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 Jules VerneDe la terre à la lune


I - LEGUN-CLUB


Pendant laguerre fédérale des États-Unisun nouveau clubtrès influent s'établit dans la ville de Baltimoreenplein Maryland. On sait avec quelle énergie l'instinctmilitaire se développa chez ce peuple d'armateursdemarchands et de mécaniciens. De simples négociantsenjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitainescolonelsgénérauxsans avoir passé par lesécoles d'application de West-Point [École militaire desÉtats-Unis.]; ils égalèrent bientôt dans«L'art de la guerre» leurs collègues du vieuxcontinentet comme eux ils remportèrent des victoires àforce de prodiguer les bouletsles millions et les hommes.

Mais enquoi les Américains surpassèrent singulièrementles Européensce fut dans la science de la balistique. Nonque leurs armes atteignissent un plus haut degré deperfectionmais elles offrirent des dimensions inusitéeseteurent par conséquent des portées inconnuesjusqu'alors. En fait de tirs rasantsplongeants ou de plein fouetde feux d'écharped'enfilade ou de reversles AnglaislesFrançaisles Prussiensn'ont plus rien à apprendre;mais leurs canonsleurs obusiersleurs mortiers ne sont que despistolets de poche auprès des formidables engins del'artillerie américaine.

Ceci nedoit étonner personne. Les Yankeesces premiers mécaniciensdu mondesont ingénieurscomme les Italiens sont musicienset les Allemands métaphysiciens-- de naissance. Rien de plusnatureldès lorsque de les voir apporter dans la science dela balistique leur audacieuse ingéniosité. De làces canons gigantesquesbeaucoup moins utiles que les machines àcoudremais aussi étonnants et encore plus admirés. Onconnaît en ce genre les merveilles de Parrottde DahlgreendeRodman. Les Armstrongles Pallisser et les Treuille de Beaulieun'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux d'outre-mer.

Doncpendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudisteslesartilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Unioncélébraient leurs inventions avec enthousiasmeet iln'était si mince marchandsi naïf «booby»[Badaud.]qui ne se cassât jour et nuit la tête àcalculer des trajectoires insensées.

Orquandun Américain a une idéeil cherche un second Américainqui la partage. Sont-ils troisils élisent un présidentet deux secrétaires. Quatreils nomment un archivisteet lebureau fonctionne. Cinqils se convoquent en assembléegénéraleet le club est constitué. Ainsiarriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa un nouveaucanon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier qui lefora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement«Club-Canon».]. Un mois après sa formationilcomptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente millecinq cent soixante-quinze membres correspondants.

Unecondition sine qua non était imposée àtoute personne qui voulait entrer dans l'associationla conditiond'avoir imaginé outout au moinsperfectionné uncanon; à défaut de canonune arme à feuquelconque. Maispour tout direles inventeurs de revolvers àquinze coupsde carabines pivotantes ou de sabres-pistolets nejouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs lesprimaient en toute circonstance.

«L'estimequ'ils obtiennentdit un jour un des plus savants orateurs duGun-Clubest proportionnelle «aux masses» de leur canonet «en raison directe du carré des distances»atteintes par leurs projectiles!»

Un peuplusc'était la loi de Newton sur la gravitation universelletransportée dans l'ordre moral.

LeGun-Club fondéon se figure aisément ce que produisiten ce genre le génie inventif des Américains. Lesengins de guerre prirent des proportions colossaleset lesprojectiles allèrentau-delà des limites permisescouper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes ces inventionslaissèrent loin derrière elles les timides instrumentsde l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffressuivants.

Jadis«aubon temps»un boulet de trente-sixà une distance detrois cents piedstraversait trente-six chevaux pris de flanc etsoixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lorsles projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodmanqui portait àsept milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres.Cela fait donc près de trois lieues.] un boulet pesant unedemi-tonne [Cinq cents kilogrammes.] aurait facilement renversécent cinquante chevaux et trois cents hommes. Il fut mêmequestion au Gun-Club d'en faire une épreuve solennelle. Maissi les chevaux consentirent à tenter l'expérienceleshommes firent malheureusement défaut.

Quoi qu'ilen soitl'effet de ces canons était très meurtrieretà chaque décharge les combattants tombaient comme desépis sous la faux. Que signifiaientauprès de telsprojectilesce fameux boulet quià Coutrasen 1587mitvingt-cinq hommes hors de combatet cet autre quiàZorndoffen 1758tua quarante fantassinseten 1742ce canonautrichien de Kesselsdorfdont chaque coup jetait soixante-dixennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iénaou d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On enavait vu bien d'autres pendant la guerre fédérale! Aucombat de Gettysburgun projectile conique lancé par un canonrayé atteignit cent soixante-treize confédérés;etau passage du Potomacun boulet Rodman envoya deux cent quinzeSudistes dans un monde évidemment meilleur. Il faut mentionnerégalement un mortier formidable inventé par J.-T.Mastonmembre distingué et secrétaire perpétueldu Gun-Clubdont le résultat fut bien autrement meurtrierpuisqueà son coup d'essaiil tua trois cent trente-septpersonnes--en éclatantil est vrai!

Qu'ajouterà ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien.Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivantobtenu par lestatisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombéessous les boulets par celui des membres du Gun-Clubil trouva quechacun de ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne»de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.

Aconsidérer un pareil chiffreil est évident quel'unique préoccupation de cette société savantefut la destruction de l'humanité dans un but philanthropiqueet le perfectionnement des armes de guerreconsidéréescomme instruments de civilisation.

C'étaitune réunion d'Anges Exterminateursau demeurant les meilleursfils du monde.

Il fautajouter que ces Yankeesbraves à toute épreuvenes'en tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent deleur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout gradelieutenants ou générauxdes militaires de tout âgeceux qui débutaient dans la carrière des armes et ceuxqui vieillissaient sur leur affût. Beaucoup restèrentsur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneurdu Gun-Clubet de ceux qui revinrent la plupart portaient lesmarques de leur indiscutable intrépidité. Béquillesjambes de boisbras articulésmains à crochetsmâchoires en caoutchouccrânes en argentnez enplatinerien ne manquait à la collectionet le susditPitcairn calcula également quedans le Gun-Clubil n'y avaitpas tout à fait un bras pour quatre personneset seulementdeux jambes pour six.

Mais cesvaillants artilleurs n'y regardaient pas de si prèset ils sesentaient fiers à bon droitquand le bulletin d'une bataillerelevait un nombre de victimes décuple de la quantitéde projectiles dépensés.

Un jourpourtanttriste et lamentable jourla paix fut signée parles survivants de la guerreles détonations cessèrentpeu à peules mortiers se turentles obusiers museléspour longtemps et les canonsla tête basserentrèrentaux arsenauxles boulets s'empilèrent dans les parcslessouvenirs sanglants s'effacèrentles cotonniers poussèrentmagnifiquement sur les champs largement engraisséslesvêtements de deuil achevèrent de s'user avec lesdouleurset le Gun-Club demeura plongé dans un désoeuvrementprofond.

Certainspiocheursdes travailleurs acharnésse livraient bien encoreà des calculs de balistique; ils rêvaient toujours debombes gigantesques et d'obus incomparables. Maissans la pratiquepourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaientdésertesles domestiques dormaient dans les antichambreslesjournaux moisissaient sur les tablesles coins obscursretentissaient de ronflements tristeset les membres du Gun-Clubjadis si bruyantsmaintenant réduits au silence par une paixdésastreuses'endormaient dans les rêveries del'artillerie platonique!

«C'estdésolantdit un soir le brave Tom Hunterpendant que sesjambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir.Rien à faire! rien à espérer! Quelle existencefastidieuse! Où est le temps où le canon vousréveillait chaque matin par ses joyeuses détonations?

--Cetemps-là n'est plusrépondit le fringant Bilsbyencherchant à se détirer les bras qui lui manquaient.C'était un plaisir alors! On inventait son obusieretàpeine fonduon courait l'essayer devant l'ennemi; puis on rentraitau camp avec un encouragement de Sherman ou une poignée demain de MacClellan! Maisaujourd'huiles générauxsont retournés à leur comptoiretau lieu deprojectilesils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah!par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!

--OuiBilsbys'écria le colonel Blomsberryvoilà decruelles déceptions! Un jour on quitte ses habitudestranquilleson s'exerce au maniement des armeson abandonneBaltimore pour les champs de batailleon se conduit en hérosetdeux anstrois ans plus tardil faut perdre le fruit de tant defatiguess'endormir dans une déplorable oisiveté etfourrer ses mains dans ses poches.»

Quoi qu'ilpût direle vaillant colonel eût été fortempêché de donner une pareille marque de sondésoeuvrementet cependantce n'étaient pas lespoches qui lui manquaient.

«Etnulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Mastonengrattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pasun nuage à l'horizonet cela quand il y a tant à fairedans la science de l'artillerie! Moi qui vous parlej'ai terminéce matin une épureavec plancoupe et élévationd'un mortier destiné à changer les lois de la guerre!

--Vraiment?répliqua Tom Hunteren songeant involontairement au dernieressai de l'honorable J.-T. Maston.

--Vraimentrépondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'étudesmenées à bonne fintant de difficultésvaincues? N'est-ce pas travailler en pure perte? Les peuples duNouveau Monde semblent s'être donné le mot pour vivre enpaixet notre belliqueux Tribune [Le plus fougueux journalabolitionniste de l'Union.] en arrive à pronostiquer deprochaines catastrophes dues à l'accroissement scandaleux despopulations!

--CependantMastonreprit le colonel Blomsberryon se bat toujours en Europepour soutenir le principe des nationalités!

--Eh bien?

--Eh bien!il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-baset si l'on acceptait nos services...

--Ypensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profitdes étrangers!

--Celavaudrait mieux que de n'en pas faire du toutriposta le colonel.

--Sansdoutedit J.-T. Mastoncela vaudrait mieuxmais il ne faut mêmepas songer à cet expédient.

--Etpourquoi cela? demanda le colonel.

--Parcequ'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement quicontrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-làne s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chefavant d'avoir servi comme sous-lieutenantce qui reviendrait àdire qu'on ne saurait être bon pointeur à moins d'avoirfondu le canon soi-même! Orc'est tout simplement...

--Absurde!répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de sonfauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau àlarge lame.]et puisque les choses en sont làil ne nousreste plus qu'à planter du tabac ou à distiller del'huile de baleine!

--Comment!s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissanteces dernièresannées de notre existencenous ne les emploierons pas auperfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne serencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles!L'atmosphère ne s'illuminera plus sous l'éclair de noscanons! Il ne surgira pas une difficulté internationale quinous permette de déclarer la guerre à quelque puissancetransatlantique! Les Français ne couleront pas un seul de nossteamerset les Anglais ne pendront pasau mépris du droitdes genstrois ou quatre de nos nationaux!

--NonMastonrépondit le colonel Blomsberrynous n'aurons pas cebonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produiraetseproduisît-ilnous n'en profiterions même pas! Lasusceptibilité américaine s'en va de jour en jouretnous tombons en quenouille!

--Ouinous nous humilions! répliqua Bilsby.

--Et onnous humilie! riposta Tom Hunter.

--Toutcela n'est que trop vrairépliqua J.-T. Maston avec unenouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons dese battre et l'on ne se bat pas! On économise des bras et desjambeset cela au profit de gens qui n'en savent que faire! Ettenezsans chercher si loin un motif de guerrel'Amérique duNord n'a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais?

--Sansdouterépondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout desa béquille.

--Eh bien!reprit J.-T. Mastonpourquoi l'Angleterre à son tourn'appartiendrait-elle pas aux Américains?

--Ce neserait que justiceriposta le colonel Blomsberry.

--Allezproposer cela au président des États-Uniss'écriaJ.-T. Mastonet vous verrez comme il vous recevra!

--Il nousrecevra malmurmura Bilsby entre les quatre dents qu'il avaitsauvées de la bataille.

--Par mafois'écria J.-T. Mastonaux prochaines élections iln'a que faire de compter sur ma voix!

--Ni surles nôtresrépondirent d'un commun accord cesbelliqueux invalides.

--Enattendantreprit J.-T. Mastonet pour concluresi l'on ne mefournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vraichamp de batailleje donne ma démission de membre duGun-Clubet je cours m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

--Nousvous y suivrons»répondirent les interlocuteurs del'audacieux J.-T. Maston.

Orleschoses en étaient làles esprits se montaient de plusen pluset le club était menacé d'une dissolutionprochainequand un événement inattendu vint empêchercette regrettable catastrophe.

Lelendemain même de cette conversationchaque membre du cerclerecevait une circulaire libellée en ces termes:

Baltimore3 octobre.


Leprésident du Gun-Club a l'honneur de prévenir sescollègues qu'à la séance du 5 courant il leurfera une communication de nature à les intéresservivement. En conséquenceil les prietoute affaire cessantede se rendre à l'invitation qui leur est faite par laprésente.

Trèscordialement leur

IMPEY BARBICANEP. G.-C.




II -COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE


Le 5octobreà huit heures du soirune foule compacte se pressaitdans les salons du Gun-Club21Union-Square. Tous les membres ducercle résidant à Baltimore s'étaient rendus àl'invitation de leur président. Quant aux membrescorrespondantsles express les débarquaient par centainesdans les rues de la villeet si grand que fût le «hall»des séancesce monde de savants n'avait pu y trouver place;aussi refluait-il dans les salles voisinesau fond des couloirs etjusqu'au milieu des cours extérieures; làilrencontrait le simple populaire qui se pressait aux porteschacuncherchant à gagner les premiers rangstous avides deconnaître l'importante communication du présidentBarbicanese poussantse bousculants'écrasant avec cetteliberté d'action particulière aux masses élevéesdans les idées du «self government» [Gouvernementpersonnel.].

Cesoir-làun étranger qui se fût trouvé àBaltimore n'eût pas obtenumême à prix d'ordepénétrer dans la grande salle; celle-ci étaitexclusivement réservée aux membres résidants oucorrespondants; nul autre n'y pouvait prendre placeet les notablesde la citéles magistrats du conseil des selectmen[Administrateurs de la ville élus par la population.] avaientdû se mêler à la foule de leurs administréspour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.

Cependantl'immense «hall» offrait aux regards un curieuxspectacle. Ce vaste local était merveilleusement appropriéà sa destination. De hautes colonnes formées de canonssuperposés auxquels d'épais mortiers servaient de basesoutenaient les fines armatures de la voûtevéritablesdentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce.Des panoplies d'espingolesde tromblonsd'arquebusesde carabinesde toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaientsur les murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleineflamme d'un millier de revolvers groupés en forme de lustrestandis que des girandoles de pistolets et des candélabresfaits de fusils réunis en faisceauxcomplétaient cesplendide éclairage. Les modèles de canonsleséchantillons de bronzeles mires criblées de coupsles plaques brisées au choc des boulets du Gun-Clublesassortiments de refouloirs et d'écouvillonsles chapelets debombesles colliers de projectilesles guirlandes d'obusen unmottous les outils de l'artilleur surprenaient l'oeil par leurétonnante disposition et laissaient à penser que leurvéritable destination était plus décorative quemeurtrière.

A la placed'honneuron voyaitabrité par une splendide vitrineunmorceau de culassebrisé et tordu sous l'effort de la poudreprécieux débris du canon de J.-T. Maston.

Al'extrémité de la sallele présidentassistéde quatre secrétairesoccupait une large esplanade. Sonsiègeélevé sur un affût sculptéaffectait dans son ensemble les formes puissantes d'un mortier detrente-deux pouces; il était braque sous un angle dequatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillonsde telle sorte que le président pouvait lui imprimercommeaux «rocking-chairs» [Chaises à bascule en usageaux États-Unis.]un balancement fort agréable par lesgrandes chaleurs. Sur le bureauvaste plaque de tôle supportéepar six caronadeson voyait un encrier d'un goût exquisfaitd'un biscaïen délicieusement ciseléet un timbreà détonation qui éclataità l'occasioncomme un revolver. Pendant les discussions véhémentescette sonnette d'un nouveau genre suffisait à peine àcouvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.

Devant lebureaudes banquettes disposées en zigzagscomme lescirconvallations d'un retranchementformaient une succession debastions et de courtines où prenaient place tous les membresdu Gun-Clubet ce soir-làon peut le dire«il y avaitdu monde sur les remparts». On connaissait assez le présidentpour savoir qu'il n'eût pas dérangé ses collèguessans un motif de la plus haute gravité.

ImpeyBarbicane était un homme de quarante anscalmefroidaustèred'un esprit éminemment sérieux etconcentré; exact comme un chronomètred'un tempéramentà toute épreuved'un caractère inébranlable;peu chevaleresqueaventureux cependantmais apportant des idéespratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterrele Nordistecolonisateurle descendant de ces Têtes-Rondes si funestes auxStuartset l'implacable ennemi des gentlemen du Sudces anciensCavaliers de la mère patrie. En un motun Yankee couléd'un seul bloc.

Barbicaneavait fait une grande fortune dans le commerce des bois; nommédirecteur de l'artillerie pendant la guerreil se montra fertile eninventions; audacieux dans ses idéesil contribua puissammentaux progrès de cette armeet donna aux choses expérimentalesun incomparable élan.

C'étaitun personnage de taille moyenneayantpar une rare exception dansle Gun-Clubtous ses membres intacts. Ses traits accentuéssemblaient tracés à l'équerre et au tire-ligneet s'il est vrai quepour deviner les instincts d'un hommeon doivele regarder de profilBarbicanevu ainsioffrait les indices lesplus certains de l'énergiede l'audace et du sang-froid.

En cetinstantil demeurait immobile dans son fauteuilmuetabsorbéle regard en dedansabrité sous son chapeau à hauteformecylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânesaméricains.

Sescollègues causaient bruyamment autour de lui sans ledistraire; ils s'interrogeaientils se lançaient dans lechamp des suppositionsils examinaient leur président etcherchaientmais en vainà dégager l'X de sonimperturbable physionomie.

Lorsquehuit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de lagrande salleBarbicanecomme s'il eût été mûpar un ressortse redressa subitement; il se fit un silence généralet l'orateurd'un ton un peu emphatiqueprit la parole en cestermes:

«Bravescollèguesdepuis trop longtemps déjà une paixinféconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans unregrettable désoeuvrement. Après une période dequelques annéessi pleine d'incidentsil a fallu abandonnernos travaux et nous arrêter net sur la route du progrès.Je ne crains pas de le proclamer à haute voixtoute guerrequi nous remettrait les armes à la main serait bien venue...

--Ouilaguerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.

--Écoutez!écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.

--Mais laguerredit Barbicanela guerre est impossible dans lescirconstances actuellesetquoi que puisse espérer monhonorable interrupteurde longues années s'écoulerontencore avant que nos canons tonnent sur un champ de bataille. Il fautdonc en prendre son parti et chercher dans un autre ordre d'idéesun aliment à l'activité qui nous dévore!»

L'assembléesentit que son président allait aborder le point délicat.Elle redoubla d'attention.

«Depuisquelques moismes braves collèguesreprit Barbicaneje mesuis demandé sitout en restant dans notre spécialiténous ne pourrions pas entreprendre quelque grande expériencedigne du XIXe siècleet si les progrès de labalistique ne nous permettraient pas de la mener à bonne fin.J'ai donc cherchétravaillécalculéet de mesétudes est résultée cette conviction que nousdevons réussir dans une entreprise qui paraîtraitimpraticable à tout autre pays. Ce projetlonguement élaboréva faire l'objet de ma communication; il est digne de vousdigne dupassé du Gun-Clubet il ne pourra manquer de faire du bruitdans le monde!

--Beaucoupde bruit? s'écria un artilleur passionné.

--Beaucoupde bruit dans le vrai sens du motrépondit Barbicane.

--N'interrompezpas! répétèrent plusieurs voix.

--Je vousprie doncbraves collèguesreprit le présidentdem'accorder toute votre attention.»

Unfrémissement courut dans l'assemblée. Barbicaneayantd'un geste rapide assuré son chapeau sur sa têtecontinua son discours d'une voix calme:

«Iln'est aucun de vousbraves collèguesqui n'ait vu la Luneou tout au moinsqui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnezpas si je viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous estpeut-être réservé d'être les Colombs de cemonde inconnu. Comprenez-moisecondez-moi de tout votre pouvoirjevous mènerai à sa conquêteet son nom se joindraà ceux des trente-six États qui forment ce grand paysde l'Union!

--Hurrahpour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.

--On abeaucoup étudié la Lunereprit Barbicane; sa massesadensitéson poidsson volumesa constitutionsesmouvementssa distanceson rôle dans le monde solairesontparfaitement déterminés; on a dressé des cartessélénographiques [De\(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\)mot grec qui signifieLune.] avec une perfection qui égalesi même elle nesurpasse pascelle des cartes terrestres; la photographie a donnéde notre satellite des épreuves d'une incomparable beauté[Voir les magnifiques clichés de la Luneobtenus par M. Warende la Rue.]. En un moton sait de la Lune tout ce que les sciencesmathématiquesl'astronomiela géologiel'optiquepeuvent en apprendre; mais jusqu'ici il n'a jamais étéétabli de communication directe avec elle.»

Un violentmouvement d'intérêt et de surprise accueillit cesparoles.

Permettez-moireprit-ilde vous rappeler en quelques mots comment certains espritsardentsembarqués pour des voyages imaginairesprétendirentavoir pénétré les secrets de notre satellite. AuXVIIe siècleun certain David Fabricius se vanta d'avoir vude ses yeux des habitants de la Lune. En 1649un FrançaisJean Baudoinpublia le Voyage fait au monde de la Lune parDominique Gonzalèsaventurier espagnol. A la mêmeépoqueCyrano de Bergerac fit paraître cette expéditioncélèbre qui eut tant de succès en France. Plustardun autre Français--ces gens-là s'occupentbeaucoup de la Lune--le nommé Fontenelleécrivit laPluralité des Mondesun chef-d'oeuvre en son temps;mais la scienceen marchantécrase même leschefs-d'oeuvre! Vers 1835un opuscule traduit du New YorkAmerican raconta que Sir John Herschellenvoyé au cap deBonne-Espérance pour y faire des études astronomiquesavaitau moyen d'un télescope perfectionné par unéclairage intérieurramené la Lune à unedistance de quatre-vingts yards [Le yard vaut un peu moins que lemètresoit 91 cm.]. Alors il aurait aperçudistinctement des cavernes dans lesquelles vivaient des hippopotamesde vertes montagnes frangées de dentelles d'ordes moutonsaux cornes d'ivoiredes chevreuils blancsdes habitants avec desailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette brochureoeuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure futpubliée en France par le républicain Lavironqui futtué au siège de Rome en 1840.]eut un trèsgrand succès. Mais bientôt on reconnut que c'étaitune mystification scientifiqueet les Français furent lespremiers à en rire.

--Rired'un Américain! s'écria J.-T. Mastonmais voilàun casus belli!...

--Rassurez-vousmon digne ami. Les Françaisavant d'en rireavaient étéparfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer cerapide historiquej'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdams'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiréde l'azoteet trente-sept fois plus léger que l'hydrogèneatteignit la Lune après dix-neuf jours de traversée. Cevoyagecomme les tentatives précédentesétaitsimplement imaginairemais ce fut l'oeuvre d'un écrivainpopulaire en Amériqued'un génie étrange etcontemplatif. J'ai nommé Poe!

--Hurrahpour Edgard Poe! s'écria l'assembléeélectriséepar les paroles de son président.

--J'en aifinireprit Barbicaneavec ces tentatives que j'appellerai purementlittéraireset parfaitement insuffisantes pour établirdes relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependantjedois ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de semettre en communication sérieuse avec lui. Ainsiil y aquelques annéesun géomètre allemand proposad'envoyer une commission de savants dans les steppes de la Sibérie.Làsur de vastes plaineson devait établir d'immensesfigures géométriquesdessinées au moyen deréflecteurs lumineuxentre autres le carré del'hypoténusevulgairement appelé le «Pont auxânes» par les Français. «Tout êtreintelligentdisait le géomètredoit comprendre ladestination scientifique de cette figure. Les Sélénites[Habitants de la Lune.]s'ils existentrépondront par unefigure semblableet la communication une fois établieilsera facile de créer un alphabet a qui permettra des'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait legéomètre allemandmais son projet ne fut pas mis àexécutionet jusqu'ici aucun lien direct n'a existéentre la Terre et son satellite. Mais il est réservé augénie pratique des Américains de se mettre en rapportavec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simplefacilecertainimmanquableet il va faire l'objet de maproposition.»

Unbrouhahaune tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Iln'était pas un seul des assistants qui ne fût dominéentraînéenlevé par les paroles de l'orateur.

«Écoutez!écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutesparts.

Lorsquel'agitation fut calméeBarbicane reprit d'une voix plus graveson discours interrompu:

«Voussavezdit-ilquels progrès la balistique a faits depuisquelques années et à quel degré de perfectionles armes à feu seraient parvenuessi la guerre eûtcontinué. Vous n'ignorez pas non plus qued'une façongénéralela force de résistance des canons etla puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien!partant de ce principeje me suis demandé siau moyen d'unappareil suffisantétabli dans des conditions de résistancedéterminéesil ne serait pas possible d'envoyer unboulet dans la Lune.»

A cesparolesun «oh!» de stupéfaction s'échappade mille poitrines haletantes; puis il se fit un moment de silencesemblable à ce calme profond qui précède lescoups de tonnerre. Eten effetle tonnerre éclatamais untonnerre d'applaudissementsde crisde clameursqui fit tremblerla salle des séances. Le président voulait parler; ilne le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvintà se faire entendre.

«Laissez-moiacheverreprit-il froidement. J'ai pris la question sous toutes sesfacesje l'ai abordée résolumentet de mes calculsindiscutables il résulte que tout projectile doué d'unevitesse initiale de douze mille yards [Environ 11000 mètres.]par secondeet dirigé vers la Lunearrivera nécessairementjusqu'à elle. J'ai donc l'honneur de vous proposermes bravescollèguesde tenter cette petite expérience!»



III -EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE


Il estimpossible de peindre l'effet produit par les dernièresparoles de l'honorable président. Quels cris! quellesvociférations! quelle succession de grognementsde hurrahsde «hip! hip! hip!» et de toutes ces onomatopéesqui foisonnent dans la langue américaine! C'était undésordreun brouhaha indescriptible! Les bouches criaientles mains battaientles pieds ébranlaient le plancher dessalles. Toutes les armes de ce musée d'artilleriepartant àla foisn'auraient pas agité plus violemment les ondessonores. Cela ne peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussibruyants que leurs canons.

Barbicanedemeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; peut-êtrevoulait-il encore adresser quelques paroles à ses collèguescar ses gestes réclamèrent le silenceet son timbrefulminant s'épuisa en violentes détonations. On nel'entendit même pas. Bientôt il fut arraché de sonsiègeporté en triompheet des mains de ses fidèlescamarades il passa dans les bras d'une foule non moins surexcitée.

Rien nesaurait étonner un Américain. On a souvent répétéque le mot «impossible» n'était pas français;on s'est évidemment trompé de dictionnaire. EnAmériquetout est faciletout est simpleet quant auxdifficultés mécaniqueselles sont mortes avant d'êtrenées. Entre le projet Barbicane et sa réalisationpasun véritable Yankee ne se fût permis d'entrevoirl'apparence d'une difficulté. Chose ditechose faite.

Lapromenade triomphale du président se prolongea dans la soirée.Une véritable marche aux flambeaux. IrlandaisAllemandsFrançaisÉcossaistous ces individus hétérogènesdont se compose la population du Marylandcriaient dans leur languematernelleet les vivatsles hurrahsles bravos s'entremêlaientdans un inexprimable élan.

Précisémentcomme si elle eût compris qu'il s'agissait d'ellela Lunebrillait alors avec une sereine magnificenceéclipsant de sonintense irradiation les feux environnants. Tous les Yankeesdirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns lasaluaient de la mainles autres l'appelaient des plus doux noms;ceux-ci la mesuraient du regardceux-là la menaçaientdu poing; de huit heures à minuitun opticien deJone's-Fall-Street fit sa fortune à vendre des lunettes.L'astre des nuits était lorgné comme une lady de hautevolée. Les Américains en agissaient avec un sans-façonde propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebéappartînt à ces audacieux conquérants et fîtdéjà partie du territoire de l'Union. Et pourtant iln'était question que de lui envoyer un projectilefaçonassez brutale d'entrer en relationmême avec un satellitemais fort en usage parmi les nations civilisées.

Minuitvenait de sonneret l'enthousiasme ne baissait pas; il se maintenaità dose égale dans toutes les classes de la population;le magistratle savantle négociantle marchandleportefaixles hommes intelligents aussi bien que les gens «verts[Expression tout à fait américaine pour désignerdes gens naïfs.]»se sentaient remués dans leurfibre la plus délicate; il s'agissait là d'uneentreprise nationale; aussi la ville hautela ville basseles quaisbaignés par les eaux du Patapscoles navires emprisonnésdans leurs bassins regorgeaient d'une foule ivre de joiede gin etde whisky; chacun conversaitpéroraitdiscutaitdisputaitapprouvaitapplaudissaitdepuis le gentleman nonchalamment étendusur le canapé des bar-rooms devant sa chope de sherry-cobbler[Mélange de rhumde jus d'orangede sucrede cannelle et demuscade. Cette boisson de couleur jaunâtre s'aspire dans deschopes au moyen d'un chalumeau de verre. Les bar-rooms sont desespèces de cafés.]jusqu'au waterman qui se grisait de«casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.Littéralementen anglais: thorough knock me down.] »dans les sombres tavernes du Fells-Point.

Cependantvers deux heuresl'émotion se calma. Le présidentBarbicane parvint à rentrer chez luibriséécrasémoulu. Un hercule n'eût pas résisté à unenthousiasme pareil. La foule abandonna peu à peu les placeset les rues. Les quatre rails-roads de l'Ohiode SusquehannadePhiladelphie et de Washingtonqui convergent à Baltimorejetèrent le public hexogène aux quatre coins desÉtats-Uniset la ville se reposa dans une tranquillitérelative.

Ce seraitd'ailleurs une erreur de croire quependant cette soiréemémorableBaltimore fût seule en proie à cetteagitation. Les grandes villes de l'UnionNew YorkBostonAlbanyWashingtonRichmondCrescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.]Charlestonla Mobiledu Texas au Massachusettsdu Michigan auxFloridestoutes prenaient leur part de ce délire. En effetles trente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettrede leur présidentet ils attendaient avec une égaleimpatience la fameuse communication du 5 octobre. Aussile soirmêmeà mesure que les paroles s'échappaient deslèvres de l'orateurelles couraient sur les filstélégraphiquesà travers les États del'Unionavec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatrecent quarante-sept milles [Cent mille lieues. C'est la vitesse del'électricité.] à la seconde. On peut donc direavec une certitude absolue qu'au même instant les États-Unisd'Amériquedix fois grands comme la Francepoussèrentun seul hurrahet que vingt-cinq millions de coeursgonflésd'orgueilbattirent de la même pulsation.

Lelendemainquinze cents journaux quotidienshebdomadairesbi-mensuels ou mensuelss'emparèrent de la question; ilsl'examinèrent sous ses différents aspects physiquesmétéorologiqueséconomiques ou morauxau pointde vue de la prépondérance politique ou de lacivilisation. Ils se demandèrent si la Lune était unmonde achevési elle ne subissait plus aucune transformation.Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphèren'existait pas encore? Quel spectacle présentait cette faceinvisible au sphéroïde terrestre? Bien qu'il ne s'agîtencore que d'envoyer un boulet à l'astre des nuitstousvoyaient là le point de départ d'une séried'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amériquepénétrerait les derniers secrets de ce disquemystérieuxet quelques-uns même semblèrentcraindre que sa conquête ne dérangeât sensiblementl'équilibre européen.

Le projetdiscutépas une feuille ne mit en doute sa réalisation;les recueilsles brochuresles bulletinsles «magazines»publiés par les sociétés savanteslittérairesou religieusesen firent ressortir les avantageset «laSociété d'Histoire naturelle» de Boston«laSociété américaine des sciences et des arts»d'Albany«la Société géographique etstatistique» de New York«la Sociétéphilosophique américaine» de Philadelphie«l'Institution Smithsonienne» de Washingtonenvoyèrentdans mille lettres leurs félicitations au Gun-Clubavec desoffres immédiates de service et d'argent.

Aussionpeut le direjamais proposition ne réunit un pareil nombred'adhérents; d'hésitationsde doutesd'inquiétudesil ne fut même pas question. Quant aux plaisanteriesauxcaricaturesaux chansons qui eussent accueilli en Europeetparticulièrement en Francel'idée d'envoyer unprojectile à la Luneelles auraient fort mal servi leurauteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite enbaleine flexible et d'une boule de métal.]» du mondeeussent été impuissants à le garantir contrel'indignation générale. Il y a des choses dont on nerit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint doncàpartir de ce jourun des plus grands citoyens des États-Unisquelque chose comme le Washington de la scienceet un traitentreplusieursmontrera jusqu'où allait cette inféodationsubite d'un peuple à un homme.

Quelquesjours après la fameuse séance du Gun-Cluble directeurd'une troupe anglaise annonça au théâtre deBaltimore la représentation de Much ado about nothing[Beaucoup de bruit pour rienune des comédies deShakespeare.]. Mais la population de la villevoyant dans ce titreune allusion blessante aux projets du président Barbicaneenvahit la sallebrisa les banquettes et obligea le malheureuxdirecteur à changer son affiche. Celui-cien homme d'esprits'inclinant devant la volonté publiqueremplaça lamalencontreuse comédie par As you like it [Comme ilvous plairade Shakespeare.]etpendant plusieurs semainesilfit des recettes phénoménales.




IV -RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE


CependantBarbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations dont ilétait l'objet. Son premier soin fut de réunir sescollègues dans les bureaux du Gun-Club. Làaprèsdiscussionon convint de consulter les astronomes sur la partieastronomique de l'entreprise; leur réponse une fois connueondiscuterait alors les moyens mécaniqueset rien ne seraitnégligé pour assurer le succès de cette grandeexpérience.

Une notetrès précisecontenant des questions spécialesfut donc rédigée et adressée àl'Observatoire de Cambridgedans le Massachusetts. Cette villeoùfut fondée la première Université desÉtats-Unisest justement célèbre par son bureauastronomique. Là se trouvent réunis des savants du plushaut mérite; là fonctionne la puissante lunette quipermit à Bond de résoudre la nébuleused'Andromède et à Clarke de découvrir lesatellite de Sirius. Cet établissement célèbrejustifiait donc à tous les titres la confiance du Gun-Club.

Aussideux jours aprèssa réponsesi impatiemment attenduearrivait entre les mains du président Barbicane. Elle étaitconçue en ces termes:

LeDirecteur de l'Observatoire de Cambridge au Président duGun-Clubà Baltimore.

«Cambridge7 octobre.


«Aureçu de votre honorée du 6 courantadressée àl'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club deBaltimorenotre bureau s'est immédiatement réunietil a jugé à propos [Il y a dans le texte le motexpedientqui est absolument intraduisible en français.]de répondre comme suit:

«Lesquestions qui lui ont été posées sont celles-ci:

«1°Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«2°Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de sonsatellite?

«3°Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura étéimprimée une vitesse initiale suffisanteetpar conséquentà quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre laLune en un point déterminé?

«4°A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dansla position la plus favorable pour être atteinte par leprojectile?

«5°Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné àlancer le projectile?

«6°Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment oùpartira le projectile?

«Surla première question: -- Est-il possible d'envoyer unprojectile dans la Lune?

«Ouiil est possible d'envoyer un projectile dans la Lunesi l'onparvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde. Le calcul démontre que cettevitesse est suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de laTerrel'action de la pesanteur diminue en raison inverse du carrédes distancesc'est-à-dire quepour une distance trois foisplus grandecette action est neuf fois moins forte. En conséquencela pesanteur du boulet décroîtra rapidementet finirapar s'annuler complètement au moment où l'attraction dela Lune fera équilibre à celle de la Terrec'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes dutrajet. En ce momentle projectile ne pèsera plusets'ilfranchit ce pointil tombera sur la Lune par l'effet seul del'attraction lunaire. La possibilité théorique del'expérience est donc absolument démontrée;quant à sa réussiteelle dépend uniquement dela puissance de l'engin employé.

«Surla deuxième question: --Quelle est la distance exacte quisépare la Terre de son satellite?

«LaLune ne décrit pas autour de la Terre une circonférencemais bien une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de làcette conséquence que la Lune se trouve tantôt plusrapprochée de la Terreet tantôt plus éloignéeouen termes astronomiquestantôt dans son apogéetantôt dans son périgée. Orla différenceentre sa plus grande et sa plus petite distance est assezconsidérabledans l'espècepour qu'on ne doive pas lanégliger. En effetdans son apogéela Lune est àdeux cent quarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles(--99640 lieues de 4 kilomètres)et dans son périgéeà deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept millesseulement (-- 88010 lieues)ce qui fait une différence devingt-huit mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11630lieues)ou plus du neuvième du parcours. C'est donc ladistance périgéenne de la Lune qui doit servir de baseaux calculs.

«Surla troisième question: --Quelle sera la durée du trajetdu projectile auquel aura été imprimée unevitesse initiale suffisanteetpar conséquentà quelmoment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un pointdéterminé?

«Sile boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douzemille yards par seconde qui lui aura été impriméeà son départil ne mettrait que neuf heures environ àse rendre à sa destination; mais comme cette vitesse initialeira continuellement en décroissantil se trouvetout calculfaitque le projectile emploiera trois cent mille secondessoitquatre-vingt-trois heures et vingt minutespour atteindre le pointoù les attractions terrestre et lunaire se font équilibreet de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondesoutreize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Ilconviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treizeminutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au pointvisé.

«Surla quatrième question: -- A quel moment précis la Lunese présentera-t-elle dans la position la plus favorable pourêtre atteinte par le projectile?

«D'aprèsce qui vient d'être dit ci-dessusil faut d'abord choisirl'époque où la Lune sera dans son périgéeet en même temps le moment où elle passera au zénithce qui diminuera encore le parcours d'une distance égale aurayon terrestresoit trois mille neuf cent dix-neuf milles; de tellesorte que le trajet définitif sera de deux cent quatorze milleneuf cent soixante-seize milles (--86410 lieues). Maissi chaquemois la Lune passe à son périgéeelle ne setrouve pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne seprésente dans ces deux conditions qu'à de longsintervalles. Il faudra donc attendre la coïncidence du passageau périgée et au zénith. Orpar une heureusecirconstancele 4 décembre de l'année prochainelaLune offrira ces deux conditions: à minuitelle sera dans sonpérigéec'est-à-dire à sa plus courtedistance de la Terreet elle passera en même temps au zénith.

«Surla cinquième question: --Quel point du ciel devra-t-on viseravec le canon destiné à lancer le projectile?

«Lesobservations précédentes étant admisesle canondevra être braqué sur le zénith [Le zénithest le point du ciel situé verticalement au-dessus de la têted'un observateur.] du lieu; de la sortele tir sera perpendiculaireau plan de l'horizonet le projectile se dérobera plusrapidement aux effets de l'attraction terrestre. Maispour que laLune monte au zénith d'un lieuil faut que ce lieu ne soitpas plus haut en latitude que la déclinaison de cet astreautrement ditqu'il soit compris entre 0° et 28° de latitudenord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globecomprises entre l'équateur et le vingt-huitièmeparallèledans lesquels la culmination de la Lune l'amèneau zénith; au-delà du 28e degréla Lunes'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance vers lespôles.]. En tout autre endroitle tir devrait êtrenécessairement obliquece qui nuirait à la réussitede l'expérience.

«Surla sixième question: --Quelle place la Lune occupera-t-elledans le ciel au moment où partira le projectile?

«Aumoment où le projectile sera lancé dans l'espacelaLunequi avance chaque jour de treize degrés dix minutes ettrente-cinq secondesdevra se trouver éloignée dupoint zénithal de quatre fois ce nombresoit cinquante-deuxdegrés quarante-deux minutes et vingt secondesespace quicorrespond au chemin qu'elle fera pendant la durée du parcoursdu projectile. Mais comme il faut également tenir compte de ladéviation que fera éprouver au boulet le mouvement derotation de la terreet comme le boulet n'arrivera à la Lunequ'après avoir dévié d'une distance égaleà seize rayons terrestresquicomptés sur l'orbite dela Lunefont environ onze degréson doit ajouter ces onzedegrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjàmentionnésoit soixante-quatre degrés en chiffresronds. Ainsi doncau moment du tirle rayon visuel mené àla Lune fera avec la verticale du lieu un angle de soixante-quatredegrés.

«Tellessont les réponses aux questions posées àl'Observatoire de Cambridge par les membres du Gun-Club.

«Enrésumé:

«1°Le canon devra être établi dans un pays situéentre 0° et 28° de latitude nord ou sud.

«2°Il devra être braqué sur le zénith du lieu.

«3°Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde.

«4°Il devra être lancé le 1er décembre de l'annéeprochaineà onze heures moins treize minutes et vingtsecondes.

«5°Il rencontrera la Lune quatre jours après son départle 4 décembre à minuit précisau moment oùelle passera au zénith.

«Lesmembres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les travauxnécessités par une pareille entreprise et êtreprêts à opérer au moment déterminécars'ils laissaient passer cette date du 4 décembreils neretrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de périgéeet de zénith que dix-huit ans et onze jours après.

«Lebureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement àleur disposition pour les questions d'astronomie théoriqueetil joint par la présente ses félicitations àcelles de l'Amérique tout entière.

«Pourle bureau:

«J.-M.BELFAST

«Directeur de l'Observatoire de Cambridge.»




V - LEROMAN DE LA LUNE


Unobservateur doué d'une vue infiniment pénétranteet placé à ce centre inconnu autour duquel gravite lemondeaurait vu des myriades d'atomes remplir l'espace àl'époque chaotique de l'univers. Mais peu à peuavecles sièclesun changement se produisit; une loi d'attractionse manifestaà laquelle obéirent les atomes errantsjusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivantleurs affinitésse firent molécules et formèrentces amas nébuleux dont sont parsemées les profondeursdu ciel.

Ces amasfurent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autourde leur point central. Ce centreformé de moléculesvaguesse prit à tourner sur lui-même en se condensantprogressivement; d'ailleurssuivant des lois immuables de lamécaniqueà mesure que son volume diminuait par lacondensationson mouvement de rotation s'accéléraitet ces deux effets persistantil en résulta une étoileprincipalecentre de l'amas nébuleux.

Enregardant attentivementl'observateur eût alors vu les autresmolécules de l'amas se comporter comme l'étoilecentralese condenser à sa façon par un mouvement derotation progressivement accéléréet graviterautour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La nébuleusedont les astronomes comptent près de cinq mille actuellementétait formée.

Parmi cescinq mille nébuleusesil en est une que les hommes ont nomméela Voie lactée [Du mot grec\(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\)gén.\(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\)quisignifie lait.]et qui renferme dix-huit millions d'étoilesdont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

Sil'observateur eût alors spécialement examinéentre ces dix-huit millions d'astres l'un des plus modestes et desmoins brillants [Le diamètre de Siriussuivant Wollastondoit égaler douze fois celui du Soleilsoit 4300000lieues.]une étoile de quatrième ordrecelle quis'appelle orgueilleusement le Soleiltous les phénomènesauxquels est due la formation de l'univers se seraient successivementaccomplis à ses yeux.

En effetce Soleilencore à l'état gazeux et composé demolécules mobilesil l'eût aperçu tournant surson axe pour achever son travail de concentration. Ce mouvementfidèle aux lois de la mécaniquese fût accéléréavec la diminution de volumeet un moment serait arrivé oùla force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripètequi tend à repousser les molécules vers le centre.

Alors unautre phénomène se serait passé devant les yeuxde l'observateuret les molécules situées dans le plande l'équateurs'échappant comme la pierre d'une frondedont la corde vient à se briser subitementauraient étéformer autour du Soleil plusieurs anneaux concentriques semblables àcelui de Saturne. A leur tources anneaux de matièrecosmiquepris d'un mouvement de rotation autour de la massecentralese seraient brisés et décomposés ennébulosités secondairesc'est-à-dire enplanètes.

Sil'observateur eût alors concentré toute son attentionsur ces planètesil les aurait vues se comporter exactementcomme le Soleil et donner naissance à un ou plusieurs anneauxcosmiquesorigines de ces astres d'ordre inférieur qu'onappelle satellites.

Ainsidoncen remontant de l'atome à la moléculede lamolécule à l'amas nébuleuxde l'amas nébuleuxà la nébuleusede la nébuleuse àl'étoile principalede l'étoile principale au Soleildu Soleil à la planèteet de la planète ausatelliteon a toute la série des transformations subies parles corps célestes depuis les premiers jours du monde.

Le Soleilsemble perdu dans les immensités du monde stellaireetcependant il est rattachépar les théories actuellesde la scienceà la nébuleuse de la Voie lactée.Centre d'un mondeet si petit qu'il paraisse au milieu des régionséthéréesil est cependant énormecar sagrosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour delui gravitent huit planètessorties de ses entrailles mêmesaux premiers temps de la Création. Ce sonten allant du plusproche de ces astres au plus éloignéMercureVénusla TerreMars JupiterSaturneUranus et Neptune. De plus entreMars et Jupiter circulent régulièrement d'autres corpsmoins considérablespeut-être les débris errantsd'un astre brisé en plusieurs milliers de morceauxdont letélescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à cejour. [Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petitspour qu'on puisse en faire le tour dans l'espace d'une seule journéeen marchant au pas gymnastique.]

De cesserviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique par lagrande loi de la gravitationquelques-uns possèdent àleur tour des satellites. Uranus en a huitSaturne huitJupiterquatreNeptune trois peut-êtrela Terre un; ce dernierl'undes moins importants du monde solaires'appelle la Luneet c'estlui que le génie audacieux des Américains prétendaitconquérir.

L'astredes nuitspar sa proximité relative et le spectaclerapidement renouvelé de ses phases diversesa tout d'abordpartagé avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre;mais le Soleil est fatigant au regardet les splendeurs de salumière obligent ses contemplateurs à baisser les yeux.

La blondePhoebéplus humaine au contrairese laisse complaisammentvoir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'oeilpeuambitieuseet cependantelle se permet parfois d'éclipserson frèrele radieux Apollonsans jamais être éclipséepar lui. Les mahométans ont compris la reconnaissance qu'ilsdevaient à cette fidèle amie de la Terreet ils ontréglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neufjours et demi environ.].

Lespremiers peuples vouèrent un culte particulier à cettechaste déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; lesPhéniciens la nommaient Astarté; les Grecs l'adorèrentsous le nom de Phoebéfille de Latone et de Jupiteret ilsexpliquaient ses éclipses par les visites mystérieusesde Diane au bel Endymion. A en croire la légende mythologiquele lion de Némée parcourut les campagnes de la Luneavant son apparition sur la Terreet le poète Agésianaxcité par Plutarquecélébra dans ses vers cesdoux yeuxce nez charmant et cette bouche aimableformés parles parties lumineuses de l'adorable Séléné.

Mais siles Anciens comprirent bien le caractèrele tempéramenten un motles qualités morales de la Lune au point de vuemythologiqueles plus savants d'entre eux demeurèrent fortignorants en sélénographie.

Cependantplusieurs astronomes des époques reculées découvrirentcertaines particularités confirmées aujourd'hui par lascience. Si les Arcadiens prétendirent avoir habité laTerre à une époque où la Lune n'existait pasencoresi Tatius la regarda comme un fragment détachédu disque solairesi Cléarquele disciple d'Aristoteen fitun miroir poli sur lequel se réfléchissaient les imagesde l'Océansi d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas devapeurs exhalées par la Terreou un globe moitié feumoitié glacequi tournait sur lui-mêmequelquessavantsau moyen d'observations sagacesà défautd'instruments d'optiquesoupçonnèrent la plupart deslois qui régissent l'astre des nuits.

AinsiThalès de Milet460 ans avant J.-C.émit l'opinionque la Lune était éclairée par le Soleil.Aristarque de Samos donna la véritable explication de sesphases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'unelumière réfléchie. Le Chaldéen Bérosedécouvrit que la durée de son mouvement de rotationétait égale à celle de son mouvement derévolutionet il expliqua de la sorte le fait que la Luneprésente toujours la même face. Enfin Hipparquedeuxsiècles avant l'ère chrétiennereconnutquelques inégalités dans les mouvements apparents dusatellite de la Terre.

Cesdiverses observations se confirmèrent par la suite etprofitèrent aux nouveaux astronomes. Ptoléméeau IIe sièclel'Arabe Aboul-Wéfaau Xecomplétèrentles remarques d'Hipparque sur les inégalités que subitla Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sousl'action du Soleil. Puis Copernic [Voir Les Fondateurs del'Astronomie moderneun livre admirable de M. J. Bertranddel'Institut.]au XVe siècleet Tycho Brahéau XVIeexposèrent complètement le système du monde etle rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps célestes.

A cetteépoqueses mouvements étaient à peu prèsdéterminés; mais de sa constitution physique on savaitpeu de chose. Ce fut alors que Galilée expliqua les phénomènesde lumière produits dans certaines phases par l'existence demontagnes auxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre millecinq cents toises.

AprèsluiHeveliusun astronome de Dantzigrabaissa les plus hautesaltitudes à deux mille six cents toises; mais son confrèreRiccioli les reporta à sept mille.

Herschellà la fin du XVIIIe sièclearmé d'un puissanttélescoperéduisit singulièrement les mesuresprécédentes. Il donna dix-neuf cents toises auxmontagnes les plus élevéeset ramena la moyenne desdifférentes hauteurs à quatre cents toises seulement.Mais Herschell se trompait encoreet il fallut les observations deShroeterLouvilleHalleyNasmythBianchiniPastorfLohrmanGruithuysenet surtout les patientes études de MM. Beer etMoedelerpour résoudre définitivement la question.Grâce à ces savantsl'élévation desmontagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. Beer etMoedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteursdont six sontau-dessus de deux mille six cents toiseset vingt-deux au-dessus dedeux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la merest de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de troismille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En mêmetempsla reconnaissance de la Lune se complétait; cet astreapparaissait criblé de cratèreset sa natureessentiellement volcanique s'affirmait à chaque observation.Du défaut de réfraction dans les rayons des planètesoccultées par elleon conclut que l'atmosphère devaitpresque absolument lui manquer. Cette absence d'air entraînaitl'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les Sélénitespour vivre dans ces conditionsdevaient avoir une organisationspéciale et différer singulièrement deshabitants de la Terre.

Enfingrâce aux méthodes nouvellesles instruments plusperfectionnés fouillèrent la Lune sans relâchene laissant pas un point de sa face inexploréet cependantson diamètre mesure deux mille cent cinquante milles [Huitcent soixante-neuf lieuesc'est-à-dire un peu plus du quartdu rayon terrestre.]sa surface est la treizième partie de lasurface du globe [Trente-huit millions de kilomètres carrés.]son volume la quarante-neuvième partie du volume du sphéroïdeterrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper àl'oeil des astronomeset ces habiles savants portèrent plusloin encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ilsremarquèrent quependant la pleine Lunele disqueapparaissait dans certaines parties rayé de lignes blancheset pendant les phasesrayé de lignes noires. En étudiantavec une plus grande précisionils parvinrent à serendre un compte exact de la nature de ces lignes. C'étaientdes sillons longs et étroitscreusés entre des bordsparallèlesaboutissant généralement auxcontours des cratères; ils avaient une longueur comprise entredix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Lesastronomes les appelèrent des rainuresmais tout ce qu'ilssurent fairece fut de les nommer ainsi. Quant à la questionde savoir si ces rainures étaient des lits desséchésd'anciennes rivières ou nonils ne purent la résoudred'une manière complète. Aussi les Américainsespéraient bien déterminerun jour ou l'autrece faitgéologique. Ils se réservaient également dereconnaître cette série de remparts parallèlesdécouverts à la surface de la Lune par Gruithuysensavant professeur de Munichqui les considéra comme unsystème de fortifications élevées par lesingénieurs sélénites. Ces deux pointsencoreobscurset bien d'autres sans doutene pouvaient êtredéfinitivement réglés qu'après unecommunication directe avec la Lune.

Quant àl'intensité de sa lumièreil n'y avait plus rien àapprendre à cet égard; on savait qu'elle est trois centmille fois plus faible que celle du Soleilet que sa chaleur n'a pasd'action appréciable sur les thermomètres; quant auphénomène connu sous le nom de lumière cendréeil s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil renvoyésde la Terre à la Luneet qui semblent compléter ledisque lunairelorsque celui-ci se présente sous la formed'un croissant dans ses première et dernière phases.

Tel étaitl'état des connaissances acquises sur le satellite de laTerreque le Gun-Club se proposait de compléter à tousles points de vuecosmographiquesgéologiquespolitiques etmoraux.





VI - CEQU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST PLUS PERMIS DECROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS


Laproposition Barbicane avait eu pour résultat immédiatde remettre à l'ordre du jour tous les faits astronomiquesrelatifs à l'astre des nuits. Chacun se mit à l'étudierassidûment. Il semblait que la Lune apparût pour lapremière fois sur l'horizon et que personne ne l'eûtencore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; ellefut la lionne du jour sans en paraître moins modesteet pritrang parmi les «étoiles» sans en montrer plus defierté. Les journaux ravivèrent les vieilles anecdotesdans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un rôle;ils rappelèrent les influences que lui prêtaitl'ignorance des premiers âges; ils le chantèrent surtous les tons; un peu plusils eussent cité de ses bons mots;l'Amérique entière fut prise de sélénomanie.

De leurcôtéles revues scientifiques traitèrent plusspécialement les questions qui touchaient àl'entreprise du Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridgefut publiée par ellescommentée et approuvéesans réserve.

Brefilne fut plus permismême au moins lettré des Yankeesd'ignorer un seul des faits relatifs à son satelliteni àla plus bornée des vieilles mistress d'admettre encore desuperstitieuses erreurs à son endroit. La science leurarrivait sous toutes les formes; elle les pénétrait parles yeux et les oreilles; impossible d'être un âne...enastronomie.

Jusqu'alorsbien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la distance quisépare la Lune de la Terre. On profita de la circonstance pourleur apprendre que cette distance s'obtenait par la mesure de laparallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les étonneron leur disait que c'était l'angle formé par deuxlignes droites menées de chaque extrémité durayon terrestre jusqu'à la Lune. Doutaient-ils de laperfection de cette méthodeon leur prouvait immédiatementquenon seulement cette distance moyenne était bien de deuxcent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles (-- 94330lieues)mais encore que les astronomes ne se trompaient pas desoixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux quin'étaient pas familiarisés avec les mouvements de laLuneles journaux démontraient quotidiennement qu'ellepossède deux mouvements distinctsle premier dit de rotationsur un axele second dit de révolution autour de la Terres'accomplissant tous les deux dans un temps égalsoitvingt-sept jours et un tiers [C'est la durée de la révolutionsidéralec'est-à-dire le temps que la Lune met àrevenir à une même étoile.].

Lemouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit àla surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jouril n'y a qu'unenuit par mois lunaireet ils durent chacun trois centcinquante-quatre heures et un tiers. Maisheureusement pour ellelaface tournée vers le globe terrestre est éclairéepar lui avec une intensité égale à la lumièrede quatorze Lunes. Quant à l'autre facetoujours invisibleelle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d'une nuitabsoluetempérée seulement par cette «pâleclarté qui tombe des étoiles». Ce phénomèneest uniquement dû à cette particularité que lesmouvements de rotation et de révolution s'accomplissent dansun temps rigoureusement égalphénomène communsuivant Cassini et Herschellaux satellites de Jupiteret trèsprobablement à tous les autres satellites.

Quelquesesprits bien disposésmais un peu rétifsnecomprenaient pas tout d'abord quesi la Lune montrait invariablementla même face à la Terre pendant sa révolutionc'est quedans le même laps de tempselle faisait un tour surelle-même. A ceux-là on disait: «Allez dans votresalle à mangeret tournez autour de la table de manièreà toujours en regarder le centre; quand votre promenadecirculaire sera achevéevous aurez fait un tour survous-mêmepuisque votre oeil aura parcouru successivement tousles points de la salle. Eh bien! la sallec'est le Ciella tablec'est la Terreet la Lunec'est vous!» Et ils s'en allaientenchantés de la comparaison.

Ainsidoncla Lune montre sans cesse la même face à la Terre;cependantpour être exactil faut ajouter quepar suite d'uncertain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'estappelé «libration»elle laisse apercevoir un peuplus de la moitié de son disquesoit les cinquante-septcentièmes environ.

Lorsqueles ignorants en savaient autant que le directeur de l'Observatoirede Cambridge sur le mouvement de rotation de la Luneilss'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolutionautour de la Terreet vingt revues scientifiques avaient vite faitde les instruire. Ils apprenaient alors que le firmamentavec soninfinité d'étoilespeut être considérécomme un vaste cadran sur lequel la Lune se promène enindiquant l'heure vraie à tous les habitants de la Terre; quec'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente sesdifférentes phases; que la Lune est pleinequand elle est enopposition avec le Soleilc'est-à-dire lorsque les troisastres sont sur la même lignela Terre étant au milieu;que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec leSoleilc'est-à-dire lorsqu'elle se trouve entre la Terre etlui; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernierquartierquand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droitdont elle occupe le sommet.

QuelquesYankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquenceque les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époquesde conjonction ou d'oppositionet ils raisonnaient bien. Enconjonctionla Lune peut éclipser le Soleiltandis qu'enoppositionc'est la Terre qui peut l'éclipser à sontouret si ces éclipses n'arrivent pas deux fois parlunaisonc'est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune estincliné sur l'écliptiqueautrement ditsur le plansuivant lequel se meut la Terre.

Quant àla hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus del'horizonla lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit àcet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant lalatitude du lieu où on l'observe. Mais les seules zones duglobe pour lesquelles la Lune passe au zénithc'est-à-direvient se placer directement au-dessus de la tête de sescontemplateurssont nécessairement comprises entre lesvingt-huitièmes parallèles et l'équateur. De làcette recommandation importante de tenter l'expérience sur unpoint quelconque de cette partie du globeafin que le projectile pûtêtre lancé perpendiculairement et échapper ainsiplus vite à l'action de la pesanteur. C'était unecondition essentielle pour le succès de l'entrepriseet ellene laissait pas de préoccuper vivement l'opinion publique.

Quant àla ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de laTerrel'Observatoire de Cambridge avait suffisamment apprismêmeaux ignorants de tous les paysque cette ligne est une courberentrantenon pas un cerclemais bien une ellipsedont la Terreoccupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes àtoutes les planètes aussi bien qu'à tous lessatelliteset la mécanique rationnelle prouve rigoureusementqu'il ne pouvait en être autrement. Il était bienentendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignéede la Terreet plus rapprochée dans son périgée.

Voilàdonc ce que tout Américain savait bon gré mal gréce que personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si cesvrais principes se vulgarisèrent rapidementbeaucoupd'erreurscertaines craintes illusoiresfurent moins faciles àdéraciner.

Ainsiquelques braves genspar exemplesoutenaient que la Lune étaitune ancienne comètelaquelleen parcourant son orbiteallongée autour du Soleilvint à passer près dela Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. Cesastronomes de salon prétendaient expliquer ainsi l'aspectbrûlé de la Lunemalheur irréparable dont ils seprenaient à l'astre radieux. Seulementquand on leur faisaitobserver que les comètes ont une atmosphère et que laLune n'en a que peu ou pasils restaient fort empêchésde répondre.

D'autresappartenant à la race des trembleursmanifestaient certainescraintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire quedepuis les observations faites au temps des Califesson mouvement derévolution s'accélérait dans une certaineproportion; ils en déduisaient de làfort logiquementd'ailleursqu'à une accélération de mouvementdevait correspondre une diminution dans la distance des deux astreset quece double effet se prolongeant à l'infinila Lunefinirait un jour par tomber sur la Terre. Cependantils durent serassurer et cesser de craindre pour les générationsfuturesquand on leur apprit quesuivant les calculs de Laplaceunillustre mathématicien françaiscette accélérationde mouvement se renferme dans des limites fort restreinteset qu'unediminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder.Ainsi doncl'équilibre du monde solaire ne pouvait êtredérangé dans les siècles à venir.

Restait endernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; ceux-làne se contentent pas d'ignorerils savent ce qui n'est paset àpropos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient sondisque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir desdivers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Lesautres prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observéesneuf cent cinquante avaient amené des changements notablestels que cataclysmesrévolutionstremblements de terredélugesetc.; ils croyaient donc à l'influencemystérieuse de l'astre des nuits sur les destinéeshumaines; ils le regardaient comme le «véritable contrepoids» de l'existence; ils pensaient que chaque Séléniteétait rattaché à chaque habitant de la Terre parun lien sympathique; avec le docteur Meadils soutenaient que lesystème vital lui est entièrement soumisprétendantsans en démordreque les garçons naissent surtoutpendant la nouvelle Luneet les filles pendant le dernier quartieretc.etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces vulgaireserreursrevenir à la seule véritéet si laLunedépouillée de son influenceperdit dans l'espritde certains courtisans de tous les pouvoirssi quelques dos luifurent tournésl'immense majorité se prononçapour elle. Quant aux Yankeesils n'eurent plus d'autre ambition quede prendre possession de ce nouveau continent des airs et d'arborer àson plus haut sommet le pavillon étoilé des États-Unisd'Amérique.




VII- L'HYMNE DU BOULET



L'Observatoirede Cambridge avaitdans sa mémorable lettre du 7 octobretraité la question au point de vue astronomique; il s'agissaitdésormais de la résoudre mécaniquement. C'estalors que les difficultés pratiques eussent paruinsurmontables en tout autre pays que l'Amérique. Ici ce nefut qu'un jeu.

Leprésident Barbicane avaitsans perdre de tempsnommédans le sein du Gun-Club un Comité d'exécution. CeComité devait en trois séances élucider lestrois grandes questions du canondu projectile et des poudres; ilfut composé de quatre membres très savants sur cesmatières: Barbicaneavec voix prépondérante encas de partagele général Morganle major Elphistonet enfin l'inévitable J.-T. Mastonauquel furent confiéesles fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8octobrele Comité se réunit chez le présidentBarbicane3Republican-street. Comme il était important quel'estomac ne vînt pas troubler par ses cris une aussi sérieusediscussionles quatre membres du Gun-Club prirent place à unetable couverte de sandwiches et de théièresconsidérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume àson crochet de feret la séance commença.

Barbicaneprit la parole:

«Meschers collèguesdit-ilnous avons à résoudreun des plus importants problèmes de la balistiquecettescience par excellencequi traite du mouvement des projectilesc'est-à-dire des corps lancés dans l'espace par uneforce d'impulsion quelconquepuis abandonnés àeux-mêmes.

--Oh! labalistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une voixémue.

--Peut-êtreeût-il paru plus logiquereprit Barbicanede consacrer cettepremière séance à la discussion de l'engin...

--Eneffetrépondit le général Morgan.

--Cependantreprit Barbicaneaprès mûres réflexionsil m'asemblé que la question du projectile devait primer celle ducanonet que les dimensions de celui-ci devaient dépendre desdimensions de celui-là.

--Jedemande la parole»s'écria J.-T. Maston.

La parolelui fut accordée avec l'empressement que méritait sonpassé magnifique.

«Mesbraves amisdit-il d'un accent inspirénotre présidenta raison de donner à la question du projectile le pas surtoutes les autres! Ce boulet que nous allons lancer à la Lunec'est notre messagernotre ambassadeuret je vous demande lapermission de le considérer à un point de vue purementmoral.»

Cettefaçon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrementla curiosité des membres du Comité; ils accordèrentdonc la plus vive attention aux paroles de J.-T. Maston.

«Meschers collèguesreprit ce dernierje serai bref; jelaisserai de côté le boulet physiquele boulet qui tuepour n'envisager que le boulet mathématiquele boulet moral.Le boulet est pour moi la plus éclatante manifestation de lapuissance humaine; c'est en lui qu'elle se résume toutentière; c'est en le créant que l'homme s'est le plusrapproché du Créateur!

--Trèsbien! dit le major Elphiston.

--Eneffets'écria l'orateursi Dieu a fait les étoiles etles planètesl'homme a fait le bouletce critériumdes vitesses terrestrescette réduction des astres errantdans l'espaceet qui ne sontà vrai direque desprojectiles! A Dieu la vitesse de l'électricitélavitesse de la lumièrela vitesse des étoileslavitesse des comètesla vitesse des planèteslavitesse des satellitesla vitesse du sonla vitesse du vent! Mais ànous la vitesse du bouletcent fois supérieure à lavitesse des trains et des chevaux les plus rapides!»

J.-T.Maston était transporté; sa voix prenait des accentslyriques en chantant cet hymne sacré du boulet.

«Voulez-vousdes chiffres? reprit-ilen voilà d'éloquents! Prenezsimplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-direpesant vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moinsvite que l'électricitésix cent quarante fois moinsvite que la lumièresoixante-seize fois moins vite que laTerre dans son mouvement de translation autour du Soleilcependantà la sortie du canonil dépasse la rapidité duson [Ainsiquand on a entendu la détonation de la bouche àfeu on ne peut plus être frappé par le boulet.]il faitdeux cents toises à la secondedeux mille toises en dixsecondesquatorze milles à la minute (-- 6 lieues)huit centquarante milles à l'heure (-- 360 lieues)vingt mille centmilles par jour (-- 8640 lieues)c'est-à-dire la vitesse despoints de l'équateur dans le mouvement de rotation du globesept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an(-- 3155760 lieues). Il mettrait donc onze jours à se rendreà la Lunedouze ans à parvenir au Soleiltrois centsoixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde solaire.Voilà ce que ferait ce modeste bouletl'ouvrage de nos mains!Que sera-ce donc quandvingtuplant cette vitessenous le lanceronsavec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah!boulet superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tuseras reçu là-haut avec les honneurs dus à unambassadeur terrestre!»

Deshurrahs accueillirent cette ronflante péroraisonet J.-T.Mastontout émus'assit au milieu des félicitationsde ses collègues.

«Etmaintenantdit Barbicaneque nous avons fait une large part àla poésieattaquons directement la question.

--Noussommes prêtsrépondirent les membres du Comitéen absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.

--Voussavez quel est le problème à résoudrereprit leprésident; il s'agit d'imprimer à un projectile unevitesse de douze mille yards par seconde. J'ai lieu de penser quenous y réussirons. Maisen ce momentexaminons les vitessesobtenues jusqu'ici; le général Morgan pourra nousédifier à cet égard.

--D'autantplus facilementrépondit le généralquependant la guerrej'étais membre de la commissiond'expérience. Je vous dirai donc que les canons de cent deDahlgreenqui portaient à deux mille cinq cents toisesimprimaient à leur projectile une vitesse initiale de cinqcents yards à la seconde.

--Bien. Etla Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad àces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda leprésident.

--LaColumbiad Rodmanessayée au fort Hamiltonprès de NewYorklançait un boulet pesant une demi-tonne à unedistance de six millesavec une vitesse de huit cents yards parseconderésultat que n'ont jamais obtenu Armstrong etPalliser en Angleterre.

--Oh! lesAnglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de l'est sonredoutable crochet.

--Ainsidoncreprit Barbicaneces huit cents yards seraient la vitessemaximum atteinte jusqu'ici?

--Ouirépondit Morgan.

--Jediraicependantrépliqua J.-T. Mastonque si mon mortiern'eût pas éclaté...

--Ouimais il a éclatérépondit Barbicane avec ungeste bienveillant. Prenons donc pour point de départ cettevitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussiréservant pour une autre séance la discussion desmoyens destinés à produire cette vitessej'appelleraivotre attentionmes chers collèguessur les dimensions qu'ilconvient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il ne s'agit plusici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

--Pourquoipas? demanda le major.

--Parceque ce bouletrépondit vivement J.-T. Mastondoit êtreassez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lunes'il enexiste toutefois.

--Ouirépondit Barbicaneet pour une autre raison plus importanteencore.

--Quevoulez-vous direBarbicane? demanda le major.

--Je veuxdire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne plus s'enoccuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours jusqu'aumoment où il atteindra le but.

--Hein!firent le général et le majorun peu surpris de laproposition.

--Sansdoutereprit Barbicane en homme sûr de luisans douteounotre expérience ne produira aucun résultat.

--Maisalorsrépliqua le majorvous allez donner à ceprojectile des dimensions énormes?

--Non.Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instrumentsd'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopeson est déjà parvenu à obtenir des grossissementsde six mille foiset à ramener la Lune à quarantemilles environ (-- 16 lieues). Orà cette distancelesobjets ayant soixante pieds de côté sont parfaitementvisibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance depénétration des télescopesc'est que cettepuissance ne s'exerce qu'au détriment de leur clartéet la Lunequi n'est qu'un miroir réfléchissantn'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on puisseporter les grossissements au-delà de cette limite.

--Eh bien!que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vousà votre projectile un diamètre de soixante pieds?

--Non pas!

--Vousvous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

--Parfaitement.

--Voilàqui est fort! s'écria J.-T. Maston.

--Ouifort simplerépondit Barbicane. En effetsi je parviens àdiminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse lalumière de la Lunen'aurais-je pas rendu cette lumièreplus intense?

--Évidemment.

--Eh bien!pour obtenir ce résultatil me suffira d'établir untélescope sur quelque montagne élevée. Ce quenous ferons.

--Je merendsje me rendsrépondit le major. Vous avez une façonde simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vousobtenir ainsi?

--Ungrossissement de quarante-huit mille foisqui ramènera laLune à cinq milles seulementetpour être visiblesles objets n'auront plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.

--Parfait!s'écria J.-T. Mastonnotre projectile aura donc neuf pieds dediamètre?

--Précisément.

--Permettez-moide vous direcependantreprit le major Elphistonqu'il sera encored'un poids telque...

--Oh!majorrépondit Barbicaneavant de discuter son poidslaissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveillesen ce genre. Loin de moi la pensée de prétendre que labalistique n'ait pas progressémais il est bon de savoir quedès le Moyen Ageon obtenait des résultatssurprenantsj'oserai ajouterplus surprenants que les nôtres.

--Parexemple! répliqua Morgan.

--Justifiezvos paroless'écria vivement J.-T. Maston.

--Rienn'est plus facilerépondit Barbicane; j'ai des exemples àl'appui de ma proposition. Ainsiau siège de Constantinoplepar Mahomet IIen 1453on lança des boulets de pierre quipesaient dix-neuf cents livreset qui devaient être d'unebelle taille.

--Oh! oh!fit le majordix-neuf cents livresc'est un gros chiffre!

--A Malteau temps des chevaliersun certain canon du fort Saint-Elme lançaitdes projectiles pesant deux mille cinq cents livres.

--Paspossible!

--Enfind'après un historien françaissous Louis XIunmortier lançait une bombe de cinq cents livres seulement; maiscette bombepartie de la Bastilleun endroit où les fousenfermaient les sagesallait tomber à Charentonun endroitoù les sages enferment les fous.

--Trèsbien! dit J.-T. Maston.

--Depuisqu'avons-nous vuen somme? Les canons Armstrong lancer des bouletsde cinq cents livreset les Columbiads Rodman des projectiles d'unedemi-tonne! Il semble donc quesi les projectiles ont gagnéen portéeils ont perdu en pesanteur. Orsi nous tournonsnos efforts de ce côténous devons arriver avec leprogrès de la scienceà décupler le poids desboulets de Mahomet IIet des chevaliers de Malte.

--C'estévidentrépondit le majormais quel métalcomptez-vous donc employer pour le projectile?

--De lafonte de fertout simplementdit le général Morgan.

--Peuh! dela fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédainc'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre àla Lune.

--N'exagéronspasmon honorable amirépondit Morgan; la fonte suffira.

--Eh bien!alorsreprit le major Elphistonpuisque la pesanteur estproportionnelle à son volumeun boulet de fontemesurantneuf pieds de diamètresera encore d'un poids épouvantable!

--Ouis'il est plein; nons'il est creuxdit Barbicane.

--Creux!ce sera donc un obus?

--Oùl'on pourra mettre des dépêchesrépliqua J.-T.Mastonet des échantillons de nos productions terrestres!

--Ouiunobusrépondit Barbicane; il le faut absolument; un bouletplein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent millelivrespoids évidemment trop considérable; cependantcomme il faut conserver une certaine stabilité au projectileje propose de lui donner un poids de cinq mille livres.

--Quellesera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.

--Si noussuivons la proportion réglementairereprit Morganundiamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux piedsau moins.

--Ceserait beaucoup troprépondit Barbicane; remarquez-le bienil ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer desplaques; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pourrésister à la pression des gaz de la poudre. Voici doncle problème: quelle épaisseur doit avoir un obus enfonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? Notre habilecalculateurle brave Mastonva nous l'apprendre séancetenante.

--Rienn'est plus facile»répliqua l'honorable secrétairedu Comité.

Et cedisantil traça quelques formules algébriques sur lepapier; on vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des\(x\) élevés à la deuxième puissance. Ileut même l'air d'extrairesans y toucherune certaine racinecubiqueet dit:

«Lesparois auront à peine deux pouces d'épaisseur.

--Sera-cesuffisant? demanda le major d'un air de doute.

--Nonrépondit le président Barbicanenonévidemment.

--Eh bien!alorsque faire? reprit Elphiston d'un air assez embarrassé.

--Employerun autre métal que la fonte.

--Ducuivre? dit Morgan.

--Nonc'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vousproposer.

--Quoidonc? dit le major.

--Del'aluminiumrépondit Barbicane.

--Del'aluminium! s'écrièrent les trois collègues duprésident.

--Sansdoutemes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste françaisHenri Sainte-Claire Devilleest parvenuen 1854à obtenirl'aluminium en masse compacte. Orce précieux métal ala blancheur de l'argentl'inaltérabilité de l'orlaténacité du ferla fusibilité du cuivre et lalégèreté du verre; il se travaille facilementil est extrêmement répandu dans la naturepuisquel'alumine forme la base de la plupart des rochesil est trois foisplus léger que le feret il semble avoir étécréé tout exprès pour nous fournir la matièrede notre projectile!

--Hurrahpour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comitétoujours très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

--Maismon cher présidentdit le majorest-ce que le prix derevient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?

--Ill'étaitrépondit Barbicane; aux premiers temps de sadécouvertela livre d'aluminium coûtait deux centsoixante à deux cent quatre-vingts dollars (-- environ 1500francs); puis elle est tombée à vingt-sept dollars (--150 F)et aujourd'huienfinelle vaut neuf dollars (-- 48.75 F).

--Maisneuf dollars la livrerépliqua le majorqui ne se rendaitpas facilementc'est encore un prix énorme!

--Sansdoutemon cher majormais non pas inabordable.

--Quepèsera donc le projectile? demanda Morgan.

--Voici cequi résulte de mes calculsrépondit Barbicane; unboulet de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces[Trente centimètres; le pouce américain vaut 25millimètres.] d'épaisseur pèseraits'il étaiten fonte de fersoixante-sept mille quatre cent quarante livres; enfonte d'aluminiumson poids sera réduit à dix-neufmille deux cent cinquante livres.

--Parfait!s'écria Mastonvoilà qui rentre dans notre programme.

--Parfait!parfait! répliqua le majormais ne savez-vous pas qu'àdix-huit dollars la livrece projectile coûtera...

--Centsoixante-treize mille deux cent cinquante dollars (-- 928437.50 F)je le sais parfaitement; mais ne craignez rienmes amisl'argent nefera pas défaut à notre entrepriseje vous en réponds.

--Ilpleuvra dans nos caissesrépliqua J.-T. Maston.

--Eh bien!que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.

--Adoptérépondirent les trois membres du Comité.

--Quant àla forme du bouletreprit Barbicaneelle importe peupuisquel'atmosphère une fois dépasséele projectile setrouvera dans le vide; je propose donc le boulet rondqui tournerasur lui-mêmesi cela lui plaîtet se comportera àsa fantaisie.»

Ainsi setermina la première séance du Comité; laquestion du projectile était définitivement résolueet J.-T. Maston se réjouit fort de la pensée d'envoyerun boulet d'aluminium aux Sélénites«ce qui leurdonnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!





VIII -L'HISTOIRE DU CANON


Lesrésolutions prises dans cette séance produisirent ungrand effet au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient unpeu à l'idée d'un bouletpesant vingt mille livreslancé à travers l'espace. On se demandait quel canonpourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante àune pareille masse. Le procès verbal de la seconde séancedu Comité devait répondre victorieusement à cesquestions.

Lelendemain soirles quatre membres du Gun-Club s'attablaient devantde nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritableocéan de thé. La discussion reprit aussitôt soncoursetcette foissans préambule.

«Meschers collèguesdit Barbicanenous allons nous occuper del'engin à construirede sa longueurde sa formede sacomposition et de son poids. Il est probable que nous arriverons àlui donner des dimensions gigantesques; mais si grandes que soientles difficultésnotre génie industriel en aurafacilement raison. Veuillez donc m'écouteret ne m'épargnezpas les objections à bout portant. Je ne les crains pas!»

Ungrognement approbateur accueillit cette déclaration.

«N'oublionspasreprit Barbicaneà quel point notre discussion nous aconduits hier; le problème se présente maintenant souscette forme: imprimer une vitesse initiale de douze mille yards parseconde à un obus de cent huit pouces de diamètre etd'un poids de vingt mille livres.

--Voilàbien le problèmeen effetrépondit le majorElphiston.

--Jecontinuereprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dansl'espaceque se passe-t-il? Il est sollicité par trois forcesindépendantesla résistance du milieul'attraction dela Terre et la force d'impulsion dont il est animé. Examinonsces trois forces. La résistance du milieuc'est-à-direla résistance de l'airsera peu importante. En effetl'atmosphère terrestre n'a que quarante milles (-- 16 lieuesenviron). Oravec une rapidité de douze mille yardsleprojectile l'aura traversée en cinq secondeset ce temps estassez court pour que la résistance du milieu soit regardéecomme insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terrec'est-à-dire à la pesanteur de l'obus. Nous savons quecette pesanteur diminuera en raison inverse du carré desdistances; en effetvoici ce que la physique nous apprend: quand uncorps abandonné à lui-même tombe à lasurface de la Terresa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres90 centimètres dans la première seconde; à ladistance où se trouve la Lunela chute ne serait plus que de1 mm 1/3ou 590 millièmes de ligne.] dans la premièresecondeet si ce même corps était transporté àdeux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux millesautrementdità la distance où se trouve la Lunesa chuteserait réduite à une demi-ligne environ dans lapremière seconde. C'est presque l'immobilité. Il s'agitdonc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Commenty parviendrons-nous? Par la force d'impulsion.

--Voilàla difficultérépondit le major.

--Lavoilàen effetreprit le présidentmais nous entriompheronscar cette force d'impulsion qui nous est nécessairerésultera de la longueur de l'engin et de la quantitéde poudre employéecelle-ci n'étant limitée quepar la résistance de celui-là. Occupons-nous doncaujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bienentendu que nous pouvons l'établir dans des conditions derésistance pour ainsi dire infiniepuisqu'il n'est pasdestiné à être manoeuvré.

--Toutceci est évidentrépondit le général.

--Jusqu'icidit Barbicaneles canons les plus longsnos énormesColumbiadsn'ont pas dépassé vingt-cinq pieds enlongueur; nous allons donc étonner bien des gens par lesdimensions que nous serons forcés d'adopter.

--Eh! sansdoutes'écria J.-T. Maston. Pour mon compteje demande uncanon d'un demi-mille au moins!

--Undemi-mille! s'écrièrent le major et le général.

--Oui! undemi-milleet il sera encore trop court de moitié.

--AllonsMastonrépondit Morganvous exagérez.

--Non pas!répliqua le bouillant secrétaireet je ne saisvraiment pourquoi vous me taxez d'exagération.

--Parceque vous allez trop loin!

--Sachezmonsieurrépondit J.-T. Maston en prenant ses grands airssachez qu'un artilleur est comme un bouletil ne peut jamais allertrop loin!»

Ladiscussion tournait aux personnalitésmais le présidentintervint.

«Ducalmemes amiset raisonnons; il faut évidemment un canond'une grande voléepuisque la longueur de la pièceaccroîtra la détente des gaz accumulés sous leprojectilemais il est inutile de dépasser certaines limites.

--Parfaitementdit le major.

--Quellessont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement lalongueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètredu bouletet il pèse deux cent trente-cinq à deux centquarante fois son poids.

--Ce n'estpas assezs'écria J.-T. Maston avec impétuosité.

--J'enconviensmon digne amieten effeten suivant cette proportionpour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille livresl'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds et unpoids de sept millions deux cent mille livres.

--C'estridiculerépartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!

--Je lepense aussirépondit Barbicanec'est pourquoi je me proposede quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf centspieds.»

Le généralet le major firent quelques objections; mais néanmoins cettepropositionvivement soutenue par le secrétaire du Gun-Clubfut définitivement adoptée.

«Maintenantdit Elphistonquelle épaisseur donner à ses parois.

--Uneépaisseur de six piedsrépondit Barbicane.

--Vous nepensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur unaffût? demanda le major.

--Ceserait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.

--Maisimpraticablerépondit Barbicane. Nonje songe àcouler cet engin dans le sol mêmeà le fretter avec descercles de fer forgéet enfin à l'entourer d'un épaismassif de maçonnerie à pierre et à chauxdetelle façon qu'il participe de toute la résistance duterrain environnant. Une fois la pièce fonduel'âmesera soigneusement alésée et calibréedemanière à empêcher le vent [C'est l'espace quiexiste quelquefois entre le projectile et l'âme de la pièce.]du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gazettoute la force expansive de la poudre sera employée àl'impulsion.

--Hurrah!hurrah! fit J.-T. Mastonnous tenons notre canon.

--Pasencore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatientami.

--Etpourquoi?

--Parceque nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canonunobusier ou un mortier?

--Uncanonrépliqua Morgan.

--Unobusierrepartit le major.

--Unmortier!» s'écria J.-T. Maston.

Unenouvelle discussion assez vive allait s'engagerchacun préconisantson arme favoritelorsque le président l'arrêta net.

«Mesamisdit-ilje vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiadtiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce seraun canonpuisque la chambre de la poudre aura le même diamètreque l'âme. Ce sera un obusierpuisqu'il lancera un obus.Enfince sera un mortierpuisqu'il sera braqué sous un anglede quatre-vingt-dix degréset quesans recul possibleinébranlablement fixé au solil communiquera auprojectile toute la puissance d'impulsion accumulée dans sesflancs.

--Adoptéadoptérépondirent les membres du Comité.

--Unesimple réflexiondit Elphistonce can-obuso-mortiersera-t-il rayé?

--Nonrépondit Barbicanenon; il nous faut une vitesse initialeénormeet vous savez bien que le boulet sort moins rapidementdes canons rayés que des canons à âme lisse.

--C'estjuste.

--Enfinnous le tenonscette fois! répéta J.-T. Maston.

--Pas toutà fait encorerépliqua le président.

--Etpourquoi?

--Parceque nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.

--Décidons-lesans retard.

--J'allaisvous le proposer.»

Les quatremembres du Comité avalèrent chacun une douzaine desandwiches suivis d'un bol de théet la discussionrecommença.

«Mesbraves collèguesdit Barbicanenotre canon doit êtred'une grande ténacitéd'une grande duretéinfusible à la chaleurindissoluble et inoxydable àl'action corrosive des acides.

--Il n'y apas de doute à cet égardrépondit le majoretcomme il faudra employer une quantité considérable demétalnous n'aurons pas l'embarras du choix.

--Eh bien!alorsdit Morganje propose pour la fabrication de la Columbiad lemeilleur alliage connu jusqu'icic'est-à-dire cent parties decuivredouze parties d'étain et six parties de laiton.

--Mesamisrépondit le présidentj'avoue que cettecomposition a donné des résultats excellents; maisdans l'espèceelle coûterait trop cher et serait d'unemploi fort difficile. Je pense donc qu'il faut adopter une matièreexcellentemais à bas prixtelle que la fonte de fer.N'est-ce pas votre avismajor?

--Parfaitementrépondit Elphiston.

--Eneffetreprit Barbicanela fonte de fer coûte dix fois moinsque le bronze; elle est facile à fondreelle se coulesimplement dans des moules de sableelle est d'une manipulationrapide; c'est donc à la fois économie d'argent et detemps. D'ailleurscette matière est excellenteet je merappelle que pendant la guerreau siège d'Atlantades piècesen fonte ont tiré mille coups chacune de vingt minutes envingt minutessans en avoir souffert.

--Cependantla fonte est très cassanterépondit Morgan.

--Ouimais très résistante aussi; d'ailleursnousn'éclaterons pasje vous en réponds.

--On peutéclater et être honnêterépliquasentencieusement J.-T. Maston.

--Évidemmentrépondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne secrétairede calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents piedsd'un diamètre intérieur de neuf piedsavec parois desix pieds d'épaisseur.

--Al'instant»répondit J.-T. Maston.

Etainsiqu'il avait fait la veilleil aligna ses formules avec unemerveilleuse facilitéet dit au bout d'une minute:

«Cecanon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes ( --68040000 kg).

--Et àdeux cents la livre (-- 10 centimes)il coûtera?...

--Deuxmillions cinq cent dix mille sept cent un dollars (-- 13608000francs).»

J.-T.Mastonle major et le général regardèrentBarbicane d'un air inquiet.

«Ehbien! messieursdit le présidentje vous répéteraice que je vous disais hiersoyez tranquillesles millions ne nousmanqueront pas!»

Sur cetteassurance de son présidentle Comité se séparaaprès avoir remis au lendemain soir sa troisièmeséance.



IX- LA QUESTION DES POUDRES


Restait àtraiter la question des poudres. Le public attendait avec anxiétécette dernière décision. La grosseur du projectilelalongueur du canon étant donnéesquelle serait laquantité de poudre nécessaire pour produirel'impulsion? Cet agent terribledont l'homme a cependant maîtriséles effetsallait être appelé à jouer son rôledans des proportions inaccoutumées.

On saitgénéralement et l'on répète volontiersque la poudre fut inventée au XIVe siècle par le moineSchwartzqui paya de sa vie sa grande découverte. Mais il està peu près prouvé maintenant que cette histoiredoit être rangée parmi les légendes du Moyen Age.La poudre n'a été inventée par personne; elledérive directement des feux grégeoiscomposéscomme elle de soufre et de salpêtre. Seulementdepuis cetteépoqueces mélangesqui n'étaient que desmélanges fusantsse sont transformés en mélangesdétonants.

Mais siles érudits savent parfaitement la fausse histoire de lapoudrepeu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique.Orc'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importancede la question soumise au Comité.

Ainsi unlitre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [Lalivre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammantquatre cents litres de gazces gaz rendus libreset sous l'actiond'une température portée à deux mille quatrecents degrésoccupent l'espace de quatre mille litres. Doncle volume de la poudre est aux volumes des gaz produits par sadéflagration comme un est à quatre mille. Que l'on jugealors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sontcomprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.

Voilàce que savaient parfaitement les membres du Comité quand lelendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna laparole au major Elphistonqui avait été directeur despoudres pendant la guerre.

«Meschers camaradesdit ce chimiste distinguéje vais commencerpar des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Leboulet de vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T.Maston en termes si poétiquesn'est chassé de labouche à feu que par seize livres de poudre seulement.

--Vousêtes certain du chiffre? demanda Barbicane.

--Absolumentcertainrépondit le major. Le canon Armstrong n'emploie quesoixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit centslivreset la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixantelivres de poudre pour envoyer à six milles son boulet d'unedemi-tonne. Ces faits ne peuvent être mis en doutecar je lesai relevés moi-même dans les procès-verbaux duComité d'artillerie.

--Parfaitementrépondit le général.

--Eh bien!reprit le majorvoici la conséquence à tirer de ceschiffresc'est que la quantité de poudre n'augmente pas avecle poids du boulet: en effets'il fallait seize livres de poudrepour un boulet de vingt-quatre; en d'autres termessidans lescanons ordinaireson emploie une quantité de poudre pesantles deux tiers du poids du projectilecette proportionnalitén'est pas constante. Calculezet vous verrez quepour le bouletd'une demi-tonneau lieu de trois cent trente-trois livres depoudrecette quantité a été réduite àcent soixante livres seulement.

--Oùvoulez-vous en venir? demanda le président.

--Si vouspoussez votre théorie à l'extrêmemon chermajordit J.-T. Mastonvous arriverez à ceciquelorsquevotre boulet sera suffisamment lourdvous ne mettrez plus de poudredu tout.

--Mon amiMaston est folâtre jusque dans les choses sérieusesrépliqua le majormais qu'il se rassure; je proposeraibientôt des quantités de poudre qui satisferont sonamour-propre d'artilleur. Seulement je tiens à constater quependant la guerreet pour les plus gros canonsle poids de lapoudre a été réduitaprès expérienceau dixième du poids du boulet.

--Rienn'est plus exactdit Morgan. Mais avant de décider laquantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsionje pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nousemploierons de la poudre à gros grainsrépondit lemajor; sa déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.

--Sansdouterépliqua Morganmais elle est très brisante etfinit par altérer l'âme des pièces.

--Bon! cequi est un inconvénient pour un canon destiné àfaire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous necourons aucun danger d'explosionil faut que la poudre s'enflammeinstantanémentafin que son effet mécanique soitcomplet.

--Onpourraitdit J.-T. Mastonpercer plusieurs lumièresdefaçon à mettre le feu sur divers points à lafois.

--Sansdouterépondit Elphistonmais cela rendrait la manoeuvreplus difficile. J'en reviens donc à ma poudre à grosgrainsqui supprime ces difficultés.

--Soitrépondit le général.

--Pourcharger sa Columbiadreprit le majorRodman employait une poudre àgrains gros comme des châtaignesfaite avec du charbon desaule simplement torréfié dans des chaudières defonte. Cette poudre était dure et luisantene laissait aucunetrace sur la mainrenfermait dans une grande proportion del'hydrogène et de l'oxygènedéflagraitinstantanémentetquoique très brisantenedétériorait pas sensiblement les bouches à feu.

--Eh bien!il me semblerépondit J.-T. Mastonque nous n'avons pas àhésiteret que notre choix est tout fait.

--A moinsque vous ne préfériez de la poudre d'or»répliqua le major en riantce qui lui valut un geste menaçantdu crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alorsBarbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il laissaitparleril écoutait. Il avait évidemment une idée.Aussi se contenta-t-il simplement de dire:

«Maintenantmes amisquelle quantité de poudre proposez-vous?»

Les troismembres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.

«Deuxcent mille livresdit enfin Morgan.

--Cinqcent millerépliqua le major.

--Huitcent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.

CettefoisElphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération.En effetil s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune unprojectile pesant vingt mille livres et de lui donner une forceinitiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silencesuivit donc la triple proposition faite par les trois collègues.

Il futenfin rompu par le président Barbicane.

«Mesbraves camaradesdit-il d'une voix tranquilleje pars de ceprincipe que la résistance de notre canon construit dans desconditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendrel'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a ététimide dans ses calculset je proposerai de doubler ses huit centmille livres de poudre.

--Seizecent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise.

--Toutautant.

--Maisalors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille delongueur.

--C'estévidentdit le major.

--Seizecent mille livres de poudrereprit le secrétaire du Comitéoccuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de800 mètres cubes.] environ; orcomme votre canon n'a qu'unecontenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètrescubes.]il sera à moitié rempliet l'âme nesera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime auprojectile une suffisante impulsion.»

Il n'yavait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. Onregarda Barbicane.

«Cependantreprit le présidentje tiens à cette quantitéde poudre. Songez-yseize cent mille livres de poudre donnerontnaissance à six milliards de litres de gaz. Six milliards!Vous entendez bien?

--Maisalors comment faire? demanda le général.

--C'esttrès simple; il faut réduire cette énormequantité de poudretout en lui conservant cette puissancemécanique.

--Bon!mais par quel moyen?

--Je vaisvous le dire»répondit simplement Barbicane.

Sesinterlocuteurs le dévorèrent des yeux.

«Rienn'est plus facileen effetreprit-ilque de ramener cette masse depoudre à un volume quatre fois moins considérable. Vousconnaissez tous cette matière curieuse qui constitue lestissus élémentaires des végétauxetqu'on nomme cellulose.

--Ah! fitle majorje vous comprendsmon cher Barbicane.

--Cettematièredit le présidents'obtient à l'étatde pureté parfaite dans divers corpset surtout dans lecotonqui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier.Orle cotoncombiné avec l'acide azotique à froidsetransforme en une substance éminemment insolubleéminemmentcombustibleéminemment explosive. Il y a quelques annéesen 1832un chimiste françaisBraconnotdécouvritcette substancequ'il appela xyloïdine. En 1838un autreFrançaisPelouzeen étudia les diverses propriétéset enfinen 1846Shonbeinprofesseur de chimie à Bâlela proposa comme poudre de guerre. Cette poudrec'est le cotonazotique...

--Oupyroxylerépondit Elphiston.

--Oufulmi-cotonrépliqua Morgan.

--Il n'y adonc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cettedécouverte? s'écria J.-T. Mastonpoussé par unvif sentiment d'amour-propre national.

--Pas unmalheureusementrépondit le major.

--Cependantpour satisfaire Mastonreprit le présidentje lui dirai queles travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachésà l'étude de la cellulosecar le collodionqui est undes principaux agents de la photographieest tout simplement dupyroxyle dissous dans l'éther additionné d'alcooletil a été découvert par Maynardalors étudianten médecine à Boston.

--Eh bien!hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le bruyantsecrétaire du Gun-Club.

--Jereviens au pyroxylereprit Barbicane. Vous connaissez sespropriétésqui vont nous le rendre si précieux;il se prépare avec la plus grande facilité; du cotonplongé dans de l'acide azotique fumant [Ainsi nomméparce queau contact de l'air humideil répand d'épaissesfumées blanchâtres.]pendant quinze minutespuis lavéà grande eaupuis séchéet voilà tout.

--Rien deplus simpleen effetdit Morgan.

--De plusle pyroxyle est inaltérable à l'humiditéqualité précieuse à nos yeuxpuisqu'il faudraplusieurs jours pour charger le canon; son inflammabilité alieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux centquaranteet sa déflagration est si subitequ'on peutl'enflammer sur de la poudre ordinairesans que celle-ci ait letemps de prendre feu.

--Parfaitrépondit le major.

--Seulementil est plus coûteux.

--Qu'importe?fit J.-T. Maston.

--Enfin ilcommunique aux projectiles une vitesse quatre fois supérieureà celle de la poudre. J'ajouterai même quesi l'on ymêle les huit dixièmes de son poids de nitrate depotassesa puissance expansive est encore augmentée dans unegrande proportion.

--Sera-cenécessaire? demanda le major.

--Je ne lepense pasrépondit Barbicane. Ainsi doncau lieu de seizecent mille livres de poudrenous n'aurons que quatre cent millelivres de fulmi-cotonet comme on peut sans danger comprimer cinqcents livres de coton dans vingt-sept pieds cubescette matièren'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. Decette façonle boulet aura plus de sept cents pieds d'âmeà parcourir sous l'effort de six milliards de litres de gazavant de prendre son vol vers l'astre des nuits!»

A cettepériodeJ.-T. Maston ne put contenir son émotion; ilse jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un projectileetil l'aurait défoncési Barbicane n'eût étébâti à l'épreuve de la bombe.

Cetincident termina la troisième séance du Comité.Barbicane et ses audacieux collèguesauxquels rien nesemblait impossiblevenaient de résoudre la question sicomplexe du projectiledu canon et des poudres. Leur plan étantfaitil n'y avait qu'à l'exécuter.

«Unsimple détailune bagatelle»disait J.-T. Maston.

[NOTA --Dans cette discussion le président Barbicane revendique pourl'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreurn'en déplaise au brave J.-T. Mastonet elle vient de lasimilitude de deux noms.

En 1847Maynardétudiant en médecine à Bostona bieneu l'idée d'employer le collodion au traitement des plaiesmais le collodion était connu en 1846. C'est à unFrançaisun esprit très distinguéun savanttout à la fois peintrepoètephilosophehellénisteet chimisteM. Louis Ménardque revient l'honneur de cettegrande découverte. -- J. V.]




X -UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS


Le publicaméricain trouvait un puissant intérêt dans lesmoindres détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jourpar jour les discussions du Comité. Les plus simplespréparatifs de cette grande expérienceles questionsde chiffres qu'elle soulevaitles difficultés mécaniquesà résoudreen un mot«sa mise en train»voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.

Plus d'unan allait s'écouler entre le commencement des travaux et leurachèvement; mais ce laps de temps ne devait pas êtrevide d'émotions; l'emplacement à choisir pour leforagela construction du moulela fonte de la Columbiadsonchargement très périlleuxc'était làplus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique. Leprojectileune fois lancééchapperait aux regards enquelques dixièmes de seconde; puisce qu'il deviendraitcomme il se comporterait dans l'espacede quelle façon ilatteindrait la Lunec'est ce qu'un petit nombre de privilégiésverraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi doncles préparatifsde l'expérienceles détails précis del'exécution en constituaient alors le véritableintérêt.

Cependantl'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout d'un coupsurexcité par un incident.

On saitquelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projetBarbicane avait ralliées à son auteur. Pourtantsihonorablesi extraordinaire qu'elle fûtcette majoriténe devait pas être l'unanimité. Un seul hommeun seuldans tous les États de l'Unionprotesta contre la tentativedu Gun-Club; il l'attaqua avec violenceà chaque occasion; etla nature est ainsi faiteque Barbicane fut plus sensible àcette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous lesautres.

Cependantil savait bien le motif de cette antipathied'où venait cetteinimitié solitairepourquoi elle était personnelle etd'ancienne dateenfin dans quelle rivalité d'amour-propreelle avait pris naissance.

Cet ennemipersévérantle président du Gun-Club ne l'avaitjamais vu. Heureusementcar la rencontre de ces deux hommes eûtcertainement entraîné de fâcheuses conséquences.Ce rival était un savant comme Barbicaneune nature fièreaudacieuseconvaincueviolenteun pur Yankee. On le nommait lecapitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.

Personnen'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerrefédérale entre le projectile et la cuirasse des naviresblindés; celui-là destiné à percercelle-ci; celle-ci décidée à ne point se laisserpercer. De là une transformation radicale de la marine dansles États des deux continents. Le boulet et la plaqueluttèrent avec un acharnement sans exemplel'un grossissantl'autre s'épaississant dans une proportion constante. Lesnaviresarmés de pièces formidablesmarchaient au feusous l'abri de leur invulnérable carapace. Les Merrimacles Monitorles Ram-Tenesseles Weckausen[Navires de la marine américaine.] lançaient desprojectiles énormesaprès s'être cuirasséscontre les projectiles des autres. Ils faisaient à autrui cequ'ils ne voulaient pas qu'on leur fîtprincipe immoral surlequel repose tout l'art de la guerre.

OrsiBarbicane fut un grand fondeur de projectilesNicholl fut un grandforgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimoreetl'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivaitun courant d'idées essentiellement opposé.

Aussitôtque Barbicane inventait un nouveau bouletNicholl inventait unenouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie àpercer des trousle capitaine à l'en empêcher. De làune rivalité de tous les instants qui allait jusqu'auxpersonnes. Nicholl apparaissait dans les rêves de Barbicanesous la forme d'une cuirasse impénétrable contrelaquelle il venait se briseret Barbicanedans les songes deNichollcomme un projectile qui le perçait de part en part.

Cependantbien qu'ils suivissent deux lignes divergentesces savants auraientfini par se rencontreren dépit de tous les axiomes degéométrie; mais alors c'eût été surle terrain du duel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles àleur paysune distance de cinquante à soixante milles lesséparait l'un de l'autreet leurs amis hérissèrentla route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent jamais.

Maintenantlequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autreon nesavait trop; les résultats obtenus rendaient difficile unejuste appréciation. Il semblait cependanten fin de compteque la cuirasse devait finir par céder au boulet.

Néanmoinsil y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernièresexpériencesles projectiles cylindro-coniques de Barbicanevinrent se ficher comme des épingles sur les plaques deNicholl; ce jour-làle forgeur de Philadelphie se crutvictorieux et n'eut plus assez de mépris pour son rival; maisquand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simplesobus de six cents livresle capitaine dut en rabattre. En effet cesprojectilesquoique animés d'une vitesse médiocre [Lepoids de la poudre employée n'était que l/12 du poidsde l'obus.]brisèrenttrouèrentfirent voler enmorceaux les plaques du meilleur métal.

Orleschoses en étaient à ce pointla victoire semblaitdevoir rester au bouletquand la guerre finit le jour même oùNicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'étaitun chef-d'oeuvre dans son genre; elle défiait tous lesprojectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone deWashingtonen provoquant le président du Gun-Club à labriser. Barbicanela paix étant faitene voulut pas tenterl'expérience.

AlorsNichollfurieuxoffrit d'exposer sa plaque au choc des boulets lesplus invraisemblablespleinscreuxronds ou coniques. Refus duprésident quidécidémentne voulait pascompromettre son dernier succès.

Nichollsurexcité par cet entêtement inqualifiablevouluttenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa demettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane des'obstiner dans son refus. A cent yards? Pas même àsoixante-quinze.

«Acinquante alorss'écria le capitaine par la voix desjournauxà vingt-cinq yards ma plaqueet je me mettraiderrière!»

Barbicanefit répondre quequand même le capitaine Nicholl semettrait devantil ne tirerait pas davantage.

Nichollàcette répliquene se contint plus; il en vint auxpersonnalités; il insinua que la poltronnerie étaitindivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de canon estbien près d'en avoir peur; qu'en sommeces artilleurs qui sebattent maintenant à six milles de distance ont prudemmentremplacé le courage individuel par les formules mathématiqueset qu'au surplus il y a autant de bravoure à attendretranquillement un boulet derrière une plaquequ'àl'envoyer dans toutes les règles de l'art.

A cesinsinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être mêmene les connut-il pascar alors les calculs de sa grande entreprisel'absorbaient entièrement.

Lorsqu'ilfit sa fameuse communication au Gun-Clubla colère ducapitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'ymêlait une suprême jalousie et un sentiment absolud'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cetteColumbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse résisteraitjamais à un projectile de vingt mille livres! Nicholl demeurad'abord atterréanéantibrisé sous ce «coupde canon» puis il se relevaet résolut d'écraserla proposition du poids de ses arguments.

Il attaquadonc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombrede lettres que les journaux ne se refusèrent pas àreproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l'oeuvre deBarbicane. Une fois la guerre entaméeil appela à sonaide des raisons de tout ordreetà vrai diretrop souventspécieuses et de mauvais aloi.

D'abordBarbicane fut très violemment attaqué dans seschiffres; Nicholl chercha à prouver par A + B la faussetéde ses formuleset il l'accusa d'ignorer les principes rudimentairesde la balistique. Entre autres erreurset suivant ses calculs àluiNichollil était absolument impossible d'imprimer àun corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; ilsoutintl'algèbre à la mainquemême aveccette vitessejamais un projectile aussi pesant ne franchirait leslimites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait seulement pas àhuit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquiseenla tenant pour suffisantel'obus ne résisterait pas àla pression des gaz développés par l'inflammation deseize cents mille livres de poudreet résistât-il àcette pressiondu moins il ne supporterait pas une pareilletempératureil fondrait à sa sortie de la Columbiad etretomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudentsspectateurs.

Barbicaneà ces attaquesne sourcilla pas et continua son oeuvre.

AlorsNicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de soninutilité à tous les points de vueil regardal'expérience comme fort dangereuseet pour les citoyens quiautoriseraient de leur présence un aussi condamnablespectacleet pour les villes voisines de ce déplorable canon;il fit également remarquer que si le projectile n'atteignaitpas son butrésultat absolument impossibleil retomberaitévidemment sur la Terreet que la chute d'une pareille massemultipliée par le carré de sa vitessecompromettraitsingulièrement quelque point du globe. Doncen pareillecirconstanceet sans porter atteinte aux droits de citoyens libresil était des cas où l'intervention du gouvernementdevenait nécessaireet il ne fallait pas engager la sûretéde tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit àquelle exagération se laissait entraîner le capitaineNicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tintcompte de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donccrier à son aiseet jusqu'à s'époumonerpuisque cela lui convenait. Il se faisait le défenseur d'unecause perdue d'avance; on l'entendaitmais on ne l'écoutaitpaset il n'enleva pas un seul admirateur au président duGun-Club. Celui-cid'ailleursne prit même pas la peine derétorquer les arguments de son rival.

Nichollacculé dans ses derniers retranchementset ne pouvant mêmepas payer de sa personne dans sa causerésolut de payer deson argent. Il proposa donc publiquement dans l'Enquirer deRichmond une série de paris conçus en ces termes etsuivant une proportion croissante.

Il paria:

1° Queles fonds nécessaires à l'entreprise du Gun-Club neseraient pas faitsci... 1000 dollars
2° Que l'opérationde la fonte d'un canon de neuf cents pieds était impraticable
et ne réussirait pasci............................................................................................2000 --
3° Qu'il serait impossible de charger la Columbiadet que le pyroxyle prendrait
feu de lui-même sous lapression du projectileci................................................ 3000 --
4°Que la Columbiad éclaterait au premier coupci.................................................. 4000 --
5°Que le boulet n'irait pas seulement à six milles etretomberait quelques
secondes après avoir étélancéci.......................................................................5000 --


On le voitc'était une somme importante que risquait le capitaine dansson invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinzemille dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].

Malgrél'importance du parile 19 maiil reçut un pli cachetéd'un laconisme superbe et conçu en ces termes:

Baltimore18 octobre.


Tenu.

BARBICANE.




XI -FLORIDE ET TEXAS


Cependantune question restait encore à décider: il fallaitchoisir un endroit favorable à l'expérience. Suivant larecommandation de l'Observatoire de Cambridgele tir devait êtredirigé perpendiculairement au plan de l'horizonc'est-à-direvers le zénith; orla Lune ne monte au zénith que dansles lieux situés entre 0° et 28° de latitudeend'autres termessa déclinaison n'est que de 28° [Ladéclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphèrecéleste; l'ascension droite en est la longitude.]. Ils'agissait donc de déterminer exactement le point du globe oùserait fondue l'immense Columbiad.

Le 20octobrele Gun-Club étant réuni en séancegénéraleBarbicane apporta une magnifique carte desÉtats-Unis de Z. Belltropp. Maissans lui laisser le temps dela déployerJ.-T. Maston avait demandé la parole avecsa véhémence habituelleet parlé en ces termes:

«Honorablescollèguesla question qui va se traiter aujourd'hui a unevéritable importance nationaleet elle va nous fournirl'occasion de faire un grand acte de patriotisme.»

Lesmembres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre oùl'orateur voulait en venir.

«Aucunde vousreprit-iln'a la pensée de transiger avec la gloirede son payset s'il est un droit que l'Union puisse revendiquerc'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon duGun-Club. Ordans les circonstances actuelles...

--BraveMaston... dit le président.

--Permettez-moide développer ma penséereprit l'orateur. Dans lescirconstances actuellesnous sommes forcés de choisir un lieuassez rapproché de l'équateurpour que l'expériencese fasse dans de bonnes conditions...

--Si vousvoulez bien... dit Barbicane.

--Jedemande la libre discussion des idéesrépliqua lebouillant J.-T. Mastonet je soutiens que le territoire duquels'élancera notre glorieux projectile doit appartenir àl'Union.

--Sansdoute! répondirent quelques membres.

--Eh bien!puisque nos frontières ne sont pas assez étenduespuisque au sud l'Océan nous oppose une barrièreinfranchissablepuisqu'il nous faut chercher au-delà desÉtats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitièmeparallèlec'est là un casus belli légitimeet je demande que l'on déclare la guerre au Mexique!

--Maisnon! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.

--Non!répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonned'entendre dans cette enceinte!

--Maisécoutez donc!...

--Jamais!jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cetteguerre se feraet je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.

--Mastondit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracasjevous retire la parole!»

Mastonvoulut répliquermais quelques-uns de ses collèguesparvinrent à le contenir.

«Jeconviensdit Barbicaneque l'expérience ne peut et ne doitêtre tentée que sur le sol de l'Unionmais si monimpatient ami m'eût laissé parlers'il eût jetéles yeux sur une carteil saurait qu'il est parfaitement inutile dedéclarer la guerre à nos voisinscar certainesfrontières des États-Unis s'étendent au-delàdu vingt-huitième parallèle. Voyeznous avons ànotre disposition toute la partie méridionale du Texas et desFlorides.»

L'incidentn'eut pas de suite; cependantce né fut pas sans regret queJ.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidéque la Columbiad serait couléesoit dans le sol du Texassoit dans celui de la Floride. Mais cette décision devaitcréer une rivalité sans exemple entre les villes de cesdeux États.

Levingt-huitième parallèleà sa rencontre avec lacôte américainetraverse la péninsule de laFloride et la divise en deux parties à peu près égales.Puisse jetant dans le golfe du Mexiqueil sous-tend l'arc formépar les côtes de l'Alabamadu Mississippi et de la Louisiane.Alorsabordant le Texasdont il coupe un angleil se prolonge àtravers le Mexiquefranchit la Sonoraenjambe la vieille Californieet va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait donc que lesportions du Texas et de la Floridesituées au-dessous de ceparallèlequi fussent dans les conditions de latituderecommandées par l'Observatoire de Cambridge.

LaFloridedans sa partie méridionalene compte pas de citésimportantes. Elle est seulement hérissée de fortsélevés contre les Indiens errants. Une seule villeTampa-Townpouvait réclamer en faveur de sa situation et seprésenter avec ses droits.

Au Texasau contraireles villes sont plus nombreuses et plus importantesCorpus-Christidans le county de Nueceset toutes les citéssituées sur le Rio-BravoLaredoComalitesSan-Ignaciodansle WebRomaRio-Grande-Citydans le StarrEdinburgdansl'HidalgoSanta-Ritael PandaBrownsvilledans le Caméronformèrent une ligue imposante contre les prétentions dela Floride.

Aussiladécision à peine connueles députéstexiens et floridiens arrivèrent à Baltimore par leplus court; à partir de ce momentle présidentBarbicane et les membres influents du Gun-Club furent assiégésjour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de laGrèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naîtreHomèredeux États tout entiers menaçaient d'envenir aux mains à propos d'un canon.

On vitalors ces «frères féroces» se promener enarmes dans les rues de la ville. A chaque rencontrequelque conflitétait à craindrequi aurait eu des conséquencesdésastreuses. Heureusement la prudence et l'adresse duprésident Barbicane conjurèrent ce danger. Lesdémonstrations personnelles trouvèrent un dérivatifdans les journaux des divers États. Ce fut ainsi que le NewYork Herald et la Tribune soutinrent le Texastandis quele Times et l'American Review prirent fait et causepour les députés floridiens. Les membres du Gun-Club nesavaient plus auquel entendre.

Le Texasarrivait fièrement avec ses vingt-six comtésqu'ilsemblait mettre en batterie; mais la Floride répondait quedouze comtés pouvaient plus que vingt-sixdans un pays sixfois plus petit.

Le Texasse targuait fort de ses trois cent trente mille indigènesmais la Floridemoins vastese vantait d'être plus peupléeavec cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoirune spécialité de fièvres paludéennes quilui coûtaientbon an mal anplusieurs milliers d'habitants.Et elle n'avait pas tort.

A sontourle Texas répliquait qu'en fait de fièvres laFloride n'avait rien à lui envieret qu'il était aumoins imprudent de traiter les autres de pays malsainsquand onavait l'honneur de posséder le «vómito negro»à l'état chronique. Et il avait raison.

«D'ailleursajoutaient les Texiens par l'organe du New York Heraldondoit des égards à un État où pousse leplus beau coton de toute l'Amériqueun État quiproduit le meilleur chêne vert pour la construction desnaviresun État qui renferme de la houille superbe et desmines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de mineraipur.»

A celal'American Review répondait que le sol de la Floridesans être aussi richeoffrait de meilleures conditions pour lemoulage et la fonte de la Columbiadcar il était composéde sable et de terre argileuse.

«Maisreprenaient les Texiensavant de fondre quoi que ce soit dans unpaysil faut arriver dans ce pays; orles communications avec laFloride sont difficilestandis que la côte du Texas offre labaie de Galvestonqui a quatorze lieues de tour et qui peut contenirles flottes du monde entier.

--Bon!répétaient les journaux dévoués auxFloridiensvous nous la donnez belle avec votre baie de Galvestonsituée au-dessus du vingt-neuvième parallèle.N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santoouverte précisémentsur le vingt-huitième degré de latitudeet parlaquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?

--Joliebaie! répondait le Texaselle est à demi ensablée!

--Ensablésvous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas queje suis un pays de sauvages?

--Ma foiles Séminoles courent encore vos prairies!

--Eh bien!et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!»

La guerrese soutenait ainsi depuis quelques joursquand la Floride essayad'entraîner son adversaire sur un autre terrainet un matin leTimes insinua quel'entreprise étant «essentiellementaméricaine»elle ne pouvait être tentéeque sur un territoire «essentiellement américain»!

A ces motsle Texas bondit: «Américains! s'écria-t-ilne lesommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pasété incorporés tous les deux à l'Union en1845?

--Sansdouterépondit le Timesmais nous appartenons auxAméricains depuis 1820.

--Je lecrois bienrépliqua la Tribune; après avoir étéEspagnols ou Anglais pendant deux cents anson vous a vendus auxÉtats-Unis pour cinq millions de dollars!

--Etqu'importe! répliquèrent les Floridiensdevons-nous enrougir? En 1803n'a-t-on pas acheté la Louisiane àNapoléon au prix de seize millions de dollars[Quatre-vingt-deux millions de francs.]?

--C'estune honte! s'écrièrent alors les députésdu Texas. Un misérable morceau de terre comme la Florideoserse comparer au Texasquiau lieu de se vendres'est faitindépendant lui-mêmequi a chassé les Mexicainsle 2 mars 1836qui s'est déclaré républiquefédérative après la victoire remportéepar Samuel Houston aux bords du San-Jacinto sur les troupes deSanta-Anna! Un pays enfin qui s'est adjoint volontairement auxÉtats-Unis d'Amérique!

--Parcequ'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.

Peur! Dujour où ce motvraiment trop viffut prononcélaposition devint intolérable. On s'attendit à unégorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On futobligé de garder les députés à vue.

Leprésident Barbicane ne savait où donner de la tête.Les notesles documentsles lettres grosses de menaces pleuvaientdans sa maison. Quel parti devait-il prendre? Au point de vue del'appropriation du solde la facilité des communicationsdela rapidité des transportsles droits des deux Étatsétaient véritablement égaux. Quant auxpersonnalités politiqueselles n'avaient que faire dans laquestion.

Orcettehésitationcet embarras durait déjà depuislongtempsquand Barbicane résolut d'en sortir; il réunitses collègueset la solution qu'il leur proposa futprofondément sagecomme on va le voir.

«Enconsidérant biendit-ilce qui vient de se passer entre laFloride et le Texasil est évident que les mêmesdifficultés se reproduiront entre les villes de l'Étatfavorisé. La rivalité descendra du genre àl'espècede l'État à la Citéet voilàtout. Orle Texas possède onze villes dans les conditionsvouluesqui se disputeront l'honneur de l'entreprise et nouscréeront de nouveaux ennuistandis que la Floride n'en aqu'une. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town!»

Cettedécisionrendue publiqueatterra les députésdu Texas. Ils entrèrent dans une indescriptible fureur etadressèrent des provocations nominales aux divers membres duGun-Club. Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un parti àprendreet ils le prirent. On fit chauffer un train spécialon y embarqua les Texiens bon gré mal gréet ilsquittèrent la ville avec une rapidité de trente millesà l'heure.

Maissivite qu'ils fussent emportésils eurent le temps de jeter undernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.

Faisantallusion au peu de largeur de la Floridesimple presqu'îleresserrée entre deux mersils prétendirent qu'elle nerésisterait pas à la secousse du tir et qu'ellesauterait au premier coup de canon.

«Ehbien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec unlaconisme digne des temps antiques.




XII- URBI ET ORBI



Lesdifficultés astronomiquesmécaniquestopographiquesune fois résoluesvint la question d'argent. Il s'agissait dese procurer une somme énorme pour l'exécution duprojet. Nul particuliernul État même n'aurait pudisposer des millions nécessaires.

Leprésident Barbicane prit donc le partibien que l'entreprisefût américained'en faire une affaire d'un intérêtuniversel et de demander à chaque peuple sa coopérationfinancière. C'était à la fois le droit et ledevoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de sonsatellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit deBaltimore au monde entierurbi et orbi.

Cettesouscription devait réussir au-delà de toute espérance.Il s'agissait cependant de sommes à donnernon àprêter. L'opération était purement désintéresséedans le sens littéral du motet n'offrait aucune chance debénéfice.

Maisl'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêtéaux frontières des États-Unis; il avait franchil'Atlantique et le Pacifiqueenvahissant à la fois l'Asie etl'Europel'Afrique et l'Océanie. Les observatoires de l'Unionse mirent en rapport immédiat avec les observatoires des paysétrangers; les unsceux de Parisde PétersbourgduCapde Berlind'Altonade Stockholmde Varsoviede HambourgdeBudede Bolognede Maltede Lisbonnede BénarèsdeMadrasde Pékingfirent parvenir leurs compliments auGun-Club; les autres gardèrent une prudente expectative.

Quant àl'observatoire de Greenwichapprouvé par les vingt-deuxautres établissements astronomiques de la Grande-Bretagneilfut net; il nia hardiment la possibilité du succèsetse rangea aux théories du capitaine Nicholl. Aussitandis quediverses sociétés savantes promettaient d'envoyer desdélégués à Tampa-Townle bureau deGreenwichréuni en séancepassa brutalement àl'ordre du jour sur la proposition Barbicane. C'était làde la belle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.

En sommel'effet fut excellent dans le monde scientifiqueet de là ilpassa parmi les massesquien généralsepassionnèrent pour la question. Fait d'une haute importancepuisque ces masses allaient être appelées àsouscrire un capital considérable.

Leprésident Barbicanele 8 octobreavait lancé unmanifeste empreint d'enthousiasmeet dans lequel il faisait appel «àtous les hommes de bonne volonté sur la Terre». Cedocumenttraduit en toutes languesréussit beaucoup.

Lessouscriptions furent ouvertes dans les principales villes de l'Unionpour se centraliser à la banque de Baltimore9Baltimorestreet; puis on souscrivit dans les différents Étatsdes deux continents:

A Viennechez S.-M. de Rothschild;

APétersbourgchez Stieglitz et Ce;

A Parisau Crédit mobilier;

AStockholmchez Tottie et Arfuredson;

A Londreschez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turinchez Ardouin et Ce;

A Berlinchez Mendelssohn;

A Genèvechez LombardOdier et Ce;

AConstantinopleà la Banque Ottomane;

ABruxelleschez S. Lambert;

A Madridchez Daniel Weisweller;

AAmsterdamau Crédit Néerlandais;

A Romechez Torlonia et Ce;

ALisbonnechez Lecesne;

ACopenhagueà la Banque privée;

A BuenosAiresà la Banque Maua;

A Rio deJaneiromême maison;

AMontevideomême maison;

AValparaisochez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexicochez Martin Daran et Ce;

A Limachez Thomas La Chambre et Ce.

Troisjours après le manifeste du président Barbicanequatremillions de dollars [Vingt et un millions de francs (21680000).]étaient versés dans les différentes villes del'Union. Avec un pareil acomptele Gun-Club pouvait déjàmarcher.

Maisquelques jours plus tardles dépêches apprenaient àl'Amérique que les souscriptions étrangères secouvraient avec un véritable empressement. Certains pays sedistinguaient par leur générosité; d'autres sedesserraient moins facilement. Affaire de tempérament.

Du resteles chiffres sont plus éloquents que les paroleset voicil'état officiel des sommes qui furent portées àl'actif du Gun-Clubaprès souscription close.

La Russieversa pour son contingent l'énorme somme de trois centsoixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatrecent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonnerilfaudrait méconnaître le goût scientifique desRusses et le progrès qu'ils impriment aux étudesastronomiquesgrâce à leurs nombreux observatoiresdont le principal a coûté deux millions de roubles.

La Francecommença par rire de la prétention des Américains.La Lune servit de prétexte à mille calembours uséset à une vingtaine de vaudevillesdans lesquels le mauvaisgoût le disputait à l'ignorance. Maisde même queles Français payèrent jadis après avoir chantéils payèrentcette foisaprès avoir riet ilssouscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neufcent trente francs. A ce prix-làils avaient bien le droit des'égayer un peu.

L'Autrichese montra suffisamment généreuse au milieu de sestracas financiers. Sa part s'éleva dans la contributionpublique à la somme de deux cent seize mille florins [Cinqcent vingt mille francs.]qui furent les bienvenus.

Cinquante-deuxmille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille trois centvingt francs.]tel fut l'appoint de la Suède et de laNorvège. Le chiffre était considérablerelativement au pays; mais il eût étécertainement plus élevési la souscription avait eulieu à Christiania en même temps qu'à Stockholm.Pour une raison ou pour une autreles Norvégiens n'aiment pasà envoyer leur argent en Suède.

La Prussepar un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf centtrente-sept mille cinq cents francs.]témoigna de sa hauteapprobation pour l'entreprise. Ses différents observatoirescontribuèrent avec empressement pour une somme importante etfurent les plus ardents à encourager le présidentBarbicane.

La Turquiese conduisit généreusement; mais elle étaitpersonnellement intéressée dans l'affaire; la Luneeneffetrègle le cours de ses années et son jeûnedu Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de donner un milliontrois cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Troiscent quarante-trois mille cent soixante francs.]et elle les donnaavec une ardeur qui dénonçaitcependantune certainepression du gouvernement de la Porte.

LaBelgique se distingua entre tous les États de second ordre parun don de cinq cent treize mille francsenviron douze centimes parhabitant.

LaHollande et ses colonies s'intéressèrent dansl'opération pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinqmille quatre cents francs.]demandant seulement qu'il leur fûtfait une bonification de cinq pour cent d'escomptepuisqu'ellespayaient comptant.

LeDanemarkun peu restreint dans son territoiredonna cependant neufmille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze francs.]ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditionsscientifiques.

LaConfédération germanique s'engagea pour trente-quatremille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze millefrancs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus; d'ailleursellen'eût pas donné davantage.

Quoiquetrès gênéel'Italie trouva deux cent mille liresdans les poches de ses enfantsmais en les retournant bien. Si elleavait eu la Vénétieelle aurait fait mieux; mais enfinelle n'avait pas la Vénétie.

Les Étatsde l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept millequarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.]et lePortugal poussa son dévouement à la science jusqu'àtrente mille cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant auMexiquece fut le denier de la veuvequatre-vingt-six piastresfortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires qui sefondent sont toujours un peu gênés.

Deux centcinquante-sept francstel fut l'apport modeste de la Suisse dansl'oeuvre américaine. Il faut le dire franchementla Suisse nevoyait point le côté pratique de l'opération; ilne lui semblait pas que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fûtde nature à établir des relations d'affaires avecl'astre des nuitset il lui paraissait peu prudent d'engager sescapitaux dans une entreprise aussi aléatoire. Aprèstoutla Suisse avait peut-être raison.

Quant àl'Espagneil lui fut impossible de réunir plus de cent dixréaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elledonna pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer àterminer. La vérité est que la science n'est pas trèsbien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu arriéré.Et puis certains Espagnolsnon des moins instruitsne se rendaientpas un compte exact de la masse du projectile comparée àcelle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt àdéranger son orbiteà la troubler dans son rôlede satellite et à provoquer sa chute à la surface duglobe terrestre. Dans ce cas-làil valait mieux s'abstenir.Ce qu'ils firentà quelques réaux près.

Restaitl'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie aveclaquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ontqu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millionsd'habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent àentendre que l'entreprise du Gun-Club était contraire «auprincipe de non-intervention»et ils ne souscrivirent mêmepas pour un farthing.

A cettenouvellele Gun-Club se contenta de hausser les épaules etrevint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sudc'est-à-dire le Péroule Chilile Brésillesprovinces de la Platala Colombieeurent pour leur quote-part verséentre ses mains la somme de trois cent mille dollars [Un million sixcent vingt-six mille francs.]il se trouva à la têted'un capital considérabledont voici le décompte:

Souscriptiondes États-Unis.... 4000000 dollars

Souscriptionsétrangères......... 1446675 dollars

-----------------

Total.......................................... 5446675dollars


C'étaitdonc cinq millions quatre cent quarante-six mille six centsoixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt milleneuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le publicversait dans la caisse du Gun-Club.

Quepersonne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux dela fontedu foragede la maçonneriele transport desouvriersleur installation dans un pays presque inhabitélesconstructions de fours et de bâtimentsl'outillage des usinesla poudrele projectileles faux fraisdevaientsuivant lesdevisl'absorber à peu près tout entière.Certains coups de canon de la guerre fédérale sontrevenus à mille dollars; celui du président Barbicaneunique dans les fastes de l'artilleriepouvait bien coûtercinq mille fois plus.

Le 20octobreun traité fut conclu avec l'usine de GoldspringprèsNew Yorkquipendant la guerreavait fourni à Parrott sesmeilleurs canons de fonte.

Il futstipuléentre les parties contractantesque l'usine deGoldspring s'engageait à transporter à Tampa-Towndansla Floride méridionalele matériel nécessairepour la fonte de la Columbiad. Cette opération devait êtreterminéeau plus tardle 15 octobre prochainet le canonlivré en bon étatsous peine d'une indemnité decent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'aumoment où la Lune se présenterait dans les mêmesconditionsc'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours.L'engagement des ouvriersleur paieles aménagementsnécessaires incombaient à la compagnie du Goldspring.

Ce traitéfait double et de bonne foifut signé par I. Barbicaneprésident du Gun-Clubet J. Murchisondirecteur de l'usinede Goldspringqui approuvèrent l'écriture de part etd'autre.





XIII -STONE'S-HILL


Depuis lechoix fait par les membres du Gun-Club au détriment du Texaschacun en Amériqueoù tout le monde sait lirese fitun devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamaisles libraires ne vendirent tant de Bartram's travel in Floridade Roman's natural history of East and West FloridadeWilliam's territory of Floridade Cleland on the cultureof the Sugar-Cane in East Florida. Il fallut imprimer denouvelles éditions. C'était une fureur.

Barbicaneavait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de sespropres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussisansperdre un instantil mit à la disposition de l'Observatoirede Cambridge les fonds nécessaires à la constructiond'un télescopeet traita avec la maison Breadwill and Co.d'Albanypour la confection du projectile en aluminium; puis ilquitta Baltimoreaccompagné de J.-T. Mastondu majorElphiston et du directeur de l'usine de Goldspring.

Lelendemainles quatre compagnons de route arrivèrent àLa Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrentimmédiatement sur le Tampicoaviso de la marinefédéraleque le gouvernement mettait à leurdispositionetles feux étant poussésles rivages dela Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.

Latraversée ne fut pas longue; deux jours après sondépartle Tampicoayant franchi quatre centquatre-vingts milles [Environ deux cents lieues.]eut connaissancede la côte floridienne. En approchantBarbicane se vit enprésence d'une terre basseplated'un aspect assezinfertile. Après avoir rangé une suite d'anses richesen huîtres et en homardsle Tampico donna dans la baied'Espiritu-Santo.

Cette baiese divise en deux rades allongéesla rade de Tampa et la raded'Hillisborodont le steamer franchit bientôt le goulet. Peude temps aprèsle fort Brooke dessina ses batteries rasantesau-dessus des flotset la ville de Tampa apparutnégligemmentcouchée au fond du petit port naturel formé parl'embouchure de la rivière Hillisboro.

Ce fut làque le Tampico mouillale 22 octobreà sept heures dusoir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.

Barbicanesentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le solfloridien; il semblait le tâter du piedcomme fait unarchitecte d'une maison dont il éprouve la solidité.J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet.

«Messieursdit alors Barbicanenous n'avons pas de temps à perdreetdès demain nous monterons à cheval pour reconnaîtrele pays.»

Au momentoù Barbicane avait atterriles trois mille habitants deTampa-Town s'étaient portés à sa rencontrehonneur bien dû au président du Gun-Club qui les avaitfavorisés de son choix. Ils le reçurent au milieud'acclamations formidables; mais Barbicane se déroba àtoute ovationgagna une chambre de l'hôtel Franklin et nevoulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbrene lui allait décidément pas.

Lelendemain23 octobrede petits chevaux de race espagnolepleins devigueur et de feupiaffaient sous ses fenêtres. Maisau lieude quatreil y en avait cinquanteavec leurs cavaliers. Barbicanedescenditaccompagné de ses trois compagnonset s'étonnatout d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Ilremarqua en outre que chaque cavalier portait une carabine enbandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raison d'untel déploiement de forces lui fut aussitôt donnéepar un jeune Floridienqui lui dit:

«Monsieuril y a les Séminoles.

--QuelsSéminoles?

--Dessauvages qui courent les prairieset il nous a paru prudent de vousfaire escorte.

--Peuh!fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

--Enfinreprit le Floridienc'est plus sûr.

--Messieursrépondit Barbicaneje vous remercie de votre attentionetmaintenanten route!»

La petitetroupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage depoussière. Il était cinq heures du matin; le soleilresplendissait déjà et le thermomètre marquait84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela fait 28 degréscentigrades.]; mais de fraîches brises de mer modéraientcette excessive température.

Barbicaneen quittant Tampa-Towndescendit vers le sud et suivit la côtede manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.]d'Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baieHillisboroà douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicaneet son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontantvers l'est. Bientôt les flots de la baie disparurent derrièreun pli de terrainet la campagne floridienne s'offrit seule auxregards.

La Floridese divise en deux parties: l'une au nordplus populeusemoinsabandonnéea Tallahassee pour capitale et Pensacolal'un desprincipaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autrepresséeentre l'Atlantique et le golfe du Mexiquequi l'étreignent deleurs eauxn'est qu'une mince presqu'île rongée par lecourant du Gulf-Streampointe de terre perdue au milieu d'un petitarchipelet que doublent incessamment les nombreux navires du canalde Bahama. C'est la sentinelle avancée du golfe des grandestempêtes. La superficie de cet État est de trente-huitmillions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres [Quinzemillions trois cent soixante-cinq mille quatre cent quarantehectares.]parmi lesquels il fallait en choisir un situé endeçà du vingt-huitième parallèle etconvenable à l'entreprise; aussi Barbicaneen chevauchantexaminait attentivement la configuration du sol et sa distributionparticulière.

LaFloridedécouverte par Juan Ponce de Leónen 1512lejour des Rameauxfut d'abord nommée Pâques-Fleuries.Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtesarides et brûlées. Maisà quelques milles durivagela nature du terrain changea peu à peuet le pays semontra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'unréseau de creeksde riosde cours d'eaud'étangsdepetits lacs; on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais lacampagne s'éleva sensiblement et montra bientôt sesplaines cultivéesoù réussissaient toutes lesproductions végétales du Nord et du Midises champsimmenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservéesdans l'argile du sol faisaient tous les frais de culturepuis enfinses prairies d'ananasd'ignamesde tabacde rizde coton et decanne à sucrequi s'étendaient à perte de vueen étalant leurs richesses avec une insouciante prodigalité.

Barbicaneparut très satisfait de constater l'élévationprogressive du terrainetlorsque J.-T. Maston l'interrogea àce sujet:

«Mondigne amilui répondit-ilnous avons un intérêtde premier ordre à couler notre Columbiad dans les hautesterres.

--Pourêtre plus près de la Lune? s'écria le secrétairedu Gun-Club.

--Non!répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toisesde plus ou de moins? Nonmais au milieu de terrains élevésnos travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas àlutter avec les eauxce qui nous évitera des tubages longs etcoûteuxet c'est á considérerlorsqu'il s'agitde forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.

--Vousavez raisondit alors l'ingénieur Murchison; il fautautantque possibleéviter les cours d'eau pendant le forage; maissi nous rencontrons des sourcesqu'à cela ne tiennenous lesépuiserons avec nos machinesou nous les détournerons.Il ne s'agit pas ici d'un puits artésien [On a mis neuf ans àforer le puits de Grenelle; il a cinq cent quarante-sept mètresde profondeur.]étroit et obscuroù le taraudladouillela sondeen un mot tous les outils du foreurtravaillenten aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvertaugrand jourla pioche ou le pic à la mainetla mine aidantnous irons rapidement en besogne.

--Cependantreprit Barbicanesi par l'élévation du sol ou sanature nous pouvons éviter une lutte avec les eauxsouterrainesle travail en sera plus rapide et plus parfait;cherchons donc à ouvrir notre tranchée dans un terrainsitué à quelques centaines de toises au-dessus duniveau de la mer.

--Vousavez raisonmonsieur Barbicaneetsi je ne me trompenoustrouverons avant peu un emplacement convenable.

--Ah! jevoudrais être au premier coup de piochedit le président.

--Et moiau dernier! s'écria J.-T. Maston.

--Nous yarriveronsmessieursrépondit l'ingénieuretcroyez-moila compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payerd'indemnité de retard.

--Parsainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; centdollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représentedans les mêmes conditionsc'est-à-dire pendant dix-huitans et onze jourssavez-vous bien que cela ferait six centcinquante-huit mille cent dollars [Trois millions cinq centsoixante-six mille neuf cent deux francs.]?

--Nonmonsieurnous ne le savons pasrépondit l'ingénieuret nous n'aurons pas besoin de l'apprendre.»

Vers dixheures du matin. la petite troupe avait franchi une douzaine demilles; aux campagnes fertiles succédait alors la régiondes forêts. Làcroissaient les essences les plusvariées avec une profusion tropicale. Ces forêts presqueimpénétrables étaient faites de grenadiersd'orangersde citronniersde figuiersd'oliviersd'abricotiersde bananiersde grands ceps de vignedont les fruits et les fleursrivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre odorante de cesarbres magnifiques chantait et volait tout un monde d'oiseaux auxbrillantes couleursau milieu desquels on distinguait plusparticulièrement des crabiersdont le nid devait êtreun écrinpour être digne de ces bijoux emplumés.

J.-T.Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence decette opulente nature sans en admirer les splendides beautés.Mais le président Barbicanepeu sensible à cesmerveillesavait hâte d'aller en avant; ce pays si fertile luidéplaisait par sa fertilité même; sans êtreautrement hydroscopeil sentait l'eau sous ses pas et cherchaitmais en vainles signes d'une incontestable aridité.

Cependanton avançait; il fallut passer à gué plusieursrivièreset non sans quelque dangercar elles étaientinfestées de caïmans longs de quinze à dix-huitpieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son redoutablecrochetmais il ne parvint à effrayer que les pélicansles sarcellesles phaétonssauvages habitants de ces rivestandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ceshôtes des pays humides disparurent à leur tour; lesarbres moins gros s'éparpillèrent dans les bois moinsépais; quelques groupes isolés se détachèrentau milieu de plaines infinies où passaient des troupeaux dedaims effarouchés.

«Enfin!s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriersvoicila région des pins!

--Et celledes sauvages»répondit le major.

En effetquelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ilss'agitaientils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevauxrapidesbrandissant de longues lances ou déchargeant leursfusils à détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrentà ces démonstrations hostilessans inquiéterBarbicane et ses compagnons.

Ceux-cioccupaient alors le milieu d'une plaine rocailleusevaste espacedécouvert d'une étendue de plusieurs acresque lesoleil inondait de rayons brûlants. Elle était forméepar une large extumescence du terrainqui semblait offrir auxmembres du Gun-Club toutes les conditions requises pourl'établissement de leur Columbiad.

«Halte!dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans lepays?

--Ils'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]»réponditun des Floridiens.

Barbicanesans mot diremit pied à terreprit ses instruments etcommença à relever sa position avec une extrêmeprécision; la petite trouperangée autour de luil'examinait en gardant un profond silence.

En cemoment le soleil passait au méridien. Barbicaneaprèsquelques instantschiffra rapidement le résultat de sesobservations et dit:

«Cetemplacement est situé à trois cents toises au-dessus duniveau de la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitudeouest [Au méridien de Washington. La différence avec leméridien de Paris est de 79°22'. Cette longitude est doncen mesure française 83°25'.]; il me paraît offrirpar sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables àl'expérience; c'est donc dans cette plaine que s'élèverontnos magasinsnos ateliersnos fourneauxles huttes de nosouvrierset c'est d'icid'ici mêmerépéta-t-ilen frappant du pied le sommet de Stone's-Hillque notre projectiles'envolera vers les espaces du monde solaire!



XIV -PIOCHE ET TRUELLE


Le soirmêmeBarbicane et ses compagnons rentraient àTampa-Townet l'ingénieur Murchison se réembarquaitsur le Tampico pour La Nouvelle-Orléans. Il devaitembaucher une armée d'ouvriers et ramener la plus grandepartie du matériel. Les membres du Gun-Club demeurèrentà Tampa-Townafin d'organiser les premiers travaux ens'aidant des gens du pays.

Huit joursaprès son départle Tampico revenait dans labaie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur.Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvaisjours de l'esclavageil eût perdu son temps et ses peines.Mais depuis que l'Amériquela terre de la liberténecomptait plus que des hommes libres dans son seinceux-ciaccouraient partout où les appelait une main-d'oeuvrelargement rétribuée. Orl'argent ne manquait pas auGun-Club; il offrait à ses hommes une haute paieavecgratifications considérables et proportionnelles. L'ouvrierembauché pour la Floride pouvait compteraprèsl'achèvement des travauxsur un capital déposéen son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc quel'embarras du choixet il put se montrer sévère surl'intelligence et l'habileté de ses travailleurs. On estautorisé à croire qu'il enrôla dans sa laborieuselégion l'élite des mécaniciensdes chauffeursdes fondeursdes chaufourniersdes mineursdes briquetiers et desmanoeuvres de tout genrenoirs ou blancssans distinction decouleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'étaitune véritable émigration.

Le 31octobreà dix heures du matincette troupe débarquasur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activitéqui régnèrent dans cette petite ville dont on doublaiten un jour la population. En effetTampa-Town devait gagnerénormément à cette initiative du Gun-Clubnonpar le nombre des ouvriersqui furent dirigés immédiatementsur Stone's-Hillmais grâce à cette affluence decurieux qui convergèrent peu à peu de tous les pointsdu globe vers la presqu'île floridienne.

Pendantles premiers jourson s'occupa de décharger l'outillageapporté par la flottilleles machinesles vivresainsiqu'un assez grand nombre de maisons de tôles faites de piècesdémontées et numérotées. En mêmetempsBarbicane plantait les premiers jalons d'un railway long dequinze milles et destiné à relier Stone's-Hill àTampa-Town.

On saitdans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;capricieux dans ses détourshardi dans ses pentesméprisantles garde-fous et les ouvrages d'artescaladant les collinesdégringolant les valléesle rail-road court en aveugleet sans souci de la ligne droite; il n'est pas coûteuxiln'est point gênant; seulementon y déraille et l'on ysaute en toute liberté. Le chemin de Tampa-Town àStone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelleet ne demanda ni grandtemps ni grand argent pour s'établir.

Du resteBarbicane était l'âme de ce monde accouru à savoix; il l'animaitil lui communiquait son soufflesonenthousiasmesa conviction; il se trouvait en tous lieuxcomme s'ileût été doué du don d'ubiquité ettoujours suivi de J.-T. Mastonsa mouche bourdonnante. Son espritpratique s'ingéniait à mille inventions. Avec lui pointd'obstaclesnulle difficultéjamais d'embarras; il étaitmineurmaçonmécanicien autant qu'artilleurayantdes réponses pour toutes les demandes et des solutions pourtous les problèmes. Il correspondait activement avec leGun-Club ou l'usine de Goldspringet jour et nuitles feux allumésla vapeur maintenue en pressionle Tampico attendait sesordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicanele 1er novembrequitta Tampa-Town avec un détachement detravailleurset dès le lendemain une ville de maisonsmécaniques s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entourade palissadeset à son mouvementà son ardeuronl'eût bientôt prise pour une des grandes cités del'Union. La vie y fut réglée disciplinairementet lestravaux commencèrent dans un ordre parfait.

Dessondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaîtrela nature du terrainet le creusement put être entrepris dèsle 4 novembre. Ce jour-làBarbicane réunit ses chefsd'atelier et leur dit:

«Voussavez tousmes amispourquoi je vous ai réunis dans cettepartie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurantneuf pieds de diamètre intérieursix pieds d'épaisseurà ses parois et dix-neuf pieds et demi à son revêtementde pierre; c'est donc au total un puits large de soixante pieds qu'ilfaut creuser à une profondeur de neuf cents. Cet ouvrageconsidérable doit être terminé en huit mois; orvous avez deux millions cinq cent quarante-trois mille quatre centspieds cubes de terrain à extraire en deux cent cinquante-cinqjourssoiten chiffres rondsdix mille pieds cubes par jour. Cequi n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvrierstravaillant à coudées franches sera plus pénibledans un espace relativement restreint. Néanmoinspuisque cetravail doit se faireil se feraet je compte sur votre courageautant que sur votre habileté.»

A huitheures du matinle premier coup de pioche fut donné dans lesol floridienet depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plusoisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers serelayaient par quart de journée.

D'ailleursquelque colossale que fût l'opérationelle ne dépassaitpoint la limite des forces humaines. Loin de là. Que detravaux d'une difficulté plus réelle et dans lesquelsles éléments durent être directement combattusqui furent menés à bonne fin! Etpour ne parler qued'ouvrages semblablesil suffira de citer ce Puits du PèreJosephconstruit auprès du Caire par le sultan Saladinàune époque où les machines n'étaient pas encorevenues centupler la force de l'hommeet qui descend au niveau mêmedu Nilà une profondeur de trois cents pieds! Et cet autrepuits creusé à Coblentz par le margrave Jean de Badejusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien! de quois'agissait-ilen somme? De tripler cette profondeur et sur unelargeur décuplece qui rendrait le forage plus facile! Aussiil n'était pas un contremaîtrepas un ouvrier quidoutât du succès de l'opération.

Unedécision importanteprise par l'ingénieur Murchisond'accord avec le président Barbicanevint encore permettred'accélérer la marche des travaux. Un article du traitéportait que la Columbiad serait frettée avec des cercles defer forgé placés à chaud. Luxe de précautionsinutilescar l'engin pouvait évidemment se passer de cesanneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.

De làune grande économie de tempscar on put alors employer cenouveau système de creusement adopté maintenant dans laconstruction des puitspar lequel la maçonnerie se fait enmême temps que le forage. Grâce à ce procédétrès simpleil n'est plus nécessaire d'étayerles terres au moyen d'étrésillons; la muraille lescontient avec une inébranlable puissance et descendd'elle-même par son propre poids.

Cettemanoeuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche auraitatteint la partie solide du sol.

Le 4novembrecinquante ouvriers creusèrent au centre mêmede l'enceinte palissadéec'est-à-dire à lapartie supérieure de Stone's-Hillun trou circulaire large desoixante pieds.

La piocherencontra d'abord une sorte de terreau noirépais de sixpoucesdont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrentdeux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retirécar ildevait servir à la confection du moule intérieur.

Aprèsce sable apparut une argile blanche assez compactesemblable àla marne d'Angleterreet qui s'étageait sur une épaisseurde quatre pieds.

Puis lefer des pics étincela sur la couche dure du solsur uneespèce de roche formée de coquillages pétrifiéstrès sèchetrès solideet que les outils nedevaient plus quitter. A ce pointle trou présentait uneprofondeur de six pieds et demiet les travaux de maçonneriefurent commencés.

Au fond decette excavationon construisit un «rouet» en bois dechênesorte de disque fortement boulonné et d'unesolidité à toute épreuve; il était percéà son centre d'un trou offrant un diamètre égalau diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur cerouet que reposèrent les premières assises de lamaçonneriedont le ciment hydraulique enchaînait lespierres avec une inflexible ténacité. Les ouvriersaprès avoir maçonné de la circonférenceau centrese trouvaient renfermés dans un puits large devingt et un pieds.

Lorsquecet ouvrage fut achevéles mineurs reprirent le pic et lapiocheet ils entamèrent la roche sous le rouet mêmeen ayant soin de le supporter au fur et à mesure sur des«tins» [Sorte de chevalets.] d'une extrêmesolidité; toutes les fois que le trou avait gagné deuxpieds en profondeuron retirait successivement ces tins; le rouets'abaissait peu à peuet avec lui le massif annulaire demaçonnerieà la couche supérieure duquel lesmaçons travaillaient incessammenttout en réservantdes «évents»qui devaient permettre aux gaz des'échapper pendant l'opération de la fonte.

Ce genrede travail exigeait de la part des ouvriers une habiletéextrême et une attention de tous les instants; plus d'unencreusant sous le rouetfut blessé dangereusement par leséclats de pierreet même mortellement; mais l'ardeur nese ralentit pas une seule minuteet jour et nuit: le jourauxrayons d'un soleil qui versaitquelques mois plus tardquatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degréscentigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; lanuitsous les blanches nappes de la lumière électriquele bruit des pics sur la rochela détonation des mineslegrincement des machinesle tourbillon des fumées éparsesdans les airs tracèrent autour de Stone's-Hill un cercled'épouvante que les troupeaux de bisons ou les détachementsde Séminoles n'osaient plus franchir.

Cependantles travaux avançaient régulièrement; des gruesà vapeur activaient l'enlèvement des matériaux;d'obstacles inattendus il fut peu questionmais seulement dedifficultés prévueset l'on s'en tirait avec habileté.

Le premiermois écouléle puits avait atteint la profondeurassignée pour ce laps de tempssoit cent douze pieds. Endécembrecette profondeur fut doubléeet tripléeen janvier. Pendant le mois de févrierles travailleurseurent à lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour àtravers l'écorce terrestre. Il fallut employer des pompespuissantes et des appareils à air comprimé pourl'épuiser afin de bétonner l'orifice des sourcescommeon aveugle une voie d'eau à bord d'un navire. Enfin on eutraison de ces courants malencontreux. Seulementpar suite de lamobilité du terrainle rouet céda en partieet il yeut un débordement partiel. Que l'on juge de l'épouvantablepoussée de ce disque de maçonnerie haut desoixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie àplusieurs ouvriers.

Troissemaines durent être employées à étayer lerevêtement de pierreà le reprendre en sous-oeuvre et àrétablir le rouet dans ses conditions premières desolidité. Maisgrâce à l'habileté del'ingénieurà la puissance des machines employéesl'édificeun instant compromisretrouva son aplombet leforage continua.

Aucunincident nouveau n'arrêta désormais la marche del'opérationet le 10 juinvingt jours avant l'expiration desdélais fixés par Barbicanele puitsentièrementrevêtu de son parement de pierresavait atteint la profondeurde neuf cents pieds. Au fondla maçonnerie reposait sur uncube massif mesurant trente pieds d'épaisseurtandis qu'àsa partie supérieure elle venait affleurer le sol.

Leprésident Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrentchaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéens'était accompli dans des conditions extraordinaires derapidité.

Pendantces huit moisBarbicane ne quitta pas un instant Stone's-Hill; touten suivant de près les opérations du forageils'inquiétait incessamment du bien-être et de la santéde ses travailleurset il fut assez heureux pour éviter cesépidémies communes aux grandes agglomérationsd'hommes et si désastreuses dans ces régions du globeexposées à toutes les influences tropicales.

Plusieursouvriersil est vraipayèrent de leur vie les imprudencesinhérentes à ces dangereux travaux; mais cesdéplorables malheurs sont impossibles à éviteret ce sont des détails dont les Américains sepréoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanitéen général que de l'individu en particulier. CependantBarbicane professait les principes contraireset il les appliquaiten toute occasion. Aussigrâce à ses soinsàson intelligenceà son utile intervention dans les casdifficilesà sa prodigieuse et humaine sagacitélamoyenne des catastrophes ne dépassa pas celle des paysd'outre-mer cités pour leur luxe de précautionsentreautres la Franceoù l'on compte environ un accident sur deuxcent mille francs de travaux.



XV - LAFÊTE DE LA FONTE


Pendantles huit mois qui furent employés à l'opérationdu forageles travaux préparatoires de la fonte avaient étéconduits simultanément avec une extrême rapidité;un étrangerarrivant à Stone's-Hilleût étéfort surpris du spectacle offert à ses regards.

A sixcents yards du puitset circulairement disposés autour de cepoint centrals'élevaient douze cents fours àréverbèrelarges de six pieds chacun et séparésl'un de l'autre par un intervalle d'une demi-toise. La lignedéveloppée par ces douze cents fours offrait unelongueur de deux milles [Trois mille six cents mètresenviron.]. Tous étaient construits sur le même modèleavec leur haute cheminée quadrangulaireet ils produisaientle plus singulier effet. J.-T. Maston trouvait superbe cettedisposition architecturale. Cela lui rappelait les monuments deWashington. Pour luiil n'existait rien de plus beaumême enGrèce«où d'ailleursdisait-ilil n'avaitjamais été».

On serappelle quedans sa troisième séancele Comitése décida à employer la fonte de fer pour la Columbiadet spécialement la fonte grise. Ce métal esten effetplus tenaceplus ductileplus douxfacilement alésablepropre à toutes les opérations de moulageettraitéau charbon de terreil est d'une qualité supérieurepour les pièces de grande résistancetelles quecanonscylindres de machines à vapeurpresses hydrauliquesetc.

Mais lafontesi elle n'a subi qu'une seule fusionest rarement assezhomogèneet c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'onl'épurequ'on la raffineen la débarrassant de sesderniers dépôts terreux.

Aussiavant d'être expédié à Tampa-Townleminerai de fertraité dans les hauts fourneaux de Goldspringet mis en contact avec du charbon et du silicium chauffé àune forte températures'était carburé ettransformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et cesilicium par l'opération de l'affinage dans les fours àpuddler que l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Aprèscette première opérationle métal fut dirigévers Stone's-Hill. Mais il s'agissait de cent trente-six millions delivres de fontemasse trop coûteuse à expédierpar les railways; le prix du transport eût doublé leprix de la matière. Il parut préférabled'affréter des navires à New York et de les charger dela fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit bâtimentsde mille tonneauxune véritable flottequile 3 maisortitdes passes de New Yorkprit la route de l'Océanprolongeales côtes américainesembouqua le canal de Bahamadoubla la pointe floridienneetle 10 du même moisremontantla baie d'Espiritu-Santovint mouiller sans avaries dans le port deTampa-Town.

Làles navires furent déchargés dans les wagons durail-road de Stone's-Hilletvers le milieu de janvierl'énormemasse de métal se trouvait rendue à destination.

Oncomprend aisément que ce n'était pas trop de douzecents fours pour liquéfier en même temps ces soixantemille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir prèsde cent quatorze mille livres de métal; on les avait établissur le modèle de ceux qui servirent à la fonte du canonRodman; ils affectaient la forme trapézoïdaleet étaienttrès surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminéese trouvaient aux deux extrémités du fourneaude tellesorte que celui-ci était également chauffé danstoute son étendue. Ces foursconstruits en briquesréfractairesse composaient uniquement d'une grille pourbrûler le charbon de terreet d'une «sole» surlaquelle devaient être déposées les barres defonte; cette soleinclinée sous un angle de vingt-cinqdegréspermettait au métal de s'écouler dansles bassins de réception; de là douze cents rigolesconvergentes le dirigeaient vers le puits central.

Lelendemain du jour où les travaux de maçonnerie et deforage furent terminésBarbicane fit procéder àla confection du moule intérieur; il s'agissait d'éleverau centre du puitset suivant son axeun cylindre haut de neufcents pieds et large de neufqui remplissait exactement l'espaceréservé à l'âme de la Columbiad. Cecylindre fut composé d'un mélange de terre argileuse etde sableadditionné de foin et de paille. L'intervalle laisséentre le moule et la maçonnerie devait être comblépar le métal en fusionqui formerait ainsi des parois de sixpieds d'épaisseur.

Cecylindrepour se maintenir en équilibredut êtreconsolidé par des armatures de fer et assujetti de distance endistance au moyen de traverses scellées dans le revêtementde pierre; après la fonteces traverses devaient se trouverperdues dans le bloc de métalce qui n'offrait aucuninconvénient.

Cetteopération se termina le 8 juilletet le coulage fut fixéau lendemain.

«Cesera une belle cérémonie que cette fête de lafontedit J.-T. Maston à son ami Barbicane.

--Sansdouterépondit Barbicanemais ce ne sera pas une fêtepublique!

--Comment!vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout venant?

--Je m'engarderai bienMaston; la fonte de la Columbiad est une opérationdélicatepour ne pas dire périlleuseet je préfèrequ'elle s'effectue à huis clos. Au départ duprojectilefête si l'on veutmais jusque-lànon.»

Leprésident avait raison; l'opération pouvait offrir desdangers imprévusauxquels une grande affluence de spectateurseût empêché de parer. Il fallait conserver laliberté de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dansl'enceinteà l'exception d'une délégation desmembres du Gun-Clubqui fit le voyage de Tampa-Town. On vit làle fringant BilsbyTom Hunterle colonel Blomsberryle majorElphistonle général Morganet tutti quantipour lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affairepersonnelle. J.-T. Maston s'était constitué leurcicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail; illes conduisit partoutaux magasinsaux ateliersau milieu desmachineset il les força de visiter les douze cents fourneauxles uns après les autres. A la douze-centième visiteils étaient un peu écoeurés.

La fontedevait avoir lieu à midi précis; la veillechaque fouravait été chargé de cent quatorze mille livresde métal en barresdisposées par piles croiséesafin que l'air chaud pût circuler librement entre elles. Depuisle matinles douze cents cheminées vomissaient dansl'atmosphère leurs torrents de flammeset le sol étaitagité de sourdes trépidations. Autant de livres demétal à fondreautant de livres de houille àbrûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes decharbonqui projetaient devant le disque du soleil un épaisrideau de fumée noire.

La chaleurdevint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont lesronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissantsventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaientd'oxygène tous ces foyers incandescents.

L'opérationpour réussirdemandait à être rapidementconduite. Au signal donné par un coup de canonchaque fourdevait livrer passage à la fonte liquide et se viderentièrement.

Cesdispositions priseschefs et ouvriers attendirent le momentdéterminé avec une impatience mêlée d'unecertaine quantité d'émotion. Il n'y avait plus personnedans l'enceinteet chaque contremaître fondeur se tenait àson poste près des trous de coulée.

Barbicaneet ses collèguesinstallés sur une éminencevoisineassistaient à l'opération. Devant euxunepièce de canon était làprête àfaire feu sur un signe de l'ingénieur.

Quelquesminutes avant midiles premières gouttelettes du métalcommencèrent à s'épancher; les bassins deréception s'emplirent peu à peuet lorsque la fontefut entièrement liquideon la tint en repos pendant quelquesinstantsafin de faciliter la séparation des substancesétrangères.

Midisonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclairfauve dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent àla foiset douze cents serpents de feu rampèrent vers lepuits centralen déroulant leurs anneaux incandescents. Làils se précipitèrentavec un fracas épouvantableà une profondeur de neuf cents pieds. C'était unémouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblaitpendantque ces flots de fontelançant vers le ciel des tourbillonsde fuméevolatilisaient en même temps l'humiditédu moule et la rejetaient par les évents du revêtementde pierre sous la forme d'impénétrables vapeurs. Cesnuages factices déroulaient leurs spirales épaisses enmontant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinqcents toises. Quelque sauvageerrant au-delà des limites del'horizoneût pu croire à la formation d'un nouveaucratère au sein de la Florideet cependant ce n'étaitlà ni une éruptionni une trombeni un orageni unelutte d'élémentsni un de ces phénomènesterribles que la nature est capable de produire! Non! l'homme seulavait créé ces vapeurs rougeâtresces flammesgigantesques dignes d'un volcances trépidations bruyantessemblables aux secousses d'un tremblement de terreces mugissementsrivaux des ouragans et des tempêteset c'était sa mainqui précipitaitdans un abîme creusé par elletout un Niagarade métal en fusion.




XVI -LA COLUMBIAD


L'opérationde la fonte avait-elle réussi? On en était réduità de simples conjectures. Cependant tout portait àcroire au succèspuisque le moule avait absorbé lamasse entière du métal liquéfié dans lesfours. Quoi qu'il en soitil devait être longtemps impossiblede s'en assurer directement.

En effetquand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livresil ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer lerefroidissement. Combien de tempsdès lorsla monstrueuseColumbiadcouronnée de ses tourbillons de vapeursetdéfendue par sa chaleur intenseallait-elle se déroberaux regards de ses admirateurs? Il était difficile de lecalculer.

L'impatiencedes membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps àune rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Mastonfaillit se rôtir par dévouement. Quinze jours aprèsla fonteun immense panache de fumée se dressait encore enplein cielet le sol brûlait les pieds dans un rayon de deuxcents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jourss'écoulèrentles semaines s'ajoutèrent l'une àl'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible des'en approcher. Il fallait attendreet les membres du Gun-Clubrongeaient leur frein.

«Nousvoilà au 10 aoûtdit un matin J.-T. Maston. Quatre moisà peine nous séparent du premier décembre!Enlever le moule intérieurcalibrer l'âme de la piècecharger la Columbiadtout cela est à faire! Nous ne seronspas prêts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-cequ'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait unemystification cruelle!»

Onessayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenirBarbicane ne disait rienmais son silence cachait une sourdeirritation. Se voir absolument arrêté par un obstacledont le temps seul pouvait avoir raison-- le tempsun ennemiredoutable dans les circonstances-- et être à ladiscrétion d'un ennemic'était dur pour des gens deguerre.

Cependantdes observations quotidiennes permirent de constater un certainchangement dans l'état du sol. Vers le 15 aoûtlesvapeurs projetées avaient diminué notablementd'intensité et d'épaisseur. Quelques jours aprèsle terrain n'exhalait plus qu'une légère buéedernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil depierre. Peu à peu les tressaillements du sol vinrent às'apaiseret le cercle de calorique se restreignit; les plusimpatients des spectateurs se rapprochèrent; un jour on gagnadeux toises; le lendemainquatre; etle 22 aoûtBarbicaneses collèguesl'ingénieurpurent prendre place sur lanappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hillun endroitfort hygiéniqueà coup sûroù il n'étaitpas encore permis d'avoir froid aux pieds.

«Enfin!»s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupirde satisfaction.

Lestravaux furent repris le même jour. On procédaimmédiatement à l'extraction du moule intérieurafin de dégager l'âme de la pièce; le piclapiocheles outils à tarauder fonctionnèrent sansrelâche; la terre argileuse et le sable avaient acquis uneextrême dureté sous l'action de la chaleur; maislesmachines aidanton eut raison de ce mélange encore brûlantau contact des parois de fonte; les matériaux extraits furentrapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeuretl'on fit si bienl'ardeur au travail fut tellel'intervention deBarbicane si pressanteet ses arguments présentés avecune si grande force sous la forme de dollarsquele 3 septembretoute trace du moule avait disparu.

Immédiatementl'opération de l'alésage commença; les machinesfurent installées sans retard et manoeuvrèrentrapidement de puissants alésoirs dont le tranchant vint mordreles rugosités de la fonte. Quelques semaines plus tardlasurface intérieure de l'immense tube était parfaitementcylindriqueet l'âme de la pièce avait acquis un poliparfait.

Enfinle22 septembremoins d'un an après la communication Barbicanel'énorme enginrigoureusement calibré et d'uneverticalité absoluerelevée au moyen d'instrumentsdélicatsfut prêt à fonctionner. Il n'y avaitplus que la Lune à attendremais on était sûrqu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston neconnut plus de borneset il faillit faire une chute effrayanteenplongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le brasdroit de Blomsberryque le digne colonel avait heureusementconservéle secrétaire du Gun-Clubcomme un nouvelÉrostrateeût trouvé la mort dans lesprofondeurs de la Columbiad.

Le canonétait donc terminé; il n'y avait plus de doute possiblesur sa parfaite exécution; aussile 6 octobrele capitaineNichollquoi qu'il en eûts'exécuta vis-à-visdu président Barbicaneet celui-ci inscrivit sur ses livresà la colonne des recettesune somme de deux mille dollars. Onest autorisé à croire que la colère du capitainefut poussée aux dernières limites et qu'il en fit unemaladie. Cependant il avait encore trois paris de trois millequatremille et cinq mille dollarset pourvu qu'il en gagnât deuxson affaire n'était pas mauvaisesans être excellente.Mais l'argent n'entrait point dans ses calculset le succèsobtenu par son rivaldans la fonte d'un canon auquel des plaques dedix toises n'eussent pas résistélui portait un coupterrible.

Depuis le23 septembrel'enceinte de Stone's-Hill avait étélargement ouverte au publicet ce que fut l'affluence des visiteursse comprendra sans peine.

En effetd'innombrables curieuxaccourus de tous les points des États-Unisconvergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'étaitprodigieusement accrue pendant cette annéeconsacréetout entière aux travaux du Gun-Clubet elle comptait alorsune population de cent cinquante mille âmes. Après avoirenglobé le fort Brooke dans un réseau de rueselles'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui sépareles deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufsdesplaces nouvellestoute une forêt de maisonsavaient poussésur ces grèves naguère désertesà lachaleur du soleil américain. Des compagnies s'étaientfondées pour l'érection d'églisesd'écolesd'habitations particulièreset en moins d'un an l'étenduede la ville fut décuplée.

On saitque les Yankees sont nés commerçants; partout oùle sort les jettede la zone glacée à la zone torrideil faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'estpourquoi de simples curieuxdes gens venus en Floride dans l'uniquebut de suivre les opérations du Gun-Clubse laissèrententraîner aux opérations commerciales dès qu'ilsfurent installés à Tampa. Les navires frétéspour le transportement du matériel et des ouvriers avaientdonné au port une activité sans pareille. Bientôtd'autres bâtimentsde toute forme et de tout tonnagechargésde vivresd'approvisionnementsde marchandisessillonnèrentla baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateursdesoffices de courtiers s'établirent dans la villeet laShipping Gazette [Gazette maritime.] enregistra chaquejour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis queles routes se multipliaient autour de la villecelle-cienconsidération du prodigieux accroissement de sa population etde son commercefut enfin reliée par un chemin de fer auxÉtats méridionaux de l'Union. Un railway rattacha laMobile à Pensacolale grand arsenal maritime du Sud; puisdece point importantil se dirigea sur Tallahassee. Là existaitdéjà un petit tronçon de voie ferréelong de vingt et un millespar lequel Tallahassee se mettait encommunication avec Saint-Markssur les bords de la mer. Ce fut cebout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Townen vivifiant sur son passage et en réveillant les portionsmortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampagrâceà ces merveilles de l'industrie dues à l'idéeéclose un beau jour dans le cerveau d'un hommeput prendre àbon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale desFlorides subissait une éclipse totalevisible de tous lespoints du monde.

Chacuncomprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entrele Texas et la Florideet l'irritation des Texiens quand ils sevirent déboutés de leurs prétentions par lechoix du Gun-Club. Dans leur sagacité prévoyanteilsavaient compris ce qu'un pays devait gagner à l'expériencetentée par Barbicane et le bien dont un semblable coup decanon serait accompagné. Le Texas y perdait un vaste centre decommercedes chemins de fer et un accroissement considérablede population. Tous ces avantages retournaient à cettemisérable presqu'île floridiennejetée comme uneestacade entre les flots du golfe et les vagues de l'océanAtlantique. AussiBarbicane partageait-il avec le généralSanta-Anna toutes les antipathies texiennes.

Cependantquoique livrée à sa furie commerciale et à safougue industriellela nouvelle population de Tampa-Town n'eut garded'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Aucontraire. Les plus minces détails de l'entreprisele moindrecoup de piochela passionnèrent. Ce fut un va-et-vientincessant entre la ville et Stone's-Hillune processionmieuxencoreun pèlerinage.

On pouvaitdéjà prévoir quele jour de l'expériencel'agglomération des spectateurs se chiffrerait par millionscar ils venaient déjà de tous les points de la terres'accumuler sur l'étroite presqu'île. L'Europe émigraiten Amérique.

Maisjusque-làil faut le direla curiosité de cesnombreux arrivants n'avait été que médiocrementsatisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fontequin'en eurent que les fumées. C'était peu pour des yeuxavides; mais Barbicane ne voulut admettre personne à cetteopération. De là maugréementmécontentementmurmures; on blâma le président; on le taxad'absolutisme; son procédé fut déclaré«peu américain». Il y eut presque une émeuteautour des palissades de Stone's-Hill. Barbicaneon le saitrestainébranlable dans sa décision.

Maislorsque la Columbiad fut entièrement terminéele huisclos ne put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâced'ailleursà fermer ses portespis mêmeimprudence àmécontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc sonenceinte à tout venant; cependantpoussé par sonesprit pratiqueil résolut de battre monnaie sur la curiositépublique.

C'étaitbeaucoup de contempler l'immense Columbiadmais descendre dans sesprofondeursvoilà ce qui semblait aux Américains êtrele ne plus ultra du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieuxqui ne voulût se donner la jouissance de visiter intérieurementcet abîme de métal. Des appareilssuspendus à untreuil à vapeurpermirent aux spectateurs de satisfaire leurcuriosité. Ce fut une fureur. Femmesenfantsvieillardstous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au fond del'âme les mystères du canon colossal. Le prix de ladescente fut fixé à cinq dollars par personneetmalgré son élévationpendant les deux mois quiprécédèrent l'expériencel'affluence lesvisiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq centmille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile dedire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres duGun-Clubavantage justement réservé àl'illustre assemblée. Cette solennité eut lieu le 25septembre. Une caisse d'honneur descendit le présidentBarbicaneJ.-T. Mastonle major Elphistonle généralMorganle colonel Blomsberryl'ingénieur Murchison etd'autres membres distingués du célèbre club. Entoutune dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce longtube de métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie!quel ravissement! Une table de dix couverts avait étédressée sur le massif de pierre qui supportait la Columbiadéclairée a giorno par un jet de lumièreélectrique. Des plats exquis et nombreuxqui semblaientdescendre du cielvinrent se placer successivement devant lesconviveset les meilleurs vins de France coulèrent àprofusion pendant ce repas splendide servi à neuf cents piedssous terre.

Le festinfut très animé et même très bruyant; destoasts nombreux s'entrecroisèrent; on but au globe terrestreon but à son satelliteon but au Gun-Clubon but àl'Unionà la Luneà Phoebéà DianeàSélénéà l'astre des nuitsà la«paisible courrière du firmament»! Tous ceshurrahsportés sur les ondes sonores de l'immense tubeacoustiquearrivaient comme un tonnerre à son extrémitéet la foulerangée autour de Stone's-Hills'unissait decoeur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesqueColumbiad.

J.-T.Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il negesticulas'il but plus qu'il ne mangeac'est un point difficile àétablir. En tout casil n'eût pas donné sa placepour un empire«nonquand même le canon chargéamorcéet faisant feu à l'instantaurait dûl'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».




XVII -UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE


Les grandstravaux entrepris par le Gun-Club étaientpour ainsi direterminéset cependantdeux mois allaient encore s'écouleravant le jour où le projectile s'élancerait vers laLune. Deux mois qui devaient paraître longs comme des annéesà l'impatience universelle! Jusqu'alors les moindres détailsde l'opération avaient été chaque jourreproduits par les journauxque l'on dévorait d'un oeil avideet passionné; mais il était à craindre quedésormaisce «dividende d'intérêt»distribué au public ne fût fort diminuéetchacun s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa partd'émotions quotidiennes.

Il n'enfut rien; l'incident le plus inattendule plus extraordinaireleplus incroyablele plus invraisemblable vint fanatiser ànouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coupd'une poignante surexcitation. Un jourle 30 septembreàtrois heures quarante-sept minutes du soirun télégrammetransmis par le câble immergé entre Valentia (Irlande)Terre-Neuve et la côte américainearriva àl'adresse du président Barbicane.

Leprésident Barbicane rompit l'enveloppelut la dépêcheetquel que fût son pouvoir sur lui-mêmeses lèvrespâlirentses yeux se troublèrent à la lecturedes vingt mots de ce télégramme.

Voici letexte de cette dépêchequi figure maintenant auxarchives du Gun-Club:

FRANCEPARIS.

_30 septembre4 h matin.

BarbicaneTampaFloride

États-Unis.


Remplacezobus sphérique par projectile cylindro-conique. Partiraidedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.

MICHELARDAN.




XVIII -LE PASSAGER DE L'«ATLANTA»


Si cettefoudroyante nouvelleau lieu de voler sur les fils électriquesfût arrivée simplement par la poste et sous enveloppecachetéesi les employés françaisirlandaisterre-neuviensaméricains n'eussent pas éténécessairement dans la confidence du télégrapheBarbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il seserait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérerson oeuvre. Ce télégramme pouvait cacher unemystificationvenant d'un Français surtout. Quelle apparencequ'un homme quelconque fût assez audacieux pour concevoirseulement l'idée d'un pareil voyage? Et si cet homme existaitn'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans un cabanonet non dans un boulet?

Mais ladépêche était connuecar les appareils detransmission sont peu discrets de leur natureet la proposition deMichel Ardan courait déjà les divers États del'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se taire. Ilréunit donc ses collègues présents àTampa-Townet sans laisser voir sa penséesans discuter leplus ou moins de créance que méritait le télégrammeil en lut froidement le texte laconique.

«Paspossible! -- C'est invraisemblable! -- Pure plaisanterie! -- On s'estmoqué de nous! -- Ridicule! -- Absurde!» Toute la sériedes expressions qui servent à exprimer le doutel'incrédulitéla sottisela foliese déroulapendant quelques minutesavec accompagnement des gestes usitésen pareille circonstance. Chacun souriaitriaithaussait lesépaules ou éclatait de riresuivant sa dispositiond'humeur. SeulJ.-T. Maston eut un mot superbe.

«C'estune idéecela! s'écria-t-il.

--Ouiluirépondit le majormais s'il est quelquefois permis d'avoirdes idées comme celle-làc'est à la conditionde ne pas même songer à les mettre à exécution.

--Etpourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire duGun-Clubprêt à discuter. Mais on ne voulut pas lepousser davantage.

Cependantle nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville deTampa. Les étrangers et les indigènes se regardaients'interrogeaient et plaisantaientnon pas cet Européen-- unmytheun individu chimérique-- mais J.-T. Mastonqui avaitpu croire à l'existence de ce personnage légendaire.Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile à la Lunechacun trouva l'entreprise naturellepraticableune pure affaire debalistique! Mais qu'un être raisonnable offrît de prendrepassage dans le projectilede tenter ce voyage invraisemblablec'était une proposition fantaisisteune plaisanterieunefarceetpour employer un mot dont les Français ontprécisément la traduction exacte dans leur langagefamilierun «humbug [Mystification.]»!

Lesmoqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinueret l'onpeut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rirece qui n'estguère habituel à un pays où les entreprisesimpossibles trouvent volontiers des prôneursdes adeptesdespartisans.

Cependantla proposition de Michel Ardancomme toutes les idéesnouvellesne laissait pas de tracasser certains esprits. Celadérangeait le cours des émotions accoutumées.«On n'avait pas songé à cela!» Cet incidentdevint bientôt une obsession par son étrangetémême. On y pensait. Que de choses niées la veille dontle lendemain a fait des réalités! Pourquoi ce voyage nes'accomplirait-il pas un jour ou l'autre? Maisen tout casl'hommequi voulait se risquer ainsi devait être fouet décidémentpuisque son projet ne pouvait être pris au sérieuxileût mieux fait de se taireau lieu de troubler toute unepopulation par ses billevesées ridicules.

Maisd'abordce personnage existait-il réellement? Grandequestion! Ce nom«Michel Ardan»n'était pasinconnu à l'Amérique! Il appartenait à unEuropéen fort cité pour ses entreprises audacieuses.Puisce télégramme lancé à travers lesprofondeurs de l'Atlantiquecette désignation du navire surlequel le Français disait avoir pris passagela date assignéeà sa prochaine arrivéetoutes ces circonstancesdonnaient à la proposition un certain caractère devraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientôt lesindividus isolés se formèrent en groupesles groupesse condensèrent sous l'action de la curiosité comme desatomes en vertu de l'attraction moléculaireetfinalementil en résulta une foule compactequi se dirigea vers lademeure du président Barbicane.

Celui-cidepuis l'arrivée de la dépêchene s'étaitpas prononcé; il avait laissé l'opinion de J.-T. Mastonse produiresans manifester ni approbation ni blâme; il setenait coiet se proposait d'attendre les événements;mais il comptait sans l'impatience publiqueet vit d'un oeil peusatisfait la population de Tampa s'amasser sous ses fenêtres.Bientôt des murmuresdes vociférationsl'obligèrentà paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs etparconséquenttous les ennuis de la célébrité.

Il parutdonc; le silence se fitet un citoyenprenant la parolelui posacarrément la question suivante: «Le personnage désignédans la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il enroute pour l'Amériqueoui ou non?

--Messieursrépondit Barbicaneje ne le sais pas plus que vous.

--Il fautle savoirs'écrièrent des voix impatientes.

--Le tempsnous l'apprendrarépondit froidement le président.

--Le tempsn'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entierrepritl'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectileainsique le demande le télégramme?

--Pasencoremessieurs; maisvous avez raisonil faut savoir àquoi s'en tenir; le télégraphequi a causétoute cette émotionvoudra bien compléter sesrenseignements.

--Autélégraphe! au télégraphe!» s'écriala foule.

Barbicanedescenditetprécédant l'immense rassemblementil sedirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelquesminutes plus tardune dépêche était lancéeau syndic des courtiers de navires à Liverpool. On demandaitune réponse aux questions suivantes:

«Qu'est-ceque le navire l'Atlanta? -- Quand a-t-il quittél'Europe? -- Avait-il à son bord un Français nomméMichel Ardan?»

Deuxheures aprèsBarbicane recevait des renseignements d'uneprécision qui ne laissait plus place au moindre doute.

«Lesteamer l'Atlantade Liverpoola pris la mer le 2 octobre-- faisant voile pour Tampa-Town-- ayant à son bord unFrançaisporté au livre des passagers sous le nom deMichel Ardan.»

A cetteconfirmation de la première dépêcheles yeux duprésident brillèrent d'une flamme subiteses poings sefermèrent violemmentet on l'entendit murmurer:

«C'estdonc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dansquinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!...Jamais je ne consentirai...»

Etcependantle soir mêmeil écrivit à la maisonBreadwill and Co.en la priant de suspendre jusqu'à nouvelordre la fonte du projectile.

Maintenantraconter l'émotion dont fut prise l'Amérique toutentière; comment l'effet de la communication Barbicane fut dixfois dépassé; ce que dirent les journaux de l'Unionlafaçon dont ils acceptèrent la nouvelle et sur quel modeils chantèrent l'arrivée de ce héros du vieuxcontinent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacunvécutcomptant les heurescomptant les minutescomptant lessecondes; donner une idéemême affaibliede cetteobsession fatigante de tous les cerveaux maîtrisés parune pensée unique; montrer les occupations cédant àune seule préoccupationles travaux arrêtéslecommerce suspendules navires prêts à partir restantaffourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivéede l'Atlantales convois arrivant pleins et retournant videsla baie d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par lessteamersles packets-boatsles yachts de plaisanceles fly-boatsde toutes dimensions; dénombrer ces milliers de curieux quiquadruplèrent en quinze jours la population de Tampa-Town etdurent camper sous des tentes comme une armée en campagnec'est une tâche au-dessus des forces humaines et qu'on nesaurait entreprendre sans témérité.

Le 20octobreà neuf heures du matinles sémaphores ducanal de Bahama signalèrent une épaisse fumée àl'horizon. Deux heures plus tardun grand steamer échangeaitavec eux des signaux de reconnaissance. Aussitôt le nom del'Atlanta fut expédié à Tampa-Town. Aquatre heuresle navire anglais donnait dans la raded'Espiritu-Santo. A cinqil franchissait les passes de la radeHillisboro à toute vapeur. A sixil mouillait dans le port deTampa.

L'ancren'avait pas encore mordu le fond de sableque cinq centsembarcations entouraient l'Atlantaet le steamer étaitpris d'assaut. Barbicanele premierfranchit les bastingagesetd'une voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:

«MichelArdan! s'écria-t-il.

--Présent!»répondit un individu monté sur la dunette.

Barbicaneles bras croisésl'oeil interrogateurla bouche muetteregarda fixement le passager de l'Atlanta.

C'étaitun homme de quarante-deux ansgrandmais un peu voûtédéjàcomme ces cariatides qui portent des balcons surleurs épaules. Sa tête fortevéritable hure delionsecouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait unevéritable crinière. Une face courtelarge aux tempesagrémentée d'une moustache hérissée commeles barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtrespoussés en pleines jouesdes yeux ronds un peu égarésun regard de myopecomplétaient cette physionomie éminemmentféline. Mais le nez était d'un dessin hardila boucheparticulièrement humainele front hautintelligent etsillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfinun torse fortement développé et posé d'aplombsur de longues jambesdes bras musculeuxleviers puissants et bienattachésune allure décidéefaisaient de cetEuropéen un gaillard solidement bâti«plutôtforgé que fondu»pour emprunter une de ses expressionsà l'art métallurgique.

Lesdisciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffrésans peine sur le crâne et la physionomie de ce personnage lessignes indiscutables de la combativitéc'est-à-dire ducourage dans le danger et de la tendance à briser lesobstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillositéinstinct qui porte certains tempéraments à sepassionner pour les choses surhumaines; maisen revancheles bossesde l'acquisivitéce besoin de posséder et d'acquérirmanquaient absolument.

Pourachever le type physique du passager de l'Atlantail convientde signaler ses vêtements larges de formefacilesd'entournuresson pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffetelle que Michel Ardan se surnommait lui-même «la mort audrap»sa cravate lâcheson col de chemise libéralementouvertd'où sortait un cou robusteet ses manchettesinvariablement déboutonnéesà traverslesquelles s'échappaient des mains fébriles. On sentaitquemême au plus fort des hivers et des dangerscet homme-làn'avait jamais froid-- pas même aux yeux.

D'ailleurssur le pont du steamerau milieu de la fouleil allaitvenaitnerestant jamais en place«chassant sur ses ancres»commedisaient les matelotsgesticulanttutoyant tout le monde etrongeant ses ongles avec une avidité nerveuse. C'étaitun de ces originaux que le Créateur invente dans un moment defantaisie et dont il brise aussitôt le moule.

En effetla personnalité morale de Michel Ardan offrait un large champaux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dansune perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avaitpas encore dépassé l'âge des superlatifs: lesobjets se peignaient sur la rétine de son oeil avec desdimensions démesurées; de là une associationd'idées gigantesques; il voyait tout en grandsauf lesdifficultés et les hommes.

C'étaitd'ailleurs une luxuriante natureun artiste d'instinctun garçonspirituelqui ne faisait pas un feu roulant de bons motsmaiss'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussionspeusoucieux de la logiquerebelle au syllogismequ'il n'eûtjamais inventéil avait des coups à lui. Véritablecasseur de vitresil lançait en pleine poitrine des argumentsad hominem d'un effet sûret il aimait àdéfendre du bec et des pattes les causes désespérées.

Entreautres maniesil se proclamait «un ignorant sublime»comme Shakespeareet faisait profession de mépriser lessavants: «des gensdisait-ilqui ne font que marquer lespoints quand nous jouons la partie». C'étaiten sommeun bohémien du pays des monts et merveillesaventureuxmaisnon pas aventurierun casse-couun Phaéton menant àfond de train le char du Soleilun Icare avec des ailes de rechange.Du resteil payait de sa personne et payait bienil se jetait têtelevée dans les entreprises follesil brûlait sesvaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclèsetprêt àse faire casser les reins à toute heureil finissaitinvariablement par retomber sur ses piedscomme ces petits cabotinsen moelle de sureau dont les enfants s'amusent.

En deuxmotssa devise était: Quand même! et l'amour del'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]»suivant la belle expression de Pope.

Maisaussicomme ce gaillard entreprenant avait bien les défautsde ses qualités! Qui ne risque rien n'a riendit-on. Ardanrisqua souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreaud'argentun tonneau des Danaïdes. Homme parfaitementdésintéresséd'ailleursil faisait autant decoups de coeur que de coups de tête; secourablechevaleresqueil n'eût pas signé le «bon à pendre»de son plus cruel ennemiet se serait vendu comme esclave pourracheter un Nègre.

En Franceen Europetout le monde le connaissaitce personnage brillant etbruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voixde la Renommée enrouées à son service? Nevivait-il pas dans une maison de verreprenant l'univers entier pourconfident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-ilune admirable collection d'ennemisparmi ceux qu'il avait plus oumoins froissésblessésculbutés sans mercienjouant des coudes pour faire sa trouée dans la foule.

Cependanton l'aimait généralementon le traitait en enfantgâté. C'étaitsuivant l'expression populaire«un homme à prendre ou à laisser»et on leprenait. Chacun s'intéressait à ses hardies entrepriseset le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemmentaudacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en luiprédisant une catastrophe prochaine: «La forêtn'est brûlée que par ses propres arbres»répondait-il avec un aimable sourireet sans se douter qu'ilcitait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel étaitce passager de l'Atlantatoujours agitétoujoursbouillant sous l'action d'un feu intérieurtoujours émunon de ce qu'il venait faire en Amérique -- il n'y pensaitmême pas --mais par l'effet de son organisation fiévreuse.Si jamais individus offrirent un contraste frappantce furent bienle Français Michel Ardan et le Yankee Barbicanetous lesdeuxcependantentreprenantshardisaudacieux à leurmanière.

Lacontemplation à laquelle s'abandonnait le président duGun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguerau second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats dela foule. Ces cris devinrent même si frénétiqueset l'enthousiasme prit des formes tellement personnellesque MichelArdanaprès avoir serré un millier de mains danslesquelles il faillit laisser ses dix doigtsdut se réfugierdans sa cabine.

Barbicanele suivit sans avoir prononcé une parole.

«Vousêtes Barbicane? lui demanda Michel Ardandès qu'ilfurent seuls et du ton dont il eût parlé à un amide vingt ans.

--Ouirépondit le président du Gun-Club.

--Eh bien!bonjourBarbicane. Comment cela va-t-il? Très bien? Allonstant mieux! tant mieux!

--Ainsidit Barbicanesans autre entrée en matièrevous êtesdécidé à partir?

--Absolumentdécidé.

--Rien nevous arrêtera?

--Rien.Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait madépêche?

--J'attendaisvotre arrivée. Maisdemanda Barbicane en insistant denouveauvous avez bien réfléchi?...

--Réfléchi!est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasiond'aller faire un tour dans la Lunej'en profiteet voilàtout. Il me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.»

Barbicanedévorait du regard cet homme qui parlait de son projet devoyage avec une légèretéune insouciance sicomplète et une si parfaite absence d'inquiétudes.

«Maisau moinslui dit-ilvous avez un plandes moyens d'exécution?

--Excellentsmon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation:j'aime autant raconter mon histoire une bonne foisà tout lemondeet qu'il n'en soit plus question. Cela évitera desredites. Doncsauf meilleur avisconvoquez vos amisvos collèguestoute la villetoute la Floridetoute l'Amériquesi vousvoulezet demain je serai prêt à développer mesmoyens comme à répondre aux objections quelles qu'ellessoient. Soyez tranquilleje les attendrai de pied ferme. Cela vousva-t-il?

--Cela meva»répondit Barbicane.

Sur celeprésident sortit de la cabine et fit part à la foule dela proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avecdes trépignements et des grognements de joie. Cela coupaitcourt à toute difficulté. Le lendemain chacun pourraitcontempler à son aise le héros européen.Cependant certains spectateurs des plus entêtés nevoulurent pas quitter le pont de l'Atlanta; ils passèrentla nuit à bord. Entre autresJ.-T. Maston avait visséson crochet dans la lisse de la dunetteet il aurait fallu uncabestan pour l'en arracher.

«C'estun héros! un héros! s'écriait-il sur tous lestonset nous ne sommes que des femmelettes auprès de cetEuropéen-là!»

Quant auprésidentaprès avoir convié les visiteurs àse retireril rentra dans la cabine du passageret il ne la quittaqu'au moment où la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alorsles deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement lamainet Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.



XIX -UN MEETING


Lelendemainl'astre du jour se leva bien tard au gré del'impatience publique. On le trouva paresseuxpour un Soleil quidevait éclairer une semblable fête. Barbicanecraignantles questions indiscrètes pour Michel Ardanaurait vouluréduire ses auditeurs à un petit nombre d'adeptesàses collèguespar exemple. Mais autant essayer d'endiguer leNiagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser sonnouvel ami courir les chances d'une conférence publique. Lanouvelle salle de la Bourse de Tampa-Townmalgré sesdimensions colossalesfut jugée insuffisante pour lacérémoniecar la réunion projetéeprenait les proportions d'un véritable meeting.

Le lieuchoisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; enquelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons dusoleil; les navires du port riches en voilesen agrèsenmâts de rechangeen verguesfournirent les accessoiresnécessaires à la construction d'une tente colossale.Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur laprairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Làtrois cent mille personnes trouvèrent place et bravèrentpendant plusieurs heures une température étouffanteenattendant l'arrivée du Français. De cette foule despectateursun premier tiers pouvait voir et entendre; un secondtiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisièmeil nevoyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas lemoins empressé à prodiguer ses applaudissements.

A troisheuresMichel Ardan fit son apparitionaccompagné desprincipaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au présidentBarbicaneet le bras gauche à J.-T. Mastonplus radieux quele Soleil en plein midiet presque aussi rutilant. Ardan monta surune estradedu haut de laquelle ses regards s'étendaient surun océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunementembarrassé; il ne posait pas; il était là commechez luigaifamilieraimable. Aux hurrahs qui l'accueillirent ilrépondit par un salut gracieux; puisde la mainréclamale silencesilenceil prit la parole en anglaiset s'exprima fortcorrectement en ces termes:

«Messieursdit-ilbien qu'il fasse très chaudje vais abuser de vosmoments pour vous donner quelques explications sur des projets quiont paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni unsavantet je ne comptais point parler publiquement; mais mon amiBarbicane m'a dit que cela vous ferait plaisiret je me suis dévoué.Doncécoutez-moi avec vos six cent mille oreillesetveuillez excuser les fautes de l'auteur.»

Ce débutsans façon fut fort goûté des assistantsquiexprimèrent leur contentement par un immense murmure desatisfaction.

«Messieursdit-ilaucune marque d'approbation ou d'improbation n'est interdite.Ceci convenuje commence. Et d'abordne l'oubliez pasvous avezaffaire à un ignorantmais son ignorance va si loin qu'ilignore même les difficultés. Il lui a donc paru quec'était chose simplenaturellefacilede prendre passagedans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-làdevait se faire tôt ou tardet quant au mode de locomotionadoptéil suit tout simplement la loi du progrès.L'homme a commencé par voyager à quatre pattespuisun beau joursur deux piedspuis en charrettepuis en cochepuisen patachepuis en diligencepuis en chemin de fer; eh bien! leprojectile est la voiture de l'aveniretà vrai direlesplanètes ne sont que des projectilesde simples boulets decanon lancés par la main du Créateur. Mais revenons ànotre véhicule. Quelques-uns de vousmessieursont pu croireque la vitesse qui lui sera imprimée est excessive; il n'enest rien; tous les astres l'emportent en rapiditéet la Terreelle-mêmedans son mouvement de translation autour du Soleilnous entraîne trois fois plus rapidement. Voici quelquesexemples. Seulementje vous demande la permission de m'exprimer enlieuescar les mesures américaines ne me sont pas trèsfamilièreset je craindrais de m'embrouiller dans mescalculs.»

La demandeparut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. L'orateurreprit son discours:

«Voicimessieursla vitesse des différentes planètes. Je suisobligé d'avouer quemalgré mon ignoranceje connaisfort exactement ce petit détail astronomique; mais avant deuxminutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptunefait cinq mille lieues à l'heure; Uranussept mille; Saturnehuit mille huit cent cinquante-huit; Jupiteronze mille six centsoixante-quinze; Marsvingt-deux mille onze; la Terrevingt-septmille cinq cents; Vénustrente-deux mille centquatre-vingt-dix; Mercurecinquante-deux mille cinq cent vingt;certaines comètesquatorze cent mille lieues dans leurpérihélie! Quant à nousvéritablesflâneursgens peu pressésnotre vitesse ne dépasserapas neuf mille neuf cents lieueset elle ira toujours endécroissant! Je vous demande s'il y a là de quois'extasieret n'est-il pas évident que tout cela sera dépasséquelque jour par des vitesses plus grandes encoredont la lumièreou l'électricité seront probablement les agentsmécaniques? »

Personnene parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

«Meschers auditeursreprit-ilà en croire certains espritsbornés -- c'est le qualificatif qui leur convient --l'humanité serait renfermée dans un cercle de Popiliusqu'elle ne saurait franchiret condamnée à végétersur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les espacesplanétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Luneon ira aux planèteson ira aux étoilescomme on vaaujourd'hui de Liverpool à New Yorkfacilementrapidementsûrementet l'océan atmosphérique sera bientôttraversé comme les océans de la Lune! La distance n'estqu'un mot relatifet finira par être ramenée àzéro.»

L'assembléequoique très montée en faveur du héros françaisresta un peu interdite devant cette audacieuse théorie. MichelArdan parut le comprendre.

«Vousne semblez pas convaincusmes braves hôtesreprit-il avec unaimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps ilfaudrait à un train express pour atteindre la Lune? Troiscents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six millequatre cent dix lieuesmais qu'est-ce que cela? Pas même neuffois le tour de la Terreet il n'est point de marins ni de voyageursun peu dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leurexistence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-septheures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignéede la Terre et qu'il faut y regarder à deux fois avant detenter l'aventure! Mais que diriez-vous donc s'il s'agissait d'allerà Neptunequi gravite à onze cent quarante-septmillions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que peu de genspourraient faires'il coûtait seulement cinq sols parkilomètre! Le baron de Rothschild lui-mêmeavec sonmilliardn'aurait pas de quoi payer sa placeet faute de centquarante-sept millionsil resterait en route!»

Cettefaçon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;d'ailleurs Michel Ardanplein de son sujets'y lançait àcorps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement écoutéet reprit avec une admirable assurance:

«Ehbien! mes amiscette distance de Neptune au Soleil n'est rienencoresi on la compare à celle des étoiles; en effetpour évaluer l'éloignement de ces astresil fautentrer dans cette numération éblouissante où leplus petit nombre a neuf chiffreset prendre le milliard pour unité.Je vous demande pardon d'être si ferré sur cettequestionmais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutezet jugez! Alpha du Centaure est à huit mille milliards delieuesVéga à cinquante mille milliardsSirius àcinquante mille milliardsArcturus à cinquante-deux millemilliardsla Polaire à cent dix-sept mille milliardslaChèvre à cent soixante-dix mille milliardsles autresétoiles à des mille et des millions et des milliards demilliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance quisépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait quecette distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens!Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l'astreradieux et finit à Neptune? Voulez-vous connaître mathéorie? Elle est bien simple! Pour moile monde solaire estun corps solidehomogène; les planètes qui lecomposent se pressentse touchentadhèrentet l'espaceexistant entre elles n'est que l'espace qui sépare lesmolécules du métal le plus compacteargent ou ferorou platine! J'ai donc le droit d'affirmeret je répèteavec une conviction qui vous pénétrera tous: «Ladistance est un vain motla distance n'existe pas!»

--Biendit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assembléeélectrisée par le gestepar l'accent de l'orateurparla hardiesse de ses conceptions.

--Non!s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autresla distance n'existe pas!»

Etemporté par la violence de ses mouvementspar l'élande son corps qu'il eut peine à maîtriseril faillittomber du haut de l'estrade sur le sol. Mais il parvint àretrouver son équilibreet il évita une chute qui luieût brutalement prouvé que la distance n'étaitpas un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateurreprit son cours.

«Mesamisdit Michel Ardanje pense que cette question est maintenantrésolue. Si je ne vous ai pas convaincus tousc'est que j'aiété timide dans mes démonstrationsfaible dansmes argumentset il faut en accuser l'insuffisance de mes étudesthéoriques. Quoi qu'il en soitje vous le répètela distance de la Terre à son satellite est réellementpeu importante et indigne de préoccuper un esprit sérieux.Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on établiraprochainement des trains de projectilesdans lesquels se feracommodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'yaura ni chocni secousseni déraillement à craindreet l'on atteindra le but rapidementsans fatigueen ligne droite«à vol d'abeille»pour parler le langage de vostrappeurs. Avant vingt ansla moitié de la Terre aura visitéla Lune!

--Hurrah!hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistantsmême les moins convaincus.

--Hurrahpour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.

Cet actede reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut accueillipar d'unanimes applaudissements.

«Maintenantmes amisreprit Michel Ardansi vous avez quelque question àm'adresservous embarrasserez évidemment un pauvre hommecomme moimais je tâcherai cependant de vous répondre.»

Jusqu'icile président du Gun-Club avait lieu d'être trèssatisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait surces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardanentraîné par sa vive imaginationse montrait fortbrillant. Il fallait donc l'empêcher de dévier vers lesquestions pratiquesdont il se fût moins bien tirésans doute. Barbicane se hâta de prendre la paroleet ildemanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou lesplanètes fussent habitées.

«C'estun grand problème que tu me poses làmon digneprésidentrépondit l'orateur en souriant; cependantsi je ne me trompedes hommes de grande intelligencePlutarqueSwedenborgBernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sontprononcés pour l'affirmative. En me plaçant au point devue de la philosophie naturelleje serais porté àpenser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe en cemondeetrépondant à ta question par une autrequestionami Barbicanej'affirmerais que si les mondes sonthabitablesou ils sont habitésou ils l'ont étéou ils le seront.

--Trèsbien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateursdont l'opinion avait force de loi pour les derniers.

--On nepeut répondre avec plus de logique et de justessedit leprésident du Gun-Club. La question revient donc àcelle-ci: Les mondes sont-ils habitables? Je le croispour ma part.

--Et moij'en suis certainrépondit Michel Ardan.

--Cependantrépliqua l'un des assistantsil y a des arguments contrel'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dansla plupart que les principes de la vie fussent modifiés.Ainsipour ne parler que des planèteson doit êtrebrûlé dans les unes et gelé dans les autressuivant qu'elles sont plus ou moins éloignées duSoleil.

--Jeregretterépondit Michel Ardande ne pas connaîtrepersonnellement mon honorable contradicteurcar j'essaierais de luirépondre. Son objection a sa valeurmais je crois qu'on peutla combattre avec quelque succèsainsi que toutes celles dontl'habitabilité des mondes a été l'objet. Sij'étais physicienje dirais ques'il y a moins de caloriquemis en mouvement dans les planètes voisines du Soleiletplusau contrairedans les planètes éloignéesce simple phénomène suffit pour équilibrer lachaleur et rendre la température de ces mondes supportable àdes êtres organisés comme nous le sommes. Si j'étaisnaturalisteje lui diraisaprès beaucoup de savantsillustresque la nature nous fournit sur la terre des exemplesd'animaux vivant dans des conditions bien diverses d'habitabilité;que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux;que les amphibies ont une double existence assez difficile àexpliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans lescouches d'une grande profondeur et y supportent sans êtreécrasés des pressions de cinquante ou soixanteatmosphères; que divers insectes aquatiquesinsensibles àla températurese rencontrent à la fois dans lessources d'eau bouillante et dans les plaines glacées del'océan Polaire; enfinqu'il faut reconnaître àla nature une diversité dans ses moyens d'action souventincompréhensiblemais non moins réelleet qui vajusqu'à la toute-puissance. Si j'étais chimisteje luidirais que les aérolithesces corps évidemment formésen dehors du monde terrestreont révélé àl'analyse des traces indiscutables de carbone; que cette substance nedoit son origine qu'à des êtres organisésetqued'après les expériences de Reichenbachelle a dûêtre nécessairement «animalisée».Enfinsi j'étais théologienje lui dirais que laRédemption divine semblesuivant saint Pauls'êtreappliquée non seulement à la Terremais à tousles mondes célestes. Mais je ne suis ni théologiennichimisteni naturalisteni physicien. Aussidans ma parfaiteignorance des grandes lois qui régissent l'universje meborne à répondre: Je ne sais pas si les mondes sonthabitésetcomme je ne le sais pasje vais y voir!»

L'adversairedes théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres arguments?Il est impossible de le direcar les cris frénétiquesde la foule eussent empêché toute opinion de se fairejour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans lesgroupes les plus éloignésle triomphant orateur secontenta d'ajouter les considérations suivantes:

«Vouspensez bienmes braves Yankeesqu'une si grande question est àpeine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici uncours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y atoute une autre série d'arguments en faveur de l'habitabilitédes mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moiseulement d'insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que lesplanètes ne sont pas habitéesil faut répondre:Vous pouvez avoir raisons'il est démontré que laTerre est le meilleur des mondes possiblemais cela n'est pasquoiqu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellitequand JupiterUranusSaturneNeptuneen ont plusieurs à leur serviceavantage qui n'est point à dédaigner. Mais ce qui rendsurtout notre globe peu confortablec'est l'inclinaison de son axesur son orbite. De là l'inégalité des jours etdes nuits; de là cette diversité fâcheuse dessaisons. Sur notre malheureux sphéroïdeil fait toujourstrop chaud ou trop froid; on y gèle en hiveron y brûleen été; c'est la planète aux rhumesaux coryzaset aux fluxions de poitrinetandis qu'à la surface deJupiterpar exempleoù l'axe est très peu incliné[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3°5'.]les habitants pourraient jouir de températuresinvariables; il y a la zone des printempsla zone des étésla zone des automnes et la zone des hivers perpétuels; chaqueJovien peut choisir le climat qui lui plaît et se mettre pourtoute sa vie à l'abri des variations de la température.Vous conviendrez sans peine de cette supériorité deJupiter sur notre planètesans parler de ses annéesqui durent douze ans chacune! De plusil est évident pour moiquesous ces auspices et dans ces conditions merveilleusesd'existenceles habitants de ce monde fortuné sont des êtressupérieursque les savants y sont plus savantsque lesartistes y sont plus artistesque les méchants y sont moinsméchantset que les bons y sont meilleurs. Hélas! quemanque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cetteperfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins incliné surle plan de son orbite.

--Eh bien!s'écria une voix impétueuseunissons nos effortsinventons des machines et redressons l'axe de la Terre!»

Untonnerre d'applaudissements éclata à cette propositiondont l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston.Il est probable que le fougueux secrétaire avait étéemporté par ses instincts d'ingénieur à hasardercette hardie proposition. Maisil faut le dire -- car c'est lavérité --beaucoup l'appuyèrent de leurs criset sans doutes'ils avaient eu le point d'appui réclamépar Archimèdeles Américains auraient construit unlevier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais lepoint d'appuivoilà ce qui manquait à ces témérairesmécaniciens.

Néanmoinscette idée «éminemment pratique» eut unsuccès énorme; la discussion fut suspendue pendant unbon quart d'heureet longtempsbien longtemps encoreon parla dansles États-Unis d'Amérique de la proposition formuléesi énergiquement par le secrétaire perpétuel duGun-Club.





XX -ATTAQUE ET RIPOSTE


CETincident semblait devoir terminer la discussion. C'était le«mot de la fin»et l'on n'eût pas trouvémieux. Cependantquand l'agitation se fut calméeon entenditces paroles prononcées d'une voix forte et sévère:

«Maintenantque l'orateur a donné une large part à la fantaisievoudra-t-il bien rentrer dans son sujetfaire moins de théorieset discuter la partie pratique de son expédition?»

Tous lesregards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.C'était un homme maigresecd'une figure énergiqueavec une barbe taillée à l'américaine quifoisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitationsproduites dans l'assembléeil avait peu à peu gagnéle premier rang des spectateurs. Làles bras croisésl'oeil brillant et hardiil fixait imperturbablement le hérosdu meeting. Après avoir formulé sa demandeil se tutet ne parut pas s'émouvoir des milliers de regards quiconvergeaient vers luini du murmure désapprobateur excitépar ses paroles. La réponse se faisant attendreil posa denouveau sa question avec le même accent net et précispuis il ajouta:

«Noussommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

--Vousavez raisonmonsieurrépondit Michel Ardanla discussions'est égarée. Revenons à la Lune.

--Monsieurreprit l'inconnuvous prétendez que notre satellite esthabité. Bien. Mais s'il existe des Sélénitesces gens-làà coup sûrvivent sans respirercar -- je vous en préviens dans votre intérêt --il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface dela Lune.»

A cetteaffirmationArdan redressa sa fauve crinière; il comprit quela lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.Il le regarda fixement à son touret dit:

«Ah!il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend celas'il vousplaît?

--Lessavants.

--Vraiment?

--Vraiment.

--Monsieurreprit Micheltoute plaisanterie à partj'ai une profondeestime pour les savants qui saventmais un profond dédainpour les savants qui ne savent pas.

--Vous enconnaissez qui appartiennent à cette dernièrecatégorie?

--Particulièrement.En Franceil y en a un qui soutient que «mathématiquement»l'oiseau ne peut pas voleret un autre dont les théoriesdémontrent que le poisson n'est pas fait pour vivre dansl'eau.

--Il nes'agit pas de ceux-làmonsieuret je pourrais citer àl'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

--Alorsmonsieurvous embarrasseriez fort un pauvre ignorant quid'ailleursne demande pas mieux que de s'instruire!

--Pourquoidonc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pasétudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.

--Pourquoi!répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujoursbrave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rienc'estvraimais c'est précisément ma faiblesse qui fait maforce.

--Votrefaiblesse va jusqu'à la folies'écria l'inconnu d'unton de mauvaise humeur.

--Eh! tantmieuxriposta le Françaissi ma folie me mène jusqu'àla Lune!»

Barbicaneet ses collègues dévoraient des yeux cet intrus quivenait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne leconnaissaitet le présidentpeu rassuré sur lessuites d'une discussion si franchement poséeregardait sonnouvel ami avec une certaine appréhension. L'assembléeétait attentive et sérieusement inquiètecarcette lutte avait pour résultat d'appeler son attention surles dangers ou même les véritables impossibilitésde l'expédition.

«Monsieurreprit l'adversaire de Michel Ardanles raisons sont nombreuses etindiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphèreautour de la Lune. Je dirai même a priori quesi cetteatmosphère a jamais existéelle a dû êtresoutirée par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer desfaits irrécusables.

--Opposezmonsieurrépondit Michel Ardan avec une galanterie parfaiteopposez tant qu'il vous plaira!

--Voussavezdit l'inconnuque lorsque des rayons lumineux traversent unmilieu tel que l'airils sont déviés de la lignedroiteouen d'autres termesqu'ils subissent une réfraction.Eh bien! lorsque des étoiles sont occultées par laLunejamais leurs rayonsen rasant les bords du disquen'ontéprouvé la moindre déviation ni donné leplus léger indice de réfraction. De là cetteconséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppéed'une atmosphère.»

On regardale Françaiscarl'observation une fois admiselesconséquences en étaient rigoureuses.

«Eneffetrépondit Michel Ardanvoilà votre meilleurargumentpour ne pas dire le seulet un savant serait peut-êtreembarrassé d'y répondre; moije vous dirai seulementque cet argument n'a pas une valeur absolueparce qu'il suppose lediamètre angulaire de la Lune parfaitement déterminéce qui n'est pas. Mais passonset dites-moimon cher monsieursivous admettez l'existence de volcans à la surface de la Lune.

--Desvolcans éteintsoui; enflammésnon.

--Laissez-moicroire pourtantet sans dépasser les bornes de la logiqueque ces volcans ont été en activité pendant unecertaine période!

--Cela estcertainmais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes l'oxygènenécessaire à la combustionle fait de leur éruptionne prouve aucunement la présence d'une atmosphèrelunaire.

--Passonsalorsrépondit Michel Ardanet laissons de côtéce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais jevous préviens que je vais mettre des noms en avant.

--Mettez.

--Je mets.En 1715les astronomes Louville et Halleyobservant l'éclipsedu 3 mairemarquèrent certaines fulminations d'une naturebizarre. Ces éclats de lumièrerapides et souventrenouvelésfurent attribués par eux à desorages qui se déchaînaient dans l'atmosphère dela Lune.

--En 1715répliqua l'inconnules astronomes Louville et Halley ont prispour des phénomènes lunaires des phénomènespurement terrestrestels que bolides ou autresqui se produisaientdans notre atmosphère. Voilà ce qu'ont répondules savants à l'énoncé de ces faitset ce queje réponds avec eux.

--Passonsencorerépondit Ardansans être troublé de lariposte. Herschellen 1787n'a-t-il pas observé un grandnombre de points lumineux à la surface de la Lune?

--Sansdoute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points lumineuxHerschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition àla nécessité d'une atmosphère lunaire.

--Bienrépondudit Michel Ardan en complimentant son adversaire; jevois que vous êtes très fort en sélénographie.

--Trèsfortmonsieuret j'ajouterai que les plus habiles observateursceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuitsMM.Beer et Moeldersont d'accord sur le défaut absolu d'air àsa surface.»

Unmouvement se fit dans l'assistancequi parut s'émouvoir desarguments de ce singulier personnage.

«Passonstoujoursrépondit Michel Ardan avec le plus grand calmeetarrivons maintenant à un fait important. Un habile astronomefrançaisM. Laussedaten observant l'éclipse du 18juillet 1860constata que les cornes du croissant solaire étaientarrondies et tronquées. Orce phénomène n'a puêtre produit que par une déviation des rayons du soleilà travers l'atmosphère de la Luneet il n'a pasd'autre explication possible.

--Mais lefait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.

--Absolumentcertain!»

Unmouvement inverse ramena l'assemblée vers son hérosfavoridont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la paroleet sans tirer vanité de son dernier avantageil ditsimplement: «Vous voyez donc bienmon cher monsieurqu'il nefaut pas se prononcer d'une façon absolue contre l'existenced'une atmosphère à la surface de la Lune; cetteatmosphère est probablement peu denseassez subtilemaisaujourd'hui la science admet généralement qu'elleexiste.

--Pas surles montagnesne vous en déplaiseriposta l'inconnuquin'en voulait pas démordre.

--Nonmais au fond des valléeset ne dépassant pas enhauteur quelques centaines de pieds.

--En toutcasvous feriez bien de prendre vos précautionscar cet airsera terriblement raréfié.

--Oh! monbrave monsieuril y en aura toujours assez pour un homme seul;d'ailleursune fois rendu là-hautje tâcherai del'économiser de mon mieux et de ne respirer que dans lesgrandes occasions!»

Unformidable éclat de rire vint tonner aux oreilles dumystérieux interlocuteurqui promena ses regards surl'assembléeen la bravant avec fierté.

«Doncreprit Michel Ardan d'un air dégagépuisque noussommes d'accord sur la présence d'une certaine atmosphèrenous voilà forcés d'admettre la présence d'unecertaine quantité d'eau. C'est une conséquence dont jeme réjouis fort pour mon compte. D'ailleursmon aimablecontradicteurpermettez-moi de vous soumettre encore uneobservation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque dela Luneet s'il y a peu d'air sur la face qui nous regardeil estpossible qu'il y en ait beaucoup sur la face opposée.

--Et pourquelle raison?

--Parceque la Lunesous l'action de l'attraction terrestrea pris la formed'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De là cetteconséquence due aux calculs de Hansenque son centre degravité est situé dans l'autre hémisphère.De là cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eauont dû être entraînées sur l'autre face denotre satellite aux premiers jours de sa création.

--Puresfantaisies! s'écria l'inconnu.

--Non!pures théoriesqui sont appuyées sur les lois de lamécaniqueet il me paraît difficile de les réfuter.J'en appelle donc à cette assembléeet je mets auxvoix la question de savoir si la vietelle qu'elle existe sur laTerreest possible à la surface de la Lune?»

Trois centmille auditeurs à la fois applaudirent à laproposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parlermaisil ne pouvait plus se faire entendre. Les crisles menaces fondaientsur lui comme la grêle.

«Assez!assez! disaient les uns.

--Chassezcet intrus! répétaient les autres.

--A laporte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.

Mais luifermecramponné à l'estradene bougeait pas etlaissait passer l'oragequi eût pris des proportionsformidablessi Michel Ardan ne l'eût apaisé d'un geste.Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteurdans une semblable extrémité.

«Vousdésirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plusgracieux.

--Oui!centmillerépondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôtnonun seul! Pour persévérer dans votre entrepriseilfaut que vous soyez...

--Imprudent!Comment pouvez-vous me traiter ainsimoi qui ai demandé unboulet cylindro-conique à mon ami Barbicaneafin de ne pastourner en route à la façon des écureuils?

--Maismalheureuxl'épouvantable contrecoup vous mettra en piècesau départ!

--Mon chercontradicteurvous venez de poser le doigt sur la véritableet la seule difficulté; cependantj'ai trop bonne opinion dugénie industriel des Américains pour croire qu'ils neparviendront pas à la résoudre!

--Mais lachaleur développée par la vitesse du projectile entraversant les couches d'air?

--Oh! sesparois sont épaisseset j'aurai si rapidement franchil'atmosphère!

--Mais desvivres? de l'eau?

--J'aicalculé que je pouvais en emporter pour un anet ma traverséedurera quatre jours!

--Mais del'air pour respirer en route?

--J'enferai par des procédés chimiques.

--Maisvotre chute sur la Lunesi vous y arrivez jamais?

--Ellesera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terrepuisque lapesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.

--Maiselle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

--Et quim'empêchera de retarder ma chute au moyen de fuséesconvenablement disposées et enflammées en temps utile?

--Maisenfinen supposant que toutes les difficultés soientrésoluestous les obstacles aplanisen réunissanttoutes les chances en votre faveuren admettant que vous arriviezsain et sauf dans la Lunecomment reviendrez-vous?

--Je nereviendrai pas!»

A cetteréponsequi touchait au sublime par sa simplicitél'assemblée demeura muette Mais son silence fut plus éloquentque n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu enprofita pour protester une dernière fois.

«Vousvous tuerez infailliblements'écria-t-ilet votre mortquin'aura été que la mort d'un insensén'aura pasmême servi la science!

--Continuezmon généreux inconnucar véritablement vouspronostiquez d'une façon fort agréable.

--Ah! c'enest trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardanet je ne saispas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas àvous qu'il faut s'en prendre!

--Oh! nevous gênez pas!

--Non!c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!

--Et quidoncs'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voiximpérieuse.

--L'ignorantqui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule!»

L'attaqueétait directe. Barbicanedepuis l'intervention de l'inconnufaisait de violents efforts pour se conteniret a brûler safumée comme certains foyers de chaudières; maisen sevoyant si outrageusement désignéil se levaprécipitamment et allait marcher à l'adversaire qui lebravait en facequand il se vit subitement séparé delui.

L'estradefut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureuxet leprésident du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan leshonneurs du triomphe. Le pavois était lourdmais les porteursse relayaient sans cesseet chacun se disputaitluttaitcombattaitpour prêter à cette manifestation l'appui de sesépaules.

Cependantl'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter laplace. L'aurait-il pud'ailleursau milieu de cette foule compacte?Nonsans doute. En tout casil se tenait au premier rangles brascroiséset dévorait des yeux le présidentBarbicane.

Celui-cine le perdait pas de vueet les regards de ces deux hommesdemeuraient engagés comme deux épéesfrémissantes.

Les crisde l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensitépendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avecun plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estradesemblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu desflots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin;ils ne bronchaient paset leur vaisseau arriva sans avaries au portde Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se déroberaux dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs;il s'enfuit à l'hôtel Franklingagna prestement sachambre et se glissa rapidement dans son littandis qu'une arméede cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.

Pendant cetempsune scène courtegravedécisiveavait lieuentre le personnage mystérieux et le président duGun-Club.

Barbicanelibre enfinétait allé droit à son adversaire.

«Venez!»dit-il d'une voix brève.

Celui-cile suivit sur le quaiet bientôt tous les deux se trouvèrentseuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

Làces ennemisencore inconnus l'un à l'autrese regardèrent.

«Quiêtes-vous? demanda Barbicane.

--Lecapitaine Nicholl.

--Je m'endoutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur monchemin...

--Je suisvenu m'y mettre!

--Vousm'avez insulté!

--Publiquement.

--Et vousme rendrez raison de cette insulte.

--Al'instant.

--Non. Jedésire que tout se passe secrètement entre nous. Il y aun bois situé à trois milles de Tampale bois deSkersnaw. Vous le connaissez?

--Je leconnais.

--Vousplaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par uncôté?...

--Ouisià la même heure vous entrez par l'autre côté.

--Et vousn'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.

--Pas plusque vous n'oublierez le vôtre»répondit Nicholl.

Sur cesparoles froidement prononcéesle président du Gun-Clubet le capitaine se séparèrent. Barbicane revint àsa demeuremais au lieu de prendre quelques heures de reposilpassa la nuit à chercher les moyens d'éviter lecontrecoup du projectile et de résoudre ce difficile problèmeposé par Michel Ardan dans la discussion du meeting.



XXI -COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE


Pendantque les conventions de ce duel étaient discutées entrele président et le capitaineduel terrible et sauvagedanslequel chaque adversaire devient chasseur d'hommeMichel Ardan sereposait des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemmentpas une expression justecar les lits américains peuventrivaliser pour la dureté avec des tables de marbre ou degranit.

Ardandormait donc assez malse tournantse retournant entre lesserviettes qui lui servaient de drapset il songeait àinstaller une couchette plus confortable dans son projectilequandun bruit violent vint l'arracher à ses rêves. Des coupsdésordonnés ébranlaient sa porte. Ils semblaientêtre portés avec un instrument de fer. De formidableséclats de voix se mêlaient à ce tapage un peutrop matinal.

«Ouvre!criait-on. Maisau nom du Cielouvre donc!»

Ardann'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyammentposée. Cependant il se leva et ouvrit sa porteau moment oùelle allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Lesecrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Unebombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie.

«Hiersoirs'écria J.-T. Maston ex abruptonotre présidenta été insulté publiquement pendant le meeting!Il a provoqué son adversairequi n'est autre que le capitaineNicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai toutappris de la bouche de Barbicane! S'il est tuéc'estl'anéantissement de nos projets! Il faut donc empêcherce duel! Orun seul homme au monde peut avoir assez d'empire surBarbicane pour l'arrêteret cet homme c'est Michel Ardan!»

Pendantque J.-T. Maston parlait ainsiMichel Ardanrenonçant àl'interrompres'était précipité dans son vastepantalonetmoins de deux minutes aprèsles deux amisgagnaient à toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce futpendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de lasituation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitiéde Barbicane et de Nichollcomment cette inimitié étaitde vieille datepourquoi jusque-làgrâce à desamis communsle président et le capitaine ne s'étaientjamais rencontrés face à face; il ajouta qu'ils'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de bouletet qu'enfin la scène du meeting n'avait étéqu'une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfairede vieilles rancunes.

Rien deplus terrible que ces duels particuliers à l'Amériquependant lesquels les deux adversaires se cherchent à traversles taillisse guettent au coin des halliers et se tirent au milieudes fourrés comme des bêtes fauves. C'est alors quechacun d'eux doit envier ces qualités merveilleuses sinaturelles aux Indiens des Prairiesleur intelligence rapideleurruse ingénieuseleur sentiment des tracesleur flair del'ennemi. Une erreurune hésitationun faux pas peuventamener la mort. Dans ces rencontresles Yankees se font souventaccompagner de leurs chiens età la fois chasseurs et gibierils se relancent pendant des heures entières.

«Quelsdiables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardanquandson compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergietoute cette mise en scène.

--Noussommes ainsirépondit modestement J.-T. Maston; maishâtons-nous.»

CependantMichel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaineencore tout humide de roséefranchir les rizières etles creekscouper au plus courtils ne purent atteindre avant cinqheures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passésa lisière depuis une demi-heure.

Làtravaillait un vieux bushman occupé à débiter enfagots des arbres abattus sous sa hache. Maston courut à luien criant:

«Avez-vousvu entrer dans le bois un homme armé d'un rifleBarbicaneleprésident... mon meilleur ami?...»

Le dignesecrétaire du Gun-Club pensait naïvement que sonprésident devait être connu du monde entier. Mais lebushman n'eut pas l'air de le comprendre.

«Unchasseurdit alors Ardan.

--Unchasseur? ouirépondit le bushman.

--Il y alongtemps?

--Uneheure à peu près.

--Troptard! s'écria Maston.

--Etavez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.

--Non.

--Pas unseul?

--Pas unseul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!

--Quefaire? dit Maston.

--Entrerdans le boisau risque d'attraper une balle qui ne nous est pasdestinée.

--Ah!s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait seméprendrej'aimerais mieux dix balles dans ma têtequ'une seule dans la tête de Barbicane.

--En avantdonc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelquessecondes plus tardles deux amis disparaissaient dans le taillis.C'était un fourré fort épaisfait de cyprèsgéantsde sycomoresde tulipiersd'oliviersde tamarinsde chênes vifs et de magnolias. Ces divers arbresenchevêtraient leurs branches dans un inextricable pêle-mêlesans permettre à la vue de s'étendre au loin. MichelArdan et Maston marchaient l'un près de l'autrepassantsilencieusement à travers les hautes herbesse frayant unchemin au milieu des lianes vigoureusesinterrogeant du regard lesbuissons ou les branches perdues dans la sombre épaisseur dufeuillage et attendant à chaque pas la redoutable détonationdes rifles. Quant aux traces que Barbicane avait dû laisser deson passage à travers le boisil leur était impossiblede les reconnaîtreet ils marchaient en aveugles dans cessentiers à peine frayéssur lesquels un Indien eûtsuivi pas à pas la marche de son adversaire.

Aprèsune heure de vaines recherchesles deux compagnons s'arrêtèrent.Leur inquiétude redoublait.

«Ilfaut que tout soit finidit Maston découragé. Un hommecomme Barbicane n'a pas rusé avec son ennemini tendu depiègeni pratiqué de manoeuvre! Il est trop franctrop courageux. Il est allé en avantdroit au dangeret sansdoute assez loin du bushman pour que le vent ait emporté ladétonation d'une arme à feu!

--Maisnous! nous! répondit Michel Ardandepuis notre entréesous boisnous aurions entendu!...

--Et sinous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec unaccent de désespoir.

MichelArdan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et luireprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaientde grands cris; ils appelaient soit Barbicanesoit Nicholl; mais nil'un ni l'autre des deux adversaires ne répondait àleur voix. De joyeuses volées d'oiseauxéveillésau bruitdisparaissaient entre les brancheset quelques daimseffarouchés s'enfuyaient précipitamment àtravers les taillis.

Pendantune heure encorela recherche se prolongea. La plus grande partie dubois avait été explorée. Rien ne décelaitla présence des combattants. C'était à douter del'affirmation du bushmanet Ardan allait renoncer àpoursuivre plus longtemps une reconnaissance inutilequandtoutd'un coupMaston s'arrêta.

«Chut!fit-il. Quelqu'un là-bas!

--Quelqu'un?répondit Michel Ardan.

--Oui! unhomme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses mains. Quefait-il donc?

--Mais lereconnais-tu? demanda Michel Ardanque sa vue basse servait fort malen pareille circonstance.

--Oui! ouiIl se retournerépondit Maston.

--Etc'est?...

--Lecapitaine Nicholl!

--Nicholl!»s'écria Michel Ardanqui ressentit un violent serrement decoeur.

Nicholldésarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre deson adversaire?

«Marchonsà luidit Michel Ardannous saurons à quoi nous entenir.»

Mais soncompagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pasqu'ils s'arrêtèrentpour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s'imaginaienttrouver un homme altéré de sang et tout entier àsa vengeance! En le voyantils demeurèrent stupéfaits.

Un filet àmaille serrée était tendu entre deux tulipiersgigantesquesetau milieu du réseauun petit oiseaulesailes enchevêtréesse débattait en poussant descris plaintifs. L'oiseleur qui avait disposé cette toileinextricable n'était pas un être humainmais bien unevenimeuse araignéeparticulière au paysgrosse commeun oeuf de pigeonet munie de pattes énormes. Le hideuxanimalau moment de se précipiter sur sa proieavait dûrebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches dutulipiercar un ennemi redoutable venait le menacer à sontour.

En effetle capitaine Nichollson fusil à terreoubliant les dangersde sa situations'occupait à délivrer le plusdélicatement possible la victime prise dans les filets de lamonstrueuse araignée. Quand il eut finiil donna la voléeau petit oiseauqui battit joyeusement de l'aile et disparut.

Nichollattendrile regardait fuir à travers les branches? quand ilentendit ces paroles prononcées d'une voix émue:

«Vousêtes un brave hommevous!»

Il seretourna. Michel Ardan était devant luirépétantsur tous les tons:

«Etun aimable homme!

--MichelArdan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire icimonsieur?

--Vousserrer la mainNichollet vous empêcher de tuer Barbicane oud'être tué par lui.

--Barbicane!s'écria le capitaineque je cherche depuis deux heures sansle trouver! Où se cache-t-il?...

Nicholldit Michel Ardanceci n'est pas poli! il faut toujours respecter sonadversaire; soyez tranquillesi Barbicane est vivantnous letrouveronset d'autant plus facilement ques'il ne s'est pas amusécomme vous à secourir des oiseaux opprimésil doitvous chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvéc'estMichel Ardan qui vous le ditil ne sera plus question de duel entrevous.

--Entre leprésident Barbicane et moirépondit gravement Nichollil y a une rivalité telleque la mort de l'un de nous...

--Allonsdonc! allons donc! reprit Michel Ardande braves gens comme vouscela a pu se détestermais cela s'estime. Vous ne vousbattrez pas.

--Je mebattraimonsieur!

--Point.

--Capitainedit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeurje suis l'ami duprésidentson alter egoun autre lui-même; sivous voulez absolument tuer quelqu'untirez sur moice seraexactement la même chose.

--Monsieurdit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsivecesplaisanteries...

--L'amiMaston ne plaisante pasrépondit Michel Ardanet jecomprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime!Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaineNichollcar j'ai à faire aux deux rivaux une proposition siséduisante qu'ils s'empresseront de l'accepter.

--Etlaquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

--Patiencerépondit Ardanje ne puis la communiquer qu'en présencede Barbicane.

--Cherchons-ledonc»s'écria le capitaine.

Aussitôtces trois hommes se mirent en chemin; le capitaineaprèsavoir désarmé son riflele jeta sur son épauleet s'avança d'un pas saccadésans mot dire.

Pendantune demi-heure encoreles recherches furent inutiles. Maston sesentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrementNichollse demandant sila vengeance du capitaine satisfaitelemalheureux Barbicanedéjà frappé d'une ballene gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglanté.Michel Ardan semblait avoir la même penséeet tous deuxinterrogeaient déjà du regard le capitaine Nichollquand Maston s'arrêta soudain.

Le busteimmobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpaapparaissait à vingt pasà moitié perdu dansles herbes.

«C'estlui!» fit Maston.

Barbicanene bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux ducapitainemais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas encriant:

«Barbicane!Barbicane!»

Nulleréponse. Ardan se précipita vers son ami; maisaumoment où il allait lui saisir le brasil s'arrêtacourt en poussant un cri de surprise.

Barbicanele crayon à la maintraçait des formules et desfigures géométriques sur un carnettandis que sonfusil désarmé gisait à terre.

Absorbédans son travaille savantoubliant à son tour son duel etsa vengeancen'avait rien vurien entendu.

Mais quandMichel Ardan posa sa main sur la sienneil se leva et le considérad'un oeil étonné.

«Ah!s'écria-t-il enfintoi! ici! J'ai trouvémon ami!J'ai trouvé!

--Quoi?

--Monmoyen!

--Quelmoyen?

--Le moyend'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!

--Vraiment?dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil.

--Oui! del'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! s'écriaBarbicanevous aussi!

--Lui-mêmerépondit Michel Ardanet permets que je te présente enmême temps le digne capitaine Nicholl!

--Nicholl!s'écria Barbicanequi fut debout en un instant. Pardoncapitainedit-ilj'avais oublié... je suis prêt...»

MichelArdan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps des'interpeller.

«Parbleu!dit-ilil est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pasrencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant àpleurer l'un ou l'autre. Maisgrâce à Dieu qui s'en estmêléil n'y a plus rien à craindre. Quand onoublie sa haine pour se plonger dans des problèmes demécanique ou jouer des tours aux araignéesc'est quecette haine n'est dangereuse pour personne.»

Et MichelArdan raconta au président l'histoire du capitaine.

«Jevous demande un peudit-il en terminantsi deux bons êtrescomme vous sont faits pour se casser réciproquement la têteà coups de carabine?»

Il y avaitdans cette situationun peu ridiculequelque chose de si inattenduque Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garderl'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bienet ilrésolut de brusquer la réconciliation.

«Mesbraves amisdit-il en laissant poindre sur ses lèvres sonmeilleur sourireil n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pasautre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vousetpuisque vous êtes gens à risquer votre peauacceptezfranchement la proposition que je vais vous faire.

--Parlezdit Nicholl.

--L'amiBarbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

--Ouicertesrépliqua le président.

--Et l'amiNicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.

--J'ensuis certains'écria le capitaine.

--Bon!reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettred'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moiet venezvoir si nous resterons en route.

--Hein!»fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deuxrivauxà cette proposition subiteavaient levé lesyeux l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicaneattendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait lesparoles du président.

«Ehbien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a plusde contrecoup à craindre!

--Accepté!»s'écria Barbicane.

Maissivite qu'il eût prononcé ce motNicholl l'avait achevéen même temps que lui.

«Hurrah!bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en tendantla main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire estarrangéemes amispermettez-moi de vous traiter à lafrançaise. Allons déjeuner.»





XXII -LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS


Ce jour-làtoute l'Amérique apprit en même temps l'affaire ducapitaine Nicholl et du président Barbicaneainsi que sonsingulier dénouement. Le rôle joué dans cetterencontre par le chevaleresque Européensa propositioninattendue qui tranchait la difficultél'acceptationsimultanée des deux rivauxcette conquête du continentlunaire à laquelle la France et les États-Unis allaientmarcher d'accordtout se réunit pour accroître encorela popularité de Michel Ardan.

On saitavec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour unindividu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent àla voiture d'une danseuse et la traînent triomphalementquel'on juge de la passion déchaînée par l'audacieuxFrançais! Si l'on ne détela pas ses chevauxc'estprobablement parce qu'il n'en avait pasmais toutes les autresmarques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas un citoyenqui ne s'unît à lui d'esprit et de coeur! Ex pluribusunumsuivant la devise des États-Unis.

A dater dece jourMichel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des députationsvenues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans fin nitrêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Cequ'il serra de mainsce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; ilfut bientôt sur les dents; sa voixenrouée dans desspeechs innombrablesne s'échappait plus de ses lèvresqu'en sons inintelligibleset il faillit gagner une gastro-entériteà la suite des toasts qu'il dut porter à tous lescomtés de l'Union. Ce succès eût grisé unautre dès le premier jourmais lui sut se contenir dans unedemi-ébriété spirituelle et charmante.

Parmi lesdéputations de toute espèce qui l'assaillirentcelledes «lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devaitau futur conquérant de la Lune. Un jourquelques-uns de cespauvres gensassez nombreux en Amériquevinrent le trouveret demandèrent à retourner avec lui dans leur paysnatal. Certains d'entre eux prétendaient parler «lesélénite» et voulurent l'apprendre àMichel Ardan. Celui-ci se prêta de bon coeur à leurinnocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de laLune.

«Singulièrefolie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiéset folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plusillustres savantsAragome disait que beaucoup de gens trèssages et très réservés dans leurs conceptions selaissaient aller à une grande exaltationàd'incroyables singularitéstoutes les fois que la Lune lesoccupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur lesmaladies?

--Peurépondit le président du Gun-Club.

--Je n'ycrois pas non pluset cependant l'histoire a enregistré desfaits au moins étonnants. Ainsien 1693pendant uneépidémieles personnes périrent en plus grandnombre le 21 janvierau moment d'une éclipse. Le célèbreBacon s'évanouissait pendant les éclipses de la Lune etne revenait à la vie qu'après l'entière émersionde l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en démencependant l'année 1399soit à la nouvellesoit àla pleine Lune. Des médecins ont classé le mal caducparmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveusesont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant quientrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gallavait remarqué que l'exaltation des personnes faibless'accroissait deux fois par moisaux époques de la nouvelleet de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de cegenre sur les vertigesles fièvres maligneslessomnambulismestendant à prouver que l'astre des nuits a unemystérieuse influence sur les maladies terrestres.

--Maiscomment? pourquoi? demanda Barbicane.

--Pourquoi?répondit Ardan. Ma foije te ferai la même réponsequ'Arago répétait dix-neuf siècles aprèsPlutarque : «C'est peut-être parce que ça n'estpas vrai!»

Au milieude son triompheMichel Ardan ne put échapper à aucunedes corvées inhérentes à l'état d'hommecélèbre. Les entrepreneurs de succès voulurentl'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville enville dans tous les États-Unis et le montrer comme un animalcurieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promenerlui-même.

Cependants'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publiquesesportraitsdu moinscoururent le monde entier et occupèrentla place d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves detoutes dimensionsdepuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductionsmicroscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder sonhéros dans toutes les poses imaginablesen têteenbusteen piedde facede profilde trois quartsde dos. On entira plus de quinze cent mille exemplaireset il avait là unebelle occasion de se débiter en reliquesmais il n'en profitapas. Rien qu'à vendre ses cheveux un dollar la pièceil lui en restait assez pour faire fortune!

Pour toutdirecette popularité ne lui déplaisait pas. Aucontraire. Il se mettait à la disposition du public etcorrespondait avec l'univers entier. On répétait sesbons motson les propageaitsurtout ceux qu'il ne faisait pas. Onlui en prêtaitsuivant l'habitudecar il était richede ce côté.

Nonseulement il eut pour lui les hommesmais aussi les femmes. Quelnombre infini de «beaux mariages» il aurait faitspourpeu que la fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Lesvieilles misses surtoutcelles qui depuis quarante ans séchaientsur piedrêvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il estcertain qu'il eût trouvé des compagnes par centainesmême s'il leur avait imposé la condition de le suivredans les airs. Les femmes sont intrépides quand elles n'ontpas peur de tout. Mais son intention n'était pas de fairesouche sur le continent lunaireet d'y transplanter une race croiséede Français et d'Américains. Il refusa donc.

«Allerjouer là-hautdisait-ille rôle d'Adam avec une filled'Èvemerci! Je n'aurais qu'à rencontrer desserpents!...»

Dèsqu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétéesdu triompheil allasuivi de ses amisfaire une visite à laColumbiad. Il lui devait bien cela. Du resteil était devenutrès fort en balistiquedepuis qu'il vivait avec BarbicaneJ.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisirconsistait à répéter à ces bravesartilleurs qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables etsavants. Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard.Le jour où il visita la Columbiadil l'admira fort etdescendit jusqu'au fond de l'âme de ce gigantesque mortier quidevait bientôt le lancer vers l'astre des nuits.

«Aumoinsdit-ilce canon-là ne fera de mal à personnece qui est déjà assez étonnant de la part d'uncanon. Mais quant à vos engins qui détruisentquiincendientqui brisentqui tuentne m'en parlez paset surtout nevenez jamais me dire qu'ils ont «une âme»je nevous croirais pas!»

Il fautrapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quandle secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nichollaccepter la proposition de Michel Ardanil résolut de sejoindre à eux et de faire «la partie à quatre».Un jour il demanda à être du voyage. Barbicanedésoléde refuserlui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporterun aussi grand nombre de passagers. J.-T. Mastondésespéréalla trouver Michel Ardanqui l'invita à se résigneret fit valoir des arguments ad hominem.

«Vois-tumon vieux Mastonlui dit-ilil ne faut pas prendre mes paroles enmauvaise part; mais vraiment làentre noustu es tropincomplet pour te présenter dans la Lune!

--Incomplet!s'écria le vaillant invalide.

--Oui! monbrave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des habitantslà-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idéede ce qui se passe ici-basleur apprendre ce que c'est que laguerreleur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps àse dévorerà se mangerà se casser bras etjambeset cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliardsd'habitantset où il y en a douze cents millions àpeine? Allons doncmon digne amitu nous ferais mettre à laporte!

--Mais sivous arrivez en morceauxrépliqua J.-T. Mastonvous serezaussi incomplets que moi!

--Sansdouterépondit Michel Ardanmais nous n'arriverons pas enmorceaux!»

En effetune expérience préparatoiretentée le 18octobreavait donné les meilleurs résultats et faitconcevoir les plus légitimes espérances. Barbicanedésirant se rendre compte de l'effet de contrecoup au momentdu départ d'un projectilefit venir un mortier de trente-deuxpouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur lerivage de la rade d'Hillisboroafin que la bombe retombât dansla mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait qued'expérimenter la secousse au départ et non le choc àl'arrivée. Un projectile creux fut préparé avecle plus grand soin pour cette curieuse expérience. Un épaiscapitonnageappliqué sur un réseau de ressorts faitsdu meilleur acierdoublait ses parois intérieures. C'étaitun véritable nid soigneusement ouaté.

«Queldommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston enregrettant que sa taille ne lui permît pas de tenterl'aventure.

Dans cettecharmante bombequi se fermait au moyen d'un couvercle à vison introduisit d'abord un gros chatpuis un écureuilappartenant au secrétaire perpétuel du Gun-Clubetauquel J.-T. Maston tenait particulièrement. Mais on voulaitsavoir comment ce petit animalpeu sujet au vertigesupporterait cevoyage expérimental.

Le mortierfut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombeplacée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôtle projectile s'enleva avec rapiditédécrivitmajestueusement sa paraboleatteignit une hauteur de mille piedsenvironet par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieudes flots.

Sansperdre un instantune embarcation se dirigea vers le lieu de sachute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous leseauxet attachèrent des câbles aux oreillettes de labombequi fut rapidement hissée à bord. Cinq minutesne s'étaient pas écoulées entre le moment oùles animaux furent enfermés et le moment où l'ondévissa le couvercle de leur prison.

ArdanBarbicaneMastonNicholl se trouvaient sur l'embarcationet ilsassistèrent à l'opération avec un sentimentd'intérêt facile à comprendre. A peine la bombefut-elle ouverteque le chat s'élança au-dehorsunpeu froissémais plein de vieet sans avoir l'air de revenird'une expédition aérienne. Mais d'écureuilpoint. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaîtrela vérité. Le chat avait mangé son compagnon devoyage.

J.-T.Maston fut très attristé de la perte de son pauvreécureuilet se proposa de l'inscrire au martyrologe de lascience.

Quoi qu'ilen soitaprès cette expériencetoute hésitationtoute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaientencore perfectionner le projectile et anéantir presqueentièrement les effets de contrecoup. Il n'y avait donc plusqu'à partir.

Deux joursplus tardMichel Ardan reçut un message du présidentde l'Unionhonneur auquel il se montra particulièrementsensible.

Al'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayettele gouvernement lui décernait le titre de citoyen desÉtats-Unis d'Amérique.





XXIII -LE WAGON-PROJECTILE


Aprèsl'achèvement de la célèbre Columbiadl'intérêtpublic se rejeta immédiatement sur le projectilece nouveauvéhicule destiné à transporter à traversl'espace les trois hardis aventuriers. Personne n'avait oubliéquepar sa dépêche du 30 septembreMichel Ardandemandait une modification aux plans arrêtés par lesmembres du Comité.

Leprésident Barbicane pensait alors avec raison que la forme duprojectile importait peucaraprès avoir traversél'atmosphère en quelques secondesson parcours devaits'effectuer dans le vide absolu. Le Comité avait donc adoptéla forme rondeafin que le boulet pût tourner sur lui-mêmeet se comporter à sa fantaisie. Maisdès l'instantqu'on le transformait en véhiculec'était une autreaffaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façondes écureuils; il voulait monter la tête en hautlespieds en basayant autant de dignité que dans la nacelle d'unballonplus vite sans doutemais sans se livrer à unesuccession de cabrioles peu convenables.

Denouveaux plans furent donc envoyés à la maisonBreadwill and Co. d'Albanyavec recommandation de les exécutersans retard. Le projectileainsi modifiéfut fondu le 2novembre et expédié immédiatement àStone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10il arriva sansaccident au lieu de sa destination. Michel ArdanBarbicane etNicholl attendaient avec la plus vive impatience ce«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendrepassage pour voler à la découverte d'un nouveau monde.

Il faut enconvenirc'était une magnifique pièce de métalun produit métallurgique qui faisait le plus grand honneur augénie industriel des Américains. On venait d'obtenirpour la première fois l'aluminium en masse aussi considérablece qui pouvait être justement regardé comme un résultatprodigieux. Ce précieux projectile étincelait auxrayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coifféde son chapeau coniqueon l'eût pris volontiers pour une deces épaisses tourelles en façon de poivrièresque les architectes du Moyen Age suspendaient à l'angle deschâteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrièreset une girouette.

«Jem'attendss'écriait Michel Ardanà ce qu'il en sorteun homme d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nousserons là-dedans comme des seigneurs féodauxetavecun peu d'artillerieon y tiendrait tête à toutes lesarmées sélénitessi toutefois il y en a dans laLune!

--Ainsi levéhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.

--Oui!oui! sans douterépondit Michel Ardan qui l'examinait enartiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas pluseffiléesson cône plus gracieux; on aurait dû leterminer par une touffe d'ornements en métal guillochéavec une chimèrepar exempleune gargouilleune salamandresortant du feu les ailes déployées et la gueuleouverte...

--A quoibon? dit Barbicanedont l'esprit positif était peu sensibleaux beautés de l'art.

--A quoibonami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandesjecrains bien que tu ne le comprennes jamais!

--Distoujoursmon brave compagnon.

--Eh bien!suivant moiil faut toujours mettre un peu d'art dans ce que l'onfaitcela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'onappelle Le Chariot de l'Enfant?

--Pas mêmede nomrépondit Barbicane.

--Cela nem'étonne pasreprit Michel Ardan. Apprends donc quedanscette pièceil y a un voleur quiau moment de percer le murd'une maisonse demande s'il donnera à son trou la formed'une lyred'une fleurd'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien!dis-moiami Barbicanesi à cette époque tu avais étémembre du juryest-ce que tu aurais condamné ce voleur-là?

--Sanshésiterrépondit le président du Gun-Clubetavec la circonstance aggravante d'effraction.

--Et moije l'aurais acquittéami Barbicane! Voilà pourquoi tune pourras jamais me comprendre!

--Jen'essaierai même pasmon vaillant artiste.

--Mais aumoinsreprit Michel Ardanpuisque l'extérieur de notrewagon-projectile laisse à désireron me permettra dele meubler à mon aiseet avec tout le luxe qui convient àdes ambassadeurs de la Terre!

--A cetégardmon brave Michelrépondit Barbicanetu agirasà ta fantaisieet nous te laisserons faire à taguise.»

Maisavant de passer à l'agréablele président duGun-Club avait songé à l'utileet les moyens inventéspar lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliquésavec une intelligence parfaite.

Barbicanes'était ditnon sans raisonque nul ressort ne serait assezpuissant pour amortir le chocetpendant sa fameuse promenade dansle bois de Skersnawil avait fini par résoudre cette grandedifficulté d'une ingénieuse façon. C'est àl'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce service signalé.Voici comment.

Leprojectile devait être rempli à la hauteur de troispieds d'une couche d'eau destinée à supporter un disqueen bois parfaitement étanchequi glissait à frottementsur les parois intérieures du projectile. C'est sur cevéritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant àla masse liquideelle était divisée par des cloisonshorizontales que le choc au départ devait brisersuccessivement. Alors chaque nappe d'eaude la plus basse àla plus hautes'échappant par des tuyaux de dégagementvers la partie supérieure du projectilearrivait ainsi àfaire ressortet le disquemuni lui-même de tamponsextrêmement puissantsne pouvait heurter le culot inférieurqu'après l'écrasement successif des diverses cloisons.Sans doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoupviolent après le complet échappement de la masseliquidemais le premier choc devait être presque entièrementamorti par ce ressort d'une grande puissance.

Il estvrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre piedscarrés devaient peser près de onze mille cinq centslivres; mais la détente des gaz accumulés dans laColumbiad suffiraitsuivant Barbicaneà vaincre cetaccroissement de poids; d'ailleurs le choc devait chasser toute cetteeau en moins d'une secondeet le projectile reprendrait promptementsa pesanteur normale.

Voilàce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et dequelle façon il pensait avoir résolu la grave questiondu contrecoup. Du restece travailintelligemment compris par lesingénieurs de la maison Breadwillfut merveilleusementexécuté; l'effet une fois produit et l'eau chasséeau-dehorsles voyageurs pouvaient se débarrasser facilementdes cloisons brisées et démonter le disque mobile quiles supportait au moment du départ.

Quant auxparois supérieures du projectileelles étaientrevêtues d'un épais capitonnage de cuirappliquésur des spirales du meilleur acierqui avaient la souplesse desressorts de montre. Les tuyaux d'échappement dissimuléssous ce capitonnage ne laissaient pas même soupçonnerleur existence.

Ainsi donctoutes les précautions imaginables pour amortir le premierchoc avaient été priseset pour se laisser écraserdisait Michel Ardanil faudrait être «de bien mauvaisecomposition».

Leprojectile mesurait neuf pieds de large extérieurement surdouze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assignéon avait un peu diminué l'épaisseur de ses parois etrenforcé sa partie inférieurequi devait supportertoute la violence des gaz développés par ladéflagration du pyroxyle. Il en est ainsid'ailleursdansles bombes et les obus cylindro-coniquesdont le culot est toujoursplus épais.

Onpénétrait dans cette tour de métal par uneétroite ouverture ménagée sur les parois ducôneet semblable à ces «trous d'homme» deschaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquementau moyen d'une plaque d'aluminiumretenue à l'intérieurpar de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient doncsortir à volonté de leur prison mobiledèsqu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il nesuffisait pas d'alleril fallait voir en route. Rien ne fut plusfacile. En effetsous le capitonnage se trouvaient quatre hublots deverre lenticulaire d'une forte épaisseurdeux percésdans la paroi circulaire du projectile; un troisième àsa partie inférieure et un quatrième dans son chapeauconique. Les voyageurs seraient donc à même d'observerpendant leur parcoursla Terre qu'ils abandonnaientla Lune dontils s'approchaient et les espaces constellés du ciel.Seulementces hublots étaient protégés contreles chocs du départ par des plaques solidement encastréesqu'il était facile de rejeter au-dehors en dévissantdes écrous intérieurs. De cette façonl'aircontenu dans le projectile ne pouvait pas s'échapperet lesobservations devenaient possibles.

Tous cesmécanismesadmirablement établisfonctionnaient avecla plus grande facilitéet les ingénieurs ne s'étaientpas montrés moins intelligents dans les aménagements duwagon-projectile.

Desrécipients solidement assujettis étaient destinésà contenir l'eau et les vivres nécessaires aux troisvoyageurs; ceux-ci pouvaient même se procurer le feu et lalumière au moyen de gaz emmagasiné dans un récipientspécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Ilsuffisait de tourner un robinetet pendant six jours ce gaz devaitéclairer et chauffer ce confortable véhicule. On levoitrien ne manquait des choses essentielles à la vie etmême au bien-être. De plusgrâce aux instincts deMichel Ardanl'agréable vint se joindre à l'utile sousla forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile unvéritable atelier d'artistesi l'espace ne lui eût pasmanqué. Du resteon se tromperait en supposant que troispersonnes dussent se trouver à l'étroit dans cette tourde métal. Elle avait une surface de cinquante-quatre piedscarrés à peu près sur dix pieds de hauteurcequi permettait à ses hôtes une certaine libertéde mouvement. Ils n'eussent pas été aussi à leuraise dans le plus confortable wagon des États-Unis.

Laquestion des vivres et de l'éclairage étant résoluerestait la question de l'air. Il était évident quel'air enfermé dans le projectile ne suffirait pas pendantquatre jours à la respiration des voyageurs; chaque hommeeneffetconsomme dans une heure environ tout l'oxygène contenudans cent litres d'air. Barbicaneses deux compagnonset deuxchiens qu'il comptait emmenerdevaient consommerpar vingt-quatreheuresdeux mille quatre cents litres d'oxygèneouenpoidsà peu près sept livres. Il fallait doncrenouveler l'air du projectile. Comment? Par un procédébien simplecelui de MM. Reiset et Regnaultindiqué parMichel Ardan pendant la discussion du meeting.

On saitque l'air se compose principalement de vingt et une parties d'oxygèneet de soixante-dix-neuf parties d'azote. Orque se passe-t-il dansl'acte de la respiration? Un phénomène fort simple.L'homme absorbe l'oxygène de l'airéminemment propre àentretenir la vieet rejette l'azote intact. L'air expiré aperdu près de cinq pour cent de son oxygène et contientalors un volume à peu près égal d'acidecarboniqueproduit définitif de la combustion des élémentsdu sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dansun milieu closet après un certain tempstout l'oxygènede l'air est remplacé par l'acide carboniquegazessentiellement délétère.

Laquestion se réduisait dès lors à ceci: l'azotes'étant conservé intact1° refaire l'oxygèneabsorbé; 2° détruire l'acide carbonique expiré.Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potassecaustique.

Lechlorate de potasse est un sel qui se présente sous la formede paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une températuresupérieure à quatre cents degrésil setransforme en chlorure de potassiumet l'oxygène qu'ilcontient se dégage entièrement. Ordix-huit livres dechlorate de potasse rendent sept livres d'oxygènec'est-à-dire la quantité nécessaire auxvoyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà pour refairel'oxygène.

Quant àla potasse caustiquec'est une matière très avide del'acide carbonique mêlé à l'airet il suffit del'agiter pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse.Voilà pour absorber l'acide carbonique.

Encombinant ces deux moyenson était certain de rendre àl'air vicié toutes ses qualités vivifiantes. C'est ceque les deux chimistesMM. Reiset et Regnaultavaient expérimentéavec succès. Maisil faut le direl'expérience avaiteu lieu jusqu'alors in anima vili. Quelle que fût saprécision scientifiqueon ignorait absolument comment deshommes la supporteraient.

Telle futl'observation faite à la séance où se traitacette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute lapossibilité de vivre au moyen de cet air facticeet il offritd'en faire l'essai avant le départ. Mais l'honneur de tentercette épreuve fut réclamé énergiquementpar J.-T. Maston.

«Puisqueje ne pars pasdit ce brave artilleurc'est bien le moins quej'habite le projectile pendant une huitaine de jours.»

Il yaurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit àses voeux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse etde potasse caustique fut mise à sa disposition avec des vivrespour huit jours; puisayant serré la main de ses amisle 12novembreà six heures du matinaprès avoirexpressément recommandé de ne pas ouvrir sa prisonavant le 20à six heures du soiril se glissa dans leprojectiledont la plaque fut hermétiquement fermée.Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s'en rendrecompte. L'épaisseur des parois du projectile empêchaittout bruit intérieur d'arriver au-dehors.

Le 20novembreà six heures précisesla plaque fut retirée;les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peuinquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendantune voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

Bientôtle secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dansune attitude triomphante. Il avait engraissé!





XXIV -LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES


Le 20octobre de l'année précédenteaprès lasouscription closele président du Gun-Club avait créditél'Observatoire de Cambridge des sommes nécessaires à laconstruction d'un vaste instrument d'optique. Cet appareillunetteou télescopedevait être assez puissant pour rendrevisible à la surface. de la Lune un objet ayant au plus neufpieds de largeur.

Il y a unedifférence importante entre la lunette et le télescope;il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube quiporte à son extrémité supérieure unelentille convexe appelée objectifet à son extrémitéinférieure une seconde lentille nommée oculaireàlaquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons émanantde l'objet lumineux traversent la première lentille et vontpar réfractionformer une image renversée à sonfoyer [C'est le point où les rayons lumineux se réunissentaprès avoir été réfractés.]. Cetteimageon l'observe avec l'oculairequi la grossit exactement commeferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé àchaque extrémité par l'objectif et l'oculaire.

Aucontrairele tube du télescope est ouvert à sonextrémité supérieure. Les rayons partis del'objet observé y pénètrent librement et vontfrapper un miroir métallique concavec'est-à-direconvergent. De là ces rayons réfléchisrencontrent un petit miroir qui les renvoie à l'oculairedisposé de façon à grossir l'image produite.

Ainsidans les lunettesla réfraction joue le rôle principalet dans les télescopesla réflexion. De là lenom de réfracteurs donné aux premièreset celuide réflecteurs attribué aux seconds. Toute ladifficulté d'exécution de ces appareils d'optique gîtdans la confection des objectifsqu'ils soient faits de lentilles oude miroirs métalliques.

Cependantà l'époque où le Gun-Club tenta sa grandeexpérienceces instruments étaient singulièrementperfectionnés et donnaient des résultats magnifiques.Le temps était loin où Galilée observa lesastres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.Depuis le XVIe siècleles appareils d'optique s'élargirentet s'allongèrent dans des proportions considérablesetils permirent de jauger les espaces stellaires à uneprofondeur inconnue jusqu'alors. Parmi les instruments réfracteursfonctionnant à cette époqueon citait la lunette del'Observatoire de Poulkowaen Russiedont l'objectif mesure quinzepouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a coûté80000 roubles (320000 francs).])la lunette de l'opticien françaisLerebourspourvue d'un objectif égal au précédentet enfin la lunette de l'Observatoire de Cambridgemunie d'unobjectif qui a dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).

Parmi lestélescopeson en connaissait deux d'une puissance remarquableet de dimension gigantesque. Le premierconstruit par Herschellétait long de trente-six pieds et possédait un miroirlarge de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir desgrossissements de six mille fois. Le second s'élevait enIrlandeà Birrcastledans le parc de Parsonstownetappartenait à Lord Rosse. La longueur de son tube étaitde quarante-huit piedsla largeur de son miroir de six pieds (--1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bienplus considérable; uneentre autresde 300 pieds de foyerfut établie par les soins de Dominique Cassini àl'Observatoire de Paris; mais il faut savoir que ces lunettesn'avaient pas de tube. L'objectif était suspendu en l'air aumoyen de mâtset l'observateurtenant son oculaire àla mainvenait se placer au foyer de l'objectif le plus exactementpossible. On comprend combien ces instruments étaient d'unemploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait decentrer deux lentilles placées dans ces conditions.]); ilgrossissait six mille quatre cents foiset il avait fallu bâtirune immense construction en maçonnerie pour disposer lesappareils nécessaires à la manoeuvre de l'instrumentqui pesait vingt-huit mille livres.

Maisonle voitmalgré ces dimensions colossalesles grossissementsobtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds;orun grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'àtrente-neuf milles (-- 16 lieues)et il laisse seulement apercevoirles objets ayant soixante pieds de diamètreà moinsque ces objets ne soient très allongés.

Ordansl'espèceil s'agissait d'un projectile large de neuf pieds etlong de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles(-- 2 lieues) au moinsetpour celaproduire des grossissements dequarante-huit mille fois.

Telleétait la question posée à l'Observatoire deCambridge. Il ne devait pas être arrêté par lesdifficultés financières; restaient donc les difficultésmatérielles.

Et d'abordil fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Leslunettes présentent des avantages sur les télescopes. Aégalité d'objectifselles permettent d'obtenir desgrossissements plus considérablesparce que les rayonslumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l'absorptionque par la réflexion sur le miroir métallique destélescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut donner àune lentille est limitéecartrop épaisseelle nelaisse plus passer les rayons lumineux. En outrela construction deces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un tempsconsidérablequi se mesure par années.

Doncbienque les images fussent mieux éclairées dans leslunettesavantage inappréciable quand il s'agit d'observer laLunedont la lumière est simplement réfléchieon se décida à employer le télescopequi estd'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de plus fortsgrossissements. Seulementcomme les rayons lumineux perdent unegrande partie de leur intensité en traversant l'atmosphèrele Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'unedes plus hautes montagnes de l'Unionce qui diminuerait l'épaisseurdes couches aériennes.

Dans lestélescopeson l'a vul'oculairec'est-à-dire laloupe placée à l'oeil de l'observateurproduit legrossissementet l'objectif qui supporte les plus fortsgrossissements est celui dont le diamètre est le plusconsidérable et la distance focale plus grande. Pour grossirquarante-huit mille foisil fallait dépasser singulièrementen grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. Làétait la difficultécar la fonte de ces miroirs estune opération très délicate.

Heureusementquelques années auparavantun savant de l'Institut de FranceLéon Foucaultvenait d'inventer un procédé quirendait très facile et très prompt le polissage desobjectifsen remplaçant le miroir métallique par desmiroirs argentés. Il suffisait de couler un morceau de verrede la grandeur voulue et de le métalliser ensuite avec un seld'argent. Ce fut ce procédédont les résultatssont excellentsqui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De pluson le disposa suivant la méthode imaginée par Herschellpour ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome deSloughl'image des objetsréfléchie par le miroirincliné au fond du tubevenait se former à son autreextrémité où se trouvait situél'oculaire. Ainsi l'observateurau lieu d'être placé àla partie inférieure du tubese hissait à sa partiesupérieureet làmuni de sa loupeil plongeait dansl'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage desupprimer le petit miroir destiné à renvoyer l'image àl'oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu'une réflexion aulieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayonslumineux éteints. Donc l'image était moins affaiblie.Doncenfinon obtenait plus de clartéavantage précieuxdans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurssont nommés «front view telescope».].

Cesrésolutions prisesles travaux commencèrent. D'aprèsles calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridgele tube dunouveau réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts piedsde longueuret son miroir seize pieds de diamètre. Quelquecolossal que fût un pareil instrumentil n'était pascomparable à ce télescope long de dix mille pieds (-- 3kilomètres et demi) que l'astronome Hooke proposait deconstruire il y a quelques années. Néanmoinsl'établissement d'un semblable appareil présentait degrandes difficultés.

Quant àla question d'emplacementelle fut promptement résolue. Ils'agissait de choisir une haute montagneet les hautes montagnes nesont pas nombreuses dans les États.

En effetle système orographique de ce grand pays se réduit àdeux chaînes de moyenne hauteurentre lesquelles coule cemagnifique Mississippi que les Américains appelleraient «leroi des fleuves»s'ils admettaient une royautéquelconque.

A l'estce sont les Appalachesdont le plus haut sommetdans leNew-Hampshirene dépasse pas cinq mille six cents piedscequi est fort modeste.

A l'ouestau contraireon rencontre les montagnes Rocheusesimmense chaînequi commence au détroit de Magellansuit la côteoccidentale de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou deCordillèresfranchit l'isthme de Panama et court àtravers l'Amérique du Nord jusqu'aux rivages de la merpolaire.

Cesmontagnes ne sont pas très élevéeset les Alpesou l'Himalaya les regarderaient avec un suprême dédaindu haut de leur grandeur. En effetleur plus haut sommet n'a que dixmille sept cent un piedstandis que le mont Blanc en mesure quatorzemille quatre cent trente-neufet le Kintschindjinga [La plus hautecime de l'Himalaya.] vingt-six mille sept cent soixante-seizeau-dessus du niveau de la mer.

Maispuisque le Gun-Club tenait à ce que le télescopeaussibien que la Columbiadfût établi dans les Étatsde l'Unionil fallut se contenter des montagnes Rocheuseset toutle matériel nécessaire fut dirigé sur le sommetde Lon's-Peakdans le territoire du Missouri.

Dire lesdifficultés de tout genre que les ingénieurs américainseurent à vaincreles prodiges d'audace et d'habiletéqu'ils accomplirentla plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce futun véritable tour de force. Il fallut monter des pierresénormesde lourdes pièces forgéesdescornières d'un poids considérableles vastes morceauxdu cylindrel'objectif pesant lui seul près de trente millelivresau-dessus de la limite des neiges perpétuellesàplus de dix mille pieds de hauteuraprès avoir franchi desprairies désertesdes forêts impénétrablesdes «rapides» effrayantsloin des centres depopulationsau milieu de régions sauvages dans lesquelleschaque détail de l'existence devenait un problèmepresque insoluble. Et néanmoinsces mille obstaclesle géniedes Américains en triompha. Moins d'un an après lecommencement des travauxdans les derniers jours du mois deseptembrele gigantesque réflecteur dressait dans les airsson tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu àune énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieuxpermettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du cielet de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leurmarche à travers l'espace.

Il avaitcoûté plus de quatre cent mille dollars [Un million sixcent mille francs.]. La première fois qu'il fut braquésur la Luneles observateurs éprouvèrent une émotionà la fois curieuse et inquiète. Qu'allaient-ilsdécouvrir dans le champ de ce télescope qui grossissaitquarante-huit mille fois les objets observés? Des populationsdes troupeaux d'animaux lunairesdes villesdes lacsdes océans?Nonrien que la science ne connût déjàet surtous les points de son disque la nature volcanique de la Lune putêtre déterminée avec une précisionabsolue.

Mais letélescope des montagnes Rocheusesavant de servir auGun-Clubrendit d'immenses services à l'astronomie. Grâceà sa puissance de pénétrationles profondeursdu ciel furent sondées jusqu'aux dernières limiteslediamètre apparent d'un grand nombre d'étoiles put êtrerigoureusement mesuréet M. Clarkedu bureau de Cambridgedécomposa le crab nebula [Nébuleuse qui apparaîtsous la forme d'une écrevisse.] du Taureauque le réflecteurde Lord Rosse n'avait jamais pu réduire.





XXV -DERNIERS DÉTAILS


On étaitau 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dixjours plus tard. Une seule opération restait encore àmener à bonne finopération délicatepérilleuseexigeant des précautions infiniesetcontre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagéson troisième pari. Il s'agissaiten effetde charger laColumbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres defulmi-coton. Nicholl avait pensénon sans raison peut-êtreque la manipulation d'une aussi formidable quantité depyroxyle entraînerait de graves catastropheset qu'en tout cascette masse éminemment explosive s'enflammerait d'elle-mêmesous la pression du projectile.

Il y avaitlà de graves dangers encore accrus par l'insouciance et lalégèreté des Américainsqui ne segênaient paspendant la guerre fédéralepourcharger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicaneavait à coeur de réussir et de ne pas échouer auport; il choisit donc ses meilleurs ouvriersil les fit opérersous ses yeuxil ne les quitta pas un moment du regardetàforce de prudence et de précautionsil sut mettre de son côtétoutes les chances de succès.

Et d'abordil se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte deStone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissonsparfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaientété divisées en paquets de cinq cents livrescequi faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avecsoin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caissonpouvait en contenir dix et arrivait l'un après l'autre par lerail-road de Tampa-Town; de cette façon il n'y avait jamaisplus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dansl'enceinte. Aussitôt arrivéchaque caisson étaitdéchargé par des ouvriers marchant pieds nuset chaquegargousse transportée à l'orifice de la Columbiaddanslaquelle on la descendait au moyen de grues manoeuvrées àbras d'hommes. Toute machine à vapeur avait étéécartéeet les moindres feux éteints àdeux milles à la ronde. C'était déjà tropd'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contreles ardeurs du soleilmême en novembre. Aussi travaillait-onde préférence pendant la nuitsous l'éclatd'une lumière produite dans le vide et quiau moyen desappareils de Ruhmkorffcréait un jour artificiel jusqu'aufond de la Columbiad. Làles gargousses étaientrangées avec une parfaite régularité et reliéesentre elles au moyen d'un fil métallique destiné àporter simultanément l'étincelle électrique aucentre de chacune d'elles.

En effetc'est au moyen de la pile que le feu devait être communiquéà cette masse de fulmi-coton. Tous ces filsentourésd'une matière isolantevenaient se réunir en un seul àune étroite lumière percée à la hauteuroù devait être maintenu le projectilelà ilstraversaient l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'ausol par un des évents du revêtement de pierre conservédans ce but. Une fois arrivé au sommet de Stone's-Hilllefilsupporté sur des poteaux pendant une longueur de deuxmillesrejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par unappareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt lebouton de l'appareil pour que le courant fût instantanémentrétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres defulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activitéqu'au dernier moment.

Le 28novembreles huit cents gargousses étaient disposéesau fond de la Columbiad. Cette partie de l'opération avaitréussi. Mais que de tracasque d'inquiétudesdeluttesavait subis le président Barbicane! Vainement il avaitdéfendu l'entrée de Stone's-Hill; chaque jour lescurieux escaladaient les palissadeset quelques-unspoussantl'imprudence jusqu'à la folievenaient fumer au milieu desballes de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureursquotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieuxfaisant lachasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts decigares encore allumés que les Yankees jetaient çàet là. Rude tâchecar plus de trois cent millepersonnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s'étaitbien offert pour escorter les caissons jusqu'à la bouche de laColumbiad; maisl'ayant surpris lui-même un énormecigare à la bouchetandis qu'il pourchassait les imprudentsauxquels il donnait ce funeste exemplele président duGun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépidefumeuret il fut réduit à le faire surveiller toutspécialement.

Enfincomme il y a un Dieu pour les artilleursrien ne sautaet lechargement fut mené à bonne fin. Le troisièmepari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré.Restait à introduire le projectile dans la Columbiad et àle placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.

Maisavant de procéder à cette opérationles objetsnécessaires au voyage furent disposés avec ordre dansle wagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombreet sil'on avait laissé faire Michel Ardanils auraient bientôtoccupé toute la place réservée aux voyageurs. Onne se figure pas ce que cet aimable Français voulait emporterdans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités.Mais Barbicane intervintet l'on dut se réduire au strictnécessaire.

Plusieursthermomètresbaromètres et lunettes furent disposésdans le coffre aux instruments.

Lesvoyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant letrajetetpour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveauilsemportaient une excellente carte de Beer et Moedlerla Mappaselenographicapubliée en quatre planchesqui passe àbon droit pour un véritable chef-d'oeuvre d'observation et depatience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude lesmoindres détails de cette portion de l'astre tournéevers la Terre; montagnesvalléescirquescratèrespitonsrainures s'y voyaient avec leurs dimensions exactesleurorientation fidèleleur dénominationdepuis les montsDoerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partieorientale du disquejusqu'à la Mare frigorisquis'étend dans les régions circumpolaires du Nord.

C'étaitdonc un précieux document pour les voyageurscar ilspouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettrele pied.

Ilsemportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse àsystème et à balles explosives; de plusde la poudreet du plomb en très grande quantité.

«Onne sait pas à qui on aura affairedisait Michel Ardan. Hommesou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendrevisite! Il faut donc prendre ses précautions.

Du resteles instruments de défense personnelle étaientaccompagnés de picsde piochesde scies à main etautres outils indispensablessans parler des vêtementsconvenables à toutes les températuresdepuis le froiddes régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

MichelArdan aurait voulu emmener dans son expédition un certainnombre d'animauxnon pas un couple de toutes les espècescaril ne voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Luneles serpentsles tigresles alligators et autres bêtesmalfaisantes.

«Nondisait-il à Barbicanemais quelques bêtes de sommeboeuf ou vacheâne ou chevalferaient bien dans le paysage etnous seraient d'une grande utilité.

--J'enconviensmon cher Ardanrépondait le président duGun-Clubmais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé.Il n'en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dansles limites du possible.»

Enfinaprès de longues discussionsil fut convenu que les voyageursse contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasseappartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une forceprodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furentmises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laisséfaire Michel Ardanil aurait emporté aussi quelques sacs deterre pour les y semer. En tout casil prit une douzaine d'arbustesqui furent soigneusement enveloppés d'un étui de pailleet placés dans un coin du projectile.

Restaitalors l'importante question des vivrescar il fallait prévoirle cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolumentstérile. Barbicane fit si bien qu'il parvint à enprendre pour une année. Mais il faut ajouterpour n'étonnerpersonneque ces vivres consistèrent en conserves de viandeset de légumes réduits à leur plus simple volumesous l'action de la presse hydrauliqueet qu'ils renfermaient unegrande quantité d'éléments nutritifs; ilsn'étaient pas très variésmais il ne fallaitpas se montrer difficile dans une pareille expédition. Il yavait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant s'élever àcinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour deux moisseulement; en effetà la suite des dernièresobservations des astronomespersonne ne mettait en doute la présenced'une certaine quantité d'eau à la surface de la Lune.Quant aux vivresil eût été insensé decroire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas à senourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute àcet égard. S'il en avait euil ne se serait pas décidéà partir.

«D'ailleursdit-il un jour à ses amisnous ne serons pas complètementabandonnés de nos camarades de la Terreet ils auront soin dene pas nous oublier.

--Noncertesrépondit J.-T. Maston.

--Commentl'entendez-vous? demanda Nicholl.

--Rien deplus simplerépondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne serapas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune seprésentera dans des conditions favorables de zénithsinon de périgéec'est-à-dire une fois par an àpeu prèsne pourra-t-on pas nous envoyer des obus chargésde vivresque nous attendrons à jour fixe?

--Hurrah!hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;voilà qui est bien dit! Certainementmes braves amisnous nevous oublierons pas!

--J'ycompte! Ainsivous le voyeznous aurons régulièrementdes nouvelles du globeetpour notre comptenous serons bienmaladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bonsamis de la Terre!»

Cesparoles respiraient une telle confianceque Michel Ardanavec sonair déterminéson aplomb superbeeût entraînétout le Gun-Club à sa suite. Ce qu'il disait paraissaitsimpleélémentairefaciled'un succès assuréet il aurait fallu véritablement tenir d'une façonmesquine à ce misérable globe terraqué pour nepas suivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsqueles divers objets eurent été disposés dans leprojectilel'eau destinée à faire ressort futintroduite entre ses cloisonset le gaz d'éclairage refoulédans son récipient. Quant au chlorate de potasse et àla potasse caustiqueBarbicanecraignant des retards imprévusen routeen emporta une quantité suffisante pour renouvelerl'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Unappareil extrêmement ingénieux et fonctionnantautomatiquement se chargeait de rendre à l'air ses qualitésvivifiantes et de le purifier d'une façon complète. Leprojectile était donc prêtet il n'y avait plus qu'àle descendre dans la Columbiad. Opérationd'ailleurspleinede difficultés et de périls.

L'énormeobus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Làdes gruespuissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits demétal.

Ce fut unmoment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sousce poids énormeet la chute d'une pareille masse eûtcertainement déterminé l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusementil n'en fut rienet quelques heures aprèslewagon-projectiledescendu doucement dans l'âme du canonreposait sur sa couche de pyroxyleun véritable édredonfulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer plusfortement la charge de la Columbiad.

«J'aiperdu »dit le capitaine en remettant au présidentBarbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicanene voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon devoyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nichollquetenait à remplir tous ses engagements avant de quitter laTerre.

«Alorsdit Michel Ardanje n'ai plus qu'une chose à vous souhaitermon brave capitaine.

--Laquelle?demanda Nicholl.

--C'estque vous perdiez vos deux autres paris! De cette façonnousserons sûrs de ne pas rester en route.»





XXVI -FEU!


Le premierjour de décembre était arrivéjour fatalcarsi le départ du projectile ne s'effectuait pas le soir mêmeà dix heures quarante-six minutes et quarante secondes dusoirplus de dix-huit ans s'écouleraient avant que la Lune sereprésentât dans ces mêmes conditions simultanéesde zénith et de périgée.

Le tempsétait magnifique; malgré les approches de l'hiverlesoleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terreque trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que degens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce joursi impatiemment désiré! Que de poitrines furentoppressées par le pesant fardeau de l'attente! Tous les coeurspalpitèrent d'inquiétudesauf le coeur de MichelArdan. Cet impassible personnage allait et venait avec sonaffairement habituelmais rien ne dénonçait en lui unepréoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait étépaisiblele sommeil de Turenneavant la bataillesur l'affûtd'un canon.

Depuis lematin une foule innombrable couvrait les prairies qui s'étendentà perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quartsd'heurele rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cetteimmigration prit bientôt des proportions fabuleusesetsuivant les relevés du Tampa-Town Observerpendantcette mémorable journéecinq millions de spectateursfoulèrent du pied le sol de la Floride.

Depuis unmois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour del'enceinteet jetait les fondements d'une ville qui s'est appeléedepuis Ardan's-Town. Des baraquementsdes cabanesdes cahutesdestentes hérissaient la plaineet ces habitations éphémèresabritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plusgrandes cités de l'Europe.

Tous lespeuples de la terre y avaient des représentants; tous lesdialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût ditla confusion des languescomme aux temps bibliques de la tour deBabel. Làles diverses classes de la sociétéaméricaine se confondaient dans une égalitéabsolue. Banquierscultivateursmarinscommissionnairescourtiersplanteurs de cotonnégociantsbateliersmagistratss'y coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Lescréoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers del'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennesseeles Virginiensélégants et hautains donnaient la réplique auxtrappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de boeufsde Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc àlarges bordou du panama classiquevêtus de pantalons encotonnade bleue des fabriques d'Opelousasdrapés dans leursblouses élégantes de toile écruechaussésde bottines aux couleurs éclatantesils exhibaientd'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler àleur chemiseà leurs manchettesà leurs cravatesàleurs dix doigtsvoire même à leurs oreillestout unassortiment de baguesd'épinglesde brillantsde chaînesde bouclesde breloquesdont le haut prix égalait le mauvaisgoût. Femmesenfantsserviteursdans des toilettes non moinsopulentesaccompagnaientsuivaientprécédaiententouraient ces marisces pèresces maîtresquiressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs famillesinnombrables.

A l'heuredes repasil fallait voir tout ce monde se précipiter sur lesmets particuliers aux États du Sud et dévoreravec unappétit menaçant pour l'approvisionnement de laFlorideces aliments qui répugneraient à un estomaceuropéentels que grenouilles fricasséessinges àl'étouffée«fish-chowder [Mets composé depoissons divers.]»sarigue rôtieopossum saignantougrillades de racoon.

Mais aussiquelle série variée de liqueurs ou de boissons venaiten aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitantsquelles vociférations engageantes retentissaient dans lesbar-rooms ou les tavernes ornées de verresde chopesdeflaconsde carafesde bouteilles aux formes invraisemblablesdemortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!

«Voilàle julep à la menthe! criait l'un de ces débitantsd'une voix retentissante.

--Voici lesangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un tonglapissant.

--Et dugin-sling! répétait celui-ci.

--Et lecocktail! le brandy-smash! criait celui-là.

--Qui veutgoûter le véritable mint-julepà la dernièremode?» s'écriaient ces adroits marchands en faisantpasser rapidement d'un verre à l'autrecomme un escamoteurfait d'une muscadele sucrele citronla menthe vertela glacepiléel'eaule cognac et l'ananas frais qui composent cetteboisson rafraîchissante.

Aussid'habitudeces incitations adressées aux gosiers altéréssous l'action brûlante des épices se répétaientse croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage.Mais ce jour-làce premier décembreces cris étaientrares. Les débitants se fussent vainement enroués àprovoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni àboireetà quatre heures du soircombien de spectateurscirculaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunchaccoutumé! Symptôme plus significatif encorela passionviolente de l'Américain pour les jeux était vaincue parl'émotion. A voir les quilles du tempins couchées surle flancles dés du creps dormant dans leurs cornetslaroulette immobilele cribbage abandonnéles cartes du whistdu vingt-et-undu rouge et noirdu monte et du farotranquillementenfermées dans leurs enveloppes intacteson comprenait quel'événement du jour absorbait tout autre besoin et nelaissait place à aucune distraction.

Jusqu'ausoirune agitation sourdesans clameurcomme celle qui précèdeles grandes catastrophescourut parmi cette foule anxieuse. Unindescriptible malaise régnait dans les espritsune torpeurpénibleun sentiment indéfinissable qui serrait lecoeur. Chacun aurait voulu «que ce fût fini».

Cependantvers sept heuresce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune selevait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluèrentson apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les clameursmontèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrentde toutes partstandis que la blonde Phoebé brillaitpaisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivréede ses rayons les plus affectueux.

En cemoment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspectles cris redoublèrent d'intensité. Unanimementinstantanémentle chant national des États-Uniss'échappa de toutes les poitrines haletanteset le Yankeedoodlerepris en choeur par cinq millions d'exécutantss'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernièreslimites de l'atmosphère.

Puisaprès cet irrésistible élanl'hymne se tutlesdernières harmonies s'éteignirent peu à peulesbruits se dissipèrentet une rumeur silencieuse flottaau-dessus de cette foule si profondément impressionnée.Cependantle Français et les deux Américains avaientfranchi l'enceinte réservée autour de laquelle sepressait l'immense foule. Ils étaient accompagnés desmembres du Gun-Club et des députations envoyées par lesobservatoires européens. Barbicanefroid et calmedonnaittranquillement ses derniers ordres. Nichollles lèvresserréesles mains croisées derrière le dosmarchait d'un pas ferme et mesuré. Michel Ardantoujoursdégagévêtu en parfait voyageurles guêtresde cuir aux piedsla gibecière au côtéflottantdans ses vastes vêtements de velours marronle cigare àla bouchedistribuait sur son passage de chaleureuses poignéesde main avec une prodigalité princière. Il étaitintarissable de vervede gaietériantplaisantantfaisantau digne J.-T. Maston des farces de gaminen un mot «Français»etqui pis est«Parisien» jusqu'à la dernièreseconde.

Dix heuressonnèrent. Le moment était venu de prendre place dansle projectile; la manoeuvre nécessaire pour y descendrelaplaque de fermeture à visserle dégagement des grueset des échafaudages penchés sur la gueule de laColumbiad exigeaient un certain temps.

Barbicaneavait réglé son chronomètre à un dixièmede seconde près sur celui de l'ingénieur Murchisonchargé de mettre le feu aux poudres au moyen de l'étincelleélectrique; les voyageurs enfermés dans le projectilepourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille quimarquerait l'instant précis de leur départ.

Le momentdes adieux était donc arrivé. La scène futtouchante; en dépit de sa gaieté fébrileMichelArdan se sentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sousses paupières sèches une vieille larme qu'il réservaitsans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cheret brave président.

«Sije partais? dit-ilil est encore temps!

--Impossiblemon vieux Maston»répondit Barbicane.

Quelquesinstants plus tardles trois compagnons de route étaientinstallés dans le projectiledont ils avaient visséintérieurement la plaque d'ouvertureet la bouche de laColumbiadentièrement dégagées'ouvraitlibrement vers le ciel.

NichollBarbicane et Michel Ardan étaient définitivement murésdans leur wagon de métal.

Quipourrait peindre l'émotion universellearrivée alors àson paroxysme?

La lunes'avançait sur un firmament d'une pureté limpideéteignant sur son passage les feux scintillants des étoiles;elle parcourait alors la constellation des Gémeaux et setrouvait presque à mi-chemin de l'horizon et du zénith.Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant dubutcomme le chasseur vise en avant du lièvre qu'il veutatteindre.

Un silenceeffrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle devent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeursn'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient lagueule béante de la Columbiad.

Murchisonsuivait de l'oeil l'aiguille de son chronomètre. Il s'enfallait à peine de quarante secondes que l'instant du départne sonnâtet chacune d'elles durait un siècle.

A lavingtièmeil y eut un frémissement universelet ilvint à la pensée de cette foule que les audacieuxvoyageurs enfermés dans le projectile comptaient aussi cesterribles secondes! Des cris isolés s'échappèrent:

«Trente-cinq!-- trente-six! -- trente-sept! -- trente-huit! -- trente-neuf! --quarante! Feu!!!»

AussitôtMurchisonpressant du doigt l'interrupteur de l'appareilrétablitle courant et lança l'étincelle électrique aufond de la Columbiad.

Unedétonation épouvantableinouïesurhumainedontrien ne saurait donner une idéeni les éclats de lafoudreni le fracas des éruptionsse produisitinstantanément. Une immense gerbe de feu jaillit desentrailles du sol comme d'un cratère. La terre se soulevaetc'est à peine si quelques personnes purent un instantentrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu desvapeurs flamboyantes.





XXVII -TEMPS COUVERT


Au momentoù la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel àune prodigieuse hauteurcet épanouissement de flammes éclairala Floride entièreetpendant un instant incalculablelejour se substitua à la nuit sur une étendueconsidérable de pays. Cet immense panache de feu fut aperçude cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantiqueet plus d'uncapitaine de navire nota sur son livre de bord l'apparition de cemétéore gigantesque.

Ladétonation de la Columbiad fut accompagnée d'unvéritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouerjusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudredilatés parla chaleurrepoussèrent avec une incomparable violence lescouches atmosphériqueset cet ouragan artificielcent foisplus rapide que l'ouragan des tempêtespassa comme une trombeau milieu des airs.

Pas unspectateur n'était resté debout; hommesfemmesenfantstous furent couchés comme des épis sousl'orage; il y eut un tumulte inexprimableun grand nombre depersonnes gravement blesséeset J.-T. Mastonquicontretoute prudencese tenait trop en avantse vit rejeté àvingt toises en arrière et passa comme un boulet au-dessus dela tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnesdemeurèrent momentanément sourdes et comme frappéesde stupeur.

Le courantatmosphériqueaprès avoir renversé lesbaraquementsculbuté les cabanesdéraciné lesarbres dans un rayon de vingt milleschassé les trains durailway jusqu'à Tampafondit sur cette ville comme uneavalancheet détruisit une centaine de maisonsentre autresl'église Saint-Maryet le nouvel édifice de la Boursequi se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns desbâtiments du portchoqués les uns contre les autrescoulèrent à picet une dizaine de naviresmouillésen radevinrent à la côteaprès avoir casséleurs chaînes comme des fils de coton.

Mais lecercle de ces dévastations s'étendit plus loin encoreet au-delà des limites des États-Unis. L'effet ducontrecoupaidé des vents d'ouestfut ressenti surl'Atlantique à plus de trois cents milles des rivagesaméricains. Une tempête facticeune tempêteinattendueque n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Royse jetasur les navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtimentssaisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir le tempsd'amenersombrèrent sous voilesentre autres leChilde-Haroldde Liverpoolregrettable catastrophe quidevint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vivesrécriminations.

Enfinetpour tout direbien que le fait n'ait d'autre garantie quel'affirmation de quelques indigènesune demi-heure aprèsle départ du projectiledes habitants de Gorée et deSierra Leone prétendirent avoir entendu une commotion sourdedernier déplacement des ondes sonoresquiaprès avoirtraversé l'Atlantiquevenait mourir sur la côteafricaine.

Mais ilfaut revenir à la Floride. Le premier instant du tumultepasséles blessésles sourdsenfin la foule entièrese réveillaet des cris frénétiques: «Hurrahpour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!»s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs milliond'hommesle nez en l'airarmés de télescopesdelunettesde lorgnettesinterrogeaient l'espaceoubliant lescontusions et les émotionspour ne se préoccuper quedu projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plusl'apercevoiret il fallait se résoudre à attendre lestélégrammes de Long's-Peak. Le directeur del'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à sonposte dans les montagnes Rocheuseset c'était à luiastronome habile et persévérantque les observationsavaient été confiées.

Mais unphénomène imprévuquoique facile àprévoiret contre lequel on ne pouvait rienvint bientôtmettre l'impatience publique à une rude épreuve.

Le tempssi beau jusqu'alorschangea subitement; le ciel assombri se couvritde nuages. Pouvait-il en être autrementaprès leterrible déplacement des couches atmosphériquesetcette dispersion de l'énorme quantité de vapeurs quiprovenaient de la déflagration de quatre cent mille livres depyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été troublé.Cela ne saurait étonnerpuisquedans les combats sur merona souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifiépar les décharges de l'artillerie.

Lelendemainle soleil se leva sur un horizon chargé de nuagesépaislourd et impénétrable rideau jetéentre le ciel et la terreet quimalheureusements'étenditjusqu'aux régions des montagnes Rocheuses. Ce fut unefatalité. Un concert de réclamations s'éleva detoutes les parties du globe. Mais la nature s'en émut peuetdécidémentpuisque les hommes avaient troublél'atmosphère par leur détonationils devaient en subirles conséquences.

Pendantcette première journéechacun chercha àpénétrer le voile opaque des nuagesmais chacun en futpour ses peineset chacun d'ailleurs se trompait en portant sesregards vers le cielcarpar suite du mouvement diurne du globeleprojectile filait nécessairement alors par la ligne desantipodes.

Quoi qu'ilen soitlorsque la nuit vint envelopper la Terrenuit impénétrableet profondequand la Lune fut remontée sur l'horizonil futimpossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobaità dessein aux regards des téméraires qui avaienttiré sur elle. Il n'y eut donc pas d'observation possibleetles dépêches de Long's-Peak confirmèrent cefâcheux contretemps.

Cependantsi l'expérience avait réussiles voyageurspartis le1er décembre à dix heures quarante-six minutes etquarante secondes du soirdevaient arriver le 4 à minuit.Doncjusqu'à cette époqueet comme après toutil eût été bien difficile d'observer dans cesconditions un corps aussi petit que l'obuson prit patience sanstrop crier.

Le 4décembrede huit heures du soir à minuitil eûtété possible de suivre la trace du projectilequiaurait apparu comme un point noir sur le disque éclatant de laLune. Mais le temps demeura impitoyablement couvertce qui porta auparoxysme l'exaspération publique. On en vint àinjurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des chosesd'ici-bas!

J.-T.Mastondésespérépartit pour Long's-Peak. Ilvoulait observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que sesamis ne fussent arrivés au terme de leur voyage. On n'avaitpasd'ailleursentendu dire que le projectile fût retombésur un point quelconque des îles et des continents terrestreset J.-T. Maston n'admettait pas un instant une chute possible dansles océans dont le globe est aux trois quarts couvert.

Le 5mêmetemps. Les grands télescopes du Vieux Mondeceux d'Herschellde Rossede Foucaultétaient invariablement braquéssur l'astre des nuitscar le temps était précisémentmagnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instrumentsempêchait toute observation utile.

Le 6mêmetemps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint àproposer les moyens les plus insensés pour dissiper les nuagesaccumulés dans l'air.

Le 7leciel sembla se modifier un peu. On espéramais l'espoir nefut pas de longue duréeet le soirles nuages épaissisdéfendirent la voûte étoilée contre tousles regards.

Alors celadevint grave. En effetle 11à neuf heures onze minutes dumatinla Lune devait entrer dans son dernier quartier. Aprèsce délaielle irait en déclinantetquand mêmele ciel serait rassérénéles chances del'observation seraient singulièrement amoindries; en effetlaLune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours décroissantede son disque et finirait par devenir nouvellec'est-à-direqu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleildont lesrayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendrejusqu'au 3 janvierà midi quarante-quatre minutespour laretrouver pleine et commencer les observations.

Lesjournaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires etne dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patienceangélique.

Le 8rien. Le 9le soleil reparut un instant comme pour narguer lesAméricains. Il fut couvert de huéesetblessésans doute d'un pareil accueilil se montra fort avare de sesrayons.

Le 10pasde changement. J.-T. Maston faillit devenir fouet l'on eut descraintes pour le cerveau de ce digne hommesi bien conservéjusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le11une de ces épouvantables tempêtes des régionsintertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. Degrands vents d'est balayèrent les nuages amoncelésdepuis si longtempset le soirle disque à demi rongéde l'astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpidesconstellations du ciel.





XXVIII- UN NOUVEL ASTRE


Cette nuitmêmela palpitante nouvelle si impatiemment attendue éclatacomme un coup de foudre dans les États de l'Unionetde làs'élançant à travers l'Océanelle courutsur tous les fils télégraphiques du globe. Leprojectile avait été aperçugrâce augigantesque réflecteur de Long's-Peak.

Voici lanote rédigée par le directeur de l'Observatoire deCambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grandeexpérience du Gun-Club.

Longs's-Peak12 décembre.


A MM. LESMEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Leprojectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a étéaperçu par MM. Belfast et J.- T. Mastonle 12 décembreà huit heures quarante-sept minutes du soirla Lune étantentrée dans son dernier quartier.

Ceprojectile n'est point arrivé à son but. Il a passéà côtémais assez prèscependantpourêtre retenu par l'attraction lunaire.

Làson mouvement rectiligne s'est changé en un mouvementcirculaire d'une rapidité vertigineuseet il a étéentraîné suivant une orbite elliptique autour de laLunedont il est devenu le véritable satellite.

Leséléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu êtredéterminés. On ne connaît ni sa vitesse detranslationni sa vitesse de rotation. La distance qui le séparede la surface de la Lune peut être évaluée àdeux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4500 lieues).

Maintenantdeux hypothèses peuvent se produire et amener une modificationdans l'état des choses:

Oul'attraction de la Lune finira par l'emporteret les voyageursatteindront le but de leur voyage;

Oumaintenu dans un ordre immutablele projectile gravitera autour dudisque lunaire jusqu'à la fin des siècles.

C'est ceque les observations apprendront un jourmais jusqu'ici la tentativedu Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvelastre notre système solaire._

J.-M.BELFAST.


Que dequestions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situationgrosse de mystères l'avenir réservait auxinvestigations de la science! Grâce au courage et au dévouementde trois hommescette entrepriseassez futile en apparenced'envoyer un boulet à la Lunevenait d'avoir un résultatimmenseet dont les conséquences sont incalculables. Lesvoyageursemprisonnés dans un nouveau satellites'ilsn'avaient pas atteint leur butfaisaient du moins partie du mondelunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuitsetpour lepremière foisl'oeil pouvait en pénétrer tousles mystères. Les noms de Nichollde Barbicanede MichelArdandevront donc être à jamais célèbresdans les fastes astronomiquescar ces hardis explorateursavidesd'agrandir le cercle des connaissances humainesse sontaudacieusement lancés à travers l'espaceet ont jouéleur vie dans la plus étrange tentative des temps modernes.

Quoi qu'ilen soitla note de Long's-Peak une fois connueil y eut dansl'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-ilpossible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre?Nonsans doutecar ils s'étaient mis en dehors de l'humanitéen franchissant les limites imposées par Dieu aux créaturesterrestres. Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ilsavaient des vivres pour un an. Mais après?... Les coeurs lesplus insensibles palpitaient à cette terrible question.

Un seulhomme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.Un seul avait confianceet c'était leur ami dévouéaudacieux et résolu comme euxle brave J.-T. Maston.

D'ailleursil ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut désormais leposte de Long's-Peak; son horizonle miroir de l'immense réflecteur.Dès que la lune se levait à l'horizonil l'encadraitdans le champ du télescopeil ne la perdait pas un instant duregard et la suivait assidûment dans sa marche à traversles espaces stellaires; il observait avec une éternellepatience le passage du projectile sur son disque d'argentetvéritablement le digne homme restait en perpétuellecommunication avec ses trois amisqu'il ne désespéraitpas de revoir un jour.

«Nouscorrespondrons avec euxdisait-il à qui voulait l'entendredès que les circonstances le permettront. Nous aurons de leursnouvelles et ils auront des nôtres! D'ailleursje les connaisce sont des hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dansl'espace toutes les ressources de l'artde la science et del'industrie. Avec cela on fait ce qu'on veutet vous verrez qu'ilsse tireront d'affaire!»