen pleine floraison encoreet où il y avait tant à apprendre. Seulementla haute figure de Napoléon le frappa davantageallant guerroyer là-basdans un but grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Egypted'y installer un établissement françaisde donner ainsi à la France le commerce du Levantil ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voirdans le côté de l'expédition qui est resté vague et énigmatiqueil ne savait au juste quel projet de colossale ambitionun immense empire reconstruitNapoléon couronné à Constantinopleempereur d'Orient et des Indesréalisant le rêve d'Alexandreplus grand que César et Charlemagne. Ne disait-il pasà Sainte-Hélèneen parlant de Sidneyle général anglais qui l'avait arrêté devant Saint-Jean-d'Acre : " Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les Croisades avaient tentéce que Napoléon n'avait pu accomplirc'était cette pensée gigantesque de la conquête de l'Orient qui enflammait Saccardmais une conquête raisonnéeréalisée par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation était allée de l'est en l'ouestpourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'estretournant au premier jardin de l'humanitéà cet Eden de la presqu'île hindoustaniquequi dormait dans la fatigue des siècles ? Ce serait une nouvelle jeunesseil galvanisait le paradis terrestrele refaisait habitable par la vapeur et l'électricitéreplaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux mondecomme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'étaient plus des millions à gagnermais des milliards et des milliards.

Dès lorschaque matinHamelin et lui eurent de longues conférences. Si l'espoir était vasteles difficultés se présentaientnombreusesénormes. L'ingénieurqui justement était à Beyrouthen 1862pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrétiens maroniteset qui nécessita l'intervention de la Francene cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataillelivrées au bon plaisir des autorités locales. Seulementil avaità Constantinoplede puissantes relationsil s'était assuré l'appui du grand vizirFuad-Pachahomme de réel méritepartisan déclaré des réformes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nécessaires. D'autre partbien qu'il prophétisât la banqueroute fatale de l'empire Ottomanil voyait plutôt une circonstance favorable dans ce besoin effréné d'argentces emprunts qui se suivaient d'année en année : un gouvernement besogneuxs'il n'offre pas de garantie personnelleest tout prêt à s'entendre avec les entreprises particulièresdès qu'il y trouve le moindre bénéfice. Et n'était-ce pas une manière pratique de trancher l'éternelle et encombrante question d'Orienten intéressant l'empire à de grands travaux civilisateursen l'amenant au progrèspour qu'il ne fût plus cette monstrueuse borneplantée entre l'Europe et l'Asie ? Quel beau rôle patriotique joueraient là des compagnies françaises !

Puisun matintranquillementHamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusionce qu'il appelaiten souriantle couronnement de l'édifice.

"Alorsquand nous serons les maîtresnous referons le royaume de Palestineet nous y mettrons le pape... D'abordon pourra se contenter de Jérusalemavec Jaffa comme port de mer. Puisla Syrie sera déclarée indépendanteet on la joindra... Vous savez que les temps sont proches où la papauté ne pourra rester dans Romesous les révoltantes humiliations qu'on lui prépare. C'est pour ce jour-là qu'il nous faudra être prêts."

Saccardbéantl'écoutait dire ces choses d'une voix simpleavec sa foi profonde de catholique. Lui-même ne reculait pas devant les imaginations extravagantesmai jamais il ne serait allé jusqu'à celle- ci. Cet homme de scienced'apparence si froidele stupéfiait. Il cria :

"C'est fou ! La Porte ne donnera pas Jérusalem.

-- Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent ! Jérusalem l'ennuiece sera un bon débarras. Souventelle ne sait quel parti prendreentre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires... D'ailleursle pape aurait en Syrie un véritable appui parmi les Maronitescar vous n'ignorez pas qu'il a installéà Romeun collège pour leurs prêtres... Enfinj'ai bien réfléchij'ai tout prévuet ce sera l'ère nouvellel'ère triomphale du catholicisme. Peut-être dira-t-on que c'est aller trop loinque le pape se trouvera comme séparédésintéressé des affaires de l'Europe. Mais de quel éclatde quelle autorité ne rayonnera-t-il paslorsqu'il trônera aux lieux saintsparlant au nom du Christde la terre sacrée où le Christ a parlé ! C'est là qu'est son patrimoinec'est là que doit être son royaume. Etsoyez tranquillenous le ferons puissant et solidece royaumenous le mettrons à l'abri des perturbations politiquesen basant son budgetavec la garantie des ressources du payssur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions."

Saccardqui s'était mis a souriredéjà séduit par l'énormité du projetsans être convaincune put s'empêcher de baptiser cette banquedans un cri joyeux de trouvaille.

"Le trésor du Saint-Sépulcrehein ? superbe ! l'affaire est là !"

Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Carolinequi souriait elle aussisceptiqueun peu fâchée même ; et il eut honte de son enthousiasme.

"N'importemon cher Hamelinnous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'édificecomme vous dites. On se moquerait de nous. Et puisnotre programme est déjà terriblement chargéil est bon d'en réserver les conséquences extrêmesla fin glorieuseaux seuls initiés.

-- Sans doutetelle a toujours été mon intentiondéclara l'ingénieur. Ceci sera le mystère."

Et ce fut sur ce motce jour-làque l'exploitation du portefeuillela mise en oeuvre de toute l'énorme série des projets fut définitivement résolue. On commencerait par créer une modeste maison de crédit pour lancer les premières affaires ; puisle succès aidantpeu à peu on se rendrait maître du marchéon conquerrait le monde.

Le lendemaincomme Saccard était monté chez la princesse d'Orviedopour prendre un ordre au sujet de l'Oeuvre du Travaille souvenir lui revint du rêve qu'il avait caressé un momentd'être le prince époux de cette reine de l'aumônesimple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il souritcar il trouvait cela un peu niaisà cette heure. Il était bâti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfinil allait se retrouver sur son chantieren plein dans la bataille des intérêtsdans cette course au bonheur qui a été la marche même de l'humanitéde siècle en sièclevers plus de joie et plus de lumière.

Ce même jouril trouva Mme Caroline seuledans le cabinet aux épures. Elle était debout devant une des fenêtresretenue là par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa filledans le jardin voisinà une heure inaccoutumée. Les deux femmes lisaient une lettred'un air de grande tristesse sans doute une lettre du filsde Ferdinanddont la situation ne devait pas être brillanteà Rome.

"Regardezdit Mme Carolineen reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvressesdans la rueme font moins de peine.

-- Bah ! s'écria-t-il gaiementvous les prierez de venir me voir. Nous les enrichironselles aussipuisque nous allons faire la fortune de tout le monde."

Etdans sa fièvre heureuseil chercha ses lèvrespou les baiser. Maisd'un mouvement brusqueelle avait retiré la têtedevenue grave et pâlie d'un involontaire malaise.

"Nonje vous en prie."

C'était la première fois qu'il tentait de la reprendredepuis qu'elle s'était abandonnée à luidans une minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses arrangéesil pensait à sa bonne fortunevoulant ausside ce côtérégler la situation. Ce vif mouvement de recul l'étonna.

"Bien vraicela vous ferait de la peine ?

-- Ouibeaucoup de peine."

Elle se calmaitelle souriait à son tour.

"D'ailleursavouez que vous-même n'y tenez guère.

-- Oh ! moije vous adore.

-- Nonne dites pas çavous allez être si occupé ! Et puisje vous assure que je suis prête à avoir de la vraie amitié pour voussi vous êtes l'homme actif que je croiset si vous faites toutes les grandes choses que vous dites... Voyonsc'est bien meilleurl'amitié !"

Il l'écoutaitsouriant toujoursgêné et combattu pourtant. Elle le refusaitc'était ridicule de ne l'avoir eue qu'une foispar surprise. Mais sa vanité seule en souffrait.

"Alors ? amis seulement ?

-- Ouije serai votre camaradeje vous aiderai... Amisgrands amis !"

Elle tendit ses jouesetconquistrouvant qu'elle avait raisonil y posa deux gros baisers.

III
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La lettre du banquier russe de Constantinopleque Sigismond avait traduiteétait une réponse favorableattendue pour mettre à Paris l'affaire en branle ; etdès le sur-lendemainSaccardà son réveileut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là mêmequ'il devait avoird'uncoupavant la nuitformé le syndicat dont il voulait être sûrpour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonymelancée au capital de vingt-cinq millions.

En sautant du litil venait de trouver enfin le titre de cette sociétél'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots : la Banque universelleavaient brusquement flambé devant luicomme en caractères de feudans la chambre encore noire.

"La Banque universellene cessa-t-il de répétertout en s'habillantla Banque universellec'est simplec'est grandça englobe toutça couvre le monde... Ouiouiexcellent ! la Banque universelle !"

Jusqu'à neuf heures et demieil marcha à travers les vastes piècesabsorbéne sachant par où il commencerait sa chasse aux millionsdans Paris. Vingt-cinq millionscela se trouve encore au tournant d'une rue ; mêmec'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchircar il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de laitil ne se fâcha paslorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'était pas bienà la suite d'un refroidissement sans douteet qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire.

"C'est bonfaites... Je prendrai un fiacre."

Maissur le trottoiril fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiverdans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pasde gros nuages montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacrepour se réchauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaudl'agent de changerue de la Banque ; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremontle spéculateur bien connul'homme heureux de tous les syndicatsseulementrue Viviennedu ciel envahi de nuées lividesune telle giboulée crevamêlée de grêlequ'il se réfugia sous une porte cochère.

Depuis une minuteSaccard était làà regarder tomber l'averselorsquedominant le roulement de l'eauune claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terrecontinuléger et musicalcomme dans un conte des Mille et une Nuits . Il tourna la têtese reconnutvit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolbun banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'orachetant le numéraire dans les Etats où il était à bas courspuis le fondantpour vendre les lingots ailleursdans les pays où l'or était en hausse ; etdu matin au soirles jours de fontemontait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'orremuées à la pelleprises dans des caissesjetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintentd'un bout de l'année à l'autre. MaintenantSaccard souriait complaisamment à cette musiquequi était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourseil y vit un heureux présage.

La pluie ne tombait plusil traversa la placese trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exceptionle jeune agent de change avait son domicile personnelau premier étagedans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installésoccupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son onclelorsqueà la mort de celui-ciil s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge.

Dix heures sonnaientet Saccard monta directement aux bureauxà la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille.

"Est-ce que M. Mazaud est là ?

-- Je ne sais pasmonsieurj'arrive."

Le jeune homme souriaittoujours en retardprenant à l'aise son emploi de simple amateurqu'on ne payait pasrésigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son pèrele fabricant de soie de la rue des Jeûneurs. Saccard traversa la caissesalué par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puisil entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirsoù il ne trouva que Berthiercelui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse.

"Est-ce que M. Mazaud est là ?

-- Mais je le penseje sors de son cabinet... Tiens nonil n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant."

Il avait poussé une porte voisineil faisait du regard le tour d'une assez vaste pièceoù cinq employés travaillaientsous les ordres du premier commis.

"Nonc'est particulier !... Voyez donc vous-même à la liquidationlàà côté."

Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateurle pivot de la chargeaidé de sept employésdépouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jouraprès la Boursepuis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçusen s'aidant de fichesconservées pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les nomsne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente telle valeurtelle quantitétel coursde tel agent.

"Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ? " demanda Saccard.

Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sortitrois employés lisaient leur journaldeux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Floryquile matinfaisait des écritureséchangeait des engagementset quil'après-midià la Bourseétait chargé des télégrammes. Né à Saintesd'un père employé à l'enregistrementd'abord commis à Bordeaux chez un banquiertombé ensuite à Paris chez Mazaudvers la fin du dernier automneil n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointementsen dix années. Jusque-làil s'y était bien conduitrégulierconsciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave était entré à la chargeil se dérangeaitentraîné par son nouveau camaradetrès éléganttrès lancépourvu d'argentet qui lui avait fait connaître des femmes. Floryle visage mangé de barbeavait là-dessous un nez à passionsune bouche aimabledes yeux tendres ; et il en était aux petites parties finespas chèresavec Mlle Chuchuune figurante des Variétésune maigre sauterelle du pavé parisienla fille ensauvée d'une concierge de Montmartreamusante avec sa figure de papier mâchéoù luisaient de grands yeux bruns admirables.

Gustaveavant même d'ôter son chapeaului contait sa soirée.

"Ouimon cherj'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehorsparce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porteah ! je ne sais commentpar exemple ! Et je suis resté."

Tous deux s'étouffèrent de rire. Il s'agissait de Germaine Coeurune superbe fille de vingt-cinq ansun peu indolente et molledans l'opulence de sa gorgequ'un collègue de Mazaudle juif Jacobyentretenait au mois. Elle avait toujours été avec des boursierset toujours au moisce qui est commode pour des hommes très occupésla tête embarrassée de chiffrespayant l'amour comme le restesans trouver le temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci uniquedans son petit appartement de la rue de la Michodièrecelui d'éviter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaître.

"Dites doncquestionna Floryje croyais que vous vous réserviez pour la jolie papetière ?"

Mais cette allusion à Mme Conin rendit Gustave sérieux. Celle-cion la respectait c'était une femme honnête ; etquand elle voulait bienil n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fût montré bavardtellement on restait bons amis. Aussine voulant pas répondreGustave posa-t-il à son tour une question.

"Et Chuchuvous l'avez menée à Mabille ?

-- Ma foinon ! c'est trop cher. Nous sommes rentrésnous avons fait du thé."

Derrière les jeunes gensSaccard avait entendu ces noms de femmequ'ils chuchotaient d'une voix rapide.

Il eut un sourire. Il s'adressa à Flory.

"Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud ?

-- Simonsieuril est venu me donner un ordreet il est redescendu à son appartement... Je crois que son petit garçon est maladeon l'a averti que le docteur était là... Vous devriez sonner chez luicar il peut très bien sortirsans remonter."

Saccard remerciase hâta de descendre un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de changecomblé par le sortayant eu cette chance de la mort de son onclequi l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Parisà un âge où l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite tailleil était de figure agréableavec de minces moustaches brunesdes yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activitél'intelligence très alerteelle aussi. On le citait déjàà la corbeillepour cette vivacité d'esprit et de corpssi nécessaire dans le métieret quijointe à beaucoup de flairà une intuition remarquableallait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguëdes renseignements de Bourses étrangères de première maindes relations chez tous les grands banquiersenfin un arrière- cousindisait-onà l'agence Havas. Sa femmeépousée par amourlui avait apporté douze cent mille francs de dotune jeune femme charmante dont il avait déjà deux enfantsune fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois.

JustementMazaud reconduisait jusqu'au palier le docteurqui le rassuraiten riant.

"Entrez doncdit-il à Saccard. C'est vraiavec ces petits êtreson s'inquiète tout de suiteon les croit perdus pour le moindre bobo."

Et il l'introduisit ainsi dans le salonoù sa femme se trouvait encoretenant le bébé sur ses genouxtandis que la petite filleheureuse de voir sa mère gaiese haussait pour l'embrasser. Tous les trois étaient blondsd'une fraîcheur de laitla jeune mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux.

"Tu vois bien que nous étions fous.

-- Ah ! ça ne fait rienmon amije suis si contente qu'il nous ait rassurés !"

Devant ce grand bonheurSaccard s'était arrêtéen saluant. La pièceluxueusement meubléesentait bon la vie heureuse de ce ménageque rien encore n'avait désuni ; à peinedepuis quatre ans qu'il était mariédonnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse de l'opéra-Comique. Il restait un mari fidèlede même qu'il avait la réputation de ne pas encore trop jouer pour son comptemalgré la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chancede félicité sans nuagese respirait réellement dans la paix discrète des tapis et des tenturesdans le parfum dont un gros bouquet de rosesdébordant d'un vase de Chineavait imprégné toute la pièce.

Mme Mazaudqui connaissait un peu Saccardlui dit gaiement :

"N'est-ce pasmonsieurqu'il suffit de le vouloir pour être toujours heureux ?

-- J'en suis convaincumadamerépondit-il. Et puisil y a des personnes si belles et si bonnesque le malheur n'ose jamais les toucher."

Elle s'était levéerayonnante. Elle embrassa à son tour son marielle s'en allaemportant le petit garçonsuivie de la fillettequi s'était pendue au cou de son père. Celui-civoulant cacher son émotionse retourna vers le visiteuravec un mot de blague parisienne.

"Vous voyezon ne s'embête pasici."

Puisvivement :

"Vous avez quelque chose à me dire ?... Montonsvoulez-vous ? nous serons mieux."

En hautdevant la caisseSaccard reconnut Sabataniqui venait toucher des différences ; et il fut surpris de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec son client. D'ailleursdès qu'il fut assis dans le cabinetil expliqua sa visiteen le questionnant surles formalitéspour faire admettre une valeur à la cote officielle. Négligemmentil dit l'affaire qu'il allait lancerla Banque universelleau capital de vingt-cinq millions. Ouiune maison de crédit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprisesqu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutaitne bronchait pas ; etavec une obligeance parfaiteil expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était pas dupeil se doutait que Saccard ne se serait pas dérangé pour si peu. Aussilorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremonteut-il un sourire involontaire. CertesDaigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'était pas d'une fidélité très sûre ; seulementqui était fidèleen affaires et en amour ? personne ! Du resteluiMazaudse serait fait un scrupule de dire la vérité sur Daigremontaprès leur rupturequi avait occupé toute la Bourse. Celui-cimaintenantdonnait la plupart de ses ordres à Jacobyun juif de Bordeauxun grand gaillard de soixante ansà large figure gaiedont la voix mugissante était célèbremais qui devenait lourdle ventre empâté ; et c'était comme une rivalité qui se posait entre les deux agentsle jeune favorisé par la chancele vieux arrivé à l'anciennetéancien fondé de pouvoirs à qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patrond'une pratique et d'une ruse extraordinairesperdu malheureusement par une passion du jeutoujours à la veille d'une catastrophemalgré des gains considérables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Coeur ne lui coûtait que quelques billets de mille francset on ne voyait jamais sa femme.

"Enfindans cette affaire de Caracasconclut Mazaudcédant à la rancune malgré sa grande correctionil est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices... Il est très dangereux."

Puisaprès un silence :

"Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Gundermann ?

-- Jamais ! " cria Saccardque la passion emportait. A ce momentBerthierle fondé de pouvoirsentra et chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était la baronne Sandorff qui venait payer des différences et qui soulevait toutes sortes de chicanespour réduire son compte. D'habitudeMazaud s'empressaitrecevait lui-même la baronne ; maisquand elle avait perduil l'évitait comme la pestecertain d'un trop rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmesd'une mauvaise foi plus absoluedès qu'il s'agit de payer.

"Nonnondites que je n'y suis pasrépondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centimeentendez-vous !"

Etlorsque Berthier fut partivoyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu.

"C'est vraimon cherelle est très gentillecelle-làmais vous n'avez pas idée de cette rapacité... Ah ! les clientscomme ils nous aimeraients'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont richesplus ils sont du beau mondeDieu me pardonne ! plus je me méfieplus je tremble de n'être pas payé... Ouiil y a des jours oùen dehors des grandes maisonsj'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle de province."

La porte s'était rouverteun employé lui remit un dossier qu'il avait demandé le matinet sortit.

"Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentesinstallé à Vendômeun sieur Fayeux... Eh bienvous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans douteces ordres sont de peu d'importancevenant de petits bourgeoisde petits commerçantsde fermiers. Mais il y a le nombre... En véritéle meilleur de nos maisonsle fond même est fait des joueurs modestesde la grande foule anonyme qui joue."

Une association d'idées se fitSaccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse.

"Vous avez donc Sabatanimaintenant ? demanda-t-il.

-- Depuis un anje croisrépondit l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçonn'est-ce pas ? il a commencé petitementil est très sage et il fera quelque chose."

Ce qu'il ne disait pointce dont il ne se souvenait même plusc'était que Sabatani avait seulement déposé chez lui une couverture de deux mille francs. De là le jeu si modéré du début. Sans doutecomme tant d'autresle Levantin attendait que la médiocrité de cette garantie fût oubliée ; et il donnait des preuves de sagesseil n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordresen attendant le jour oùculbutant dans une grosse liquidationil disparaîtrait. Comment montrer de la défiance vis-à-vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilitélorsqu'on le voit gaid'apparence richeavec cette tenue élégante qui est indispensablecomme l'uniforme même du vol à la Bourse ?

"Très gentiltrès intelligent " répéta Saccardqui prit soudain la résolution de songer à Sabatanile jour où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puisse levant et prenant congé :

"Allonsadieu !... Lorsque nos titres seront prêtsje vous reverraiavant de tâcher de les faire admettre à la cote."

Et comme Mazaudsur le seuil du cabinetlui serrait la mainen disant :

"Vous avez tortvoyez donc Gundermann pour votre syndicat.

-- Jamais ! " cria-t-il de nouveaul'air furieux.

Enfinil sortaitlorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault : le premier empochait d'un air navré son gain de la quinzainesept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autrequi avait perdupayait une dizaine de mille francsavec des éclats de voixl'air agressif et superbecomme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la Bourse approchaitla charge allait se vider en partie ; etla porte du bureau de la liquidation s'étant entrouvertedes rires s'en échappèrentle récit que Gustave faisait à Flory d'une partie de canotdans laquelle la barreusetombée à la Seineavait perdu jusqu'à ses bas.

Dans la rueSaccard regarda sa montre. Onze heuresque de temps perdu ! Nonil n'irait pas chez Daigremont ; etbien qu'il se fût emporté au seul nom de Gundermannil se décida brusquement à monter le voir. D'ailleursne l'avait-il pas prévenu de sa visitechez Champeauxen lui annonçant sa grande affairepour lui clouer aux lèvres son mauvais rire ? Il se donna même comme excuse qu'il n'en voulait rien tirerqu'il désirait seulement le bravertriompher de luiqui affectait de le traiter en petit garçon. Etune nouvelle giboulée s'étant mise à battre le pavé d'un ruissellement de fleuveil sauta dans un fiacreil cria l'adresse au cocherrue de Provence.

Gundermann occupait là un immense hôteltout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçonsdont trois filles et trois garçons mariésqui lui avaient déjà donné quatorze petits-enfants. Lorsqueau repas du soircette descendance se trouvait réunieils étaienten les comptantsa femme et luitrente et un à table. Età part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôteltous les autres avaient là leurs appartementsdans les ailes de gauche et de droiteouvertes sur le jardin ; tandis que le bâtiment central était pris entièrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un sièclela monstrueuse fortune d'un milliard était néeavait poussédébordé dans cette famillepar l'épargnepar l'heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestinationaidée d'une intelligence vived'un travail acharnéd'un effort prudent et invinciblecontinuellement tendu vers le même but. Maintenanttous les fleuves de l'or allaient à cette merles millions se perdaient dans ces millionsc'était un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seultoujours grandissante ; et Gundermann était le vrai maîtrele roi tout-puissantredouté et obéi de Paris et du monde.

Pendant que Saccard montait le large escalier de pierreaux marches usées par le continuel va-et-vient de la fouleplus usées déjà que le seuil des vieilles églisesil se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de racequ'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'était comme une révolte de sa chair mêmeune répulsion de peau quià l'idée du moindre contactl'emplissait de dégoût et de violenceen dehors de tout raisonnementsans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que luiSaccardce terrible brasseur d'affairesce bourreau d'argent aux mains louchesperdait la conscience de lui-mêmedès qu'il s'agissait d'un juifen parlait avec une âpretéavec des indignations vengeresses d'honnête hommevivant du travail de ses braspur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la racecette race maudite qui n'a plus de patrieplus de princequi vit en parasite chez les nationsfeignant de reconnaître les loismais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de volde sang et de colère ; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a données'établissant chez chaque peuplecomme l'araignée au centre de sa toilepour guetter sa proiesucer le sang de touss'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysansdes juifs ouvriers ? Nonle travail déshonoreleur religion le défend presquen'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grandequ'il les admiraitqu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financièrescette science innée des chiffrescette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquéesce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleursdisait-illes chrétiens ne sont pas de forceils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livresjetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuseet il se sauveraet il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la racesa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifsquand ils auront accaparé la fortune totale du globece qui ne tarderait paspuisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royautéet qu'on pouvait déjà voirdans Parisun Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur.

En hautau moment d'entrer dans la vaste antichambreSaccard eut un mouvement de reculen la voyant pleine de remisiersde solliciteursd'hommesde femmesde tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premierdans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents à lui ; mais c'était déjà un honneurune recommandation que d'être reçuet chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'était-elle jamais longueles deux garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser le défiléun défilé incessantun véritable galoppar les portes battantes. Etmalgré la fouleSaccard presque tout de suite fut introduit dans le flot.

Le cabinet de Gundermann était une immense piècedont il n'occupait qu'un petit coinau fondprès de la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajouil se plaçait de façon à tournerle dos à la lumièreil avait le visage complètement dans l'ombre. Levé dès cinq heuresil était au travaillorsque Paris dormait encore ; et quandvers neuf heuresla bousculade des appétits se ruaitgalopant devant luisa journée déjà était faite. Au milieu du cabinetà des bureaux plus vastesdeux de ses fils et un de ses gendres l'aidaientrarement assiss'agitant au milieu des allées et venues d'un monde d'employés. Mais c'était là le fonctionnement intérieur de la maison. La rue traversait toute la piècen'allait qu'à luiau maîtredans son coin modeste ; tandis quedurant des heuresjusqu'au déjeunerl'air impassible et morneil recevaitsouvent d'un signeparfois d'un mots'il voulait se montrer très aimable.

Dès que Gundermann aperçut Saccardsa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard.

"Ah ! c'est vousmon bon ami... Asseyez-vous donc un instantsi vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure."

Ensuiteil affecta de l'oublier. Saccarddu restene s'impatientait pasintéressé par le défilé des remisiersquiles uns sur les talons des autresentraient avec le même salut profondtiraient de leur redingote correcte le même petit cartonleur cote portant les cours de la Boursequ'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dixil en passait vingt. Le banquierchaque foisprenait la cotey jetait un coup d'oeilpuis la rendait ; et rien n'égalait sa patiencesi ce n'était son indifférence complètesous cette grêle d'offres.

Mais Massias se montraavec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfoisqu'il en aurait pleuré. Ce jour- làsans doute il était à bout d'humilitécar il se permit une insistance inattendue.

"Voyez doncmonsieurle Mobilier est très bas... Combien faut-il que je vous en achète ?"

Gundermannsans prendre la coteleva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Etrudement :

"Dites doncmon amicroyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ?

-- Mon Dieu ! monsieurreprit Massias devenu pâleça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour riendepuis trois mois.

-- Eh bienne revenez pas."

Le remisier salua et se retiraaprès avoir échangéavec Saccardle coup d'oeil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune.

Saccard se demandaiten effetquel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Evidemmentil avait une faculté d'isolement spécialeil s'absorbaitil continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir là une disciplineune façon de procéder chaque matin à une revue du marchédans laquelle il trouvait toujours un gain à fairesi minime fut-il. Très âprementil rabattit quatre-vingts francs à un coulissierqu'il avait chargé d'un ordre la veilleet qui le volait d'ailleurs. Puisun marchand de curiosités arrivaavec une boite en or émaillé du dernier siècleun objet refait en partiedont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuitece furent deux damesune vieille à nez d'oiseau de nuitune jeunebrunetrès bellequi avaient à lui montrerchez ellesune commode Louis XVqu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubisdeux inventeursdes Anglaisdes Allemandsdes Italienstoutes les languestous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand mêmecoupant les autres visitess'éternisantavec la reproduction du même gestela présentation mécanique de la cote ; pendant que le flot des employésà mesure que l'heure de la Bourse approchaittraversait la pièce plus nombreuxapportant des dépêchesvenant demander des signatures.

Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ansà cheval sur un bâtonfit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; etcoup sur coupil vint encore deux enfantsdeux fillettesl'une de trois ansl'autre de huitqui assiégèrent le fauteuil du grand-pèrelui tirèrent les brasse pendirent à son cou ; ce qu'il laissa faire placidementles baisant lui-même avec cette passion juive de la famillede la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend.

Tout d'un coupil parut se souvenir de Saccard.

"Ah ! mon bon amivous m'excuserezvous voyez que je n'ai pas une minute à moi... Vous allez m'expliquer votre affaire."

Et il commençait à l'écouterlorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blondvint lui dire un nom à l'oreilleil se leva aussitôtsans hâte pourtantalla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtrestandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place.

Malgré sa sourde irritationSaccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blondle représentant d'une des grandes puissancesplein de morgue aux Tuileriesici la tête légèrement inclinéesouriant en solliciteur. D'autres foisc'étaient de hauts administrateursdes ministres de l'empereur eux-mêmesqui étaient reçus ainsi debout dans cette piècepublique comme une placeemplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du mondedes consuls dans toutes les provincesdes agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateurun capitaine d'aventuresmanoeuvrant les millions des autresrêvantà l'exemple de Saccarddes combats héroïques où il vaincraitoù il gagnerait pour lui un colossal butingrâce à l'aide de l'or mercenaireengagé sous ses ordres ; il étaitcomme il le disait avec bonhomieun simple marchand d'argentle plus habilele plus zélé qui pût être. Seulementpour asseoir sa puissanceil lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'était ainsià chaque liquidationune nouvelle batailleoù la victoire lui restait infailliblementpar la vertu décisive des gros bataillons. Un instantSaccardqui le regardaitresta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à luiqu'il avait à luidans ses cavessa marchandise inépuisabledont il trafiquait en commerçant rusé et prudenten maître absoluobéi sur un coup d'oeilvoulant tout entendretout voirtout faire par lui-même. Un milliard à soiainsi manoeuvréest une force inexpugnable.

"Nous n'aurons pas une minutemon bon amirevint dire Gundermann. Tenez ! je vais déjeunerpassez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être."

C'était la petite salle à manger de l'hôtel celle du matinoù la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-làils n'étaient que dix-neuf à tabledont huit enfants. Le banquier occupait le milieuet il n'avait devant lui qu'un bol de lait.

Il resta un instant les yeux fermésépuisé de fatiguela face très pâle et contractéecar il souffrait du foie et des reins ; puislorsqu'il eutde ses mains tremblantes porté le bol à ses lèvres et bu une gorgéeil soupira :

"Ah ! je suis éreintéaujourd'hui !

-- Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? " demanda Saccard.

Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits ; etnaïvement :

"Mais je ne peux pas !"

En effeton ne le laissait pas même boire son lait tranquillecar la réception des remisiers avait reprisle galop maintenant traversait la salle à mangertandis que les personnes de la familleles hommesles femmeshabitués à cette bousculaderiaientmangeaient fortement des viandes froides et des pâtisserieset que les enfants excités par deux doigts de vin purmenaient un vacarme assourdissant.

Et Saccardqui le regardait toujourss'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgéesd'un tel effortqu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du laitil ne pouvait même plus toucher à une viandeni à un gâteau. Alorsà quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté : durant quarante ansil était resté d'une fidélité stricte à la sienneetaujourd'huisa sagesse était forcéeirrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heuresfaire ce métier abominables'écraser de cette fatigue immensemener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptéela mémoire bourrée de chiffresle crâne éclatant de tout un monde de préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'orlorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerisesemmener à une guinguette au bord de l'eau la fille qui passejouir de tout ce qui se vendde la paresse et de la liberté ? Et Saccardquidans ses terribles appétitsfaisait cependant la part de l'amour désintéressé de l'argentpour la puissance qu'il donnese sentait pris d'une sorte de terreur sacréeà voir se dresser cette figurenon plus de l'avarice classique qui thésaurisemais de l'ouvrier impeccablesans besoin de chairdevenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteusequi continuait à édifier obstinément sa tour de millionsavec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encorejusqu'à ce qu'elle dominât la terre.

EnfinGundermann se penchase fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque universelle. D'ailleursSaccard fut sobre de détailsne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelinayant sentidès les premiers motsque le banquier cherchait à le confesserrésolu d'avance à l'éconduire ensuite.

"Encore une banquemon bon amiencore une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argentce serait dans une machineouiune guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas çadans ses papiers ?"

Puisaffectant de se faire paternelavec une cruauté tranquille :

"Voyonssoyez raisonnablevous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affairesc'est un vrai service que je vous rendsen refusant de lancer votre syndicat... Infailliblementvous ferez la culbutec'est mathématiqueça ; car vous êtes beaucoup trop passionnévous avez trop d'imagination ; puisça finit toujours malquand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne placehein ? une préfectureou bien une recette ; nonpas une recettec'est trop dangereux... Méfiez-vousméfiez-vousmon bon ami."

Saccard s'était levéfrémissant.

"C'est bien décidévous ne prendrez pas d'actionsvous ne voulez pas être avec nous ?

-- Avec vousjamais de la vie !... Vous serez mangé avant trois ans."

Il y eut un silencegros de bataillesun échange aigu de regards qui se défiaient.

"Alorsbonsoir... Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé."

Et il le laissaau milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseriesrecevant les derniers courtiers attardésfermant par instants les yeux de lassitudependant qu'il achevait son bol à petits coupsles lèvres toutes blanches de lait.

Saccard se jeta dans son fiacreen donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnaitc'était une journée perdueil rentrait déjeunerhors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilà undécidémentqu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dentscomme un chien casse un os ! Certesle mangerc'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'étaient bien écroulésil y a toujours une heure où les puissants succombent. Nonpas le mangerl'entamer d'abordlui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuitele mangeroui ! pourquoi pas ? les détruiredans leur roi incontestéces juifs qui se croyaient les maîtres du festin ! Et ces réflexionscette colère qu'il emportait de chez Gundermannsoulevaient Saccard d'un furieux zèled'un besoin de négocede succès immédiat il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banquela faire fonctionnertriompherécraser les maisons rivales. Brusquementle souvenir de Daigremont lui revint ; etsans discuterd'un mouvement irrésistibleil se penchail cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremontil devait se hâterquitte à déjeuner plus tardcar il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doutece chrétien-là valait deux juifset il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Maisà cette minuteSaccard aurait traité avec Cartouchepour la conquêtemême à la condition de partager. Plus tardon verrait bienil serait le plus fort.

Cependantle fiacrequi montait avec peine la rude côte de la rues'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartierqui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtimentsau fond d'une vaste cour pavéeavait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivaitplanté encore d'arbres centenairesrestait un véritable parcisolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendidessurtout pour l'admirable collection de tableauxque pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beautécomme ses tableauxet qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatricele maître du logis menait un train princierétait aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerieappartenait à un des grands clubsaffichait les femmes les plus coûteusesavait loge à l'Opérachaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large viece luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'artétait uniquement payé par la spéculationune fortune sans cesse mouvantequi semblait infinie comme la mermais qui en avait le flux et le refluxdes différences de deux et trois cent mille francsà chaque liquidation de quinzaine.

Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perronun valet l'annonçalui fit traverser trois salons encombrés de merveillesjusqu'à un petit fumoiroù Daigremont achevait un cigareavant de sortir. Agé déjà de quarante-cinq anscelui-ci luttait contre l'embonpointde haute tailletrès élégant avec sa coiffure soignéene portant que les moustaches et la barbicheen fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilitéd'une confiance absolue en soicertain de vaincre.

Tout de suiteil se précipita.

"Ah ! mon cher amique devenez-vous ? Je pensais encore à vousl'autre jour... Mais n'êtes-vous pas mon voisin"

Pourtantil se calmarenonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeaulorsque Saccardjugeant les finesses de transition inutilesaborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaireexpliqua qu'avant de créer la Banque universelleau capital de vingt- cinq millionsil cherchait à former un syndicat d'amisde banquiersd'industrielsqui assurerait à l'avance le succès de l'émissionen s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émissionsoit quarante mille actions au moins. Daigremont était devenu très sérieuxl'écoutaitle regardaitcomme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervellepour voir quel effortquel travail utile à lui-mêmeil pourrait encore tirer de cet hommequ'il avait connu si actifsi plein de merveilleuses qualitésdans sa fièvre brouillonne. D'abordil hésita.

"Nonnonje suis accabléje ne veux rien entreprendre de nouveau."

Puistenté pourtantil posa des questionsvoulut connaître les projets que patronnerait la nouvelle maison de créditprojets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Etlorsqu'il connut la première affaire qu'on lanceraitcette idée de syndiquer toutes les compagnies de transports de la Méditerranéesous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunisil parut très frappéil céda tout d'un coup.

-- Eh bienje consens à en être. Seulementc'est à une condition... Comment êtes-vous avec votre frère le ministre ?"

Saccardsurpriseut la franchise de montrer son amertume.

"Avec mon frère... Oh ! il fait ses affaireset je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternellemon frère."

-- Alorstant pis ! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi... Vous entendez bienje ne veux pas que vous soyez fâchés."

D'un geste colère d'impatienceSaccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaînespour se lier pieds et mains ? Maisen même tempsune voix de sagesseplus forte que son irritationlui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependantil refusait brutalement.

"Nonnonil a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas.

-- Ecoutezreprit Daigremont j'attends Huret à cinq heurespour une commission dont il s'est chargé... Vous allez courir au Corps législatifvous prendrez Huret dans un coinvous lui conterez votre affaireil en parlera tout de suite à Rougonil saura ce que ce dernier en penseet nous aurons la réponse icià cinq heures... Hein ! rendez-vous à cinq heures ?"

La tête basseSaccard réfléchissait.

"Mon Dieu ! si vous y tenez !

-- Oh ! absolument ! sans Rougonrien ; avec Rougontout ce que vous voudrez.

-- C'est bonj'y vais."

Il partaitaprès une vigoureuse poignée de mainlorsque que l'autre le rappela.

"Ah ! dites doncsi vous sentez que les choses s'emmanchentpassez doncen revenantchez le marquis de Bohain et chez Sédillefaites- leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être... Je veux qu'ils en soient !"

A la porteSaccard retrouva son fiacrequ'il avait gardébien qu'il n'eût qu'à descendre le bout de la ruepour être chez lui. Il le renvoyacomptant qu'il pourrait faire attelerl'après-midi ; et il rentra vivement déjeuner. On ne l'attendait plusce fut la cuisinière qui lui servit elle-même un morceau de viande froidequ'il dévoratout en se querellant avec le cocher ; carcelui-ciqu'il avait fait monterlui ayant rendu compte de la visite du vétérinaireil en résultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Etla bouche pleineil accusait le cocher de mauvais soinsil le menaçait de Mme Carolinequi mettrait ordre à tout ça. Enfinil lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveauune ondée diluvienne balayait la rueil dut attendre plus d'un quart d'heure la voituredans laquelle il montasous des torrents d'eauen jetant l'adresse :

"Au Corps législatif !"

Son plan était d'arriver avant la séancede façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir tranquillement. Par malheuron redoutait ce jour-là un débat passionnécar un membre de la gauche devait soulever l'éternelle question du Mexique ; et Rougonsans douteserait forcé de répondre.

Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdusil eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraîna au fond d'un des petits salons voisinsils s'y trouvèrent seulsgrâce à la grosse émotion qui régnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutablele vent de catastrophe commençait à soufflerqui devait grandir et tout abattre. AussiHuretpréoccupéne comprit-il pas d'abordet se fit- il expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta.

"Oh ! mon cher amiy pensez-vous ! parler à Rougon en ce moment ! il m'enverra coucherc'est sûr."

Puisl'inquiétude de son intérêt personnel se fit jour. Il n'existaitluique par le grand hommeà qui il devait sa candidature officielleson électionsa situation de domestique bon à tout fairevivant des miettes de la faveur du maître. A ce métierdepuis deux ansgrâce aux pots-de-vinaux gains prudents ramassés sous la tableil arrondissait ses vastes terres du Calvadosavec la pensée de s'y retirer et d'y trôner après la débâcle. Sa grosse face de paysan malin s'était assombrieexprimait l'embarras où le jetait cette demande d'interventionsans qu'on lui donnât le temps de se rendre compte s'il y aurait làpour luibénéfice ou dommage.

"Nonnon ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volonté de votre frèreje ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu à moi. Il n'est guère tendrequand on l'embête ; etdame ! je n'ai pas envie de payer pour vousen y laissant mon crédit."

AlorsSaccardcomprenantne s'attacha plus qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagnerdans le lancement de la Banque universelle. A larges traitsavec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poèteil expliqua les entreprises superbesle succès certain et colossal. Daigremontenthousiasmése mettait à la tête du syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé d'en être. Il était impossible que luiHuretn'en fût pas : ces messieurs le voulaient absolument avec euxà cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien qu'il consentirait à faire partie du conseil d'administrationparce que son nom signifiait ordre et probité.

A cette promesse d'être nommé membre du conseille député le regarda bien en face.

"Enfinqu'est-ce que vous désirez de moiquelle réponse voulez- vous que je tire de Rougon ?

-- Mon Dieu ! reprit Saccardmoije me serais passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui exige que je me réconcilie. Peut- être a-t-il raison... Alorsje crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible hommeet obtenirsinon qu'il nous aidedu moins qu'il ne soit pas contre nous."

Huretles yeux à demi fermésne se décidait toujours pas.

"Voilà ! si vous apportez un mot gentilrien qu'un mot gentilentendez-vous ! Daigremont s'en contenteraet nous bâclons ce soir la chose à nous trois.

-- Eh bienje vais essayerdéclara brusquement le députéen affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vouscar il n'est pas commodeoh ! nonsurtout quand la gauche le taquine... A cinq heures.

-- A cinq heures !"

Saccard resta près d'une heure encoretrès inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelleil eut un instant l'envie de retrouver Huretpour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puisfatalistecroyant à la chanceil trembla de tout compromettres'il changeait ce qui était arrêté. Peut-êtredans la bousculadeson frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu. Etpour laisser aller les chosesil partitil remonta dans son fiacrequi reprenait déjà le pont de la Concordelorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont.

"Cocherrue de Babylone."

C'était rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dépendances d'un grand hôtelun pavillon qui avait abrité le personnel des écurieset dont on avait fait une très confortable maison moderne. L'installation était luxueuseavec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyaitdu restejamais sa femmesouffrantedisait-ilretenue dans son appartement par des infirmités. Cependantla maisonles meubles étaient à elleil logeait en garni chez ellen'ayant à lui que ses effetsune malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacreséparé de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes déjàil avait refusé nettement de payer ses différenceset le syndicaprès s'être rendu compte de la situationne s'était pas même donné la peine de lui envoyer du papier timbré. On passait l'épongesimplement. Il empochaittant qu'il gagnait. Puisdès qu'il perdaitil ne payait pas : on le savait et on s'y résignait. Il avait un nom illustreil était extrêmement décoratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagniesen quête d'enseignes doréesse le disputaient-elles jamais il ne chômait. A la Bourseil avait sa chaisedu côté de la rue Notre-Dame-des-Victoiresle côté de la spéculation richequi affectait de se désintéresser des petits bruits du jour. On le respectaiton le consultait beaucoup. Souvent il avait influencé le marché. Enfintout un personnage.

Saccardqui le connaissait bienfut quand même impressionné par la réception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ansà la tête très petite posée sur un corps de colossela face blêmeencadrée d'une perruque brunedu plus grand air.

"Monsieur le marquisje viens en véritable solliciteur..."

Il dit le motif de la visitesans entrer d'abord dans les détails. D'ailleursdès les premiers motsle marquis l'arrêta.

"Nonnontout mon temps est prisj'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser."

Puiscomme Saccardsouriantajoutait :

"C'est Daigremont qui m'envoieil a songé à vous."

Il s'écria aussitôt :

"Ah ! vous avez Daigremont là-dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en estj'en suis. Comptez sur moi."

Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignementspour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entreril lui ferma la boucheavec la désinvolture aimable d'un grand seigneur qui ne descend pas à ces détails et qui a une confiance naturelle dans la probité des gens.

"Je vous en prien'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nomje vous le prêteet j'en suis très heureuxvoilà tout... Dites seulement à Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira."

En remontant dans son fiacreSaccardégayériait d'un rire intérieur.

"Il nous coûtera cherpensait-ilmais il est vraiment très bien."

Puisà voix haute :

"Cocherrue des Jeûneurs."

La maison Sédille avait là ses magasins et ses bureauxtenantau fond d'une courtout un vaste rez-de-chaussée. Après trente ans de travailSédillequi était de Lyon et qui avait gardé là-bas des ateliersvenait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Parislorsque la passion du jeuà la suite d'un incident de hasards'était déclarée et propagée en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considérablescoup sur coupl'avaient affolé. A quoi bon donner trente ans de sa viepour gagner un pauvre millionlorsqueen une heurepar une simple opération de Bourseon peut le mettre dans sa poche ? Dès lorsil s'était désintéressé peu à peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; etcomme la déveine était venuepersistanteil engloutissait là tous les bénéfices de son commerce. A cette fièvrele pis est qu'on se dégoûte du gain légitimequ'on finit même par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine était fatalement au boutsi les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francslorsque le jeu en emportait trois cent mille.

Saccard trouva Sédille agitéinquietcar celui-ci était un joueur sans flegmesans philosophie. Il vivait dans le remordstoujours espéranttoujours abattumalade d'incertitudeet cela parce qu'il restait honnête au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui être désastreuse. Pourtantsa face grasseaux gros favoris blondsse coloradès les premières paroles.

"Ah ! mon chersi c'est la chance que vous m'apportezsoyez le bienvenu !"

Ensuiteil fut pris d'une terreur.

"Nonnon ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir."

Voulant le laisser se calmerSaccard lui parla de son fils Gustavequ'il dit avoir vu le matinchez Mazaud. Mais c'étaitpour le négociantun autre sujet de chagrincar il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce filset celui-ci méprisait le commerceâme de joie et de fêteapportant les dents blanches des fils de parvenubonnes seulement à croquer les fortunes faites. Son père l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance.

"Depuis la mort de sa pauvre mèremurmura-t-ilil m'a donné bien peu de satisfaction. Enfinpeut-être apprendra-t-il là-basà la chargedes choses qui me seront utiles.

-- Eh bienreprit brusquement Saccardêtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en était."

Sédille leva au ciel des bras tremblants. Etla voix altérée de désir et de crainte :

"Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en être ! si je refusais et que votre affaire marchâtj'en serais malade de regret... Dites à Daigremont que j'en suis."

Lorsque Saccard se retrouva dans la rueil tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant luil'envie qu'il éprouvait de marcher un peului firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suitecar il n'était pas au boulevardqu'une nouvelle averseun déluge mêlé de grêlele força de nouveau à se réfugier sous une porte. Quel chien de tempslorsqu'on avait Paris à battre ! Après avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heurel'impatience le pritil héla une voiture vide qui passait. C'était une victoriail eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuiril arriva trempé rue La Rochefoucauldet en avance d'une grande demi- heure.

Dans le fumoir où le valet le laissaen disant que monsieur n'était pas rentré encoreSaccard marcha à petits pasregardant les tableaux. Mais une voix de femme superbeun contralto d'une puissance mélancolique et profondes'étant élevée dans le silence de l'hôtelil s'approcha de la fenêtre restée ouvertepour écouter c'était madame qui répétaitau pianoun morceau qu'elle devait sans doute chanter le soirdans quelque salon. Puisbercé par cette musiqueil en vint à songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont : l'histoire de l'Hadamantine surtoutcet emprunt de cinquante millions dont il avait gardé en main le stock entierle faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers à luijusqu'à ce qu'il eût créé un marchéétabli un prix ; puisla vente sérieusela dégringolade fatale de trois cents francs à quinze francsles bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfsruinés du coup. Ah ! il était fortun terrible monsieur ! La voix de dame continuaitexhalant une plainte de tendresseéperdued'une ampleur tragique ; tandis que Saccardrevenu au milieu de la pièces'était arrêté devant un Meissonierqu'il estimait cent mille francs.

Mais quelqu'un entraet il fut surpris de reconnaître Huret.

"Commentc'est déjà vous ? il n'est pas cinq heures... La séance est donc finie ?

-- Ah ! ouifinie... Ils se chamaillent."

Et il expliqua quele député de l'opposition parlant toujoursRougoncertainementne pourrait répondre que le lendemain. Alorsquand il avait vu çail s'était risqué à relancer le ministrependant une courte suspension de séanceentre deux portes.

"Eh biendemanda Saccardnerveusementqu'a-t-il ditmon illustre frère ?"

Huret ne répondit pas tout de suite.

"Oh ! il était d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où je le voyaisespérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Doncje lui ai lâché votre affaireje lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation.

-- Et alors ?

-- Alorsil m'a saisi par les deux brasil m'a secouéen me criant dans la figure : " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a planté là."

Saccarddevenu blêmeeut un rire forcé.

"C'est gentil.

-- Dame ! ouic'est gentilreprit le députéd'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec çanous pouvons marcher."

Etcomme il entenditdans le salon voisinle pas de Daigremont qui rentraitil ajouta tout bas :

"Laissez-moi faire."

EvidemmentHuret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelleet d'en être. Sans douteil s'était déjà rendu compte du rôle qu'il y pourrait jouer. Aussidès qu'il eut serré la main de Daigremontprit-il un visage rayonnanten agitant un bras en l'air.

"Victoire ! cria-t-ilvictoire !

-- Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça.

-- Mon Dieu ! le grand homme a été ce qu'il devait être. Il m'a répondu " Que mon frère réussisse !"

Du coup. Daigremont se pâmatrouva le mot charmant. " Qu'il réussisse ! " ça contenait tout : qu'il ne fasse pas la bêtise de ne pas réussirou je le lâche ; mais qu'il réussisseje l'aiderai. Exquisen vérité !

"Etmon cher Saccardnous réussironssoyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça"

Puiscomme les trois hommes s'étaient assisafin d'arrêter les points principauxDaigremont se releva et alla fermer la fenêtre ; car la voix de madamepeu à peu enfléejetait un sanglot d'une désespérance infiniequi les empêchait de s'entendre. Etmême la fenêtre closecette lamentation étouffée les accompagnapendant qu'ils décidaient la création d'une maison de créditla Banque universelleau capital de vingt-cinq millionsdivisé en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il était en outre entendu que DaigremontHuretSédillele marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amisformaient un syndicatquid'avanceprenait et se partageait les quatre cinquièmes des actionssoit quarante mille ; de sorte que le succès de l'émission était assuréet queplus tarddétenant les titresles rendant rares sur le marchéils pourraient les faire monter à leur gré. Seulementtout faillit être rompulorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francsà répartir sur les quarante mille actionssoit dix francs par action. Saccard se récriadéclara qu'il n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant même que de la traire. Les commencements seraient difficilespourquoi embarrasser la situation davantage ? Pourtantil dut céderdevant l'attitude d'Huret quitranquillementtrouvait la chose toute naturelledisant que ça se faisait toujours.

Ils se séparaienten prenant un rendez-vous pour le lendemainrendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin devait assisterlorsque Daigremont se frappa brusquement le frontd'un air de désespoir.

"Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccardsi vous étiez gentilvous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heuresvous le trouveriez encore... Ouivous-mêmeet pas demaince soirparce que ça le touchera et qu'il peut nous être utile."

DocilementSaccard se remit en marchesachant que les journées de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacreespérant rentrer chez luià deux pas ; etla pluie ayant l'air enfin de cesseril descendit à piedheureux de sentir sous ses talons ce pavé de Parisqu'il reconquérait. Rue Montmartrequelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeaule passage Jouffroy ; puisdans le passage des Panoramascomme il suivait une galerie latérale pour raccourcir et tomber rue Vivienneil fut surpris de voir sortir d'une allée obscure Gustave Sédillequi disparutsans s'être retourné. Luis'était arrêtéregardant la maisonun discret hôtel meublélorsquedans une petite femme blondevoiléequi sortait à son touril reconnut positivement Mme Coninla jolie papetière. C'était donc làquand elle avait un coup de tendressequ'elle amenait ses amants d'un jourtandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystèreau beau milieu du quartierétait fort gentiment choisiet un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriaittrès égayéenviant Gustave : Germaine Coeur le matinMme Conin l'après-midiil mettait les morceaux doublesle jeune homme ! Età deux reprisesil regarda encore la porteafin de la bien reconnaîtretenté d'en êtrelui aussi.

Rue Vivienneau moment où il entrait chez KolbSaccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique légèrecristallinequi sortait du solpareille à la voix des fées légendairesl'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'orla continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculationentendue déjà le matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il s'épanouità la caresse de cette voixcomme si elle lui confirmait le bon présage.

JustementKolb se trouvait en basà l'atelier de fonte ; eten ami de la maisonSaccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nuque de larges flammes de gaz éclairaient éternellementles deux fondeurs vidaient à la pelle les caisses doublées de zincpleinesce jour-làde pièces espagnolesqu'ils jetaient au creusetsur le grand fourneau carré. La chaleur était forteil fallait parler haut pour s'entendreau milieu de cette sonnerie d'harmonicavibrante sous la voûte basse. Des lingots fondusdes pavés d'ord'un éclat vif de métal neufs'alignaient le long de la table du chimiste-essayeurqui en arrêtait les titres. Etdepuis le matinplus de six millions avaient passé làassurant au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents francs à peine ; car l'arbitrage sur l'orcette différence réalisée entre deux coursétant des plus minimess'appréciant par millièmesne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De làce tintement d'orce ruissellement d'ordu matin au soird'un bout de l'année à l'autreau fond de cette caveoù l'or venait en pièces monnayéesd'où il partait en lingotspour revenir en pièces et repartir en lingotsindéfinimentdans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or.

Dès que Kolbun homme petittrès brundont le nez en bec d'aiglesortant d'une grande barbedécelait l'origine juiveeut compris l'offre de Saccardque l'or courrait d'un bruit de grêleil accepta.

"Parfait ! cria-t-il. Très heureux d'en êtresi Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous êtes dérangé !"

Mais ils s'entendaient à peineils se turentrestèrent là un instant encoreétourdisbéats dans cette sonnerie si claire et exaspéréedont leur chair frémissait toutecomme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violonsjusqu'au spasme.

Dehorsmalgré le beau temps revenuune limpide soirée de maiSaccardbrisé de fatiguereprit un fiacre pour rentrer. Une rude journéemais bien remplie !

IV
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Des difficultés surgirentl'affaire traînacinq mois s'écoulèrent sans que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembreet Saccard enrageait de voir quemalgré son zèlede continuels obstacles renaissaienttoute une série de questions secondairesqu'il fallait résoudre d'abordsi l'on voulait fonder quelque chose de sérieux et de solide. Son impatience devint tellequ'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicathanté et séduit par la brusque idée de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedotoute seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancementpourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbequitte à laisser venir la petite clientèlelors des futures augmentations du capitalqu'il projetait déjà ? Il était d'une bonne foi absolueil avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa fortunecette fortune des pauvresqu'elle répandrait en aumônes plus larges encore.

Doncun matinSaccard monta chez la princesseeten ami doublé d'un homme d'affairesil lui expliqua la raison d'être et le mécanisme de la banque qu'il rêvait. Il dit toutétala le portefeuille d'Hamelinn'omit pas une des entreprises d'Orient. Mêmecédant à cette faculté qu'il avait de se griser de son propre enthousiasmed'arriver à la foi par son désir brûlant de réussiril lâcha le rêve fou de la papauté à Jérusalemil parla du triomphe définitif du catholicismele pape trônant aux lieux saintsdominant le mondeassuré d'un budget royalgrâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princessed'une ardente dévotionne fut guère frappée que de ce projet suprêmece couronnement de l'édificedont la grandeur chimérique flattait en elle l'imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justementles catholiques de France venaient d'être atterrés et irrités de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italiepar laquelle il s'engageaitsous de certaines conditions de garantieà retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il était bien certain que c'était Rome livrée à l'Italieon voyait déjà le pape chasséréduit à l'aumôneerrant par les villes avec le bâton des mendiants ; et quel dénouement prodigieuxle pape se retrouvant pontife et roi à Jérusaleminstallé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier tiendraient à honneur d'être les actionnaires ! C'était si beauque la princesse déclara l'idée la plus grande du siècledigne de passionner toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait assuréfoudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingénieur Hamelinqu'elle traitait avec considérationayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'être de l'affaireelle entendait rester fidèle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvressans jamais plus tirer d'eux un centime d'intérêtvoulant que cet argent du jeu se perdît fût bu par la misèrecomme une eau empoisonnée qui devait disparaître. L'argument que les pauvres profiteraient de la spéculation ne la touchait pasl'irritait même. Nonnon ! la source maudite serait tarieelle ne s'était pas donné d'autre mission.

Saccarddéconcerténe put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisationvainement sollicitée jusque-là. Il avait eu la penséedès que la Banque universelle serait fondéede l'installer dans l'hôtel même ; ou du moins c'était Mme Caroline qui lui avait soufflé cette idéecarluivoyait plus grandaurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la courpour servir de hall central ; on aménagerait en bureaux tout le rez-de-chausséeles écuriesles remises ; au premier étageil donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseilsa salle à manger et six autres pièces dont on ferait des bureaux encorene garderait qu'une chambre à coucher et un cabinet de toilettequitte à vivre en haut avec les Hamelinmangeantpassant les soirées chez eux ; de sorte qu'à peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princessecomme propriétaireavait d'abord refusédans sa haine de tout trafic d'argent : jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puisce jour-làmettant la religion dans l'affaireémue de la grandeur du butelle consentit. C'était une concession extrêmeelle se sentait prise d'un petit frissonlorsqu'elle songeait à cette machine infernale d'une maison de créditd'une maison de Bourse et d'agiodont elle laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort.

Enfinune semaine après cette tentative avortéeSaccard eut la joie de voir l'affairesi empêtrée d'obstaclesse bâcler brusquementen quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhésionsqu'on pouvait marcher. Dès lorson étudia une dernière fois le projet des statutson rédigea l'acte de société. Et il était grand temps aussi pour les Hamelinà qui la vie commençait à redevenir dure. Luidepuis des annéesn'avait qu'un rêveêtre l'ingénieur-conseil d'une grande maison de crédit : comme il le disaitil se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussipeu à peula fièvre de Saccard l'avait-elle gagnébrûlant du même zèle et de la même impatience. Au contraireMme Carolineaprès s'être enthousiasmée à l'idée des belles et utiles choses qu'on allait accomplirsemblait plus froidel'air songeurdepuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondrières de l'exécution. Son grand bon senssa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frèrequ'elle adoraitqu'elle traitait parfois en riant de " grosse bête "malgré sa science ; non qu'elle soupçonnât le moins du monde l'honnêteté parfaite de leur amiqu'elle voyait si dévoué à leur fortune ; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvantune inquiétude de chute et d'engloutissementau premier faux pas.

Ce matin-làSaccardlorsque Daigremont l'eut quittémonta rayonnant à la salle des épures.

"Enfinc'est fait ! " cria-t-il.

Hamelinsaisiles yeux humidesvînt lui serrer les mainsà les briser. Etcomme Mme Caroline s'était simplement tournée vers luiun peu pâleil ajouta :

"Eh bienquoi donc ; c'est tout ce que vous me dites ?... Ça ne vous fait pas plus de plaisirà vous ?..."

Elle eut un bon sourire.

"Mais sije suis très contentetrès contenteje vous assure."

Puisquand il eut donné à son frère des détails sur le syndicatdéfinitivement forméelle intervint de son air paisible.

"Alorsc'est permisn'est-ce pas ? de se réunir ainsi à plusieurspour se distribuer les actions d'une banqueavant même que l'émission soit faite ?"

Violemmentil eut un geste d'affirmation.

"Maiscertainementc'est permis !... Est-ce que vous nous croyez assez niaispour risquer un échec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solidesmaîtres du marchési les débuts sont difficiles... Voilà toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres. On va pouvoir aller signer l'acte de société chez le notaire."

Elle osa lui tenir tête.

"Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social."

Cette foistrès surprisil la regarda en face.

"Vous lisez donc le Code ?"

Et elle rougit légèrementcar il avait deviné : la veillecédant à son malaisecette peur sourde et sans cause préciseelle avait lu la loi sur les sociétés. Un instantelle fut sur le point de mentir. Puisavouantriant :

"C'est vraij'ai lu le Codehier. J'en suis sortieen tâtant mon honnêteté et celle des autrescomme on sort des livres de médecineavec toutes les maladies."

Mais lui se fâchaitcar ce fait d'avoir voulu se renseignerla lui montrait méfianteprête à le surveillerde ses yeux de femmefureteurs et intelligents.

"Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupulessi vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pasnous serions arrêtés par des entravesà chaque enjambéetandis que les autresnos rivauxnous devanceraientà toutes jambes !... Nonnonje n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je préfèred'ailleursnous réserver des titreset je trouverai un homme à nous auquel j'ouvrirai un comptequi sera notre prête-nom enfin.

-- C'est défendudéclara-t-elle simplement de sa belle voix grave.

-- Eh ! ouic'est défendumais toutes les sociétés le font.

-- Elles ont tortpuisque c'est mal."

Saccardse calmant par un brusque effort de volontécrut alors devoir se tourner vers Hamelinquigênéécoutaitsans intervenir.

"Mon cher amij'espère que vous ne doutez pas de moi... Je suis un vieux routier de quelque expériencevous pouvez vous remettre entre mes mainspour le côté financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idéeset je me charge de tirer d'elles tout le bénéfice désirableen courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux."

L'ingénieuravec son fond invincible de timidité et de faiblessetourna la chose en plaisanteriepour éviter de répondre directement.

"Oh ! vous aurezdans Carolineun vrai censeur. Elle est née maître d'école.

-- Mais je veux bien aller à sa classe "déclara galamment Saccard.

Mme Caroline elle-même s'était remise à rire. Et la conversation continua sur un ton de familière bienveillance.

"C'est que j'aime beaucoup mon frèrec'est que je vous aime vous- même plus que vous ne pensezet cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louchesoù il n'y aau boutque désastre et que tristesse... Ainsitenez ! puisque nous en sommes là- dessusla spéculationle jeu à la Bourseeh bien ! j'en ai une terreur folle. J'étais si heureusedans le projet de statutsque vous m'avez fait recopierd'avoir luà l'article 8que la société s'interdisait rigoureusement toute opération à terme. C'était s'interdire le jeun'est-ce pas ? Et puisvous m'avez désenchantéeen vous moquant de moien m'expliquant que c'était là un simple article d'apparatune formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d'inscrire et que pas une n'observait... Vous ne savez pas ce que je voudraismoi ? ce serait qu'à la place de ces actionsces cinquante mille actions que vous allez lancervous n'émettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis très fortedepuis que je lis le Codeje n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligationqu'un obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêtsans être intéressé dans les bénéficestandis que l'actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes... Ditespourquoi pas des obligationsça me rassurerait tantje serais si heureuse !"

Elle outrait plaisamment la supplication de sa requêtepour cacher sa réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même tonavec un emportement comique.

"Des obligationsdes obligations ! mais jamais !... Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la matière morte... Comprenez donc que la spéculationle jeu est le rouage centralle coeur mêmedans une vaste affaire comme la nôtre. Oui ! il appelle le sangil le prend partout par petits ruisseauxl'amassele renvoie en fleuves dans tous les sensétablit une énorme circulation d'argentqui est la vie même des grandes affaires. Sans luiles grands mouvements de capitauxles grands travaux civilisateurs qui en résultentsont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociétés anonymesa-t-on assez crié contre ellesa-t-on assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La vérité est quesans ellesnous n'aurions ni les chemins de ferni aucune des énormes entreprises modernesqui ont renouvelé le monde ; car pas une fortune n'aurait suffi à les mener à biende même que pas un individuni même un groupe d'individusn'aurait voulu en courir les risques. Les risquestout est làet la grandeur du but aussi. Il faut un projet vastedont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considérabled'un coup de loterie qui décuple la mise de fondsquand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allumentla vie affluechacun apporte son argentvous pouvez repétrir la terre. Quel mal voyez-vous là ? Les risques courus sont volontairesrépartis sur un nombre infini de personnesinégaux et limités selon la fortune et l'audace de chacun. On perdmais on gagneon espère un bon numéromais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvaiset l'humanité n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardenttenter le hasardobtenir tout de son capriceêtre roiêtre dieu !"

Peu à peuSaccard ne riait plusse redressait sur ses petites jambess'enflammait d'une ardeur lyriqueavec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel.

"Teneznous autresavec notre Banque universellen'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus largetoute une trouée sur le vieux monde de l'Asieun champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des chercheurs d'or. Certesjamais ambition n'a été plus colossaleetje l'accordejamais non plus conditions de succès ou d'insuccès n'ont été plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mêmes du problèmeet que nous détermineronsj'en ai la convictionun engouement extraordinaire dans le publicdès que nous serons connus... Notre Banque universellemon Dieu ! elle va être d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banquede crédit et d'escompterecevra des fonds en comptes courantscontracteranégociera ou émettra des emprunts. Seulementl'outil que j'en veux faire surtoutc'est une machine à lancer les grands projets de votre frère : là sera son véritable rôleses bénéfices croissantssa puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondéeen sommepour prêter son concours à des sociétés financières et industriellesque nous établirons dans les pays étrangersdont nous placerons les actionsqui nous devront la vie et nous assurerons la souveraineté... Etdevant cet avenir aveuglant de conquêtesvous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicatairesquitte à la porter au compte de premier établissement ; vous vous inquiétez des petites irrégularités fatalesdes actions non souscritesque la société fera bien de gardersous le couvert d'un prête-nom ; enfinvous partez en guerre contre le jeucontre le jeuSeigneur ! qui est l'âme mêmele foyerla flamme de cette géante mécanique que je rêve !... Sachez donc que ce n'est rien encoretout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machinepour le premier coup de feu ! que j'espère bien le doublerle quadruplerle quintuplerà mesure que nos opérations s'élargiront ! qu'il nous faut la grêle des pièces d'orla danse des millionssi nous voulonslà-basaccomplir les prodiges annoncés !... Ah ! dame ! je ne réponds pas de la casseon ne remue pas le mondesans écraser les pieds de quelques passants."

Elle le regardaitetdans son amour de la viede tout ce qui était fort et actifelle finissait par le trouver beauséduisant de verve et de foi. Aussisans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture de sa claire intelligencefeignit-elle d'être vaincue.

"C'est bonmettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient... Seulementn'est-ce pas ? tâchez d'écraser le moins de monde possibleet surtout n'écrasez personne de ceux que j'aime."

Saccardgrisé de son accès d'éloquenceet qui triomphait de ce vaste plan exposécomme si la besogne était faitese montra tout à fait bonhomme.

"N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogrec'est pour rire... Tout le monde sera très riche."

Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendreet il fut convenu quele lendemain même de la constitution définitive de la sociétéHamelin se rendrait à Marseillepuis de là en Orientpour hâter la mise en oeuvre des grandes affaires.

Mais déjàsur le marché de Parisdes bruits se répandaientune rumeur ramenait le nom de Saccarddu fond trouble où il s'était noyé un instant ; et les nouvellesd'abord chuchotéespeu à peu dites à voix plus hautesonnaient si clairement le succès prochainquede nouveaucomme au parc Monceau jadisson antichambre s'emplissait de solliciteurschaque matin. Il voyait Mazaud monterpar hasardpour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de changele juif Jacobyavec sa voix tonitruanteet son beau-frère Delarocqueun gros rouxqui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussidans la personne de Nathansohnun petit blond très actifque la chance portait. Et quant à Massiasrésigné à sa dure besogne de remisier malchanceuxil se présentait déjà chaque jourbien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était toute une foule montante.

Un matindès neuf heuresSaccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrêté encore de personnel spécialil était fort mal secondé par son valet de chambre etle plus souventil se donnait la peine d'introduire les gens lui-même. Ce jour-làcomme il ouvrait la porte de son cabinetJantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabataniqu'il faisait chercher depuis deux jours.

"Pardonmon ami "dit-il en arrêtant l'ancien professeurpour recevoir d'abord le Levantin.

Sabataniavec son inquiétant sourire de caressesa souplesse de couleuvrelaissa parler Saccard ; quitrès nettement d'ailleursen homme qui le connaissaitlui fit sa proposition.

"Mon cherj'ai besoin de vous... Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compteje vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titresque vous paierez simplement par un jeu d'écritures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami."

Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velourssi doux dans sa longue face brune.

"La loicher maîtreexige d'une façon formelle le versement en espèces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en amiet j'en suis très fier... Tout ce que vous voudrez !"

AlorsSaccardpour lui être agréablelui dit l'estime où le tenait Mazaudqui avait fini par prendre ses ordressans être couvert. Puisil le plaisanta sur Germaine Coeuravec laquelle il l'avait rencontré la veillefaisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un véritable prodigeune exception géantedont rêvaient les filles du monde de la Boursetourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pasriait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux : ouioui ! ces dames étaient très drôles à courir après luielles voulaient voir.

"Ah ! à proposinterrompit Saccardnous aurons aussi besoin de signaturespour régulariser certaines opérationsles transfertspar exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer ?

-- Mais certainementcher maître. Tout ce que vous voudrez !"

Il ne soulevait même pas la question de paiementsachant que cela est sans prixlorsqu'on rend de pareils services ; etcomme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signaturepour le dédommager de sa perte de tempsil acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puisavec son sourire :

"J'espère aussicher maîtreque vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placéje viendrai aux renseignements.

-- C'est çaconclut Saccardqui comprit. Au revoir... Ménagez-vousne cédez pas trop à la curiosité des dames."

Ets'égayant de nouveauil le congédia par une porte de dégagementqui lui permettait de renvoyer les genssans leur faire retraverser la salle d'attente.

EnsuiteSaccardétant allé rouvrir l'autre porteappela Jantrou. D'un coup d'oeilil le vit ravagésans ressourcesavec une redingote dont les manches s'étaient usées sur les tables des cafésà attendre une situation. La Bourse continuait d'être une marâtreet il portait beau pourtantla barbe en éventailcynique et lettrélâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire.

"Je vous aurais écrit prochainementdit Saccard. Nous dressons la liste de notre personneloù je vous ai inscrit un des premierset je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions."

Jantrou l'arrêta d'un geste.

"Vous êtes bien aimableje vous remercie... Mais j'ai une affaire à vous proposer."

Il ne s'expliqua pas tout de suitedébuta par des généralitésdemanda quelle serait la part des journauxdans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers motsdéclara qu'il était pour la publicité la plus largequ'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'était à dédaignermême les trompettes de deux souscar il posait en axiome que tout bruit était bonen tant que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi ; seulementça coûterait trop cher.

"Tiens ! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons.

"Ouiplus tardsi vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal à vouscomplètement à vousdont je serais le directeur. Chaque matinune page vous serait réservéedes articles qui chanteraient vos louangesde simples notes rappelant l'attention sur vousdes allusions dans des études complètement étrangères aux financesenfin une campagne en règleà propos de tout et de rienvous exaltant sans relâche sur l'hécatombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ?

-- Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.

-- Nonle prix serait raisonnable."

Et il nomma enfin le journal : L'Espérance une feuille fondéedepuis deux anspar un petit groupe de personnalités catholiquesles violents du partiqui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès étaitd'ailleursabsolument nulet le bruit de la disparition du journal courait chaque matin.

Saccard se récria.

"Oh ! il ne tire pas à deux mille !

-- Çace sera notre affaired'arriver à un plus gros tirage.

-- Et puisc'est impossible : il traîne mon frère dans la boueje ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début."

Jantrou haussa doucement les épaules.

"Il ne faut se fâcher avec personne... Vous savez comme moi quelorsqu'une maison de crédit a un journalpeu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement : s'il est officieuxla maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposantle même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il représenteun désir de le désarmer et de l'acquérirqui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de L'Espérance . Ayez un journalc'est une force."

Un instant silencieuxSaccardavec cette vivacité d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idée d'un autrela fouillerl'adapter à ses besoinsau point qu'il la rendait complètement siennedéveloppait tout un plan. Il achetait L'Espérance en éteignait les polémiques acerbesla mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissancemais lui conservait son odeur catholiquela gardait comme une menaceune machine toujours prête à reprendre sa terrible campagneau nom des intérêts de la religion. Etsi l'on n'était pas aimable avec luiil brandissait Romeil risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tourpour finir.

"Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement.

-- Absolument libres. Ils en ont assezle journal est tombé entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira."

Une minute encoreSaccard réfléchit.

"Eh bienc'est fait. Prenez rendez-vousamenez-moi votre homme ici... Vous serez directeuret je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicitéque je veux exceptionnelleénormeoh ! plus tardquand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine."

Il s'était levé. Jantrou se leva égalementcachant sa joie de trouver du painsous son rire blagueur de déclassélas de la boue parisienne.

"Enfinje vais donc rentrer dans mon élémentmes chères belles- lettres !

-- N'engagez personne encorereprit Saccard en le reconduisant. Etpendant que j'y songeprenez donc note d'un protégé à moide Paul Jordanun jeune homme à qui je trouve un talent remarquableet dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d'aller vous voir."

Jantrou sortait par la porte de dégagementlorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa.

"Tiens ! c'est commodedit-il avec sa familiarité. On escamote le monde... Quand il vient de belles damescomme celle que j'ai saluée tout à l'heure dans l'anti-chambrela baronne Sandorff..."

Saccard ignorait qu'elle fût là ; et d'un haussement d'épaulesil voulut dire son indifférence ; mais l'autre ricanaitrefusait de croire à ce désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main.

Lorsqu'il fut seulSaccardinstinctivementse rapprocha de la glacereleva ses cheveuxoù pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas mentiles femmes ne le préoccupaient guèredepuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cédait qu'à l'involontaire galanterie qui fait qu'un hommeen Francene peut se trouver seul avec une femmesans craindre de passer pour un sots'il ne la conquiert pas. Dès qu'il eut fait entrer la baronneil se montra très empressé.

"Madameje vous en prieveuillez vous asseoir..."

Jamais il ne l'avait vue si étrangement séduisanteavec ses lèvres rougesses yeux brûlantsaux paupières meurtriesenfoncés sous les sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surprispresque désenchantélorsqu'elle lui eut expliqué le motif de sa visite.

"Mon Dieu ! monsieurje vous demande pardon de vous dérangerinutilement pour vous ; maisentre gens du même mondeil faut bien se rendre de ces petits services... Vous avez eu dernièrement un chef de cuisineque mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements."

Alorsil se laissa questionnerrépondit avec la plus grande obligeancetout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c'était là un prétexte : elle se moquait bien du chef de cuisineelle venait pour autre choseévidemment. Eten effetelle manoeuvrafinit par nommer un ami communle marquis de Bohainqui lui avait parlé de la Banque universelle. On avait tant de peine à placer son argentà trouver des valeurs solides ! Enfinil comprit qu'elle prendrait volontiers des actionsavec la prime de dix pour cent abandonnée aux syndicataires ; et il comprit mieux encore ques'il lui ouvrait un compteelle ne paierait pas.

"J'ai ma fortune personnellemon mari ne s'en mêle jamais. Ça me donne beaucoup de tracasça m'amuse aussi un peuje l'avoue... N'est- ce pas ? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argentsurtout une jeune femmeça étonneon est tenté de l'en blâmer... Il y a des jours où je suis dans le plus mortel embarrasn'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encorefaute d'un renseignementj'ai perdu une somme considérable... Ah ! maintenant que vous allez être en si bonne position pour savoirsi vous étiez assez gentilsi vous vouliez..."

La joueuse perçait sous la femme du mondela joueuse âpreenragéecette fille des Ladricourt dont un ancêtre avait pris Antiochecette femme d'un diplomate saluée très bas par la colonie étrangère de Pariset que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lèvres saignaientses yeux flambaient davantageson désir éclataitsoulevait la femme ardente qu'elle semblait être. Et il eut la naïveté de croire qu'elle était venue s'offrirsimplement pour être de sa grande affaire et avoirà l'occasiond'utiles renseignements de Bourse.

"Maiscria-t-ilje ne demande pas mieuxmadameque de mettre à vos pieds mon expérience."

Il avait rapproché sa chaiseil lui prit la main. Du coupelle parut dégrisée. Ah ! nonelle n'en était pas encore làil serait toujours temps qu'elle payât d'une nuit la communication d'une dépêche. C'était déjàpour elleune corvée abominable que sa liaison avec le procureur général Delcambrecet homme si sec et si jauneque la ladrerie de son mari l'avait forcée d'accueillir. Et son indifférence sensuellele mépris secret où elle tenait l'hommevenait de se montrer en une lassitude blêmesur son visage de fausse passionnéeque l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se levadans une révolte de sa race et de son éducationqui lui faisaient encore manquer des affaires.

"Alorsmonsieurvous dites que vous étiez content de ce chef de cuisine ?"

EtonnéSaccard se mit debout à son tour. Qu'avait-elle donc espéré ? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien ? Décidémentil fallait se méfier des femmeselles apportaient dans les marchés la plus insigne mauvaise foi. Etbien qu'il eût envie de celle-ciil n'insista pasil s'inclina avec un sourire qui signifiait : " A votre aisechère madamequand il vous plaira "tandis quetout hautil disait :

"Très contentje vous le répète. Une question de réforme intérieure m'a seule décidé à me séparer de lui."

La baronne Sandorff eut une hésitation d'une seconde à peinenon qu'elle regrettât sa révoltemais sans doute elle sentait combien il était naïf de venir chez un Saccardavant d'être résignée aux conséquences. Cela l'irritait contre elle-mêmecar elle avait la prétention d'être une femme sérieuse. Elle finit par répondre d'une simple inclinaison de tête au respectueux salut dont il la congédiait ; et il l'accompagnait jusqu'à la petite portelorsque celle-ci fut brusquement ouverted'une main familière. C'était Maximequi déjeunait chez son pèrece matin-làet qui arrivait en intimepar le couloir. Il s'effaçasalua égalementpour laisser sortir la baronne. Puisquand elle fut partieil eut un léger rire.

"Ça commenceton affaire ? tu touches tes primes ? " Malgré sa grande jeunesse encoreil avait un aplomb d'homme d'expérienceincapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique.

"Nonjustementje n'ai rien touché du toutet ce n'est point par sagessecarmon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'être d'en avoir soixante."

Le rire de Maxime s'accentuason ancien rire perlé de filledont il avait gardé le roucoulement équivoquedans l'attitude correcte qu'il s'était faite de garçon rangédésireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgencepourvu que rien de lui ne fût menacé.

"Ma foitu as bien raisondu moment que ça ne te fatigue pas... Moitu saisj'ai déjà des rhumatismes."

Ets'installant à l'aise dans un fauteuilprenant un journal :

"Ne t'occupe pas de moifinis de recevoirsi je ne te gêne pas... Je suis venu trop tôtparce que j'avais à passer chez mon médecin et que je ne l'ai pas trouvé."

A ce momentle valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccardun peu surprisbien qu'il eût déjà rencontré à l'Oeuvre du Travail sa noble voisinecomme il la nommaitdonna l'ordre de l'introduire immédiatement ; puisrappelant le valetil lui commanda de renvoyer tout le mondefatiguéayant très faim.

Lorsque la comtesse entraelle n'aperçut même pas Maximeque le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'étonna davantageen voyant qu'elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche : ces deux femmes si tristes et si pâlesla mère mincegrandetoute blancheà l'air surannéla fille vieillie déjàle cou trop longjusqu'à la disgrâce. Il avança des siègesd'une politesse agitéepour mieux montrer sa déférence.

"Madameje suis extrêmement honoré... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous être utile..."

D'une grande timiditésous son allure hautainela comtesse finit par expliquer le motif de sa visite.

"Monsieurc'est à la suite d'une conversation avec mon amieMme la princesse d'Orviedoque la pensée m'est venue de me présenter chez vous... Je vous avoue que j'ai hésité d'abordcar on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfinj'en ai causé avec ma filleje crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens."

Et elle continuaelle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque universellecertes une main de crédit telle que les autresaux yeux des profanesmais quiaux yeux des initiésallait avoir une excuse sans répliqueun but tellement méritoire et hautqu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem : c'était là ce qu'on ne disait pasce qu'on chuchotait à peine entre fidèlesle mystère qui passionnait ; maisde chacune de ses parolesde ses allusions et de ses sous-entendusun espoir et une foi se dégageaientqui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque.

Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenuedu tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlé de Jérusalem que dans l'excès lyrique de sa fièvreil se méfiait au fond de ce projet fouy flairant quelque ridiculedisposé à l'abandonner et à en riresi des plaisanteries l'accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fillela façon profonde dont elle donnait à entendre qu'elle et tous les sienstoute la noblesse française croirait et s'engoueraitle frappait vivementdonnait un corps à une rêverie pureélargissait à l'infini son champ d'évolution. C'était donc vrai qu'il y avait là un levierdont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapideil entra d'un coup dans la situationparla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole était pénétrée de ferveuril venait réellement d'être touché de la foide la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croiredès que l'exigeait l'intérêt de ses plans.

"Enfinmonsieurcontinuait la comtesseje suis décidée à une chose qui m'a répugné jusqu'ici... Ouil'idée de faire travailler de l'argentde le placer à intérêtsne m'est jamais entrée dans la tête : des façons anciennes d'entendre la viedes scrupules qui deviennent un peu sotsje le sais ; maisque voulez-vous ? on ne va point aisément contre les croyances qu'on a sucées avec le laitet je m'imaginais que la terre seulela grande propriété devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusementla grande propriété..."

Elle rougit faiblementcar elle en arrivait à l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin.

"La grande propriété n'existe plus guère... Nous autres avons été très éprouvés... Il ne nous reste plus qu'une ferme."

Saccardalorspour lui éviter toute gênerenchérits'enflamma.

"Maismadamepersonne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richessequi a cessé d'avoir sa raison d'être. Elle était la stagnation même de l'argentdont nous avons décuplé la valeuren le jetant dans la circulationet par le papier-monnaieet par les titres de toutes sortescommerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va être renouvelécar rien n'était possible sans l'argentl'argent liquide qui coulequi pénètre partoutni les applications de la scienceni la paix finaleuniverselle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terreson vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affairesà quinzevingt et même trente pour cent."

Doucementavec sa tristesse infiniela comtesse hocha la tête.

"Je ne vous entends guèreetje vous l'ai ditje suis restée d'une époque où ces choses effrayaientcomme des choses mauvaises et défendues... Seulementje ne suis pas seuleje dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques annéesj'ai réussi à mettre de côtéoh ! une petite somme..."

Sa rougeur reparaissait.

"Vingt mille francs qui dorment chez moidans un tiroir. Plus tardj'aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; etpuisque votre oeuvre est bonneainsi que me l'a confié mon amiepuisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardentsje me risque... Enfin je vous serai reconnaissantesi vous pouvez me réserver des actions de votre banquepour une somme de dix à douze mille francs. J'ai tenu à ce que ma fille m'accompagnâtcar je ne vous cache pas que cet argent est à elle."

Jusque-làAlice n'avait pas ouvert la bouchel'air effacémalgré son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre.

"Oh ! à moi ! mamanest-ce que j'ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ?

-- Et ton mariagemon enfant ?

-- Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier !"

Elle avait dit cela trop vitele chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d'un coup d'oeil navré ; et toutes deux se regardèrent un instantne pouvant se mentirdans le partage quotidien de ce qu'elles avaient à souffrir et à cacher.

Saccard était très ému.

"Madameil n'y aurait plus d'actionsque j'en trouverais quand même pour vous. Ouis'il le fautj'en prendrai sur les miennes... Votre démarche me touche infinimentje suis très honoré de votre confiance..."

Età cet instantil croyait réellement faire la fortune de ces malheureusesil les associaitpour une partà la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui.

Ces dames s'étaient levées et se retiraient. A la porte seulementla comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas.

"J'ai reçu de mon fils Ferdinandqui est à Romeune lettre désolante sur la tristesse produite là-bas par l'annonce du retrait de nos troupes.

-- Patience ! déclara Saccard avec convictionnous sommes là pour tout sauver."

Il y eut de profonds salutset il les accompagna jusqu'au palieren passant cette fois à travers l'antichambrequ'il croyait libre. Maiscomme il revenaitil aperçutassis sur une banquetteun homme d'une cinquantaine d'annéesgrand et secvêtu en ouvrier endimanchéqui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ansmince et pâle.

"Quoi ? que voulez-vous ?"

La jeune fille s'était levée la premièreet l'hommeintimidé par cet accueil brusquese mit à bégayer une explication confuse.

"J'avais donné l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi êtes- vous là ?... Dites-moi votre nom ; au moins.

-- Dejoiemonsieuret je viens avec ma fille Nathalie..."

De nouveauil s'embrouillasi bien que Saccardimpatientéallait le pousser à la portelorsqu'il comprit enfin que c'était Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre.

"Ah ! vous êtes recommandé par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dépêchez-vouscar j'ai très faim.

Dans le cabinetil laissa Dejoie et Nathalie deboutne s'assit pas lui-mêmepour les expédier plus vite. Maxime quià la sortie de la comtesseavait quitté son fauteuiln'eut plus la discrétion de s'écarterdévisageant les nouveaux venusl'air curieux. Et Dejoielonguementracontait son affaire.

"Voicimonsieur... J'ai fait mon congépuis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieule mari de Mme Carolinequand il vivait et qu'il était brasseur. Puisje suis entré chez M. Lamberthierle facteur à la halle. Puisje suis entré chez M. Blaisotun banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelleil y a deux moiset alors je suis sans place... Il faut vous direavant toutque je m'étais marié. Ouij'avais épousé ma femme Joséphinequand j'étais justement chez M. Durieuet qu'elle étaitellecuisinièrechez la belle-soeur de monsieurMme Lévêqueque Mme Caroline a bien connue. Ensuitequand j'ai été chez M. Lamberthierelle n'a pas pu y entrerelle s'est placée chez un médecin de GrenelleM. Renaudin. Ensuiteelle est allée au magasin des Trois-Frèresrue Rambuteauoùcomme par un guignonil n'y a jamais eu de place pour moi...

-- Brefinterrompit Saccardvous venez me demander un emploin'est-ce pas ?"

Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa viela mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinièresans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu'elle. C'était quasiment comme si l'on n'avait pas été marién'ayant jamais une chambre à tous les deuxse voyant chez les marchands de vins'embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était néeNathaliequ'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'à huit ansjusqu'au jour où le pèreennuyé d'être seull'avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petitel'élevantla menant à l'écolela surveillant avec des soins infinisle coeur débordant d'une adoration grandissante.

"Ah ! je puis bien diremonsieurqu'elle m'a donné de la satisfaction. C'est instruitc'est honnête... Etvous la voyezil n'y a pas sa pareille pour la gentillesse."

En effetSaccard la trouvait charmantecette fleur blonde du pavé parisienavec sa grâce chétiveses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son pèresage encoren'ayant eu aucun intérêt à ne pas l'êtred'un féroce et tranquille égoïsmedans cette clarté si limpide de ses yeux.

"Alors doncmonsieurla voici en âge de se marieret il y a justement un beau parti qui se présentele fils du cartonniernotre voisin. Seulementc'est un garçon qui veut s'établiret il demande six mille francs. Ça n'est pas tropil pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femmeil y a quatre anset qu'elle nous a laissé des économiesses petits bénéfices de cuisinièren'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six milleet le jeune homme est presséNathalie aussi..."

La jeune fille qui écoutaitsourianteavec son clair regard si froid et si décidéeut une brusque affirmation du menton.

"Bien sûr... Je ne m'amuse pasje veux en finird'une manière ou d'une autre."

De nouveauSaccard les interrompit. Il avait jugé l'hommebornémais très adroittrès bonrompu à la discipline militaire. Puisil suffisait qu'il se présentât au nom de Mme Caroline.

"C'est parfaitmon ami... Je vais avoir un journalje vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresseet au revoir."

CependantDejoie ne s'en allait point. Il continuaavec embarras :

"Monsieur est bien obligeantj'accepte la place avec reconnaissanceparce qu'il faudra que je travaillequand j'aurai casé Nathalie... Mais j'étais venu pour autre chose. Ouij'ai supar Mme Caroline et par d'autres personnes encoreque monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra à ses amis et connaissances... Alorssi monsieur voulait bien s'intéresser à noussi monsieur consentait à nous donner de ses actions..."

Saccardune seconde foisfut émuplus ému qu'il ne venait de l'êtrela première lorsque la comtesse lui avait confiéelle aussila dot de sa fille. Cet homme simplece tout petit capitaliste aux économies grattées sou à soun'était-ce pas la foule croyanteconfiantela grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solidesl'armée fanatisée qui arme une maison de crédit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsiavant toute publicitéque serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaireil voyait là le présage d'un gros succès.

"Entendumon amivous aurez des actions."

La face de Dejoie rayonnacomme à l'annonce d'une grâce inespérée.

"Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six moisde façon à compléter la somme... Etpuisque monsieur je puis bienavec mes quatre milleen gagner deux milley consentj'aime mieux régler ça tout de suite. J'ai apporté l'argent."

Il se fouillatira une enveloppequ'il tendit à Saccardimmobilesilencieuxsaisi d'une admiration charméeà ce dernier trait. Et le terrible corsairequi avait déjà écumé tant de fortunesfinit par éclater d'un bon rirerésolu honnêtement à l'enrichir aussicet homme de foi.

"Maismon braveça ne se fait point ainsi... Gardez votre argentje vous inscriraiet vous paierez en temps et lieu."

Cette foisil les congédiaaprès que Dejoie l'eut tait remercier par Nathaliedont un sourire de contentement éclairait les beaux yeux durs et candides.

Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son pèreil ditde son air d'insolence moqueuse :

"Voilà que tu dotes les jeunes fillesmaintenant.

-- Pourquoi pas ? répondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres."

Il rangeait quelques papiersavant de quitter son cabinet. Puisbrusquement :

"Et toitu n'en veux pasdes actions ?"

Maximequi marchait à petits passe retourna d'un sursautse planta devant lui.

"Ah ! nonpar exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ?"

Saccard eut un geste de colèretrouvant la réponse d'un irrespect et d'un esprit déplorablesprêt à lui crier que l'affaire était réellement superbequ'il le jugeait vraiment trop bêtes'il le croyait un simple voleurcomme les autres. Maisen le regardantune pitié lui vint de son pauvre garçonépuisé à vingt-cinq ansrangéavare mêmesi vieilli de vicessi inquiet de sa santéqu'il ne risquait plus une dépense ni une jouissancesans en avoir réglementé le bénéfice. Ettout consolétout fier de l'imprudence passionnée de ses cinquante ansil se remit à rireil lui tapa sur l'épaule.

"Tiens ! allons déjeunermon pauvre petitet soigne tes rhumatismes.

Ce fut le surlendemainle 5 octobreque Saccardassisté d'Hamelin et de Daigremontse rendit chez maître Lelorrainnotairerue Sainte- Anne ; et l'acte fut reçuqui constituaitsous la dénomination de société de la Banque universelleune société anonymeau capital de vingt-cinq millionsdivisé en cinquante mille actions de cinq cents francs chacunedont le quart seul était exigible. Le siège de la société était fixé rue Saint-Lazareà l'hôtel d'Orviedo. Un exemplaire des statutsdressés suivant l'actefut déposé en l'étude de maître Lelorrain. Il faisaitce jour-làun très clair soleil d'automneet ces messieurslorsqu'ils sortirent de chez le notaireallumèrent des cigaresremontèrent doucement par le boulevard et la rue de la Chaussée-d'Antinheureux de vivres'égayant comme des collégiens échappés.

L'assemblée générale constitutive n'eut lieu que la semaine suivanterue Blanchedans la salle d'un petit bal qui avait fait failliteet où un industriel tâchait d'organiser des expositions de peinture. Déjàles syndicataires avaient placé celles des actions souscrites par euxqu'ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnairesreprésentant près de quarante mille actionsce qui aurait dû donner un total de deux mille voixle chiffre de vingt actions étant nécessaire pour avoir le droit de siéger et de voter. Cependantcomme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voixquel que fût le chiffre de ses titresle nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois.

Saccard tint absolument à ce qu'Hamelin présidât. Luis'était volontairement perdu dans le troupeauil avait inscrit l'ingénieuret s'était inscrit lui-mêmechacun pour cinq cents actionsqu'il devait payer par un jeu d'écritures. Tous les syndicataires étaient là : DaigremontHuretSédilleKolble marquis de Bohainchacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait également Sabataniun des plus gros souscripteursainsi que Jantrouau milieu de plusieurs des hauts employés de la banqueen fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les décisions à prendre avaient été si bien prévues et réglées d'avanceque jamais assemblée constitutive ne fut si belle de calmede simplicité et de bonne entente. A l'unanimité des voixon reconnut sincère la déclaration de la souscription intégrale du capitalainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puissolennellementon déclara la société constituée. Le conseil d'administration fut ensuite nommé il devait se composer de vingt membres quioutre les jetons de présencechiffrés à un total annuel de cinquante mille francsauraient à toucherd'après un article des statutsle dix pour cent sur les bénéfices. Cela n'étant pas à dédaignerchaque syndicataire avait exigé de faire partie du conseil ; et DaigremontHuretSédilleKolble marquis de Bohain ainsi qu'Hamelinque l'on voulait porter à la présidencepassèrent naturellement en tête de listeavec quatorze autres de moindre importancetriés parmi les plus obéissants et les plus décoratifs des actionnaires. EnfinSaccardresté dans l'ombre jusque-làapparut lorsquele moment de choisir un directeur étant arrivéHamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nomil obtint lui aussi l'unanimité. Et il n'y avait plus qu'à élire les deux commissaires censeurschargés de présenter à l'assemblée un rapport sur le bilan et de contrôler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction délicate autant qu'inutilepour laquelle Saccard avait désigné un sieur Rousseau et un sieur Lavignièrele premier complètement inféodé au secondcelui-ci grandblondtrès poliapprouvant toujoursdévoré de l'envie d'entrer plus tard dans le conseillorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et Lavignière nomméson allait lever la séancelorsque le président crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordée aux syndicatairesen tout quatre cent mille francsque l'assembléesur sa propositionpassa aux frais de premier établissement. C'était une vétilleil fallait bien faire la part du feu ; etlaissant la foule des petits actionnaires s'écouler avec le piétinement d'un troupeaules gros souscripteurs restèrent les dernierséchangèrent encore sur le trottoir des poignées de mainl'air souriant.

Dès le lendemainle conseil se réunit à l'hôtel d'Orviedodans l'ancien salon de Saccardtransformé en salle des séances. Une vaste tablerecouverte d'un tapis de velours vertentourée de vingt fauteuils tendus de la même étoffeen occupait le centre ; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothèqueaux vitres garnies à l'intérieur de petits rideaux de soie également verte. Les tentures d'un rouge foncé assombrissaient la piècedont les trois fenêtres ouvraient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. Il ne venait de là qu'un jour crépusculairecomme une paix de vieux cloîtreendormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela était sévère et nobleon entrait dans une honnêteté antique.

Le conseil se réunissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand completcomme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohainavec sa grande taillesa petite tête blême et aristocratiqueétait vraiment très vieille France ; tandis que Daigremontaffablereprésentait la haute fortune impérialedans son succès fastueux. Sédillemoins tourmenté que de coutumecausait avec Kolb d'un mouvement imprévu qui venait de se produire sur le marché de Vienne ; etautour d'euxles deux autres administrateursla bandeécoutaienttâchaient de saisir un renseignementou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnellesn'étant là que pour faire nombre et pour ramasser leur partles jours de butin. Ce futcomme toujoursHuret qui arriva en retardessoufflééchappé à la dernière minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusaet l'on s'assit sur les fauteuilsentourant la table.

Le doyen d'âgele marquis de Bohainavait pris place au fauteuil présidentielun fauteuil plus haut et plus doré que les autres. Saccardcomme directeurs'était placé en face de lui. Etimmédiatementlorsque le marquis eut déclaré qu'on allait procéder à la nomination du présidentHamelin se levapour décliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songé à lui pour la présidence ; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dès le lendemain pour l'Orientqu'il était en outre d'une inexpérience absolue en matière de comptabilitéde banque et de Boursequ'enfin il y avait là une responsabilité dont il ne pouvait accepter le poids. Très surprisSaccard l'écoutaitcarla veille encorela chose était entendue ; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frèresachant quele matinils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussine voulant pas d'un autre président qu'Hamelinquelque indépendant qui le gênerait peut-êtrese permit-il d'interveniren expliquant que la fonction était surtout honorifiquequ'il suffisait que le président fît acte de présenceau moment des assemblées généralespour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurson allait élire un vice-président qui donnerait les signatures. Etpour le restepour la partie purement techniquela comptabilitéla Bourseles mille détails intérieurs d'une grande maison de créditest-ce qu'il ne serait pas làluiSaccardle directeurjustement nommé à cet effet ? Il devaitd'après les statutsdiriger le travail des bureauxeffectuer les recettes et les dépensesgérer les affaires courantesassurer les délibérations du conseilêtre en un mot le pouvoir exécutif de la société. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en débattit pas moins longtemps encoreil fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mêmes de la manière la plus pressante. Majestueuxle marquis de Bohain se désintéressait. Enfinl'ingénieur cédail fut nommé présidentet l'on choisit pour vice-président un obscur agronomeancien conseiller d'Etatle vicomte de Robin-Chagothomme doux et ladreexcellente machine à signatures. Quant au secrétaireil fut pris en dehors du conseildans le personnel des bureaux de la banquele chef du service des émissions. Etcomme la nuit venaitdans la grande pièce graveune ombre verdie d'une infinie tristesseon jugea la besogne bonne et suffisanteon se sépara après avoir réglé les séances à deux par moisle petit conseil le quinzeet le grand conseil le trente.

Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épuresoù Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suiteà l'embarras de son frèrequ'il venait de céder une fois encorepar faiblesse ; etun instantelle en fut très fâchée.

"Maisvoyonsce n'est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le président touche trente mille francschiffre qui sera doublélorsque nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches pour dédaigner cet avantage... Et que craignez-vousdites ?

-- Mais je crains toutrépondit Mme Caroline. Mon frère ne sera pas làmoi-même je n'entends rien à l'argent... Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suiteeh bienn'est-ce pas irrégulierne serait-il pas en fautesi l'opération tournait mal ?"

Il s'était mis à rire.

"Une belle histoire ! cinq cents actionsun premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Siau premier bénéficeavant six moisil ne pouvait rembourser celaautant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ à la Seineplutôt que de nous donner le souci de rien entreprendre... Nonvous pouvez être tranquillela spéculation ne dévore que les maladroits."

Elle restait sévèredans l'ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampeset les murs furent largement éclairésles vastes plansles aquarelles vivesqui la faisaient si souvent rêver des pays de là-bas. La plaine encore était nueles montagnes barraient l'horizonelle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésorset que la science alliait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir ! Peu à peuune vision lui montrait des générations nouvellestoute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sollabouré à nouveau par le progrès.

"La spéculationla spéculationrépéta-t-elle machinalementcombattue de doute. Ah ! j'en ai le coeur troublé d'angoisse."

Saccardqui connaissait bien ses habituelles penséesavait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir.

"Ouila spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spéculationc'est l'appât même de la viec'est l'éternel désir qui force à lutter et à vivre... Si j'osais une comparaisonje vous convaincrais..."

Il riait de nouveaupris d'un scrupule de délicatesse.

Puisil osa tout de mêmevolontiers brutal devant les femmes.

"Voyonspensez-vous que sans... comment dirai-je ? sans la luxureon ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque de faireil arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le nécessairen'est-ce pas ?

-- Certesrépondit-ellegênée.

-- Eh biensans la spéculationon ne ferait pas d'affairesma chère amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argentque je risque ma fortunesi vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaireun brusque bonheur qui m'ouvre le ciel ?... Avec la rémunération légitime et médiocre du travaille sage équilibre des transactions quotidiennesc'est un désert d'une platitude extrême que l'existenceun marais où toutes les forces dorment et croupissent ; tandis queviolemmentfaites flamber un rêve à l'horizonpromettez qu'avec un sou on en gagnera centoffrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossibledes millions conquis en deux heuresau milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commenceles énergies sont décupléesla bousculade est tellequetout en suant uniquement pour leur plaisirles gens arrivent parfois à faire des enfantsje veux dire des choses vivantesgrandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletés inutilesmais certainement le monde finirait sans elles."

Mme Caroline s'était décidée à rireelle aussi ; car elle n'avait point de pruderie.

"Alorsdit-ellevotre conclusion est qu'il faut s'y résignerpuisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez raisonla vie n'est pas propre."

Et une véritable bravoure lui était venueà cette idée que chaque pas en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des mursses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessinset l'avenir s'évoquaitdes portsdes canauxdes routesdes chemins de ferdes campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usinesdes villes nouvellessainesintelligentesoù l'on vivait très vieux et très savant.

"Allonsreprit-elle gaiementil faut bien que je cèdecomme toujours... Tâchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne."

Son frèreresté silencieuxs'était approché et l'embrassait. Elle le menaça du doigt.

"Oh ! toitu es un câlin. Je te connais... Demainquand tu nous auras quittéstu ne t'inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici ; etlà-basdès que tu te seras enfoncé dans tes travauxtout ira bientu rêveras de triomphependant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-être.

-- Maiscria plaisamment Saccardpuisqu'il est entendu qu'il vous laisse près de moi comme un gendarmepour m'empoignersi je me conduis mal !"

Tous trois éclatèrent.

"Et vous pouvez y compterque je vous empoignerais !... Rappelez- vous ce que vous nous avez promis à nous d'abordpuis à tant d'autrespar exemple à mon brave Dejoieque je vous recommande bien... Ah ! et à nos voisines aussices pauvres dames de Beauvilliersque j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisinièresans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse."

Un instant encoreils causèrent très amicalement tous troiset le départ d'Hamelin fut réglé d'une façon définitive.

Comme Saccard redescendait à son cabinetle valet de chambre lui dit qu'une femme s'était obstinée à l'attendrebien qu'il lui eût répondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abordfatiguéil s'emportadonna l'ordre de la renvoyer ; puisla pensée qu'il se devait au succèsla crainte de changer la veines'il fermait sa portele firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jouret cette foule lui apportait une ivresse.

Une seule lampe éclairait le cabinetil ne voyait pas bien la visiteuse.

"C'est M. Busch qui m'envoiemonsieur..."

La colère le tint deboutet il ne lui dit même pas de s'asseoir. Cette voix grêledans ce corps débordantvenait de lui faire reconnaître Mme Méchain. Une jolie actionnairecette acheteuse d'actions à la livre !

Elletranquillementexpliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'émission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espérer en obteniravec la prime accordée aux syndicataires ? Mais ce n'était làsûrementqu'un prétexteune façon d'entrerde voir la maisond'espionner ce qu'il s'y faisaitet de le tâter lui-même ; car ses yeux minces percés à la vrille dans la graisse de son visagefuretaient partoutrevenaient sans cesse le fouiller jusqu'à l'âme. Buschaprès avoir patienté longtempsmûrissant la fameuse affaire de l'enfant abandonnése décidait à agir et l'envoyait en éclaireur.

"Il n'y a plus rien "répondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantagequ'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussice jour-làsans lui laisser le temps de la pousser dehorsfit-elle d'elle-même un pas vers la porte.

"Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? " reprit- ilvoulant être blessant.

De sa voix zézayantesa voix pointue qui avait l'air de se moquerelle répondit :

"Oh ! moice n'est pas mon genre d'opérations... Moij'attends."

Età cette minuteayant aperçu le vaste sac de cuir uséqui ne la quittait pointil fut traversé d'un frisson. Un jour où tout avait marché à souhaitle jour où il était si heureux de voir naître enfin la maison de crédit tant désiréeest-ce que cette vieille coquine allait être la fée mauvaisecelle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dépréciéesde titres déclassésce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nécessairepour y enterrer à leur tour ses actions à luiquand la maison croulerait. C'était le cri du corbeau qui part avec l'armée en marchela suit jusqu'au soir du carnageplane et s'abatsachant qu'il y aura des morts à manger.

"Au revoirmonsieur "dit la Méchain en se retirantessoufflée et très polie.

V
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Un mois plus tarddans les premiers jours de novembrel'installation de la Banque universelle n'était pas terminée. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseriesdes peintres qui achevaient de mastiquer l'énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour.

Cette lenteur venait de Saccardquimécontent de la mesquinerie de l'installationprolongeait les travaux par des exigences de luxe ; etne pouvant repousser les murspour contenter son continuel rêve de l'énormeil avait fini par se fâcher et par se décharger sur Mme Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la courtransformée hall centralen était entourée : guichets grillagéssévères et dignessurmontés de belles plaques de cuivreportant les indications en lettres noires. En sommel'aménagementbien que réalisé dans un local un peu étroitétait d'une disposition heureuse : au rez-de-chausséeles services qui devaient être en relation suivie avec le publicles différentes caissesles émissionstoutes les opérations courantes de banque ; eten hautle mécanisme en quelque sorte intérieurla directionla correspondancela comptabilitéles bureaux du contentieux et du personnel. Au totaldans un espace si resserrés'agitaient là plus de deux cent employés. Et ce qui frappait déjàen entrantmême au milieu de la bousculade des ouvriersfinissant de taper leurs clousc'était cet air de sévéritéun air de probité antiquefleurant vaguement la sacristiequi provenait sans doute du localde ce vieil hôtel humide et noirsilencieuxà l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pénétrer dans une maison dévote.

Un après-midirevenant de la BourseSaccard lui-même eut cette sensationqui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il témoigna de son contentement à Mme Caroline.

"Eh bientout de mêmepour commencerc'est gentil. On a l'air en familleune vraie petite chapelle. Plus tardon verra... Mercima belle amiede la peine que vous vous donnezdepuis que votre frère est absent.

Etcomme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprévuesil s'ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maisonil exigea de ses employés une tenue de jeunes officiantson ne parla plus que d'une voix mesuréeon reçut et on donna l'argent avec une discrétion toute cléricale.

Jamais Saccarddans sa vie tumultueusene s'était dépensé avec autant d'activité. Le matindès sept heuresavant tous les employéset avant même que le garçon de bureau eût allumé le feuil était dans son cabinetà dépouiller le courrierà répondre déjà aux lettres les plus pressées. Puisc'étaitjusqu'à onze heuresun interminable galoples amis et les clients considérablesles agents de changeles coulissiersles remisierstoute la nuée de la finance ; sans compter le défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-mêmedès qu'il avait une minute de répitse levaitfaisait une rapide inspection des divers bureauxoù les employés vivaient dans la terreur de ses apparitions brusquesqui se produisaient à des heures sans cesse différentes. A onze heures il montait déjeuner avec Mme Carolinemangeait largementbuvait de mêmeavec une aisance d'homme maigresans en être incommodé ; et l'heure pleine qu'il employait là n'était pas perduecar c'était le moment oùcomme il le disaitil confessait sa belle amiec'est-à-dire où il lui demandait son avis sur les hommes et sur les chosesquitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midiil sortaitallait à la Boursevoulant y être un des premierspour voir et causer. Du resteil ne jouait pas ouvertementse trouvait là ainsi qu'à un rendez-vous natureloù il était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtantson influence s'y indiquait déjàil y était rentré en victorieuxen homme solideappuyé désormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient à voix basse en le regardantchuchotaient des rumeurs extraordinaireslui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demieil était toujours rentréil s'attelait à la fastidieuse besogne des signaturestellement entraîné à cette course mécanique de la mainqu'il mandait des employésdonnait des réponsesréglait des affairesla tête libre et parlant à l'aisesans discontinuer de signer. Jusqu'à six heuresil recevait encore des visitesterminait le travail du jourpréparait celui du lendemain. Etquand il remontait près de Mme Carolinec'était pour un repas plus copieux que celui de onze heuresdes poissons fins et du gibier surtoutavec des caprices de vins qui le faisaient dîner au bourgogneau bordeauxau champagneselon l'heureux emploi de sa journée.

"Dites que je ne suis pas sage ! s'écriait-il parfoisen riant. Au lieu de courir les femmesles cerclesles théâtresje vis làen bon bourgeoisprès de vous... Il faut écrire cela à votre frèrepour le rassurer."

Il n'était pas si sage qu'il le prétendaitayant euà cette époquela fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes ! et il s'était même un jour oubliéà son tourchez Germaine Coeuroù il n'avait trouvé aucune satisfaction. La vérité était quele soiril tombait de fatigue.

Il vivaitd'ailleursdans un tel désirdans une telle anxiété du succèsque ses autres appétits allaient en rester comme diminués et paralyséstant qu'il ne se sentirait pas triomphantmaître indiscuté de la fortune.

"Bah ! répondait gaiement Mme Carolinemon frère a toujours été si sageque la sagesse est pour lui une condition de natureet non un mérite... Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir."

Ce fut donc par un après-midi très froid des premiers jours de novembreau moment où Mme Caroline donnait au maître peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette sallequ'on lui apporta une carteen lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La cartemalpropreportait le nom de Buschimprimé grossièrement. Elle ne connaissait pas ce nomelle donna l'ordre de faire monter chez elledans le cabinet de son frèreoù elle recevait.

Si Buschdepuis bientôt six grands moispatientaitn'utilisait pas l'extraordinaire découverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccardc'était d'abord pour les raisons qu'il avait pressentiesle médiocre résultat qu'il y aurait à tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits à la mèrela difficulté extrême de le faire chanter pour en obtenir davantageune somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuflibre de toutes entravesque le scandale n'effrayait guèrecomment le terroriserlui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasardpoussé dans la bouegraine de souteneur et d'assassin ? Sans doutela Méchain avait laborieusement dressé un gros compte de fraisenviron six mille francs : des pièces de vingt sous prêtées à Rosalie Chavaillesa cousinela mère du petitpuis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuseson enterrementl'entretien de sa tombeenfin ce qu'elle dépensait pour Victor lui-même depuis qu'il était tombé à sa chargela nourritureles vêtementsun tas de choses. Maisdans le cas où Saccard n'aurait point la paternité tendren'était-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouveraitcette paternitésinon la ressemblance de l'enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billetsencore s'il n'invoquait pas la prescription.

D'autre partsi Busch avait tant tardéc'était qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiétudeprès de son frère Sigismondcouchéterrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtoutce terrible remueur d'affaires avait tout négligétout oublié des mille pistes enchevêtrées qu'il suivaitne paraissant plus à la Boursene traquant plus un débiteurne quittant pas le chevet du maladequ'il veillaitsoignaitchangeaitcomme une mère. Devenu prodiguelui d'une ladrerie immondeil appelait les premiers médecins de Parisaurait voulu payer les remèdes plus cher au pharmacienpour qu'ils fussent plus efficaces ; etcomme les médecins avaient défendu tout travailet que Sigismond s'entêtaitil lui cachait ses papiersses livres. Entre euxc'était devenu une guerre de ruses. Dès quevaincu par la fatigueson gardien s'endormaitle jeune hommetrempé de sueurdévoré de fièvreretrouvait un bout de crayonune marge de journalse remettait à des calculsdistribuant la richesse selon son rêve de justiceassurant à chacun sa part de bonheur et de vie. Et Buschà son réveils'irritait de le voir plus maladele coeur crevé de ce qu'il donnait ainsi à sa chimère le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bêtises-làil le lui permettaitcomme on permet des pantins à un enfantlorsqu'il était en bonne santé ; mais s'assassiner avec des idées follesimpraticablesvraiment c'était imbécile ! Enfinayant consenti à être sagepar affection pour son grand frèreSigismond avait repris quelque forceet il commençait à se lever.

Ce fut alors que Buschse remettant à ses besognesdéclara qu'il fallait liquider l'affaire Saccardd'autant plus que Saccard était rentré en conquérant à la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilité indiscutable. Le rapport de Mme Méchainqu'il avait envoyée rue Saint-Lazareétait excellent. Cependantil hésitait encore à attaquer son homme de faceil temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincraitlorsqu'une parole échappée à la Méchain sur Mme Carolinecette dame qui tenait la maisondont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parléle lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce quepar hasardcette dame était la vraie maîtressecelle qui avait la clef des armoires et du coeur ? Il obéissait assez souvent à ce qu'il appelait le coup de l'inspirationcédant à une divination brusquepartant en chasse sur une simple indication de son flairquitte ensuite à tirer des faits une certitude et une résolution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazarepour voir Mme Caroline.

En hautdans la salle des épuresMme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal raséà la figure plate et salevêtu d'une belle redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu'à l'âmela trouvait telle qu'il la souhaitaitsi grandesi saineavec ses admirables cheveux blancsqui éclairaient de gaieté et de douceur son visage resté jeune ; et il était surtout frappé par l'expression de la bouche un peu forteune telle expression de bontéque tout de suite il se décida.

"Madamedit-ilj'aurais désiré parler à M. Saccardmais on vient de me répondre qu'il était absent..."

Il mentaitil ne l'avait même pas demandécar il savait fort bien qu'il n'y était pointayant guetté son départ pour la Bourse.

"Et je me suis alors permis de m'adresser à vouspréférant cela au fondn'ignorant pas à qui je m'adresse... Il s'agit d'une communication si gravesi délicate..."

Mme Carolinequijusque-làne lui avait pas dit de s'asseoirlui indiqua un siègeavec un empressement inquiet.

"Parlezmonsieurje vous écoute."

Buschen relevant avec soin les pans de sa redingotequ'il semblait craindre de salirse posa à lui-mêmecomme un point acquisqu'elle couchait avec Saccard.

"C'est quemadamece n'est point commode à direet je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose... J'espère que vous verrezdans ma démarchel'unique désir de permettre à M. Saccard de réparer d'anciens torts..."

D'un gesteelle le mit à l'aiseayant compris de son côté à quel personnage elle avait affairedésirant abréger les protestations inutiles. Du resteil n'insista pasconta longuement l'ancienne histoireRosalie séduite rue de la Harpel'enfant naissant après la disparition de Saccardet la mère morte dans la débaucheet Victor laissé à la charge d'une cousine trop occupée pour le surveillerpoussant au milieu de l'abjection. Elle l'écoutaétonnée d'abord par ce roman qu'elle n'attendait pointcar elle s'était imaginé qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent ; puisvisiblementelle s'attendritémue du triste sort de la mère et de l'abandon du petitprofondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile.

"Maisdit-elleêtes-vous certainmonsieurdes faits que vous me racontez ?... Il faut des preuves bien fortesabsoluesdans ces sortes d'histoires."

Il eut un sourire.

"Oh ! madameil y a une preuve aveuglantela ressemblance extraordinaire de l'enfant... Puisles dates sont làtout s'accorde et prouve les faits jusqu'à la dernière évidence."

Elle demeurait tremblanteet il l'observait. Après un silenceil continua :

"Vous comprenez maintenantmadamecombien j'étais embarrassé pour m'adresser directement à M. Saccard. Moije n'ai aucun intérêt là- dedansje ne viens qu'au nom de Mme Méchainla cousinequ'un hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché ; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francsdonnés à la malheureuse Rosalieétaient signés du nom de Sicardotchose que je ne me permets pas de jugerexcusablemon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulementn'est-ce pas ? M. Saccard aurait pu se méprendre sur le caractère de mon intervention... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la premièremadamepour m'en remettre complètement à vous sur la marche à suivresachant quel intérêt vous portez à M. Saccard... Voilà ! vous avez notre secretpensez-vous que je doive l'attendre et lui tout diredès aujourd'hui ?"

Mme Caroline montra une émotion croissante.

"Nonnonplus tard."

Mais elle-même ne savait que fairedans l'étrangeté de la confidence. Il continuait de l'étudiersatisfait de la sensibilité extrême qui la lui livraitachevant de bâtir son plancertain désormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donné.

"C'est quemurmura-t-ilil faudrait prendre un parti.

-- Eh bienj'irai... Ouij'irai à cette citéj'irai voir cette Mme Méchain et l'enfant... Cela vaut mieuxbeaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses."

Elle pensait tout hautla résolution lui venait de faire une soigneuse enquêteavant de rien dire au père. Ensuitesi elle était convaincueil serait temps de l'avertir. N'était-elle pas là pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillité ?

"Malheureusementça pressereprit Buschl'amenant peu à peu où il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable."

Elle s'était levée.

"Je mets un chapeau et j'y vais à l'instant."

A son touril dut quitter sa chaiseet négligemment :

"Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura à régler. L'enfant a coûténaturellement ; et il y a aussi de l'argent prêtédu vivant de la mère... Oh ! moije ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont là-bas.

-- Bon ! je vais voir."

Alorsil parut s'attendrir lui-même.

"Ah ! madamesi vous saviez toutes les drôles de choses que je voisdans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passionsouce qui est pisdes passions de leurs parents... Ainsije pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées voisinesces dames de Beauvilliers..."

D'un mouvement brusqueil s'était approché d'une des fenêtresil plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doutedepuis qu'il était entréil méditait ce coup d'espionnageaimant à connaître ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francssignée par le comte à la fille Léonie Cronil avait deviné justeles renseignements envoyés de Vendôme disaient l'aventure prévue : la fille séduiterestée sans un souà la mort du comteavec son chiffon de papier inutileet dévorée de l'envie dé venir à Pariset finissant par laisser le papier en nantissement à l'usurier Charpierpour cinquante francs peut-être. Seulements'il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliersil faisait battre Paris depuis six mois par la Méchainsans pouvoir mettre la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout fairechez un huissieret il la suivait dans trois places ; puischassée pour inconduite notoireelle disparaissaitil avait en vain fouillé tous les ruisseaux. Cela l'exaspérait d'autant plusqu'il ne pouvait rien tenter sur la comtessetant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaireil était heureuxdebout devant la fenêtrede connaître le jardin de l'hôteldont il n'avait vu encore que la façadesur la rue.

"Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui ? " demanda Mme Carolineavec une inquiète sympathie.

Il fit l'innocent.

"Nonje ne crois pas... Je voulais parler simplement de la triste situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte... Ouij'ai des amis à Vendômeje sais leur histoire."

Etcomme il se décidait enfin à quitter la fenêtreil eutdans l'émotion qu'il jouaitun brusque et singulier retour sur lui-même.

"Encorequand ce ne sont que des plaies d'argent ! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison !"

Cette foisde vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à son frèreil étouffait. Elle crut qu'il avait récemment perdu un des sienselle ne le questionna paspar discrétion. Jusque-làelle ne s'était pas trompée sur les basses besognes du personnageà la répugnance qu'il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la déterminaient davantage que la plus savante des tactiques : son désir s'accrut de courir tout de suite à la cité de Naples.

"Madameje compte donc sur vous.

-- Je pars à l'instant."

Une heure plus tardMme Carolinequi avait pris une voitureerrait derrière la butte Montmartresans pouvoir trouver la cité. Enfindans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadetune vieille femme la désigna au cocher. C'étaità l'entréecomme un chemin de campagnedéfoncéobstrué de boue et de détrituss'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'oeil attentif les misérables constructionsfaites de terrede vieilles planches et de vieux zincpareilles à des tas de démolitionsrangés autour de la cour intérieure. Sur la rueune maison à un étagebâtie en moellonscelle-làmais d'une décrépitude et d'une crasse repoussantessemblait commander l'entréeainsi qu'une geôle. Eten effetMme Méchain demeurait làen propriétaire vigilantesans cesse aux aguetsexploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés.

Dès que Mme Caroline fut descendue de voitureelle la vit apparaître sur le seuilénormela gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleuelimée aux pliscraquée aux couturesles joues si bouffies et si rougesque le nez petitdisparusemblait cuire entre deux brasiers. Elle hésitaitprise de malaiselorsque la voix très douced'un charme aigrelet de pipeau champêtrela rassura.

"Ah ! madamec'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor... Entrezentrez donc. Ouic'est bien ici la cité de Naples. La rue n'est pas classéenous n'avons pas encore de numéros... Entrezil faut causer de tout çad'abord. Mon Dieu ! c'est si ennuyeuxc'est si triste !"

Et Mme Caroline dut accepter une chaise dépailléedans une salle à manger noire de graisseoù un poêle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La Méchainmaintenantse récriait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrercar elle avait tant d'affaires dans Pariselle ne remontait guère avant six heures. Il fallut l'interrompre.

"Pardonmadameje venais pour ce malheureux enfant.

-- Parfaitementmadameje vais vous le montrer... Vous savez que sa mère était ma cousine. Ah ! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiersvoici les comptes."

D'un buffetelle tirait un dossierbien en ordreclassé dans une chemise bleuecomme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout à fait dégoûtanteallant avec le premier venurentrant ivre et en sangaprès des bordées de huit jours ; seulementn'est-ce pas ? Il fallait comprendrecar elle était bonne ouvrière avant que le père lui eût démis l'épaulele jour où il l'avait prise sur l'escalier ; et ce n'était pasavec son infirmitéen vendant des citrons aux Hallesqu'elle pouvait vivre sage.

"Vous voyezmadamec'est par vingt souspar quarante sousque je lui ai prêté tout ça. Les dates y sont le 20 juinvingt sous ; le 27 juinencore vingt sous ; le 3 juilletquarante sous. Ettenez ! elle a dû être malade à cette époqueparce que voici des quarante sous à n'en plus finir... Puisil y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dépenses faites pour le gamin... Sans compter quelorsque Rosalie a été morteoh ! bien salementdans une maladie qui était une vraie pourritureil est tombé complètement à ma charge. Alorsregardezj'ai mis cinquante francs par mois. C'est très raisonnable. Le père est richeil peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon... Enfinça fait cinq mille quatre cent trois francs ; etsi nous ajoutons les six cents francs des billetsnous arrivons au total de six mille francs... Ouitout pour six mille francsvoilà !"

Malgré la nausée qui la pâlissaitMme Caroline fit une réflexion.

"Mais les billets ne vous appartiennent pasils sont la propriété de l'enfant.

-- Ah ! pardonreprit la Méchainaigrementj'ai avancé de l'argent dessus. Pour rendre service à Rosalieje les lui ai escomptés. Vous voyez derrière mon endos... C'est encore gentil de ma part de ne pas réclamer des intérêts... On réfléchirama bonne dameon ne voudra pas faire perdre un sou à une pauvre femme comme moi."

Sur un geste las de la bonne damequi acceptait le compteelle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flûtée pour dire :

"Maintenantje vais faire appeler Victor."

Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rôdaientse planter sur le seuilfaire de grands gestes : il fut acquis que Victor refusait de se déranger. Un des mioches rapporta mêmepour toute réponseun mot ignoble. Alorselle s'ébranladisparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puiselle reparut seuleayant réfléchitrouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur.

"Si madame veut bien prendre la peine de me suivre."

Eten marchantelle fournit des détails sur la cité de Naplesque son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait être mortpersonne ne l'avait connuet elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriété. Une mauvaise affaire qui la tueraitdisait- ellecar elle y trouvait plus de soucis que de profitssurtout depuis que la préfecture la tracassaitlui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des réparationsdes améliorationssous le prétexte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurselle se refusait énergiquement à dépenser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientôt exiger des cheminées ornées de glacesdans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu'elle ne disait pointc'était son âpreté à toucher ses loyersjetant les familles à la ruedès qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francsfaisant elle-même sa policesi redoutéeque les mendiants sans asile n'auraient osé dormir pour rien contre un de ses murs.

Le coeur serréMme Caroline examinait la courun terrain ravagécreusé de fondrièresque les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout làil n'y avait ni fosse ni puisardc'était un fumier sans cesse accruempoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froidcar la peste s'en dégageaitsous les grands soleils. D'un pied inquietelle cherchait à éviter les débris de légumes et les osen promenant ses regards aux deux bordssur les habitationsdes sortes de tanières sans nomdes rez-de-chaussée effondrés à demimasures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n'avaient pas de portelaissaient entrevoir des trous noirs de caved'où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charnierssans même avoir un lit souventles hommesles femmesles enfants se pourrissant les uns les autrescomme les fruits gâtéslivrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de miocheshâveschétifsmangés de la scrofule et de la syphilis héréditairesemplissaient-elles sans cesse la courpauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreuxdans le hasard d'une étreintesans qu'on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflaitelle balayait d'un coup au cimetière la moitié de la cité.

"Je vous expliquais doncMadamereprit la Méchainque Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeuxet qu'il serait temps de songer à son éducationcar le voilà qui achève ses douze ans... Du vivant de sa mèren'est-ce pas ? il voyait des choses pas très convenablesattendu qu'elle ne se gênait guèrequand elle était soûle. Elle amenait les hommeset tout ça se passait devant lui... Ensuitemoije n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez prèsà cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journée sur les fortifications. Deux foisj'ai dû aller le réclamerparce qu'il avait voléoh ! des bêtises seulement. Et puisdès qu'il a puç'a été avec les petites fillestant sa pauvre mère lui en avait montré. Avec çavous allez le voirà douze ansc'est déjà un homme. Enfinpour qu'il travaille un peuje l'ai donné à la mère Eulalieune femme qui vend à Montmartre des légumes au panier. Il l'accompagne à la Halleil lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcès à la cuisse... Mais nous y voicimadameveuillez entrer."

Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'étaitau fond de la courderrière une véritable barricade d'immondicesun des trous les plus puantsune masure écrasée dans le solpareille à un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenêtre. Il fallait que la porteune ancienne porte vitréedoublée d'une feuille de zincrestât ouvertepour qu'on vît clair ; et le froid entraitterrible. Dans un coinelle aperçut une paillassejetée simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'était reconnaissableparmi le pêle-mêle de tonneaux éclatésde treillages arrachésde corbeilles à demi pourriesqui devaient servir de sièges et de tables. Les murs suintaientd'une humidité gluante. Une crevasseune fente verte dans le plafond noirlaissait couler la pluiejuste au pied de la paillasse. Et l'odeurl'odeur surtout était affreusel'abjection humaine dans l'absolu dénuement.

"Mère Eulaliecria la Méchainc'est une dame qui veut du bien à Victor... Qu'est-ce qu'il ace crapaudà ne pas venirquand on l'appelle ?"

Un paquet de chair informe grouilla sur la paillassedans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'annéestoute nue là-dedansfaute de chemisesemblable à une outre à moitié videtant elle était molle et coupée de plis. La tête n'était point laidefraîche encoreencadrée de petits cheveux blonds frisés.

"Ah ! geignit-ellequ'elle entresi c'est pour notre biencar il n'est pas Dieu possible que ça continue !... Quand on pensemadameque voilà quinze jours que je n'ai pu me leverà cause de ces saletés de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !... Alorsil n'y a plus un sounaturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allé vendre ; et je crois bien quece soirnous serions claqués de faim."

Puishaussant la voix :

"C'est bêteà la fini sors donc de làpetit... La dame ne veut pas te faire du mal."

Et Mme Caroline tressailliten voyant se dresser d'un panier un paquetqu'elle avait pris pour un tas de loques. C'était Victorvêtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toilepar les trous desquels sa nudité passait. Il se trouvait en plein dans la clarté de la porteelle restait béantestupéfiée de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allèrentla paternité était indéniable.

"Je veux pasmoidéclara-t-ilqu'on m'embête pour aller à l'école."

Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappaitil était inquiétantce gaminavec toute une moitié de la face plus grosse que l'autrele nez tordu à droitela tête comme écrasée sur la marche où sa mèreviolentéel'avait conçu. En outreil paraissait prodigieusement développé pour son âgepas très grandtrapuentièrement formé à douze ansdéjà poiluainsi qu'une bête précoce. Les yeux hardisdévorantsla bouche sensuelleétaient d'un homme. Etdans cette grande enfanceau teint si pur encoreavec certains coins délicats de fillecette virilitési brusquement épanouie gênait et effrayaitainsi qu'une monstruosité.

"L'école vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici... Où couchez-vous ?"

D'un gesteil montra la paillasse.

"Làavec elle."

Contrariée de cette réponse franchela mère Eulalie s'agitacherchant une explication.

"Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puisil a fallu le vendre... On couche comme on peutn'est-ce pas ? quand tout a filé."

La Méchain crut devoir intervenirbien qu'elle n'ignorât rien de ce qui se passait.

"Ce n'est tout de même pas convenableEulalie... Et toigarnementtu aurais bien pu venir coucher chez moiau lieu de coucher avec elle."

Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambesse carrant dans sa précocité de mâle.

"Pourquoi doncc'est ma femme !"

Alorsla mère Eulalievautrée dans sa molle graisseprit le parti de riretâchant de sauver l'abominationen en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle.

"Oh ! çabien sûr que je ne lui confierais pas ma fillesi j'en avais une... C'est un vrai petit homme."

Mme Caroline frémit. Le coeur lui manquaitdans une nausée affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ansce petit monstreavec cette femme de quaranteravagée et maladesur cette paillasse immondeau milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misèrequi détruit et pourrit tout !

Elle laissa vingt francsse sauvarevint se réfugier chez la propriétairepour prendre un parti et s'entendre définitivement avec celle-ci. Une idée s'était éveillée en elledevant un tel abandoncelle de l'Oeuvre du Travail : n'avait-elle pas été justement crééecette oeuvrepour des déchéances pareillesles misérables enfants du ruisseau qu'on tâchait de régénérer par de l'hygiène et un métier ? Au plus viteil fallait enlever Victor de ce cloaquele mettre là-baslui refaire une existence. Elle en était restée toute tremblante. Etdans cette décisionil lui venait une délicatesse de femme : ne rien dire encore à Saccardattendre d'avoir décrassé un peu le monstreavant de le lui montrer ; car elle éprouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejetonelle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans douteelle parlerait ensuiteheureuse de sa bonne action.

La Méchain comprit difficilement.

"Mon Dieumadamecomme il vous plaira... Seulementje veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moisi je n'ai pas mes six mille francs."

Cette exigence désespéra Mme Caroline. Elle n'avait pas la sommeelle ne voulait pas la demander au pèrenaturellement. En vainelle discutasupplia.

"Nonnon ! si je n'avais plus mon gageje pourrais me fouiller. Je connais ça."

Enfinvoyant que la somme était grosse et qu'elle n'obtiendrait rienelle fit un rabais.

"Eh biendonnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste."

Mais l'embarras de Mme Caroline restait le mêmeet elle se demandait où prendre ces deux mille francslorsque la pensée lui vint de s'adresser à Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien à être du secretil ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argentque certainement son père lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain.

Il n'était que cinq heureselle avait une telle fièvre d'en finirqu'en remontant dans son fiacreelle donna au cocher l'adresse de Maximeavenue de l'impératrice. Quand elle arrivale valet de chambre lui dit que monsieur était à sa toilettemais qu'il allait tout de même l'annoncer.

Un instantelle étouffadans le salon où elle attendait. C'était un petit hôtel installé avec un raffinement exquis de luxe et de bien-être. Les tenturesles tapis s'y trouvaient prodigués ; et une odeur fineambrées'exhalaitdans le tiède silence des pièces. Cela était jolitendre et discretbien qu'il n'y eût pas là de femme ; car le jeune veufenrichi par la mort de la sienneavait réglé sa vie pour l'unique culte de lui-mêmefermant sa porteen garçon d'expérienceà tout nouveau partage. Cette jouissance de vivrequ'il devait à une femmeil n'entendait pas qu'une autre femme la lui gâtât. Désabusé du viceil ne continuait à en prendre que comme d'un dessert qui lui était défenduà cause de son estomac déplorable. Il avait abandonné depuis longtemps son idée d'entrer au Conseil d'Etatil ne faisait même plus courirles chevaux l'ayant rassasié comme les filles. Et il vivait seuloisifparfaitement heureuxmangeant sa fortune avec art et précautiond'une férocité de beau-fils pervers et entretenudevenu sérieux.

"Si madame veut me suivrerevint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre."

Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiersdepuis qu'il la voyait installée en intendante fidèlechaque fois qu'il allait dîner chez son père. En entrant dans la chambreelle trouva les rideaux ferméssix bougies brûlant sur la cheminée et sur un guéridonéclairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soieune chambre trop douillette de belle dame à vendreavec ses sièges profondsson immense litd'une mollesse de plumes. C'était la pièce aiméeoù il avait épuisé les délicatessesles meubles et les bibelots précieuxdes merveilles du siècle dernierfondusperdus dans le plus délicieux fouillis d'étoffes qui se pût voir.

Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette était grande ouverteet il parutdisant :

"Quoi doncqu'est-il arrivé ?... Papa n'est pas mort ?"

Au sortir du bainil venait de passer un élégant costume de flanelle blanchela peau fraîche et embauméeavec sa jolie tête de filledéjà fatiguéeles yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porteon entendait encore l'égouttement d'un des robinets de la baignoiretandis qu'un parfum de violente fleur montaitdans la douceur de l'eau tiède.

"Nonnonce n'est pas si graverépondit-ellegênée par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai à vous dire pourtant m'embarrasse un peu... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous...

-- C'est vraije dîne en villemais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyonsqu'y a-t-il ?"

Il attendaitet elle hésitait maintenantbalbutiaitsaisie de ce grand luxede ce raffinement jouisseurqu'elle sentait autour d'elle. Une lâcheté la prenaitelle ne retrouvait plus son courage à tout dire. Etait-ce possible que l'existencesi dure à l'enfant de hasardlà-basdans le cloaque de la cité de Naplesse fût montrée si prodiguepour celui-ciau milieu de cette savante richesse ? Tant de saletés ignoblesla faim et l'ordure inévitable d'un côtéet de l'autre une telle recherche de l'exquisl'abondancela vie belle ! L'argent serait-il donc l'éducationla santél'intelligence ? Etsi la même boue humaine restait dessoustoute la civilisation n'était-elle pas dans cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ?

"Mon Dieu ! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant... Du restej'y suis forcéej'ai besoin de vous."

Maxime l'écoutad'abord debout ; puisil s'assit devant elleles jambes cassées par la surprise. Etlorsqu'elle se tut :

"Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de filsvoilà un affreux petit frère qui me tombe du cielsans crier gare !"

Elle le crut intéresséfit une allusion à la question d'héritage.

"Oh ! l'héritage de papa !"

Et il eut un geste d'insouciance ironiquequ'elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualitésà la fortune certaine de son père ?

"Nonnonmon affaire est faiteje n'ai besoin de personne... Seulementen véritéc'est si drôlece qui arriveque je ne puis m'empêcher d'en rire."

Il riaiten effetmais vexéinquiet sourdementne songeant qu'à luin'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit à l'écartil lâcha un mot oubrutalementil se mit tout entier.

"Au fondje m'en fichemoi !"

S'étant levéil passa dans le cabinet de toiletteen revint tout de suite avec un polissoir d'écailledont il se frottait doucement les ongles.

"Et qu'est-ce que vous allez en fairede votre monstre ? On ne peut pas le mettre à la Bastillecomme le Masque de fer."

Elle parla alors des comptes de la Méchainexpliqua son idée de faire entrer Victor à l'Oeuvre du Travailet lui demanda les deux mille francs.

"Je ne veux pas que votre père sache rien encoreje n'ai que vous à qui m'adresseril faut que vous fassiez cette avance.

Mais il refusa net.

"A papajamais de la vie ! pas un sou !... Ecoutezc'est un sermentpapa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prêterais pas... Comprenez donc ! il y a des bêtises trop bêtesje ne veux pas être ridicule !"

De nouveauelle le regardaittroublée des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passionelle n'avait ni le désir ni le temps de le faire causer.

"Et à moireprit-elle d'une voix brusqueme les prêterez-vousces deux mille francs ?

-- A vousà vous..."

Il continuait de se polir les onglesd'un mouvement joli et légertout en l'examinant de ses yeux clairsqui fouillaient les femmes jusqu'au sang du coeur.

"A voustout de mêmeje veux bien.. Vous êtes une gobeusevous me les ferez rendre."

Puisquand il fut allé chercher les deux billets dans un petit meubleet qu'il les lui eut remisil lui prit les mainsles garda un instant entre les siennesd'un air de gaieté amicaleen beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman.

"Vous avez des illusions sur papavous !... Oh ! ne vous en défendez pasje ne vous demande pas vos affaires... Les femmesc'est si bizarreça se distrait parfois à se dévouer ; etnaturellementelles ont bien raison de prendre leur plaisir où elles le trouvent... N'importesi un jour vous en étiez mal récompenséevenez donc me voirnous causerons."

Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacreétouffée encore par la tiédeur molle du petit hôtelpar le parfum d'héliotrope qui avait pénétré ses vêtementselle était frissonnante comme au sortir d'un lieu suspecteffrayée aussi de ces réticencesde ces plaisanteries du fils sur le pèrequi aggravaient son soupçon de l'inavouable passé. Mais elle ne voulait rien savoirelle avait l'argentelle se calma en combinant sa journée du lendemainde façon quedès le soirl'enfant fût sauvé de son vice.

Aussile matindut-elle se mettre en coursecar elle avait toutes sortes de formalités à remplirpour être certaine que son protégé serait accueilli à l'Oeuvre du Travail. Sa situation de secrétaire du conseil de surveillanceque la princesse d'Orviedola fondatriceavait composé de dix dames du mondelui facilita d'ailleurs ces formalités ; etl'après-midielle n'eut plus qu'à aller chercher Victor à la cité de Naples. Elle avait emporté des vêtements convenableselle n'était pas au fond sans inquiétude sur la résistance que le petit allait leur opposerlui qui ne voulait pas entendre parler de l'école. Mais la Méchainà qui elle avait envoyé une dépêche et qui l'attendaitlui apprit dès le seuil une nouvelledont elle était bouleversée elle-même dans la nuitbrusquementla mère Eulalie était mortesans que le médecin eût pu dire au juste de quoiune congestion peut-êtrequelque ravage du sang gâté ; et l'effrayantc'était que le gamincouché avec ellene s'était aperçu de la mortdans l'obscuritéqu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriétairehébété de ce drametravaillé d'une sourde peursi bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut contentà l'idée de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus làpuisque la grossecomme il disaitallait pourrir dans le trou.

Cependantla Méchainen écrivant son reçu des deux mille francsposait ses conditions.

"C'est bien entendun'est-ce pas ? vous compléterez les six mille en un seul paiementà six mois... Autrementje m'adresserai à M. Saccard.

-- Maisdit Mme Carolinec'est M. Saccard lui-même qui vous paiera... Aujourd'huije le remplacesimplement."

Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveuxune hâte du petit à monter dans la voituretandis qu'ellegrondée par Busch d'avoir consenti à ne recevoir qu'un acomptecontinuait à mâcher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui échapper.

"Enfinmadamesoyez honnête avec moiautrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir."

De la cité de Naples à l'Oeuvre du Travailboulevard BineauMme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victordont les yeux luisants dévoraient la routeles larges avenuesles passants et les maisons riches. Il ne savait pas écrireà peine lireayant toujours déserté l'école pour des bordées sur les fortifications ; etde sa face d'enfant mûri trop vitene sortaient que les appétits exaspérés de sa raceune hâteune violence à jouiraggravées par le terreau de misère et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineauses yeux de jeune fauve étincelèrent davantagelorsquedescendu de voitureil traversa la cour centraleque le bâtiment des garçons et celui des filles bordaient à droite et à gauche. Déjàil avait fouillé d'un regard les vastes préaux plantés de beaux arbresles cuisines revêtues de faïencedont les fenêtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandesles réfectoires ornés de marbrelongs et hauts comme des nefs de chapelletout ce luxe royal que la princesses'entêtant à ses restitutionsvoulait donner aux pauvres. Puisarrivé au fonddans le corps de logis que l'administration occupaitpromené de service en service pour être admis avec les formalités d'usageil écouta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridorsdes larges escaliersde ces dégagements inondés d'air et de lumièred'une décoration de palais. Ses narines frémissaienttout cela allait être à lui.

Maiscomme Mme Carolineredescendue au rez-de-chaussée pour la signature d'une piècelui faisait suivre un nouveau couloirelle l'amena devant une porte vitréeet il put voir un atelier où des garçons de son âgedebout devant des établisapprenaient la sculpture sur bois.

"Vous voyezmon petit amidit-elleon travaille ici parce qu'il faut travaillersi l'on veut être bien portant et heureux... Le soiril y a des classeset je compten'est-ce pas ? que vous serez sageque vous étudierez bien... C'est vous qui allez décider de votre avenirun avenir tel que vous ne l'avez jamais rêvé."

Un pli sombre avait coupé le front de Victor. Il ne répondit paset ses yeux de jeune loup ne jetèrent plus sur ce luxe étaléprodiguéque des regards obliques de bandit envieux : avoir tout çamais sans rien faire ; le conquérirs'en repaîtreà la force des ongles et des dents. Dès lorsil ne fut plus là qu'en révoltéqu'en prisonnier qui rêve de vol et d'évasion.

"Maintenanttout est régléreprit Mme Caroline. Nous allons monter à la salle de bains."

L'usage était que chaque nouveau pensionnaireà son entréeprenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en hautdans des cabinets attenant à l'infirmeriequi elle-mêmecomposée de deux petits dortoirsl'un pour les garçonsl'autre pour les fillesétait voisine de la lingerie. Les six soeurs de la communauté régnaient làdans cette lingerie superbetout en érable vernià trois étages de profondes armoiresdans cette infirmerie modèled'une clartéd'une blancheur sans tachegaie et propre comme la santé. Souvent aussiles dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'après-midimoins pour contrôler que pour donner à l'oeuvre l'appui de leur dévouement.

Etjustementla comtesse de Beauvilliers se trouvait làavec sa fille Alicedans la salle qui séparait les deux infirmeries. Souventelle l'amenait ainsi pour la distraireen lui donnant le plaisir de la charité. Ce jour-làAlice aidait une des soeurs à faire des tartines de confiturepour deux petites convalescentesà qui on avait permis de goûter.

"Ah ! dit la comtesseà la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bainvoici un nouveau."

D'habitudeelle restait cérémonieuse à l'égard de Mme Carolinene la saluant que d'un signe de têtesans jamais lui adresser la parolede crainte peut-être d'avoir à lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenaitl'air d'active bonté dont elle s'occupait de luila touchaient sans doutela faisaient sortir de sa réserve. Et elles causèrent à demi-voix.

"Si vous saviezmadamede quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande à votre surveillancecomme je l'ai recommandé à toutes ces dames et à tous ces messieurs."

"Est-ce qu'il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ?

-- Nonsa mère est morte... Il n'a plus que moi.

-- Pauvre gamin !... Ah ! que de misère !"

Pendant ce tempsVictor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'étaient allumés d'une féroce convoitise ; etde cette confiture que le couteau étalaitil remontait aux fluettes mains blanches d'Aliceà son cou tropà toute sa personne de vierge chétivequi s'émaciait l'attente vaine du mariage. S'il s'était trouvé seul avec elled'un bon coup de tête dans le ventrecomme il l'aurait envoyée rouler contre le murpour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons ; etd'un coup d'oeilayant consulté la religieuse :

"Est-ce que vous avez faimmon petit ami ?

-- Oui.

-- Et vous ne détestez pas la confiture ?

-- Non.

-- Alorsça vous irait si je vous faisais deux tartinesque vous mangeriez en sortant du bain ?

-- Oui.

-- Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de painn'est-ce pas ?

-- Oui."

Elle riaitplaisantaitmais lui restait grave et béantavec ses yeux dévorateurs qui la mangeaientelle et ses bonnes choses.

A ce momentdes cris de joietout un violent tapage monta du préau des garçonsoù la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaientles pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes.

"Vous voyezreprit Mme Carolineen l'amenant près d'une fenêtresi l'on travailleon joue aussi... Vous aimez travailler ?

-- Non.

-- Mais vous aimez jouer ?

-- Oui.

-- Eh biensi vous voulez joueril faudra travailler... Tout cela s'arrangeravous serez raisonnablej'en suis sûre."

Il ne répondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffé la faceà la vue de ses camarades lâchéssautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la libertéde la jouissancetout le tempsil ne voulait rien d'autre. Son bain était prêton l'emmena.

"Voilà un petit monsieur qui ne sera guère commodeje croisdit doucement la religieuse. Je me méfie d'euxquand ils n'ont pas la figure d'aplomb.

-- Il n'est pourtant pas laidcelui-cimurmura Aliceet on lui donnerait dix-huit ansà le voir vous regarder.

-- C'est vraiconclut Mme Caroline avec un léger frissonil est très avancé pour son âge."

Etavant de s'en allerces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout était très intéressanteune blonde fillette de dix ansavec des yeux savants déjàun air de femmela chair hâtive et malade des faubourgs parisiens. C'étaitd'ailleursla commune histoire : un père ivrogne qui amenait ses maîtresses ramassées sur le trottoirqui venait de disparaître avec une d'elles ; une mère qui avait pris un autre hommepuis un autretombée elle-même à la boisson ; et la petitelà-dedansbattue par tous ces mâlesquand ils n'essayaient pas de la violer. Un matinla mère avait dû la retirer des bras d'un maçonramené par ellela veille. On lui permettait pourtantà cette mère misérablede venir voir son enfantcar c'était elle qui avait supplié qu'on la lui enlevâtayant gardé dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait précisément làune femme maigre et jaunedévastéeavec des paupières brûlées de larmesassise près du lit blancoù sa gaminetrès proprele dos appuyé contre des oreillersmangeait gentiment ses tartines.

Elle reconnut Mme Carolineétant allée chez Saccard chercher des secours.

"Ah madamevoilà encore ma pauvre Madeleine sauvée une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sangvoyez-vouset le médecin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait passi elle continuait à être bousculée chez nous... Tandis qu'ici elle a de la viandeelle a du vin ; et puiselle respireelle est tranquille... Je vous en priemadamedites bien à ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bénir."

Un sanglot la suffoquason coeur se fondait de reconnaissance. C'était de Saccard qu'elle parlaitcar elle ne connaissait que luicomme la plupart des parents qui avaient des enfants à l'Oeuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait pointtandis que lui s'était longtemps prodiguépeuplant l'oeuvreramassant toutes les misères du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui était un peu sa créationse passionnant du reste comme toujoursdistribuant des pièces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieupour tous ces misérables.

"N'est-ce pas ? madamedites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui... Oh ! ce n'est pas que j'aie de la religionje ne veux point mentirje n'ai jamais été hypocrite. Nonles églises et nousc'est finiparce que nous n'y songeons seulement plustout ça ne servait à riend'aller y perdre son temps... Mais ça n'empêche qu'il y a tout de même quelque chose au-dessus de nouset alors ça soulagequand quelqu'un a été bond'appeler sur lui les bénédictions du Ciel."

Ses larmes débordèrentcoulèrent sur ses joues flétries.

"Ecoute-moiMadeleineécoute..."

La fillettesi pâle dans sa chemise de neigeet qui léchait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmandeavec des yeux de bonheurleva la têtedevint attentivesans cesser son régal.

"Chaque soiravant de t'endormir dans ton littu joindras tes mains comme çaet tu diras : " Mon Dieu faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. Tu entends, tu me le promets ?

-- Oui, maman.

Les semaines qui suivirentMme Caroline vécut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idées nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victorcette triste Rosalie prise sur une marche d'escaliersi violemmentqu'elle en était restée infirmeet les billets signés et impayéset le malheureux enfant sans père grandi dans la bouetout ce passé lamentable lui donnait une nausée au coeur. Elle écartait les images de ce passéde même qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrétions de Maxime certainementil y avait là des tares anciennesqui l'effrayaientdont elle aurait eu trop de chagrin. Puisc'était cette femme en pleursjoignant les mains de sa petite fillela faisant prier pour cet homme ; c'était Saccard adoré comme le Dieu de bontéet véritablement bonet ayant réellement sauvé des âmesdans cette activité passionnée de brasseur d'affairesqui se haussait à la vertulorsque la besogne était belle. Aussi arriva-t-elle à ne plus vouloir le jugeren se disantpour mettre en paix sa conscience de femme savanteayant trop lu et trop réfléchiqu'il y avait chez luicomme chez tous les hommesdu pire et du meilleur.

Cependantelle venait d'avoir un réveil sourd de honte à la pensée qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupéfiait toujourselle se tranquillisait en se jurant que c'était fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'écoulèrentpendant lesquelsdeux fois par semaineelle allait voir Victor ; etun soirelle se retrouva dans les bras de Saccarddéfinitivement à luilaissant s'établir des relations régulières. Que se passait-il donc en elle ? Etait-ellecomme les autrescurieuse ? ces troubles amours de jadisremués par ellelui avaient-ils donné le sensuel désir de savoir ? Ou plutôt n'était-ce pas l'enfant qui était devenu le lienle rapprochement fatal entre luile pèreet ellela mère de rencontre et d'adoption ? Ouiil ne devait y avoir eu là qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stérilecela certainement l'avait attendrie jusqu'à la débâcle de sa volontéde s'être occupée du fils de cet hommeau milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyaitelle se donnait davantageet une maternité était au fond de son abandon. D'ailleurselle était femme de clair bon senselle acceptait les faits de la viesans s'épuiser à tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elledans ce dévidage du coeur et de la cervelledans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatreil n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupéessans ménage à tenirsans enfant à aimerdes farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutesqui masquent de leur science de l'âme les appétits de la chaircommuns aux duchesses et aux filles d'auberge. Elled'une érudition trop vastequi avait perdu son tempsautrefoisà brûler de connaître le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophesen était revenue avec le grand dédain de ces récréations psychologiquesqui tendent à remplacer le piano et la tapisserieet dont elle disait en riant qu'elles ont débauché plus de femmes qu'elles n'en ont corrigé. Aussiles jours où des trous se produisaient en elleoù elle sentait une cassure dans son libre arbitre préférait-elle avoir le courage d'accepter les faitsaprès l'avoir constaté ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tarepour réparer le malde même que la sève qui monte toujours ferme d'un chênerefait du bois et de l'écorce. Si elle était maintenant à Saccard sans l'avoir voulusans être certaine qu'elle l'estimaitelle se relevait de cette déchéance en ne le jugeant pas indigne d'elleséduite par ses qualités d'homme d'actionpar son énergie à vaincrele croyant bon et utile aux autres. Sa honte première s'en était alléedans ce besoin que l'on a de purifier ses fauteset rien n'était en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison : un ménage de raison simplementlui heureux de l'avoir làle soirquand il ne sortait paselle presque maternelled'une affection calmanteavec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'était vraimentpour ce forban du pavé de Parisbrûlé et tanné dans tous les guets-apens financiersune chance imméritéeune récompense volée comme le resteque d'avoir à lui cette adorable femmesi jeune et si saine à trente-six anssous la neige de son épaisse chevelure blanched'un bon sens si brave et d'une sagesse si humainedans sa foi à la vietelle qu'elle estmalgré la boue que le torrent emporte.

Des mois se passèrentet il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard très énergique et très prudentdurant tous ces pénibles débuts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louchesses craintes qu'il ne les compromit elle et son frèrese dissipèrent même entièrementà le voir sans cesse en lutte avec les difficultésse dépensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mécanique neuvedont les rouages grinçaientprès d'éclater ; et elle lui en eut de la reconnaissanceelle l'admira. L'Universelleen effetne marchait pas comme il l'avait espérécar elle avait contre elle la sourde hostilité de la haute banque de mauvais bruits couraientdes obstacles renaissaientimmobilisant le capitalne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'était-il fait une vertu de cette lenteur d'alluresà laquelle on le réduisaitn'avançant que pas à pas sur un terrain solideguettant les fondrièrestrop occupé à éviter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatiencepiétinant comme une bête de course réduite à un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d'une maison de crédit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causaitétonnée.

Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'époque de la première assemblée générale. Elle avait été fixée au 25 avril. Dès le 20Hamelin débarqua d'Orienttout exprès pour la présiderrappelé en hâte par Saccardqui étouffait dans la maison trop étroite. Il rapportaitd'ailleursd'excellentes nouvelles : les traités étaient conclus pour la formation de la Compagnie générale des Paquebots réunis etd'autre partil avait en poche les concessions qui assuraient à une société française l'exploitation des mines d'argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turquedont il venait de jeter les bases à Constantinopleet qui serait une véritable succursale de l'Universelle. Quant à la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineureelle n'était pas mûreil fallait la réserver ; du resteil devait retourner là-baspour continuer ses étudesdès le lendemain de l'assemblée. Saccardravieut avec lui une longue conversationà laquelle assistait Mme Carolineet il leur persuada aisément qu'une augmentation du capital social était une nécessité absoluesi l'on voulait faire face à ces entreprises. Déjàles forts actionnairesDaigremontHuretSédilleKolbconsultés avaient approuvé cette augmentation ; de sorte qu'en deux jours la proposition put être étudiée et présentée au conseil d'administrationla veille même de la réunion des actionnaires.

Ce conseil d'urgence fut solenneltous les administrateurs y assistèrentdans la salle graveverdie par le voisinage des grands arbres de l'hôtel Beauvilliers. D'ordinaireil y avait deux conseils par mois : le petitvers le 15le plus importantcelui auquel ne paraissaient que les vrais chefsles administrateurs d'affaires ; et le grandvers le 30la réunion d'apparatoù tous venaientles muets et les décoratifsapprouver les travaux préparés d'avance et donner des signatures. Ce jour-làle marquis de Bohainavec sa petite tête aristocratiquearriva un des premiersapportant avec luidans son grand air fatiguél'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagotle vice-présidenthomme doux et ladreavait charge de guetter les administrateurs qui n'étaient point au courantles prenait à part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeurle vrai maître. Chose entenduetous promettaient d'obéird'un signe de tête.

Enfinon entra en séance. Hamelin fit connaître au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblée générale. C'était le gros travail que Saccard préparait depuis longtempsqu'il venait de rédiger en deux joursaugmenté des notes apportées par l'ingénieuret qu'il écoutait modestementd'un air de vif intérêtcomme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abordle rapport parlait des affaires faites par la Banque universelledepuis sa fondation elles n'étaient que bonnesde petites affaires au jour le jourréalisées de la veille au lendemainle courant banal des maisons de crédit. Pourtantd'assez gros bénéfices s'annonçaient sur l'emprunt mexicainqui venait d'être lancé le mois d'auparavantaprès le départ de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gâchis et de primes follesdans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantagefaute d'argent. Tout cela était ordinairemais ou avait vécu. Pour le premier exercicequi ne comprenait que trois moisdu 5 octobredate de la fondation31 décembrel'excédent des bénéfices était seulement de quatre cent et quelques mille francsce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier établissementde payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de réserve ; en outreles administrateurs avaient prélevé le dix pour cent que leur accordaient les statutset il restait une somme d'environ soixante-huit mille francsqu'on avait portée à l'exercice suivant. Seulementil n'y avait pas eu de dividende. Rien à la fois de plus médiocre ni de plus honorable. C'était comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourseils avaient lentement monté de cinq cents à six cents francssans secoussed'une façon normaleainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; etdepuis deux moisils demeuraient stationnairesn'ayant aucune raison de s'élever davantagedans le petit train journalier où semblait s'endormir la maison naissante.

Puisle rapport passait à l'aveniret ici c'était un brusque élargissementle vaste horizon ouvert de toute une série de grandes entreprises. Il insistait particulièrement sur la Compagnie générale des Paquebots réunisdont l'Universelle allait avoir à émettre les actions : une compagnie au capital de cinquante millionsqui monopoliserait tous les transports de la Méditerranéeet où se trouveraient syndiquées les deux grandes sociétés rivalesla Phocéennepour ConstantinopleSmyrne et Trébizondepar le Pirée et les Dardanelleset la Société Maritimepour Alexandriepar Messine et la Syriesans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicatles Combarel et Ciepour l'Algérie et la Tunisiela veuve Henri Liotardpour l'Algérie égalementpar l'Espagne et le Marocenfin les Féraud-Giraud frèrespour l'ItalieNaples et les villes de l'Adriatiquepar Civita-Vecchia. On conquérait la Méditerranée entièreen faisant une seule compagnie de ces sociétés et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. Grâce aux capitaux centraliséson construirait des paquebots typesd'une vitesse et d'un confort inconnuson multiplierait les départson créerait des escales nouvelleson ferait de l'Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnielorsquele canal de Suez achevéil lui serait permis de créer des services pour les Indesle Tonkinla Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s'était présentéed'une conception plus large ni plus sûre. Ensuiteviendrait l'appui donné à la Banque nationale turquesur laquelle le rapport fournissait de longs détails techniquesqui en démontraient l'inébranlable solidité. Et il terminait cet exposé des opérations futuresen annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la Société française des mines d'argent du Carmelfondée au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaientdans les échantillons du mineraiune proportion considérable d'argent. Maisplus encore que la sciencel'antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuseéblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d'une phrase dont il était très content.

Enfinaprès ces promesses d'un avenir glorieuxle rapport concluait à l'augmentation du capital. On le doublaiton l'élevait de vingt-cinq à cinquante millions. Le système d'émission adopté était le plus simple du mondepour qu'il entrât aisément dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient crééeset on les réserverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu'il n'y aurait pas même de souscription publique. Seulementces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francsdont une prime de vingt francsformant au total une somme d'un millionqu'on porterait au fonds de réserve. Il était juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impôtpuisqu'on les avantageait. D'ailleursle quart seul des actions était exigibleplus la prime.

Lorsque Hamelin cessa de lireil se produisit un brouhaha d'approbation. C'était parfaitpas une observation à faire. Pendant tout le temps qu'avait duré la lectureDaigremonttrès intéressé par un examen soigneux de ses onglesavait souri à des pensées vagues ; et le député Huretrenversé dans son fauteuilles yeux clossommeillait à demise croyant à la Chambre ; tandis que Kolble banquiertranquillementsans se cachers'était livré à un long calculsur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant luiainsi que chaque administrateur. PourtantSédilletoujours anxieux et méfiantvoulut poser une question : que deviendraient les actions abandonnées par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la société les garderait-elle à son comptece qui était illicitepuisque la déclaration légale ne pouvait avoir lieuchez le notaireque lorsque le capital était intégralement souscrit ? etsi elle s'en débarrassaità qui et comment comptait-elle les céder ? Maisdés les premiers mots du fabricant de soiele marquis de Bohainvoyant l'impatience de Saccardlui coupa la paroleen disantde son grand air nobleque le conseil s'en remettait de ces détails à son président et au directeurtous les deux si compétents et si dévoués. Et il n'y eut plus que des congratulationsla séance fut levée au milieu du ravissement de tous.

Le lendemainl'assemblée générale donna lieu à des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blancheoù un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; etavant l'arrivée du présidentdans cette salle déjà pleinecouraient les meilleurs bruitsun surtout qu'on se chuchotait à oreille : violemment attaqué par l'opposition grandissanteRougonle ministrele frère du directeurétait disposé à favoriser l'Universellesi le journal de la société L'Espérance un ancien organe catholiquedéfendait le gouvernement. Un député de la gauche venait de lancer le terrible cri " Le 2 décembre est un crime ! " qui avait retenti d'un bout de la France à l'autrecomme un réveil de la conscience publique. Il était nécessaire de répondre par de grands actesla prochaine Exposition universelle décuplerait le chiffre des affaireson allait gagner gros au Mexique et ailleursdans le triomphe de l'empire à son apogée. Etparmi un petit groupe d'actionnairesqu'endoctrinaient Jantrou et Sabatanion riait beaucoup d'un autre député quilors de la discussion sur l'arméeavait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'établir en France le système de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en était amusée : fallait-il que la terreur de la Prusse troublât certaines cervellesà la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italiedepuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particulièresle grand murmure de la salletomba brusquementlorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillanceSaccard s'effaçaitperdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissementsapprouvant le rapport qui soumettait à l'assemblée les comptes du premier exercicerevus et acceptés par les commissaires- censeursLavignière et Rousseauet qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule était compétente pour autoriser cette augmentationqu'elle décida d'ailleurs d'enthousiasmeabsolument grisée par les millions de la Compagnie générale des Paquebots réunis et de la Banque nationale turquereconnaissant la nécessité de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmelelles furent accueillies par un frémissement religieux. Etlorsque les actionnaires se furent séparésen votant des remerciements au présidentau directeur et aux administrateurstous rêvèrent du Carmelde cette miraculeuse pluie d'argenttombant des lieux saintsau milieu d'une gloire.

Deux jours aprèsHamelin et Saccardaccompagnés cette fois du vice- présidentle vicomte de Robin-Chagotretournèrent rue Sainte-Annechez maître Lelorrain pour déclarer l'augmentation du capitalqu'ils affirmaient avoir été intégralement souscrit. La vérité était que trois mille actions environrefusées par les premiers actionnaires à qui elles appartenaient de droitrestaient aux mains de la sociétélaquelle les passa de nouveau au compte Sabatanipar un jeu d'écritures. C'était l'ancienne irrégularitéaggravéele système qui consistait à dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantité de ses propres valeursune sorte de réserve de combatqui lui permettait de spéculerde se jeter en pleine bataille de Bourses'il le fallaitpour soutenir les coursau cas d'une coalition de baissiers.

D'ailleursHamelintout en désapprouvant cette tactique illégaleavait fini par s'en remettre complètement à Saccardpour les opérations financières ; et il y eut une conversation à ce sujetentre eux et Mme Carolinerelative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcés de prendrelors de la première émissionet que la secondenaturellementvenait de doubler : mille actions en toutreprésentantpour le versement du quart et la primeune somme de cent trente-cinq mille francsque le frère et la soeur voulurent absolument payerun héritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur étant tombé d'une tantemorte dix jours après son fils uniquetous deux emportés par la même fièvre. Saccard les laissa fairesans s'expliquer lui-même sur la manière dont il comptait libérer ses propres actions.

"Ah ! cet héritagedit en riant Mme Carolinec'est la première chance qui nous arrive... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frère avec ses trente mille francs de traitementses frais de déplacement considérableset tout cet or qui tombe sur nousparce que nous n'en avons plus besoin sans doute... Nous voilà riches."

Elle regardait Saccardavec sa gratitude de bon coeurvaincue désormaisconfiante en luiperdant chaque jour de sa clairvoyancedans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puisemportée tout de même par sa gaie franchiseelle continua :

"N'importesi je l'avais gagnécet argentje vous réponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires... Mais une tante que nous avons à peine connueun argent auquel nous n'avions jamais penséenfin de l'argent trouvé par terrequelque chose qui ne me semble même pas très honnête et dont j'ai un peu honte... Vous comprenezil ne me tient pas au coeurje veux bien le perdre.

-- Justement dit Saccardplaisantant à son touril va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volé.. Avant huit joursvous verrezvous verrez la hausse !"

Eten effetHamelinayant dû retarder son départassista avec surprise à une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de maile cours de sept cents francs fut dépassé. Il y avait là l'ordinaire résultat que produit toute augmentation de capital : c'est le coup classiquela façon de cravacher le succèsde donner un temps de galop aux coursà chaque émission nouvelle. Mais il y avait aussi la réelle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunescollées dans tout Parisannonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmelachevaient de troubler les têtesy allumaient un commencement de griseriecette passion qui devait croître et emporter toute raison. Le terrain était préparéle terreau impérialfait de débris en fermentationchauffé des appétits exaspérésextrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculationquitoutes les dix à quinze annéesobstruent et empoisonnent la Boursene laissant après elles que des ruines et du sang. Déjàles sociétés véreuses naissaient comme des champignonsles grandes compagnies poussaient aux aventures financièresune fièvre intense du jeu se déclaraitau milieu de la prospérité bruyante du règnetout un éclat de plaisir et de luxedont la prochaine Exposition promettait d'être la splendeur finalela menteuse apothéose de féerie. Etdans le vertige qui frappait la fouleparmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoirl'Universelle enfin se mettait en marcheen puissante machine destinée à tout affolerà tout broyeret que des mains violentes chauffaient sans mesurejusqu'à l'explosion.

Lorsque son frère fut reparti pour l'OrientMme Caroline se retrouva seule avec Saccardreprenant leur étroite vie d'intimitépresque conjugale. Elle s'entêtait à s'occuper de sa maisonà lui faire réaliser des économiesen intendante fidèlebien que leur fortune à tous deux eût changé. Etdans sa paix sourianteson humeur toujours égaleelle n'éprouvait qu'un troubleson cas de conscience au sujet de Victorl'hésitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au père l'existence de son fils. On était très mécontent de ce dernierà l'Oeuvre du Travailqu'il ravageait. Les six mois d'expérience étaient écoulésallait-elle produire le petit monstreavant de l'avoir décrassé de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance.

Un soirelle fut sur le point de parler. Saccardque l'installation mesquine de l'Universelle désespéraitvenait de décider le conseil à louer le rez-de-chaussée de la maison voisinepour agrandir les bureauxen attendant qu'il osât proposer la construction de l'hôtel luxueux de ses rêves. De nouveauil faisait percer des portes de communicationabattre des cloisonsposer encore des guichets. Etcomme elle revenait du boulevard Bineaudésespérée d'une abomination de Victorqui avait presque mangé l'oreille à un camaradeelle le pria de monter avec ellechez eux.

"Mon amij'ai quelque chose à vous dire."

Maisen hautquand elle le vitune épaule couverte de plâtreenchanté d'une nouvelle idée d'agrandissement qu'il venait d'avoircelle de vitrer aussi la cour de la maison voisineelle n'eut pas le courage de le bouleverseravec le déplorable secret. Nonelle attendrait encoreil faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeât. Elle était sans force devant la peine des autres.

"Eh bienmon amic'était pour cette cour. J'avais eu justement la même idée que vous."

VI
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Les bureaux de L'Espérance le journal catholique en détresse quesur l'offre de JantrouSaccard avait achetépour travailler au lancement de l'Universellese trouvaient rue Saint-Josephdans un vieil hôtel noir et humidedont ils occupaient le premier étageau fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambreoù le gaz brûlait éternellement ; et il y avaità gauchele cabinet de Jantroule directeurpuis une pièce que Saccard s'était réservéetandis que s'alignaientà droitela salle commune de la rédactionle cabinet du secrétairedes cabinets destinés aux différents services. De l'autre côté du palierétaient installées l'administration et la caissequ'un couloir intérieurtournant derrière l'escalierreliait à la rédaction.

Ce jour-làJordanen train d'achever une chroniquedans la salle communeoù il s'était installé de bonne heure pour n'être pas dérangéen sortit comme quatre heures sonnaientet vint trouver Dejoiele garçon de bureauquià la flamme large du gazmalgré la radieuse journée de juin qu'il faisait dehorslisait avidement le bulletin de la Boursequ'on apportait et dont il prenait le premier connaissance.

"Dites doncDejoiec'est M. Jantrou qui vient d'arriver ?

-- Ouimonsieur Jordan."

Le jeune homme eut une hésitationun court malaise qui l'arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménagedes dettes anciennes étaient tombées ; etmalgré sa chance d'avoir trouvé ce journal où il plaçait des articlesil traversait une atroce gêned'autant plus qu'une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu'il avait à payerce jour-làun nouveau billetsous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjàdeux foisil avait demandé vainement une avance au directeurqui s'était retranché derrière la saisie-arrêt faite entre ses mains.

Pourtantil se décidaits'approchait de la portelorsque le garçon de bureau reprit :

"C'est que M. Jantrou n'est pas seul.

-- Ah !... Avec qui est-il ?

-- Il est arrivé avec M. Saccardet M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huretqu'il attend."

Jordan respirasoulagé par ce délaitant les demandes d'argent lui étaient pénibles.

"C'est bonje vais finir mon article. Avertissez-moiquand le directeur sera libre."

Maiscomme il s'en allaitDejoie le retintavec un éclat de jubilation extrême.

"Vous savez que l'Universelle a fait 750."

D'un gestele jeune homme dit qu'il s'en moquait bienet il rentra dans la salle de rédaction.

Presque chaque jourSaccard montait ainsi au journalaprès la Bourseet souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu'il s'était réservéetraitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou du restebien qu'officiellement il ne fût que directeur de L'Espérance où il écrivait des articles politiques d'une littérature universitaire soignée et fleurieque ses adversaires eux- mêmes reconnaissaient " du plus pur atticisme "était son agent secretl'ouvrier complaisant des besognes délicates. Etentre autres chosesc'était lui qui venait d'organiser toute une vaste publicité autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaientil en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banquedont la tactiquetrès simpleconsistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par ansomme qui ne représentait même pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre parttrafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourseles numéros sortis des valeurs à lotstous les renseignements techniquesutiles aux petits rentierspeu à peu des réclames se glissaienten forme de recommandations et de conseilsd'abord modestesraisonnablesbientôt sans mesured'une impudence tranquillesoufflant la ruine parmi les abonnés crédules. Dans le tasau milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la Franceson flair venait d'être de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore ; qui n'étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu'il méditaitc'était d'acheter une d'elles La Cote financière qui avait déjà douze ans de probité absolue ; seulementça menaçait d'être très cherune probité pareille ; et il attendait que l'Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effortd'ailleursne s'était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spécialescélébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard ; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littérairesy entretenait un courant de notes aimablesd'articles louangeursà tant la lignes'assurait de leur concours par des cadeaux de titreslors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordrespar L'Espérance non point une campagne brutaleviolemment approbativemais des explicationsde la discussion mêmeune façon lente de s'emparer du public et de l'étranglercorrectement.

Ce jour-làc'était pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvédans le numéro du matinun article d'Huret d'un éloge si outré sur un discours de Rougonprononcé la veille à la Chambrequ'il était entré dans une violente colèreet qu'il attendait le députépour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait à la solde de son frère ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journalJantrou eut un muet sourire. D'ailleursil l'écoutaittrès calmeen s'examinant les onglesdu moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Luiavec son cynisme de lettré désabuséavait le plus parfait dédain pour la littératurepour la une et la deuxcomme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articlesmême les siens ; et il ne commençait à s'émouvoir qu'aux annonces. Maintenantil était tout flambant neufserré dans une élégante redingotela boutonnière fleurie d'une rosette panachée de couleurs vivesportant l'étésur le brasun mince pardessus de nuance claireenfoncé l'hiver dans une fourrure de cent louissoignant surtout sa coiffuredes chapeaux irréprochablesd'un luisant de glace. Avec celail gardait des trous dans son élégancela vague impression d'une malpropreté persistant en dessousl'ancienne crasse du professeur déclassétombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Parisla peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu'il y avait essuyées pendant dix ans ; de même quedans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortuneil avait de basses humilitéss'effaçantpris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrièreainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par anen mangeait le doubleon ne savait à quoicar il n'affichait pas de maîtressetenaillé sans doute par quelque ignoble vicela cause secrète qui l'avait fait chasser de l'Université. L'absinthedu restele dévorait peu à peudepuis ses jours de misèrecontinuant son oeuvredes infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d'aujourd'huifauchant ses derniers cheveuxplombant son crâne et sa facedont sa barbe noire en éventail demeurait l'unique gloireune barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccardayant de nouveau invoqué la ligne du journalil l'avait arrêté d'un gestede l'air fatigué d'un homme quin'aimant point perdre son temps en passion inutilese décidait à lui parler d'affaires sérieusespuisque Huret se faisait attendre.

Depuis quelque tempsJantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochureune vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universellemais en leur donnant l'intérêt d'un petit romandramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochurequ'on distribuerait pour rienau fond des campagnes les plus reculées. Ensuiteil projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Boursepour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements : on leur ferait cadeau de ce bulletinou ils le paieraient un prix dérisoireet l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissanteune force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccardil lui soufflait ainsi ses idéesjusqu'à ce que ce dernier les adoptâtles fit siennesles élargît au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaienttous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestreles subventions à payer aux grands journauxle terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silenceune part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuilletrès respectée. Etde leur prodigalitéde tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarmeaux quatre coins du cielse dégageait surtout leur dédain immense du publicle mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeauprêt à croire tous les contestellement fermé aux opérations compliquées de la Bourseque les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions.

Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnesil fut dérangé par Dejoiequi l'appelait.

"Ah ! dit-ilM. Jantrou est seul ?

-- Nonmonsieur Jordanpas encore... C'est votre dame qui est là et qui vous demande."

Très inquietJordan se précipita. Depuis quelques moisdepuis que la Méchain avait enfin découvert qu'il écrivait sous son nom dans L'Espérance il était traqué par Buschpour les six billets de cinquante francssignés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billetsil l'aurait encore payée ; mais ce qui l'exaspéraitc'était l'énormité des fraisce total de sept cent trente francs quinze centimesauquel était montée la dette. Pourtantil avait pris un arrangements'était engagé à donner cent francs par mois ; etcomme il ne le pouvait passon jeune ménage ayant des besoins plus pressantschaque mois les frais montaient davantageles ennuis recommençaientintolérables. En ce momentil en était de nouveau à une crise aiguë.

"Quoi donc ? " demanda-t-il à sa femmequ'il trouva dans l'antichambre.

Mais elle n'eut pas le temps de répondrela porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemmentet Saccard paraissaitcriant :

"Ah ! çaà la fin ! Dejoieet M. Huret ?"

Interloquéle garçon de bureau bégaya.

"Dame ! monsieuril n'est pas làje ne peux pas le faire venir plus vitemoi."

La porte fut refermée avec un juronet Jordanqui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisinsput l'interroger à l'aise.

"Quoi donc ? chérie."

Marcellesi gaie et si brave d'habitudedont la petite personne grasse et brunele clair visage aux yeux rieursà la bouche saineexprimait le bonheurmême dans les heures difficilessemblait complètement bouleversée.

"Oh ! Paulsi tu savaisil est venu un hommeoh ! un vilain homme affreuxqui sentait mauvais et qui avait buje crois... Alorsil m'a dit que c'était finique la vente de nos meubles était pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en basà la porte...

-- Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçuil y a d'autres formalités.

-- Ah ! ouitu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papierstu ne les lis seulement pas... Alorspour qu'il ne collât pas l'afficheje lui ai donné deux francset j'ai couruet j'ai voulu te prévenir tout de suite."

Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l'avenue de Clichyces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payés si difficilement à tant par moisdont ils étaient si fiersbien qu'ils en riaient parfoisle trouvant d'un goût bourgeois abominable ! Ils l'aimaientparce qu'il avait fait partie de leur bonheurdès la nuit des nocesdans ces deux étroites piècessi ensoleilléessi ouvertes à l'espacelà-basjusqu'au mont Valérien ; et lui qui avait planté tant de clouset elle qui s'était ingéniée à draper de l'andrinoplepour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout çaqu'on les chasserait de ce coin gentiloù même la misère leur était délicieuse ?

"Ecoutedit-ilje comptais demander une avanceje vais faire ce que je pourraimais je n'ai pas beaucoup d'espoir."

Alorshésitanteelle lui confia son idée.

"Moivoici à quoi j'avais songé... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuvec'est que je suis venue pour en causer avec toi... Ouij'ai envie de m'adresser à mes parents."

Vivementil refusa.

"Nonnonjamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir."

Certesles Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidielorsqueaprès le suicide de son pèredans l'écroulement de sa fortuneils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur filleque sur la volonté formelle de cette dernièreet en prenant contre lui des précautions blessantesentre autres celle de ne pas donner un souconvaincus qu'un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tardleur fille hériterait. Et tous deuxelle autant que lui d'ailleursavaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faimsans rien demander aux parentsen dehors du repas qu'ils faisaient chez euxune fois par semainele dimanche soir.

"Je t'assurereprit-ellec'est ridiculenotre réserve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfantpuisque tout doit me revenir un jour !... Mon père répète à qui veut l'entendre qu'il a gagné quinze mille francs de rentesdans son commerce de bâchesà la Villette ; eten plusil y a leur petit hôtelavec ce beau jardinoù ils se sont retirés... C'est stupide de nous faire tant de peinelorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais été méchantsau fond. Je te dis que je vais aller les voir !"

Elle avait une bravoure souriantel'air décidétrès pratique dans son désir de rendre heureux son cher mariqui travaillait tantsans avoir trouvé encorechez la critique et dans le publicautre chose que beaucoup d'indifférence et quelques gifles. Ah ! l'argentelle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporteret il aurait été bien bête de faire le délicatpuisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'était son conte de féessa Cendrillon à elle : les trésors de sa royale famillequ'elle mettaitde ses petites mainsaux pieds de son prince ruinépour l'aider dans sa marche vers la gloireà la conquête du monde.

"Voyonsdit-elle gaiementen l'embrassantil faut bien que je te serve à quelque chosetu ne peux pas avoir toute la peine."

Il cédail fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignollesrue Legendreoù ses parents demeuraientet qu'elle reviendrait apporter l'argentafin qu'il pût encore essayer de payerle soir même. Etcomme il l'accompagnait jusqu'au palieraussi ému que si elle était partie pour un grand dangerils durent s'effacer et laisser passer Huretqui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rédactionil entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou.

Saccardpuissant à cette heureredevenu le maîtrevoulait être obéisachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la pertedans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux.

"Ah ! vous voilà donccria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadréque vous vous êtes attardé à la Chambre ?... J'en ai assezvous savezdes coups d'encensoir dont vous lui cassez la figureet je vous ai attendu pour vous dire que c'est finiqu'il faudraà l'avenirnous donner autre chose."

InterloquéHuret regarda Jantrou. Mais celui-cibien décidé à ne pas s'attirer des ennuis en le secourants'était mis à passer les doigts dans sa belle barbeles yeux perdus.

"Commentautre chose ? finit par répondre le députémais je vous donne ce que vous m'avez demandé !... Quand vous avez pris L'Espérance cette feuille avancée du catholicisme et de la royautéqui menait une si rude campagne contre Rougonc'est vous qui m'avez prié d'écrire une série d'articles élogieuxpour montrer à votre frère que vous n'entendiez pas lui être hostileet pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal.

-- La ligne du journalprécisémentreprit Saccard avec plus de violencec'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'inféoder à mon frère ? Certesje n'ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l'empereurje n'oublie pas ce que nous lui devons tousce que je lui doismoien particulier. Seulementce n'est pas attaquer l'empirec'est faire au contraire son devoir de sujet fidèleque de signaler les fautes commises... La voilàla ligne du journal dévouement à la dynastiemais indépendance entière à l'égard des ministresdes personnalités ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries !"

Et il se livra à un examen de la situation politiquepour prouver que l'empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n'avoir plus son énergie autoritairesa foi de jadis au pouvoir absolude pactiser enfin avec les idées libéralesdans l'unique but de garder son portefeuille. Luise tapait du poing contre la poitrineen se disant immuablebonapartiste de la première heurecroyant du coup d'Etatconvaincu que le salut de la France étaitaujourd'hui comme autrefoisdans le génie et la force d'un seul. Ouiplutôt que d'aider à l'évolution de son frèreplutôt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessionsil rallierait les intransigeants de la dictatureil ferait cause commune avec les catholiquespour enrayer la chute rapide qu'il prévoyait. Et que Rougon prit gardecar L'Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome !

Huret et Jantrou l'écoutaientstupéfaits de sa colèren'ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement.

"Dame ! mon chersi l'empire va à la libertéc'est que toute la France est là qui pousse ferme... L'empereur est entraînéRougon se trouve bien obligé de le suivre."

Mais Saccarddéjàsautait à d'autres griefssans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques.

"Ettenez ! c'est comme notre situation extérieureeh bienelle est déplorable... Depuis le traité de Villafrancaaprès Solferinol'Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie ; si bien que la voici alliée avec la Prussedans la certitude que celle-ci l'aidera à battre l'Autriche... Lorsque la guerre éclateravous allez voir la bagarreet quel ennui sera le nôtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchésdans l'affaire du Danemarkau mépris d'un traité que la France avait signé c'est un souffletil n'y a pas à direnous n'avons plus qu'à tendre l'autre joue... Ah ! la guerreelle est certainevous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiensquand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-êtrel'Europe sera en feu."

De plus en plus surprisHuret se passionnacontre son habitude.

"Vous parlez comme les journaux de l'oppositionvous ne voulez pourtant pas que L'Espérance emboîte le pas derrière Le Siècle et les autres... Il ne vous reste plus qu'à insinuerà l'exemple de ces feuillesquesi l'empereur s'est laissé humilierdans l'affaire des duchéset s'il permet à la Prusse de grandir impunémentc'est qu'il a immobilisé tout un corps d'arméependant de longs moisau Mexique. Voyonssoyez de bonne foic'est finile Mexiquenos troupes reviennent... Et puisje ne vous comprends pasmon chersi vous voulez garder Rome au papepourquoi avez-vous l'air de blâmer la paix hâtive de Villafranca ? La Vénétie à l'Italiemais c'est les Italiens à Rome avant deux ansvous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussibien qu'il jure le contraireà la tribune...

-- Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au papeentendez-vous ! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre... Nous lui porterions notre argentoui ! tout l'argent de l'Universelle ! J'ai mon projetnotre affaire est làet vraimentà force de m'exaspérervous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore !"

Jantroutrès intéresséavait brusquement dressé l'oreillecommençant à comprendretâchant de faire son profit d'une parole surprise au passage.

"Enfinreprit Huretje désire savoir à quoi m'en tenirmoià cause de mes articleset il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on interviennevoulez-vous qu'on n'intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalitésde quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontières menacées..."

Mais Saccardhors de luideboutéclata.

"Ce que je veuxc'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !... Comment ! après tout ce que j'ai fait ! J'achète un journalle pire de ses ennemisj'en fais un organe dévoué à sa politiqueje vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d'épaulej'en suis encore à attendre un service de sa part !"

Timidementle député fit remarquer quelà-basen Orientl'appui du ministre avait singulièrement aidé l'ingénieur Hamelinen lui ouvrant toutes les portesen exerçant une pression sur certains personnages.

"Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais avertila veille d'une hausse ou d'une baisselui qui est si bien placé pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargé de le sondervous qui le voyez tous les jourset vous en êtes encore à m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si graveun simple mot que vous me répéteriez.

-- Sans doutemais il n'aime pas çail dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours.

-- Allons donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l'honnêteté avec moiet il renseigne Gundermann.

-- Oh ! Gundermannsans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermannils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui."

Du coupSaccard triompha violemmenttapant dans ses mains.

"Nous y voilà doncvous avouez ! L'empire est vendu aux juifsaux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute- puissance."

Et il exhala sa haine héréditaireil reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriersen marche depuis des siècles à travers les peuplesdont ils sucent le sangcomme les parasites de la teigne et de la galeallant quand mêmesous les crachats et les coupsà la conquête certaine du mondequ'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermanncédant à sa rancune ancienneau désir irréalisable et enragé de l'abattremalgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraseraits'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l'intérieurbien qu'il fût né en France ! car il faisait évidemment des voeux pour la Prusseil l'aurait volontiers soutenue de son argentpeut-être même la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osé direun soirdans un salonquesi jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la Francecette dernière serait vaincue !

"J'en ai assezcomprenez-vousHuret ! et mettez-vous bien ça dans la tête c'est quesi mon frère ne me sert à rienj'entends ne lui servir à rien non plus... Quand vous m'aurez apporté de sa part une bonne paroleje veux dire un renseignement que nous puissions utiliserje vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ?"

C'était trop clair. Jantrouqui retrouvait son Saccardsous le théoricien politiques'était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huretbousculé dans sa finasserie prudente de paysan normandparaissait fort ennuyécar il avait placé sa fortune sur les deux frèreset il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l'un ni avec l'autre.

"Vous avez raisonmurmura-t-ilmettons une sourdined'autant plus qu'il faut voir venir l'événement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la première nouvelle qu'il m'apprendje saute dans un fiacre et je vous l'apporte."

Déjàayant joué son rôleSaccard plaisantait.

"C'est pour vous tous que je travaillemes bons amis... Moij'ai toujours été ruiné et j'ai toujours mangé un million par an."

Etrevenant à la publicité :

"Ah ! dites doncJantrouvous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse... Ouivous savez des mots pour riredes calembours. Le public aime çarien ne l'aide comme l'esprit à avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours !"

Ce fut le tour du directeur d'être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Etcomme il inventa une histoiredes femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personneles trois hommesriant très fortredevinrent les meilleurs amis du monde.

CependantJordan avait enfin terminé sa chroniqueet l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaientil causapuis retourna dans l'antichambre. Etlàil était resté un peu scandaliséde surprendre Dejoiel'oreille collée contre la porte du directeuren train d'écoutertandis que sa fille Nathalie faisait le guet.

"N'entrez pasbalbutia le garçon de bureauM. Saccard est toujours là... Je croyais qu'on m'avait appelé..."

La vérité était quemordu d'un âpre désir de gaindepuis qu'il avait acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelleavec les quatre mille francs d'économies laissées par sa femmeil ne vivait plus que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions ; età genoux devant Saccardrecueillant ses moindres motscomme des paroles d'oracleil ne pouvait résisterquand il le savait làau besoin de connaître le fond de ses penséesce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurscela était encore dégagé de tout égoïsmeil ne songeait qu'à sa filleil venait de s'exalter en calculant que ses huit actionsau cours de sept cent cinquante francslui donnaient déjà un gain de douze cents francs ce quijoint au capitallui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausseet il avait les six mille francs rêvésla dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils épouser la petite. A cette idéeson coeur se fondaitil regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevéedont il était la vraie mèredans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensembledepuis le retour de nourrice.

Mais il continuatrès troublélâchant des paroles quelconquespour cacher son indiscrétion.

"Nathaliequi est montée me dire un petit bonjourvient de rencontrer votre damemonsieur Jordan.

-- Ouiexpliqua la jeune filleelle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait !"

Son père la laissait sortir à sa guisecertain d'elledisait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduitecar elle était trop froide au fondtrop résolue à faire elle-même son bonheurpour compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa taille minceses grands yeux dans son joli visage pâleelle s'aimaitd'une égoïste obstinationl'air souriant.

Jordansurprisne comprenant pass'écria :

"Commentdans la rue Feydeau ?"

Et il n'eut pas le temps de questionner davantagecar Marcelle entraessoufflée. Tout de suiteil l'emmena dans le cabinet voisiny trouva le rédacteur des tribunauxdut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquetteau fond du couloir.

"Eh bien ?

-- Eh bienmon chéric'est faitmais ça n'a pas été sans peine."

Dans son contentementil voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit toutd'une voix basse et rapidecar elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets.

Depuis quelque tempsles Maugendre changeaient à l'égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendrespréoccupéslentement envahis d'une passion nouvellele jeu. C'était la commune histoire le pèreun gros homme calme et chauveà favoris blancsla mèresècheactiveayant gagné sa part de la fortunetous deux vivant trop grassement dans leur maisonde leurs quinze mille francs de rentess'ennuyant à ne plus rien faire. Luin'avait eudès lorsd'autre distraction que de toucher son argent. A cette époqueil tonnait contre toute spéculationil haussait les épaules de colère et de pitiéen parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouillerdans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Maisvers ce temps-làune somme importante lui étant rentréeil avait eu l'idée de l'employer en reports : çace n'était pas de la spéculationc'était un simple placement ; seulementà partir de ce jouril avait pris l'habitudeaprès son premier déjeunerde lire avec soindans son journalla cote de la Boursepour suivre les cours. Et le mal était parti de làla fièvre l'avait brûlé peu à peuà voir la danse des valeursà vivre dans cet air empoisonné du jeul'imagination hantée de millions conquis en une heurelui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empêcher d'en entretenir sa femmependant chacun de leurs repas quels coups il aurait faitss'il n'avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opérationil manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un général en chambreil finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginairescar il se piquait d'être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femmeinquiètelui déclarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suiteplutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassuraitpour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtantune occasion s'était présentéetous deuxdepuis longtempsavaient la folle envie de faire construire dans leur jardinune petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soirles mains tremblantes d'une émotion délicieuseil avait posésur la table à ouvrage de sa femmeles six billetsen disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse : un coup dont il était sûrune débauche qu'il promettait bien de ne pas recommencerqu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Ellepartagée entre la colère et le saisissement de sa joien'avait point osé le gronder. Le mois suivantil se lançait dans une opération à primesen lui expliquant qu'il ne craignait riendu moment où il limitait sa perte. Puisque diable ! dans le tasil y avait tout de même de bonnes affairesil aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Etfatalementil s'était mis à jouer à termepetitement d'abords'enhardissant peu à peutandis qu'elletoujours agitée par ses angoisses de bonne ménagèreles yeux en flammes pourtant au moindre gaincontinuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille.

Maissurtoutle capitaine Chavele frère de Mme Maugendreblâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraitejouait bien à la Bourse ; seulementil était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureaun'opérant que sur le comptantravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir : des opérations quotidiennesfaites à coup sûrd'une modestie tellequ'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elledans la maison trop vastedepuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusétenant à être libreayant des vicesoccupant une seule pièceau fond d'un jardin de la rue Nolletoù continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendrelui répétant de ne pas jouerde faire la vie plutôt ; etquand ce dernier lui criait : " Mais vous ? " il avait un geste énergique : oh ! luic'était différentil n'avait pas quinze mille francs de rentesans ça ! S'il jouaitla faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était quemathématiquementle joueur devait toujours perdre : s'il gagneil a à déduire le courtage et le droit de timbre ; s'il perdil a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte quemême en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perdil sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellementà la Bourse de Parisces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffrequatre-vingts millions que ramassent l'Etatles coulissiers et les agents de change. Sur la banquetteau fond du corridorMarcelle confessait à son mari une partie de cette histoire.

"Mon chériil faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papaà cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse... Ouiil parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôlelui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfinils se disputaientet il y avait là un journal La Cote financière que maman lui agitait sous le nezen lui criant qu'il n'y entendait rienqu'elle avait bien prévu la baisseelle. Alorsil est allé chercher autre journaljustement L'Espérance et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son renseignement... Imagine-toic'est plein de journaux chez euxils sont fourrés là-dedans du matin au soiret je croisDieu me pardonne ! que maman commence à jouerelle aussi malgré son air furieux."

Jordan ne put s'empêcher de riretellement elle était amusantedans son chagrin à mimer la scène.

"Brefje leur ai dit notre gêneje les ai priés de nous prêter deux cents francspour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier : deux cents francslorsqu'ils en perdaient deux mille à la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moiqui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fouscar ça n'a pas de bon sens de se gâter ainsi la vielorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maisonsans un tracasn'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée.

-- J'espère bien que tu n'as pas insistédit Jordan.

-- Mais sij'ai insistéet alors ils sont tombés sur toi... Tu vois que je te dis toutje m'étais tant promis de garder ça pour moiet puis ça m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévuque ce n'est pas un métier d'écrire dans les journauxque nous finirions à l'hôpital... Enfincomme je me mettais en colère à mon tourj'allais partirlorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours adoréel'onde Chave. Etdevant luiils sont devenus raisonnablesd'autant plus qu'il triomphaitqu'il demandait à papa s'il allait continuer à se faire voler... Maman m'a prise à l'écartm'a glissé cinquante francs dans la mainen me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques joursle temps de nous retourner.

-- Cinquante francs ! une aumône ! et tu les as acceptés ?"

Marcelle lui avait tendrement saisi les mainsle calmant de toute sa tranquille raison.

"Voyonsne te fâche pas... Ouije les ai acceptés. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissierque j'y suis allée tout de suite moi-mêmechez cet huissiertu saisrue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendreen m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Buschet que M. Busch seul pouvait arrêter les poursuites... Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personnemais ce qu'il m'exaspère et me dégoûtecelui-là ! Ça ne fait rienj'ai couru chez luirue Feydeauet il a bien fallu qu'il se contentât des cinquante francs et voilà ! nous en avons pour quinze jours à ne pas être tourmentés."

Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordantandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux.

"Tu as fait celapetite femmetu as fait cela !

-- Mais ouije ne veux pas qu'on t'ennuie davantagemoi ! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottisessi on te laisse travailler tranquille !"

Et elle riait maintenantelle racontait son arrivée chez Buschdans la crasse de ses dossiersla façon brutale dont il l'avait accueillieses menaces de ne pas leur laisser une nippes'il n'était pas payé à l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal de le mettre hors de luien lui contestant la légitime propriété de cette detteces trois cents francs de billetsmontés avec les frais à sept cent trente francs quinze centimeset qui ne lui avaient peut-être pas coûté cent sousdans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait de fureur : d'abordil les avait justement achetés très cherceux-là ; puiset son temps perduet la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataireet l'intelligence qu'il lui fallait déployer dans cette chasse à l'hommeest-ce qu'il ne devait pas se rembourserde tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfinil avait tout de même pris les cinquante francsparce que son système de prudence était de transiger toujours.

"Ah ! petite femmeque tu es brave et que je t'aime ! " dit Jordanqui se laissa aller à embrasser Marcellebien qu'à ce moment le secrétaire de la rédaction passât.

Puisbaissant la voix :

"Combien te reste-t-il à la maison ?

-- Sept francs.

-- Bon ! reprit-iltrès heureuxnous avons de quoi aller deux jourset je ne vais pas demander une avancequ'on me refuserait d'ailleurs. Ça me coûte trop... Demainj'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro... Ah ! si j'avais fini mon romansi ça se vendait un petit peu !"

Marcelle à son tour l'embrassait.

"Ouivaça marchera très bien !... Tu remontes avec moi n'est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achèteronspour demain matinun hareng saurau coin de la rue de Clichyoù j'en ai vu de superbes. Ce soirnous avons des pommes de terre au lard."

Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuvespartit avec sa femme. D'ailleursSaccard et Huret s'en allaienteux aussi. Dans la rueun coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorffqui les salua d'un sourirepuis qui monta lestement. Parfoiselle rendait ainsi visite à Jantrou. Saccardqu'elle excitait beaucoupavec ses grands yeux meurtrisfut sur le point de remonter.

En hautdans le cabinet du directeurla baronne ne voulut même pas s'asseoir. Un petit bonjour en passantuniquement l'idée de lui demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortuneelle le traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son pèreM. de Ladricourtavec l'échine basse du remisier en quête d'un ordre. Son père était d'une brutalité révoltanteelle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la portedans la colère d'une grosse perte. Etmaintenant qu'elle le voyait à la source des nouvelleselle était redevenue familièreelle tâchait de le confesser.

"Eh bienrien de nouveau ?

-- Ma foinonje ne sais rien."

Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne voulait rien dire. Alorspour le forcer aux confidenceselle parla de cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autrichel'Italie et la Prusse. La spéculation s'affolaitune terrible baisse se déclarait sur les fonds italiensainsi que sur toutes les valeursdu reste. Et elle était fort ennuyéecar elle ignorait jusqu'à quel point elle devait suivre ce mouvementayant d'assez grosses sommes engagées pour la liquidation prochaine.

"Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placéà l'ambassade.

-- Oh ! mon marimurmura-t-elle avec un geste dédaigneuxmon marije n'en tire plus rien."

Il s'égaya davantageil poussa les choses jusqu'à faire allusion au procureur général Delcambrel'amant quidisait-onpayait ses différencesquand elle se résignait à les payer.

"Et vos amisils ne savent donc rienni à la courpalais ?"

Elle affecta de ne pas comprendreelle repritsuppliantesans le quitter des yeux :

"Voyonsvoussoyez aimable... Vous savez quelque chose."

Déjà une foisdans son enragement après toutes les jupesmalpropres ou élégantesqui l'effleuraientil avait songé à se la payercomme il disait brutalementcette joueusesi familière avec lui. Maisau premier motau premier gesteelle s'était redresséesi répugnéesi méprisantequ'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme que son père recevait à coups de piedah ! jamais ! Elle n'en était pas encore là.

"Aimablepourquoi le serais-je ? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne l'êtes guère avec moi."

Tout de suiteelle redevint graveles yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en allerlorsquede dépitcherchant à la blesseril ajouta :

"Vous venez de rencontrer Saccard à la porten'est-ce pas ? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé luipuisqu'il n'a rien à vous refuser ?"

Elle revint brusquement.

"Que voulez-vous dire ?

-- Dame ! ce qu'il vous plaira de comprendre... Voyonsne faites donc pas la cachottièreje vous ai vue chez luije le connais !"

Une révolte la soulevaittout l'orgueil de sa racevivant encoreremontait du fond troublede la boue où sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurselle ne s'emporta paselle dit simplement d'une voix nette et rude :

"Ah ! çamon cherpour qui me prenez-vous ? Vous êtes fou... Nonje ne suis pas la maîtresse de votre Saccardparce que je n'ai pas voulu."

Et luialorsavec sa politesse fleurie de lettréla salua d'une révérence.

"Eh bienmadamevous avez eu le plus grand tort... Croyez-moisi c'est à recommencerne manquez pas l'affaireparce quevous qui êtes toujours à la chasse des renseignementsvous les trouveriezsans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-là... Oh ! mon Dieu ! ouile nid y sera bientôtvous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts."

Elle prit le parti de rirecomme résignée à faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la mainil sentit la sienne toute froide. Vraiments'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lèvres si rougesque l'on disait insatiable ? Le mois de juin s'écoulal'Italie avait déclaréle 15la guerre à l'Autriche. D'autre partla Prusseen deux semaines à peinepar une marche foudroyantevenait d'envahir le Hanovrede conquérir les deux HessesBadela Saxeen surprenant en pleine paix des populations désarmées. La France n'avait pas bougéles gens bien informés chuchotaient tout basà la Boursequ'une entente secrète la liait à la Prussedepuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereurà Biarritz ; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moinsd'une désastreuse façon. Lorsquele 4 juilletarriva la nouvelle de Sadowace coup de tonnerre si brusquece fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre ; carsi l'Autriche était battue par la Prusseelle avait vaincu l'Italieà Custozza ; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son arméeen abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la corbeilleon ne trouvait plus d'acheteurs.

Le 4 juilletSaccardqui était monté au journal très tardvers six heuresn'y trouva pas Jantrouque ses passionsdepuis quelque tempsdérangeaient : des disparitions brusquesdes bordéesd'où il revenait anéantiles yeux troublessans qu'on pût savoir quides filles ou de l'alcoolle ravageait davantage. A ce moment-làle journal se vidaitil ne restait guère que Dejoiedînant sur le coin de sa tabledans l'antichambre. Et Saccardaprès avoir écrit deux lettresallait partirlorsquele sang au visageHuret entra en tempêtesans même prendre le temps de refermer les portes.

"Mon bon amimon bon ami..."

Il étouffaitil mit les deux mains sur sa poitrine.

"Je sors de chez Rougon... J'ai couruparce que je n'avais pas de fiacre. Enfinj'en ai trouvé un... Rougon a reçu une dépêche de là-bas. Je l'ai vue... Une nouvelleune nouvelle...

D'un geste violentSaccard l'arrêtaet il se précipita pour fermer la porteayant aperçu Dejoie qui rôdait déjàl'oreille tendue.

"Enfinquoi ?

-- Eh bienl'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des Françaisen acceptant sa médiationet ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice."

Il y eut un silence.

"C'est la paixalors ?

-- Evidemment."

Saccardsaisisans idée encorelaissa échapper un juron.

"Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est à la baisse !"

Puismachinalement :

"Et cette nouvellepas une âme ne la sait ?

-- Nonla dépêche est confidentiellela note ne paraîtra pas même demain matin au Moniteur . Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures."

Alorsce fut le coup de foudrel'illumination brusque. Il courut de nouveau à la portel'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il était hors de luiil revint se planter devant le députéle saisit par les deux revers de sa redingote.

"Taisez-vous ! pas si haut !... Nous sommes les maîtressi Gundermann et sa bande ne sont pas avertis... Entendez-vous ! pas un motà personne au monde ! ni à vos amisni à votre femme !... Justementune chance ! Jantrou n'est pas lànous serons seuls à savoirnous aurons le temps d'agir... Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtesnos collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulementun secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdusi la moindre indiscrétion se commet demainavant la Bourse."

Hurettrès émubouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient tenterpromit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogneils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeauquand une question lui vint aux lèvres.

"Alorsc'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle ?

-- Sans doute."

Il avait hésitéil mentait : la dépêchesimplementtraînait sur le bureau du ministreoù il avait eu l'indiscrétion de la lireétant resté seul une minute. Maisson intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frèresce mensonge lui parut ensuite très adroitd'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses.

"Allonsdéclara Saccardil n'y a pas à direil a été gentilcette fois... En route !"

Dans l'antichambreil n'y avait toujours que Dejoiequi s'était efforcé d'entendresans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreuxayant flairé la proie énorme qui passait dans l'airsi agité de cette odeur d'argentqu'il se mit à la fenêtre du palierpour les voir traverser la cour.

La difficulté était d'agir vivementavec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue : Huret se chargeait de la petite Bourse du soirtandis que Saccardmalgré l'heure tardivese lançait à la recherche des remisiersdes coulissiersdes agents de changepour donner des ordres d'achat. Seulementces ordresil désirait les diviserles éparpiller le plus possiblepar crainte d'éveiller un soupçon ; etsurtoutil voulut avoir l'air de rencontrer les gensau lieu d'aller les relancer chez euxce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusementil aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacobyavec qui il plaisantaet qui chargea d'une forte opérationsans trop l'étonner. Cent pas plus loinil tombait sur une grande fille blondequ'il savait être la maîtresse d'un autre agentDelarocquele beau-frère de Jacoby ; etcomme elle disait justement qu'elle l'attendaitcette nuit-làil la chargea de lui remettre deux mots écrits au crayon sur une carte. Puissachant que Mazaud se rendait le soir à un banquet d'anciens condisciplesil s'arrangea pour se trouver au restaurantil changea les positions qu'il l'avait chargé de prendrele jour même. Mais sa plus grande chanceau moment où il rentraitvers minuitce fut d'être accosté par Massiasqui sortait des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazareil eut le temps de se poser en original qui croyait à la hausseoh ! pas tout de suite ; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiersen disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amisce qui était vrai en somme. Quand il se couchail avait pris position à la haussepour plus de cinq millions de valeurs.

Le lendemain matindès sept heuresHuret était chez Saccardlui racontant comment il avait opéréà la petite Boursedevant le passage de l'Opérasur le trottoiroù il avait fait acheter le plus possibleavec mesure cependantpour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient à un millionet tous deuxjugeant le coup beaucoup trop modeste encorerésolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinée. Maisauparavantils se jetèrent sur les journauxtremblant d'y trouver la nouvelleune noteune simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rienelle était toute à la guerreencombrée par des dépêchespar de longs détails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'après- midis'ils avaient à eux une heure de Bourseune demi-heure seulementle coup était faitils opéraient la grande rafle sur la juiveriecomme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveauchacun courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille.

Cette matinée-làSaccard la passa à battre le pavéflairant l'airayant un tel besoin de marcherqu'il avait renvoyé sa voitureaprès sa première course faiteil entra chez Kolboù le tintement de l'or lui fut délicieux à l'oreilleainsi qu'une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquierqui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaudnon pour donner un nouvel ordresimplement pour feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là aussion ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiétudepar la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour l'intelligence financière du directeur de l'Universelle ; etcomme Mlle Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites opérationsil rêvait de connaître les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu.

Enfinaprès un déjeuner rapide chez Champeauxoù il avait eu la joie profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-mêmepronostiquant une nouvelle dégringolade des coursSaccarddès midi et demise trouva sur la place de la Bourse. Il désiraitselon son expressionvoir arriver le monde. La chaleur était accablanteun soleil ardent tombait d'aplombblanchissant les marchesdont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammestandis que les spéculateursdeboutcherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardinil aperçut Busch et la Méchainqui se mirent à causer en le vivement voyant ; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l'aborderpuisqu'ils se ravisaient : savaient-ils donc quelque choseces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseauen continuelle quête ? un instantil en eut le frisson. Mais une voix l'appelaet il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chavetous les deux en querellecar le premiermaintenantétait plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitainece louis gagné sur le comptantcomme au fond d'un café de provinceaprès des parties de piquet acharnées : voyonsce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n'était-elle pas certaineaussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin : n'est-ce pas qu'on baisserait ? Luiavait pris à la baisse une forte positionsi convaincuqu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directementSaccard répondit par des souriresdes hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieuxd'esprit si netlorsqu'il vendait des bâches ; mais il s'était juré le silence absoluil avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puisà ce momentil eut une distraction : le coupé de la baronne Sandorff passaitil le suivit des yeuxle vit s'arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coupil songea au baron Sandorff ; conseiller à l'ambassade d'Autriche : la baronne savait sûrementelle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjàil avait traversé la rueil rôdait autour du coupéimmobilemuetl'air mortavec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s'abaissaet il saluas'approcha galamment.

"Eh bienmonsieur Saccardnous baissons encore ?"

Il crut à un piège.

"Mais ouimadame."

Puiscomme elle le regardait anxieusementavec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueursil comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crânel'inonda de délices.

"Alorsmonsieur Saccardvous n'avez rien à me dire ?

-- Ma foimadamerien que vous ne sachiez déjàsans doute."

Et il la quitta en pensant : " Toitu n'as pas été gentilleça m'amusera que tu boives un coup. Peut-êtreune autre foisça te rendra-t-il plus aimable. " Jamais elle ne lui avait paru plus désirableil était certain de l'avoir à son heure.

Comme il revenait sur la place de la Boursela vue de Gundermannau loindébouchant de la rue Viviennelui donna un nouveau frisson au coeur. Si rapetissé qu'il fût par l'éloignementc'était bien luiavec sa marche lentesa tête qu'il portait droite et blêmesans regarder personnecomme seuldans sa royautéau milieu de la foule. Et il le suivait avec terreurinterprétait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohnil crut tout perdu. Mais le coulissier se retiraitl'air déconfitet il reprit espoir. Il trouvait décidément au banquier son air de tous les jours. Puisbrusquementson coeur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c'était là un signe certainjamais il n'y entraitles jours de crise.

Une heure sonnala cloche annonça l'ouverture du marché. Ce fut une Bourse mémorableune de ces grandes journées de désastred'un de ces désastres à la haussesi raresdont le souvenir reste légendaire. Dans l'accablante chaleurau débutles cours baissèrent encore. Puisdes achats brusquesisoléscomme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engageétonnèrent. Mais les opérations restaient lourdes quand mêmeau milieu de la méfiance générale. Les achats se multiplièrents'allumèrent de toutes partsà la coulisseau parapet ; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnadede Mazaudde Jacobyde Delarocque à la corbeillecriant qu'ils prenaient toutes les valeursà tous les prix ; et ce fut alors un frémissementune houle croissantesans que personne pourtant osât se risquerdans le désarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient légèrement montéSaccard eut le temps de donner de nouveaux ordres à Massiaspour Nathansohn. Il pria également le petit Flory qui passait en courantde remettre à Mazaud une ficheoù il le chargeait d'acheterd'acheter toujours ; si bien que Floryayant lu la fichefrappé d'un accès de foijoua le jeu de son grand hommeacheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minuteà deux heures moins un quartque le tonnerre éclata en pleine Bourse l'Autriche cédait la Vénétie à l'empereurla guerre était finie. D'où venait cette nouvelle ? personne ne le sutelle sortait de toutes les bouches à la foisdes pavés eux-mêmes. Quelqu'un l'avait apportéetous la répétaient dans une clameurqui grossissait avec la voix haute d'une marée d'équinoxe. Par bonds furieuxles cours se mirent à monterau milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôtureils s'étaient relevés de quarantede cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimableune de ces batailles confuses où tous se ruentsoldats et capitainespour sauver leur peauassourdisaveuglésn'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueurl'implacable soleil qui tapait sur les marchesmettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie.

Età la liquidationlorsqu'on put évaluer le désastreil apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moserle baissierétait parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblessepour l'unique fois qu'il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francssa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différencesque Delcambredisait-onse refusait à les donner ; et elle était toute blanche de colère et de haineau seul nom de son marile conseiller d'ambassadequi avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui- mêmesans lui en rien dire. Mais la haute banquela banque juivesurtoutavait essuyé une défaite terribleun vrai massacre. On affirmait que Gundermannsimplement pour sa party laissait huit millions. Et cela stupéfiaitcomment n'avait-il pas été averti ? lui le maître indiscuté du marchédont les ministres n'étaient que les commis et qui tenait les Etats dans sa souveraine dépendance ! Il y avait là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'était un effondrement imprévuimbécileen dehors de toute raison et de toute logique.

Cependantl'histoire se répanditSaccard passa grand homme. D'un coup de râteauil venait de ramasser la presque totalité de l'argent perdu par les baissiers. Personnellementil avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelleou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peineil finit par persuader à Mme Caroline que la part d'Hamelindans ce butin si légitimement conquis sur les juifsétait d'un million. Huretluiayant été à la besognes'était taillé son morceauroyalement. Quant aux autresles Daigremont les marquis de Bohainils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l'éminent directeur. Et un coeur surtout brûlait de gratitude pour Saccardcelui de Floryqui avait gagné dix mille francsune fortunede quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemblele soirrejoindre Gustave Sédille et Germaine Coeur dans des restaurants chers. Au journalil fallut donner une gratification à Jantrouqui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancoliquecar il devait garder l'éternel regret d'avoir sentiun soirla fortune passer dans l'airmystérieuse et vagueinutilement.

Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l'empire à son apogée. Il entrait dans l'éclat du règneil en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écrouléesà l'heure où la Bourse n'était plus qu'un champ morne de décombresParis entier se pavoisaits'illuminaitainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileriesdes réjouissances dans les ruescélébraient Napoléon III maître de l'Europe si hautsi grandque les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposât entre eux. A la Chambredes voix avaient bien protestédes prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenirla Prusse grandie de tout ce que la France avait tolérél'Autriche battuel'Italie ingrate. Mais des riresdes cris de colère étouffaient ces voix inquièteset Pariscentre du mondeflambait par toutes ses avenues et tous ses monumentsau lendemain de Sadowaen attendant les nuits noires et glacéesles nuits sans gaztraversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-làSaccarddébordant de son succèsbattit les ruesla place de la Concordeles Champs-Elyséestous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneursles yeux aveuglés par cette clarté de plein jouril pouvait croire qu'on illuminait pour le fêter : n'était-il paslui aussile vainqueur inattenducelui qui s'élevait au milieu des désastres ? Un seul ennui venait de gâter sa joiela colère de Rougonqui terribleavait chassé Huretquand il avait compris d'où venait le coup de Bourse. Ce n'était donc pas le grand homme qui s'était montré bon frèreen lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu'il se passât de ce haut patronagemême qu'il attaquât le tout-puissant ministre ? Brusquementen face du palais de la Légion d'honneurque surmontait une gigantesque croix de feubrasillant dans le ciel noiril en prit la résolution hardiepour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Etgrisé par les chants de la foule et les claquements des drapeauxil revint rue Saint-Lazareau travers de Paris en flammes.

Deux mois aprèsen septembreSaccardque sa victoire sur Gundermann rendait audacieuxdécida qu'il fallait donner un nouvel élan à l'Universelle. Dans l'assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d'avrille bilan présenté portaitpour l'année 1864un bénéfice de neuf millionsen y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelleslors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissementservi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour centlaissé à la réserve une somme de cinq millionsoutre le dix pour cent réglementaire ; etavec le million qui restaiton était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C'était un beau résultat pour une société qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvreappliquant au terrain financier la méthode de la culture intensivechauffantsurchauffant le solau risque de brûler la récolte ; et il fit accepterd'abord par le conseil d'administrationensuite par une assemblée générale extraordinairequi se réunit le 15 septembreune seconde augmentation du capital : on le doublait encoreon l'élevait de cinquante à cent millionsen créant cent mille actions nouvellesexclusivement réservées aux actionnairestitre pour titre. Seulementcette foisles titres étaient émis à 675 francssoit une prime de 175 francsdestinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissantsles affaires heureuses déjà faitessurtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancerétaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capitaldoublé ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu'elle représentait. D'ailleursle résultat fut immédiat les actions quidepuis des moisrestaient stationnaires à la Bourseau cours moyen de sept cent cinquantemontèrent à neuf centsen trois jours.

Hamelin n'avait pu revenir d'Orientpour présider l'assemblée générale extraordinaireet il écrivit à sa soeur une lettre inquièteoù il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galopd'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encorechez maître Lelorraindes déclarations mensongères. En effettoutes les actions nouvelles n'avaient pas été légalement souscritesla société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires ; etles versements n'étant point exécutésun jeu d'écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outred'autres prête-nomsdes employésdes administrateurslui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission ; de sorte qu'elle détenait alors près de trente mille de ses actionsreprésentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle était illégalela situation pouvait devenir dangereusecar l'expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en répondit pas moins gaiement à son frèrele plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'huiau point que c'était ellejadis soupçonneusequi devait le rassurer. Elle disait veiller toujoursne rien voir de loucheêtre émerveilléeau contrairedes grandes chosesclaires et logiquesauxquelles elle assistait. La vérité était qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachaitet quesur le resteson admiration pour Saccardl'émotion de sympathie où la jetaient l'activité et l'intelligence de ce petit hommel'aveuglaient.

En décembrele cours de mille francs fut dépassé. Et alorsen face de l'Universelle triomphantela haute banque s'émuton rencontra Gundermannsur la place de la Boursel'air distraitentrant acheter des bonbons chez le confiseurde son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plaintesans qu'un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsichose rareil disait d'ordinaire que c'était bien faitque cela lui apprendrait à être moins étourdi ; et l'on souriaitcar l'étourderie de Gundermann ne s'imaginait guère. Maiscette foisla dure leçon devait lui rester en travers du coeurl'idée d'avoir été battu par ce casse-cou de Saccardce fou passionnélui si froidsi maître des faits et des hommeslui était assurément insupportable. Aussidès cette époquese mit-il à le guettercertain de sa revanche. Tout de suitedevant l'engouement qui accueillait l'Universelleil avait pris positionen observateur convaincu que les succès trop rapidesles prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependantle cours de mille francs était encore raisonnableet il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu'on ne provoquait pas les événements à la Boursequ'on pouvait au plus les prévoir et en profiterquand ils s'étaient produits. La logique seule régnaitla vérité étaiten spéculation comme ailleursune force toute-puissante. Dès que les cours s'exagéreraient par tropils s'effondreraient : la baisse alors se ferait mathématiquementil serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Etdéjàil fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. A quinze centsil commença donc à vendre de l'Universellepeu d'aborddavantage à chaque liquidationd'après un plan arrêté d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissierslui seul suffiraitles gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyantecette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juiveil attendait froidement qu'elle se lézardât d'elle-mêmepour la jeter par terre d'un coup d'épaule.

Plus tardon raconta que ce fut même Gundermann quien secretfacilita à Saccard l'achat d'une antique bâtisserue de Londresque celui-ci avait l'intention de démolirpour élever à la place l'hôtel de ses rêvesle palais où logerait fastueusement son oeuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d'administrationles ouvriers se mirent au travaildès le milieu d'octobre.

Le jour même où la première pierre fut poséeen grande cérémonieSaccard se trouvait au journalvers quatre heuresà attendre Jantrouqui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amieslorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandé le rédacteur en chefpuis était tombéecomme par hasardsur le directeur de l'Universellequi s'était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu'elle désireraiten l'emmenant dans la pièce réservéeau fond du corridor. Et làà la première attaque brutaleelle cédasur le divanainsi qu'une filled'avance résignée à l'aventure.

Mais une complication se produisitil arriva que Mme Carolineen course dans le quartier Montmartremonta au journal. Elle y tombait parfois de la sortepour donner une réponse à Saccardou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurselle connaissait Dejoie qu'elle y avait placéelle s'arrêtait toujours à causer une minuteheureuse de la gratitude qu'il lui témoignait. Ce jour-làne l'ayant pas trouvé dans l'antichambreelle enfila le couloirse heurta contre luicomme il revenait d'écouter à la porte. Maintenantc'était une maladieil tremblait de fièvreil collait son oreille à toutes les serrurespour surprendre les secrets de Bourse. Seulementce qu'il avait entendu et compriscette foisl'avait un peu gêné ; et il souriait d'un air vague.

"Il est làn'est-ce pas ? " dit Mme Carolineen voulant passer outre.

Il l'avait arrêtéebalbutiantn'ayant pas le temps de mentir.

"Ouiil est làmais vous ne pouvez pas entrer.

-- Commentje ne peux pas entrer ?

-- Nonil est avec une dame."

Elle devint toute blancheet luiqui ne savait rien de la situationclignait les yeuxallongeait le couindiquaitpar une mimique expressivel'aventure.

"Quelle est cette dame ? " demanda-t-elle d'une voix brève.

Il n'avait aucune raison de lui cacher le nomà ellesa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille.

"La baronne Sandorff... Oh ! il y a longtemps qu'elle tourne autour !"

Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloiron ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d'éprouveren plein coeurune douleur si aiguësi atrocequ'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert ; et c'était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là. Qu'allait-elle faire à présentenfoncer cette portese ruer sur cette femmeles souffleter tous les deux d'un scandale ?

Etcomme elle demeurait sans volonté encoreétourdieelle fut gaiement abordée par Marcellequi était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance.

"Tiens ! c'est vouschère madame... Imaginez-vous que nous allons au théâtrece soir ! Ohc'est toute une histoireil ne faut pas que ça coûte cher... Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête..."

Jordan arrivaitil interrompit sa femme en riant.

"Deux platsun carafon de vindu pain à discrétion.

-- Et puiscontinua Marcellenous ne prenons pas de voiturec'est si amusant de rentrer à piedquand il est très tard !... Ce soircomme nous sommes richesnous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous... Fête complètenoce à tout casser !"

Elle s'en allaenchantéeau bras de son mari. Et Mme Carolinequi était revenue avec eux dans l'antichambreavait retrouvé la force de sourire.

"Amusez-vous bien "murmura-t-ellela voix tremblante.

Puiselle partit à son tour. Elle aimait Saccardelle en emportait l'étonnement et la douleurcomme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer.

VII
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Deux mois plus tardpar un après-midi gris et doux de novembreMme Caroline monta à la salle des épurestout de suite après le déjeunerpour se mettre au travail. Son frèrealors à Constantinopleoù il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orientl'avait chargée de revoir toutes les notes prises autrefois par luidans leur premier voyagepuis de rédiger une sorte de mémoirequi serait comme un résumé historique de la question ; etdepuis deux grandes semaineselle tâchait de s'absorber tout entière dans cette besogne. Ce jour-làil faisait si chaudqu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtred'où elle regarda un instantavant de s'asseoirles grands arbres nus de l'hôtel Beauvilliersviolâtres sur le ciel pâle.

Il y avait près d'une demi-heure qu'elle écrivaitlorsque le besoin d'un document l'égara dans une longue rechercheparmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se levaalla remuer d'autres papiersrevint s'asseoirles mains pleines ; etcomme elle classait des feuilles volanteselle tomba sur des images de saintetéune vue enluminée du Saint-Sépulcreune prière encadrée des instruments de la Passionsouveraine pour assurer le salutdans les moments de détresse où l'âme est en danger. Alorselle se souvintson frère avait acheté ces images à Jérusalemen grand enfant pieux. Une émotion soudaine la saisitdes larmes mouillèrent ses joues. Ah ! ce frèresi intelligentsi longtemps méconnuqu'il était heureux de croirede ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre naïf pour boîte à bonbonsde puiser une sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prièrerimée en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop confianttrop facile à se laisser duper peut-êtremais si droitsi tranquillesans une révoltesans une lutte même. Et elle quidepuis deux moisluttait et souffraitelle qui ne croyait plusbrûlée de lecturesdévastée de raisonnementsavec quelle ardeur elle souhaitaitaux heures de faiblessed'être restée simple et ingénue comme luiau point de pouvoir endormir son coeur saignanten répétant trois foismatin et soirl'oraison enfantine que les clous et la lancela couronne et l'éponge de la Passion entouraient !

Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorffelle s'était raidie de toute sa volontépour résister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point la femme de cet hommeelle ne voulait point être sa maîtresse passionnée jalouse jusqu'au scandale ; et sa misère était qu'elle continuait à ne pas se refuserdans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la façon paisiblesimplement affectueusedont elle avait d'abord considéré leur aventure : une amitié ayant abouti fatalement au don de la personnecomme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt anselle était devenue d'une grande toléranceaprès la dure expérience de son mariage. A trente-six ans étant si sagese croyant sans illusionsne pouvait-elle donc fermer les yeuxse conduire plus en mère qu'en amanteà l'égard de cet ami auquel elle s'était résignée sur le tarddans une minute d'absence moraleet quilui aussiavait singulièrement dépassé l'âge des héros ? Parfoiselle répétait qu'on accordait trop d'importance à ces rapports des sexessimples rencontres souventdont on embarrassait ensuite l'existence entière. D'ailleurselle souriait la première de l'immoralité de sa remarquecar n'étaient pas alors toutes les fautes permisestoutes les femmes à tous les hommes ? Etpourtantque de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivaleque la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et totale ! Mais ce n'étaient là que des façons théoriques de rendre la vie supportableelle avait beau se forcer à l'abnégationcontinuer à être l'intendante dévouéela servante d'intelligence supérieure qui veut bien donner son corpsquand elle a donné son coeur et son cerveau : une révolte de sa chairde sa passion la soulevaitelle souffrait affreusement de ne pas tout savoirde ne pas rompre violemmentaprès avoir jeté à la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependantau point de se tairede rester calme et sourianteet jamaisdans son existence si rude jusque- làelle n'avait eu besoin de plus de force.

Encore un instantelle regarda les images de saintetéqu'elle tenait toujoursavec son sourire douloureux d'incréduletout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait pluselle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veillece qu'il faisait ce jour-là mêmepar un travail involontaire et incessant de son espritqui retournait d'instinct à cet espionnagedès qu'elle ne l'occupait plus. Saccardd'ailleurssemblait mener sa vie accoutuméele matin les tracas de sa directionl'après-midi la Boursele soir les invitations à dînerles premières représentationsune vie de plaisirsdes filles de théâtre dont elle n'était point jalouse. Etcependantelle sentait bien un nouvel intérêt en luiune chose qui lui prenait des heures occupées auparavant d'une autre façonsans doute cette femmedes rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se défendait de connaître. Cela la rendait soupçonneuse et méfianteelle se remettait malgré elle à " faire le gendarme "comme disait son frère en riantmême au sujet des affaires de l'Universellequ'elle avait cessé de surveillertant sa confiance un moment était devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la chagrinaient. Puiselle était toute surprise de s'en moquer au fondde ne pas trouver la force de parler ni d'agirtellement une seule angoisse la tenait au coeurcette trahison qu'elle aurait voulu accepterqui l'étouffait. Ethonteuse de sentir les larmes la gagner de nouveauelle cacha les imagesavec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une égliseen pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps.

Depuis dix minutesMme Carolinecalmées'était remise à rédiger le mémoirelorsque le valet de chambre vint lui dire que Charlesun cocher renvoyé la veillevoulait absolument parler à madame. C'était Saccard quiaprès l'avoir engagé lui-mêmel'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésitapuis consentit à le recevoir.

Grandbeau garçonavec la face et le cou rasésse dandinant de l'air assuré et fat des hommes que les femmes paientCharles se présenta insolemment.

"Madamec'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doutemadame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille... Etcomme madame est responsableje veux que madame me rembourse mes chemises... Ouije veux quinze francs."

Sur ces questions de ménageelle était très sévère. Peut-être aurait-elle donné les quinze francspour éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet hommepris la veille la main dans le sacla révolta.

"Je ne vous dois rienje ne vous donnerai pas un sou... D'ailleursmonsieur m'a mise en garde et m'a absolument défendu de faire quelque chose pour vous."

AlorsCharles s'avançamenaçant.

"Ah ! monsieur a dit çaje m'en doutaiset il a eu tortmonsieurparce que nous allons rire... Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était la maîtresse..."

RougissanteMme Caroline se levavoulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le tempsil continuait plus haut :

"Et peut-être que madame sera contente de savoir où va monsieurde quatre à sixdeux et trois fois par semainequand il est sûr de trouver la personne seule..."

Elle était redevenue brusquement très pâletout son sang refluait à son coeur. D'un geste violentelle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait d'apprendre depuis deux mois.

"Je vous défends bien..."

Seulementil criait plus fort qu'elle.

"C'est Mme la baronne Sandorff... M. Delcambre l'entretient et a louépour l'avoir à son aiseun petit rez-de-chaussée de la rue Caumartinpresque au coin de la rue Saint-Nicolasdans une maison où il y a une fruitière... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude..."

Elle avait allongé le bras vers la sonnettepour qu'on jetât cet homme dehors ; mais il aurait certainement continué devant les domestiques.

"Oh ! quand je dis chaude !... J'ai une amie là-dedansClarissela femme de chambrequi les a regardés ensembleet qui a vu sa maîtresseun vrai glaçonlui faire un tas de saletés...

-- Taisez-vousmalheureux !... Tenez ! voici vos quinze francs."

Etd'un geste d'indicible dégoûtelle lui remit l'argentcomprenant que c'était la seule façon de le renvoyer. Tout de suiteen effetil redevint poli.

"Moije ne veux que le bien de madame... La maison où il y a une fruitière. Le perron au fond de la cour... C'est aujourd'hui jeudiil est quatre heuressi madame veut les surprendre..."

Elle le poussait vers la portesans desserrer les lèvreslivide.

"D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boîte pareille ! Etquand on a eu de bons maîtreson leur laisse un petit souvenirn'est-ce pas ?... Bonsoirmadame."

Enfinil était parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobilecherchantcomprenant qu'une scène pareille menaçait Saccard. Puissans forceavec un long gémissementelle vint s'abattre sur sa table de travail ; et les larmes qui l'étouffaient depuis si longtemps ruisselèrent.

Cette Clarisseune maigre fille blondevenait simplement de trahir sa maîtresseen offrant à Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre hommedans le logement même qu'il payait. Elle avait d'abord exigé cinq cents francs ; maiscomme il était fort avareelle dutaprès marchandagese contenter de deux cents francspayables de la main à la mainau moment où elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait làdans une petite piècederrière le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une délicatessepour ne pas confier le soin du ménage à la concierge. Le plus souventelle vivait oisiven'ayant rien à faire entre les rendez-vousau fond de ce logement vides'effaçant du restedisparaissantdès que Delcambre ou Saccard arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps était venula nuitoccuper avec elle le grand lit des maîtresencore ravagé par la débauche de la journée ; et même c'était elle qui l'avait recommandé à Saccardcomme un très bon sujettrès honnête. Depuis son renvoielle épousait sa rancuned'autant plus que sa maîtresse lui faisait des " crasses " et qu'elle avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abordCharles voulait écrire au baron Sandorff ; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif d'organiseravec Delcambreune surprise. Etce jeudi-làayant tout préparé pour le grand coupelle attendit.

A quatre heureslorsque Saccard arrivala baronne Sandorff était déjà làallongée sur la chaise longuedevant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacteen femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premières foisil avait eu la désillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espéraitchez cette femme si bruneaux paupières bleuesà la provocante allure de bacchante en folie. Elle était de marbrelasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui ne venait pointtout entière prise par le jeudont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puisl'ayant sentie curieusesans dégoûtrésignée à la nauséesi elle croyait y découvrir un frisson nouveauil l'avait dépravéeobtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourselui tirait des renseignements ; etcomme le hasard aidant sans douteelle gagnait depuis sa liaisonelle traitait un peu Saccard en fétichel'objet ramassé que l'on garde et que l'on baisemême malproprepour la chance qu'il vous porte.

Clarisse avait fait un si grand feuce jour-làqu'ils ne se mirent pas au litpar un raffinement de rester devant les hautes flammessur la chaise longue. Dehorsla nuit allait se faire. Mais les volets étaient fermésles rideaux soigneusement tirés ; et deux grosses lampesaux globes dépolissans abat-jourles éclairaient d'une lumière crue.

A peine Saccard était-il entréque Delcambreà son tour descendit de voiture. Le procureur général Delcambrepersonnellement lié avec l'empereuren passe de devenir ministreétait un homme maigre et jaune de cinquante ansà la haute taille solennelleà la face rasecoupée de plis profonds d'une austère sévérité. Son nez duren bec d'aiglesemblait sans défaillance comme sans pardon. Etlorsqu'il monta le perronde son pas ordinairemesuré et graveil avait toute sa dignitéson air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maisonil n'y venait guère qu'à la nuit tombée.

Clarisse l'attendait dans l'étroite antichambre.

"Si monsieur veut me suivreet je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit."

Il hésitaitpourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Maisà voix très basseelle lui expliqua que le verrou était mis sûrementqu'il faudrait briser tout et que madameavertieaurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulaitc'était la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vueun jouren risquant un oeil au trou de la serrure. Pour celaelle avait imaginé quelque chose de bien simple. Sa chambreautrefoiscommuniquait avec le cabinet de toilette par une porteaujourd'hui fermée à clef ; etla clef ayant été ensuite jetée au fond d'un tiroirelle avait eu seulement à la reprendre làpuis à rouvrir ; de sorte quegrâce à cette porte condamnéeoubliéeon pouvait maintenant pénétrer sans bruit dans le cabinet de toilettequi lui-même n'était séparé de la chambre que par une portière. Certainementmadame n'attendait personne de ce côté.

"Que monsieur se confie entièrement à moi. J'ai intérêtn'est-ce pas ? à la réussite."

Elle se glissa par la porte entrebâilléedisparut un instantlaissant Delcambre seuldans son étroite chambre de bonneau lit en désordreà la cuvette d'eau savonneuseet dont elle avait déjà déménagé sa mallele matinpour filerdès que le coup serait fait. Puiselle revintreferma doucement la porte sur elle.

"Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent."

Delcambre restait dignesans un motdebout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dévisageait. Cependantil se lassaitun tic nerveux tirait toute la moitié gauche de son visagedans la rage contenue dont le flot montait à son crâne. Le furieux mâleaux appétits d'ogrequ'il y avait en luicaché derrière la glaciale sévérité de son masque professionnelcommençait à gronder sourdementirrité de cette chair qu'on lui volait.

Faisons vitefaisons vite "répéta-t-ilsans savoir ce qu'il disaitles mains fiévreuses.

Maislorsque Clarissedisparue de nouveaurevintun doigt sur les lèvreselle le supplia de patienter encore.

"Je vous assuremonsieursoyez raisonnableautrement vous perdrez le plus beau... Dans un momentça y sera en plein."

EtDelcambreles jambes brusquement casséesdut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombaitil resta ainsi dans l'ombretandis que la femme de chambreaux écoutesne perdait aucun des bruits légers qui venaient de la chambreet qu'il entendaitluidécuplés par un tel bourdonnement de ses oreillesqu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée en marche.

Enfinil sentit la main de Clarisse tâtonnant le long de son bras. Il compritlui donnasans une paroleune enveloppe ; où il avait glissé les deux cents francs promis. Et elle marcha la premièreécarta la portière du cabinetle poussa dans la chambreen disant :

"Tenez ! les v'lâ !"

Devant le grand feuaux braises ardentesSaccard était sur le doscouché au bord de la chaise longuen'ayant gardé que sa chemisequirouléeremontée jusqu'aux aissellesdécouvraitde ses pieds à ses épaulessa peau bruneenvahie avec l'âge d'un poil de bête ; tandis que la baronneentièrement nuetoute rose des flammes qui la cuisaientétait agenouillée ; et les deux grosses lampes les éclairaient d'une clarté si viveque les moindres détails s'accusaientavec un relief d'ombre excessif.

Béantsuffoqué par ce flagrant délit anormalDelcambre s'était arrêtépendant que les deux autrescomme foudroyésstupides de voir entrer cet homme par le cabinetne bougeaient pasles yeux élargis et fous.

"Ah ! cochons ! bégaya enfin le procureur généralcochons ! cochons !"

Il ne trouvait que ce motil le répéta sans finl'accentua du même geste saccadépour lui donner plus de force. Cette foisd'un bondla femme s'était levéeéperdue de sa nuditétournant sur elle-mêmecherchant ses vêtementsqu'elle avait laissés dans le cabinet de toiletteoù elle ne pouvait aller les reprendre ; etayant mis la main sur un jupon blanc resté làelle s'en couvrit les épaulesgarda les deux bouts de la ceinture entre les dentsafin de le serrer autour de son coucontre sa poitrine. L'hommequi avait quitté aussi la chaise longuerabattit sa chemisel'air très ennuyé.

"Cochons ! répéta encore Delcambrecochons ! dans cette chambre que je paie !"

Etmontrant le poing à Saccards'affolant de plus en plusà l'idée que ces ordures se faisaient sur un meuble acheté avec son argentil délira.

"Vous êtes ici chez moicochon que vous êtes ! Et cette femme est à moivous êtes un cochon et un voleur !"

Saccardqui ne se fâchait pasaurait voulu le calmerfort embarrassé d'être ainsi en chemiseet tout à fait contrarié de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa.

"Dame ! monsieurrépondit-ilquand on veut avoir une femme à soi tout seulon commence par lui donner ce dont elle a besoin."

Cette allusion à son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il était méconnaissableeffroyablecomme si le bouc humaintout le priape caché lui sortait de la peau. Ce visagesi digne et si froidavait brusquement rougiet il se gonflaitse tuméfiaits'avançait en un mufle furieux. L'emportement lâchait la brute charnelledans l'affreuse douleur de cette fange remuée.

"Besoinbesoinbalbutia-t-ilbesoin du ruisseau... Ah ! Garce !"

Et il eut vers la baronne un geste si violentqu'elle prit peur. Elle était restée deboutimmobilene parvenant à se voiler la gorgeavec le juponqu'en laissant à découvert le ventre et les cuisses. Alorsayant compris que cette nudité coupableainsi étaléel'exaspérait davantageelle recula jusqu'à la chaises'y assit en serrant les jambesen remontant les genouxde façon à cacher tout ce qu'elle pouvait. Puiselle demeura làsans un gestesans un motla tête un peu basseles yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputentet qui attendpour être au vainqueur.

Saccardcourageusements'était jeté devant elle.

"Vous n'allez pas la battrepeut-être !"

Les deux hommes se trouvèrent face à face.

"Enfinmonsieurreprit-ilil faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers... C'est très vraije suis l'amant de madame. Et je vous répète quesi vous avez payé les meubles icimoi j'ai payé...

-- Quoi ?

-- Beaucoup de choses : par exemplel'autre jourles dix mille francs de son ancien compte chez Mazaudque vous aviez absolument refusé de régler... J'ai autant de droits que vous. Un cochonc'est possible ! mais un voleurah ! non ! Vous allez retirer le mot."

Hors de luiDelcambre cria :

"Vous êtes un voleuret je vais vous casser la têtesi vous ne déguerpissez pas à l'instant."

Mais Saccardà son tours'irritait. Tout en remettant son pantalonil protesta.

"Ah ! çadites doncvous m'embêtezà la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce n'est pas encore vous que me ferez peurmon bonhomme !"

Etquand il eut enfilé ses bottinesil tapa résolument des pieds sur le tapisen disant :

"Làmaintenantje suis d'aplombje reste."

Etouffant de rageDelcambre s'était rapprochéle mufle en avant.

"Sale cochonveux-tu filer !

-- Pas avant toivieille crapule !

-- Et si je te flanque ma main sur la figure !

-- Moije te plante mon pied quelque part !"

Nez à nezles crocs dehorsils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmesdans cette débâcle de leur éducationdans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaientle magistrat et le financier en vinrent à une querelle de charretiers ivresà des mots abominablesqu'ils se lançaientavec un besoin croissant de l'ordurecomme des crachats. Leurs voix s'étranglaient dans leur gorgeils écumaient de la boue.

Sur sa chaisela baronne attendait toujours que l'un des deux eût jeté l'autre dehors. Etcalmée déjàarrangeant l'avenirelle n'était plus gênée que par la présence de la femme de chambrequ'elle devinait derrière la portière du cabinet de toiletterestée là pour se faire un peu de bon sang. Cette filleen effetayant allongé la têteavec un ricanement d'aiseà entendre des messieurs se dirent des choses si dégoûtantesles deux femmes s'aperçurentla maîtresse accroupie et nuela servante droite et correcteavec son petit col plat ; et elles échangèrent un flamboyant regardla haine séculaire des rivalesdans cette égalité des duchesses et des vachèresquand elles n'ont plus de chemise.

Mais Saccardlui aussiavait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemmentenfilait son gilet et revenait lâcher une injure dans la figure de Delcambrepassait la manche gauche de sa redingote et en criait une autrepassait la manche droite et en trouvait d'autresd'autres toujoursà pleins baquetsà la volée. Puistout d'un couppour en finir :

"Clarissevenez donc !... Ouvrez les portesouvrez les fenêtrespour que toute la maison et toute la rue entendent !... M. le Procureur général veut qu'on sache qu'il est iciet je vais le faire connaîtremoi !"

PâlissantDelcambre reculaen le voyant se diriger vers une des fenêtrescomme s'il voulait en tourner la crémone. Ce terrible homme était très capable d'exécuter sa menacelui qui se moquait du scandale.

"Ah ! canaillecanaille ! murmura le magistrat. Ça fait bien la pairevous et cette catin. Et je vous la laisse...

-- C'est çadécampez ! On n'a pas besoin de vous... Au moinsses factures seront payéeselle ne pleurera plus misère... Tenez ! voulez- vous six souspour prendre l'omnibus ?"

Sous l'insulteDelcambre s'arrêta un instantau seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigresa face blêmecoupée de plis rigides. Il étendit le brasil fit un serment.

"Je jure que vous me paierez tout ça... Oh ! je vous retrouveraiprenez garde !"

Puisil disparut. Tout de suitederrière luion entendit la fuite d'une jupe c'était la femme de chambre quipar crainte d'une explicationse sauvaittrès égayéeà l'idée de la bonne farce.

Saccardsecoué encorepiétinantalla fermer les portesrevint dans la chambreoù la baronne était restée ; douée sur sa chaise. Il se promena à grands pasrepoussa dans la cheminée un tison qui s'écroulait ; etla voyant seulement alorssi singulière et si peu couverteavec ce jupon sur les épaulesil se montra très convenable.

"Habillez-vous doncma chère... Et ne vous émotionnez pas. C'est bêtemais ce n'est rienrien du tout... Nous nous reverrons iciaprès-demainpour nous arrangern'est-ce pas ? Moiil faut que je filej'ai un rendez-vous avec Huret."

Etcomme elle remettait enfin sa chemiseet qu'il partaitil lui cria de l'antichambre :

"Surtoutsi vous achetez de l'Italienpas de bêtise ! ne le prenez qu'à prime."

Pendant ce tempsà la même heureMme Carolinela tête abattue sur sa table de travailsanglotait. Le brutal renseignement du cochercette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer désormaisremuait en elle tous les soupçonstoutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'était forcée à la tranquillité et à l'espoirdans les affaires de l'Universellecomplicepar l'aveuglement de sa tendressede ce qu'on ne lui disait pasde ce qu'elle ne cherchait pas à apprendre. Aussimaintenantse reprochait-elleavec un violent remordsla lettre rassurante qu'elle avait écrite à son frèrelors de la dernière assemblée générale ; car elle le savaitdepuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreillesles irrégularités continuaients'aggravaient sans cesseainsi le compte Sabatani avait grossila société jouait de plus en plussous le couvert de ce prête-nomsans parler des réclames énormes et mensongèresdes fondations de sable et de boue qu'on donnait à la colossale maisondont la montée si promptecomme miraculeusela frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissaitc'était ce terrible traince galop continu dont on menait l'Universellepareille à une machinebourrée de charbonlancée sur des rails diaboliquesjusqu'à ce que tout crevât et sautâtsous un dernier choc. Elle n'était point une naïveune nigaudeque l'on pût tromper ; même ignorante de la technique des opérations de banqueelle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenagede cet enfièvrementdestiné à griser la fouleà l'entraîner dans cette épidémique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausseil fallait faire croire toujours à plus de succèsà des guichets monumentauxdes guichets enchantés qui absorbaient des rivièrespour rendre des fleuvesdes océans d'or. Son pauvre frèresi créduleséduitemportéallait-elle donc le trahirl'abandonner à ce flot qui menaçaitun jourde les noyer tous ? Elle était désespérée de son inaction et de son impuissance.

Cependantle crépuscule assombrissait la salle des épuresque le foyer éteint n'éclairait même pas d'un reflet ; etdans ces ténèbres accruesMme Caroline pleurait plus fort. C'était lâche de pleurer ainsicar elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude sur les affaires de l'Universelle. Saccardcertainementmenait à lui seul le terrible galopfouaillait la bête avec une férocitéune inconscience morale extraordinairequitte à la tuer. Il était l'unique coupableelle avait un frisson à tâcher de lire en luidans cette âme obscure d'un homme d'argentignorée de lui-mêmeoù l'ombre cachait de l'ombrel'infini boueux de toutes les déchéances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettementelle le soupçonnaitelle en tremblait. Mais la découverte lente de tant de plaiesla crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jeté sur cette tablepleurante et sans forcel'auraient au contraire redresséedans un besoin de lutte et de guérison. Elle se connaissaitelle était une guerrière. Non ! si elle sanglotait si forttelle qu'une enfant débilec'était qu'elle aimait Saccard et que Saccardà cette minute mêmese trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle était obligée de se fairel'emplissait de honteredoublait ses pleursau point de l'étouffer.

"N'avoir pas plus de fiertémon Dieu ! balbutiait-elle à voix haute. Etre à ce point fragile et misérable ! Ne pas pouvoirquand on veut !"

A ce momentdans la pièce noireelle eut l'étonnement d'entendre une voix. C'était Maxime quien familier de la maisonvenait d'entrer.

"Comment ! vous êtes sans lumièreet vous pleurez !"

Confuse d'être ainsi surpriseelle s'efforça de maîtriser ses sanglotspendant qu'il ajoutait :

"Je vous demande pardonje croyais mon père revenu de la Bourse... Une dame m'a prié de le lui amener à dîner."

Mais le valet de chambre apportait une lampeet il se retiraaprès l'avoir posée sur la table. Toute la vaste pièce s'était éclairée de la calme lumière qui tombait de l'abat-jour.

"Ce n'est rienvoulut expliquer Mme Carolineun bobo de femmemoi qui suis pourtant si peu nerveuse."

Etles yeux secsle buste droitelle souriait déjàde son air héroïque de combattante. Un instantle jeune homme la regardasi fièrement redresséeavec ses grands yeux clairsses fortes lèvresson visage de bonté virilel'épaisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pénétré d'un grand charme ; et il la trouvait jeune encoretoute blanche ainsiles dents également très blanchesune femme adorabledevenue belle. Puis il songea à son pèreil eut un haussement d'épaules plein d'une méprisante pitié.

"C'est luin'est-ce pas ? qui vous met dans un état pareil."

Elle voulut niermais elle étranglaitdes larmes remontaient à ses paupières.

"Ah ! ma pauvre madameje vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal récompensée... C'était fatalqu'il vous mangeâtvous aussi !"

Alorselle se souvint du jour où elle était allée lui emprunter les deux mille francspour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec ellelorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passé ? en le questionnant ? Et un irrésistible besoin la poussait : maintenant qu'elle avait commencé de descendreil lui fallait toucher le fond. Cela seul était bravedigne d'elleutile à tous.

Mais elle répugnait à cette enquêteelle prit un détourayant l'air de rompre la conversation.

"Je vous dois toujours deux mille francsdit-elle. Vous ne m'en voulez pas tropde vous faire attendre ?"

Il eut un gestepour lui donner tout le temps désirable. Puisbrusquement :

"A proposet mon petit frèrece monstre ?

-- Il me désoleje n'ai encore rien dit à votre père... Je voudrais tant décrasser un peu le pauvre êtrepour qu'on pût l'aimer !"

Un rire de Maxime l'inquiétaet comme elle l'interrogeait des yeux :

"Dame ! je crois que vous prenez encore là un souci bien inutile. Papa ne comprendra guère toute cette peine... Il en a tant vudes ennuis de famille !"

Elle le regardait toujourssi correct dans son égoïste jouissance de la viesi joliment désabusé des liens humainsmême de ceux que crée le plaisir. Il avait sourigoûtant seul la méchanceté cachée de sa dernière phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes.

"Vous avez perdu votre mère de bonne heure ?

-- Ouije l'ai à peine connue... J'étais encore à Plassansau collègelorsqu'elle est morteicià Paris... Notre onclele docteur Pascala gardé là-bas avec lui ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois.

-- Mais votre père s'est remarié ?"

Il eut une hésitation. Ses yeux si clairssi videss'étaient troublés d'une petite fumée rousse.

"Oh ! ouiouiremarié... La fille d'un magistratune Béraud du Châtel... Renéepas une mère pour moiune bonne amie..."

Puisd'un mouvement familiers'asseyant près d'elle :

"Voyez-vousil faut comprendre papa. Il n'est pasmon Dieu ! pire que les autres. Seulementses enfantsses femmesenfin tout ce qui l'entoureça ne passe pour lui qu'après l'argent... Oh ! entendons- nousil n'aime pas l'argent en avarepour en avoir un gros taspour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partouts'il en puise à n'importe quelles sourcesc'est pour le voir couler chez lui en torrentsc'est pour toutes les jouissances qu'il en tirede luxede plaisirde puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sangil nous vendraitvousmoin'importe quisi nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieurcar il est vraiment le poète du milliontellement l'argent le rend fou et canailleoh ! canaille dans le très grand !"

C'était bien ce que Mme Caroline avait compriset elle écoutait Maximeen approuvant d'un hochement de tête. Ah ! l'argentcet argent pourrisseurempoisonneurqui desséchait les âmesen chassait la bontéla tendressel'amour des autres ! Lui seul était le grand coupablel'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. A cette minuteelle le maudissaitl'exécrait dans la révolte indignée de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un gestesi elle en avait eu le pouvoirelle aurait anéanti tout l'argent du mondecomme on écraserait le mal d'un coup de talonpour sauver la santé de la terre.

"Et votre père s'est remarié "répéta-t-elle au bout d'un silenced'une voix lente et embarrasséedans un éveil confus de souvenirs.

Qui doncdevant elleavait fait allusion à cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire : une femme sans doutequelque amieaux premiers temps de son installation rue Saint-Lazarelorsque le nouveau locataire était venu habiter le premier étage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argentde quelque marché honteux concluetplus tardle crime n'était-il pas tranquillement entré dans le ménagetoléré et vivant làun adultère monstrueuxtouchant à l'inceste ?

"Renéereprit Maxime très bascomme malgré luin'avait que quelques années de plus que moi..."

Il avait levé la têteil regardait Mme Caroline ; etdans un abandon subitdans une confiance irraisonnée en cette femmequi lui semblait si bien portante et si sageil conta le passénon pas en phrases suiviesmais par lambeauxpar aveux incompletscomme involontairequ'elle devait coudre. Etait-ce une ancienne rancune contre son père qu'il soulageaitcette rivalité qui avait existé entre euxqui les faisait étrangersaujourd'hui encoresans intérêts communs ? Il ne l'accusait passemblait incapable de colère ; mais son petit rire tournait au ricanementil parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le saliren remuant tant de vilenies.

Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire : Saccard vendant son nomépousant pour de l'argent une fille séduite ; Saccardpar son argentsa vie folle et éclatanteachevant de détraquer cette grande enfant malade ; Saccarddans un besoin d'argentayant à obtenir d'elle une signaturetolérant chez lui les amours de sa femme et de son filsfermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argentl'argent roil'argent Dieuau- dessus du sangau-dessus des larmesadoré plus haut que les vains scrupules humainsdans l'infini de sa puissance ! Età mesure que l'argent grandissaitque Saccard se révélait à elle avec cette diabolique grandeurMme Caroline se trouvait prise d'une véritable épouvanteglacéeéperdueà l'idée qu'elle était au monstreaprès tant d'autres.

"Voilà ! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peineil vaut mieux que vous soyez prévenue cela ne vous fâche pas avec mon père. J'en serais désoléparce que ce serait encore vous qui en pleureriezet pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prêter un sou ?"

Comme elle ne répondait pointla gorge serréefrappée au coeuril se levadonna un coup d'oeil à une glaceavec la tranquille aisance d'un joli hommecertain de sa correction dans la vie. Puisil revint devant elle.

"N'est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite... Moije me suis rangé tout de suitej'ai épousé une jeune fille qui était malade et qui est morteje jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bêtises... Non ! voyez-vouspapa est incorrigibleparce qu'il n'a pas de sens moral."

Il lui prit la mainla garda un instant dans la sienneen la sentant toute froide.

"Je m'en vaispuisqu'il ne rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi mercicar il n'y a qu'une chose de bête : c'est d'être dupe."

Enfin il partaitlorsqu'il s'arrêta à la porteriantajoutant encore :

"J'oubliaisdites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir à dîner... Vous savezMme de Jeumontcelle qui a couché avec l'empereurpour cent mille francs... Et n'ayez pas peur carsi fou que papa soit restéj'ose espérer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-là."

SeuleMme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anéantie sur sa chaisedans la vaste pièce tombée à un lourd silenceregardant fixement la lampede ses yeux élargis. C'était comme un brusque déchirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-làce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblantelle le voyait à cette heure dans sa crudité affreusesans complaisance possible. Elle voyait Saccard à nucette âme dévastée d'un homme d'argentcompliquée et trouble dans sa décompositionil était en effet sans liens ni barrièresallant à ses appétits avec l'instinct déchaîné de l'homme qui ne connaît d'autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec son filsvendu son filsvendu sa femmevendu tous ceux qui lui étaient tombés sous la main ; il s'était vendu lui- mêmeet il la vendrait elle aussiil vendrait son frèrebattrait monnaie avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'était plus qu'un faiseur d'argentqui jetait à la fonte les choses et les êtres pour en tirer de l'argent. Dans une brève luciditéelle vit l'Universelle suer l'argent de toutes partsun lacun océan d'argentau milieu duquelavec un craquement effroyabletout d'un coupla maison croulait à pic. Ah ! l'argentl'horrible argent qui salit et dévore !

D'un mouvement emportéMme Caroline se leva. Nonnon ! c'était monstrueuxc'était finielle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahisonelle la lui aurait pardonnée ; mais un écoeurement la prenait de toute cette ordure ancienneune terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'à partir sur-le-champsi elle ne voulait pas elle-même être éclaboussée de boueécrasée sous les décombres. Et le besoin lui venait d'aller lointrès loinde rejoindre son frère au fond de l'Orientplus encore pour disparaître que pour l'avertir. Partirpartir tout de suite ! Il n'était pas six heureselle pouvait prendre le rapide de Marseilleà sept heures cinquante-cinqcar cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseilleavant de s'embarquerelle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malleune robe de rechangeet elle partait. En un quart d'heureelle allait être prête. Puisla vue de son travailsur la tablele mémoire commencél'arrêta un instant. A quoi bon emporter celapuisque tout devait croulerpourri à la base ? Elle se mit pourtant à ranger avec soin les documentsles notespar une habitude de bonne ménagère qui ne voulait rien laisser en désordre derrière elle. Cette besogne lui prit quelques minutescalma la première fièvre de sa décision. Et c'était dans la pleine possession d'elle-même qu'elle donnait un dernier coup d'oeil autour de la pièceavant de la quitterlorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres.

D'un coup d'oeil machinalMme Caroline regarda les suscriptions etdans le tasreconnut une lettre de son frèrequi lui était adressée. Elle arrivait de Damasoù Hamelin se trouvait alorspour l'embranchement projetéde cette ville à Beyrouth. D'abordelle commença à la parcourirdeboutprès de la lampese promettant de la lire lentementplus tarddans le train. Mais chaque phrase la retenaitelle ne pouvait plus sauter un motelle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entière à la lecture passionnante de cette longue lettrequi avait douze pages.

Hamelinjustementétait dans un de ses jours de gaieté. Il remerciait sa soeur des dernières bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressées de Pariset il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de là-bascar tout y marchait à souhait. Le premier bilan de la Compagnie générale des Paquebots réunis s'annonçait superbeles nouveaux transports à vapeur réalisaient de grosses recettesgrâce à leur installation parfaite et à leur vitesse plus grande. En plaisantantil disait qu'on y voyageait pour le plaisiret il montrait les ports de la côte envahis par le monde de l'Occidentil racontait qu'il ne pouvait faire une course à travers les sentiers perdussans se trouver nez à nez avec quelque Parisien du boulevard. C'était réellementcomme il l'avait prévul'Orient ouvert à la France. Bientôtdes villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Maissurtoutil faisait une peinture très vive de la gorge écartée du Carmeloù la mine d'argent était en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisaiton avait découvert des sources dans l'écroulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord ; et des champs se créaientle blé remplaçait les lentisquestandis que tout un village déjà s'était bâti près de la mined'abord de simples cabanes de boisun baraquement pour abriter les ouvriersmaintenant de petites maisons de pierre avec des jardinsun commencement de cité qui allait grandirtant que les filons ne s'épuiseraient pas. Il y avait là près de cinq cents habitantsune route venait d'être achevéequi reliait le village à Saint-Jean-d'Acre Du matin au soirles machines d'extraction ronflaientdes chariots s'ébranlaient au claquement des fouets sonoresdes femmes chantaientdes enfants jouaient et criaientdans ce désertdans ce silence de mort où seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genêts embaumaient toujours l'air tièded'une délicieuse pureté. EnfinHamelin ne tarissait pas sur la première ligne ferrée qu'il devait ouvrirde Brousse à Beyrouthpar Angora et Alep. Toutes les formalités étaient terminées à Constantinople ; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracépour le passage difficile des cols du Taurusl'enchantaient ; et il parlait de ces colsdes plaines qui s'étendaient au pied des montagnesavec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvé de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repère étaient posésles emplacements des stations choisisquelques-uns en pleine solitude une ville iciune ville plus loindes villes naîtraient autour de chacune des stationsau croisement des routes naturelles. Déjà la moisson des hommes et des grandes choses futures était seméetout germaitce serait avant quelques années un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa soeur adoréeheureux de l'associer à cette résurrection d'un peuplelui disant qu'elle y serait pour beaucoupelle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santé.

Mme Caroline avait achevé sa lecturela lettre restait ouverte sur la tableet elle songeaitles yeux de nouveau sur la lampe. Puismachinalementses regards se levèrentfirent le tour des murss'arrêtant à chacun des plansà chacune des aquarelles. A Beyrouthle pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots réunis était à cette heure construitau milieu de vastes magasins. Au mont Carmelc'était ce fond de gorge sauvageobstrué de broussailles et de pierresqui se peuplaitpareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurusces nivellementsces profils changeaient les horizonsouvraient un chemin au libre commerce. Etdevant ellede ces feuilles aux lignes géométriquesaux teintes lavéesque quatre pointes simplement clouaienttoute une évocation surgissait du lointain pays parcouru autrefoistant aimé pour son beau ciel éternellement bleupour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins étagés de Beyrouthles vallées du Liban aux grands bois d'oliviers et de mûriersles plaines d'Antioche et d'Alepimmenses vergers de fruits délicieux. Elle se revoyait avec son frère en continuelles courses par cette merveilleuse contréedont les richesses incalculables se perdaientignorées ou gâchéessans routessans industrie ni agriculturesans écolesdans la paresse et l'ignorance. Mais tout celamaintenantse vivifiaitsous une extraordinaire poussée de sève jeune. L'évocation de cet Orient de demain dressait déjà devant ses yeux des cités prospèresdes campagnes cultivéestoute une humanité heureuse. Et elle les voyaitet elle entendait la rumeur travailleuse des chantierset elle constatait que cette vieille terre endormieréveillée enfinvenait d'entrer en enfantement.

AlorsMme Caroline eut la brusque conviction que l'argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. Des phrases de Saccard lui revenaientdes lambeaux de théories sur la spéculation. Elle se rappelait cette idée quesans la spéculationil n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondespas plus qu'il n'y aurait d'enfantssans la luxure. Il faut cet excès de la passiontoute cette vie bassement dépensée et perdueà la continuation même de la vie. Silà-basson frère s'égayaitchantait victoireau milieu des chantiers qui s'organisaientdes constructions qui sortaient du solc'était qu'à Paris l'argent pleuvaitpourrissait toutdans la rage du jeu. L'argentempoisonneur et destructeurdevenait le ferment de toute végétation socialeservait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l'exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argentelle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayée : lui seul n'était-il pas la force qui peut raser une montagnecombler un bras de merrendre la terre enfin habitable aux hommessoulagés du travaildésormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de luiqui faisait tout le mal. Et elle ne savait plusébranlée jusqu'au fond de son êtredécidée déjà à ne pas partirpuisque le succès paraissait complet en Orient et que la bataille était à Parismais incapable encore de se calmerle coeur saignant toujours.

Mme Caroline se levavint appuyer son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faiteelle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaientpour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguementderrière la mince mousseline des rideauxelle distinguait le profil de la comtesseraccommodant elle- même quelque nippetandis qu'Alice peignait des aquarellesbâclées à la douzainequ'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivéune maladie de leur chevalqui pendant deux semaines les avait clouées chez ellesentêtées à ne pas être vues à piedet reculant devant une location. Maisdans cette gêne si héroïquement cachéeun espoir désormais les tenait deboutplus vaillantesla hausse continue des actions de l'Universellece gain déjà très grosqu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'orle jour où elles réaliseraientau cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuverêvait de donner quatre dîners par moisl'hiversans se mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plusde son air d'indifférence affectéelorsque sa mère lui parlait mariagel'écoutait avec un léger tremblement des mainsen commençant à croire que cela se réaliserait peut-êtrequ'elle pourrait avoirelle aussiun mari et des enfants. Et Mme Carolineà regarder brûler la petite lampe qui les éclairaitsentait monter vers elle un grand calmeun attendrissementfrappée de cette remarque que l'argent encorerien qu'un espoir d'argentsuffisait au bonheur de ces pauvres créatures. Si Saccard les enrichissaitne le béniraient-elles pasne resterait-il paspour elles deuxcharitable et bon ? La bonté était donc partoutmême chez les piresqui sont toujours bons pour quelqu'unqui ont toujoursau milieu de l'exécration d'une fouled'humbles voix isolées les remerciant et les adorant. A cette réflexionsa penséetandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres du jardins'en était allée vers l'Oeuvre du Travail. La veillede la part de Saccardelle y avait distribué des jouets et des dragéesen réjouissance d'un anniversaire ; et elle souriait involontairementau souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un moison était plus content de Victorelle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedoavec laquelledeux fois par semaineelle causait longuement de la maison. Maisà cette image de Victorqui tout d'un coup apparaissaitelle s'étonnait de l'avoir oubliédans sa crise de désespoirlorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsicompromettre la bonne action menée avec tant de peine ? De plus en plus pénétranteune douceur montait de l'obscurité des grands arbresun flot d'ineffable renoncementde tolérance divine qui lui élargissait le coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait à briller là-bascomme une étoile.

Lorsque Mme Caroline revint devant sa tableelle eut un léger frisson. Quoi donc ? elle avait froid ! Et cela l'égayaelle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle était comme au sortir d'un bain glacérajeunie et fortele pouls très calme. Les matins de belle santéelle se levait ainsi. Puiselle eut l'idée de remettre une bûche dans la cheminée ; eten voyant que le feu était mortelle s'amusa à le rallumer elle-mêmesans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travailelle n'avait pas de petit boiselle parvint à embraser les bûchessimplement avec de vieux journauxqu'elle brûlait un à un. A genoux devant l'âtreelle en riait toute seule. Un instantelle resta làheureuse et surprise. Voilà donc qu'une de ses grandes crises était encore passéeelle espérait de nouveauquoi ? elle n'en savait toujours rienl'éternel inconnu qui était au bout de la vieau bout de l'humanité. Vivrecela devait suffirepour que la vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de pluselle se rappelait les débâcles de son existenceson mariage affreuxsa misère à Parisson abandon par le seul homme qu'elle eût aimé ; età chaque écroulementelle retrouvait la vivace énergiela joie immortelle qui la remettait deboutau milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler ? Elle restait sans estime pour son amanten face de son effroyable passécomme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soirsans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer à lui apparteniren le sachant à d'autresen ne cherchant même pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasierdans la forge haletante de la spéculationsous l'incessante menace d'une catastrophe finaleoù son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était quand même deboutpresque insoucianteainsi qu'au matin d'un beau jourgoûtant à faire face au danger une allégresse de bataille. Pourquoi ? pour rien raisonnablementpour le plaisir d'être ! Son frère le lui disaitelle était l'invincible espoir.

Saccardlorsqu'il rentravit Mme Caroline enfoncée dans son travailachevantde sa ferme écritureune page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la têtelui sourit d'un air paisibletandis qu'il effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche.

"Vous avez beaucoup courumon ami ?

-- Oh ! des affaires à n'en plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publicsj'ai fini par rejoindre Huretj'ai dû retourner chez le ministreoù il n'y avait plus qu'un secrétaire... Enfinj'ai la promesse pour là-bas."

En effetdepuis qu'il avait quitté la baronne Sandorffil ne s'était plus arrêtétout aux affairesdans son emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre d'Hamelinqui l'enchanta ; et elle le regardait exulter du prochain triompheen se disant quedésormaiselle le surveillerait de prèsafin d'empêcher les folies certaines. Pourtantelle ne parvenait pas à lui être sévère.

"Votre fils est venu vous inviterau nom de Mme de Jeumont."

Il se récria.

"Mais elle m'a écrit !... J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que cela m'assommefatigué comme je suis !"

Et il partitaprès avoir de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son travailavec son sourire amicalplein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie qui se donnait ? La jalousie lui causait une hontecomme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle voulait être supérieure à l'angoisse du partagedégagée de l'égoïsme charnel de l'amour. Etre à luile savoir à d'autrescela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtantde tout son coeur courageux et charitable. C'était l'amour triomphantce Saccardce bandit du trottoir financieraimé si absolument par cette adorable femmeparce qu'elle le voyaitactif et bravecréer un mondefaire de la vie.

VIII
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Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvritau milieu de fêtesavec un éclat triomphal. La grande saison de l'empire commençaitcette saison de l'empire commençaitcette saison de gala suprêmequi allait faire de Paris l'auberge du mondeauberge pavoiséepleine de musiques et de chantsoù l'on mangeaitoù l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais règneà son apogéen'avait convoqué les nations à une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantesdans une apothéose de féeriele long défilé des empereursdes rois et des princesse mettait en marche des quatre coins de la terre.

Et ce fut à la même époquequinze jours plus tardque Saccard inaugura l'hôtel monumental qu'il avait voulupour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffireon avait travaillé jour et nuitsans perdre une heurefaisant ce miracle qui n'est possible qu'à Paris ; et la façade se dressaitfleurie d'ornementstenant du temple et du café-concertune façade dont le luxe étalé arrêtait le monde sur le trottoir. A l'intérieurc'était une somptuositéles millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait à la salle du conseilrouge et ord'une splendeur de salle d'opéra. Partoutdes tapisdes tenturesdes bureaux installés avec une richesse d'ameublement éclatante. Dans le sous-soloù se trouvait le service des titresdes coffres-forts étaient scellésimmensesouvrant des gueules profondes de fourderrière les glaces sans tain des cloisonsqui permettaient au public de les voirrangés comme les tonneaux des contesoù dorment les trésors incalculables des fées. Et les peuples avec leurs roisen marche vers l'Expositionpouvaient venir et défiler là : c'était prêtl'hôtel neuf les attendaitpour les aveuglerles prendre un à un à cet irrésistible piège de l'orflambant au grand soleil.

Saccard trônait dans le cabinet le plus somptueusement installéun meuble Louis XIVà bois dorérecouvert de velours de Gênes. Le personnel venait d'être augmenté encoreil dépassait quatre cents employés ; et c'était maintenant à cette armée que Saccard commandaitavec un faste de tyran adoré et obéicar il se montrait très large de gratifications. En réalitémalgré son simple titre de directeuril régnaitau-dessus du président du conseilau-dessus du conseil d'administration lui-mêmequi ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle désormais dans une continuelle alertetrès occupée à connaître chacune de ses décisionspour tâcher de se mettre en traverss'il le fallait. Elle désapprouvait cette nouvelle installationbeaucoup trop magnifiquesans pouvoir cependant la blâmer en principeayant reconnu la nécessité d'un local plus vasteaux beaux jours de tendre confiancelorsqu'elle plaisantait son frère qui s'inquiétait. Sa crainte avouéeson argumentpour combattre tout ce luxeétait que la maison y perdait son caractère de probité décentede haute gravité religieuse. Que penseraient les clients habitués à la discrétion monacaleau demi-jour recueilli du rez-de-chaussée de la rue Saint-Lazarelorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londresaux grands étages égayés de bruitsinondés de lumière ? Saccard répondait qu'ils seraient foudroyés d'admiration et de respectque ceux qui apportaient cinq francsen tireraient dix de leur pochesaisis d'amour-propregrisés de confiance. Et ce fut luidans sa brutalité du clinquantqui eut raison. Le succès de l'hôtel était prodigieuxdépassait en vacarme efficace les plus extraordinaires réclames de Jantrou. Les petits rentiers dévots des quartiers tranquillesles pauvres prêtres de campagne débarqués le matin du chemin de ferbâillaient de béatitude devant la porteen ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds là-dedans.

A la véritéce qui contrariait surtout Mme Carolinec'était de ne plus pouvoir être toujours dans la maison mêmeà exercer sa surveillance. A peine lui était-il permis de se rendre rue de Londresde loin en loinsous un prétexte. Elle vivait seule à présentdans la salle des épureselle ne voyait guère Saccard que le soir. Il avait garde là son appartementmais tout le rez-de-chaussée restait ferméainsi que les bureaux du premier étage ; et la princesse d'Orviedoheureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banquecette boutique d'argent installée chez ellene cherchait pas même à loueravec son insouciance voulue de tout gainmême légitime. La maison viderésonnante à chaque voiture qui passaitsemblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plusau travers des plafondsmonter que ce silence frissonnant des guichets closd'oùsans relâchependant deux annéesil lui était venu un léger tintement d'or. Les journées lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucouptoujours occupée par son frèrequid'Orientlui envoyait des tâches d'écritures. Maisparfoisdans son travail elle s'arrêtaitécoutait ; prise d'une anxiété instinctiveayant besoin de savoir ce qui se passait en bas ; et rienpas un soufflel'anéantissement des salles déménagéesvidesnoiresfermées à double tour. Alorsun petit froid la prenaitelle s'oubliait quelques minutesinquiète. Que faisait-onrue de Londres ? n'était-ce point à cette seconde préciseque se produisait la lézarde dont périrait l'édifice ?

Le bruit se répanditvague et léger encoreque Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millionsil voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitationl'heure fatale où toutes les prospérités du règneles immenses travaux qui avaient transformé la villela circulation enragée de l'argentles furieuses dépenses du luxedevaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa partrisquait sa fortune sur le tapis vertpour se décupler et jouircomme tant d'autresenrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Marsles foules du monde entier inondant les ruesachevaient de griser Parisdans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées clairesde l'énorme cité en fêteattablée dans les restaurants exotiqueschangée en foire colossale où le plaisir se vendait libre ment sous les étoilesmontait le suprême coup de démencela folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccardavec son flair de coupeur de boursesavait tellement bien senti chez tous cet accèsce besoin de jeter au vent son argentde vider ses poches et son corpsqu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicitéen excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Expositiontous les joursc'étaientdans la pressedes volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbalespour faire retourner le monde : un fait divers extraordinairel'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineureoù il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres ; un grand article de têteoùpolitiquementle rôle de cette maison était d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux jugé par rapport à la solution prochaine de la question spéciauxtous embrigadésmarchant en masse compacte. Jantrou avait imaginéavec les petites feuilles financièresdes traités à l'annéequi lui assuraient une colonne dans chaque numéro ; et il employait cette colonneavec une féconditéune variété d'imagination étonnantesallant jusqu'à attaquerpour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait venait d'être lancée par le monde entierà un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également crééecette agence quisous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de provincese rendait maîtresse absolue du marché de toutes les villes importantes. Et L'Espérance enfinhabilement conduiteprenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarqué une série d'articlesà la suite du décret du 19 janvierqui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellationnouvelle concession de l'empereuren marche vers la liberté. Saccardqui les inspiraitn'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frèreresté ministre d'Etat quand mêmerésignédans sa passion du pouvoirà défendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier ; mais on l'y sentait aux aguetssurveillant la situation fausse de Rougonpris à la Chambre entre le tiers parti affamé de son héritageet les cléricauxligués avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libéral ; et les insinuations commençaient déjàle journal redevenait catholique militantse montrait plein d'aigreurà chacun des actes du ministre. L'Espérance passée à l'oppositionc'était la popularitéun vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde.

Alorssous cette poussée formidable de publicitédans ce milieu exaspérémûr pour toutes les foliesl'augmentation probable du capitalcette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millionsacheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiquesde la loge des concierges au salon des duchessesles têtes prenaient feul'engouement tournait à la foi aveuglehéroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelleles premiers succès foudroyantsles dividendes inespéréstels qu'aucune autre société n'en avait distribué à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunissi prompte en magnifiques résultatscette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmeld'un produit miraculeuxà laquelle un orateur sacrélors du dernier carême de Notre-Dameavait fait une allusionen parlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante ; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houilleet celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Libanet la fondation de la Banque nationale turqueà Constantinopled'une solidité inébranlable. Pas un échecun bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchaitdéjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futuresjustifiant l'augmentation rapide du capital. Puisc'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchaufféescet avenir si gros d'entreprises plus considérables encorequ'il nécessitait la demande des cinquante millionsdont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Làle champ des bruits de Bourse et de salons était sans limitemais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projetsoccupait toutes les conversationsniée par les unsexaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaientfaisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoiraux dîners de galaderrière les jardinières en fleurà l'heure tardive du théjusqu'au fond des alcôvesil y avait des créatures charmantesd'une câlinerie persuasivequi catéchisaient les hommes : " Commentvous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universellesi vous voulez qu'on vous aime ! " C'était la nouvelle Croisadecomme elles disaientla conquête de l'Asieque les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faireet dont elles se chargeaientellesavec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignéesparlaient en termes techniques de la ligne mère qu'on allait ouvrir d'abordde Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tardviendrait l'embranchement de Smyrne à Angora ; plus tardcelui de Trébizonde à Angorapar Erzeroum et Sivas ; plus tard encorecelui de Damas à Beyrouth. Et elles souriaientclignaient les yeuxchuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-êtreoh ! dans longtempsde Beyrouth à Jérusalempar les anciennes villes du littoralSaidaSaint-Jean-d'AcreJaffapuismon Dieu ! qui sait ? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damaset quesi une ligne ferrée était poussée jusque-làce serait un jour la Persel'Indela Chineacquises à l'Occident. Il semblait quesur un mot de leurs jolies bouchesles trésors retrouvés des califes resplendissaientdans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijouxles pierreries du rêvepleuvaient dans les caisses de la rue de Londrestandis que fumait l'encens du Carmelun fond délicat et vague de légendes bibliquesqui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquisla Terre sainte délivréela religion triomphanteau berceau même de l'humanité ? Et elles s'arrêtaientrefusaient d'en dire davantageles regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraientaffectaient de le savoir. C'était le mystèrece qui n'arriverait peut-être jamaiset qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre : Jérusalem rachetée au sultandonnée au papeavec la Syrie pour royaume ; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholiquele Trésor du Saint-Sépulcrequi la mettrait à l'abri des perturbations politiques ; enfinle catholicisme rajeunidégagé des compromissionsretrouvant une autorité nouvelledominant le mondedu haut de la montagne où le Christ a expiré.

Maintenantle matinSaccarddans son luxueux cabinet Louis XIVétait obligé de défendre sa portelorsqu'il voulait travailler ; car c'était un assautle défilé d'une cour venant comme au lever d'un roides courtisansdes gens d'affairesdes solliciteursune adoration et une mendicité effrénées autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtoutil se montra impitoyableayant donné l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monded'une foule qui s'entêtaitmalgré l'huissierattendantespérant quand mêmeil s'était enfermé avec deux chefs de service pour achever d'étudier l'émission nouvelle. Après l'examen de plusieurs projetsil venait de se décider en faveur d'une combinaison quigrâce à cette émission nouvelle de cent mille actionsdevait permettre de libérer complètement les deux cent mille actions anciennessur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient été versés ; etafin d'arriver à ce résultatl'action réservée aux seuls actionnaires à raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens ; serait émise à huit cent cinquante francsimmédiatement exigiblesdont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libération projetée. Mais des complications se présentaientil y avait encore tout un trou à boucherce qui rendait Saccard très nerveux. Le bruit des voixdans l'antichambrel'irritait. Ce Paris à plat ventreces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familierl'emplissaient de méprisce jour-là. Et Dejoiequi parfois lui servait d'huissier le matins'étant permis de faire le tour et d'apparaître par une petite porte du couloiril l'accueillit furieusement.

"Quoi ? Je vous ai dit personnepersonneentendez-vous !... Tenez ! prenez ma canneplantez-la à ma porteet qu'il la baisent !"

Dejoieimpassiblese permit d'insister.

"Pardonmonsieurc'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a suppliéet comme je sais que monsieur veut lui être agréable...

-- Eh ! cria Saccard emportéqu'elle aille au diable avec les autres !"

Mais tout de suite il se ravisad'un geste de colère émue.

"Faites-la entrerpuisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix !... Et par cette petite portepour que le troupeau n'entre pas avec elle."

L'accueil que Saccard fit à la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secoué encore. La vue d'Alicequi accompagnait sa mèrede son air muet et profondne le calma même pas. Il avait renvoyé les deux chefs de serviceil ne songeait qu'à les rappeler pour continuer son travail.

"Je vous en priemadamedites vitecar je suis horriblement pressé."

La comtesse s'arrêtasurprisetoujours lenteavec sa tristesse de reine déchue.

"Maismonsieursi je vous dérange..."

Il dut leur indiquer des sièges ; et la jeune filleplus braves'assît la premièred'un mouvement résolutandis que la mère reprenait :

"Monsieurc'est pour un conseil... Je suis dans l'hésitation la plus douloureuseje sens que je ne me déciderai jamais toute seule..."

Et elle lui rappela qu'à la fondation de la banqueelle avait pris cent actionsquidoubléeslors de la première augmentation du capital et doublées encore lors de la secondefaisaient aujourd'hui un total de quatre cents actionssur lesquelles elle avait verséprimes comprisesla somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'économieselle avait donc dûpour payer cette sommeemprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets.

"Orcontinua-t-elleje trouve aujourd'hui un acquéreur pour les Aublets... Etn'est-ce pas ? il est question d'une émission nouvellede sorte que je pourrais peut-être placer toute notre fortune dans votre maison."

Saccard s'apaisaitflatté de voir les deux pauvres femmesles dernières d'une grande et antique racesi confiantessi anxieuses devant lui. Rapidementavec des chiffresil les renseigna.

"Une nouvelle émissionparfaitementje m'en occupe... L'action sera de huit cent cinquante francsavec la prime... Voyonsnous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en être attribué deux centsce qui vous obligera à un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libérésvous aurez six cents actions bien à vousne devant rien à personne."

Elles ne comprenaient pasil dut leur expliquer cette libération des titresà l'aide de la prime ; et elles restaient un peu pâlesdevant ces gros chiffresoppressées à l'idée du coup d'audace qu'il fallait risquer.

"Comme argentmurmura enfin la mèrece serait bien cela... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aubletsqui en valaient autrefois quatre cent mille ; de sorte quelorsque nous aurions remboursé la somme empruntée déjàil nous resterait juste de quoi faire le versement... Maismon Dieu ! quelle terrible chosecette fortune déplacéetoute notre existence jouée ainsi !"

Et ses mains tremblaientil y eut un silencependant lequel elle songeait à cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses économiespuis les soixante-dix mille francs empruntéset qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entière. Son ancien respect de la fortune domanialeen laboursen présen forêtssa répugnance pour le trafic sur l'argentcette basse besogne de juifsindigne de sa racerevenaient et l'angoissaientà cette minute décisive où tout allait être consommé. Muettesa fille la regardaitde ses yeux ardents et purs.

Saccard eut un sourire encourageant.

"Dame ! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulementles chiffres sont là. Examinez-leset toute hésitation me semble dès lors impossible... Admettons que vous fassiez l'opérationvous avez donc six cents actionsquilibéréesvous ont coûté la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Orelles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francsce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. Déjàvous avez plus que triplé votre argent... Et ça continueravous verrez la hausseaprès l'émission ! Je vous promets le million avant la fin de l'année.

-- Oh ! maman ! " laissa échapper Alicedans un soupircomme malgré elle.

Un million ! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèquesnettoyé de sa crasse de misère ! Le train de maison remis sur un pied convenabletiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariée avec une dot décentepouvant avoir enfin un mari et des enfantscette joie que se permet la dernière pauvresse des rues ! Le filsque le climat de Rome tuaitsoulagé là- basmis en état de tenir son rangen attendant de servir la grande causequi l'utilisait si peu ! La mère rétablie en sa haute situationpayant son cocherne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dîners du mardiet ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine ! Ce million flambaitétait le salutle rêve.

La comtesseconquisese tourna vers sa fillepour l'associer à sa volonté.

"Voyonsqu'en penses-tu ?"

Mais celle-ci ne disait plus rienfermait lentement les paupièreséteignant l'éclat de ses yeux.

"C'est vraireprit la mèresouriante à son tourj'oublie que tu veux me laisser maîtresse absolue... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espères..."

Ets'adressant à Saccard :

"Ah ! monsieuron parle de vous avec tant d'éloges !... Nous ne pouvons aller nulle partsans qu'on nous raconte des choses très bellestrès touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedoce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre oeuvre. Beaucoup me jalousent d'être de vos premières actionnaireset si on les écoutaiton vendrait jusqu'à ses matelaspour prendre de vos actions."

Elle plaisantait doucement.

"Je les trouve même un peu follesoui ! un peu follesoui ! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre missionelle fait de la propagande dans tous les salons où je la mène.

CharméSaccardregarda Aliceet elle était en ce moment si animéesi vibrante de foiqu'elle lui parut vraiment très joliemalgré son teint jaune et son cou trop mincedéjà fané. Aussi se trouvait-il grand et bonà l'idée d'avoir fait le bonheur de cette triste créatureque l'espoir d'un mari suffisait à embellir.

"Oh ! d'une voix basse et comme lointainec'est si beaucette conquêtelà-bas... Ouiune ère nouvellela croix rayonnante..."

C'était le mystèrece que personne ne disait ; et sa voix baissait encorese perdait en un souffle de ravissement. Luid'ailleursla faisait taire d'un geste amical ; car il ne tolérait pas qu'on parlât en sa présence de la grande chosele but suprême et caché. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendremais n'en jamais ouvrir les lèvres. Dans le sanctuaireles encensoirs se balançaientaux mains des quelques initiés.

Après un silence attendrila comtesse se leva enfin.

"Eh bienmonsieurje suis convaincueje vais écrire à mon notaire que j'accepte l'offre qui se présente pour les Aublets... Que Dieu me pardonne si je fais mal !"

Saccarddeboutdéclara avec une gravité émue :

"C'est Dieu lui-même qui vous inspiremadamesoyez-en certaine."

Etcomme il les accompagnait jusque dans le couloirévitant l'antichambreoù l'entassement continuaitil rencontra Dejoiequi rôdaitl'air gêné.

"Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas quelqu'un encorej'imagine ?

-- Nonnonmonsieur... Si j'osais demander un avis à monsieur... C'est pour moi..."

Et il manoeuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinettandis que lui restait sur le seuiltrès déférent.

"Pour vous ?... Ah ! c'est vraivous êtes actionnairevous aussi... Eh bienmon garçonprenez les nouveaux titres qui vont vous être réservésvendez plutôt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne à tous nos amis.

-- Oh ! monsieurle morceau est trop grosma fille et moi n'avons pas tant d'ambition... Au débutil ai pris huit actionsavec les quatre mille francs d'économies que ma pauvre femme nous a laissés ; et je n'ai toujours que ces huit-làparce quen'est-ce pas ? aux autres émissionslorsqu'on a doublé deux fois le capitalnous n'avons pas eu l'argentpour accepter les titres qui nous revenaient... Nonnonil ne s'agit pas de çail ne faut pas être si gourmand !- Je voulais seulement demander à monsieursans l'offensersi monsieur est d'avis que je vende.

-- Comment ! que vous vendiez ?"

AlorsDejoieavec toutes sortes de circonlocutions quiètes et respectueusesexposa son cas. Au cours de treize cents francsses huit actions représentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner à Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Maisdevant la hausse continue des titresun appétit d'argent lui était venul'idéevague d'abordpuis tyranniquede se faire sa partd'avoir à lui une petite rente de six cents francsqui lui permettrait de se retirer.

Seulementun capital de douze mille francs ajouté aux six mille francs de sa fillecela faisait l'énorme total de dix-huit mille francs ; et il désespérait d'arriver jamais à ce chiffrecar il avait calculé quepour celail lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs.

"Vous comprenezmonsieurque si ça ne doit plus monterj'aime mieux vendreparce que le bonheur de Nathalie avant toutn'est-ce pas ?... Tandis quesi ça monte encorej'aurai un tel crève-coeur d'avoir vendu..."

Saccard éclata.

"Ah ! çàmon garçonvous êtes stupide !... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrêter à treize cents ? Est-ce que je vendsmoi ?... Vous les aurezvos dix-huit mille francsj'en réponds. Et décampez ! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est làen disant que je suis sorti !"

Quand il se retrouva seulSaccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix.

Il fut décidé qu'une assemblée générale extraordinaire aurait lieu en aoûtpour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelinqui devait la présiderdébarqua à Marseilledans les derniers jours de juillet. Sa soeurdepuis deux moisà chacune de ses lettreslui conseillait de revenird'une façon de plus en plus pressante. Elle avaitau milieu du succès brutal qui se déclarait chaque jour davantagela sensation d'un danger sourdune crainte irraisonnéedont elle n'osait même parler ; et elle préférait que son frère fût làà se rendre compte des choses par lui-mêmecar elle en arrivait à douter d'ellecraignant d'être sans force contre Saccardde se laisser aveuglerau point de trahir ce frère qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaisonqu'il ne soupçonnait certainement pasdans son innocence d'homme de foi et de sciencetraversant la vie en dormeur éveillé ? Cette idée lui était extrêmement pénible ; et elle se laissait aller aux capitulations lâcheselle discutait avec le devoirquitrès netlui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passéde tout direpour qu'on se méfiât. Dans ses heures de forceelle se faisait la promesse d'avoir une explication décisivede ne pas abandonner sans contrôle le maniement de sommes d'argent si considérables à des mains criminellesentre lesquelles tantde millions déjà avaient craqués'étaient effondrésécrasant le monde. C'était le seul parti à prendreviril et honnêtedigne d'elle. Puis sa lucidité se troublaitelle faiblissaittemporisaitne trouvait pluscomme griefsque des irrégularitéscommunes à toutes les maisons de créditaffirmait-il. Peut-être avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peurc'était le succèsce succès de Paris qui retentit et frappe en coup de foudreet qui la laissait tremblanteainsi que sous l'imprévu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plusil y avait même des heures où elle l'admirait davantagepleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardaittout en ayant cessé de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son coeur si compliquéelle se sentait femmeelle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra très heureuse du retour de son frère.

Ce futdès le soir du retour d'Hamelinque Saccarddans la salle des épures où ils étaient certains de n'être pas dérangésvoulut lui soumettre les résolutions que le conseil d'administration aurait à approuveravant de les faire voter par l'assemblée générale. Mais le frère et la soeur devancèrent l'heure du rendez-vousd'un tacite accordet ils se trouvèrent un instant seulsils purent causer. Hamelin revenait très gairavi d'avoir mené à bien l'affaire complexe des chemins de ferdans ce pays d'Orientsi endormi de paressesi obstrué d'obstacles politiquesadministratifs et financiers. Enfinle succès était completles premiers travaux allaient commencerdes chantiers s'ouvriraientde toutes partsaussitôt que la société aurait achevé de se constituer à Paris. Et il se montrait si enthousiastesi confiant en l'avenirque ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silencetellement cela lui coûtait de gâter cette belle joie. Cependantelle exprima des doutesle mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrêtala regarda en face : savait-elle quelque chose de louche ? pourquoi ne parlait-elle pas ? Et elle ne parla paselle ne trouvait à articuler rien de net.

Saccardqui n'avait pas encore revu Hamelinlui sauta au coul'embrassaavec son exubérance méridionale. Puislorsque ce dernier lui eut confirmé ses dernières lettresen lui donnant des détails sur l'absolue réussite de son long voyageil s'exalta.

"Ah ! mon chercette foisnous allons être les maîtres de Parisles rois du marché... Moi aussij'ai bien travaillé j'ai une idée extraordinaire. Vous allez voir."

Tout de suiteil lui expliqua sa combinaisonpour porter le capital de cent à cent cinquante millionsen émettant cent mille actions nouvelleset pour libérer du même coup tous les titresaussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action à huit cent cinquante francsse faisait ainsiavec les trois cent cinquante francs de primeune réserve quiaugmentée des sommes déjà mises de côté à chaque bilanatteignait le chiffre de vingt-cinq millions ; et il ne lui restait qu'à trouver une pareille sommepour obtenir les cinquante millions nécessaires à la libération des deux cent mille actions anciennes. Orc'est ici qu'il avait eu son idée extraordinairecelle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'année courantegains quiselon luimonteraient à un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsià partir du 31 décembre 1867avoir un capital définitif de cent cinquante millionsdivisé en trois cent mille actions entièrement libérées. On unifiait les actionson les mettait au porteurde façon à faciliter leur libre circulation sur le marché. C'était le triomphe définitifl'idée de génie.

"Ouide génie ! cria-t-ille mot n'est pas trop fort ! " Un peu étourdiHamelin feuilletait les pages du projetexaminait les chiffres.

"Je n'aime guère ce bilan si actifdit-il enfin. Ce sont de véritables dividendes que vous allez donner là à vos actionnairespuisque vous libérez leurs titres ; et il faut être certain que toutes les sommes sont bien acquises : autrementon nous accuserait avec raison d'avoir distribué des dividendes fictifs."

Saccard s'emporta.

"Comment ! mais je suis au-dessous de l'estimation ! Voyez donc si je n'ai pas été raisonnable : est-ce que les Paquebotsest-ce que le Carmelest-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supérieurs à ceux que j'ai inscrits ? Vous m'apportez de là-bas des bulletins de victoiretout marchetout prospèreet c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succès !"

SouriantHamelin le calma d'un geste. Sisi ! il avait la foi. Seulementil était pour le cours régulier des choses.

"En effetdit doucement Mme Carolineà quoi bon se presser ? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital ?... Ou encorepuisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de pluspourquoi n'émettez-vous pas les actions à mille ou douze cents francs tout de suitece qui vous éviterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan ?"

Un instant interloquéSaccard la regardaiten s'étonnant qu'elle eût trouvé cela.

"Sans douteà onze cents francsau lieu de huit cent cinquanteles cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions.

-- Eh bienc'est tout trouvéalorsreprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante.

-- Ah ! ouicertes ! ils donneront tout ce qu'on voudra ! et ils se battront encoreà qui donnera davantage !... Les voilà en folieils démoliraient l'hôtel pour nous apporter leur argent."

Maisbrusquementil revint à luiil eut un sursaut de violente protestation.

"Qu'est-ce que vous me chantez là ? Je ne veux pas leur demander onze cents francsà aucun prix ! Ce serait vraiment trop bête et trop simple... Comprenez donc quedans ces questions de créditil faut toujours frapper l'imagination. L'idée de géniec'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coupils s'imaginent qu'ils ne le donnent pasque c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puisvous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipé paraissant dans tous les journauxde ces trente-six millions de gain annoncés d'avanceà toute fanfare !... La Bourse va prendre feunous dépassons le cours de deux milleet nous montonset nous montonset nous ne nous arrêtons plus !"

Il gesticulaitil était deboutse grandissant sur ses petites jambes ; eten véritéil devenait grandle geste dans les étoilesen poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'était son système instinctifl'élan même de tout son êtrecette façon de fouailler les affairesde les mener au triple galop de sa fièvre. Il avait forcé le succèsallumé les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois émissions en trois ansle capital sautant de vingt-cinq à cinquanteà centà cent cinquante millionsdans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospérité. Et les dividendeseux aussiprocédaient par bonds : rien la première annéepuis dix francspuis trente-trois francspuis les trente-six millionsla libération de tous les titres ! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machineau milieu des souscriptions fictivesdes actions gardées par la société pour faire croire au versement intégralsous la poussée que le jeu déterminait à la Bourseoù chaque augmentation du capital exagérait la hausse !

Hamelintoujours enfoncé dans l'examen du projetn'avait pas soutenu sa soeur. Il hocha la têteil revint aux observations de détail.

"N'importe ! c'est incorrectvotre bilan anticipédu moment que les gains ne sont pas acquis... Je ne parle même plus de nos entreprisesbien qu'elles soient à la merci des catastrophescomme toutes les oeuvres humaines... Mais je vois là le compte Sabatanitrois mille et tant d'actions qui représentent plus de deux millions. Orvous les mettez à notre créditet c'est à notre débit qu'il faudrait les mettrepuisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas ? nous pouvons nous dire celaentre nous... Ettenez ! je reconnais également ici plusieurs de nos employésmême quelques-uns de nos administrateurstous des prête-nomsoh ! je le devinevous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait tremblerde voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulementnous n'encaissons pasmais nous nous immobilisonset nous finirons par nous dévorer un jour."

Du regardMme Caroline l'encourageaitcar il disait enfin toutes ses craintesil trouvait la cause de ce sourd malaisequi grandissait en elleavec le succès.

"Ah ! le jeu ! murmura-t-elle.

-- Mais nous ne jouons pas ! cria Saccard. Seulementil est bien permis de soutenir ses valeurset nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller à ce que Gundermann et les autres ne déprécient pas nos titres en jouant contre nous à la baisse. S'ils n'ont point trop osé encorecela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions ; etje vous en prévienssi l'on m'y forceje suis même prêt à en acheteroui ! j'en achèteraiplutôt que de les laisser tomber d'un centime !"

Il avait prononcé ces derniers mots avec une force extraordinairecomme s'il eût prêté le serment de mourir plutôt que d'être battu. Puisil s'apaisa d'un effortil se mit à rirede son air de bonhomie un peu grimaçante.

"Voyonsvoilà que ça va recommencerla méfiance ! Je croyais que nous nous étions expliqués une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti à vous remettre entre mes mainslaissez-moi donc agir ! Je ne veux que votre fortuneune grandegrande fortune !"

Il s'interrompitbaissa la voixcomme effrayé lui-même de l'énormité de son désir.

"Vous ne savez pas ce que je veux ? Je veux le cours de trois mille francs."

D'un gesteil l'indiquait dans le videil le voyait monter comme un astreincendier l'horizon de la Boursece cours triomphal de trois mille francs.

"C'est fou ! dit Mme Caroline.

-- Dès que le cours aura dépassé deux mille francsdéclara Hamelin ; toute hausse nouvelle deviendra un danger ; etquant à moije vous avertis que je vendraipour ne pas tremper dans une pareille démence."

Mais Saccard se mit à chantonner. On dit toujours qu'on vendraet puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgré eux. De nouveauil souriaittrès caressantlégèrement moqueur.

"Confiez-vous à moiil me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires... Sadowa vous a rapporté un million."

C'était vrailes Hamelin n'y songeaient plus : ils avaient accepté ce millionpêché dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restèrent un moment silencieuxpâlissantsavec ce trouble au coeur des gens honnêtes encorequi ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mêmes étaient pris de la lèpre du jeu ? est-ce qu'ils se pourrissaientdans ce milieu enragé de l'argentoù leurs affaires les forçaient à vivre ?

"Sans doutefinit par murmurer l'ingénieurmais si j'avais été là.. ;"

Saccard ne voulut pas le laisser achever.

"Laissez doncn'ayez aucun remords : c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs !"

Tous les trois s'égayèrent. Et Mme Carolinequi s'était assiseeut un geste de tolérance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres ? C'était la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloître.

"Voyonsvoyons ! continuait-il gaiementn'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abordet ensuite il n'y a que les impuissants qui dédaignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autressans vous tailler votre légitime part. Autrementcouchez-vous et dormez !"

Il les dominaitne leur permettait plus de placer un mot.

"Savez-vous que vous allez bientôt avoir en poche une jolie somme !... Attendez !"

Etavec une pétulance d'écolieril s'était précipité à la table de Mme Carolineavait pris un crayon et une feuille de papiersur laquelle il alignait des chiffres.

"Attendez ! Je vais vous faire votre compte. Oh ! je le connais... Vous avez euà la fondationcinq cents actionsdoublées une première foispuis doublées encorece qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois milleaprès notre émission prochaine."

Hamelin tenta de l'interrompre.

"Non ! non ! je sais que vous avez de quoi les payeravec les trois cent mille francs de votre héritage d'une partet avec votre million de Sadowa de l'autre... Regardez ! vos deux mille premières actions vous ont coûté quatre cent trente-cinq mille francsles mille autres vous coûteront huit cent cinquante mille francsen tout douze cent quatre- vingt-cinq mille francs... Doncil vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune hommesans compter vos appointements de trente mille francsque nous allons porter à soixante mille."

Etourdistous deux l'écoutaientfinissaient par s'intéresser violemment à ces chiffres.

"Vous voyez bien que vous êtes honnêtesque vous payez ce que vous prenez... Mais tout çac'est des bagatelles. J'en voulais venir à ceci..."

Il se relevabrandit la feuille de papierd'un air de victoire.

"Au cours de trois millevos trois mille actions vous donneront neuf millions.

-- Comment ! au cours de trois mille ! s'écrièrent-ilsprotestant du geste contre cette obstination dans la folie.

-- Eh ! sans doute ! Je vous défends bien de vendre plus tôtje saurai vous en empêcheroui ! par la forcepar le droit qu'on a d'empêcher ses amis de faire des bêtises... Le cours de trois milleil me le fautje l'aurai !"

Que répondre à ce terrible hommedont la voix perçantepareille à une voix de coqsonnait le triomphe ? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les épaules. Et ils déclarèrent qu'ils étaient bien tranquillesque le fameux cours ne serait jamais atteint. Luivenait de se remettre à la tableoù il faisait d'autres calculsson compte à lui. Avait-il payépaierait-il ses trois mille actions ? cela restait vague. Il devait même posséder un chiffre d'actions beaucoup plus fort ; mais il était difficile de le savoir ; carlui aussiservait de prête- nom à la sociétéet comment distinguerdans le tasles titres qui lui appartenaient ? Le crayon allongeait les lignes de chiffresà l'infini. Puisil biffa tout d'un trait fulgurantfroissa le papier. Ça et les deux millions ramassés dans la boue et le sang de Sadowac'était sa part.

"J'ai un rendez-vousje vous laissedit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenun'est-ce pas ? Dans huit joursle conseil d'administrationetimmédiatement aprèsl'assemblée générale extraordinairepour voter."

Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvèrent seulseffarés et lasils demeurèrent un moment muetsen face l'un de l'autre.

"Que veux-tu ? déclara-t-il enfinrépondant aux secrètes réflexions de sa soeurnous y sommesil faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais à nous de refuser cette fortune... Moije ne me suis jamais considéré que comme un homme de science qui amène de l'eau au moulin ; et je l'y ai amenéeje croisclaireabondantedes affaires excellentesauxquelles la maison doit sa prospérité si rapide. Alorspuisque aucun reproche ne peut m'atteindrene nous décourageons pastravaillons !"

Elle avait quitté sa chaisechancelantebalbutiante.

"Oh ! tout cet argent... tout cet argent..."

Etétranglée d'une émotion invincibleà l'idée de ces millions qui allaient tomber sur euxelle se pendit à son couelle pleura. C'était de la joie sans doutele bonheur de le voir enfin dignement récompensé de son intelligence et de ses travaux ; mais c'était de la peine aussiune peine dont elle n'aurait pu dire au juste la causeoù il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisantails affectèrent de s'égayer encoreet pourtant un malaise leur restaitun sourd mécontentement d'eux-mêmesle remords inavoué d'une complicité salissante.

"Ouiil a raisonrépéta Mme Carolinetout le monde en est là. C'est la vie."

Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hôtel de la rue de Londres. Ce n'était plus le salon humide que verdissait le pâle reflet d'un jardin voisinmais une vaste pièceéclairée sur la rue par quatre fenêtreset dont le haut plafondles murs majestueuxdécorés de grandes peinturesruisselaient d'or. Le fauteuil du président était un véritable trônedominant les autres fauteuilsqui s'alignaientsuperbes et gravesainsi que pour une réunion de ministres royauxautour de l'immense tablerecouverte d'un tapis de velours rouge. Etsur la monumentale cheminée de marbre blancoùl'hiverbrûlaient des arbresétait un buste du papeune figure aimable et finequi semblait sourire malicieusement de se trouver là.

Saccard avait achevé de mettre la main sur tous les membres du conseilen les achetant simplementpour la plupart. Grâce à luile marquis de Bohaincompromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroqueriepris la main au fond du sacavait pu étouffer le scandaleen désintéressant la compagnie volée ; et il était devenu ainsi son humble créaturesans cesser de porter haut la têtefleur de noblessele plus bel ornement du conseil. Huretde mêmedepuis que Rougon l'avait chasséaprès le vol de la dépêche annonçant la cession de la Vénéties'était donné tout entier à la fortune de l'Universellela représentant au Corps législatifpêchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politiquegardant la plus grosse part de ses effrontés maquignonnagesqui pouvaientun beau matinle jeter à Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagotle vice-présidenttouchait cent mille francs de prime secrète pour donner sans examen les signaturespendant les longues absences d'Hamelin ; et le banquier Kolb se faisait également payer sa complaisance passiveen utilisant à l'étranger la puissance de la maisonqu'il allait jusqu'à compromettredans ses arbitrages ; et Sédille lui-mêmele marchand de soieébranlé à la suite d'une liquidation terribles'était fait prêter une grosse sommequ'il n'avait pu rendre. SeulDaigremont gardait son indépendance absolue vis-à-vis de Saccard ; ce qui inquiétait ce dernierparfoisbien que l'aimable homme restât charmantl'invitant à ses fêtessignant tout lui aussi sans observationavec sa bonne grâce de Parisien sceptique qui trouve que tout va bientant qu'il gagne.

Ce jour-làmalgré l'importance exceptionnelle de la séancele conseil fut d'ailleurs mené aussi rondement que les autres jours. C'était devenu une affaire d'habitude : on ne travaillait réellement qu'aux petites réunions du 15et les grandes réunions de la fin du mois sanctionnaient simplement les résolutionsen grand apparat. L'indifférence était telle chez les administrateursqueles procès- verbaux menaçant d'être toujours les mêmesd'une constante banalité dans l'approbation généraleil avait fallu prêter à des membres des scrupulesdes observationstoute une discussion imaginairequ'aucun ne s'étonnait d'entendre lireà la séance suivanteet qu'on signaitsans rire.

Daigremont s'était précipitéavait serré les mains d'Hamelinsachant les bonnesles grandes nouvelles qu'il apportait.

"Ah ! mon cher présidentque je suis heureux de vous féliciter !"

Tous l'entouraientle fêtaientSaccard lui-mêmecomme s'il ne l'eût encore vu ; etlorsque la séance fut ouvertelorsqu'il eut commencé la lecture du rapport qu'il devait présenter à l'assemblée généraleon écoutace qu'on ne faisait jamais. Les beaux résultats acquisles magnifiques promesses d'avenirl'ingénieuse augmentation du capital qui libérait en même temps les anciens titrestout fut accueilli avec des hochements de tête admiratifs. EL pas un n'eut l'idée de provoquer des explications. C'était parfait. Sédille ayant relevé une erreur dans un chiffreon convint même de ne pas insérer sa remarque au procès-verbalpour ne pas déranger la belle unanimité des membresqui signèrent tous rapidementà la filesous le coup de l'enthousiasmesans observation aucune.

Déjà la séance était levéeon était deboutriantplaisantantau milieu des dorures éclatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse à Fontainebleau ; tandis que le député Huretqui était allé à Romedisait comment il en avait rapporté la bénédiction du pape. Kolb venait de disparaîtrecourant à un rendez-vous. Et les autres administrateursles comparsesrecevaient de Saccard des ordres à voix bassesur l'attitude qu'ils devaient prendre à la prochaine assemblée.

Mais Daigremontque le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses éloges outrés du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeurpour lui souffler à l'oreille :

"Pas trop d'emballementhein !"

Saccard s'arrêta netle regarda. Il se rappelait combien il avait hésitéau débutà le mettre dans l'affairele sachant d'un commerce peu sûr.

"Ah ! qui m'aime me suive ! répondit-il très hautde façon à être entendu de tout le monde.

Trois jours plus tardl'assemblée générale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fêtes de l'hôtel du Louvre. Pour une telle solennitéon avait dédaigné la pauvre salle nue de la rue Blancheon voulait une galerie de galaencore toute chaudeentre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait êtred'après les statutspossesseur d'au moins vingt actionspour être admiset il vint plus de douze cents actionnairesreprésentant quatre mille et quelques voix. Les formalités de l'entréela présentation des cartes et la signature sur le registre demandèrent près de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salleoù l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employés de l'Universelle. Sabatani était làau milieu d'un groupeparlant de l'Orientson paysavec des caresses de voix languissantesracontant de merveilleuses histoirescomme si l'on n'avait eu qu'à s'y baisser pour ramasser l'argentl'or et les pierres précieuses ; et Maugendrequi s'étaiten juindécidé à acheter cinquante actions de l'Universelle à douze cents francsconvaincu de la haussel'écoutait bouche béanteravi de son flair ; tandis que Jantroutombé décidément dans une noce crapuleusedepuis qu'il était richericanait en dessousla bouche tordue d'ironiedans l'accablement d'une débauche de la veille. Après la nomination du bureaulorsque Hamelinprésident de droiteut ouvert la séanceLavignièreréélu commissaire-censeuret qu'on devait hausser après l'exercice au titre d'administrateurson rêvefut invité à lire un rapport sur la situation financière de la sociétételle qu'elle serait au 31 décembre prochain c'étaitpour obéir aux statutsune façon de contrôler d'avance le bilan anticipé dont il allait être question. Il rappela le bilan du dernier exerciceprésenté à l'assemblée ordinaire du mois d'avrilce bilan magnifique qui accusait un bénéfice net de onze millions et demiet qui avait permisaprès les prélèvements du cinq pour cent des actionnairesdu dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la réservede distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puisil établissait sous un déluge de chiffresque la somme de trente-six millionsdonnée comme total approximatif des bénéfices de l'exercice courantloin de lui paraître exagéréese trouvait au-dessous des plus modestes espérances. Sans douteil était de bonne foiet il devait avoir examiné consciencieusement les pièces soumises à son contrôle ; mais rien n'est plus illusoirecarpour étudier à fond une comptabilitéil faut en refaire une autreentièrement. D'ailleursles actionnaires n'écoutaient pas. Quelques dévotsMaugendre et d'autresles petits qui représentaient une voix ou deuxbuvaient seuls chaque chiffreau milieu du murmure persistant des conversations. Le contrôle des commissaires-censeurscela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'établit que lorsque Hamelinenfinse leva. Des applaudissements éclatèrent même avant qu'il eût ouvert la boucheen hommage à son zèleau génie obstiné et brave de cet homme qui était allé si loin chercher des tonneaux d'or pour les éventrer sur Paris. Ce ne fut plusdès lorsqu'un succès croissanttournant à l'apothéose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'année précédenteque Lavignière n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitèrent surtout la joie : des millions pour les Paquebots réunisdes millions pour la Mine d'argent du Carmeldes millions pour la Banque nationale turque ; et l'addition n'en finissait plusles trente-six millions se groupaient d'une façon aiséetoute naturelletombaient en cascadeavec un bruit retentissant. Puisl'horizon s'élargit encoresur les opérations futures. La Compagnie générale des chemins de fer d'Orient apparutd'abord la grande ligne centrale dont les travaux étaient prochainsensuite les embranchementstout le filet de l'industrie moderne jeté sur l'Asiele retour triomphal de l'humanité à son berceaula résurrection d'un monde ; tandis quedans le lointain perduentre deux phrasesse levait la chose qu'on ne disait pasle mystèrele couronnement de l'édifice qui étonnerait les peuples. Et l'unanimité fut absoluelorsquepour conclureHamelin en arriva à expliquer les résolutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblée : le capital porté à cent cinquante millionsl'émission de cent mille actions nouvelles à huit cent cinquante francsles anciens titres libérésgrâce à la prime de ces actions et aux bénéfices du prochain bilandont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idée géniale. On voyaitpar- dessus les têtesles grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancsles administrateursles employés de la maison faisaient ragedominés par Sabatani quis'étant mis deboutlançait des brava ! brava ! comme au théâtre. Toutes les résolutions furent votées d'enthousiasme.

CependantSaccard avait réglé un incidentqui se produisit alors. Il n'ignorait pas qu'on l'accusait de joueril voulait effacer jusqu'aux moindres soupçons des actionnaires défiantss'il s'en trouvait dans la salle.

Jantroustylé par luise leva. Etde sa voix pâteuse :

"Monsieur le Présidentje crois me faire l'interprète de beaucoup d'actionnaires en demandant qu'il soit bien établi que la société ne possède pas une de ses actions."

Hamelinn'étant point prévenudemeura un instant gêné.

Instinctivementil se tourna vers Saccardperdu à sa place jusque- làet qui se haussa d'un couppour grandir sa petite tailleen répondant de sa voix perçante :

"Pas unemonsieur le Président !"

Des bravoson ne sut pourquoiéclatèrent de nouveauà cette réponse. S'il mentait au fondla vérité était pourtant que la société n'avait pas un seul titre à son nompuisque Sabatani et d'autres la couvraient. Et ce fut touton applaudissait encorela sortie fut très gaie et très bruyante.

Dès les jours suivantsle compte rendu de cette séancepublié dans les journauxproduisit un effet énorme à la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait réservé pour ce moment-là une poussée dernière de réclamesla plus tonitruante des fanfares qu'on eût soufflée depuis longtemps dans les trompettes de la publicité ; et il courut même une plaisanterieon raconta qu'il avait fait tatouer ces mots : Achetez de l'Universelleaux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimablesen les lançant dans la circulation. D'ailleursil venait d'exécuter enfin son grand coupl'achat de La Cote financièrece vieux journal solidequi avait derrière lui une honnêteté impeccable de douze ans. Cela avait coûté chermais la sérieuse clientèleles bourgeois trembleursles grosses fortunes prudentestout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze joursà la Bourseon atteignit le cours de quinze cents ; etdans la dernière semaine d'aoûtpar bonds successifsil était à deux mille. L'engouement s'était encore exaspérél'accès allait en s'aggravant à chaque heuresous l'épidémique fièvre de l'agio. On achetaiton achetaitmême les plus sagesdans la conviction que ça monterait encoreque ça monterait sans fin. C'étaient les cavernes mystérieuses des Mille et une Nuits qui s'ouvrirentles incalculables trésors des califes qu'on livrait à la convoitise de Paris. Tous les rêveschuchotés depuis des moissemblaient se réaliser devant l'enchantement public : le berceau de l'humanité réoccupéles antiques cités historiques du littoral ressuscitées de leur sableDamaspuis Bagdadpuis l'Inde et la Chine exploitéespar la troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n'avait pu faire avec son sabrecette conquête de l'Orientune Compagnie financière le réalisaiten y lançant une armée de pioches et de brouettes. On conquérait l'Asie à coups de millionspour entirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphaitaux petites réunions intimes de cinq heuresaux grandes réceptions mondaines de minuità table et dans les alcôves. Elles l'avaient bien prévu Constantinople était priseon aurait bientôt BrousseAngora et Alepon aurait plus tard SmyrneTrébizondetoutes les villes dont l'Universelle faisait le siègejusqu'au jour où l'on aurait la dernièrela ville saintecelle qu'on ne nommait pasqui était comme la promesse eucharistique de la lointaine expédition. Les pèresles marisles amantsque violentait cette ardeur passionnée des femmesn'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri répété de : Dieu le veut ! Puisce fut enfin l'effrayante cohue des petitsla foule piétinante qui suit les grosses arméesla passion descendue du salon à l'officedu bourgeois à l'ouvrier et au paysanet qui jetaitdans ce galop fou des millionsde pauvres souscripteurs n'ayant qu'une actiontroisquatredix actionsles concierges près de se retirerdes vieilles demoiselles vivant avec un chatdes retraités de province dont le budget est de dix sous par jourdes prêtres de campagne dénudés par l'aumônetoute la masse hâve et affamée des rentiers infimesqu'une catastrophe de Bourse balaie comme une épidémie et couche d'un coup dans la fosse commune.

Et cette exaltation des titres de l'Universellecette ascension qui les emportait comme sous un vent religieuxsemblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ- de-Marsdes continuelles fêtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journéesil n'y avait pas de soir où la ville en feu n'étincelât sous les étoilesainsi qu'un colossal palais au fond duquel la débauche veillait jusqu'à l'aube. La joie avait gagné de maison en maisonles rues étaient une ivresseun nuage de vapeurs fauvesla fumée des festinsla sueur des accouplementss'en allait à l'horizonroulait au-dessus des toits la nuit des Sodomedes Babylone et des Ninive. Depuis mailes empereurs et les rois étaient venus en pèlerinage des quatre coins du mondedes cortèges qui ne cessaient pointprès d'une centaine de souverains et de souverainesde princes et de princesses. Paris était repu de Majestés et d'Altesses ; il avait acclamé l'empereur de Russie et l'empereur d'Autrichele sultan et le vice-roi d'Egypte ; et il s'était jeté sous les roues des carrosses pour voir de plus près le roi de Prusseque M. de Bismarck suivait comme un dogue fidèle. Continuellementdes salves de réjouissance tonnaient aux Invalidestandis que la foule s'écrasait à l'Expositionfaisait un succès populaire aux canons de Kruppénormes et sombresque l'Allemagne avait exposés. Presque chaque semainel'opéra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'étouffait dans les petits théâtres et dans les restaurantsles trottoirs n'étaient plus assez larges pour le torrent débordé de la prostitution. Et ce fut Napoléon III qui voulut distribuer lui-même les récompenses aux soixante mille exposantsdans une cérémonie qui dépassa en magnificence toutes les autresune gloire brûlant au front de Parisle resplendissement du règneoù l'empereur apparutdans un mensonge de féerieen maître de l'Europeparlant avec le calme de la force et promettant la paix. Le jour mêmeon apprenait aux Tuileries l'effroyable catastrophe du Mexiquel'exécution de Maximilienle sang et l'or français versés en pure perte ; et l'on cachait la nouvellepour ne pas attrister les fêtes. Un premier coup de glasdans cette fin de jour superbeéblouissante de soleil.

Alorsil semblaau milieu de cette gloireque l'astre de Saccardlui aussimontât encore à son éclat le plus grand. Enfincomme il s'y efforçait depuis tant d'annéesil la possédait doncla fortuneen esclaveainsi qu'une chose à soidont on disposequ'on tient sous clefvivantematérielle ! Tant de fois le mensonge avait habité ses caissestant de millions y avaient couléfuyant par toutes sortes de trous inconnus ! Nonce n'était plus la richesse menteuse de façadec'était la vraie royauté de l'orsolidetrônant sur des sacs pleins ; etcette royautéil ne l'exerçait pas comme un Gundermannaprès l'épargne d'une lignée de banquiersil se flattait orgueilleusement de l'avoir conquise par lui-mêmeen capitaine d'aventure qui emporte un royaume d'un coup de main. Souventà l'époque de ses trafics sur les terrains du quartier de l'Europeil était monté très haut ; mais jamais il n'avait senti Paris vaincu si humble à ses pieds. Et il se rappelait le jour oùdéjeunant chez Champeauxdoutant de son étoileruiné une fois de plusil jetait sur la Bourse des regards affaméspris de la fièvre de tout recommencer pour tout reconquérirdans une rage de revanche. Aussicette heure qu'il redevenait le maîtrequelle fringale de jouissances ! D'aborddès qu'il se crut tout-puissantil congédia Huretil chargea Jantrou de lancer contre Rougon un article où le ministreau nom des catholiquesse trouvait nettement accusé de jouer double jeu dans la question romaine. C'était la déclaration de guerre définitive entre les deux frères. Depuis la convention du 15 septembre 1864surtout depuis Sadowales cléricaux affectaient de montrer de vives inquiétudes sur la situation du pape ; etdès lors L'Espérance reprenant son ancienne politique ultramontaineattaqua violemment l'empire libéraltel qu'avaient commencé à le faire les décrets du 19 janvier. Un mot de Saccard circulait à la Chambre : il disait quemalgré sa profonde affection pour l'empereuril se résignerait à Henri Vplutôt que de laisser l'esprit révolutionnaire mener la France à des catastrophes. Ensuiteson audace croissant avec ses victoiresil ne cacha plus son plan de s'attaquer à la haute banque juivedans la personne de Gundermanndont il s'agissait de battre en brèche le milliardjusqu'à l'assaut et à la capture finale. L'Universelle avait si miraculeusement grandipourquoi cette maisonsoutenue par toute la chrétienténe serait-elle pasen quelques années encorela souveraine maîtresse de la Bourse ? Et il se posait en rivalen roi voisind'une égale puissanceplein d'une forfanterie batailleuse ; tandis que Gundermanntrès flegmatiquesans même se permettre une moue d'ironiecontinuait à guetter et à attendrel'air simplement très intéressé par la hausse continue des actionsen homme qui a mis toute sa force dans la patience et la logique.

C'était sa passion qui élevait ainsi Saccardet sa passion qui devait le perdre. Dans l'assouvissement de ses appétitsil aurait voulu se découvrir un sixième senspour le satisfaire. Mme Carolinequi en était arrivée à sourire toujoursmême lorsque son coeur saignaitrestait une amiequ'il écoutait avec une sorte de déférence conjugale. La baronne Sandorffdont les paupières meurtries et les lèvres rouges mentaient décidémentcommençait à ne plus l'amuserd'une froideur de glaceau milieu de ses curiosités perverses. Etd'ailleurslui-même n'avait jamais connu de grandes passionsétant de ce monde de l'argenttrop occupédépensant autre part ses nerfspayant l'amour au mois. Aussilorsque l'idée de la femme lui vintsur le tas de ses nouveaux millionsne songea-t-il qu'à en acheter une très cherpour l'avoir devant tout Pariscomme il se serait fait cadeau d'un très gros brillantsimplement vaniteux de le piquer à sa cravate. Puisn'était- ce pas là une excellente publicité ? un homme capable de mettre beaucoup d'argent à une femmen'a-t-il pas dès lors une fortune cotée ? Tout de suite son choix tomba sur Mme de Jeumontchez qui il avait dîné deux ou fois avec Maxime. Elle était encore fort belle à trente-six ansd'une beauté régulière et grave de Junonet a grande réputation venait de ce que l'empereur lui avait payé une nuit cent mille francssans compter la décoration pour son mariun homme correct qui n'avait d'autre situation que ce rôle d'être le mari de sa femme. Tous deux vivaient largementallaient partoutdans les ministèresà la couralimentés par des marchés rares et choisisse suffisant de trois ou quatre nuits par an. On savait que cela coûtait horriblement cherc'était tout ce qu'il y avait de plus distingué. Et Saccardqu'excitait particulièrement l'envie de mordre à ce morceau d'empereuralla jusqu'à deux cent mille francsle mari ayant d'abord fait la moue sur cet ancien financier louchele trouvant trop mince personnage et d'une immoralité compromettante.

Ce fut vers cette même époque que la petite Mme Conin refusa carrément de prendre du plaisir avec Saccard. Il fréquentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeauayant toujours des carnets à achetertrès séduit par cette adorable blonderose et poteléeaux cheveux de soie pâleen neigeun petit mouton friséet gracieuseet câlinetoujours gaie.

"Nonje ne veux pasjamais avec vous !"

Quand elle avait dit jamaisc'était chose régléerien ne la faisait revenir sur son refus.

"Mais pourquoi ? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hôtelpassage des Panoramas..."

Elle rougitmais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hôteltenu par une vieille dameson amielui servait en effet de lieu de rendez-vouslorsqu'un caprice la faisait céder à un monsieur du monde de la Bourseaux heures où son brave homme de mari collait ses registres et où elle battait Paristoujours dehors pour les courses de la maison.

"Vous savez bienGustave Sédillece jeune hommevotre amant."

D'un joli gesteelle protesta. Nonnon ! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il ? Une foisoui ! par hasardpar plaisirsans que ça tirât autrement à conséquence ! Et tous restaient ses amistrès reconnaissantstrès discrets.

"C'est donc parce que je ne suis plus jeune ?"

Maisd'un nouveau gesteavec son continuel rireelle sembla dire qu'elle s'en moquait bienqu'on fût jeune ! Elle avait cédé à des moins jeunesà des moins beaux encoreà de pauvres diables souvent.

"Pourquoi alorsdites pourquoi ?

-- Mon Dieu ! c'est simple... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vousjamais !"

Et elle restait tout de même très aimablel'air désolé de ne pouvoir le satisfaire.

"Voyonsreprit-il brutalementce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous millevoulez-vous deux millepour une foisune seule fois ?"

A chaque surenchère qu'il mettaitelle disait non de la têtegentiment.

"Voulez-vous... Voyonsvoulez-vous dix millevoulez-vous vingt mille ?"

Doucementelle l'arrêtaen posant sa petite main sur la sienne.

"Pas dixpas cinquantepas cent mille ! Vous pourriez monter longtemps comme çace serait nontoujours non... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah ! on m'en a offertdes chosesde l'argentet de tout ! Je ne veux rienest-ce que ça ne suffit pasquand ça fait plaisir ?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son coeuret que je l'aime aussi beaucoupmoi. C'est un très honnête hommemon mari. Alorsbien sûr que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fassede votre argentpuisque le ne peux pas le donner à mon mari ? Nous ne sommes pas malheureuxnous nous retirerons un jour avec une jolie fortune ; etsi ces messieurs me font tous l'amitié de continuer à se fournir chez nousçaje l'accepte... Oh ! je ne me pose pas pour plus désintéressée que je ne suis. Si j'étais seuleje verrais. Seulementencore un coupvous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francsaprès que j'aurais couché avec vous... Nonnon ! pas pour un million !"

Et elle s'entêta. Saccardexaspéré par cette résistance inattendues'acharna de son côté pendant près d'un mois. Elle le bouleversaitavec sa figure rieuseses grands yeux tendrespleins de compassion. Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? Voilà une femme que d'autres avaient pour rienet qu'il ne pouvait avoirluien y mettant un prix fou ! Elle disait nonc'était sa volonté.

Il en souffrait cruellementdans son triomphecomme d'un doute à sa puissanced'une désillusion secrète sur la force de l'orqu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine.

Maisun soiril eut pourtant la jouissance de vanité la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministère des Affaires étrangèreset il avait choisi cette fêtedonnée à propos de l'Expositionpour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuitavec Mme de Jeumont ; cardans les marchés que passait cette belle personneil entrait toujours que l'heureux acquéreur auraitune foisle droit de l'afficherde façon que l'affaire eût pleinement toute la publicité voulue. Doncvers minuitdans les salons où les épaules nues s'écrasaient parmi les habits noirssous la clarté ardente des lustresSaccard entraayant au bras Mme de Jeumont ; et le mari suivait. Quand ils parurentles groupes s'écartèrenton ouvrit un large passage à ce caprice de deux cent mille francs qui s'étalaità ce scandale fait de violents appétits et de prodigalité folle. On souriaiton chuchotaitl'air amusésans colèreau milieu de l'odeur grisante des corsagesdans le bercement lointain de l'orchestre. Maisau fond d'un salontout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colossevêtu d'un uniforme de cuirassier blancéclatant et superbe. C'était le comte de Bismarckdont la grande taille dominait toutes les têtesriant d'un rire largeles yeux grosle nez fortavec une mâchoire puissanteque barraient des moustaches de conquérant barbare. Après Sadowail venait de donner l'Allemagne à la Prusse ; les traités d'alliancelongtemps niésétaient depuis des mois signés contre la France ; et la guerrequi avait failli éclater en maià propos de l'affaire du Luxembourgétait désormais fatale. Lorsque Saccardtriomphanttraversa la pièceayant à son bras Mme de Jeumontet suivi du marile comte de Bismarck s'interrompit de rire un instanten bon géant goguenardpour les regarder curieusement passer.

IX
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Mme Carolinede nouveause trouva seule. Hamelin était resté à Paris jusqu'aux premiers jours de novembre pour les formalités que nécessitait la constitution définitive de la sociétéau capital de cent cinquante millions ; et ce fut encore luisur le désir de Saccardqui alla faire chez maître Lelorrainrue Sainte-Anneles déclarations légalesaffirmant que toutes les actions étaient inscrites et le capital verséce qui n'était pas vrai. Ensuiteil partit pour Romeoù il devait passer deux moisayant à y étudier de grosses affairesqu'il taisaitsans doute son fameux rêve du pape à Jérusalemainsi projetplus pratique et considérablecelui formation de l'Universelle en une banque catholiques'appuyant sur les intérêts chrétiens du monde entiertoute une vaste machinedestinée à écraserbalayer du globe la banque juive ; etde làil comptait retourner une fois encore en Orientoù l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse à Beyrouth. Il s'éloignait heureuxde la rapide prospérité de la maisonconvaincu de sa solidité inébranlablen'ayant fond que la sourde inquiétude de ce succès trop grand. Aussila veille de son départdans la conversation qu'il avait eut avec sa soeurne lui fit-il qu'une recommandation pressantecelle de résister à l'engouement général et de vendre leurs titressi le cours de deux cent francs était dépasséparce qu'il entendait protester personnellement contre cette hausse continuequ'il jugeait folle et dangereuse.

Dès qu'elle fut seuleMme Caroline se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé où elle vivait. Vers la première semaine de novembreon atteignit le cours de deux mille deux cents : et c'étaitautour d'elleun ravissementdes cris de remerciement et d'espoir illimités : Dejoie venait se fondre en gratitudeles dames de Beauvilliers la traitent en égaleen amie de dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bénédictions montait de la foule heureuse des petits et de grandsles filles enfin dotéesles pauvres brusquement enrichisassurés d'une retraiteles riches brûlant de l'insatiable joie d'être plus riche encore. Au lendemain de l'Expositiondans Paris grisé de plaisir et de puissancel'heure était uniqueune heure de foi au bonheurla certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient montéles moins solides trouvaient des crédulesune pléthore d'affaires véreuses gonflait le marchéle congestionnait jusqu'à l'apoplexietandis que dessoussonnait le videle réel épuisement d'une règne qui avait beaucoup jouidépensé des milliards en grands travauxengraissé des maisons de crédit énormesdont les caisses béantes s'éventrait de toutes parts. Au premier craquementc'était la débâcle. Et Mme Carolinesans douteavait ce pressentiment anxieuxlorsqu'elle sentait son coeur se serrerà chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne couraità peine un léger frémissement des baissiersétonnés et domptés. Pourtantelle avait bien conscience d'un malaisequelque chose qui déjà minait l'édificemais quoi ? rien ne se précisait ; et elle était forcée d'attendredevant l'éclat du triomphe grandissantmalgré ces légères secousses d'ébranlement qui annoncent les catastrophes.

D'ailleursMme Caroline eut alors un autre ennui. A l'Oeuvre du Travailon était enfin satisfait de Victordevenu silencieux et sournois ; etsi elle n'avait pas déjà tout conté à Saccardc'était par un singulier sentiment d'embarrasreculant de jour en jour son récitsouffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre partMaximeà quivers ce tempselle renditde sa pocheles deux mille francss'égaya au sujet des quatre mille que Busch et la Méchain réclamaient encore ces gens la volaientson père serait furieux. Aussidésormaisrepoussait-elle les demandes réitérées de Buschqui exigeait le complément de la somme promise. Après des démarches sans nombrecelui- ci finit par se fâcherd'autant plus que son ancienne idée de faire chanter Saccard renaissaitdepuis la situation nouvelle de ce derniercette haute situation où il le croyait à sa mercidevant la peur du scandale. Un jour doncexaspéré de ne rien tirer d'une affaire si belleil résolut de s'adresser directement à luiil lui écrivit de bien vouloir passer à son bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvés dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numéroil faisait une allusion si claire à la vieille histoireque Saccardsaisi d'inquiétudene pouvait manquer d'accourir. Justementcette lettreportée rue Saint-Lazaretomba entre les mains de Mme Carolinequi reconnut l'écriture. Elle tremblaelle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Buschafin de le désintéresser. Puiselle se dit qu'il écrivait peut-être pour tout autre choseet qu'en tout cas c'était une façon d'en finirheureuse même dans son émoi qu'un autre eût l'embarras de la confidence. Maisle soirlorsque Saccard rentra et quedevant elleil ouvrit la lettreelle le vit simplement devenir graveelle crut à quelque complication d'argent. Pourtantil avait éprouvé une profonde surprisesa gorge s'était serréeà l'idée de tomber entre de si sales mainsflairant quelque ignominie. D'un geste tranquilleil mit la lettre dans sa pocheil décida qu'il irait au rendez-vous.

Des jours s'écoulèrentla seconde quinzaine de novembre arrivaet Saccard remettait chaque matin la visiteétourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'être dépasséil en était ravitout en sentantà la Bourseune résistance se faires'accentuerà mesure que s'affolait la hausse évidemmentil y avait un groupe de baissiers qui prenaient positionengageant la luttetimides encoredans de simples combats d'avant-poste. Età deux reprisesil se crut obligé de donner lui-même des ordres d'achatsous des prête-nomspour que la marche ascensionnelle des cours ne fût pas arrêtée. Le système de la société achetant ses propres titresjouant sur euxse dévorantcommençait.

Un soirtout secoué de sa passionSaccard ne put s'empêcher d'en parler à Mme Caroline.

"Je crois bien que ça va chauffer. Oh ! nous voici trop fortsnous les gênons trop... Je flaire Gundermannc'est sa tactique : il va procéder à des ventes régulièrestant aujourd'huitant demainen augmentant le chiffrejusqu'à ce qu'il nous ébranle..."

Elle l'interrompit de sa voix grave.

"S'il a de l'Universelleil a raison de vendre.

-- Comment ! il a raison de vendre ?

-- Sans doutemon frère vous l'a dit les coursà partir de deux millesont absolument fous."

Il la regardaitil éclatahors de lui.

"Vendez donc alorsosez donc vendre vous-même... Ouijouez contre moipuisque vous voulez ma défaite."

Elle rougit légèrementcarla veilleelle avait précisément vendu mille de ses actionspour obéir aux ordres de son frèresoulagéeelle aussipar cette ventecomme par un acte tardif d'honnêteté. Maispuisqu'il ne la questionnait pas directementelle ne lui en fit pas l'aveud'autant plus gênéequ'il ajouta :

"Ainsihieril y a eu des défectionsj'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs sur le marchéles cours auraient certainement fléchisi je n'étais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-là. Il a une méthode plus lenteplus écrasante à la longue... Ah ! machèreje suis bien rassurémais je tremble tout de mêmecar ce n'est rien de défendre sa viele pis est de défendre son argent et celui des autres."

En effetà partir de ce momentSaccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphantet sans cesse sur le point d'être battu. Il ne trouvait même plus le temps d'aller voir la baronne Sandorffdans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin. A la véritéelle l'avait lassé par le mensonge de ses yeux de flammecette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas à échauffer. Puisun désagrément lui était arrivéle même qu'il avait fait subir à Delcambre : un soirpar la bêtise d'une femme de chambrecette foisil était entré au moment où la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suiviil ne s'était calmé qu'après une confession entièrecelle d'une simple curiositécoupable sans doutemais si explicable. Ce Sabatanitoutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomèneon chuchotait sur cette chose si énormequ'elle n'avait pu résister à l'envie de voir. Et Saccard pardonnalorsqueà une question brutaleelle eut répondu quemon Dieu ! après toutce n'était pas si étonnant. Il ne la voyait plus guère qu'une fois par semainenon pas qu'il lui gardât rancune mais parce qu'elle l'ennuyaitsimplement.

Alorsla baronne Sandorffqui le sentait se détacherretomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimeselle jouait presque à coup sûrelle gagnait beaucoupde moitié dans sa chance. Aujourd'huielle voyait bien qu'il ne voulait plus répondreelle craignait même qu'il ne lui mentît ; etsoit que la chance tournâtsoit qu'il se fût en effet amusé à la lancer sur une piste fausseil arriva un jour qu'elle perditen suivant un de ses conseils. Sa foi en fut ébranlée. S'il l'égarait ainsiqui donc allait la guider maintenant ? Et le pis était que le frémissement d'hostilitéà la Boursed'abord si légeraugmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient encore que des rumeurson ne formulait rien de précisaucun fait n'entamait la solidité de la maison. Seulementon laissait entendre qu'il devait y avoir quelque choseque le ver se trouvait dans le fruit. Ce quid'ailleursn'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuerformidable.

A la suite d'une opération manquée sur l'Italienla baronnedécidément inquièterésolut de se rendre aux bureaux de L'Espérance pour tâcher de faire causer Jantrou.

"Voyonsqu'y a-t-il ? vous devez savoirvous... L'Universelletout à l'heurea encore monté de vingt francset pourtant un bruit couraitpersonne n'a pu me dire lequelenfin quelque chose de pas bon."

Mais Jantrou était dans une égale perplexité. Placé à la source des bruitsles fabriquant lui-même au besoinil se comparait plaisamment à un horlogerqui vit au milieu de centaines de penduleset qui ne sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicités'il était dans toutes les confidencesil n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solidecar ses renseignements se contrecarraient et se détruisaient.

"Je ne sais rienrien du tout.

-- Oh ! vous ne voulez pas me dire.

-- Nonje ne sais rienparole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ?"

Elle eut un gestequi le confirma dans ce qu'il avait deviné : une fin de liaison par lassitude mutuellela femme maussadel'amant refroidine causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle de l'homme bien informépour se la payer enfincomme il disaitcette petite Ladricourtdont le père le recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était pas venue ; et il continuait de la regarderréfléchissant tout haut.

"Ouic'est embêtantmoi qui comptais sur vous... Parce quen'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastropheil faudrait être prévenuafin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça pressec'est très solide encore. Seulementon voit des choses si drôles... " A mesure qu'il la regardait ainsiun plan germait dans sa tête.

"Dites doncreprit-il brusquementpuisque Saccard vous lâchevous devriez vous mettre bien avec Gundermann."

Elle resta un moment surprise.

"Gundermannpourquoi ?... Je le connais un peuje l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller.

-- Tant mieuxsi vous le connaissez... Allez le voir sous un prétextecausez avec luitâchez d'être son amie... Vous imaginez-vous cela : être la bonne amie de Gundermanngouverner le monde !"

Et il ricanaitaux images licencieuses qu'il évoquait du gestecar la froideur du juif était connuerien ne devait être plus compliqué ni plus difficile que de le séduire. La baronneayant compriseut un sourire muetsans se fâcher.

"Mais répéta-t-ellepourquoi Gundermann ?"

Il expliqua alors quecertainementce dernier était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient à manoeuvrer contre l'Universelle. Çail le savaitil en avait la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentilla simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son adversairesans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque campon serait assuré d'êtrele jour de la batailleen compagnie du vainqueur. Etcette trahisonil la proposait d'un air aimablesimplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour luiil dormirait bien tranquille.

"Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous préviendronsnous nous dirons tout ce que nous aurons appris."

Comme il s'emparait de sa mainelle la retira d'un mouvement instinctif croyant à autre chose.

"Mais nonje n'y songe pluspuisque nous sommes camarades... Plus tardc'est vous qui me récompenserez."

En riantelle lui abandonna sa mainqu'il baisa. Et elle était déjà sans méprisoubliant le laquais qu'il avait éténe le voyant plus dans la crapuleuse fête où il tombaitle visage ruinéavec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthesa redingote neuve souillée de tachesson chapeau luisant tout éraflé du plâtre de quelque escalier immonde.

Dès le lendemainla baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-cidepuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francsmenait en effet toute une campagne à la baissedans la discrétion la plus granden'allant jamais à la Boursen'y ayant pas même de représentant officiel. Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émissionensuite l'intérêt qu'elle peut rapporteret qui dépend de la prospérité de la maisondu succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; etdès qu'elle la dépassepar suite de l'engouement publicla hausse est facticela sagesse est de se mettre à la baisseavec la certitude qu'elle se produira. Dans sa convictiondans son absolue croyance à la logiqueil restait pourtant surpris des rapides conquêtes de Saccardde cette puissance tout d'un coup grandiedont la haute banque juive commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt abattre ce rival dangereuxnon seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowamais surtout pour ne pas avoir à partager la royauté du marché avec ce terrible aventurierdont les casse-cou semblaient réussircontre tout bon senscomme par miracle. Et Gundermannplein du mépris de la passionexagérait encore son flegme de joueur mathématiqued'une obstination froide d'homme chiffrevendant toujours malgré la hausse continueperdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérablesavec la belle sécurité d'un sage qui met simplement son argent à la Caisse d'épargne.

Lorsque la baronne put enfin entrerau milieu de la bousculade des employés et des remisiersde la grêle des pièces à signer et des dépêches à lireelle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependantil était là depuis six heures du matintoussant et crachantexténué de fatiguesolide quand même. Ce jour-làà la veille d'un emprunt étrangera vaste salle était envahie par un flot de visiteurs plus pressé encoreque recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres ; tandis quepar terreprès de l'étroite table qu'il s'était réservée au fonddans l'embrasure d'une fenêtretrois de ses petits-enfantsdeux fillettes et un garçonse disputaient avec des cri aigus une poupée dont un bras et une jambe gisaient déjàarrachés.

Tout de suitela baronne donna son prétexte.

"Cher monsieurj'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunité... C'est pour une loterie de bienfaisance..."

Il ne la laissa pas acheveril était fort charitableet prenait toujours deux billetssurtout lorsque des damesrencontrées par lui dans le mondese donnaient ainsi la peine de les lui apporter.

Mais il dut s'excuserun employé venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres énormes furent rapidement échangés.

"Cinquante-deux millionsdites-vous ? Et le crédit était ?

-- De soixante millionsmonsieur.

-- Eh bienportez-le à soixante-quinze millions."

Il revenait à la baronnelorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisierle fit se précipiter.

"Mais pas du tout ! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquantecela fait dix sous de moins par action.

-- Oh ! monsieurdit le remisier humblementpour quarante-trois francs que ça ferait en moins !

-- Commentquarante-trois francs ! mais c'est énorme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ? Chacun son compteje ne connais que ça !"

Enfinpour causer à l'aiseil se décida à emmener la baronne dans la salle à mangeroù le couvert était déjà mis. Il n'était pas dupe du prétexte de la loterie de bienfaisancecar il savait sa liaisongrâce à toute une police obséquieuse qui le renseignaitet il se doutait bien qu'elle venaitpoussée par quelque intérêt grave. Aussi ne se gêna-t-il pas.

"Voyonsmaintenantdites-moi ce que vous avez à me dire."

Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien à lui direelle avait à le remercier simplement de sa bonté.

"Alorson ne vous a pas chargée d'une commission pour moi ?"

Et il parut désappointécomme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrète de Saccardquelque invention de ce fou.

A présent qu'ils étaient seulselle le regardait en souriantde son air ardent et menteurqui excitait si inutilement les hommes.

"Nonnonje n'ai rien à vous dire ; et puispuisque vous êtes si bonj'aurais plutôt quelque chose à vous demander."

Elle s'était penchée vers luielle effleurait ses genoux de ses fines mains gantées. Et elle se confessaitdisait son mariage déplorable avec un étranger qui n'avait rien compris à sa natureni à ses besoinsexpliquait comment elle avait dû s'adresser au jeu pour ne pas déchoir de sa situation. Enfinelle parla de sa solitudede la nécessité d'être conseilléedirigéesur cet effrayant terrain de la Bourseoù chaque faux pas coûte si cher.

"Maisinterrompit-ilje croyais que vous aviez quelqu'un.

-- Oh ! quelqu'unmurmura-t-elle avec un geste de profond dédain. Nonnonce n'est personneje n'ai personne... C'est vous que je voudrais avoirle maîtrele dieu. Et celavraimentne vous coûterait guère d'être mon amide me dire un motrien qu'un motde loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureusecomme je vous serais reconnaissanteoh ! de tout mon être !"

Elle s'approchait encorel'enveloppait de sa tiède haleinede l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entière. Mais il restait bien calmeet il ne se recula même pasla chair mortesans un aiguillon à réprimer. Tandis qu'elle parlaitlui dont l'estomac était également détruitet qui vivait de laitageil prenait un à undans un compotiersur la tabledes grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinall'unique débauche qu'il se permettait parfoisaux grandes heures de sensualitéquitte à la payer par des journées de souffrance.

Il eut un rire narquoisen homme qui se sait invinciblelorsque la baronned'un air d'oublidans le feu de sa prièrelui posa enfin sur le genou sa petite main tentatriceaux doigts dévorantssouples comme un noeud de couleuvres. Plaisammentil prit cette mainl'écarta en disant merci d'un signe de têteainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Etsans perdre son temps davantageallant droit au but :

"Voyonsvous êtes bien gentilleje voudrais vous être agréable... Ma belle amiele jour où vous m'apporterez un bon conseilje m'engage à vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on faitet je vous dirai ce que je ferai... Affaire concluehein ?"

Il s'était levéet elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marché qu'il proposaitl'espionnagela trahison. Mais elle ne voulut pas répondreelle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance ; tandis que luide son hochement de tête goguenardsemblait ajouter qu'il ne tenait pas à être aidéque le dénouement logiquefatalarriverait quand mêmeun peu plus tard peut-être. Etlorsqu'elle partit enfinil était déjà repris par d'autres affairesdans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitauxau milieu du défilé des gens de Boursede la galopade de ses employésdes jeux de ses petits-enfantsqui venaient d'arracher la tête de la poupéeavec des cris de triomphe.

Il s'était assis à son étroite tableil s'absorba dans l'étude d'une idée soudainen'entendit plus rien.

Deux foisla baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'Espérance pour rendre compte de sa démarche à Jantrousans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisitun jour que sa fille Nathalie causait avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombaitdepuis la veilleune pluie diluvienne ; etpar ce temps humide et grisl'entresol du vieil hôtelau fond du puisard assombri de la courétait d'une mélancolie affreuse. Le gaz brûlait dans un demi-jour boueux. Marcellequi attendait Jordan en chasse pour donner un nouvel acompte à Buschécoutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuseavec sa voix sècheses gestes aigus de fille de Paris poussée trop vite.

"Vous comprenezmadamepapa ne veut pas vendre...

Il y a une personne qui le pousse à vendreen tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pascette personneparce que son rôlebien sûrn'est guère d'effrayer le monde... C'est moimaintenantqui empêche papa de vendre... Plus souvent que je vendequand ça monte ! Faudrait être joliment godichen'est-ce pas ?

-- Certes ! répondit simplement Marcelle.

-- Vous savez que nous sommes à deux mille cinq centscontinua Nathalie. Je tiens les comptesmoicar papa ne sait guère écrire... Alorsavec nos huit actionsça nous donne déjà vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit milleça faisait son chiffre : six mille francs pour ma dotet douze mille pour luiune petite rente de six cents francsqu'il aurait bien gagnéeavec toutes ces émotions... Mais est-ce heureuxdites ? qu'il n'ait pas vendupuisque voilà encore deux mille francs de plus !... Alorsmaintenantnous voulons davantagenous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'auronsM. Saccard nous l'a bien dit...

"Il est si gentilM. Saccard !"

Marcelle ne put s'empêcher de sourire.

"Vous ne vous mariez donc plus ?

-- Sisilorsque ça aura fini de monter... Nous étions pressésle père de Théodore surtoutà cause de son commerce. Seulementque voulez-vous ? on ne peut pas boucher la sourcequand l'argent arrive. Oh ! Théodore comprend très bienattendu que si papa a davantage de rentec'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est à considérer... Et voilàtout le monde attend. On a les six mille francs depuis des moison pourrait se marier ; mais on aime mieux les laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actionsvous ?"

Etsans attendre la réponse :

"Moije les lisle soir. Papa m'apporte les journaux... Il les a déjà luset il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasseraittant c'est beautout ce qu'ils promettent. Quand je me couchej'en ai la tête pleinej'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un très bon signe. Avant-hiernous avons fait le même songedes pièces de cent sous que nous ramassions à la pelledans la rue. C'est très amusant."

De nouveauelle s'interrompit pour demander :

"Combien avez-vous d'actionsvous ?

-- Nouspas une ! " répondit Marcelle.

La petite figure blonde de Nathalieavec ses mèches pâles envoléesprit un air de commisération immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Etson père l'ayant appeléepour la charger de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteuren remontant aux Batignolleselle s'en allaavec une importance amusante de capitalistequipresque tous les joursmaintenantdescendait au journalafin de connaître plus tôt le cours de la Bourse.

Restée seule sur la banquetteMarcelle retomba dans une songerie mélancoliqueelle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noirqu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mépris de l'argentun tel malaise à la seule idée de s'en occupercela lui coûtait un si gros effort d'en demandermême à ceux qui lui en devaient ! Etabsorbéen'entendant rienelle revivait sa journée depuis son réveilcette journée mauvaise ; tandis queautour d'ellese faisait le travail fiévreux du journalle galop des rédacteursle va-et-vient de la copieau milieu des battements de porte et des coups de sonnette.

D'aborddès neuf heurescomme Jordan venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il devait rendre compte Marcelleà peine débarbouilléeencore en camisoleavait eu la stupeur de voir tomber chez eux Buschen compagnie de deux messieurs très salespeut- être des huissierspeut-être des banditsce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominable Buschsans doute abusant de ce qu'il ne trouvait là qu'une femmedéclarait qu'ils allaient tout saisirsi elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se débattren'ayant eu connaissance d'aucune des formalités légales : il affirmait la signification du jugementl'apposition de l'afficheavec une telle carrurequ'elle en était restée éperduefinissant par croire à la possibilité de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait pointexpliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeunerqu'elle ne laisserait toucher à rienavant qu'il fût là. Alorsentre les trois louches personnages et cette jeune femmeà moitié dévêtueles cheveux sur les épaulesavait commencé la plus pénible des scèneseux inventoriant déjà les objetselle fermant les armoiresse jetant devant la portecomme pour les empêcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle était si fièreses quatre meubles qu'elle faisait reluirela tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouée elle-même ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerrièreil faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleurà la volée oui ! un voleurqui n'avait pas honte de réclamer sept cent trente francs quinze centimessans compter les nouveaux fraispour une créance de trois cents francsune créance achetée par lui cent sousau tasavec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient déjàpar acomptesdonné quatre cents francset que ce voleur-là parlait d'emporter leurs meublesen paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils étaient de bonne foiqu'ils l'auraient payé tout de suites'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle était seuleincapable de répondreignorante de la procédurepour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! FurieuxBusch criait plus haut qu'ellese tapait violemment la poitrine : est-ce qu'il n'était pas un honnête homme ? est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon argent ? il était en règle avec la loiil entendait en finir. Cependantcomme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commodeà la recherche du lingeelle avait eu une attitude si terriblemenaçant d'ameuter la maison et la rueque le juif s'était un peu radouci. Enfinaprès une demi-heure encore de basse discussionil avait consenti à attendre jusqu'au lendemainavec l'enragé serment que prendrait toutle lendemainsi elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brûlante dont elle souffrait encoreces vilains hommes chez euxblessant toutes ses tendressestoutes ses pudeursfouillant jusqu'au litempestant la chambre si heureuseont elle avait dû laisser la fenêtre grande ouverteaprès leur départ !

Mais un autre chagrinplus profondattendait Marcellece jour-là. L'idée lui était venue de courir tout de suite chez ses parentspour leur emprunter la somme : de cette manièrelorsque son mari rentreraitle soirelle ne le désespérerait paselle pourrait le faire rire avec la scène du matin. Déjàelle se voyait lui racontant la grande bataillel'assaut féroce donné à leur ménagela façon héroïque dont elle avait repoussé l'attaque. Le coeur lui battait très forten entrant dans le petit hôtel de la rue Legendrecette maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait ne plus trouver que des étrangerstellement l'air lui semblaitautreglacial. Comme ses parents se mettaient à tableelle avait accepté de déjeunerpour les disposer mieux. Tout le temps du repasla conversation était restée sur la hausse des actions de l'Universelledontla veille encorele cours avait monté de vingt francs ; et elle s'étonnait de trouver sa mère plus enfiévréeplus âpre que son pèreelle quiau commencementtremblait à la seule idée de spéculation maintenantavec une violence de femme conquisec'était elle qui le gourmandait de sa timiditéacharnée aux grands coups du hasard. Dès les hors-d'oeuvreelle s'était emportéesaisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions à ce cours inespéré de deux mille cinq cent vingt francsce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francsun joli gainplus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financière promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Carenfin La Cote financière était connue pour sa vieille honnêtetélui-même répétait souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! nonpar exempleelle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutôt l'hôtelpour acheter encore ! Et Marcellesilencieusele coeur serré à entendre voler passionnément ces gros chiffrescherchait comment elle allait oser demander un prêt de cinq cents francsdans cette maison envahie par le jeuoù elle avait vu monter peu à peu le flot des journaux financiersqui la submergeaient aujourd'hui du rêve grisant de leur publicité. Enfinau dessertelle s'était risquée : il leur fallait cinq cents francson allait les vendreses parents ne pouvaient les abandonner dans ce désastre. Le pèretout de suiteavait baissé la têteavec un coup d'oeil embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! où voulait-on qu'elle les trouvât ? Tous leurs capitaux étaient engagés dans des opérations ; etd'ailleursses anciennes diatribes revenaient quand on avait épousé un meurt-de-faimun homme qui écrivait des livreson acceptait les conséquences de sa sottiseon n'essayait pas de retomber à la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux quiavec leur beau mépris affecté de l'argentne rêvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa filleet celle-ci s'en était allée désespéréele coeur saignant de ne plus reconnaître sa mèreelle si raisonnable et si bonne autrefois.

Dans la rueMarcelle avait marchéinconscienteregardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis l'idée brusque lui était venue de s'adresser à l'oncle Chave ; etimmédiatementelle s'était présentée au discret rez-de-chaussée de la rue Nolletpour ne pas le manqueravant la Bourse. Il y avait eu des chuchotementsdes rires de fillettes. Pourtantla porte ouverteelle avait aperçu le capitaine seulfumant sa pipeet il s'était désolél'air furieux contre lui- mêmeen criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avancequ'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Boursecomme un sale cochon qu'il était. Ensuiteen apprenant le refus des Maugendreil avait tonné contre euxde vilains bougres encore ceux-làqu'il ne voyait plus d'ailleursdepuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce quel'autre semainesa soeur ne l'avait pas traité de liardeurcomme pour tourner en ridicule son jeu prudentparce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilà une qu'il ne plaindrait paslorsqu'elle se casserait le cou !

Et Marcellede nouveau dans la rueles mains videsavait dû se résigner à se rendre au journalpour avertir son mari de ce qui s'était passéle matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordandont le livre n'était encore accepté par aucun éditeurvenait de se lancer à la chasse de l'argentau travers du Paris boueux de cette journée de pluiesans savoir où frapperchez des amisdans les journaux où il écrivaitau hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eût suppliée de rentrer chez euxelle était tellement anxieusequ'elle avait préféré rester làsur cette banquetteà l'attendre.

Après le départ de sa fillelorsqu'il la vit seuleDejoie lui apporta un journal.

"Si madame veut lirepour prendre patience."

Mais elle refusa du gesteet comme Saccard arrivaitelle fit la vaillanteelle expliqua gaiement qu'elle avait envoyé son mari dans le quartierune course ennuyeuse dont elle s'était débarrassée. Saccardqui avait de l'amitié pour le petit ménagecomme il les nommaitvoulait absolument qu'elle entrât chez lui attendre à l'aise. Elle s'en défenditelle était bien là. Et il cessa d'insisterdans la surprise qu'il éprouvaà se trouver nez à nezbrusquementavec la baronne Sandorffqui sortait de chez Jantrou. D'ailleursils se sourirentd'un air d'aimable intelligenceen gens qui échangent un simple salutpour ne pas s'afficher.

Jantroudans leur conversationvenait de dire à la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexité augmentaitdevant la solidité de l'Universellesous les efforts croissants des baissiers sans doute Gundermann l'emporteraitmais Saccard pouvait durer longtempset il y avait peut-être gros à gagner encore avec lui. Il l'avait décidée à temporiserà les ménager tous deux. Le mieux était de tâcher d'avoir toujours les secrets de l'unen se montrant aimablede manière à les garder pour elle et à en profiterou bien à les vendre à l'autreselon l'intérêt. Et cela sans complot noirarrangé par lui d'un air de plaisanterietandis qu'elle-même lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire.

"Alorselle est sans cesse fourrée chez vousc'est votre tour ? " dit Saccard avec sa brutalitéen entrant dans le cabinet de Jantrou.

Celui-ci joua l'étonnement.

"Qui donc ?... Ah ! la baronne.... Maismon cher maîtreelle vous adore. Elle me le disait encore tout à l'heure."

D'un geste d'homme qu'on ne trompe pasle vieux corsaire l'avait arrêté. Et il le regardaitdans sa déchéance de basse débaucheen pensant quesi elle avait cédé à la curiosité de savoir comment Sabatani était faitelle pouvait bien vouloir goûter au vice de cette ruine.

"Ne vous défendez pasmon cher. Quand une femme joueelle tomberait au commissionnaire du coinqui lui porterait un ordre."

Jantrou fut très blesséet il se contenta de rireen s'obstinant à expliquer la présence chez lui de la baronnequi était venuedisait- ilpour une question de publicité.

D'ailleursSaccardd'un haussement d'épaulesavait déjà jeté de côté cette question de femmesans intérêtselon lui. Deboutallant et venantse plantant devant la fenêtre pour regarder tomber l'éternelle pluie griseil exhalait sa joie énervée. Ouil'Universelle avait encore monté de vingt francsla veille ! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car la hausse serait allée jusqu'à trente francssans un paquet de titres qui était tombé sur le marchédès la première heure. Ce qu'il ignoraitc'était que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actionsluttant elle-même contre la hausse déraisonnableainsi que son frère lui en avait laissé l'ordre. CertesSaccard ne pouvait se plaindre devant le succès grandissantet cependant il était agitéce jour-làd'un tremblement intérieurfait de sourde crainte et de colère. Il criait que les sales juifs avaient juré sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre à la tête d'un syndicat de baissiers pour l'écraser. On le lui avait affirmé à la Bourseon y parlait d'une somme de trois cents millionsdestinée par le syndicat à nourrir la baisse. Ah ! les brigands ! Et ce qu'il ne répétait pas ainsi tout hautc'étaient les autres bruits qui couraientplus nets de jour en jourdes rumeurs contestant la solidité de l'Universellealléguant déjà des faitsdes symptômes de difficultés prochainessans avoir encoreil est vraiébranlé en rien l'aveugle confiance du public.

Mais la porte fut pousséeet Huret entrade son air d'homme simple.

"Ah ! vous voilà doncJudas ! " dit Saccard.

Hureten apprenant que Rougon allait décidément abandonner son frères'était remis avec le ministre ; car il avait la conviction quele jour où Saccard aurait Rougon contre luice serait la catastrophe inévitable. Pour obtenir son pardonil était rentré dans la domesticité du grand hommefaisant de nouveau ses coursesrisquant à son service les gros mots et les coups de pied au derrière.

"Judasrépéta-t-il avec le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de paysanen tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis désintéressé au maître qu'il a trahi"

Mais Saccardcomme s'il ne voulait pas l'entendrecriasimplement pour affirmer son triomphe :

"Hein ? deux mille cinq cent vingt hierdeux mille cinq cent vingt- cinq aujourd'hui.

-- Je sais j'ai vendu tout à l'heure."

Du coupla colère qu'il dissimulait sous son air de plaisanterieéclata.

"Commentvous avez vendu ?... Ah ! bienc'est completalors ! Vous me lâchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann !"

Le député le regardaitébahi.

"Avec Gundermannpourquoi ?... Je me mets avec mes intérêtsoh ! simplement ! Moivous savezje ne suis pas un casse-cou. Nonje n'ai pas tant d'estomacj'aime mieux réaliser tout de suitedès qu'il y a un joli bénéfice. Et c'est peut-être bien pour cela que je n'ai jamais perdu."

Il souriait de nouveauen Normand prudent et aviséquisans fièvreengrangeait sa moisson.

"Un administrateur de la société ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penserà vous voir vendre ainsien plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m'étonne plussi l'on prétend que notre prospérité est factice et que le jour de la dégringolade approche... Ces messieurs vendentvendons tous. C'est la panique !"

Huretsilencieuxeut un geste vague. Au fondil s'en moquaitson affaire était faite. Il n'avait à présent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargéle plus proprement possiblesans avoir trop à en souffrir lui-même.

"Je vous disais doncmon cherque j'étais venu pour vous donner un avis désintéressé... Le voici. Soyez sagevotre frère est furieuxil vous abandonnera carrémentsi vous vous laissez vaincre."

Saccardrefrénant sa colèrene broncha pas.

"C'est lui qui vous envoie me dire ça ?"

Après une hésitationle député jugea préférable d'avouer.

"Eh bienouic'est lui... Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de L'Espérance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre... Non ! mais en véritésongez combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Romeil a tout le clergé à dosil vient encore d'être forcé de faire condamner un évêque comme d'abus... Etpour l'attaquervous allez justement choisir le moment où il a grand-peine à ne pas se laisser déborder par l'évolution libéralenée des réformes du 9 janvierqu'il a consenti à appliquercomme on ditdans l'unique désir de les endiguer sagement... Voyonsvous êtes son frèrecroyez-vous qu'il soit content ?

-- En effetrépondit Saccard railleurc'est bien vilain de ma part... Voilà ce pauvre frèrequidans sa rage de rester ministregouverne au nom des principes qu'il combattait hieret qui s'en prend à moiparce qu'il ne sait plus comment se tenir en équilibreentre la droitetachée d'avoir été trahieet le tiers étataffamé du pouvoir. Hier encorepour calmer les catholiquesil lançait son fameux Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'huidans sa terreur des libérauxil voudrait bien leur donner aussi un gageil daigne songer à m'égorger pour leur plaire... L'autre semaineEmile Olivier l'a secoué vertement à la Chambre...

-- Oh ! interrompit Huretil a toujours la confiance des Tuileriesl'empereur lui a envoyé une plaque de diamants."

Maisd'un geste énergiqueSaccard disait qu'il n'était pas dupe.

"L'Universelle est désormais trop puissanten'est-ce pas ? Une banque catholiquequi menace d'envahir le mondede le conquérir par l'argent comme on le conquérait jadis par la loiest-ce que cela peut se tolérer ? Tous les libres penseurstous les francs-maçonsen passe de devenir ministresen ont froid dans les os... Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendraits'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ?... Et voilà mon imbécile de frère quipour garder le pouvoir six mois de plusva me jeter en pâture aux sales juifsaux libérauxà toute la racailledans l'espérance qu'on le laissera un peu tranquillependant qu'on me dévorera... Eh bienretournez lui dire que je me fous de lui..."

Il redressait sa petite taillesa rage crevait enfin son ironieen une fanfare batailleuse de clairon.

"Entendez-vous bienje me fous de lui ! C'est ma réponseje veux qu'il le sache."

Huret avait plié les épaules. Dès qu'on se fâchaitdans les affairesce n'était plus son genre. Après toutil n'était là-dedans qu'un commissionnaire.

"Bonbon ! on le lui dira... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde."

Il y eut un silence. Jantrouqui était resté absolument mueten affectant d'être tout entier à la correction d'un paquet d'épreuvesavait levé les yeuxpour admirer Saccard. Etait-il beaule banditdans sa passion ! Ces canailles de génie parfois triomphentà ce degré d'inconsciencelorsque l'ivresse du succès les emporte. Et Jantrouà ce momentétait pour luiconvaincu de sa fortune.

"Ah ! J'oubliaisreprit Huret. Il paraît que Delcambrele procureur général vous exècre... Etce que vous ignorez encorel'empereur l'a nommé ce matin ministre de la Justice."

BrusquementSaccard s'était arrêté. Le visage assombriil dit enfin :

"Encore de la propre marchandise ! Ah ! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ?

-- Dame ! reprit Huret en exagérant son air simplesi un malheur vous arrivaitcomme ça arrive à tout le mondedans les affairesvotre frère veut que vous ne comptiez pas sur luipour vous défendre contre Delcambre.

-- Maistonnerre de Dieu ! hurla Saccardquand je vous dis que je me fous de toute la cliquede Rougonde Delcambreet de vous par- dessus le marché !"

Heureusementà cette minuteDaigremont entra. Il ne montait jamais au journalce fut une surprise pour tousqui coupa court aux violences. Très correctil distribua des poignées de main en souriantd'une amabilité flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soiréeoù elle chanterait ; et il venait simplement inviter en personne Jantroupour avoir un bon article. Mais la présence de Saccard parut le ravir.

"Comment vagrand homme ?

-- Dites doncvous n'avez pas venduvous ? " demanda celui-cisans répondre.

Vendreah ! nonpas encore ! Et son éclat de rire fut très sincèreil était réellement de solidité plus grande.

"Mais il ne faut jamais vendredans notre situation ! s'écria Saccard.

-- Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidairesvous savez que vous pouvez compter sur moi."

Ses paupières avaient battuil venait d'avoir un regard obliquetandis qu'il répondait des autres administrateursde Sédillede Kolbdu marquis de Bohaincomme de lui-même. L'affaire marchait si bienc'était vraiment un plaisir d'être tous d'accorddans le plus extraordinaire succès que la Bourse eût vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacunil s'en alla en répétant qu'il comptait sur eux troispour sa soirée. Mounierle ténor de l'Opéray donnerait la réplique à sa femme. Oh ! un effet considérable !

"Alorsdemanda Huret partant à son tourc'est tout ce que vous avez à me répondre ?

-- Parfaitement ! " déclara Saccardde sa voix sèche.

Et il affecta de ne pas descendre avec luicomme à son habitude. Puislorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal.

"C'est la guerremon brave ! Il n'y a plus rien à ménagertapez- moi sur toutes ces fripouilles !... Ah ! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends !

-- Tout de mêmec'est raide ! " conclut Jantroudont les perplexités recommençaient.

Dans le couloirsur la banquetteMarcelle attendait toujours. Il était à peine quatre heureset Dejoie venait déjà d'allumer les lampestellement la nuit tombait vitesous le ruissellement blafard et entêté de la pluie. Chaque fois qu'il passait près d'elleil trouvait un petit mot pour la distraire. Du resteles allées et venues des rédacteurs s'activaientdes éclats de voix sortaient de la salle voisinetoute cette fièvre qui montaità mesure que se faisait le journal.

Marcellebrusquementen levant les yeuxaperçut Jordan devant elle. Il était trempél'air anéantiavec ce tressaillement de la bouchece regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derrière quelque espoirsans l'atteindre. Elle avait compris.

"Rienn'est-ce pas ? demanda-t-ellepâlissante.

-- Rienma chérierien du tout... Nulle partpas possible..."

Et elle n'eut alors qu'une plainte basseoù tout son coeur saignait.

"Oh ! mon Dieu !"

A ce momentSaccard sortait du bureau de Jantrouet il s'étonna de la trouver là encore.

"Commentmadamevotre coureur de mari ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet."

Elle le regardait fixementune pensée soudaine s'était éveillée dans ses grands yeux désolés. Elle ne réfléchit même paselle céda à cette bravoure qui jette les femmes en avantaux minutes de passion.

"Monsieur Saccardj'ai quelque chose à vous demander... Si vous vouliez bienmaintenantque nous passions chez vous...

-- Mais certainementmadame."

Jordanqui craignait d'avoir devinévoulait la retenir.

Il lui balbutiait à l'oreille des non ! non ! entrecoupésdans l'angoisse maladive où le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'était dégagéeil dut la suivre.

"Monsieur Saccardreprit-elledès que la porte fut referméemon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francset il n'ose pas vous les demander... Alorsmoije vous les demande...

Etde verveavec ses airs drôles de petite femme gaie et résolueelle conta son affaire du matinl'entrée brutale de Buschl'envahissement de sa chambre par les trois hommescomment elle était parvenue à repousser l'assautl'engagement qu'elle avait pris de payer le jour même. Ah ! ces plaies d'argent pour le petit mondeces grandes douleurs faites de honte et d'impuissancela vie remise sans cesse en questionà propos de quelques misérables pièces de cent sous !

"Buschrépéta Saccardc'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes...

Puisavec une bonhomie charmantese tournant vers Jordanqui restait silencieuxblême d'un insupportable malaise.

"Eh bienje vais vous les avancermoivos cinq cents francs. Vous auriez dû me les demander tout de suite."

Il s'était assis à sa tablepour signer un chèquelors qu'il s'arrêtaréfléchissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçuela visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jourdans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeauprofitant de l'occasionayant un prétexte ?

"Ecoutezje le connais à fondvotre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payerpour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets à moitié prix."

Les yeux de Marcelleà présentluisaient de gratitude.

"Oh ! monsieur Saccardque vous êtes bon !"

Ets'adressant à son mari :

"Tu voisgrosse bêteque M. Saccard ne nous a pas mangés !"

Il lui sauta au coud'un mouvement irrésistibleil l'embrassacar c'était elle qu'il remerciait d'être plus énergique et adroite que luidans ces difficultés de la vie qui le paralysaient.

"Non ! non ! dit Saccardlorsque le jeune homme lui serra enfin la mainle plaisir est pour moivous êtes très gentils tous les deux de vous aimer si fort. Allez-vous-en tranquilles !"

Sa voiturequi l'attendaitle mena en deux minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueuxdans la bousculade des parapluies et l'éclaboussement des flaques. Maisen hautil eut beau sonner à la vieille porte dépeinteoù une plaque de cuivre étalait le mot : Contentieux en grosses lettres noires : elle ne s'ouvrit pasrien ne bougeait à l'intérieur. Et il se retiraitlorsquedans sa contrariété viveil l'ébranla violemment du poing. Alorsun pas traînard se fit entendreet Sigismond parut.

"Tiens ! c'est vous !... Je croyais que c'était mon frère qui remontait et qui avait oublié sa clef. Moijamais je ne réponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera pasvous pouvez l'attendresi vous tenez à le voir."

Du même pas pénible et chancelantil retournasuivi du visiteurdans la chambre qu'il occupaitsur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jourà ces hauteursau-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La pièce était d'une nudité froideavec son étroit lit de fersa table et ses deux chaisesses quelques planches encombrées de livressans un meuble. Devant la cheminéeun petit poêlemal entretenuoubliévenait de s'éteindre.

"Asseyez-vousmonsieur. Mon frère m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter."

Mais Saccard refusait la chaise en le regardantfrappé des progrès que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pâleaux yeux d'enfantdes yeux noyés de rêvesinguliers sous l'énergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveuxson visage s'était extraordinairement creusécomme allongé et tiré vers la tombe.

"Vous avez été souffrant ? " demanda-t-ilne sachant que dire.

Sigismond eut un geste de complète indifférence.

"Oh ! comme toujours. La dernière semaine n'a pas été bonneà cause de ce vilain temps. Mais ça va bien tout de même... Je ne dors plusje ne puis travailleret j'ai un peu de fièvreça me tient chaud... Ah ! on aurait tant à faire !"

Il s'était remis devant sa tablesur laquelle un livreen langue allemandese trouvait grand ouvert. Et il reprit :

"Je vous demande pardon de m'asseoirj'ai veillé toute la nuitpour lire cette oeuvre que j'ai reçue hier... Une oeuvreoui ! dix années de la vie de mon maîtreKarl Marxl'étude qu'il nous promettait depuis long temps sur le capital !... Voici notre Biblemaintenantla voici !"

CurieusementSaccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractères gothiques le rebuta tout de suite.

"J'attendrai qu'il soit traduit "dit-il en riant.

Le jeune hommed'un hochement de têtesembla dire quemême traduitil ne serait guère pénétré que par les seuls initiés. Ce n'était pas un livre de propagande. Mais quelle force de logiquequelle abondance victorieuse de preuvesdans la fatale destruction de notre société actuellebasée sur le système capitaliste ! La plaine était raseon pouvait reconstruire.

"Alorsc'est le coup de balai ? demanda Saccardtoujours plaisantant.

-- En théorieparfaitement ! répondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jourtoute la marche de révolution est là. Reste à l'exécuter en fait... Mais vous êtes aveuglessi vous ne voyez point les pas considérables que l'idée fait à chaque heure. Ainsivous quiavec votre Universelleavez remué et centralisé en trois ans des centaines de millionsvous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire avec passionoui ! de cette chambre perduesi tranquillej'en ai étudié le développement jour par jouret je la connais aussi bien que vouset je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez làcar l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce que vous faitesvous exproprier en bloclorsque vous aurez exproprié en détail les petitsréaliser l'ambition de votre rêve démesuréqui estn'est-ce pas ? d'absorber tous les capitaux du monded'être l'unique banquel'entrepôt général de la fortune publique... Oh ! je vous admire beaucoupmoi ! je vous laisserais allersi j'étais le maîtreparce que vous commencez notre besogneen précurseur de génie."

Et il souriait de son pâle sourire de maladeen remarquant l'attention de son interlocuteurtrès surpris de le trouver si au courant des affaires du jourtrès flatté aussi des éloges intelligents.

"Seulementcontinua-t-ille beau matin où nous vous exproprierons au nom de la nationremplaçant vos intérêts privés par l'intérêt de tousfaisant de votre grande machine à sucer l'or des autresla régulatrice même de la richesse socialenous commencerons par supprimer ça."

Il avait trouvé un sou parmi les papiers de sa tableil tenait en l'airentre deux doigtscomme la victime désignée.

"L'argent ! s'écria Saccardsupprimer l'argent ! la bonne folie !

-- Nous supprimerons l'argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune placeaucune raison d'êtredans l'Etat collectiviste. A titre de rémunérationnous le remplaçons par nos bons de travail ; etsi vous le considérez comme mesure de la valeurnous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieucelle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besognedans nos chantiers... Il faut le détruirecet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleurqui permet de le voleren réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoinpour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantablecette possession de l'argent qui accumule les fortunes privéesbarre le chemin à la féconde circulationfait des royautés scandaleusesmaîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crisestoute notre anarchie vient de là.... Il faut tuertuer l'argent !"

Mais Saccard se fâchait. Plus d'argentplus d'orplus de ces astres luisantsqui avaient éclairé sa vie ! Toujours la richesse s'était matérialisée pour lui dans cet éblouissement de la monnaie neuvepleuvant comme une averse de printempsau travers du soleiltombant en grêle sur la terre qu'elle couvraitdes tas d'argentdes tas d'orqu'on remuait à la pellepour le plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaietécette raison de se battre et de vivre !

"C'est imbécileoh ! çac'est imbécile !... Jamaisentendez-vous !

-- Pourquoi jamais ? pourquoi imbécile ?... Est-ce quedans l'économie de la famillenous faisons usage de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'échange... Alorsà quoi bon l'argentlorsque la société ne sera plus qu'une grande famillese gouvernant elle-même ?

-- Je vous dis que c'est fou !... Détruire l'argentmais c'est la vie mêmel'argent ! Il n'y aurait plus rienplus rien !"

Il allait et venaithors de lui. Etdans cet emportementcomme il passait devant la fenêtreil s'assura d'un regard que la Bourse était toujours làcar peut-être ce terrible garçon l'avait-ilelle aussieffondrée d'un souffle. Elle y était toujoursmais très vague au fond de la nuit tombantecomme fondue sous le linceul de pluieun pâle fantôme de Bourse près de s'évanouir en une fumée grise.

"D'ailleursje suis bien bête de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argentje demande à voir ça.

-- Bah ! murmura Sigismondtout se supprimetout se transforme et disparaît... Ainsinous avons bien vu la forme de la richesse changer déjà une foislorsque la valeur de la terre a baisséque la fortune foncièredomanialeles champs et les boisa décliné devant la fortune mobilièreindustrielleles titres de rente et les actionset nous assistons aujourd'hui à une précoce caducité de cette dernièreà une sorte de dépréciation rapidecar il est certain que le taux s'avilitque le cinq pour cent normal n'est plus atteint... La valeur de l'argent baisse doncpourquoi l'argent ne disparaîtrait-il paspourquoi une nouvelle forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux ? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront."

Il s'était absorbé dans la contemplation du soucomme s'il eût rêvé qu'il tenait le dernier sou des vieux âgesun sou égaréayant survécu à l'antique société morte. Que de joies et que de larmes avaient usé l'humble métal ! Et il était tombé à la tristesse de l'éternel désir humain.

"Ouireprit-il doucementvous avez raisonnous ne verrons pas ces choses. Il faut des annéesdes années. Sait-on même si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'égoïsmedans l'organisation sociale... Pourtantj'ai espéré le triomphe plus prochainj'aurais tant voulu assister à cette aube de la justice.

Un instantl'amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui quidans sa négation de la mortla traitait comme si elle n'était paseut un gestepour l'écarter. Maisdéjàil se résignait.

"J'ai fait ma tâcheje laisserai mes notesdans le cas où je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rêvé. Il faut que la société de demain soit le fruit mûr de la civilisationcarsi l'on ne garde la bon côté de l'émulation et du contrôletout croule... Ah ! cette sociétécomme je la vois nettement à cette heurecréée enfincomplètetelle que je suis parvenuaprès tant de veillesà la mettre debout ! Tout est prévurésoluc'est enfin la souveraine justicel'absolu bonheur. Elle est làsur le papiermathématiquedéfinitive."

Et il promenait ses longues mains émaciés parmi les notes éparseset il s'exaltaitdans ce rêve des milliards reconquispartagé équitablemententre tous dans cette joieet cette santé qu'il rendait d'un trait de plume à l'humanité souffrantelui qui ne mangeait plusqui ne dormait plusqui achevait de mourir sans besoinsau milieu de la nudité de sa chambre.

Mais une voix rude fit tressaillir Saccard.

"Qu'est-ce que vous faite là ?"

C'était Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle crainte qu'on ne donnât une crise de toux son frèreen le faisant trop parler. D'ailleursil n'attendit pas la réponseil grondait maternellementdésespéré.

"Comment ! tu as encore laissé mourir ton poêle ! Je te demande un peu si c'est raisonnablepar une humidité pareille !"

Déjàpliant les genouxmalgré la lourdeur de son grand corpsil cassait du menu boisil rallumait le feu. Puisil alla chercher un balaifit le ménages'inquiéta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut décidé celui-ci à s'allonger sur le litpour se reposer.

"Monsieur Saccardsi vous désirez passer dans mon cabinet..."

Mme Méchain s'y trouvaitassise sur l'unique chaise.

Elle et Busch venaient de fairedans le voisinageune visite importantedont la pleine réussite les enchantait. C'était enfinaprès une attente désespéréel'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au coeur. Pendant trois ansla Méchain avait battu le pavéen quête de Léonie Croncette fille séduiteà laquelle le comte de Beauvilliers avait signé une reconnaissance de dix mille francspayable le jour de sa majorité. Vainementelle s'était adressée à son cousin Fayeuxle receveur de rentes de Vendômequi avait acheté pour Busch la reconnaissancedans un lot de vieilles créancesprovenant de la succession du sieur Charpiermarchand de grainsusurier à ses heures : Fayeux ne savait rienécrivait seulement que la fille Léonie Cron devait être en service chez un huissierà Parisqu'elle avait quitté depuis plus de dix ans Vendômeoù elle n'était jamais revenue et où il ne pouvait même questionner un seul de ses parentstous étant morts. La Méchain avait bien découvert l'huissieret elle était arrivée à suivre de là Léonie chez un boucherchez une dame galantechez un dentiste ; maisà partir du dentistele fil se cassait brusquementla piste s'interrompaitune aiguille dans une botte de foinune fille tombéeperdue dans la boue du grand Paris. Sans résultatelle avait couru les bureaux de placementvisité les garnis borgnesfouillé la basse débauchetoujours aux aguetstournant la têteinterrogeantdès que ce nom de Léonie frappait ses oreilles. Et cette fillequ'elle était allée chercher bien loinvoilà qu'elle venaitce jour-làpar un hasardde mettre la main sur ellerue Feydeaudans la maison publique voisineoù elle relançait une ancienne locataire de la cité de Naplesqui lui devait trois francs. Un coup de génie la lui avait fait flairer et reconnaîtresous le nom distingué de Léonieau moment où madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suiteBuschavertiétait revenu avec elle à la maisonpour traiter ; et cette grosse filleaux durs cheveux noirs tombant sur les sourcilsà la face plate et molled'une bassesse immondel'avait d'abord surpris ; puis il s'était rendu compte de son charme spécialsurtout avant ses dix années de prostitutionravi d'ailleurs qu'elle fût tombée si basabominable. Il lui avait offert mille francssi elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle était stupideelle avait accepté le marché avec une joie d'enfant. Enfinon allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvillierson avait l'arme cherchéeinespérée mêmeà ce point de laideur et de honte !

"Je vous attendaismonsieur Saccard. Nous avons à causer... Vous avez reçu ma lettren'est-ce pas ?"

Dans l'étroite piècebondée de dossiersdéjà noirequ'une maigre lampe éclairait d'une lumière fumeusela Méchainimmobile et muettene bougeait pas de l'unique chaise. Et resté deboutne voulant point avoir l'air d'être venu sur une menaceSaccard entama tout de suite l'affaire Jordand'une voix dure et méprisante.

"Pardonje suis monté pour régler une dette d'un de mes rédacteurs... Le petit Jordanun très charmant garçonque vous poursuivez à boulets rougesavec une férocité vraiment révoltante. Ce matin encoreparait-ilvous vous êtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire..."

Saisi d'être attaqué de la sortelorsqu'il s'apprêtait à prendre l'offensiveBusch perdit piedoublia l'autre histoires'irrita sur celle-ci.

"Les Jordanvous venez pour les Jordan... il n'y a pas de femmeil n'y a pas de galant hommedans les affaires. Quand on doiton paieje ne connais que ça... Des bougres qui se fichent de moi depuis des annéesdont j'ai eu une peine du diable à tirer quatre cents francs sou à sou !... Ah ! tonnerre de Dieuoui ! je les ferai vendreje les jetterai à la rue demain matinsi je n'ai pas ce soirlàsur mon bureaules trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore."

Et Saccardpar tactiquepour le mettre hors de luiayant dit qu'il était déjà payé quarante fois de cette créancequi ne lui avait sûrement pas coûté dix francsil s'étrangla en effet de colère.

"Nous y voilà ! vous n'avez tous que ça à dire... Et il y a aussi les fraisn'est-ce pas ? cette dette de trois cents francs qui est montée à plus de sept cents... Mais est-ce que ça me regardemoi ? On ne me paie pasje poursuis. Tant pis si la justice est chèrec'est sa faute !... Alorsquand j'ai acheté une créance de dix francsje devrais me faire rembourser dix francset ce serait fini. Eh bienet mes risqueset mes courseset mon travail de têteoui ! et mon intelligence ? Justementtenezpour cette affaire Jordanvous pouvez consulter madamequi est là. C'est elle qui s'en est occupée. Ah ! elle en a fait des pas et des démarcheselle en a usé de la chaussureà monter les escaliers de tous les journauxd'où on la flanquait à la porte comme une mendiantesans jamais lui donner l'adresse. Cette affairemais nous l'avons nourrie pendant des moisnous y avons rêvénous y avons travaillé comme à un de nos chefs-d'oeuvreelle me coûte une somme folleà dix sous l'heure seulement !"

Il s'exaltaitil montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la pièce.

"J'ai ici pour plus de vingt millions de créanceset de tous les âgesde tous les mondesd'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des débiteurs que je file depuis un quart de siècle ! Pour obtenir d'eux quelques misérables centaines de francsmême moins parfoisje patiente des annéesj'attends qu'ils réussissent ou qu'ils héritent... Les autresles inconnusles plus nombreuxdorment làregardez ! dans ce cointout ce tas énorme. C'est le néant çaou plutôt c'est la matière bruted'où il faut que je tire la vieje veux dire ma vieDieu sait après quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez quelorsque j'en tiens un enfinsolvableje ne le saigne pas ? Ah ! nonvous me croiriez trop bêtevous ne seriez pas si bêtevous !"

Sans s'attarder à discuter davantageSaccard tira son portefeuille.

"Je vais vous donner deux cents francset vous allez me rendre le dossier Jordanavec un acquit de tout compte."

Busch sursauta d'exaspération.

"Deux cents francsjamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes."

Maisde sa voix égaleavec la tranquille assurance de l'homme qui connaît la puissance de l'argentmontréétaléSaccard répéta à deuxà trois reprises :

"Je vais vous donner deux cents francs..."

Et le juifconvaincu au fond qu'il était raisonnable de transigerfinit par consentirdans un cri de rageles larmes aux yeux.

"Je suis trop faible. Quel sale métier !... Parole d'honneur ! on me dépouilleon me vole... Allez ! pendant que vous y êtesne vous gênez pasprenez-en d'autresoui ! fouillez dans le taspour vos deux cents francs !"

Puislorsque Busch eut signé un reçu et écrit un mot pour l'huissiercar le dossier n'était plus chez luiil souffla un moment devant son bureautellement secouéqu'il aurait laissé partir Saccardsans la Méchainqui n'avait pas eu un geste ni une parole.

"Et l'affaire ? " dit-elle.

Il se souvint brusquementil allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparéson récitses questionsa marche savante de l'entretiense trouva emporté d'un coupdans sa hâte d'arriver au fait.

"L'affairec'est vrai... Je vous ai écritmonsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte à régler ensemble...

Il avait allongé la main pour prendre le dossier Sicardotqu'il ouvrit devant lui.

"En 1852vous êtes descendu dans un hôtel meublé de la rue de la Harpevous y avez souscrit douze billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavailleâgée de seize ansque vous avez violentéeun soirdans l'escalier... Ces billetsles voici. Vous n'en avez pas payé un seulcar vous êtes parti sans laisser d'adresseavant l'échéance du premier. Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nomSicardotle nom de votre première femme..."

Très pâle. Saccard écoutaitregardait. C'étaitau milieu d'un saisissement inexprimabletout le passé qui s'évoquaitune sensation d'écroulementune masse énorme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la première minuteil perdit la têteil bégaya.

"Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ?"

Puisde ses mains tremblantesil se hâta de tirer de nouveau son portefeuillen'ayant que l'idée de payerde rentrer en possession de ce dossier fâcheux.

"Il n'y a pas de fraisn'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup à diremais j'aime mieux payersans discussion."

Et il tendit six billets de banque.

"Tout à l'heure ! cria Buschqui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madameque vous voyez làest la petite-cousine de Rosalieet ces papiers sont à ellec'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restée infirmeà la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurselle est morte dans une misère affreusechez madamequi l'avait recueillie... Madamesi elle voulaitpourrait vous raconter des choses...

-- Des choses terribles ! " accentua de sa petite voix la Méchainrompant son silence.

EffaréSaccard se tourna vers ellel'ayant oubliéetassée là comme une outre dégonflée à demi. Elle l'avait toujours inquiétéavec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs déclassées ; et il la retrouvaitmêlée à cette histoire désagréable.

"Sans doutela malheureusec'est bien fâcheuxmurmura-t-il. Maissi elle est morteje ne vois vraiment... Voici toujours les six cents francs."

Une seconde foisBusch refusa de prendre la somme.

"Pardonc'est que vous ne savez pas encore toutc'est qu'elle a eu un enfant... Ouiun enfant qui est dans sa quatorzième annéeun enfant qui vous ressemble à un tel pointque vous ne pouvez le renier."

AbasourdiSaccard répéta à plusieurs reprises :

"Un enfantun enfant..."

Puisreplaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuilletout à coup remis d'aplomb et très gaillard :

"Ah ! çadites doncest-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfantje ne vous fiche pas un sou... Le petit a hérité de sa mèrec'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché... Un enfantmais c'est très gentilmais c'est tout naturelil n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraireça me fait beaucoup de plaisirça me rajeunitparole d'honneur !.. Où est-ilque j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené tout de suite ?"

Stupéfié à son tourBusch songeait à sa longue hésitationaux ménagements infinis que Mme Caroline prenait pour révéler l'existence de Victor à son père. Etdémontéil se jeta dans les explications les plus violentesles plus compliquéeslâchant tout à la foisles six mille francs d'argent prêté et de frais d'entretien que la Méchain réclamaitles deux mille francs d'acompte donnés par Mme Carolineles instincts épouvantables de Victorson entrée à l'Oeuvre du Travail. Etde son côtéSaccard sursautaità chaque nouveau détail. Commentsix mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dépouillé le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer à une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'était un volun abus de confiance ! Ce petitparbleu ! on l'avait mal élevéet l'on voulait qu'il payât ceux qui étaient responsables de cette mauvaise éducation ! On le prenait donc pour un imbécile !

"Pas un sou ! cria-t-ilentendez-vousne comptez pas tirer un sou de ma poche !"

Buschblêmes'était mis debout devant sa table.

"C'est ce que nous verrons. Je vous traînerai en justice.

-- Ne dites donc pas de bêtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là... Etsi vous espérez me faire chanterc'est encore plus bêteparce quemoije me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte !"

Etcomme la Méchain bouchait la porteil dut la bousculerl'enjamberpour sortir. Elle suffoquaitelle lui jeta dans l'escalierde sa voix de flûte :

"Canaille ! sans coeur !

-- Vous aurez de nos nouvelles ! " hurla Buschqui referma la porte à la volée.

Saccard était dans un tel état d'excitationqu'il donna l'ordre à son cocher de rentrer directementrue Saint-Lazare. Il avait hâte de voir Mme Carolineil l'aborda sans une gênela gronda tout de suite d'avoir donné les deux mille francs.

"Maisma chère amiejamais on ne lâche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter ?"

Ellesaisie qu'il sût enfin l'histoiredemeurait muette. C'était bien l'écriture de Busch qu'elle avait reconnueet maintenant elle n'avait plus rien à cacherpuisqu'un autre venait de lui éviter le souci de la confidence. Cependantelle hésitait toujoursconfuse pour cet homme qui l'interrogeait si à l'aise.

"J'ai voulu vous éviter un chagrin... Ce malheureux enfant était dans une telle dégradation !... Depuis longtempsje vous aurais tout racontésans un sentiment...

-- Quel sentiment ?... Je vous avoue que je ne comprends pas."

Elle n'essaya pas de s'expliquerde s'excuser davantageenvahie d'une tristessed'une lassitude de toutelle si courageuse à vivre ; tandis que lui continuait à s'exclamerenchantévraiment rajeuni.

"Ce pauvre gamin ! je l'aimerai beaucoupje vous assure... Vous avez très bien fait de le mettre à l'Oeuvre du Travailpour le décrasser un peu. Mais nous allons le retirer de lànous lui donnerons des professeurs... Demainj'irai le voiroui ! demainsi je ne suis pas trop pris."

Le lendemainil y eut conseilet deux jours se passèrentpuis la semainesans que Saccard trouvât une minute. Il parla de l'enfant souvent encoreremettant sa visitecédant au fleuve débordé qui l'emportait. Dans les premiers jours de décembrele cours de deux mille sept cents francs venait d'être atteintau milieu de l'extraordinaire fièvre dont l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis était que les nouvelles alarmantes avaient grandique la hausse s'enrageaitdans un malaise croissantintolérable : désormaison annonçait tout haut la catastrophe fataleet on montait quand mêmeon montait sans cessepar la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l'évidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagérée de son triompheentouré comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Parisassez fin cependant pour avoir la sensation du sol minécrevasséqui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussibien qu'à chaque liquidation il restât victorieuxne décolérait-il pas contre les baissiersdont les pertes déjà devaient être effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner ? N'allait-il pas enfin les détruire ? Et il s'exaspérait surtout de ce qu'il disait flairerà côté de Gundermannfaisant son jeud'autres vendeursdes soldats de l'Universellepeut-êtredes traîtres qui passaient à l'ennemiébranlés dans leur foiayant la hâte de réaliser.

Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement devant Mme Carolinecelle-ci crut devoir lui tout dire.

"Vous savezmon amique j'ai vendu moi... Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours de deux mille sept cents."

Il resta anéanticomme devant la plus noire des trahisons.

"Vous avez venduvous ! vousmon Dieu !"

Elle lui avait pris les mainselle les lui serraitvraiment peinéelui rappelant qu'elle et son frère l'avaient averti. Ce dernierqui était toujours à Romeécrivait des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur cette hausse exagéréequ'il ne s'expliquait pasqu'il fallait enrayer à tout prixsous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encoreelle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu.

"Vousvous ! répétait Saccard. C'était vous qui me combattiezque je sentais dans l'ombre ! Ce sont vos actions que j'ai dû racheter !"

Il ne s'emportait passelon son habitudeet elle souffrait davantage de son accablementelle aurait voulu le raisonnerlui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer.

"Mon amiécoutez-moi... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespéréextravagant ? Moitout cet argent m'épouvanteje ne puis croire qu'il m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mainsun effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insenséepourquoi l'exciter encore ? On me dit de tous les côtés que la catastrophe est au boutfatalement... Vous ne pourrez monter toujoursil n'y a aucune honte à ce que les titres reprennent leur valeur réelleet c'est la maison solidec'est le salut."

Maisviolemmentil s'était remis debout.

"Je veux le cours de trois mille... J'ai acheté et j'achèterai encorequitte à en crever... Oui ! que je crèveque tout crève avec moisi je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille !"

Après la liquidation du 15 décembreles cours montèrent à deux mille huit centsà deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé à la Bourseau milieu d'une agitation de foule démente. Il n'y avait plus ni vériténi logiquel'idée de la valeur était pervertieau point de perdre tout sens réel. Le bruit courait que Gundermanncontrairement à ses habitudes de prudencese trouvait engagé dans d'effroyables risquesdepuis des mois qu'il nourrissait la baisseses pertes avaient grandi à chaque quinzaineau fur et à mesure de la haussepar sauts énormes ; et l'on commençait à dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles étaient à l'enverson s'attendait à des prodiges.

Età cette minute suprêmeoù Saccardau sommetsentait trembler la terredans l'angoisse inavouée de la chuteil fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londresdevant le palais triomphal de l'Universelleun valet descendait vivementétalait un tapisqui des marches du vestibule se déroulait sur le trottoirjusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voitureet il faisait son entréeen souverain à qui l'on épargne le commun pavé des rues.

X
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A cette fin d'annéele jour de la liquidation de décembrela grande salle de la Bourse se trouva pleine dès midi et demidans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semainesd'ailleursl'effervescence montaitet elle aboutissait à cette dernière journée de lutteune cohue fiévreuse où grondait déjà la décisive bataille qui allait s'engager. Dehorsil gelait terriblement ; mais un clair soleil d'hiver pénétraitd'un rayon obliquepar le haut vitrageégayant tout un côté de la salle nueaux sévères piliersà la voûte tristeque glaçaient encore des grisailles allégoriques ; tandis que des bouches de calorifèrestout le long des arcadessoufflaient une haleine tièdeau milieu du courant froid des portes grillagéescontinuellement battantes.

Le baissier Moserplus inquiet et plus jaune que de coutumese heurta contre le haussier Pilleraultarrogamment planté sur ses hautes jambes de héron.

"Vous savez ce qu'on dit ?..."

Mais il dut élever la voixpour se faire entendredans le bruit croissant des conversationsun roulement réguliermonotonepareil à une clameur d'eaux débordéescoulant sans fin.

"On dit que nous aurons la guerre en avril... Ça ne peut pas finir autrementavec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre... Etd'ailleursBismarck..."

Pillerault éclata de rire.

"Fichez-moi donc la paixvous et votre Bismarck !... Moi qui vous parlej'ai causé cinq minutes avec luicet étéquand il est venu. Il a l'air très bon garçon... Si vous n'êtes pas contentaprès l'écrasant succès de l'Expositionque vous faut-il ? Eh ! mon cherl'Europe entière est à nous."

Moser hocha désespérément la tête. Eten phrases que coupaient à chaque seconde les bousculades de la fouleil continua à dire ses craintes. L'état du marché était trop prospèred'une prospérité pléthorique qui ne valait rienpas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. Grâce à l'Expositionil avait poussé trop d'affaireson s'était engouéon en arrivait à la pure démence du jeu. Est-ce que ce n'était pas foupar exemplel'Universelle à trois mille trente ?

"Ah ! nous y voilà ! " cria Pillerault.

Etde tout prèsen accentuant chaque syllabe :

"Mon cheron finira ce soir à trois mille soixante... Vous serez tous culbutésc'est moi qui vous le dis."

Le baissierfacilement impressionnable pourtanteut un petit sifflement de défi. Et il regarda en l'airpour marquer sa fausse tranquillité d'âmeil resta un moment à examiner les quelques têtes de femmequi se penchaientlà-hautà la galerie du télégrapheétonnées du spectacle de cette salleoù elles ne pouvaient entrer. Des écussons portaient des noms de villesles chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blêmeque des infiltrations avaient tachée de jaune.

"Tiens ! c'est vous ! " reprit Moser en baissant la tête et en reconnaissant Salmonqui souriait devant luide son éternel et profond sourire.

Puistroublévoyant dans ce sourire une approbation donnée aux renseignements de Pillerault :

"Enfinsi vous savez quelque chosedites-le... Moimon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermannparce que Gundermannn'est-ce pas ? c'est Gundermann... Ça finit toujours bienavec lui.

-- Maisdit Pillerault ricanantqui vous dit que Gundermann est à la baisse ?"

Du coupMoser arrondit des yeux effarés. Depuis longtempsle gros commérage de la Bourse était que Gundermann guettait Saccardqu'il nourrissait la baisse contre l'Universelleen attendant d'étrangler celle-cià quelque fin de moisd'un effort brusquelorsque l'heure serait venue d'écraser le marché sous ses millions ; etsi cette journée s'annonçait si chaudec'était que tous croyaientrépétaient que la bataille allait enfin être pour ce jour-làune de ces batailles sans merci où l'une des deux armées reste par terredétruite. Mais est- ce qu'on était jamais certaindans ce monde de mensonge et de ruse ? Les choses les plus sûresles plus annoncées à l'avancedevenaientau moindre souffledes sujets de doute pleins d'angoisse.

"Vous niez l'évidencemurmura Moser. Sans douteje n'ai pas vu les ordreset on ne peut rien affirmer... Hein ? Salmonqu'est-ce que vous en dites ? Gundermann ne peut pas lâcherque diable !"

Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincird'une finesse extrême.

"Ah ! reprit-ilen désignant du menton un gros homme qui passaitsi celui-là voulait parlerje ne serais pas en peine. Il voit clair."

C'était le célèbre Amadieuqui vivait toujours sur sa réussitedans l'affaire des mines de Selsisles actions achetées à quinze francsen un coup d'entêtement imbécilerevendues plus tard avec un bénéfice d'une quinzaine de millionssans qu'il eût rien prévu ni calculéau hasard. On le vénérait pour ses grandes capacités financièresune véritable cour le suivaiten tâchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer.

"Bah ! s'écria Pilleraulttout à sa théorie favorite du casse-coule mieux est encore de suivre son idéeau petit bonheur... Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alorsquoi ? il ne faut pas réfléchir. Moichaque fois que j'ai réfléchij'ai failli y rester... Tenez ! tant que je verrai ce monsieur-là solide à son posteavec son air de gaillard qui veut tout mangerj'achèterai."

D'un gesteil avait montré Saccardqui venait d'arriver et qui s'installait à sa place habituellecontre le pilier de la première arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importanteil avait ainsi une place connueoù les employés et les clients étaient certains de le trouverles jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle ; il n'y envoyait même pas un représentant officiel ; mais on y sentait une armée à luiil y régnait en maître absent et souverainpar la légion innombrable des remisiersdes agents qui apportaient ses ordressans compter ses créaturessi nombreusesque tout homme présent était peut-être le mystérieux soldat de Gundermann. Et c'était contre cette armée insaisissable et partout agissante que luttait Saccarden personneà front découvert. Derrière luidans l'angle du pilieril y avait un bancmais il ne s'y asseyait jamaisdebout pendant les deux heures du marchécomme dédaigneux de la fatigue. Parfoisaux minutes d'abandonil s'appuyait simplement du coude à la pierreque la salissure de tous les contactsà hauteur d'hommeavait noircie et polie ; et dans la nudité blafarde du monument il y avait même là un détail caractéristiquecette bande de crasse luisantecontre les portescontre les mursdans les escaliersdans la salleun soubassement immondela sueur accumulée des générations de joueurs et de voleurs. Très éléganttrès correctainsi que tous les boursiersavec son drap fin et son linge éblouissantSaccard avait la mine aimable et reposée d'un homme sans préoccupationsau milieu de ces murs bordés de noir.

"Vous savezdit Moser en étouffant sa voixqu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considérables. Si l'Universelle joue sur ses propres actionselle est fichue."

Mais Pillerault protestait.

"Encore un cancan !... Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achète... Il est là pour les clients de sa maisonce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre comptecar il doit jouer."

Moserd'ailleursn'insista pas. Personne encoreà la Boursen'aurait osé affirmer la terrible campagne menée par Saccardces achats qu'il faisait pour le compte de la sociétésous le couvert d'hommes de pailleSabataniJantroud'autres encoresurtout des employés de sa direction. Une rumeur seulement couraitchuchotée à l'oreilledémentietoujours renaissantequoique sans preuve possible. D'abordil n'avait fait que soutenir les cours avec prudencerevendant dès qu'il pouvaitafin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il était maintenant entraîné par la lutteet il avait prévuce jour-làla nécessité d'achats exagéréss'il voulait rester maître du champ de bataille. Ses ordres étaient donnésil affectait son calme souriant des jours ordinairesmalgré son incertitude sur le résultat final et le trouble qu'il éprouvaità s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse.

BrusquementMoserqui était allé rôder derrière le dos du célèbre Amadieuen grande conférence avec un petit homme chafouinrevint très exaltébégayant :

"Je l'ai entenduentendu de mes oreilles... Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dépassaient dix millions... Oh ! je vendsje vendsje vendrais jusqu'à ma chemise !

-- Dix millionsfichtre ! murmura Pilleraultla voix un peu altérée. C'est une vraie guerre au couteau."

Etdans la clameur roulante qui croissaitgrossie de toutes les conversations particulièresil n'y avait plus que ce duel féroce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les parolesmais le bruit en était faitc'était cela seul qui grondait si hautl'entêtement calme et logique de l'un à vendrel'enfièvrement de passion à toujours acheterqu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaientmurmurées d'abordfinissaient par des éclats de trompette. Dès qu'ils ouvraient la boucheles uns criaientpour se faire entendre au milieu du vacarme ; tandis que d'autrespleins de mystèrese penchaient à l'oreille de leurs interlocuteursparlaient très bas même quand ils n'avaient rien à dire.

"Eh ! je garde mes positions à la hausse ! reprit Pilleraultdéjà raffermi. Il fait un soleil trop beautout va monter encore.

-- Tout va croulerrépliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loinj'ai eu une crise cette nuit."

Mais le sourire de Salmonqui les écoutait à tour de rôledevint si aiguque tous deux restèrent mécontentssans certitude possible. Est- ce que ce diable d'hommesi extraordinairement fortsi profond et si discretavait trouvé une troisième façon de joueren ne se mettant ni à la hausse ni à la baisse ?

Saccardà son piliervoyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellementdes mains se tendaientet il les serrait toutesavec la même facilité heureusemettant dans chaque étreinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraientéchangeaient un motrepartaient ravis. Beaucoup s'entêtaientne le lâchaient plusglorieux d'être de son groupe. Souvent il se montrait aimablesans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsiil fallut que le capitaine Chave lui nommât Maugendrepour qu'il reconnût celui-ci. Le capitaineremis avec son beau-frèrele poussait à vendre ; mais la poignée de main du directeur suffit à enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuitece fut Sédillel'administrateurle grand marchand de soiequi voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce périclitaittoute sa fortune était liée à celle de l'Universelleà ce point que la baisse possible devait être pour lui un écroulement ; etanxieuxdévoré de sa passionayant d'autres ennuis du côté de son fils Gustave qui ne réussissait guère chez Mazaudil éprouvait le besoin d'être rassuréencouragé. D'une tape sur l'épauleSaccard le renvoyaplein de foi et d'ardeur. Puisil y eut tout un défilé Kolble banquierqui avait réalisé depuis longtempsmais qui ménageait le hasard ; le marquis de Bohainquiavec sa condescendance hautaine de grand seigneuraffectait de fréquenter la Boursepar curiosité et désoeuvrement ; Huret lui-mêmeincapable de rester fâchétrop souple pour n'être pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement finalvenant voir s'il n'y avait plus rien à ramasser. Mais Daigremont paruttous s'écartèrent. Il était très puissanton remarqua son amabilitéla façon dont il plaisantad'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaientcar il avait la réputation d'un homme adroitqui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers ; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaientqui échangeaient simplement un coup d'oeil avec Saccardles hommes à luiles employés chargés de donner les ordresachetant aussi pour leur propre comptedans la rage de jeu dont l'épidémie décimait le personnel de la rue de Londrestoujours aux aguetsl'oreille aux serruresen chasse des renseignements. Ce fut ainsi quedeux foisSabatani passaavec sa grâce molle d'Italien mâtiné d'Orientalen affectant de ne pas même voir le patron ; tandis que Jantrouimmobile à quelques pastournant le dossemblait tout à la lecture des dépêches des Bourses étrangèresaffichées dans des cadres grillagés. Le remisier Massiasquitoujours courantbouscula le groupeeut un petit signe de têtepour rendre sans doute une réponsequelque commission vivement faite. Età mesure que l'heure de l'ouverture approchaitle piétinement sans finle double courant de foulesillonnant la sallel'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marée haute.

On attendait le premier cours.

A la corbeilleMazaud et Jacobysortant du cabinet des agents de changevenaient d'entrercôte à côted'un air de correcte confraternité. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaineset qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaudpetitavec sa taille mince de joli hommeétait d'une vivacité gaieoù se retrouvait sa chance si heureuse jusque-làcette chance qui l'avait fait hériterà trente-deux ansde la charge d'un de ses oncles ; tandis que Jacobyancien fondé de pouvoirdevenu agent à l'anciennetégrâce à des clients qui le commanditaientavait le ventre épaissi et le pas lourd de ses soixante ansgrand gaillard grisonnant et chauveétalant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deuxleurs carnets à la maincausaient du beau tempscomme s'ils n'avaient pas tenu làsur ces quelques feuillesles millions qu'ils allaient échangerainsi que des coups de feudans la meurtrière mêlée de l'offre et de la demande.

"Hein ? une jolie gelée !

-- - Oh ! imaginez-vousje suis venu à piedtant c'était charmant !"

Arrivés devant la corbeillele vaste bassin circulaireencore net des papiers inutilesdes fiches qu'on y jetteils s'arrêtèrent un instantappuyés à la rampe de velours rouge qui l'entourecontinuant à se dire des choses banales et interrompuestout en guettant de l'oeil les alentours.

Les quatre travéesen forme de croixfermées par des grillessorte d'étoile à quatre branches ayant pour centre la corbeilleétait le lieu sacré interdit au public ; etentre les branchesen avantil y avait d'un côté un autre compartimentoù se trouvaient les commis du comptantque dominaient les trois coteursassis sur de hautes chaisesdevant leurs immenses registres ; tandis quede l'autre côtéun compartiment plus petitouvert celui-lànommé " la guitare "à cause de sa forme sans doutepermettait aux employés et aux spéculateurs de se mettre en contact direct avec les agents. Derrièredans l'angle formé par deux autres branchesse tenaiten pleine foulele marché des rentes françaisesoù chaque agent était représentéainsi qu'au marché du comptantpar un commis spécialayant son carnet distinct ; car les agents de changeautour de la corbeillene s'occupent exclusivement que des marchés à termetout entiers à la grande besogne effrénée du jeu.

Maisapercevantdans la travée de gaucheson fondé de pouvoir Berthier qui lui faisait un signeMazaud alla échanger avec lui quelques mots à demi-voixles fondés de pouvoir n'ayant que le droit d'être dans les travéesà distance respectueuse de la rampe de velours rougequ'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jourMazaud venait ainsi à la Bourse avec Berthier et ses deux commiscelui du comptant et celui de la renteauxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge ; sans compter l'employé aux dépêches qui était toujours le petit Floryla face de plus en plus enfouie dans son épaisse barbed'où ne sortait que l'éclat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francsau lendemain de SadowaFloryaffolé par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dévorantejouait éperdument à son comptesans calcul aucun d'ailleurstout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissaitles télégrammes qui lui passaient par les mainssuffisaient à le guider. Etjustementcomme il descendait en courant du télégrapheinstallé au premier étageles deux mains pleines de dépêches il dut faire appeler par un garde Mazaudqui lâcha Berthierpour venir contre la guitare.

"Monsieurfaut-il aujourd'hui les dépouiller et les classer ?

-- Sans doutesi elles arrivent ainsi en masse... Qu'est-ce que c'est que tout ça ?

-- Oh ! de l'Universelledes ordres d'achatpresque toutes."

L'agentd'une main exercéefeuilletait les dépêchesvisiblement satisfait. Très engagé avec Saccardqu'il reportait depuis longtemps pour des sommes considérablesayant encore reçu de luile matin mêmedes ordres d'achat énormesil avait fini par être l'agent en titre de l'Universelle. Etquoique sans grosse inquiétude jusque-làcet engouement persistant du publicces achats entêtésmalgré l'exagération des coursle rassuraientun nom le frappaparmi les signataires des dépêchescelui de Fayeuxce receveur de rentes de Vendômequi devait s'être fait une clientèle extrêmement nombreuse de petits acheteursparmi les fermiersles dévotes et les prêtres de sa provincecar il ne se passait pas de semainesans qu'il envoyât ainsi télégrammes sur télégrammes.

"Donnez ça au comptantdit Mazaud à Flory. Et n'attendez pas qu'on vous descende les dépêchesn'est-ce pas ? Restez là-hautprenez-les vous-même."

Flory alla s'accouder à la balustrade du comptantcriant à toute voix :

"Mazaud ! Mazaud !"

Et ce fut Gustave Sédille qui s'approcha ; carà la Bourseles employés perdent leur nomn'ont plus que le nom de l'agent qu'ils représentent. Florylui aussis'appelait Mazaud. Après avoir quitté la charge pendant près de deux ansGustave venait d'y rentrerafin de décider son père à payer ses dettes ; etce jour-làen l'absence du commis principalil se trouvait chargé du comptantce qui l'amusait. Flory s'étant penché à son oreilletous deux convinrent de n'acheter pour Fayeux qu'au dernier coursaprès avoir joué pour eux sur ses ordresn'achetant et en revendant d'abord au nom de leur homme de paille habituelde façon à toucher la différencepuisque la hausse leur semblait certaine.

CependantMazaud revint vers la corbeille. Maisà chaque pasun garde lui remettaitde la part de quelque client qui n'avait pu s'approcherune ficheoù un ordre était griffonné au crayon. Chaque agent avait sa fiche particulièred'une couleur spécialerougejaunebleueverteafin qu'on pût la reconnaître aisément. Celle de Mazaud était verte couleur de l'espérance ; et les petits papiers verts continuaient à s'amasser entre ses doigtsdans le continuel va-et-vient des gardesqui les prenaient au bout des travéesde la main des employés et des spéculateurstous pourvus d'une provision de ces fichesde façon à gagner du temps. Comme il s'arrêtait de nouveau devant la rampe de veloursil y retrouva Jacobyquilui égalementtenait une poignée de fichessans cesse grossiedes fiches rougesd'un rouge frais de sang répandu : sans doute des ordres de Gundermann et de ses fidèlescar personne n'ignorait que Jacobydans le massacre qui se préparaitétait l'agent des baissiersle principal exécuteur des hautes oeuvres de la banque juive. Et il causait maintenant avec un autre agentDelarocqueson beau-frèreun chrétien qui avait épousé une juiveun gros homme roux et traputrès chauvelancé dans le monde des cerclesconnu pour recevoir les ordres de Daigremontlequel s'était fâché depuis peu avec Jacobycomme autrefois avec Mazaud. L'histoire que Delarocque racontaitune histoire grasse de femme rentrée chez son mari sans chemiseallumait ses petits yeux clignotantstandis qu'il agitaitdans une mimique passionnéeson carnetd'où débordait le paquet de ses fichesbleues celles-cid'un bleu tendre de ciel d'avril.

"M. Massias vous demande "vint dire un garde à Mazaud.

Vivementce dernier retourna au bout de la travée.

Le remisiercomplètement à la solde de l'Universellelui apportait des nouvelles de la coulissequi fonction ait déjà sous le péristylemalgré la terrible gelée. Quelques spéculateurs se risquaient quand mêmerentraient par moments se chauffer dans la salle ; pendant que les coulissiersau fond d'épais paletotsles collets de fourrure relevéstenaient bonen cercle comme d'habitudeau-dessous de l'horloges'animantcriantgesticulant si fort qu'ils ne sentaient pas le froid. Et le petit Nathansohn se montrait parmi les plus actifsen train de devenir un gros monsieurfavorisé par la chancedepuis le jouroùsimple petit employé démissionnaire du Crédit Mobilieril avait eu l'idée de louer une chambre et d'ouvrir un guichet.

D'une voix rapideMassias expliqua queles cours ayant l'air de fléchirsous le paquet de valeurs dont les baissiers accablaient le marchéCassard venait d'avoir l'idée d'opérer à la coulissepour influer sur le premier cours officiel de la corbeille. L'Universelle avait clôturé la veilleà 3 030 francs ; et il avait fait donner l'ordre à Nathansohn d'acheter cent titresqu'un autre coulissier devait offrir à 3 035 francs. C'était cinq francs de majoration.

"Bon ! le cours nous arrivera "dit Mazaud.

Et il revint parmi le groupe des agentsqui se trouvaient au complet. Les soixante étaient làfaisant déjà entre euxmalgré le règlementles affaires au cours moyenen attendant le coup de cloche réglementaire. Les ordres donnés à un cours fixé d'avance n'influaient pas sur le marchépuisqu'il fallait attendre ce cours ; tandis que les ordres au mieuxceux dont on laissait la libre exécution au flair de l'agentdéterminaient la continuelle oscillation des cotes différentes. Un bon agent était fait de finesse et de presciencede cervelle prompte et de muscles agilescar la rapidité assurait souvent le succès ; sans compter la nécessité des belles relations dans la haute banquedes renseignements ramassés un peu partoutdes dépêches reçues des Bourses françaises et étrangèresavant tout autre. Et il fallait encore une voix solidepour crier fort.

Mais une heure sonnala volée de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des têtes ; et la dernière vibration n'était pas éteinteque Jacobyles deux mains appuyées sur le veloursjetait d'une voix mugissantela plus forte de la compagnie :

"J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle..."

Il ne fixait pas de prixattendant la demande. Les soixante s'étaient rapprochés et formaient le cercle autour de la corbeilleoù déjà quelques fiches jetées faisaient des taches de couleurs vives. Face à faceils se dévisageaient tousse tâtaient comme les duellistes au début d'une affairetrès pressés de voir s'établir le premier cours.

"J'ai de l'Universellerépétait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle.

-- A quel coursl'Universelle ? " demanda Mazaud d'une voix mincemais si aiguëqu'elle dominait celle de son collèguecomme un chant de flûte s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle.

Et Delarocque proposa le cours de la veille.

"A 3 030je prends l'Universelle."

Maistout de suiteun autre agent renchérit.

"A 3 035envoyez l'Universelle."

C'était le cours de la coulisse qui arrivaitempêchant l'arbitrage que Delarocque devait préparer : un achat à la corbeille et une vente prompte à la coulissepour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se décida-t-ilcertain d'être approuvé par Saccard.

"A 3040je prends... Envoyez l'Universelle à 3040.

-- Combien ? dut demander Jacoby.

-- Trois cents."

Tous deux écrivirent un bout de ligne sur leur carnetet le marché était conclule premier cours se trouvait fixéavec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se détachaalla donner le chiffre à celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alorspendant vingt minutesce fut une véritable écluse lâchée les cours des autres valeurs s'étaient également établistout le paquet des affaires apportées par les agentsse concluaitsans grandes variations. Etcependantles coteurshaut perchéspris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptantqui fonctionnait fiévreusement lui aussiavaient grand-peine à inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arrièrela rente également faisait rage. Depuis que le marché était ouvertla foule ne ronflait plus seuleavec le bruit continu des grandes eaux ; etsur ce grondement formidables'élevaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demandeun glapissement caractéristiquequi montaitdescendaits'arrêtait pour reprendre en notes inégales et déchiréesainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempête.

Saccard souriaitdebout près de son pilier. Sa cour avait augmenté encorela hausse de dix francs sur l'Universelle venait d'émotionner la Boursecar on y pronostiquait depuis longtemps une débâcle pour le jour de la liquidation. Huret s'était rapproché avec Sédille et Kolben affectant de regretter tout haut sa prudencequi lui avait fait vendre ses actionsdès le cours de 2 500 ; tandis que Daigremontl'air désintéressépromenant à son bras le marquis de Bohainlui expliquait gaiement la défaite de son écurieaux courses d'automne. MaissurtoutMaugendre triomphaitaccablait le capitaine Chaveobstiné quand même dans son pessimismedisant qu'il fallait attendre la fin. Et la même scène se reproduisait entre Pillerault vantard et Moser mélancoliquel'un radieux de cette folie de la haussel'autre serrant les poingsparlant de cette hausse te tueimbécilecomme d'une bête enragée qu'on finirait pourtant bien par abattre.

Une heure se passales cours restaient à peu près les mêmesles affaires continuaient à la corbeillemoins druesau fur et à mesure que les ordres nouveaux et les dépêches les apportaient. Il y avait ainsivers le milieu de chaque Bourseune sorte de ralentissementl'accalmie des transactions courantesen attendant la lutte décisive du dernier cours. Pourtanton entendait toujours le mugissement de Jacobyque coupaient les notes aiguës de Mazaudengagés l'un et l'autredans des opérations à prime. " J'ai de l'Universelle à 3040dont 15... Je prends de l'Universelle à 3040dont 10... Combien ?... Vingt-cinq... Envoyez ! " Ce devaient être des ordres de Fayeux que Mazaud exécutaitcar beaucoup de joueurs de provincepour limiter leur perteavant d'oser se lancer dans le fermeachetaient et vendaient à prime. Puisbrusquementune rumeur courutdes voix saccadées s'élevèrent : l'Universelle venait de baisser de cinq francs ; etcoup sur coupelle baissa de dix francsde quinze francselle tomba à 3 025.

Justementà ce moment-làJantrouqui avait reparuaprès une courte absencedisait à l'oreille de Saccard que la baronne Sandorff était làrue Brongniartdans son coupé et qu'elle lui faisait demander s'il fallait vendre.

A cette questiontombant au moment où les cours fléchissaientl'exaspéra. Il revoyait le cocher immobilehaut perché sur le siègela baronne consultant son carnetcomme chez elleglaces closes. Et il répondit :

"Qu'elle me fiche la paix ! et si elle vendje l'étrangle !"

Massias accouraità l'annonce des quinze francs de baisseainsi qu'à un appel d'alarmesentant bien qu'il allait être nécessaire. En effetSaccardqui avait préparé un coup pour enlever le dernier coursune dépêche qu'on devait envoyer de la Bourse de Lyonoù la hausse était certainecommençait à s'inquiéteren ne voyant pas arriver la dépêche ; et cette dégringolade de quinze francsimprévuepouvait amener un désastre.

HabilementMassias ne s'arrêta pas devant luile heurta du coudepuis reçut son ordrel'oreille tendue.

"Viteà Nathansohnquatre centscinq centsce qu'il faudra."

Cela s'était fait si rapidementque Pillerault et Moser seuls s'en aperçurent. Ils se lancèrent sur les pas de Massiaspour savoir. Massiasdepuis qu'il était à la solde de l'Universelleavait pris une importance énorme. On tachait de le confesserde lire par-dessus son épaule les ordres qu'il recevait. Et lui-mêmemaintenantréalisait des gains superbes. Avec sa bonhomie souriante de malchanceuxque la fortune avait rudement traité jusque-làil s'étonnaitil déclarait supportable cette vie de chien de la Bourseoù il ne disait plus qu'il fallait être juif pour réussir.

A la coulissedans le courant d'air glacé du péristyleque le pâle soleil de trois heures ne chauffait guèrel'Universelle avait baissé moins rapidement qu'à la corbeille. Et Nathansohnaverti par ses courtiersvenait de réaliser l'arbitrage que n'avait pu réussir Delarocqueau début : acheteur dans la salle à 3 025il avait revendu sous la colonnade 3035. Cela n'avait pas demandé trois minuteset il gagnait soixante mille francs. Déjà l'achat faisaità la corbeilleremonter la valeur à 3030par cet effet d'équilibre que les deux marchésle légal et le toléréexercent l'un sur l'autre. Un galop de commis ne cessait pasde la salle au péristylejouant des coudes à travers la cohue. Pourtantle cours de la coulisse allait fléchirlorsque l'ordre que Massias apportait à Nathansohn le soutint à 3035le haussa à 3040 ; tandis quepar contrecoupla valeur retrouvait aussiau parquetson premier cours. Mais il était difficile de l'y maintenircar la tactique de Jacoby et des autres agents opérant au nom des baissiersétaitévidemmentde réserver les grosses ventes pour la fin de la Bourseafin d'en écraser le marché et d'amener un effondrementdans le désarroi de la dernière demi-heure. Saccard comprit si bien le périlqued'un signe convenuil avertit Sabatanien train de fumer une cigaretteà quelques pasde son air détaché et alangui d'homme à femmes ; ettout de suitese faufilant avec une souplesse de couleuvrece dernier se rendit dans la guitareoùl'oreille aux aguetssuivant les coursil ne s'arrêta plus d'envoyer à Mazaud des ordressur des fiches vertesdont il avait une provision. Malgré toutl'attaque était si rudeque l'Universellede nouveaubaissa de cinq francs.

Les trois quarts sonnèrentil n'y avait plus qu'un quart d'heureavant le coup de cloche de la fermeture. A ce momentla foule tournoyait et criaitcomme flagellée par quelque tourment d'enfer ; la corbeille aboyaithurlaitavec des retentissements fêlés de chaudronnerie qu'on brise ; et ce fut alors que se produisit l'incident si anxieusement attendu par Saccard.

Le petit Floryquidepuis le commencementn'avait cessé de descendre du télégraphetoutes les dix minutesles mains pleines de dépêchesreparut encorefendant la foulelisant cette fois un télégrammedont il semblait enchanté.

"Mazaud ! Mazaud ! " appela une voix.

Et Florynaturellementtourna la têtecomme s'il eût répondu à l'appel de son propre nom. C'était Jantrou qui voulait savoir. Mais le commis le bousculatrop pressétout à la joie de se dire que l'Universelle finirait en hausse ; car la dépêche annonçait que la valeur montait à la Bourse de Lyonoù des achats s'étaient produitssi importants que le contrecoup allait se ressentir à la Bourse de Paris. En effetd'autres télégrammes arrivaient déjàun grand nombre d'agents recevaient des ordres. Le résultat fut immédiat et considérable.

"A 3040je prends l'Universelle "répétait Mazaudde sa voix exaspérée de chanterelle.

Et Delarocquedébordé par la demanderenchérissait de cinq francs.

"A 3045je prends...

-- J'aià 3045mugissait Jacoby. Deux centsà 3 045.

-- Envoyez !"

AlorsMazaud monta lui-même.

"Je prends à 3050.

-- Combien ?

-- Cinq cents... Envoyez !"

Mais l'effroyable vacarme devenait telau milieu d'une gesticulation épileptiqueque les agents eux-mêmes ne s'entendaient plus. Ettout à la fureur professionnelle qui les agitaitils continuèrent par gestespuisque les basses caverneuses des uns avortaienttandis que les flûtes des autres s'amincissaient jusqu'au néant. On voyait s'ouvrir les bouches énormessans qu'un bruit distinct parût en sortiret les mains seules parlaient : un geste du dedans en dehorsqui offraitun autre geste du dehors en dedansqui acceptait ; les doigts levés indiquaient les quantitésles têtes disaient oui ou nond'un signe. C'était intelligible aux seuls initiéscomme un de ces coups de démence qui frappent les foules. En hautà la galerie du télégraphedes têtes de femme se penchaientstupéfiéesépouvantéesdevant l'extraordinaire spectacle. A la renteon aurait dît une rixeun paquet centralacharné et faisant le coup de poingtandis que le double courant de public dont ce côté de la salle était traversédéplaçait les groupesdéformés et reformés sans cesseen de continuels remous. Entre le comptant et la corbeilleau-dessus de la tempête déchaînée des têtesil n'y avait plus que les trois coteursassis sur leurs hautes chaisesqui surnageaient ainsi que des épavesavec la grande tache blanche de leur registretiraillés à gauchetiraillés à droitepar la fluctuation rapide des cours qu'on leur jetait. Dans le compartiment du comptant surtoutla bousculade était à son combleune masse compacte de chevelurespas même de visagesun grouillement sombre qu'éclairaient seulement les petites notes claires des carnetsagités en l'air. Età la corbeilleautour du bassin que les fiches froissées emplissaient maintenant d'une floraison de toutes les couleursdes cheveux grisonnaientdes crânes luisaienton distinguait la pâleur des faces secouéesdes mains tendues fébrilementtoute la mimique dansante des corpsplus au largecomme près de se dévorersi la rampe ne les eût retenus. Cet enragement des dernières minutes avait d'ailleurs gagné le publicon s'écrasait dans la salleun piétinement énormeune débandade de grand troupeau lâché dans un couloir trop étroit ; et seulsau milieu de l'effacement des redingotesles chapeaux de soie miroitaientsous la lumière diffusequi tombait du vitrage.

Maisbrusquementune volée de cloche perça le tumulte. Tout se calmales gestes s'arrêtèrentles voix se turentau comptantà la renteà la corbeille. Il ne restait que le grondement sourd du publicpareil à la voix continue d'un torrent rentré dans son litqui achève de s'écouler. Etdans l'agitation persistanteles derniers cours circulaientl'Universelle était montée à 3 060en hausse encore de trente francs sur le cours de la veille. La déroute des baissiers était complètela liquidation allait une fois de plus être désastreuse pour euxcar les différences de la quinzaine se solderaient par des sommes considérables.

Un instantSaccardavant de quitter la sallese haussacomme pour mieux embrasser la foule autour de luid'un coup d'oeil. Il était réellement grandisoulevé d'un tel triompheque toute sa petite personne se gonflaits'allongeaitdevenait énorme. Celui qu'il semblait ainsi chercherpar-dessus les têtesc'était Gundermann absentGundermann qu'il aurait voulu voir abattugrimaçantdemandant grâce ; et il tenait au moins à ce que toutes les créatures inconnues du juiftoute la sale juiverie qui se trouvait làhargneusele vît lui- mêmetransfigurédans la gloire de son succès. Ce fut sa grande journéecelle dont on parle encorecomme on parle d'Austerlitz et de Marengo. Ses clientsses amis s'étaient précipités. Le marquis de BohainSédilleKolbHuretlui serraient les deux mainstandis que Daigremontavec le sourire faux de son amabilité mondainele complimentaitsachant bien qu'on meurtà la Boursede pareilles victoires. Maugendre l'aurait embrassé sur les deux jouesexaltéexaspéré en voyant le capitaine Chave hausser quand même les épaules. Mais l'adoration complètereligieuseétaitcelle de Dejoiequivenu du journal en courantpour connaître tout de suite le dernier coursrestait à quelques pasimmobilecloué par la tendresse et l'admirationles yeux luisants de larmes. Jantrou avait disparuportant sans doute la nouvelle à la baronne Sandorff. Massias et Sabatani soufflaientrayonnantscomme au soir triomphal d'une grande bataille.

"Eh bienqu'est-ce que je disais ? " criait Pillerault ravi.

Moserle nez allongégrognait de sourdes menaces.

"Ouiouiau bout du fossé la culbute... La carte du Mexique à payerles affaires de Rome qui s'embrouillent encore depuis Mentanal'Allemagne qui va tomber sur nous un de ces quatre matins... Ouiouiet ces imbéciles qui montent encorepour culbuter de plus haut. Ah ! tout est bien fichuvous verrez !"

Puiscomme Salmoncette foisdemeurait graveen le regardant :

"C'est votre avisn'est-ce pas ? Quand tout marche trop bienc'est que tout va craquer."

Cependantla salle se vidaitil n'allait y resteren l'airque la fumée des cigaresune nuée bleuâtreépaissie et jaunie de toutes les poussières envoléesMazaud et Jacobyredevenus correctsétaient rentrés ensemble dans le cabinet des agents de changele second plus ému par de secrètes pertes personnelles que par la défaite de ses clients ; tandis que le premierqui ne jouait pasétait tout à la joie du dernier courssi vaillamment enlevé. Ils causèrent quelques minutes avec Delarocquepour des échanges d'engagementstenant à la main leurs carnets pleins de notesque leurs liquidateurs devaient dépouiller dès le soirafin d'appliquer les affaires faites. Pendant ce tempsdans la salle des commisune salle bassecoupée de gros pilierspareille à une classe mal tenueavec des rangées de pupitres et un vestiaire tout au fondFlory et Gustave Sédillequi étaient allés chercher leurs chapeauxs'égayaient bruyammenten attendant de connaître le cours moyenque les employés du syndicatà un des pupitresétablissaient d'après le cours le plus haut et le cours le plus bas. Vers trois heures et demielorsque l'affiche eut été collée sur un piliertous deux hennirentgloussèrentimitèrent le chant du coqdans le contentement de la belle opération qu'ils avaient réaliséeen trafiquant sur les ordres d'achat de Fayeux. C'était une paire de solitaires pour Chuchu qui tyrannisait maintenant Flory de ses exigenceset un semestre d'avance pour Germaine Coeur que Gustave avait fait la bêtise d'enlever définitivement à Jacobylequel venait de prendre au mois une écuyère de l'Hippodrome. D'ailleursle vacarme continuait dans la salle des commisdes farces ineptesun massacre des chapeauxau milieu d'une bousculade d'écoliers en récréation. Etd'autre partsous le péristylela coulisse finissait de bâcler des affairesNathansohn se décidait à descendre les marchesenchanté de son arbitrageparmi le flot des derniers spéculateursqui s'attardaientmalgré le froid devenu terrible. Dès six heurestout ce monde de joueursd'agents de changede coulissiers et de remisiersaprès avoirles uns établi leur gain ou leur perteles autres arrêté leurs notes de courtageallaient se mettre en habitpour finir d'étourdir leur journéeavec leur notion pervertie de l'argentdans les restaurants et les théâtresles soirées mondaines et les alcôves galantes.

Ce soir-làParis qui veille et qui s'amuse ne parla que du duel formidable engagé entre Gundermann et Saccard. Les femmestout entières au jeu par passion et par modeaffectaient de se servir des mots techniques de liquidationprimereportdéportsans toujours les comprendre. On causait surtout de la position critique des baissiers quidepuis tant de moispayaientà chaque liquidation nouvelledes différences de plus en plus fortesà mesure que l'Universelle montaitdépassant toute limite raisonnable. Certainementbeaucoup jouaient à découvert et se faisaient reporterne pouvant livrer les titres ; ils s'acharnaientcontinuaient leurs opérations à la baisseavec l'espoir d'une débâcle prochaine des actions ; maismalgré les reports qui tendaient à s'élever d'autant plus que l'argent se faisait plus rareles baissiersépuisésécrasésallaient être anéantissi la hausse continuait. A la véritéla situation de Gundermanndu chef tout- puissant qu'on leur donnaitétait différentecar lui avait dans ses caves son milliardd'inépuisables troupes qu'il envoyait au massacresi longue et meurtrière que fût la campagne. C'était l'invincible forcepouvoir rester vendeur à découvertavec la certitude de toujours payer ses différencesjusqu'au jour où la baisse fatale lui donnerait la victoire.

Et l'on causaiton calculait les sommes considérables qu'il devait déjà avoir engloutiesà faire avancer ainsile 15 et le 30 de chaque moispareils à des rangées de soldats que les boulets emportentdes sacs d'écus qui fondaient au feu de la spéculation. Jamais encoreil n'avait subien Bourseune si rude attaque à sa puissancequ'il y voulait souveraineindiscutable ; car ; s'il étaitcomme il aimait à le répéterun simple marchand d'argentet non un joueuril avait la nette conscience quepour rester ce marchandle premier du mondedisposant de la fortune publiqueil lui fallait être le maître absolu du marché ; et il se battaitnon pour le gain immédiatmais pour sa royauté elle-mêmepour sa vie. De làl'obstination froidela farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevardsle long de la rue Vivienneavec sa face blême et impassibleson pas de vieillard épuisésans que rien en lui décelât la moindre inquiétude. Il ne croyait qu'à la logique. Au dessus du cours de deux mille francsla folie commençait pour les actions de l'Universelle ; à trois millec'était la démence pureelles devaient retombercomme la pierre lancée en l'air retombe forcément ; et il attendait. Irait-il jusqu'au bout de son milliard ? On frémissait d'admiration autour de Gundermanndu désir aussi de le voir enfin dévorer ; tandis que Saccardqui soulevait un enthousiasme plus tumultueuxavait pour lui les femmesles salonstout le beau monde des joueurslesquels empochaient de si belles différencesdepuis qu'ils battaient monnaie avec leur foien trafiquant sur le mont Carmel et sur Jérusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive était décrétéele catholicisme allait avoir l'empire de l'argentcomme il avait eu celui des âmes. Seulementsi ses troupes gagnaient grosSaccard se trouvait à bout d'argentvidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponiblesprès des deux tiers venaient d'être ainsi immobilisés : c'était la prospérité trop grandele triomphe asphyxiantdont on étouffe. Toute société qui veut être maîtresse à la Boursepour maintenir le cours de ses actionsest une société condamnée. Aussidans les commencementsn'était-il intervenu qu'avec prudence. Mais il avait toujours été l'homme d'imaginationvoyant trop grandtransformant en poèmes ses trafics louches d'aventurier ; etcette foisavec cette affaire réellement colossale et prospèreil en arrivait à des rêves extravagants de conquêteà une idée si follesi énormequ'il ne se la formulait même pas nettement à lui-même. Ah ! s'il avait eu des millionsdes millions toujourscomme ces sales juifs ! Le pis était qu'il voyait la fin de ses troupesencore quelques millions bons pour le massacre. Puissi la baisse venaitce serait son tour de payer des différences ; et luine pouvant lever les titresserait bien forcé de se faire reporter. Dans sa victoirele moindre gravier devait culbuter sa vaste machine. On en avait la sourde consciencemême parmi les fidèlesceux qui croyaient à la hausse comme au bon Dieu. C'était ce qui achevait de passionner Parisla confusion et le doute où l'on s'agitaitce duel de Saccard et de Gundermann dans lequel le vainqueur perdait tout son sangdans ce corps à corps des deux monstres légendairesécrasant entre eux les pauvres diables qui se risquaient à jouer leur jeumenaçant de s'étrangler l'un l'autresur le monceau des ruines qu'ils entassaient.

Brusquementle 3 janvierle lendemain même du jour où venaient d'être réglés les comptes de la dernière liquidationl'Universelle baissa de cinquante francs. Ce fut une forte émotion. A la véritétout avait baissé ; le marchésurmené depuis longtempsgonflé outre mesurecraquait de toutes parts ; deux ou trois affaires véreuses s'effondraient avec bruit ; etd'ailleurson aurait dû être habitué à ces sautes violentes des coursqui parfois variaient de plusieurs centaines de francs dans une même Bourseaffoléspareils à l'aiguille de la boussole au milieu d'un orage. Maisau grand frisson qui passatous sentirent le commencement de la débâcle. L'Universelle baissaitle cri en courutse propageadans une clameur de foulefaite d'étonnementd'espoir et de crainte.

Dès le lendemainSaccardsolide et souriant à son posterelevait le cours d'une hausse de trente francsgrâce à des achats considérables. Seulementle 5 malgré ses effortsla baisse fut de quarante francs. L'Universelle n'était plus qu'à trois mille. Etdès lorschaque jour amena sa bataille. Le 6l'Universelle remontait. Le 7le 8elle baissait de nouveau. C'était un mouvement irrésistiblequi l'entraînait peu à peudans une chute lente. On allait la prendre pour le bouc émissairelui faire expier la folie de tousles crimes des autres affaires moins en vuede ce pullulement d'entreprises louchessurchauffées de réclamesgrandies comme des champignons monstrueux dans le terreau décomposé du règne. Mais Saccardqui ne dormait plusqui chaque après-midi reprenait sa place de combatprès de son pilier vivait dans l'hallucination de la victoire toujours possible. En chef d'armée convaincu de l'excellence de son planil ne cédait le terrain que pas à passacrifiant ses derniers soldatsvidant les caisses de la société de leurs derniers sacs d'écuspour barrer la route aux assaillants. Le 9il remporta encore un avantage signalé : les baissiers tremblèrentreculèrentest-ce que la liquidation du 15 s'engraisserait une fois de plus de leurs dépouilles ? Et luidéjà sans ressourcesréduit à lancer du papier de circulationosait maintenantcomme ces affamés qui voient des festins immenses dans le délire de leur faims'avouer à lui-même le but prodigieux et impossible où il tendaitl'idée géante de racheter toutes ces actionspour tenir les vendeurs à découvertpieds et poings liésà sa merci. Cela venait d'être fait pour une petite compagnie de chemins de ferla maison d'émission avait tout ramassé sur le marché ; et les vendeursne pouvant livrers'étaient rendus en esclavesforcés d'offrir leur fortune et leur personne. Ah ! s'il avait traquéeffaré Gundermann jusqu'à le tenirimpuissantà découvert ! S'il l'avait ainsi vuun matinapportant son milliarden le suppliant de ne pas le prendre tout entierde lui laisser les dix sous de lait dont il vivait par jour ! Seulementpour ce coup-làil fallait sept à huit cents millions. Il en avait déjà jeté deux cents au gouffrec'était cinq ou six cents encore qu'il s'agissait de mettre en ligne. Avec six cents millionsil balayait les juifsil devenait le roi de l'orle maître du monde. Quel rêve ! et c'était très simplel'idée de la valeur de l'argent se trouvait abolie à ce degré de fièvreil n'y avait plus que des pions que l'on poussait sur l'échiquier. Dans ses nuits d'insomnieil levait l'armée des six cents millions et les faisait tuer pour sa gloirevictorieux enfin au milieu des désastressur les ruines de tout.

Saccardle 10eut malheureusement une terrible journée. A la Bourseil était toujours superbe de gaieté et de calme. Et jamais guerre pourtant n'avait eu cette férocité muetteun égorgement de chaque heurele guet-apens embusqué partout. Dans ces batailles de l'argentsourdes et lâchesoù l'on éventre les faiblessans bruitil n'y a plus de liensplus de parentéplus d'amitié c'est l'atroce loi des fortsceux qui mangent pour ne pas être mangés. Aussi se sentait-il absolument seuln'ayant d'autre soutien que son insatiable appétitqui le tenait deboutsans cesse dévorant. Il redoutait surtout la journée du 14où devait avoir lieu la réponse des primes. Mais il trouva encore de l'argent pour les trois jours qui précédèrentet le 14au lieu d'amener une débâcleraffermit l'Universellequile 15finit en liquidation à 2 860en baisse seulement de cent francs sur le dernier cours de décembre. Il avait craint un désastreil affecta de croire à une victoire. En réalitépour la première foisles baissiers l'emportaienttouchaient enfin des différenceseux qui en payaient depuis des moisetla situation se retournantlui dut se faire reporter chez Mazaudlequel se trouva dès lors fortement engagé. La seconde quinzaine de janvier allait être décisive.

Depuis qu'il luttait de la sortedans ces secousses quotidiennes qui le jetaient et le reprenaient à l'abîmeSaccard avaitchaque soirun besoin effréné d'étourdissement. Il ne pouvait rester seuldînait en villeachevait ses nuits au cou d'une femme. Jamais il n'avait ainsi brûlé sa viese montrant partoutcourant les théâtres et les cabarets où l'on soupeaffectant une dépense exagérée d'homme trop riche. Il évitait Mme Carolinedont les remontrances le gênaienttoujours à lui parler des lettres inquiètes qu'elle recevait de son frèredésespérée elle-même de sa campagne à la haussed'un effrayant danger. Et il revoyait davantage la baronne Sandorffcomme si cette froide perversiondans le petit rez-de-chaussée inconnu de la rue Caumartinl'eût dépayséen lui donnant l'heure d'oublinécessaire à la détente de son cerveau surmené de fatigue. Parfoisil s'y réfugiait pour examiner certains dossiersréfléchir à certaines affairesheureux de se dire que personne au monde ne l'y dérangerait. Le sommeil l'y terrassaitil y dormait une heure ou deuxles seules heures délicieuses d'anéantissement ; et la baronnealorsne se faisait aucun scrupule de fouiller ses pochesde lire les lettres de son portefeuille ; car il était devenu complètement muetelle n'en tirait plus un seul renseignement utileconvaincue même qu'il mentaitquand elle lui arrachait un motau point qu'elle n'osait plus jouer sur ses indications. C'était en lui volant ainsi ses secretsqu'elle avait acquis la certitude des embarras d'argent où commençait à se débattre l'Universelletout un vaste système de papier de circulationdes billets de complaisance que la maison escomptait à l'étrangerprudemment. Saccardun soirs'étant réveillé trop tôt et l'ayant trouvée en train de visiter son portefeuillel'avait giflée comme une fille qui pêche des sous dans le gilet des messieurs ; etdepuis lorsil la battaitce qui les enrageaitpuis les brisait et les calmait tous les deux.

Cependantaprès la liquidation du 5qui lui avait emporté une dizaine de mille francsla baronne se mit à nourrir un projet. Elle en était obsédéeelle finit par consulter Jantrou.

"Ma foilui répondit celui-cije crois que vous avez raisonil est temps de passer à Gundermann... Allez donc le voiret contez-lui l'affairepuisqu'il vous a promisle jour où vous lui apporteriez un bon conseilde vous en donner un autre en échange."

Gundermannle matin où la baronne se présentaétait d'une humeur de dogue. La veille encorel'Universelle avait remonté. On n'en finirait donc pasavec cette bête voracequi lui avait mangé tant d'or et qui s'entêtait à ne pas mourir ! Elle était bien capable de se releverde finir de nouveau en haussele 31 du mois ; et il grondait de s'être engagé dans cette rivalité désastreuselorsque peut-être il aurait mieux valu faire sa part à la maison nouvelle. Ebranlé dans sa tactique ordinaireperdant sa foi dans la logique fatalement triomphanteil se seraitcette minuterésigné à battre en retraites'il avait pu reculer sans tout perdre. Ils étaient rares chez luices moments de découragement que les plus grands capitaines ont connusà la veille même de la victoirelorsque les hommes et les choses veulent leur succès. Et ce trouble d'une vue puissantesi nette d'habitudevenait du brouillard qui se produit à la longuede ce mystère des opérations de Boursesous lesquelles il n'est jamais possible de mettre un nom à coup sûr. CertesSaccard achetaitjouait. Mais était-ce pour des clients sérieuxétait-ce pour la société elle-même ? Il finissait par ne plus le savoirau milieu des commérages qu'on lui rapportait de toutes parts. Les portes de son cabinet immense claquaienttout son personnel tremblait de sa colèreil accueillit les remisiers si brutalementque leur défilé accoutumé se tournait en un galop de déroute.

"Ah ! c'est vousdit Gundermann à la baronnesans politesse aucune. Je n'ai pas de temps à perdre avec les femmesaujourd'hui."

Elle en fut déconcertéeau point qu'elle supprima toutes les préparations et lâcha d'un coup la nouvelle qu'elle apportait.

"Si l'on vous prouvait que l'Universelle est à bout d'argentaprès les achats considérables qu'elle a faitset qu'elle en est réduite à escompterà l'étrangerdu papier de complaisancepour continuer la campagne ?"

Le juif avait réprimé un tressaillement de joie. Son oeil restait mortil répondit de la même voix grondeuse.

"Ce n'est pas vrai.

-- Comment ! pas vrai ? Mais j'ai entendu de mes oreillesj'ai vu de mes yeux."

Et elle voulut le convaincreen lui expliquant qu'elle avait eu entre les mains les billets signés par des hommes de paille. Elle nommait ces dernierselle disait aussi les noms des banquiersquià Vienneà Francfortà Berlinavaient escompté les billets. Ses correspondants pourraient le renseigneril verrait bien qu'elle ne lui apportait pas un cancan en l'air. De mêmeelle affirmait que la société avait acheté pour elledans l'unique but de maintenir la hausseet que deux cents millions déjà étaient engloutis.

Gundermannqui l'écoutait de son air morneréglait déjà sa campagne du lendemaind'un travail d'intelligence si promptqu'il avait en quelques secondes réparti ses ordresarrêté les chiffres. Maintenantil était certain de la victoiresachant bien de quelle ordure lui venaient les renseignementsplein de mépris pour ce Saccard jouisseurstupide au point de s'abandonner à une femme et de se laisser vendre.

Quand elle eut finiil leva la têteetla regardant de ses gros yeux éteints :

"Eh bienqu'est-ce que vous voulez que ça me fassetout ce que vous me racontez là ?"

Elle en resta saisietellement il paraissait désintéressé et calme.

"Mais il me semble que votre situation à la baisse...

-- Moi ! qui vous a dit que j'étais à la baisse ? Je ne vais jamais à la Bourseje ne spécule pas... Tout ça m'est bien égal !"

Et sa voix était si innocenteque la baronneébranléeeffaréeaurait fini par le croiresans certaines inflexions d'une naïveté trop goguenarde. Evidemmentil se moquait d'elledans son absolu dédainen homme finisans désir aucun.

"Alorsma bonne amiecomme je suis très pressési vous n'avez rien de plus intéressant à me dire..."

Il la mettait à la porte. Alorsfurieuseelle se révolta.

"J'ai eu confiance en vousj'ai parlé la première... C'est un guet- apens véritable... Vous m'aviez promissi je vous étais utilede m'être utile à votre tourde me donner un conseil..."

Se levantil l'interrompit. Lui qui ne riait jamaisil eut un petit ricanementtellement cette duperie brutale à l'égard d'une femme jeune et joliel'amusait.

"Un conseilmais je ne vous le refuse pasma bonne amie... Ecoutez-moi bien. Ne jouez pasne jouez jamais. Ça vous rendra laidec'est très vilainune femme qui joue."

Etquand elle s'en fut alléehors d'elleil s'enferma avec ses deux fils et son gendredistribua les rôlesenvoya tout de suite chez Jacoby et chez d'autres agents de changepour préparer le grand coup du lendemain. Son plan était simple : faire ce que la prudence l'avait empêché de risquer jusque-làdans son ignorance de la véritable situation de l'Universelle ; écraser le marché sous des ventes énormesmaintenant qu'il savait cette dernière bout de ressourcesincapable de soutenir les cours. Il allait faire avancer la réserve formidable de son milliarden général qui veut en finir et que ses espions ont renseigné sur le point faible de l'ennemi. La logique triompheraittoute action est condamnéequi monte au-delà de la valeur vraie qu'elle représente.

Justementce jour-làvers cinq heuresSaccardaverti du danger par son flairse rendit chez Daigremont. Il était fiévreuxil sentait que l'heure devenait pressante de porter un coup aux baissierssi l'on ne voulait se laisser battre définitivement par eux. Et son idée géante le travaillaitla colossale armée de six cents millions à lever encore pour la conquête du monde. Daigremont le reçut avec son amabilité ordinairedans son hôtel princierau milieu de ses tableaux de prixde tout ce luxe éclatantque payaientchaque quinzaineles différences de Boursesans qu'on sût au juste ce qu'il y avait de solide derrière ce décortoujours sous la menace d'être emporté par un caprice de la chance. Jusque-làil n'avait pas trahi l'Universellerefusant de vendreaffectant de montrer une confiance absolueheureux de cette attitude de beau joueur à la haussedont il tirait du reste de gros profits ; et même il s'était plu à ne pas broncheraprès la liquidation mauvaise du 15convaincudisait-il partoutque la hausse allait reprendrel'oeil aux aguets pourtantprêt à passer à l'ennemidès le premier symptôme grave. La visite de Saccardl'extraordinaire énergie dont il faisait preuvel'idée énorme qu'il lui développa de tout ramasser sur le marché le frappèrent d'une véritable admiration. C'était foumais les grands hommes de guerre et de finance ne sont-ils pas souvent que des fous qui réussissent ? Et il promit formellement de se porter à son secoursdès la Bourse du lendemain : il avait déjà de fortes positionsil passerait chez Delarocqueson agentpour en prendre de nouvelles ; sans compter ses amis qu'il irait voirtoute une sorte de syndicat dont il amènerait le renfort. On pouvaitselon luichiffrer à une centaine de millions ce nouveau corps d'arméed'un emploi immédiat. Cela suffirait. Saccardradieuxcertain de vaincres'arrêta sur-le-champ le plan de la batailletout un mouvement tournant d'une rare hardiesseemprunté aux plus illustres capitaines d'abordau début de la Bourseune simple escarmouche pour attirer les baissiers et leur donner confiance ; puisquand ils auraient obtenu un premier succèsquand les cours baisseraientl'arrivée de Daigremont et de ses amis avec leur grosse artillerietous ces millions inattendusdébouchant d'un pli de terrainprenant les baissiers en queue et les culbutant. Ce serait un écrasementun massacre. Les deux hommes se séparèrent avec des poignées de main et des rires de triomphe.

Une heure plus tardcomme Daigremontqui dînait en villeallait s'habilleril reçut une autre visitecelle de la baronne Sandorff. Dans son désarroielle venait d'avoir l'inspiration de le consulter. On l'avait un instant dite sa maîtresse ; maisréellementil n'y avait eu entre eux qu'une camaraderie très libre d'homme à femme. Tous deux étaient trop félinsse devinaient troppour en arriver à la duperie d'une liaison. Elle conta ses craintesla démarche chez Gundermannla réponse de celui-cien mentant d'ailleurs sur la fièvre de trahison qui l'avait poussée. Et Daigremont s'égayas'amusa à l'effarer davantagel'air ébranléprès de croire que Gundermann disait vraiquand il jurait qu'il n'était pas à la baisse ; car est-ce qu'on sait jamais ? c'est un vrai bois que la Bourseun bois par une nuit obscureoù chacun marche à tâtons. Dans ces ténèbressi l'on a le malheur d'écouter tout ce qu'on invente d'inepte et de contradictoireon est certain de se casser la figure.

"Alorsdemanda-t-elle anxieusementje ne dois pas vendre ?

-- Vendrepourquoi ? En voilà une folie ! Demainnous serons les maîtresl'Universelle remontera à trois mille cent : Et tenez bonquoi qu'il arrive : vous serez contente du dernier cours... Je ne puis pas vous en dire davantage."

La baronne était partieDaigremont s'habillait enfinlorsqu'un coup de timbre annonça une troisième visite. Ah ! celui-lànon ! il ne le recevrait pas. Maislorsqu'on lui eut remis la carte de Delarocqueil cria tout de suite de faire entrer ; etcomme l'agentl'air très émuattendait pour parleril renvoya son valet de chambreachevant lui- même de mettre sa cravate blanchedevant une haute glace.

"Mon chervoilà ! dit Delarocqueavec sa familiarité d'homme du même cercle. Je m'en remets à votre amitién'est-ce pas ? parce que c'est assez délicat... Imaginez-vous que Jacobymon beau-frèrevient d'avoir la gentillesse de me prévenir d'un coup qui se prépare. A la Bourse de demainGundermann et les autres sont décidés à faire sauter l'Universelle. Ils vont jeter tout le paquet sur le marché... Jacoby a déjà les ordresil est accouru...

-- Fichtre ! lâcha simplement Daigremont devenu pâle.

-- Vous comprenezj'ai de très fortes positions à la hausse engagées chez moioui ! pour une quinzaine de millionsde quoi y laisser bras et jambes... Alorsn'est-ce pas ? j'ai pris une voiture et je fais le tour de mes clients sérieux. Ce n'est pas correctmais l'intention est bonne...

-- Fichtre ! répéta l'autre.

-- Enfinmon bon amicomme vous jouez à découvertje viens vous prier de me couvrir ou de défaire votre position."

Daigremont eut un cri :

"Défaitesdéfaitesmon cher... Ah ! nonpar exemple ! je ne reste pas dans les maisons qui croulentc'est de l'héroïsme inutile... N'achetez pasvendez ! J'en ai pour près de trois millions chez vousvendezvendez tout."

Etcomme Delarocque se sauvaiten disant qu'il avait d'autres clients à voiril lui prit les mainsles serra énergiquement.

"Mercije n'oublierai jamais. Vendezvendez tout !"

Resté seulil rappela son valet de chambrepour se faire arranger la chevelure et la barbe. Ah ! quelle école ! il avait faillicette foisse laisser jouer comme un enfant. Voilà ce que c'était que de se mettre avec un fou !

Le soirà la petite Bourse de huit heuresla panique commença. Cette Bourse se tenait alors sur le trottoir du boulevard des Italiensà l'entrée du passage de l'Opéra ; et il n'y avait là que la coulisseopérant au milieu d'une cohue louche de courtiersde remisiersde spéculateurs véreux. Des camelots circulaientdes ramasseurs de bouts de cigare se jetaient à quatre pattesau milieu du piétinement des groupes. C'étaitbarrant le boulevardun entassement obstiné de troupeauque le flot des promeneurs emportaitséparaitet qui se reformait toujours. Ce soir-làprès de deux mille personnes stationnaient ainsigrâce à la douceur du ciel couvert et fumeuxqui annonçait de la pluieaprès des froids terribles. Le marché était très actifon offrait l'Universellede tous côtésles cours tombaient rapidement. Aussibientôtdes rumeurs coururenttoute une anxiété naissante. Que se passait-il donc ? A demi-voixon se nommait les vendeurs probablesselon le remisier qui donnait l'ordreou le coulissier qui l'exécutait. Puisque les gros vendaient de la sorteil se préparait quelque chose de gravesûrement. Etde huit heures à dix heuresce fut une bousculadetous les joueurs de flair défirent leurs positionsil y en eut même quid'acheteurseurent le temps de se mettre vendeurs. On alla se coucher dans un malaise de fièvrecomme à la veille des grands désastres.

Le lendemainle temps fut exécrable. Il avait plu toute la nuitune petite pluie glaciale noyait la villechangée par le dégel en un cloaque de bouejaune et liquide. La Boursedès midi et demidamait dans ce ruissellement. Réfugiée sous le péristyle et dans la sallela foule était énorme ; et la sallebientôtavec les parapluies mouillés qui s'égouttaientse trouva changée en une immense flaque d'eau bourbeuse. La crasse noire des murs suintaitil ne tombait du toit vitré qu'un jour bas et roussâtred'une désespérée mélancolie.

Au milieu des mauvais bruits qui couraientdes histoires extraordinaires détraquant les têtestous les regardsdès l'entréecherchaient Saccardle dévisageaient. Il était à son postedeboutprès du pilier accoutumé ; et il avait l'air des autres joursdes jours triomphantsson air de gaieté brave et d'absolue confiance. Il n'ignorait pas que l'Universelle avait baissé de trois cents francs la veilleà la petite Bourse du soir ; il flairait un danger immenseil s'attendait à un furieux assaut des baissiers ; mais son plan de bataille lui semblait inattaquablele mouvement tournant de Daigremontl'arrivée imprévue d'une armée fraîche de millions devait tout emporter et lui assurer une fois de plus la victoire. Luidésormaisse trouvait sans ressources ; les caisses de l'Universelle étaient videsil en avait gratté jusqu'aux centimes ; et il ne désespérait pourtant pasil s'était fait reporter par Mazaudil l'avait conquis à un tel pointen lui confiant l'appui du syndicat de Daigremontque l'agentsans couverturevenait encore d'accepter des ordres d'achat pour plusieurs millions. La tactique arrêtée entre eux était de ne pas trop laisser tomber les coursau début de la Boursede les soutenirde guerroyeren attendant l'armée de renfort. L'émotion était si viveque Massias et Sabatanirenonçant à des ruses inutilesmaintenant que la vraie situation faisait l'objet de tous les comméragesvinrent causer ouvertement avec Saccardpuis coururent porter ses recommandations dernièresl'un à Nathansohnsous le péristylel'autre à Mazaudencore dans le cabinet des agents de change.

Il était une heure moins dixet Moser qui arrivaitblême d'une crise de foiedont la morsure l'avait empêché de fermer l'oeilla nuit précédentefit remarquer à Pillerault que tout le mondece jour-là était jaune et avait l'air malade. Pilleraultque l'approche des désastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errantpartit d'un éclat de rire.

"Mais c'est vousmon cherqui avez la colique. Tout le monde est très gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotées dont on se souvient longtemps."

La vérité était quedans l'anxiété généralela salle restait moruesous le jour roussâtreet cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n'était plus l'éclat tumultueux des grands jours de haussel'agitationle vacarme d'une maréedébordant de toutes parts en conquérante. On ne courait pluson ne criait pluson se glissaiton parlait bascomme dans la maison d'un malade. Bien que la foule fût considérableet que l'on s'étouffât pour circulerun murmure seulement s'élevaitnavréle chuchotement des craintes qui couraientdes nouvelles déplorables qu'on échangeait à l'oreille. Beaucoup se taisaientlividesla face contractéeavec des yeux élargisqui interrogeaient désespérément les autres visages.

"Salmonvous ne dites rien ? demanda Pilleraultplein d'une ironie agressive.

-- Parbleu ! murmura Moseril est comme les autresil n'a rien à direil a peur."

En effetce jour-làles silences de Salmon n'inquiétaient plus personnedans l'attente profonde et muette de tous.

Mais c'était autour de Saccard que se pressait surtout un flot de clientsfrémissants d'incertitudeavides d'une bonne parole. On remarqua plus tard que Daigremont ne s'était pas montrépas plus que le député Huretaverti sans douteredevenu le chien fidèle de Rougon. Kolbau milieu d'un groupe de banquiersaffectait d'être pris par une grosse affaire d'arbitrage. Le marquis de Bohainau-dessus des vicissitudes du sortpromenait tranquillement sa petite tête pâle et aristocratiquecertain de gagner quand mêmeayant donné à Jacoby l'ordre d'acheter autant d'Universelle qu'il avait chargé Mazaud d'en vendre. Et Saccardassiégé par la foule des autresles croyantsles naïfsse montra particulièrement aimable et rassurant pour Sédille et pour Maugendrequiles lèvres tremblantesles yeux humides de supplicationsquêtaient l'espoir du triomphe. Il leur serra vigoureusement la mainen mettant dans son étreinte l'absolue promesse de vaincre. Puisen homme constamment heureuxà l'abri de tout périlil se lamenta d'une misère.

"Vous me voyez consterné. Par ces grands froidson a oublié un camélia dans ma couret il est perdu."

Le mot couruton s'attendrit sur le camélia. Quel hommece Saccard ! d'une assurance impassiblele visage toujours souriantsans qu'on pût savoir si ce n'était là qu'un masqueposé sur les effroyables préoccupations qui auraient torturé tout autre !

"L'animal ! est-il beau ! " murmura Jantrou à l'oreille de Massias qui revenait.

JustementSaccard appelait Jantrouenvahi d'un souvenir à cette minute suprêmese rappelant l'après-midioùavec ce dernieril avait vu le coupé de la baronne Sandorffarrêté rue Brongniart. Est-ce qu'il était làencoredans cette journée de crise ? est-ce que le cocherhaut perchégardait sous la pluie battante son immobilité de pierrependant que la baronnederrière les glaces closesattendait les cours.

"Certainementelle est làrépondit Jantrouà demi-voixet de tout coeur avec vousbien décidée à ne pas reculer d'une semelle... Nous sommes tous làsolides à notre poste."

Saccard fut heureux de cette fidélitébien qu'il doutât du désintéressement de la dame et des autres. D'ailleursdans l'aveuglement de sa fièvreil croyait encore marcher à la conquêteavec tout son peuple d'actionnaires derrière luice peuple des humbles et du beau mondeengouéfanatiséles jolies femmes mêlées aux servanteen un même élan de foi.

Enfinle coup de cloche retentitpassa avec une lamentation de tocsinsur la houle effarée des têtes. Et Mazaudqui donnait des ordres à Floryrevint vivement vers la corbeillependant que le jeune employé se précipitait au télégraphetrès ému pour lui-même ; caren perte depuis quelque tempss'entêtant à suivre la fortune de l'Universelleil risquait ce jour-làun coup décisifsur l'histoire de l'intervention de Daigremontsurprise à la chargederrière une porte. La corbeille était tout aussi anxieuse que la salleles agents sentaient biendepuis la dernière liquidationle sol trembler sous euxau milieu de symptômes si gravesque leur expérience s'en alarmait. Déjàdes écroulements partiels s'étaient produitsle marché exténuétrop chargése lézardait de toutes parts. Allait-ce donc être un de ses grands cataclysmescomme il en survient un tous les dix à quinze ansune de ces crises du jeu à l'état de fièvre aiguëqui décime la Boursela balaie d'un vent de mort ? A la renteau comptantles cris semblaient s'étranglerla bousculade se faisait plus rudedominée par les hautes silhouettes noires des coteursqui attendaientla plume aux doigts. Ettout de suiteMazaudles mains serrant la rampe de velours rougeaperçut Jacobyde l'autre côté du bassin circulairecriant de sa voix profonde :

"J'ai de l'Universelle... A 2 800j'ai de l'Universelle..."

C'était le dernier cours de la petite Bourse de la veille ; etpour enrayer immédiatement la baisseil crut prudent de prendre à ce prix. Sa voix aiguë s'élevadomina toutes les autres.

"A 2 800je prends... Trois cents Universelleenvoyez ! " Le premier cours se trouva ainsi fixé. Mais il lui fut impossible de le maintenir. De toutes partsles offres affluaient. Il lutta désespérément pendant une demi-heuresans autre résultat que de ralentir la chute rapide. Sa surprise était de ne pas être plus soutenu par la coulisse. Que faisait donc Nathansohndont il attendait des ordres d'achat ? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernierquitout en achetant pour Saccardvendait pour son propre compteaverti de la vraie situation par son flair de juif. Massiastrès engagé lui-même comme acheteuraccourutessoufflédire la déroute de la coulisse à Mazaudqui perdit la tête et brûla ses dernières cartouchesen lâchant d'un coup les ordres qu'il se réservait d'échelonnerjusqu'à l'arrivée des renforts. Cela fit remonter un peu les cours : de 2 500ils revinrent à 2 650affolésavec les sauts brusques des jours de tempête ; etun instant encorel'espoir fut sans bornes chez Mazaudchez Saccardchez tous ceux qui étaient dans la confidence du plan de bataille. Puisque cela remontait dès maintenantla journée était gagnéela victoire allait être foudroyantelorsque la réserve déboucherait sur le flanc des baissiers et changerait leur défaite en une effroyable déroute. Il y eut un mouvement de joie profondeSédille et Maugendre auraient baisé les mains de SaccardKolb se rapprochatandis que Jantrou disparutcourant porter à la baronne Sandorff la bonne nouvelle. Et l'on vit à ce moment le petit Floryradieuxchercher partout Sabataniqui lui servait maintenant d'intermédiairepour lui donner un nouvel ordre d'achat.

Mais deux heures venaient de sonneret Mazaudsur qui portait l'effort de l'attaquefaiblissait de nouveau. Sa surprise augmentait du retard que les renforts mettaient à entrer en ligne. Il était grand tempsqu'attendaient-ils donc pour le dégager de la position intenable où il s'épuisait ? Bien quepar fierté professionnelleil montrât un visage impassibleil sentait un grand froid monter à ses jouesil craignait de pâlir. Jacobytonitruantcontinuait de lui jeterpar paquets méthodiquesses offresqu'il cessait de relever. Et ce n'était plus lui qu'il regardaitses yeux s'étaient tournés vers Delarocquel'agent de Daigremontdont il ne comprenait pas le silence. Gros et trapuavec sa barbe roussel'air béat et souriant d'une noce de la veillecelui-ci restait paisibledans son attente inexplicable. Est-ce qu'il n'allait pas ramasser toutes ces offrestout sauverpar les ordres d'achat dont devaient déborder les fiches qu'il avait en main ?

Tout d'un coupde sa voix gutturalelégèrement enrouéeDelarocque se jeta dans la lutte.

"J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle..."

Eten quelques minutesil en offrit pour plusieurs millions. Des voix lui répondaient. Les cours s'effondraient.

"J'ai à 2400... J'ai à 2 300... Combien ? Cinq centssix cents... Envoyez !"

Que disait-il donc ? que se passait-il ? Au lieu des secours attendusétait-ce une nouvelle armée ennemie qui débouchait des bois voisins ? Comme à WaterlooGrouchy n'arrivait paset c'était la trahison qui achevait la déroute. Sous ces masses profondes et fraîches de vendeursaccourant au pas de chargeune effroyable panique se déclarait.

A cette secondeMazaud sentit passer la mort sur sa face. Il avait reporté Saccard pour des sommes trop considérablesil eut la sensation nette que l'Universelle lui cassait les reins en s'écroulant. Mais sa jolie figure bruneaux minces moustachesresta impénétrable et brave. Il acheta encoreépuisa les ordres qu'il avait reçusde sa voix chantante de jeune coqaiguë comme dans le succès. Eten face de luises contrepartiesJacoby mugissantDelarocque apoplectiquemalgré leur effort d'indifférencelaissaient percer plus d'inquiétude ; car ils le voyaient désormais en grand dangeret les paierait-ils'il sautait ? Leurs mains étreignaient le velours de la rampeleurs voix continuaient à glapircomme mécaniquementpar habitude de métierpendant quedans leurs regards fixess'échangeaient toute l'affreuse angoisse du drame de l'argent.

Alorspendant la dernière demi-heurece fut la débâclela déroute s'aggravant et emportant la foule en un galop désordonné. Après l'extrême confiancel'engouement aveuglearrivait la réaction de la peurtous se ruant pour vendres'il en était temps encore. Une grêle d'ordres de vente s'abattit sur la corbeilleon ne voyait plus que des fiches pleuvoir ; et ces paquets énormes de titresjetés ainsi sans prudenceaccéléraient la baisseun véritable effondrement. Les coursde chute en chutetombèrent à 1 500à 1 200à 900. Il n'y avait plus d'acheteursla plaine restait rasejonchée de cadavres. Au-dessus du sombre grouillement des redingotesles trois coteurs semblaient être des greffiers mortuairesenregistrant des décès. Par un singulier effet du vent de désastre qui traversait la sallel'agitation s'y était figéele vacarme s'y mouraitcomme dans la stupeur d'une grande catastrophe. Un silence effrayant régnalorsqueaprès le coup de cloche de la clôturele dernier cours de 800 francs fut connu. Et la pluie entêtée ruisselait toujours sur le vitragequi ne laissait plus filtrer qu'un crépuscule louche ; la salle était devenue un cloaquesous l'égouttement des parapluies et le piétinement de la fouleun sol fangeux d'écurie mal tenueoù traînaient toutes sortes de papiers déchirés ; tandis quedans la corbeilleéclatait le bariolage des fichesles vertesles rougesles bleuesjetées à pleines mainssi abondantes ce jour-làque le vaste bassin débordait.

Mazaud était rentré dans le cabinet des agents de changeen même temps que Jacoby et Delarocque. Il s'approcha du buffetbut un verre de bièredévoré d'une soif ardenteet il regardait l'immense pièceavec son vestiairesa longue table centrale autour de laquelle étaient rangés les fauteuils des soixante agentsses tentures de velours rougetout son luxe banal et défraîchi qui la faisait ressembler à une salle d'attente de première classedans une grande gare ; il la regardait de l'air étonné d'un homme qui ne l'aurait jamais bien vue. Puiscomme il partaitsans une paroleil serra les mains de Jacoby et de Delarocquede l'étreinte accoutuméetous les trois pâlissantsous leur attitude correcte de chaque jour. Il avait dit à Flory de l'attendre à la porte ; et il l'y trouvaen compagnie de Gustavequi avait définitivement quitté la charge depuis une semaineet qui était venu en simple curieuxtoujours souriantmenant la vie de fêtesans se demander si son pèrele lendemainpourrait encore payer ses dettes ; tandis que Floryblêmeavec de petits ricanements imbéciless'efforçait de causersous l'effroyable perte d'une centaine de mille francsqu'il venait de faireen ne sachant pas où en prendre le premier sou. Mazaud et son employé disparurent au milieu de l'averse.

Maisdans la sallela panique venait surtout de souffler autour de Saccardet c'était là que la guerre avait fait ses ravages. Sans comprendre au premier momentil avait assisté à cette déroutefaisant face au danger. Pourquoi donc cette rumeur ? n'étaient-ce pas les troupes de Daigremont qui arrivaient ? Puislorsqu'il avait entendu les cours s'effondrertout en ne s'expliquant pas la cause du désastreil s'était raidi pour mourir debout. Un froid de glace montait du sol à son crâneil avait la sensation de l'irréparablec'était sa défaiteà jamais ; et le regret bas de l'argentla colère des jouissances perdues n'entraient pour rien dans sa douleur : il ne saignait que de son humiliation de vaincuque de la victoire de Gundermannéclatantedéfinitivequi consolidait une fois de plus la toute-puissance de ce roi de l'or. A cette minuteil fut vraiment superbetoute sa mince personne bravait la destinéeles yeux sans un battementle visage têtuseul contre le flot de désespoir et de rancune qu'il sentait déjà monter contre lui. La salle entière bouillonnaitdébordait vers son pilier ; des poings se serraientdes bouches bégayaient des paroles mauvaises ; et il avait gardé aux lèvres un inconscient sourirequ'on pouvait prendre pour une provocation.

D'abordau milieu d'une sorte de brouillardil distingua Maugendred'une pâleur mortelleque le capitaine Chave emmenait à son brasen lui répétant qu'il l'avait bien préditavec une cruauté de joueur infimeravi de voir les gros spéculateurs se casser les reins. Puisce fut Sédillela face contractéeavec l'air fou du commerçant dont la maison croulequi vint lui donner une poignée de main vacillanteen bon hommecomme pour lui dire qu'il ne lui en voulait point. Dès le premier craquementle marquis de Bohain s'était écartépassant à l'armée triomphante des baissiersracontant à Kolbqui se mettait prudemment à partlui aussiquels doutes fâcheux ce Saccard lui inspiraitdepuis la dernière assemblée générale. Jantrouéperduavait disparu de nouveauà toutes jambespour porter le dernier cours à la baronne Sandorffqui allait sûrement avoir une attaque de nerfs dans son coupécomme la chose lui arrivait les jours de grosse perte.

Et c'était encoreen face de Salmon toujours muet et énigmatiquele baissier Moser et le haussier Pilleraultcelui-ci provocantla mine fièremalgré sa ruinel'autrequi gagnait une fortunese gâtant la victoire par de lointaines inquiétudes.

"Vous verrez qu'au printemps nous aurons la guerre avec l'Allemagne. Tout ça ne sent pas bonet Bismarck nous guette.

-- Eh ! fichez-nous la paix ! J'ai encore eu tortcette foisde trop réfléchir... Tant pis ! c'est à refairetout ira bien."

Jusque-làSaccard n'avait pas faibli. Le nom de Fayeuxprononcé derrière son dosce receveur de rentes de Vendômeavec lequel il se trouvait en rapportpour toute une clientèle d'infimes actionnairesvenait seulement de lui causer un malaiseen le faisant songer à la masse énorme des petitsdes capitalistes misérables qui allaient être broyés sous les décombres de l'Universelle. Maisbrusquementla vue de Dejoielividedécomposéporta ce malaise à l'aiguen personnifiant toutes les humbles et lamentables ruines dans ce pauvre homme qu'il connaissait. En même tempspar une sorte d'hallucinations'évoquèrent les pâlesles désolés visages de la comtesse de Beauvilliers et de sa fillequi le regardaient éperdument de leurs grands yeux noirs pleins de larmes. Età cette minuteSaccardce corsaire au coeur tanné par vingt ans de brigandageSaccard dont l'orgueil était de n'avoir jamais senti trembler ses jambesde ne s'être jamais assis sur le bancqui était làcontre le pilierSaccard eut une défaillance et dut s'y laisser tomber un instant. La cohue refluait toujoursmenaçait de l'étouffer. Il leva la têtedans un besoin d'airet il fut tout de suite debouten reconnaissanten hautà la galerie du télégraphepenchée au-dessus de la sallela Méchain qui dominait de son énorme personne grasse le champ de bataille. Son vieux sac de cuir noir était posé près d'ellesur la rampe de pierre. En attendant d'y entasser les actions dépréciéeselle guettait les mortstelle que le corbeau vorace qui suit les arméesjusqu'au jour du massacre.

Saccardalorsd'un pas raffermis'en alla. Tout son être lui semblait vidé ; maispar un effort de volonté extraordinaireil s'avançaitsolide et droit. Ses sens seulement s'étaient comme émoussésil n'avait plus la sensation du solil croyait marcher sur un tapis de haute laine. De mêmeune brume noyait ses yeuxune clameur faisait bourdonner ses oreilles. Tandis qu'il sortait de la Bourse et qu'il descendait le perronil ne reconnaissait plus les gensc'étaient des fantômes flottants qui l'entouraientdes formes vaguesdes sons perdus. N'avait-il pas vu passer la large face grimaçante de Busch ? Ne s'était-il pas arrêté un instant pour causer avec Nathansohntrès à l'aiseet dont la voix affaiblie lui paraissait venir de loin ? Sabatani et Massias ne l'accompagnaient-ils pasau milieu de la consternation générale ? il se revoyaitentouré d'un groupe nombreuxpeut-être Sédille et Maugendre encoretoutes sortes de figures qui s'effaçaientse transformaient. Etcomme il allait s'éloignerse perdre dans la pluiedans la boue liquide dont Paris était submergéil répéta d'une voix aiguë à tout ce monde fantomatiquemettant sa gloire dernière à montrer sa liberté d'esprit :

"Ah ! que je suis donc contrarié de ce camélia qu'on a oublié dans ma couret qui est mort de froid !"

XI
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Mme Carolineépouvantéeenvoya le soir même une dépêche à son frèrequi était à Rome pour une semaine encore ; ettrois jours aprèsHamelin débarquait à Parisaccourant au danger.

L'explication fut rudeentre Saccard et l'ingénieurrue Saint- Lazaredans cette salle des épuresoù l'affaireautrefoisavait été discutée et résolue avec tant d'enthousiasme. Pendant les trois joursla débâcle à la Bourse venait de s'aggraver terriblementles actions de l'Universelle étaient tombéescoup sur coupau-dessous du pairà 430 francs ; et la baisse continuaitl'édifice craquait et s'écroulaitd'heure en heure.

SilencieuseMme Caroline écoutaévitant d'intervenir. Elle était pleine de remordscar elle s'accusait de complicitépuisque c'était elle quiaprès s'être promis de veilleravait laissé tout faire. Au lieu de se contenter de vendre ses titressimplementafin d'entraver la haussen'aurait-elle pas dû trouver autre choseprévenir les gensagir enfin ? Dans son adoration pour son frèreson coeur saignaità le voir ainsi compromisau milieu de ses grands travaux ébranlésde toute l'oeuvre de sa vie remise en question ; et elle souffrait d'autant plusqu'elle ne se sentait pas libre de juger Saccard : ne l'avait-elle pas aimén'était-elle pas à luide ce lien secretdont elle sentait davantage la honte ? C'étaitplacée ainsi entre ces deux hommestout un combat qui la déchirait. Le soir de la catastropheelle avait accablé Saccarddans un bel emportement de franchisevidant un coeur de ce qu'elle y amassait depuis longtemps de reproches et de craintes. Puisen le voyant souriretenaceinvaincu quand mêmeen songeant à la force dont il avait besoin pour rester deboutelle s'était dit qu'elle n'avait pas le droitaprès s'était montrée faible avec luide l'acheverde le frapper ainsi à terre. Etréfugiée dans le silenceapportant seulement le blâme de son attitudeelle ne voulait être qu'un témoin.

Mais Hamelincette foiss'emportaitlui si conciliant d'ordinairedésintéressé de tout ce qui n'était pas ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrêmel'Universelle succombait à la folie du jeuune crise d'absolue démence. Sans douteil n'était pas de ceux qui prétendaient qu'une banque peut laisser fléchir ses titrescomme une compagnie de chemins de fer par exemple la compagnie de chemins de fer a son immense matérielqui fait ses recettes ; tandis que le vrai matériel d'une banque est son créditelle agonise dès que son crédit chancelle. Seulementil y avait là une question de mesure. S'il était nécessaire et même sage de maintenir le cours de 2 000 francsil devenait insensé et complètement criminel de le pousserde vouloir l'imposer à 3000 et davantage. Dès son arrivéeil avait exigé la véritétoute la vérité. On ne pouvait plus lui mentir maintenantlui direcomme il avait toléré qu'on le déclarât en sa présencedevant la dernière assembléeque la société ne possédait pas une de ses actions. Les livres étaient làil en pénétrait aisément les mensonges. Ainsile compte Sabataniil savait que ce prête-nom cachait les opérations faites par la société ; et il pouvait y suivremois par moisdepuis deux ansla fièvre croissante de Saccardd'abord timiden'achetant qu'avec prudencepoussé ensuite à des achats de plus en plus considérablespour arriver à l'énorme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coûté près de quarante-huit millions. N'était-ce pas foud'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gensun pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani ! Et ce Sabatani n'était pas le seulil y avait d'autres hommes de pailledes employés de la banquedes administrateurs mêmedont les achatsportés au compte des reportsdépassaient vingt mille actionsreprésentant elles aussi près de quarante-huit millions de francs. Enfintout cela n'était encore que les achats fermesauxquels il fallait ajouter les achats à termeopérés dans le courant de la dernière liquidation de janvier ; plus de vingt mille actions pour une somme de soixante-sept millions et demidont l'Universelle avait à prendre livraison ; sans compterà la Bourse de Lyondix mille autres titresvingt-quatre millions encore. Ce quien additionnant toutdémontrait que la société avait en main près du quart des actions émises par elleet qu'elle avait payé ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. Là était le gouffreoù elle s'engloutissait.

Des larmes de douleur et de colère étaient montées aux yeux d'Hamelin. Lui qui venait de jeter si heureusementà Romeles bases de sa grande banque catholiquele Trésor du Saint-Sépulcrepour permettreaux jours prochains de la persécutiond'installer royalement le pape à Jérusalemdans la gloire légendaire des lieux saints : une banque destinée à mettre le nouveau royaume de Palestine à l'abri des perturbations politiquesen basant son budgetavec la garantie des ressources du payssur toute une série d'émissions dont les chrétiens du monde entier allaient se disputer les titres ! Et tout cela croulait d'un coupdans cette imbécile démence du jeu ! Il était parti laissant un bilan admirabledes millions à la pelleune société dans une prospérité si prompte et si hautequ'elle faisait l'étonnement du monde ; etmoins d'un mois aprèslorsqu'il revenaitles millions étaient fondus ; la société était par terreen poudreil n'y avait plus rien qu'un trou noiroù le feu semblait avoir passé. Sa stupeur croissaitil exigeait violemment des explicationsvoulait comprendre quelle puissance mystérieuse venait de pousser Saccard à s'acharner ainsi contre l'édifice colossal qu'il avait élevéà le détruire pierre par pierre d'un côtétandis qu'il prétendait l'achever de l'autre.

Saccardtrès nettementsans se fâcherrépondit. Après les premières heures d'émotion et d'anéantissementil s'était retrouvédeboutsolideavec son indomptable espoir. Des trahisons avaient rendu la catastrophe terriblemais rien n'était perduil allait tout relever. Etd'ailleurssi l'Universelle avait eu une prospérité si rapide et si grandene la devait-elle pas aux moyens qu'on lui reprochait ? la création du syndicatles augmentations successives du capitalle bilan hâtif du dernier exerciceles actions gardées par la société et plus tard les actions achetées en massefollement. Tout cela faisait corps. Si l'on acceptait le succèsil fallait bien accepter les risques. Quand on chauffe trop une machineil arrive qu'elle éclate. Du resteil n'avouait aucune fauteil avait faitsimplement avec plus de carrure intelligentece que tout directeur de banque fait ; et il ne lâchait pas son idée génialeson idée géante de racheter la totalité des titresd'abattre Gundermann. L'argent lui avait manquévoilà tout. Maintenantc'était à recommencer. Une assemblée générale extraordinaire venait d'être convoquée pour le lundi suivantil se disait absolument certain de ses actionnairesil obtiendrait d'eux les sacrifices indispensablesconvaincu quesur un mot de luitous apporteraient leur fortune. En attendanton vivraitgrâce aux petites sommes que les autres maisons de créditles grandes banquesavançaient chaque matin pour les besoins pressants de la journéedans la crainte d'un trop brusque effondrementqui les aurait ébranlées elles-mêmes. La crise passéetout allait reprendre et resplendir de nouveau.

Maisobjecta Hamelinque calmait déjà cette tranquillité souriantene voyez-vous pasdans ces secours fournis par nos rivauxune tactiqueune idée de se garer d'abord et de rendre ensuite notre chute plus profondeen la retardant ?... Ce qui m'inquiètec'est de voir Gundermann là-dedans."

En effetGundermannun des premierss'était offertpour éviter l'immédiate déclaration de failliteavec l'extraordinaire sens pratique d'un monsieurquiforcé de mettre le feu chez un voisinse hâterait ensuite d'apporter des seaux d'eauafin que le quartier entier ne fût pas détruit. Il était au-dessus de la rancuneil n'avait d'autre gloire que d'être le premier marchand d'argent du mondele plus riche et le plus aviséayant réussi à sacrifier toutes ses passions à l'accroissement continu de sa fortune.

Saccard eut un geste d'impatienceexaspéré par cette preuve que le vainqueur donnait de sa sagesse et de son intelligence.

"Oh ! Gundermannil fait la grande âmeil croit qu'il me poignardeavec sa générosité."

Un silence régnaet ce fut Mme Carolinerestée jusque-là muettequi reprit enfin :

-- Mon amij'ai laissé mon frère vous parler comme il devait le fairedans la légitime douleur qu'il a éprouvéeen apprenant toutes ces déplorables choses... Mais notre situationà nous autresme semble claireetn'est-ce pas ? il me paraît impossible qu'il se trouve compromissi l'affaire tournait décidément mal. Vous savez à quel cours j'ai venduon ne pourra pas dire qu'il a poussé à la haussepour tirer un plus gros profit de ses titres. Etd'ailleurssi la catastrophe arrivenous savons ce que nous avons à faire... Je n'ai pointje l'avouevotre espoir entêté. Seulementvous avez raisonil faut lutter jusqu'à la dernière minuteet ce n'est pas mon frère qui vous découragerasoyez-en sûr."

Elle était émuereprise par sa tolérance pour cet homme si obstinément vivacene voulant pas cependant montrer cette faiblessecar elle ne pouvait plus s'aveugler sur l'exécrable besogne qu'il avait faitequ'il aurait sûrement faite encoreavec sa passion voleuse de corsaire sans scrupules.

"Certainementdéclara à son tour Hamelinlas et à bout de résistanceje ne vais pas vous paralyserlorsque vous vous battez pour nous sauver tous. Comptez sur moisi je puis vous être utile."

Etune fois de plusà cette heure dernièresous les plus effroyables menacesSaccard les rassurales reconquiten les quittant sur ces parolespleines de promesses et de mystère :

"Dormez tranquilles... Je ne puis encore parlermais j'ai l'absolue certitude de tout remettre à flot avant la fin de l'autre semaine."

Cette phrasequ'il n'expliquait pasil la répéta à tous les amis de la maisonà tous les clients qui vinrenteffarésterrifiéslui demander conseil. Depuis trois joursle galop ne cessait pasrue de Londresau travers de son cabinet. Les Beauvilliersles MaugendreSédilleDejoieaccoururent à la file. Il les recevaittrès calme d'un air militaireavec des mots vibrants qui leur remettaient du courage au coeur ; etquand ils parlaient de vendrede réaliser à perteil se fâchaitleur criait de ne faire une pareille bêtises'engageant sur l'honneur les cours de 2 000 et même de 3 000 francs.

Malgré les fautes commisestous gardaient en lui une foi aveugle qu'on le leur laissâtqu'il fût libre de les voler encoreet il débrouillerait toutil finirait par tous les enrichirainsi qu'il l'avait juré. Si aucun accident ne se produisait avant le lundisi on lui donnait le temps de réunir l'assemblée générale extraordinairepersonne ne doutait qu'il ne tirât l'Universelle saine et sauve des décombres.

Saccard avait songé à son frère Rougonet c'était là ce secours tout-puissant dont il parlaitsans vouloir s'expliquer davantage. S'étant trouvé face à face avec Daigremontle traîtreet lui ayant fait d'amers reprochesil n'avait obtenu que cette réponse : " Maismon chern'est pas moi qui vous ai lâchéc'est votre frère ! " Evidemmentcet homme était dans son droit : il n'avait fait l'affaire qu'à condition que Rougon en seraiton lui avait promis Rougon formellementrien d'étonnant à ce qu'il se fût retirédu moment où le ministreloin d'en êtrevivait en guerre avec l'Universelle et son directeur. C'était au moins une excuse sans réplique. Très frappéSaccard venait de sentir sa faute immensecette brouille ce frère qui seul pouvait le défendrele rendre à ce point sacréque personne n'oserait achever sa ruinelorsqu'on saurait le grand homme derrière lui. Et ce futpour son orgueilune des heures les plus durescelle où il se décida à prier le député Huret d'intervenir en sa faveur. Du resteil gardait une attitude de menacerefusait toujours de disparaîtreexigeait comme une chose due l'aide de Rougonqui avait plus d'intérêt que lui à éviter le scandale. Le lendemaincomme il attendait la visite promise d'Huretil reçut simplement un billetdans lequelen termes vagueson lui faisait dire de ne pas s'impatienter et de compter sur une bonne issuesi les circonstances ne s'y opposaient pasplus tard. Il se contenta de ces quelques lignesqu'il regarda comme une promesse de neutralité.

Mais la vérité était que Rougon venait de prendre l'énergique parti d'en finiravec ce membre gangrené de sa famillequidepuis des annéesle gênaitdans d'éternelles terreurs d'accidents malpropreset qu'il préférait enfin trancher violemment. Si la catastrophe arrivaitil était résolu à laisser aller les choses. Puisqu'il n'obtiendrait jamais de Saccard son exille plus simple n'était-il pas de le forcer à s'expatrier lui-mêmeen lui facilitant la fuiteaprès quelque bonne condamnation ? Un brusque scandaleun coup de balaice serait fini. D'ailleursla situation du ministre devenait difficiledepuis qu'il avait déclaré au Corps législatifdans un mouvement d'éloquence mémorableque jamais la France ne laisserait l'Italie s'emparer de Rome. Très applaudi par les catholiquestrès attaqué par le tiers état de plus en plus puissantil voyait arriver l'heure où ce dernieraidé des bonapartistes libérauxallait le faire sauter du pouvoirà moins qu'il ne leur donnât aussi un gage. Et le gagesi les circonstances le voulaientallait être l'abandon de cette Universellepatronnée par Romedevenue une force inquiétante. Enfince qui avait achevé de le déciderc'était une communication secrète de son collègue des Financesquisur le point de lancer un empruntavait trouvé Gundermann et tous les banquiers juifs très réservésdonnant à entendre qu'ils refuseraient leurs capitauxtant que le marché resterait incertain pour euxlivré aux aventures. Gundermann triomphait. Plutôt les juifsavec leur royauté acceptée de l'orque les catholiques ultramontains maîtres du mondes'ils devenaient les rois de la Bourse !

On raconta plus tard que le garde des sceaux Delcambreacharné dans sa rancune contre Saccardayant fait pressentir Rougon sur la conduite à suivre vis-à-vis de son frèreau cas où la justice aurait à interveniren avait simplement reçu ce cri du coeur : " Ah ! qu'il m'en débarrasse doncje lui devrai un fameux cierge ! " Dès lorsdu moment où Rougon l'abandonnaitSaccard était perdu. Delcambrequi le guettait depuis son arrivée au pouvoirle tenait enfin sur la marge du Codeau bord même du vaste filet judiciairen'ayant plus qu'à trouver le prétexte pour lancer ses gendarmes et ses juges.

Un matinBuschfurieux de n'avoir pas agi encorese rendit au palais de justice. S'il ne se hâtait pasjamais maintenant il ne tirerait de Saccard les quatre mille francs qui restaient dus à la Méchainsur le fameux compte de fraispour le petit Victor. Son plan était simplement de soulever un abominable scandaleen l'accusant de séquestration d'enfantce qui permettrait d'étaler les détails immondes du viol de la mère et de l'abandon du gamin. Un pareil procès fait au directeur de l'Universelledans l'émotion soulevée par la crise que traversait cette banquecela remuerait tout Paris ; et Busch espérait encore que Saccardà la première menacepaierait. Mais le substitut qui se trouva chargé de le recevoirun propre neveu de Delcambreécouta son histoire d'un air d'impatience et d'ennui : non ! non ! rien à faire de sérieux avec de pareils comméragesça ne tombait sous le coup d'aucun article du Code. DéconcertéBusch s'emportaitparlait de sa longue patiencelorsque le magistrat l'interrompit brusquementen lui entendant dire qu'il avait poussé la bonhomievis-à-vis de Saccardjusqu'à placer des fonds en reportà l'Universelle. Comment ! il avait des fonds compromis dans la déconfiture certaine de cette maisonet il n'agissait pas ! Rien n'était plus simpleil n'avait qu'à déposer une plainte en escroqueriecar la justicedès maintenantse trouvait avertie de manoeuvres frauduleusesqui allaient entraîner la banqueroute. C'était là le coup terrible à porteret non l'autre histoirele mélodrame d'une fille morte d'ivrognerie et d'un enfant grandi dans le ruisseau. Busch écoutaitla face attentive et gravelancé sur cette nouvelle voieentraîné à un acte qu'il n'était pas venu fairedont il devinait les décisives conséquences : Saccard arrêtél'Universelle frappée à mort. La seule peur de perdre son argent l'aurait décidé tout de suiteil ne demandait d'ailleurs que désastrespour pêcher en eau trouble. Cependantil hésitail disait qu'il réfléchiraitqu'il reviendraitet il fallut que le substitut lui mît la plume aux doigtslui fît écriredans son cabinet mêmesur son bureaula plainte en escroqueriequ'immédiatementl'homme congédiéil portatout bouillant de zèleà son oncle le garde des sceaux. L'affaire était bâclée.

Le lendemainrue de Londresau siège de la sociétéSaccard eut une longue entrevue avec les commissaires-censeurs et avec l'administrateur judiciairepour arrêter le bilan qu'il désirait présenter à l'assemblée générale. Malgré les sommes prêtées par les autres établissements financierson avait dû fermer les guichetssuspendre les paiementsdevant les demandes croissantes. Cette banquequiun mois plus tôtpossédait près de deux cents millions dans ses caissesn'avait pu rembourserà sa clientèle affoléeque les quelques premières centaines de mille francs. Un jugement du tribunal de commerce avait déclaré d'office la failliteà la suite d'un rapport sommaireremis la veille par un expertchargé d'examiner les livres. Malgré toutSaccardinconscientpromettait encore de sauver la situationavec un aveuglement d'espoirun entêtement de bravoure extraordinaires. Et précisémentce jour-làil attendait la réponse du parquet des agents de changepour la fixation d'un cours de compensationlorsque l'huissier entra lui dire que trois messieurs le demandaientdans un salon voisin. C'était le salut peut-êtreil se précipitatrès gaiet il trouva un commissaire de policeaidé de deux agentsqui procéda à son arrestation immédiate. Le mandat d'amener venait d'être lancésur la lecture du rapport de l'expertdénonçant des irrégularités d'écritureset particulièrement sur la plainte en abus de confiance de Buschqui prétendait que des fondsconfiés par lui pour être placés en reportavaient reçu une destination autre. A la même heureon arrêtait également Hamelinà son domicilerue Saint-Lazare. Cette foisc'était bien la fincomme si toutes les hainestoutes les malchances aussi se fussent acharnées. L'assemblée générale extraordinaire ne pouvait plus se réunirla Banque universelle avait vécu.

Mme Caroline n'était pas chez elleau moment de l'arrestation de son frèrequi ne put que lui laisser quelques lignes écrites à la hâte. Lorsqu'elle rentra ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on songeât même une minute à le poursuivretellement il lui apparaissait pur de tout trafic loucheinnocenté par ses longues absences. Dès le lendemain de la faillitele frère et la soeur s'étaient dépouillés de tout ce qu'ils possédaienten faveur de l'actifvoulant rester nuisau sortir de cette aventurecomme ils y étaient rentrés nus ; et la somme était forteprès de huit millionsdans lesquels se trouvaient engloutis les trois cent mille francs qu'ils avaient hérités d'une tante. Tout de suiteelle se lança en démarcheen sollicitationselle ne vécut plus que pour améliorer le sortpréparer la défense de son pauvre Georgesreprise de crises de larmesmalgré sa vaillancechaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les verrouséclaboussé de cet affreux scandalela vie dévastéesalie à jamais. Lui si douxsi faibled'une dévotion d'enfantd'une ignorance de " grosse bête " comme elle disaiten dehors de ses travaux techniques ! Etd'abordelle s'était emportée contre Saccardl'unique cause du désastrel'ouvrier de leur malheurdont elle reconstruisait et jugeait nettement l'oeuvre exécrabledepuis les jours du débutlorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Codejusqu'à ces jours de la finoùdans les sévérités de l'insuccèsdevaient se payer toutes les irrégularitésqu'elle avait prévues et laissé commettre. Puistorturée par ce remords de complicité qui la hantaitelle s'était tueelle évitait de s'occuper ouvertement de luiavec la volonté d'agir comme sil n'était pas. Quand elle devait prononcer son nomelle semblait parler d'un étrangerd'une partie adverse dont les intérêts étaient différents des siens. Ellequi visitait presque quotidiennement son frère à la Conciergerien'avait pas même demandé une autorisationpour aller voir Saccard. Et elle était très braveelle campait toujours dans leur appartement de la rue Saint-Lazarerecevant tous ceux qui se présentaientmême ceux qui venaient l'injure à la bouchetransformée ainsi en une femme d'affaires résolue à sauver ce qu'elle pourrait de leur honnêteté et de leur bonheur.

Durant les longues journées qu'elle passait de la sorteen hautdans ce cabinet des épuresoù elle avait vécu de si belles heures de travail et d'espoirun spectacle surtout la navrait. Lorsqu'elle s'approchait d'une fenêtre et qu'elle jetait un regard sur l'hôtel voisinelle ne pouvait y voir sans un serrement de coeurderrière les vitres de l'étroite pièce où les deux pauvres femmes se tenaientles profils pâles de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille Alice. Ces journées de février étaient très douceselle les apercevait souvent aussi marchant à pas ralentisla tête bassele long des allées du jardin moussuravagé par l'hiver. L'écroulement venait d'être effroyable dans ces deux existences. Les malheureuses quiquinze jours plus tôtpossédaient dix-huit cent mille francs avec leurs six cents actionsn'en auraient tiré que dix-huit milleaujourd'hui que le titre était tombé de trois mille francs à trente francs. Et leur fortune entière se trouvait fondueemportée du coup les vingt mille francs de la dotmis si péniblement de côté par la comtesseles soixante-dix mille francs empruntés d'abord sur la ferme des Aubletsles Aublets eux-mêmes vendus ensuite deux cent quarante mille francslorsqu'ils en valaient quatre cent mille. Que devenirquand les hypothèques dont l'hôtel était écrasémangeaient déjà huit mille francs par anet qu'elles n'avaient jamais pu réduire le train de la maison à moins de sept millemalgré leur ladrerieles miracles d'économie sordide qu'elles accomplissaientpour sauver les apparences et garder leur rang ? Même en vendant leurs actionscomment vivre désormaiscomment faire face à tous les besoinsavec ces dix-huit mille francsl'épave dernière du naufrage ? Une nécessité s'imposaitque la comtesse n'avait pas voulu encore envisager résolument quitter l'hôtell'abandonner aux créanciers hypothécairespuisqu'il devenait impossible de payer les intérêtsne pas attendre que ceux-ci le fissent mettre en ventese retirer tout de suite au fond de quelque petit logement pour y vivre une vie étroite et effacéejusqu'au dernier morceau de pain. Maissi la comtesse résistaitc'était qu'il y avait là un arrachement de toute sa personnela mort même de ce qu'elle avait cru êtrel'effondrement de l'édifice de sa race quedepuis des annéeselle soutenait de ses mains tremblantesavec une obstination héroïque. Les Beauvilliers en locationn'ayant plus le toit des ancêtresvivant chez les autresdans la misère avouée des vaincus : est-ce quevraimentce ne serait pas à mourir de honte ? Et elle luttait toujours.

Un matinMme Caroline vit ces damessous le petit hangar du jardinqui lavaient leur linge. La vieille cuisinièrepresque impotentene leur était plus d'un grand secours ; pendant les derniers froidselles avaient dû la soigner ; et il en était de même du marià la fois conciergecocher et valet de chambrequi avait grand-peine à balayer la maison et à tenir debout l'antique chevaltrébuchant et ravagé comme lui. Aussi ces dames s'étaient-elles mises résolument au ménagela fille lâchant parfois ses aquarelles pour faire les maigres soupes dont vivaient chichement les quatre personnesla mère époussetant les meublesraccommodant les vêtements et les chaussuresavec cette idée d'économie infime qu'on usait moins les plumeauxles aiguilles et le fildepuis que c'était elle qui s'en servait. Seulementdès que survenait une visiteil fallait les voir toutes deux fuirjeter le tablierse débarbouiller violemmentreparaître en maîtresses de maisonaux mains blanches et paresseuses. Sur la ruele train n'avait pas changél'honneur était sauf le coupé sortait toujours correctement attelémenant la comtesse et sa fille à leurs coursesles dîners de quinzaine réunissaient toujours les convives de chaque hiversans qu'il y eût un plat de moins sur la tableni une bougie dans les candélabres. Et il fallaitcomme Mme Carolinedominer le jardinpour savoir de quels terribles lendemains de jeûne était payé tout ce décorcette façade mensongère d'une fortune disparue. Lorsqu'elle les voyaitau fond de ce puits humideétranglé entre les maisons voisinespromenant leur mortelle mélancoliesous les squelettes verdâtres des arbres centenaireselle était prise d'une pitié immenseelle s'écartait de la fenêtrele coeur déchiré de dans cette misèrecomme si elle s'était sentie la complice de Saccard.

Puisun autre matinMme Caroline eut une tristesse plus directeplus douloureuse encore. On lui annonça la visite de Dejoieet elle tint bravement à le recevoir.

"Et bienmon pauvre Dejoie..."

Mais elle s'arrêtaeffrayéeen remarquant la pâleur de l'ancien garçon de bureau. Les yeux semblaient mortsdans sa face décomposée ; et luitrès grandavait rapetissé comme plié en deux.

"Voyonsil ne faut pas vous laisser abattreà l'idée que tout cet argent est perdu."

Alorsil parla d'une voix lente.

"Oh ! madamece n'est pas ça... Sans doutedans le premier momentj'ai reçu un rude coupparce que je m'étais habitué à croire que nous étions riches. Ça vous monte à la têteon est comme si l'on avait buquand on gagne... Mon Dieu ! j'étais déjà résigné à me remettre au travailj'aurais tant travailléque je serais parvenu à refaire la somme... Seulementvous ne savez pas..."

De grosses larmes roulèrent sur ses joues.

"Vous ne savez pas... Elle est partie.

-- Partiequi donc ? demanda Mme Carolinesurprise.

-- Nathaliema fille. Son mariage était manquéelle a été furieusequand le père de Théodore est venu nous dire que son fils avait trop attendu et qu'il allait épouser la demoiselle d'une mercièrequi apportait près de huit mille francs. Çaje comprends qu'elle se soit mise en colère à l'idée de ne plus avoir le sou et de rester fille. Mais moi qui l'aimais tant ! L'hiver dernier encoreje me relevais la nuitpour border ses couvertures. Et je me passais de tabac afin qu'elle eût de plus jolis chapeauxet j'étais sa vraie mèreje l'avais élevéeje ne vivais que du plaisir de la voirdans notre petit logement."

Ses larmes l'étranglèrentil sanglota.

"Aussic'est la faute de mon ambition... Si j'avais vendudès que mes huit actions me donnaient les six mille francs de la dotelle serait mariée à cette heure. Seulementn'est-ce pas ? ça montait toujourset j'ai songé à moij'ai voulu d'abord six centspuis huit centspuis mille francs de rente ; d'autant plus que la petite aurait hérité de cet argent-làplus tard... Dire qu'un momentau cours de trois millej'ai eu dans la main vingt-quatre mille francsde quoi lui constituer sa dot de six mille francs et de me retirer moi-même avec neuf cents francs de rente. Non ! j'en voulais milleest-ce assez bête ! Etmaintenantça ne représente seulement pas deux cents francs... Ah ! c'est ma fautej'aurais mieux fait de me flanquer à l'eau !"

Mme Carolinetrès émue de sa douleurle laissait se soulager. Elle aurait pourtant voulu savoir.

"Partiemon pauvre Dejoiecomment partie ?"

Alorsil eut un embarrastandis qu'une faible rougeur montait à sa face blême.

"Ouipartiedisparuedepuis trois jours. Elle avait fait la connaissance d'un monsieuren face de chez nousoh ! un monsieur très bienun homme de quarante ans... Enfinelle s'est sauvée."

Ettandis qu'il donnait des détailscherchant les motsla langue embarrasséeMme Caroline revoyait Nathaliemince et blondeavec sa grâce frêle de jolie fille du pavé parisien. Elle revoyait surtout les larges yeuxau regard si tranquille et si froidd'une extraordinaire limpidité d'égoïsme. L'enfant s'était laissé adorer par son pèreen idole heureusesage aussi longtemps qu'elle avait eu intérêt à l'êtreincapable d'une chute sottetant qu'elle espérait une dotun mariageun comptoir dans une petite boutique où elle aurait trôné. Mais continuer une vie de sans-le-souvivre en torchon avec son bonhomme de pèreobligé de se remettre au travailah ! nonelle en avait assez de cette existence pas drôledésormais sans espoir ! Et elle avait filéelle avait mis froidement ses bottines et son chapeaupour aller ailleurs.

"Mon Dieu ! continuait à bégayer Dejoieelle ne s'amusait guère chez nousc'est bien vrai ; etquand on est gentillec'est agaçant de perdre sa jeunesse à s'ennuyer... Maistout de mêmeelle a été bien dure. Songez donc ! sans me dire seulement adieupas un mot de lettrepas la plus petite promesse de venir me revoir de temps à autre... Elle a fermé la porteet ça été fini. Vous voyezmes mains tremblentj'en suis resté comme une bête. C'est plus fort que moije la cherche toujourschez nous. Après tant d'annéesmon Dieu ! est-ce possible que je ne l'aie plusque je ne l'aurai plus jamaisma pauvre petite enfant !"

Il avait cessé de pleureret sa douleur ahurie était si navranteque Mme Caroline lui saisit les deux mainsne trouvant d'autre consolation que de lui répéter :

"Mon pauvre Dejoiemon pauvre Dejoie..."

Puispour le distraireelle revint à la déconfiture de l'Universelle. Elle s'excusait de lui avoir laissé prendre des actionselle jugeait sévèrement Saccardsans le nommer. Maistout de suitel'ancien garçon de bureau se ranima. Mordu par le jeuil se passionnait encore.

"M. Saccardeh ! il a eu bien raison de m'empêcher de vendre. L'affaire était superbenous les aurions mangés toussans les traîtres qui nous ont lâchés... Ah ! madamesi M. Saccard était làça marcherait autrement. Ç'a été notre mortqu'on le mette en prison. Et il n'y a encore que lui qui pourrait nous sauver... Je l'ai dit au juge : " Monsieurrendez-le-nouset je lui confie de nouveau ma fortuneet je lui confie ma vieparce que cet homme-làc'est le bon Dieuvoyez- vous ! Il fait tout ce qu'il veut."

StupéfaiteMme Caroline le regardait. Comment ! pas une parole de colèrepas un reproche ? C'était la foi ardente d'un croyant. Quelle puissante action Saccard avait-il donc eue sur le troupeaupour le discipliner sous un tel joug de crédulité ?

"Enfinmadamej'étais venu seulement vous dire çaet il faut m'excusersi je vous ai parlé de mon chagrinà moiparce que je n'ai plus la tête très solide... Quand vous verrez M. Saccardrépétez-lui bien que nous sommes toujours avec lui."

Il s'en alla de son pas vacillantetrestée seuleelle eut un instant horreur de l'existence. Ce malheureux lui avait fendu le coeur. Elle avait contre l'autrecontre celui qu'elle ne nommait pasun redoublement de colèredont elle renfonçait l'éclat en elle. D'ailleursdes visites lui arrivaientelle était débordéece matin- là.

Dans le flotles Jordan surtout l'émurent encore. Ils venaientPaul et Marcelleen bon ménage qui risquait toujours à deux les démarches graveslui demander si leurs parentsles Maugendren'avaient réellement plus rien à tirer de leurs actions de l'Universelle. De ce côtéc'était aussi un désastre irréparable. Avant les grandes batailles des deux dernières liquidationsl'ancien fabricant de bâches possédait déjà soixante-quinze titresqui lui avaient coûté environ quatre-vingt mille francs : affaire superbepuisqueà un momentau cours de trois mille francsces titres en représentaient deux cent vingt-cinq mille. Mais le terrible était quedans la passion de la lutteil avait joué à découvertcroyant au génie de Saccardachetant toujours ; de sorte que d'effroyables différences a payerplus de deux cent mille francsvenaient d'emporter le reste de sa fortuneces quinze mille francs de rente gagnés si rudement par trente années de travailil n'avait plus rienc'était à peine s'il en sortirait complètement acquittélorsqu'il aurait vendu son petit hôtel de la rue Legendredont il se montrait si fier. Etdans ce désastreMme Maugendre était certainement plus coupable que lui.

"Ah ! madameexpliqua Marcelle avec son aimable figurequimême au milieu des catastrophesrestait fraîche et riantevous ne vous imaginez pas ce qu'était devenue maman ! Ellesi prudentesi économela terreur de ses bonnestoujours sur leurs talonsà éplucher leurs compteselle ne parlait plus que par centaines de mille francselle poussait papaoh ! luibeaucoup moins braveau fondtout prêt à écouter l'oncle Chavesi elle ne l'avait pas rendu fouavec son rêve de décroche le gros lotle million... D'abordça les avait pris en lisant les journaux financiers ; et papa s'était passionné le premiersi bien qu'il se cachaitdans les commencements ; puislorsque maman s'y est miseaprès avoir longtemps professé contre le jeu une haine de bonne ménagèretout a flambéça n'a pas été long. Est-il possible que la rage du gain change à ce point de braves gens !"

Jordan intervintégayé lui aussi par la figure de l'oncle Chavequ'un mot de sa femme venait d'évoquer.

"Et si vous aviez vu le calme de l'oncleau milieu de ces catastrophes ! il l'avait bien préditil triomphaitserré dans son col de crin... Pas un jour il n'a manqué la Boursepas un jour il n'a cessé de jouer son jeu infimesur le comptantsatisfait d'emporter sa pièce de quinze à vingt francschaque soirainsi qu'un bon employé qui a bravement rempli sa journée. Autour de luiles millions croulaient de toutes partsdes fortunes géantes se faisaient et se défaisaient en deux heuresl'or pleuvait à pleins seaux parmi les coups de foudreet il continuaitsans fièvreà gagner sa petite vieson petit gain pour ses petits vices... Il est le malin des malinsles jolies filles de la rue Nollet ont eu leurs gâteaux et leurs bonbons."

Cette allusionfaite de belle humeuraux farces du capitaineacheva d'amuser les deux femmes. Maistout de suitela tristesse de la situation les reprit.

"Hélas ! nondéclara Mme Carolineje ne crois pas que vos parents aient rien à tirer de leurs actions. Tout me paraît bien fini. Elles sont à trente francselles vont tomber à vingt francsà cent sous... Mon Dieu ! Les pauvres gensà leur âgeavec leurs habitudes d'aisanceque vont-ils devenir ?

-- Dame ! répondit simplement Jordanil va falloir s'occuper d'eux... Nous ne sommes pas bien riches encoremais enfin ça commence à marcheret nous ne les lasserons pas dans la rue."

Il venait d'avoir une chance. Après tant d'années de travail ingratson premier romanpublié d'abord dans un journallancé ensuite par un éditeuravait pris brusquement l'allure d'un gros succès ; et il se trouvait riche de quelques milliers de francstoutes les portes ouvertes devant lui désormaisbrûlant de se remettre au travailcertain de la fortune et de la gloire.

"Si nous ne pouvons les prendrenous leur louerons un petit logement. On s'arrangera toujoursparbleu !"

Marcellequi le regardait avec une tendresse éperduefut agitée d'un léger tremblement :

"Oh ! PaulPaulque tu es bon !"

Et elle se mit à sangloter.

"Mon enfantcalmez-vousje vous en prierépéta à plusieurs reprises Mme Carolinequi s'empressaitétonnée. Il ne faut pas vous faire de la peine."

-- Nonlaissez-moice n'est pas de la peine... Maisen véritéc'est tellement bêtetout ça ! Je vous demande un peulorsque j'ai épousé Paulsi maman et papa n'auraient pas dû me donner la dot dont ils avaient toujours parlé ! Sous prétexte que Paul ne possédait plus un sou et que je faisais une sottise en tenant quand même ma promesseils n'ont pas lâché un centime... Ah ! les voilà bien avancésaujourd'hui ! ils la retrouveraientma dotce serait toujours ça que la Bourse n'aurait pas mangé !"

Mme Caroline et Jordan ne purent s'empêcher de rire. Mais cela ne consolait pas Marcelleelle pleurait plus fort.

"Et puisce n'est pas encore ça... Moiquand Paul a été pauvrej'ai fait un rêve. Oui ! comme dans les contes de féesj'ai rêvé que j'étais une princesse et qu'un jour j'apporterais à mon prince ruiné beaucoupbeaucoup d'argentpour l'aider à être un grand poète... Et voilà qu'il n'a pas besoin de moivoilà que je ne suis plus rien qu'un embarrasavec ma famille ! C'est lui qui aura toute la peinec'est lui qui fera tous les cadeaux... Ah ! ce que mon coeur étouffe !"

Vivementil l'avait prise dans ses bras.

"Qu'est-ce que tu nous racontesgrosse bête. Est-ce que la femme a besoin d'apporter quelque chose ! Mais c'est toi que tu apportesta jeunesseta tendresseta belle humeuret il n'y a pas une princesse au monde qui puisse donner davantage !"

Tout de suiteelle s'apaisaheureuse d'être aimée ainsitrouvant en effet qu'elle était bien sotte de pleurer. Luicontinuait :

"Si ton père et ta mère veulentnous les installerons à Clichyoù j'ai vu des rez-de-chaussée avec des jardins pour pas cher... Chez nousdans notre trou empli de nos quatre meublesc'est très gentilmais c'est trop étroit ; d'autant plus qu'il va nous falloir de la place..."

Etsouriant de nouveause tournant vers Mme Carolinequi assistaittrès touchéeà cette scène de ménage :

"Eh ! ouinous allons être troison peut bien l'avouermaintenant que je suis un monsieur qui gagne sa vie !... N'est-ce pas ? madameencore un cadeau qu'elle va me faireelle qui pleure de ne m'avoir rien apporté !"

Mme Carolinedans l'incurable désespoir de sa stérilitéregarda Marcelle un peu rougissante et dont elle n'avait pas remarqué la taille déjà épaissie. A son tourelle eut des larmes pleins les yeux.

"Ah ! mes chers enfantsaimez-vous bienvous êtes les seuls raisonnables et les seuls heureux !"

Puisavant de prendre congéJordan donna des détails sur le journal L'Espérance . Gaiementavec son horreur instinctive des affairesil en parlait comme de la plus extraordinaire cavernetoute retentissante des marteaux de la spéculation. Le personnel entierdepuis le directeur jusqu'au garçon de bureauspéculaitet lui seuldisait-il en riantn'y avait pas jouétrès mal vuaccablé sous le mépris de tous. D'ailleursl'écroulement de l'Universellesurtout l'arrestation de Saccardvenaient de tuer net le journal. Il y avait eu une débandade des rédacteurstandis que Jantrou s'entêtaitaux aboisse cramponnant à cette épavepour vivre encore des débris du naufrage. C'était finices trois années de prospérité l'avaient dévastédans un monstrueux abus de tout ce qui s'achètepareil à ces meurt-de-faim qui crèvent d'indigestionle jour où ils s'attablent. Et la chose curieuselogique du restec'était la déchéance finale de la baronne Sandorfftombée à cet hommeau milieu du désarroi de la catastropheenragée et voulant rattraper son argent.

Au nom de la baronneMme Caroline avait légèrement pâlipendant que Jordanqui ignorait la rivalité des deux femmescomplétait son récit.

"Je ne sais pourquoi elle s'est donnée. Peut-être a-t-elle cru qu'il la renseigneraitgrâce à ses relations d'agent de publicité. Peut-être n'a-t-elle roulé jusqu'à lui que par les lois mêmes de la chutetoujours de plus en plus bas. Il y adans la passion du jeuun ferment désorganisateur que j'ai observé souventqui ronge et pourrit toutqui fait de la créature de race la mieux élevée et la plus fière une loque humainele déchet balayé au ruisseau... En tout cassi cette fripouille de Jantrou avait gardé sur le coeur les coups de pied au derrière que lui allongeaitdit-onle père de la baronnequand il allait jadis quémander ses ordresil est bien vengé aujourd'hui ; carmoi qui vous parlecomme j'étais retourné au journal pour tacher d'être payéje suis tombé sur une explication en poussant trop vivement une portej'ai vude mes yeux vuJantrou giflant la Sandorffà la volée... Oh ! cet homme ivreperdu d'alcool et de vicestapant avec une brutalité de cocher sur cette dame du monde !"

D'un geste de souffranceMme Caroline le fit taire. Il lui semblait que cet excès d'abaissement l'éclaboussait elle-même.

Très caressanteMarcelle lui avait pris la mainsur le point de partir.

"Ne croyez pas au moinschère madameque nous soyons venus pour vous ennuyer. Paulau contrairedéfend beaucoup M. Saccard.

-- Mais certainement ! s'écria le jeune homme. Il a toujours été gentil avec moi. Je n'oublierai jamais la façon dont il nous a débarrassés du terrible Busch. Et puisc'est tout de même un monsieur très fort... Quand vous le verrezmadamedites-lui bien que le petit ménage lui garde une vive reconnaissance."

Lorsque les Jordan furent partis Mme Caroline eut un geste de muette colère. De la reconnaissancepourquoi ? pour la ruine des Maugendre ! Ces Jordan étaient comme Dejoies'en allaient avec les mêmes paroles d'excuse et de bons souhaits. Et pourtant ils savaientceux-là ! ce n'était pas un ignorantcet écrivain qui avait traversé le monde de la financeplein d'un si beau mépris de l'argent. En ellela révolte continuaitgrandissait. Non ! il n'y avait point de pardon possiblela boue était trop profonde. Cela ne la vengeait pasla gifle de Jantrou à la baronne. C'était Saccard qui avait tout pourri.

Ce jour-làMme Caroline devait aller chez Mazaudau sujet de certaines pièces qu'elle voulait joindre au dossier de son frère. Elle désirait également savoir quelle serait son attitudedans le cas où la défense le citerait comme témoin. Le rendez-vous pris n'était que pour quatre heuresaprès la Bourse ; etseule enfinelle passa plus d'une heure et demie à classer les renseignements qu'elle avait obtenus déjà. Elle commençait à voir clairdans le monceau des ruines. De mêmeau lendemain d'un incendiequand la fumée s'est dissipée et que le brasier s'est éteinton déblaie les matériauxavec le vivace espoir de trouver l'or des bijoux fondus.

D'abordelle s'était demandé où avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents millionsil fallait biensi des poches s'étaient vidéesque d'autres se fussent emplies. Cependantil paraissait certain que le râteau des baissiers n'avait pas ramassé toute la sommeun effroyable coulage en avait emporté un bon tiers. A la Bourseles jours de catastropheon dirait que le sol boit l'argentil s'en égareil en resteun peu à tous les doigts. Gundermann devaità lui seulavoir empoché une cinquantaine de millions. Puisvenait Daigremontavec douze ou quinze. On citait encore le marquis de Bohaindont le coup classique avait réussi une fois de plus : à la hausse chez Mazaudil refusait de payertandis qu'il avait touché près de deux millions chez Jacobyoù il était à la baisse ; seulementcette foistout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femmeen simple filouMazaudaffolé par ses pertesparlait de lui envoyer du papier timbré. Presque tous les administrateurs de l'Universelle s'étaientd'ailleurstaillé royalement leur partles unscomme Huret et Kolben réalisant au plus haut coursavant l'effondrementles autrescomme le marquis et Daigremonten passant aux baissierspar une tactique de traîtres ; sans compter quedans une de ses dernières réunionslorsque la société était déjà aux abois le conseil d'administration avait fait créditer chacun de ses membres de cent et quelques mille francs. Enfinà la corbeilleDelarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagné personnellement de grosses sommesdéjà englouties du reste dans les deux gouffres toujours béantsimpossibles à comblerque creusaient chez le premier l'appétit de la femme et chez l'autre la passion du jeu. De mêmele bruit courait que Nathansohn devenait un des rois de la coulissegrâce à un gain de trois millionsqu'il avait réalisé en jouant pour son compte à la baissetandis qu'il jouait à la hausse pour Saccard ; et la chance extraordinaire était qu'il aurait sauté certainementengagé pour des achats considérables au nom de l'Universelle qui ne payait plussi l'on n'avait pas été forcé de passer l'épongede faire cadeau de ce qu'elle devaitplus de cent millionsà la coulisse tout entièrereconnue insolvable. Un homme décidément heureux et adroitce petit Nathansohn ! et quelle jolie aventuredont on souriaitgarder ce qu'on a gagnéne pas payer ce qu'on a perdu !

Mais les chiffres restaient vaguesMme Caroline ne pouvait arriver à une appréciation exacte des gainscar les opérations de Bourse se font en plein mystèreet le secret professionnel est strictement gardé par les agents de change. Même on n'aurait rien su en dépouillant les carnetsoù les noms ne sont pas inscrits. Ainsi elle tenta en vain de connaître la somme qu'avait dû emporter Sabatanidisparu à la suite de la dernière liquidation. Encore une ruinede ce côtéqui atteignait durementMazaud. C'était la commune histoire : le client louche accueilli d'abord avec défiancedéposant une petite couverture de deux ou trois mille francsjouant sagement pendant les premiers moisjusqu'au jour oùla médiocrité de la garantie oubliéedevenu l'ami de l'agent de changeil prenait la fuiteau lendemain de quelque tour de brigand. Mazaud parlait d'exécuter Sabataniainsi qu'il avait jadis exécuté Schlosserun filou de la même bandede l'éternelle bande qui exploite !e marchécomme les voleurs d'autrefois exploitaient une forêt. Et le Levantincet Italien mâtiné d'Orientalaux yeux de veloursqu'une légende douait d'un phénomène dont chuchotaient les femmes curieusesétait aller écumer la Bourse de quelque capitale étrangèreBerlindisait-onen attendant qu'on l'oubliât à Pariset qu'il y revîntde nouveau saluéprêt à recommencer son coupau milieu de la tolérance générale.

PuisMme Caroline avait dressé une liste des désastres. La catastrophe de l'Universelle venait d'être une de ces terribles secousses qui ébranlent toute une ville. Rien n'était resté d'aplomb et solideles crevasses gagnaient les maisons voisinesil y avait chaque jour de nouveaux écroulements. Les unes sur les autresles banques s'effondraientavec le fracas brusque des pans de murs demeurés debout après un incendie. Dans une muette consternationon écoutait ces bruits de chuteon se demandait où s'arrêteraient les ruines. Ellece qui la frappait au coeurc'était moins les banquiersles sociétésles hommes et les choses de la finance détruitsemportés dans la tourmenteque tous les pauvres gensactionnairesspéculateurs mêmequ'elle avait connus et aiméset qui étaient parmi les victimes. Après la défaiteelle comptait ses morts. Et il n'y avait pas seulement son pauvre Dejoieles Maugendre imbéciles et lamentablesles tristes dames de Beauvillierssi touchantes. Un autre drame l'avait bouleverséela faillite du fabricant de soie Sédilledéclarée la veille. Celui-làl'ayant vu à l'oeuvre comme administrateurle seul du conseildisait- elleà qui elle aurait confié dix souselle le déclarait le plus honnête homme du monde. L'effrayante choseque cette passion du jeu ! Un homme qui avait mis trente ans à fonder par son travail et sa probité une des plus solides maisons de Pariset quien moins de trois annéesvenait de l'entamerde la rongerau point qued'un coupelle était tombée en poudre !

Quels regrets amers des jours laborieux d'autrefoislorsqu'il croyait encore à la fortune gagnée d'un lent effortavant qu'un premier gain de hasard la lui eût fait prendre méprisdévoré par le rêve de conquérir à la Bourseen une heurele million qui demande toute la vie d'un commerçant honnête ! Et la Bourse avait tout emportéle malheureux restait foudroyédéchuincapable et indigne de reprendre les affairesavec un fils dont la misère allait peut-être faire un escrocce Gustavecette âme de joie et de fêtevivant sur un pied de quarante à cinquante mille francs de dettedéjà compromis dans une vilaine histoire de billets signés à Germaine Coeur. Puisc'était encore un autre pauvre diable qui navrait Mme Carolinele remisier Massiaset Dieu savait si elle se montrait tendre d'ordinaire à l'égard de ces entremetteurs du mensonge et du vol ! Seulementelle l'avait connu aussicelui-làavec ses gros yeux rieursson air de bon chien battuquand il courait Parispour arracher quelques maigres ordres. Siun instantil s'était cruà son tour enfinun des maîtres du marchéayant violé la chancesur les talons de Saccardquelle chute affreuse l'avait éveillé de son rêvepar terreles reins cassés ! il devait soixante-dix mille francset il avait payélorsqu'il pouvait alléguer l'exception de jeucomme tant d'autres ; il avait faiten empruntant à des amisen engageant sa vie entièrecette bêtise sublime et inutile de payercar personne ne lui en savait gréon haussait même un peu les épaules derrière lui. Sa rancune ne s'exhalait que contre la Bourseretombé dans son dégoût du sale métier qu'il y faisaitcriant qu'il fallait être juif pour y réussirse résignant pourtant à y resterpuisqu'il y étaitavec l'espoir entêté d'y gagner le gros lot quand mêmetant qu'il aurait l'oeil vif et de bonnes jambes. Mais les morts inconnusles victimes sans nomsans histoireemplissaient surtout d'une pitié infinie le coeur de Mme Caroline. Ceux-là étaient légionjonchaient les buissons écartésles fossés pleins d'herbeet il y avait ainsi des cadavres perdusdes blessés râlant d'angoissederrière chaque tronc d'arbre. Que d'effroyables drames muetsla cohue des petits rentiers pauvresdes petits actionnaires ayant mis toutes leurs économies dans une même valeurles concierges retirésles pâles demoiselles vivant avec un chatles retraités de province à l'existence réglée de maniaquesles prêtres de campagne dénudés par l'aumônetous ces êtres infimes dont le budget est de quelques soustant pour le laittant pour le painun budget si exact et si réduitque deux sous de moins amènent des cataclysmes ! Etbrusquementplus rienla vie coupéeemportéede vieilles mains tremblanteséperduestâtonnantes dans les ténèbresincapables de travailtoutes ces existences humbles et tranquilles jetées d'un coup à l'épouvante du besoin ! Cent lettres désespérées étaient arrivées de Vendômeoù le sieur Fayeuxreceveur de rentesavait aggravé le désastre en levant le pied. Dépositaire de l'argent et des titres des clients pour qui il opérait à la Bourseil s'était mis à jouer lui-même un jeu terrible ; etayant perdune voulant pas payeril avait filé avec les quelques centaines de mille francs qui se trouvaient entre ses mains. Autour de Vendômedans les fermes les plus reculéesil laissait la misère et les larmes. Partoutl'ébranlement avait ainsi gagné les chaumières. Comme après les grandes épidémiesles pitoyables victimes n'étaient-elles pas cette population moyennela petite épargneque les fils seuls allaient pouvoir recon- struire après des années de dur labeur ?

EnfinMme Caroline sortit pour se rendre chez Mazaud ; ettandis qu'elle descendait à pied vers la rue de la Banqueelle pensait aux coups répétés qui atteignaient l'agent de changedepuis une quinzaine de jours. C'était Fayeux qui lui volait trois cent mille francsSabatani qui lui laissait un compte impayé de près du doublele marquis de Bohain et la baronne Sandorff qui refusaient d'acquitter à eux deux plus d'un million de différencesSédille dont la faillite lui emportait environ la même sommesans compter les huit millions que lui devait l'Universelleces huit millions pour lesquels il avait reporté Saccardla perte effroyablele gouffre oùd'heure en heurela Bourse anxieuse s'attendait à le voir sombrer. A deux reprises déjàle bruit avait couru de la catastrophe. Etdans cet acharnement du sortun dernier malheur venait de se produirequi allait être la goutte d'eau faisant déborder le vase : on avait arrêté l'avant-veille l'employé Floryconvaincu d'avoir détourné cent quatre-vingt mille francs. Peu à peules exigences de Mlle Chuchul'ancienne petite figurantela maigre sauterelle du trottoir parisiens'étaient accrues : d'abord de joyeuses parties pas chèrespuis l'appartement de la rue Condorcetpuis des bijouxdes dentelles ; et ce qui avait perdu le malheureux et tendre garçonc'était son premier gain de dix mille francsaprès Sadowaet argent de plaisir si vite gagnési vite dépenséqui en avait nécessité d'autred'autre encoretoute une fièvre de passion pour la femme si chèrement achetée. Mais l'histoire devenait extraordinairedans ce fait que Flory avait volé son patronsimplement pour payer sa dette de jeuchez un autre agent singulière honnêtetéeffarement devant la peur de l'exécution immédiateespoir sans doute de cacher le volde combler le trou par quelque opération miraculeuse. En prisonil avait beaucoup pleurédans un affreux réveil de honte et de désespoir ; et l'on racon- tait que sa mèrearrivée le matin même de Saintes pour le voiravait dû s'aliter chez les amis où elle était descendue.

Quelle étrange chose que la chance ! songeait Mme Caroline en traversant la place de la Bourse. L'extraordinaire succès de l'Universellecette montée rapide dans le triomphedans la conquête et la dominationen moins de quatre annéespuis cet écroulement brusquece colossal édifice qu'un mois avait suffi pour réduire en poudrela stupéfiaient toujours. Et n'était-ce pas là aussi l'histoire de Mazaud. Certesjamais homme n'avait vu la destinée lui sourire à ce point. Agent de change à trente-deux anstrès riche déjà par la mort de son oncleheureux mari d'une femme charmante qui l'adoraitqui lui avait donné deux beaux enfantsil était en outre joli hommeil prenait chaque jour à la corbeille une place plus considérablepar ses relationsson activitéson flair vraiment surprenantsa voix aiguë mêmecette voix de fifre qui devenait aussi célèbre que le tonnerre de Jacoby. Etsoudainementvoilà que la situation craquaitil se trouvait au bord de l'abîmeoù il suffisait d'un souffle maintenant pour le jeter. Luin'avait pas jouépourtantprotégé encore par sa flamme au travailsa jeunesse inquiète. Il était frappé en pleine lutte loyalepar inexpérience et passionpour avoir trop cru aux autres. D'ailleursles sympathies restaient viveson prétendait qu'il pourrait s'en tireravec beaucoup d'aplomb.

Lorsque Mme Caroline fut montée à la chargeelle sentit bien l'odeur de ruinele frisson d'angoisse secrètedans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisseelle aperçut une vingtaine de personnestoute une foule qui attendaitpendant que le caissier d'argent et le caissier des titres faisaient encore honneur aux engagements de la maisonmais d'une main ralentieen hommes qui vident les derniers tiroirs. Par une porte entrouvertele bureau de la liquidation lui apparut endormiavec ses sept employés lisant leur journaln'ayant plus à appliquer que de rares affairesdepuis que la Bourse chômait. Seulle bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthierle fondé de pouvoirqui la reçuttrès agité lui-mêmele visage pâledans le malheur de la maison.

"Je ne sais pasmadamesi M. Mazaud pourra vous recevoir... Il est un peu souffrantil a eu froid en s'obstinant à travailler sans feu toute la nuit dernièreet il vient de descendre chez luiau premier étagepour prendre quelque repos."

AlorsMme Caroline insista.

"Je vous en priemonsieurfaites que je lui dise quelques mots... Il y va peut-être du salut de mon frère. M. Mazaud sait bien que jamais mon frère ne s'est occupé des opérations de Bourseet son témoignage serait d'une grande importance... D'autre partj'ai des chiffres à lui demanderlui seul peut me renseigner sur certains documents."

Berthierplein d'hésitationfinit par la prier d'entrer dans le cabinet de l'agent de change.

"Attendez là un instantmadameje vais voir."

Etdans cette pièceen effetMme Caroline eut une grande sensation de froid. Le feu devait être mort depuis la veillepersonne n'avait songé à le rallumer. Mais ce qui la frappait plus encorec'était l'ordre parfaitcomme si toute la nuit et toute la matinée entière venaient d'être employées à vider les meublesà détruire les papiers inutilesà classer ceux qu'il fallait conserver. Rien ne traînaitpas un dossierpas même une lettre. Sur le bureauil n'y avaitméthodiquement rangésque l'encrierle plumierun grand buvardau milieu duquel était seulement resté un paquet de fiches de la maisondes fiches vertescouleur de l'espérance. Dans cette nuditéune tris- tesse infinie tombait avec le lourd silence.

Au bout de quelques minutesBerthier reparut.

"Ma foi ! madamej'ai sonné deux foiset je n'ose insister... En descendantvoyez si vous devez sonner vous-même. Mais je vous conseille de revenir."

Mme Caroline dut se résigner. Cependantsur le palier du premier étageelle hésita encoreelle avança même la main vers le bouton de la sonnette. Et elle finissait par s'en allerlorsque des crisdes sanglotstoute une rumeur sourdeau fond de l'appartementl'arrêta. Brusquementla porte fut ouverteet un domestique s'en élançaeffarédisparut dans l'escalieren bégayant :

"Mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur..."

Elle était demeurée immobiledevant cette porte béantedont sortaitdistincte maintenantune plainte d'affreuse douleur. Et elle devenait toute froidedevinantenvahie par la vision nette de ce qui se passait là. D'abord elle voulut fuirpuis elle ne le putéperdue de pitiéattiréeayant le besoin de voir et d'apporter ses larmeselle aussi. Elle entratrouva toutes les portes grandes ouvertesarriva jusqu'au salon.

Deux servantesla cuisinière et la femme de chambre sans doutey allongeaient le couavec des faces de terreurbalbutiantes.

"Oh ! monsieuroh ! mon Dieu ! mon Dieu !"

Le jour mourant de la grise journée d'hiver entrait faiblementpar l'écartement des épais rideaux de soie. Mais il faisait très chaudde grosses bûches achevaient de se consumer en braise dans la cheminéeéclairant les murs d'un grand reflet rouge. Sur une tableune gerbe de rosesun royal bouquet pour la saisonquela veille encorel'agent de change avait apporté à sa femmes'épanouissait dans cette tiédeur de serreembaumait toute la pièce. C'était comme le parfum même du luxe raffiné de l'ameublementla bonne odeur de chancede richessede félicité d'amourquipendant quatre annéesavaient fleuri là. Etsous le reflet rouge du feuMazaud était renversé au bord du canapéla tête fracassée d'une ballela main crispée sur la crosse du revolver ; tandis quedebout devant luisa jeune femmeaccouruepoussait cette plaintece cri continu et sauvage qui s'entendait de l'escalier. Au moment de la détonationelle avait au bras son petit garçon de quatre ans et demidont les petites mains s'étaient cramponnées à son coudans l'épouvante ; et sa filletteâgée de six ans déjàl'avait suiviependue à sa jupese serrant contre elle ; et les deux enfants criaient aussid'entendre crier leur mère éperdument.

Tout de suiteMme Caroline voulut les emmener.

"Madameje vous en supplie... Madamene restez pas là..."

Elle-même tremblaitse sentait défaillir. De la tête trouée de Mazaudelle voyait le sang couler encoretomber goutte à goutte sur le velours du canapéd'où il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large tache qui s'élargissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnaitlui éclaboussait les pieds et les mains.

"Madameje vous en suppliesuivez-moi..."

Maisavec son fils pendu à son couavec sa fille serrée à sa taillela malheureuse n'entendait pasne bougeait pasraidieplantée làà ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait déracinée. Tous les trois étaient blondsd'une fraîcheur de laitla mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Etdans la stupeur de leur félicité mortedans ce brusque anéantissement du bonheur qui devait durer toujoursils continuaient de jeter leur grand crile hurlement où passait toute l'effroyable souffrance de l'espèce.

AlorsMme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotaitelle balbutiait.

"Oh ! madamevous me déchirez le coeur... De grâcemadamearrachez-vous à ce spectaclevenez avec moi dans la pièce voisinelaissez-moi tâcher de vous épargner un peu du mal qu'on vous a fait..."

Et toujours le groupe farouche et lamentablela mère avec les deux petitscomme entrés en elleimmobiles dans leurs longs cheveux pâles dénoués. Et toujours ce hurlement affreuxcette lamentation du sangqui monte de la forêtquand les chasseurs ont tué le père.

Mme Caroline s'était relevéela tête perdueil y eut des pasdes voixsans doute l'arrivée d'un médecinla constatation de la mort. Et elle ne put resterdavantage elle se sauvapoursuivie par la plainte abominable et sans finquemême sur le trottoirdans le roulement des fiacreselle croyait entendre toujours.

Le ciel pâlissaitil faisait froidet elle marchalentementde peur qu'on ne l'arrêtâten la prenant pour une meurtrièreà son air égaré. Tout remontait en elletoute l'histoire du monstrueux écroulement de deux cent millionsqui amoncelait tant de ruines et écrasait tant de victimes. Quelle force mystérieuseaprès avoir édifié si rapidement cette tour d'orvenait donc ainsi de la détruire ? Les mêmes mains qui l'avaient construitesemblaient s'être acharnéesprises de folieà ne pas en laisser une pierre debout. Partoutdes cris de douleur s'élevaientdes fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de démolitionsqu'on vide à la décharge publique. C'étaient les derniers biens domaniaux des Beauvilliersles sous grattés un à un des économies de Dejoieles gains réalisés dans la grande industrie par Sédilleles rentes des Maugendre retirés du commercepêle-mêleétaient jetés avec fracas au fond du cloaqueque rien ne comblait. C'étaient encore Jantrounoyé dans l'alcoolla Sandorff noyée dans la boueMassias retombé à sa misérable condition de chien rabatteurcloué pour la vie à la Bourse par la dette ; et c'était Flory voleuren prisonexpiant ses faiblesses d'homme tendreSabatani et Fayeux en fuitegalopant avec la peur des gendarmes ; et c'étaientplus navrantes et pitoyablesles victimes inconnuesle grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faitsgrelottant d'abandoncriant de faim. Puisc'était la mortdes coups de pistolet partaient aux quatre coins de Parisc'était la tête fracassée de Mazaudle sang de Mazaud quigoutte à gouttedans le luxe et dans le parfum des roseséclaboussait sa femme et ses petitshurlant de douleur.

Etalorstout ce qu'elle avait vutout ce qu'elle avait entendudepuis quelques semainess'exhala du coeur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exécration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se tairele mettre à part comme s'il n'existait pas pour s'éviter de le juger et de le condamner. Lui seul était coupablecela sortait de chacun de ses désastres accumulésdont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le maudissaitsa colère et son indignationcontenues depuis si longtempsdébordaient en une haine vengeressela haine même du mal. N'aimait-elle donc plus son frèrequ'elle avait attendu jusque-làpour haïr l'homme effrayantqui était l'unique cause de leur malheur ? Son pauvre frèrece grand innocentce grand travailleursi juste et si droitsali maintenant de la tare ineffaçable de la prisonla victime qu'elle oubliaitchère et plus douloureuse que toutes les autres ! Ah ! que Saccard ne trouvât pas de pardonque personne n'osât plaider encore sa causemême ceux qui continuaient à croire en luiqui ne connaissaient de lui que sa bontéet qu'il mourût seulun jourdans le mépris !

Mme Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la placeet elle vitdevant ellela Bourse. Le crépuscule tombaitle ciel d'hiverchargé de brumemettait derrière le monument comme une fumée d'incendieune nuée d'un rouge sombrequ'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Boursegrise et mornese détachaitdans la mélancolie de la catastrophequidepuis un moisla laissait déserteouverte aux quatre vents du cielpareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatalepériodiquedont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ansles vendredis noirsainsi qu'on les nommesemant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaissepour que les grandes maisons de banque se reconstruisentjusqu'au jour oùla passion du jeu ravivée peu à peuflambant et recommençant l'aventureamène une nouvelle criseeffondre toutdans un nouveau désastre. Maiscette foisderrière cette fumée rousse de l'horizondans les lointains troubles de la villeil y avait comme un grand craquement sourdla fin prochaine d'un monde.

XII
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L'instruction du procès marcha avec une telle lenteurque sept mois déjà s'étaient écoulésdepuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelinsans que l'affaire pût être mise au rôle. On était au milieu de septembreetce lundi-làMme Caroline qui allait voir son frère deux fois par semainedevait se rendre vers trois heures à la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccardelle avait dix fois répondu par un refus formelaux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elleraidie dans sa volonté de justiceil n'était plus. Et elle espérait toujours sauver son frèreelle était toute gaieles jours de visiteheureuse de l'entretenir de ses dernières démarches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait.

Le matince lundi-làelle préparait donc une boite d'oeillets rougeslorsque la vieille Sophiela bonne de la princesse d'Orviedodescendit lui dire que madame désirait lui parler tout de suite. Etonnéevaguement inquièteelle se hâta de monter. Depuis plusieurs moiselle n'avait pas vu la princesseayant donné sa démission de secrétaireà l'Oeuvre du Travaildès la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plusde loin en loinboulevard Bineauque pour voir Victorque la sévère discipline semblait dompter maintenantl'oeil en dessousavec sa joue gauche plus forte que la droitetirant la bouche dans une moue de férocité goguenarde. Tout de suiteelle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler à cause de Victor.

La princesse d'Orviedoenfinétait ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi peur rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du princevolés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes oeuvres folles les cent premiers millionselle était arrivéeen quatre et demià engloutir les deux cents autresdans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Oeuvre du Travailà la Crèche Sainte- Marieà l'Orphelinat Saint-Josephà l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceaus'ajoutaient aujourd'hui une ferme modèleprès d'Evreuxdeux maisons de convalescence peur les enfantssur les bords de la Mancheune autre maison de retraite peur les vieillardsà Nicedes hospicesdes cités ouvrièresdes bibliothèques et des écolesaux quatre coins de la France ; sans compter des donations considérables à des oeuvres de charité déjà existantes. C'étaitd'ailleurstoujours la même volonté de royale restitutionnon pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérablesmais la jouissance de vivrele superflutout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rienaux faibles que les forts ont volés de leur part de joieenfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routespour qu'ils dormenteux aussidans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix annéesla pluie des millions n'avait pas cesséles réfectoires de marbreles dortoirs égayés de peintures clairesles façades monumentales comme des Louvresles jardins fleuris de plantes raresdix années de travaux superbesdans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes ; et elle était bien heureusesoulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettessans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetteron la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francssans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la sommedans l'émiettement final de la colossale fortunejetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteaucloué au-dessus de la porte cochèreannonçait la mise en vente de l'hôtelle coup de balai suprême qui emportait jusqu'aux vestiges de l'argent mauditramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.

En hautla vieille Sophie attendait Mme Caroline pour l'introduire. Ellefurieusegrondait toute la journée. Ah ! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille ! Est-ce que madame n'aurait pas dû se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieurpuisqu'elle n'aimait que ça au fond ? Ce n'était pas qu'elle eût à se plaindre et à s'inquiéterellecar elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francsqu'elle allait manger dans son paysdu côté d'Angoulême. Mais une colère l'emportaitlorsqu'elle songeait que madame ne s'était pas même réservé les quelques sous nécessaireschaque matinau pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse éclataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espéranceen répondant qu'elle n'aurait plus besoinà la fin du moisque d'un suairelorsqu'elle serait entrée dans le couvent où elle avait depuis longtemps marqué sa placeun couvent de carmélites muré au monde entier. Le reposl'éternel repos !

Telle qu'elle la voyait depuis quatre annéesMme Caroline retrouva la princessevêtue de son éternelle robe noireles cheveux cachés sous un fichu de dentellejolie encore à trente-neuf ansavec son visage rond aux dents de perlemais le teint jaunela chair mortecomme après dix ans de cloître. Et l'étroite piècepareille à un bureau d'huissier de provinces'était emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricables encoredes plansdes mémoiresdes dossierstout le papier gâché d'un gaspillage de trois cents millions.

"Madamedit la princesse de sa voix douce et lentequ'aucune émotion ne faisait plus tremblerj'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a été apportée ce matin... Il s'agit de Victorce garçon que vous avez placé à l'Oeuvre du Travail..."

Le coeur de Mme Caroline se mit à battre douloureusement. Ah ! le misérable enfantque son père n'était pas même allé voirmalgré ses formelles promessespendant les quelques mois qu'il avait connu son existenceavant d'être emprisonné à la Conciergerie. Que deviendrait-il désormais ? Et elle qui se défendait de penser à Saccardétait continuellement ramenée à luibouleversée dans sa maternité d'adoption.

"Il s'est passé hier des choses terriblescontinua la princessetout un crime que rien ne saurait réparer."

Et elle contade son air glacéune épouvantable aventure. Depuis trois joursVictor s'était fait mettre à l'infirmerieen alléguant des douleurs de tête insupportables. Le médecin avait bien flairé une simulation de paresseux ; mais l'enfant était réellement ravagé par des névralgies fréquentes. Orcet après-midiAlice de Beauvilliers se trouvait à l'Oeuvre sans sa mèrevenue pour aider la soeur de service à l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remèdes. Cette armoire était dans la pièce qui séparait les deux dortoirscelui des filles de celui des garçonsoù il n'y avait en ce moment que Victor couchéoccupant un des lits ; et la soeurs'étant absentée quelques minutesavait eu la surprise de ne pas retrouver Alicesi bien qu'après avoir attendu un instantelle s'était mise à la chercher. Son étonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'être fermée en dedans. Que se passait-il donc ? Il lui avait fallu faire le tour par le couloiret elle restait béanteterrifiéepar le spectacle qui s'offrait à elle : la jeune fille à demi étrangléeune serviette nouée sur son visage pour étouffer ses crisses jupes en désordre relevéesétalant sa nudité pauvre de vierge chlorotiqueviolentéesouillée avec une brutalité immonde. Par terregisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scène se reconstruisait: Aliceappelée peut-êtreentrant pour donner un bol de lait à ce garçon de quinze ansvelu comme un hommepuis la brusque faim du monstre pour cette chair frêlece cou trop longle saut du mâle en chemisela fille étoufféejetée sur le lit ainsi qu'une loquevioléevoléeet les vêtements passés à la hâteet la fuite. Mais que de points obscursque de questions stupéfiantes et insolubles ! Comment n'avait-on rien entendupas un bruit de luttepas une plainte ? Comment de si effroyables choses s'étaient-elles passées si vitedix minutes à peine ? Surtoutcomment Victor avait-il pu se sauvers'évaporer pour ainsi diresans laisser de trace ? caraprès les plus minutieuses rechercheson avait acquis la certitude qu'il n'était plus dans l'établissement. Il devait s'être enfui par la salle de bainsdonnant sur le corridoret dont une fenêtre ouvrait au-dessus d'une série de toits étagésallant jusqu'au boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands périlsque beaucoup se refusaient à croire qu'un être humain avait pu le suivre. Ramenée chez sa mèreAlice gardait le litmeurtrieéperduesanglotantesecouée d'une intense fièvre.

Mme Caroline écouta ce récit dans un saisissement telqu'il lui semblait que tout le sang de son coeur se glaçait. Un souvenir s'était éveillél'épouvantait d'un affreux rapprochement Saccardautrefoisprenant la misérable Rosalie sur une marchelui démettant l'épauleau moment de la conception de cet enfant qui en avait gardé comme une joue écrasée ; etaujourd'huiVictor violentant à son tour la première fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruauté ! cette jeune fille si doucela fin désolée d'une racequi était sur le point de se donner à Dieune pouvant avoir un maricomme toutes les autres ! Avait-elle donc un senscette rencontre imbécile et abominable ? Pourquoi avoir brisé ceci contre cela ?

"Je ne veux vous adresser aucun reprochemadameconclut la princessecar il serait injuste de faire remonter jusqu'à vous la moindre responsabilité. Seulementvous aviez vraiment là un protégé bien terrible."

Etcomme si une liaison d'idées avait lieu en elleinexpriméeelle ajouta :

"On ne vit pas impunément dans certains milieux... Moi-mêmej'ai eu les plus grands troubles de conscienceje me suis sentie complice lorsquedernièrementcette banque a crouléen amoncelant tant de ruines et tant d'iniquités. Ouije n'aurais pas dû consentir à ce que ma maison devint le berceau d'une abomination pareille... Enfinle mal est faitla maison sera purifiéeet moioh ! moije ne suis plusDieu me pardonnera."

Son pâle sourire d'espoir enfin réalisé avait reparuelle disait d'un geste sa sortie du mondesa disparition à jamais de bonne déesse invisible.

Mme Caroline lui avait saisi les mainsles serraitles baisaittellement bouleversée de remords et de pitiéqu'elle bégayait des paroles sans suite.

"Vous avez tort de m'excuserje suis coupable... Cette malheureuse enfantje veux la voirje cours tout de suite la voir..."

Et elle s'en allalaissant la princesse et sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquetspour le grand départ qui devait les séparer après quarante ans de vie commune.

L'avant-veillele samedila comtesse de Beauvilliers s'était résignée à abandonner son hôtel à ses créanciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intérêts des hypothèquesla situation était devenue intolérableau milieu des frais de toutes sortesdans la continuelle menace d'une vente judiciaire ; et son avoué lui avait donné le conseil de lâcher toutde se retirer au fond d'un petit logementoù elle vivrait sans dépensetandis qu'il tâcherait de liquider les dettes. Elle n'aurait pas cédéelle se serait obstinée peut-être à garder son rangson mensonge de fortune intactejusqu'à l'anéantissement de sa racesous l'écroulement des plafondssans un nouveau malheur qui l'avait terrassée. Son fils Ferdinandle dernier des Beauvilliersl'inutile jeune hommeécarté de tout emploidevenu zouave pontifical pour échapper à sa nullité et à son oisivetéétait mort à Romesans gloiresi pauvre de sangsi éprouvé par le soleil trop lourdqu'il n'avait pu se battre à Mentanadéjà fiévreuxla poitrine prise. Alorsen elleil y avait eu un brusque videun effondrement de toutes ses idéesde toutes ses volontésde l'échafaudage laborieux quidepuis tant d'annéessoutenait si fièrement l'honneur du nom. Vingt-quatre heures suffirentla maison s'était lézardéela misère apparutnavranteparmi les décombres. On vendit le vieux chevalla cuisinière seule restafit son marché en tablier saledeux sous de beurre et un litre de haricots secsla comtesse fut aperçue sur le trottoir en robe crottéeavant aux pieds des bottines qui prenaient l'eau.

C'était l'indigence du soir au lendemainle désastre emportait jusqu'à l'orgueil de cette croyante des jours d'autrefoisen lutte contre son siècle. Et elle s'était réfugiée sa fillerue de la Tour- des-Dameschez une ancienne marchande à la toilettedevenue dévotequi sous-louait des chambres meublées à des prêtres. Làelles habitaient toutes deux dans une grande chambre nued'une misère digne et tristedont une alcôve fermée occupait le fond. Deux petits lits emplissaient l'alcôveet lorsque les châssistendus du même papier que les mursétaient closla chambre se transformait en salon. Cette disposition heureuse les avait un peu consolées.

Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse de Beauvilliers était installéele samedilorsqu'une visite inattendueextraordinairel'avait rejetée dans une nouvelle angoisse. Aliceheureusementvenait de descendrepour une course. C'était Buschavec sa face plate et salesa redingote graisseusesa cravate blanche roulée en cordequiaverti sans doute par son flair de la minute favorablese décidait enfin à réaliser sa vieille affaire de la recon- naissance de dix mille francssignée par le comte à la fille Léonie Cron. D'un coup d'oeil sur le logisil avait jugé la situation de la veuve : aurait-il tardé trop longtemps ? Eten homme capableà l'occasiond'urbanité et de patienceil avait longuement expliqué le cas à la comtesse effarée. C'était bienn'est-ce pas ? l'écriture de son marice qui établissait nettement l'histoire : une passion du comte pour la jeune personneune façon de l'avoir d'abordpuis de se débarrasser d'elle. Même il ne lui avait pas caché quelégalementet après quinze années bientôtil ne la croyait pas forcée de payer. Seu- lementil n'étaitluique le représentant de sa clienteil la savait résolue à saisir les tribunauxà soulever le plus effroyable des scandalessi l'on ne transigeait pas.

La comtessetoute blanchefrappée au coeur par ce passé affreux qui ressuscitaits'étant étonnée qu'on eût attendu si longtempsavant de s'adresser à elleil avait inventé une histoirela reconnaissance perdueretrouvée au fond d'une malle ; etcomme elle refusait définitivement d'examiner l'affaireil s'en était allétoujours très polien disant qu'il reviendrait avec sa clientepas le lendemainparce que celle-ci ne pouvait guère quitter le dimanche la maison où elle travaillaitmais certainement le lundi ou le mardi.

Le lundiau milieu de l'épouvantable aventure arrivée à sa filledepuis qu'on la lui avait ramenée déliranteet qu'elle la veillaitles yeux aveuglés de larmesla comtesse de Beauvilliers ne songeait plus à cet homme mal mis et à sa cruelle histoire. EnfinAlice venait de s'endormirla mère s'était assiseépuiséeécrasée par cet acharnement du sortquand Busch de nouveau se présentaaccompagné cette fois de Léonide.

"Madamevoici ma clienteet il va falloir en finir."

Devant l'apparition de la fillela comtesse avait frémi. Elle la regardaithabillée de couleurs cruesavec ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcilssa face large et mollela bassesse immonde de toute sa personneusée par dix années de prostitution. Et elle était torturéeelle saignait dans son orgueil de femmeaprès tant d'années de pardon et d'oubli. C'étaitmon Dieu ! pour des créatures destinées à de telles chutesque le comte la trahissait !

"Il faut en finirinsista Buschparce que ma cliente est très tenuerue Feydeau.

-- Rue Feydeaurépéta la comtesse sans comprendre.

-- Ouielle est là... Enfinelle est là en maison."

Eperdueles mains tremblantesla comtesse alla fermé complètement l'alcôvedont un seul des vantaux était poussé. Alicedans sa fièvrevenait de s'agiter sous la couverture. Pourvu qu'elle se rendormîtqu'elle ne vît pasqu'elle n'entendît pas !

Buschdéjàreprenait :

"Voilà ! madamecomprenez bien... Mademoiselle m'a chargé de son affaireet je la représentesimplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vînt en personne expliquer sa réclamation... Allons. Léonideexpliquez-vous."

Inquiètemal à l'aise dans ce rôle qu'il lui faisait jouercelle-ci levait sur lui ses gros yeux troubles de chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promisla décida. Etde sa voix rauqueéraillée par l'alcooltandis que luide nouveaudépliaitétalait la reconnaissance du comte :

"C'est bien çac'est le papier que M. Charles m'a signe.. J'étais la fille du charretierà Cron le cocucomme on disaitvous savez bienmadame !... Et alorsM. Charles était toujours pendu à mes jupesà me demander des saletés. Moiça m'ennuyait. Quand on est jeunen'est-ce pas ? on ne sait rienon n'est pas gentille pour les vieux... Et alorsM. Charles m'a signé le papierun soir qu'il m'avait emmenée dans l'écurie..."

Deboutcrucifiéela comtesse la laissait direlorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcôve. Elle eut un geste d'angoisse.

"Taisez-vous !"

Mais Léonide était lancéevoulait finir.

"Ce n'est guère honnête tout de mêmelorsqu'on ne veut pas payerd'aller débaucher une petite fille sage... Ouimadamevotre monsieur Charles était un voleur. C'est ce qu'en pensent toutes les femmes à qui je raconte ça... Et je vous réponds que ça valait bien l'argent.

-- Taisez-vous ! taisez-vous ! " cria furieusement la comtesseles deux bras en l'aircomme pour l'écrasersi elle continuait.

Léonide eut peurleva le coudeafin de se protéger la figuredans le mouvement instinctif des filles habituées aux gifles. Et un effrayant silence régnadurant lequel il sembla qu'une nouvelle plainteun petit bruit étouffé de larmes venait de l'alcôve.

"Enfinque voulez-vous ? " reprit la comtessetremblantebaissant la voix.

IciBusch intervint.

"Maismadamecette fille veut qu'on la paie. Et elle a raisonla malheureusede dire que M. le comte de Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroqueriesimplement.

-- Jamais je ne paierai une pareille dette.

-- Alorsnous allons prendre une voitureen sortant d'iciet nous rendre au Palaisoù je déposerai la plainte que j'ai rédigée d'avanceet que voici... Tous les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont relatés.

-- Monsieurc'est un abominable chantagevous ne ferez pas cela.

-- Je vous demande pardonmadameje vais le faire à l'instant. Les affaires sont les affaires."

Une fatigue immenseun suprême découragement envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait deboutvenait de se briser ; et toute sa violencetoute sa force tomba. Elle joignit les mainselle bégayait.

"Mais vous voyez où nous en sommes. Regardez donc cette chambre... Nous n'avons plus riendemain peut-être il ne nous restera pas de quoi manger... Où voulez-vous que je prenne de l'argentdix mille francsmon Dieu !"

Busch eut un sourire d'homme accoutumé à pécher dans ces ruines.

"Oh ! les dames comme vous ont toujours des ressources. En cherchant bienon trouve."

Depuis un momentil guettait sur la cheminée un vieux coffret à bijouxque la comtesse avait laissé làle matinen achevant de vider une malle ; et il flairait des pierreriesavec la certitude de l'instinct. Son regard brilla d'une telle flammequ'elle en suivit la direction et comprit.

"Nonnon ! cria-t-elleles bijouxjamais !"

Et elle saisit le coffretcomme pour le défendre. Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la familleces quelques bijoux qu'elle avait gardés au travers des plus grandes gênescomme l'unique dot de sa filleet qui restaient à cette heure sa suprême ressource !

"Jamaisj'aimerais mieux donner de ma chair !"

Maisà cette minuteil y eut une diversionMme Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleverséeelle demeura saisie de la scène au milieu de laquelle elle tombait. D'un motelle avait prié la comtesse de ne point se déranger ; et elle serait partiesans un geste suppliant de celle-ciqu'elle crut comprendre. Immobile au fond de la pièceelle s'effaça.

Busch venait de remettre son chapeautandis quede plus en plus mal à l'aiseLéonide gagnait la porte.

"Alorsmadameil ne nous reste donc qu'à nous retirer..."

Pourtantil ne se retirait pas. Il reprit toute l'histoireen termes plus honteuxcomme s'il avait voulu humilier encore la comtesse devant la nouvelle venuecette dame qu'il affectait de ne pas reconnaîtreselon son habitudequand il était en affaire.

"Adieumadamenous allons de ce pas au parquet. Le récit détaillé sera dans les journauxavant trois jours. C'est vous qui l'aurez voulu."

Dans les journaux ! Cet horrible scandale sur les rai mêmes de sa maison ! Ce n'était donc pas assez de voir tomber en poudre l'antique fortuneil fallait que tout croulât dans la boue ! Ah ! que l'honneur du nom au moins fût sauvé ! Etd'un mouvement machinalelle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreillesle bracelettrois bagues apparurentdes brillants et des rubisavec leurs montures anciennes.

Buschvivements'était approché. Ses yeux s'attendrissaientd'une douceur de caresse.

"Oh ! il n'y en a pas pour dix mille francs... Permettez que je voie."

Déjàun à unil prenait les bijouxles retournaitles élevait en l'airde ses gros doigts tremblants d'amoureuxavec sa passion sensuelle des pierreries. La pureté des rubis surtout semblait le jeter dans une extase. Et ces brillants ancienssi la taille en est parfois maladroitequelle eau merveilleuse !

"Six mille francs ! dit-il d'une voix de commissaire priseurcachant son émotion sous ce chiffre d'estimation totale. Je ne compte que les pierresles montures sont bonnes à fondre. Enfinnous nous contenterons de six mille francs."

Mais le sacrifice était trop rude pour la comtesse. Elle eut un réveil de violenceelle lui reprit les bijouxles serra dans ses mains convulsées. Nonnon ! c'était tropd'exiger d'elle qu'elle jetât encore au gouffre ces quelques pierres que sa mère avait portéesque sa fille devait porter le jour de son mariage. Et des larmes brûlantes jaillirent de ses yeuxruisselèrent sur ses jouesdans une telle douleur tragiqueque Léonidele coeur touchééperdue d'apitoiementse mit à tirer Busch par sa redingote pour le forcer de partir. Elle voulait s'en allerça la bousculait à la finde faire tant de peine à cette pauvre vieille damequi avait l'air si bon. Buschtrès froidsuivait la scènecertain maintenant de tout emportersachant par sa longue expérience que les crises de larmeschez les femmesannoncent la débâcle de la volonté ; et il attendait.

Peut-être l'affreuse scène se serait-elle prolongéesià ce momentune voix lointaineétoufféen'avait éclaté en sanglots. C'était Alice qui criait du fond de l'alcôve :

"Oh ! mamanils me tuent !... Donne-leur toutqu'ils emportent tout !... Oh ! mamanqu'ils s'en aillent ! ils me tuentils me tuent !"

Alorsla comtesse eut un geste d'abandon désespéréun geste dans lequel elle aurait donné sa vie. Sa fille avait entendu. Sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux à Buschet elle lui laissa à peine le temps de poser sur la tableen échangela reconnaissance du comtele poussant dehorsderrière Léonide déjà disparue. Puiselle rouvrit l'alcôveelle alla s'abattre sur l'oreiller d'Alicetoutes les deux achevéesanéantiesmêlant leurs larmes.

Mme Carolinerévoltéeavait été un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle donc le misérable dépouiller ainsi ces deux pauvres femmes ? Mais elle venait d'entendre l'ignoble histoireet que faire pour éviter le scandale ? car elle le savait homme à aller jusqu'au bout ses menaces. Elle-même restait honteuse devant luidans la complicité des secrets qu'il y avait entre eux. Ah ! que de souffrancesque d'ordures ! Une gêne l'envahissaitqu'était-elle accourue faire làpuisqu'elle ne trouvait ni une parole à dire ni un secours à donner ?

Toutes les phrases qui lui montaient aux lèvresles questionsles simples allusionsau sujet du drame de la veillelui semblaient blessantessalissantesimpossibles à risquer devant la victimeégarée encoreagonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-elle laisséqui n'aurait paru une aumône dérisoireelle ruinée égalementembarrassée déjà pour attendre l'issue du procès ? Enfinelle s'avançales yeux pleins de larmesles bras ouvertsdans une infinie pitiéun attendrissement éperdu dont elle tremblait toute.

Au fond de la banale alcôve d'hôtel meubléces deux misérables créatures effondréesfiniesc'était tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliersautrefois si puissantesouveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaumevingt lieues de la Loire lui avaient appartenudes châteauxdes prairiesdes laboursdes forets. Puis cette immense fortune domaniale peu à peu s'en était allée avec les siècles en marcheet la comtesse venait d'engloutir la dernière épave dans une de ces tempêtes de la spéculation moderneoù elle n'entendait rien : d'abord ses vingt mille francs d'économiesépargnées sou par sou pour sa fillepuis les soixante mille francs empruntés sur les Aubletspuis cette ferme tout entière. L'hôtel de la rue Saint-Lazare ne paierait pas les créanciers. Son fils était mortloin d'elle et sans gloire. On lui avait ramené sa fille blesséesalie par un banditcomme on remontesaignant et couvert de boueun enfant qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtessesi noble naguèremincehautetoute blancheavec son grand air surannén'était plus qu'une pauvre vieille femme détruitecassée par cette dévastation ; tandis quesans beautésans jeunessemontrant la disgrâce de son cou trop longdans le désordre de sa chemiseAlice avait des yeux de folleoù se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueilsa virginité violentée. Et toutes deuxelles sanglotaient toujourselles sanglotaient sans fin.

AlorsMme Caroline ne prononça pas un motles prit simplement toutes deuxles serra étroitement sur son coeur. Elle ne trouvait rien autre choseelle pleurait avec elles. Et les deux malheureuses comprirentleurs larmes redoublèrentplus douces. S'il n'y avait pas de consolation possiblene faudrait-il pas vivre encorevivre quand même ?

Lorsque Mme Caroline fut de nouveau dans la rueelle aperçut Busch en grande conférence avec la Méchain. Il avait arrêté une voitureil y poussa Léonideet disparut. Maiscomme Mme Caroline se hâtaitla Méchain marcha droit à elle. Sans douteelle la guettaitcar tout de suite elle lui parla de Victoren personne renseignée déjà sur ce qui s'était passé la veilleà l'Oeuvre du Travail. Depuis que Saccard avait refusé de payer les quatre mille francselle ne décolorait paselle s'ingéniait à chercher de quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire ; et elle venait ainsi d'apprendre l'histoireau boulevard Bineauoù elle se rendait fréquemmentdans l'espoir de quelque inci- dent profitable. Son plan devait être faitelle déclara à Mme Caroline qu'elle allait immédiatement se mettre en quête de Victor. Ce malheureux enfantc'était trop terrible de l'abandonner de la sorte à ses mauvais instinctsil fallait le reprendresi l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises. Ettandis qu'elle parlaitses petits yeuxperdus dans la graisse de son visagefouillaient la bonne dameheureuse de la sentir bouleverséese disant que le jour où elle aurait retrouvé le gaminelle continuerait à tirer d'elle des pièces de cent sous.

"Alorsmadamec'est entenduje vais m'en occuper... Dans le cas où vous désireriez avoir des nouvellesne prenez pas la peine de courir là-basrue Marcadetmontez simplement chez M. Buschrue Feydeauoù vous êtes certaine de me rencontrer tous les joursvers quatre heures."

Mme Caroline rentra rue Saint-Lazaretourmentée d'une anxiété nouvelle. C'était vraice monstrelâché par le mondeerrant et traquéquelle hérédité du mal allait-il assouvir au travers des foulescomme un loup dévorateur ? Elle déjeuna rapidementelle prit une voitureayant le temps de passer boulevard Bineauavant d'aller à la Conciergeriebrûlée du désir d'avoir des renseignements tout de suite. Puisen chemindans le trouble de sa fièvreune idée s'empara d'ellela domina : se rendre d'abord chez Maximel'emmener à l'Oeuvrele forcer à s'occuper de Victordont il était le frère après tout. Lui seul restait richelui seul pouvait intervenirs'occuper de l'affaire d'une façon très efficace.

Maisavenue de l'Impératricedès le vestibule du petit hôtel luxueuxMme Caroline se sentit glacée. Des tapissiers enlevaient les tentures et les tapisdes domestiques mettaient des housses aux sièges et aux lustrestandis quede toutes les jolies choses remuéessur les meublessur les étagèress'exhalait un parfum mourantainsi que d'un bouquet jeté au lendemain d'un bal. Etau fond de la chambre à coucherelle trouva Maximeentre deux énormes malles que le valet de chambre achevait d'emplir de tout un trousseau merveilleuxriche et délicat comme pour une mariée.

En l'apercevantce fut lui qui parla le premiertrès froidla voix sèche.

"Ah ! c'est vous ! vous tombez biença m'évitera de vous écrire... J'en ai assez et je pars.

-- Commentvous partez ?

-- Ouije pars ce soirje vais m'installer à Naplesoù je passerai l'hiver."

Puislorsqu'il eutd'un gesterenvoyé le valet de chambre :

"Si vous croyez que ça m'amuse d'avoirdepuis six moisun père à la Conciergerie ! Je ne vais certainement pas rester pour le voir en correctionnelle. Moi qui déteste les voyages ! Enfinil fait beau là- basj'emporte à peu près l'indispensableje ne m'ennuierai peut-être pas trop."

Elle le regardaitsi correctsi joli ; elle regardait les malles débordantesoù pas un chiffon d'épouse ni de maîtresse ne traînaitoù il n'y avait que le culte de lui-même ; et elle osa pourtant se risquer.

"Moi qui venais encore vous demander un service..."

Puiselle conta l'histoireVictor banditviolant et volantVictor en fuitecapable de tous les crimes.

"Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moiunissons nos efforts...

Il ne la laissa pas finirlividepris d'un petit tremblent de peurcomme s'il avait senti quelque main meurtrière et sale se poser sur son épaule.

"Ah ! bienil ne manquait plus que ça !... Un père voleurun frère assassin... J'ai trop tardéje voulais partir la semaine dernière. Mais c'est abominableabominablede mettre un homme tel que moi dans une situation pareille !"

Alorscomme elle insistaitil devint insolent.

"Laissez-moi tranquillevous ! Puisque ça vous amusecette vie de chagrinsrestez-y. Je vous avais prévenuec'est bien faitsi vous pleurez... Mais moi voyez-vousplutôt que de donner un de mes cheveuxje balaierais au ruisseau tout ce vilain monde."

Elle s'était levée.

"Adieu donc !

-- Adieu !"

Eten se retirantelle le vit qui rappelait le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballage de son nécessaire de toiletteun nécessaire dont toutes les pièces en vermeil étaient du plus galant travailla cuvette surtoutgravée d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci s'en allait vivre d'oubli et de paressesous le clair soleil de Napleselle eut brusquement la vision de l'autrerôdant un soir de noir dégelaffaméun couteau au poingdans quelque ruelle écartée de la Villette ou de Charonne. N'était-ce pas la réponse à cette question de savoir si l'argent n'est point l'éducationla santél'intelligence ? Puisque la même boue humaine reste dessoustoute la civilisation se réduit-elle à cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ?

Lorsqu'elle arriva à l'Oeuvre du TravailMme Caroline éprouva une singulière sensation de révolte contre le luxe énorme de l'établissement. A quoi bon ces deux ailes majestueusesle logis des garçons et le logis des fillesreliés par le pavillon monumental de l'administration ? à quoi bon les préaux grands comme des parcsles faïences des cuisinesles marbres des réfectoiresles escaliersles couloirsvastes à desservir un palais ? à quoi bon toute cette charité grandiosesi l'on ne pouvaitdans ce milieu large et salubreredresser un être mal venufaire d'un enfant perverti un homme bien portantayant la droite raison de la santé ? Tout de suiteelle se rendit chez le directeurle pressa de questionsvoulut connaître les moindres détails. Mais le drame restait obscuril ne put que lui répéter ce qu'elle savait déjà par la princesse. Depuis la veilleles recherches avaient continuédans la maison et aux alentourssans amener le moindre résultat. Victordéjàétait loingalopait là-baspar la villeau fond de l'effrayant inconnu. Il ne devait pas avoir d'argentcar le porte-monnaie d'Alicequ'il avait vidéne contenait que trois francs quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs évité de mettre la police dans l'affairepour épargner à ces pauvres dames de Beauvilliers le scandale public ; et Mme Caroline l'en remerciapromit qu'elle-même ne ferait aucune démarche à la préfecturemalgré son ardent désir de savoir. Puisdésespérée de s'en aller aussi ignorante qu'elle était venueelle eut l'idée de monter à l'infirmeriepour interroger les soeurs. Mais elle n'en tira non plus aucun renseignement préciset elle ne goûta en hautdans la petite pièce calme qui séparait le dortoir des filles de celui des garçonsque quelques minutes de profond apaisement. Un joyeux vacarme montaitc'était l'heure de la récréationelle se sentit injuste pour les guérisons heureusesobtenues par le grand airle bien-être et le travail. Il y avait certainement là des hommes sains et forts qui poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnêtetés moyennesque cela serait beau encoredans les hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares héréditaires !

Et Mme Carolinelaissée seule un instant par la soeur de services'approchait de la fenêtrepour voir les enfants joueren baslorsque des voix cristallines de petites fillesdans l'infirmerie voisinel'attirèrent. La porte se trouvait à demi ouverteelle put assister à la scène sans être remarquée. C'était une pièce très gaiecette infirmerie blancheaux murs blancsavec les quatre lits drapés de rideaux blancs. Une large nappe de soleil dorait cette blancheurtoute une floraison de lis au milieu de l'air tiède. Dans le premier lità gaucheelle reconnut très bien Madeleinela fillette qui était déjà làconvalescentemangeant des tartines de confiturele jour où elle avait amené Victor. Toujours elle retombait maladedévastée par l'alcoolisme de sa racesi pauvre de sangqu'avec ses grands yeux de femme faiteelle était mince et blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ansseule au monde désormaissa mère étant morteun soir de soûleried'un coup de pied dans le ventrequ'un homme lui avait allongé pour ne pas lui donner les six sous dont ils étaient convenus. Et c'était elledans sa longue chemise blancheagenouillée au milieu de son litavec ses cheveux blonds dénoués sur les épaulesqui enseignait une prière à trois petites filles occupant les trois autres lits.

"Joignez vos mains comme çaouvrez votre coeur tout grand..."

Les trois petites filles étaientelles aussiagenouillées au milieu de leurs draps. Deux avaient de huit à dix ansla troisième n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises blanchesavec leurs frêles mains jointesleurs visages sérieux et extasiéson aurait dit de petits anges.

"Et vous allez répéter après moi ce que je vais dire. Ecoutez bien... Mon Dieu ! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bontéqu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux."

Alorsavec des voix de chérubinun zézaiement d'une maladresse adorable d'enfanceles quatre fillettes répétèrent ensembledans un élan de foi où tout leur petit être pur se donnait :

"Mon Dieu ! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bontéqu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux."

D'un mouvement emportéMme Caroline allait entrer dans la pièce faire taire ces enfantsleur défendre ce qu'elle regardait comme un jeu blasphématoire et cruel. Nonnon ! Saccard n'avait pas le droit d'être aiméc'était salir l'enfance que de la laisser prier pour son bonheur ! Puisun grand frisson l'arrêtades larmes lui montaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait épouser sa querellela colère de son expérienceà ces êtres innocentsne sachant rien encore de la vie ? Est-ce que Saccard n'avait pas été bon pour euxlui qui était un peu le créateur de cette maisonqui leur envoyait tous les mois des jouets ? Un trouble profond l'avait saisieelle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnablequiau milieu de tout le mal qu'il a pu fairen'ait encore fait beaucoup de bien. Et elle partitpendant que les fillettes reprenaient leur prièreelle emporta dans son oreille ces voix angéliques appelant les bénédictions du Ciel sur l'homme d'inconscience et de catastrophedont les mains folles venaient de ruiner un monde.

Comme elle quittait enfin son fiacreboulevard du Palaisdevant la Conciergerieelle s'aperçut quedans son émotionelle avait oubliéchez ellela botte d'oeillets qu'elle avait préparée le matin pour son frère. Une marchande était làvendant des petits bouquets de roses de deux souset elle en prit unet elle fit sourire Hamelinqui adorait les fleurslorsqu'elle lui conta son étourderie. Ce jour-là pourtantelle le trouva triste. D'abordpendant les premières semaines de son emprisonnementil n'avait pu croire à des charges sérieuses contre lui. Sa défense lui semblait si simple : on ne l'avait nommé président que contre son gréil était resté en dehors de toutes les opérations financièrespresque toujours absent de Parisne pouvant exercer aucun contrôle. Mais les conversations avec son avocatles démarches que faisait Mme Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatiguelui avaient ensuite fait entrevoir les effrayantes responsabilités qui l'accablaient. Il allait être solidaire des moindres illégalités commisesjamais on n'admettrait qu'il en ignorât une seuleSaccard l'entraînait dans une déshonorante complicité. Et ce fut alors qu'il dut à sa foi un peu simple de catholique pratiquant une résignationune tranquillité d'âmequi étonnaient sa soeur. Quand elle arrivait du dehorsde ses courses anxieusesde cette humanité en liberté si trouble et si dureelle restait saisie de le voir paisiblesouriantdans sa cellule nueoù il avaiten grand enfant pieuxdoué quatre images de saintetécoloriées violemmentautour d'un petit crucifix de bois noir. Dès qu'on se met dans la main de Dieuil n'y a plus de révoltetoute souffrance imméritée est un gage de salut. Son unique tristesseparfoisvenait de l'arrêt désastreux de ses grands travaux. Qui reprendrait son oeuvre ? qui continuerait la résurrection de l'Orientsi heureusement commencée par la Compagnie générale des Paquebots réunis et par la Société des mines d'argent du Carmel ? qui construirait le réseau de lignes ferréesde Brousse à Beyrouth et à Damasde Smyrne à Trébizondetoute cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde ? Là d'ailleurs encoreil croyaitil disait que l'oeuvre entreprise ne pouvait mouriril n'éprouvait que la douleur de n'être plus celui que le Ciel avait élu pour l'exécuter. Surtoutsa voix se brisaitlorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne lui avait pas permis de réaliser la grande banque catho- lique destinée à transformer la société modernece Trésor du Saint- Sépulcre qui rendrait un royaume au pape et qui finirait par faire une seule nation de tous les peuplesen enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent. Il la prédisait aussicette banqueinévitableinvincible ; il annonçait le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et sicet après-midi-làil semblait soucieuxce devait être simplement quedans sa sérénité de prévenu dont on allait faire un coupableil avait songé quejamaisau sortir de prisonil n'aurait les mains assez nettes pour reprendre la grande besogne.

D'une oreille distraiteil écouta sa soeur lui expliquer quedans les journauxl'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puissans transitionla regardant de ses yeux de dormeur éveillé :

"Pourquoi refuses-tu de le voir ?"

Elle frémitelle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de têteelle dit nonencore non. Alorsil se décidaconfusà voix très basse.

"Après ce qu'il a été pour toitu ne peux refuserva le voir !"

Mon Dieu ! il savaitelle fut envahie d'une ardente rougeurelle se jeta dans ses bras pour cacher son visage ; et elle bégayaitdemandait qui avait pu lui direcomment il savait cette chose qu'elle croyait ignoréeignorée de lui surtout.

"Ma pauvre Carolineil y a longtemps... Des lettres anonymesde vilaines gens qui nous jalousaient... Jamais je ne t'en ai parlétu es librenous ne pensons plus de même... Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir."

Etgaiementretrouvant son sourireil reprit le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé derrière le crucifixil le lui remit dans la mainen ajoutant :

"Tiens ! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus."

Mme Carolinebouleversée de cette tendresse si pitoyable de son frèredans la honte affreuse et le délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la foisne résista pas davantage. Du restedepuis le matinla sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle. Pouvait- elle ne pas l'avertir de la fuite de Victorde l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante ? Dès le premier jouril l'avait fait inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir ; et elle n'eut qu'à dire son nomun gardien la conduisit tout de suite à la cellule du prisonnier.

Lorsqu'elle entraSaccard tournait le dos à la porteassis devant une petite tablecouvrant de chiffres une feuille de papier.

Il se leva vivementil eut un cri de joie.

"Vous !... Oh ! que vous êtes bonneet que je suis heureux !"

Il lui avait pris une main entre les deux sienneselle souriait.