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Jules Verne



CINQ SEMAINES
EN BALLON

VOYAGE DE DÉCOUVERTES EN AFRIQUE PAR 3 ANGLAIS

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

La fin d'un discours très applaudi.--Présentation du docteur Samuel Fergusson--«Excelsior.»--Portrait en pied du docteur.--Un fataliste convaincu.--Dîner au Traveller's club.--Nombreux toasts de circonstance

Il y avait une grande affluence d'auditeursle 14 janvier 1862à la séance de la Société royale géographique de LondresWaterloo place3. Le présidentsir Francis M…faisait à ses honorables collègues une importante communication dans un discours fréquemment interrompu par les applaudissements.

Ce rare morceau d'éloquence se terminait enfin par quelques phrases ronflantes dans lesquelles le patriotisme se déversait à pleines périodes;

«L'Angleterre a toujours à la tête des nations (caron l'a remarquéles nationsmarchent universellement à la tête les unes des autres)par l'intrépidité de ses voyageursdans la voie des découvertes géographiques. -(Assentiments nombreux.) Le docteur Samuel Fergussonl'un de ses glorieux enfantsne faillira pas à son origine. (De toutes parts: Non ! non !) Cette tentativesi elle réussit (elle réussira !) relieraen les complétantles notions éparses de la cartologie africaine(véhémente approbation)et si elle échoue (jamais ! jamais !)elle restera du moins comme l'un des plus audacieuses conceptions du génie humain ! (Trépignements frénétiques.)»

--Hourra ! hourra ! fit l'assemblée électrisée par ces émouvantes paroles.

--Hourra pour l'intrépide Fergusson !» s'écria l'un des membres les plus expansifs de l'auditoire.

Des cris enthousiastes retentirent. Le nom de Fergusson éclata dans toutes les boucheset nous sommes fondés à croire qu'il gagna singulièrement à passer par des gosiers anglais. La salle des séances en fut ébranlée.

Ils étaient là pourtantnombreuxvieillisfatiguésces intrépides voyageurs que leur tempérament mobile promena dans les cinq parties du monde ! Tousplus ou moinsphysiquement ou moralementils avaient échappé aux naufragesaux incendies. aux tomahawks de l'Indienaux casse-têtes du sauvageau poteau du suppliceaux estomacs de la Polynésie ! Mais rien ne put comprimer les battements de leurs cœurs pendant le discours de sir Francis M...etde mémoire humainece fut là certainement le plus beau succès oratoire de la Société royale géographique de Londres Maisen Angleterrel'enthousiasme ne s'en tient pas seulement aux paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancier de «the Royal Mint [La Monnaie à Londres.].» Une indemnité d'encouragement fut votéeséance tenanteen faveur du docteur Fergussonet s'éleva au chiffre de deux mille cinq cents livres[Soixante-deux mille cinq cents francs.]. L'importance de la somme se proportionnait à l'importance de l'entreprise.

L'un des membres de la Société interpella le président sur la question de savoir si le docteur Fergusson ne serait pas officiellement présenté.

«Le docteur se tient à la disposition de l'assembléerépondit sir Francis M …

--Qu'il entre ! s'écria-t-onqu'il entre ! Il est bon de voir par ses propres yeux un homme d'une audace aussi extraordinaire !

--Peut-être cette incroyable propositiondit un vieux commodore apoplectiquen'a-t-elle eu d'autre but que de nous mystifier !

--Et si le docteur Fergusson n'existait pas ! cria une voix malicieuse.

--Il faudrait l'inventerrépondit un membre plaisant de cette grave Société.

--Faites entrer le docteur Fergusson» dit simplen1ent sir Francis M ...

Et le docteur entra au milieu d'un tonnerre d'applaudissementspas le moins du monde ému d'ailleurs.

C'était un homme d'une quarantaine d'annéesde taille et de constitution ordinaires; son tempérament sanguin se trahissait par une coloration forcée du visageil avait une figure froideaux traits réguliersavec un nez fortle nez en proue de vaisseau de l'homme prédestiné aux découvertes; ses yeux fort douxplus intelligents que hardisdonnaient un grand charme à sa physionomie; ses bras étaient longset ses pieds se posaient à terre avec l'aplomb du grand marcheur.

La gravité calme respirait dans toute la personne du docteuret l'idée ne venait pas à l'esprit qu'il put être l'instrument de la plus innocente mystification.

Aussiles hourras et les applaudissements ne cessèrent qu'au moment où le docteur Fergusson réclama le silence par un geste aimable. Il se dirigea vers le fauteuil préparé pour sa présentation; puisdeboutfixele regard énergiqueil leva vers le ciel l'index de la main droite; ouvrit la bouche et prononça ce seul mot:

«Excelsior !»

Non ! jamais interpellation inattendue de MM. Bright et Cobdenjamais demande de fonds extraordinaires de lord Palmerston pour cuirasser les rochers de l'Angleterren'obtinrent un pareil succès. Le discours de sir Francis M... était dépasséet de haut. Le docteur se montrait à la fois sublimegrandsobre et mesuré; il avait dit le mot de la situation:

«Excelsior !»

Le vieux commodorecomplètement rallié à cet homme étrangeréclama l'insertion «intégrale» du discours Fergusson dans the Proceedings of the Royal Geographical Society of London [Bulletins de la Société Royale Géographique de Londres.].

Qu'était donc ce docteuret à quelle entreprise allait-il se dévouer ?

Le père du jeune Fergussonun brave capitaine de la marine anglaiseavait associé son filsdès son plus jeune âgeaux dangers et aux aventures de sa profession. Ce digne enfantqui paraît n'avoir jamais connu la crainteannonça promptement un esprit vifune intelligence de chercheurune propension remarquable vers les travaux scientifiques; il montraiten outreune adresse peu commune à se tirer d'affaire; il ne fut jamais embarrassé de rienpas même de se servir de sa première fourchetteà quoi les enfants réussissent si peu en général.

Bientôt son imagination s'enflamma à la lecture des entreprises hardiesdes explorations maritimes; il suivit avec passion les découvertes qui signalèrent la première partie du XlXe siècle; il rêva la gloire des Mungo-Parkdes Brucedes Cailliédes Levaillantet même un peuje croiscelle de Selkirkle Robinson Crusoéqui ne lui paraissait pas inférieure. Que d'heures bien occupées il passa avec lui dans son île de Juan Fernandez ! Il approuva souvent les idées du matelot abandonné; parfois il discuta ses plans et ses projets; il eût fait autrementmieux peut-êtretout aussi bienà coup sûr ! Maischose certaineil n'eût jamais fui cette bienheureuse îleoù il était heureux comme un roi sans sujets....; nonquand il se fût agi de devenir premier lord de l'amirauté !

Je vous laisse à penser si ces tendances se développèrent pendant sa jeunesse aventureuse jetée aux quatre coins du monde. Son pèreen homme instruitne manquait pas d'ailleurs de consolider cette vive intelligence par des études sérieuses en hydrographieen physique et en mécaniqueavec une légère teinture de botaniquede médecine et d'astronomie.

A la mort du digne capitaineSamuel Fergussonâgé de vingt-deux ansavait déjà fait son tour du monde; il s'enrôla dans le corps des ingénieurs bengalaiset se distingua en plusieurs affaires; mais cette existence de soldat ne lui convenait pas; se souciant peu de commanderil n'aimait pas à obéir. Il donna sa démissionetmoitié chassantmoitié herborisantil remonta vers le nord de la péninsule indienne et la traversa de Calcutta à Surate. Une simple promenade d'amateur.

De Suratenous le voyons passer en Australieet prendre part en 1845 à l'expédition du capitaine Sturtchargé de découvrir cette mer Caspienne que l'on suppose exister au centre de la Nouvelle-Hollande.

Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1830etplus que jamais possédé du démon des découvertesil accompagna jusqu’en 1853 le capitaine Mac Clure dans l'expédition qui contourna le continent américain du détroit de Behring au cap Farewel.

En dépit des fatigues de tous genreset sous tous les climatsla constitution de Fergusson résistait merveilleusement; il vivait à son aise au milieu des plus complètes privations; c'était le type du parfait voyageurdont l'estomac se resserre ou se dilate à volontédont les jambes s'allongent ou se raccourcissent suivant la couche improviséequi s'endort à toute heure du jour et se réveille à toute heure de la nuit.

Rien de moins étonnantdès lorsque de retrouver notre infatigable voyageur visitant de 1855 à 1857 tout l'ouest du Tibet en compagnie des frères Schlagintweitet rapportant de cette exploration de curieuses observations d'ethnographie.

Pendant ces divers voyagesSamuel Fergusson fut le correspondant le plus actif et le plus intéressant du Daily Telegraphce journal à un pennydont le tirage monte jusqu'à cent quarante mille exemplaires par jouret suffit à peine à plusieurs millions de lecteurs. Aussi le connaissait-on bience docteurquoiqu'il ne fût membre d'aucune institution savanteni des Sociétés royales géographiques de Londresde Parisde Berlinde Vienne ou de Saint-Pétersbourgni du Club des Voyageursni même de Royal Polytechnic Institutionoù trônait son ami le statisticien Kokburn.

Ce savant lui proposa même un jour de résoudre le problème suivantdans le but de lui être agréable: Étant donné le nombre de milles parcourus par le docteur autour du mondecombien sa tête en a-t-elle fait de plus que ses piedspar suite de la différence des rayons ? Ou bienétant connu ce nombre de milles parcourus par les pieds et par la tête du docteurcalculer sa taille exacte à une ligne près ?

Mais Fergusson se tenait toujours éloigné des corps savantsétant de l'église militante et non bavardante; il trouvait le temps mieux employé à chercher qu'à discuterà découvrir qu'à discourir.

On raconte qu'un Anglais vint un jour à Genève avec l'intention de visiter le lac; on le fit monter dans l'une de ces vieilles voitures où l'on s'asseyait de côté comme dans les omnibus: or il advint quepar hasardnotre Anglais fut placé de manière à présenter le dos au lac; la voiture accomplit paisiblement son voyage circulairesans qu'il songeât à se retourner une seule foiset il revint à Londresenchanté du lac de Genève.

Le docteur Fergusson s'était retournéluiet plus d'une fois pendant ses voyageset si bien retourné qu'il avait beaucoup vu. En celad'ailleursil obéissait à sa natureet nous avons de bonnes raisons de croire qu'il était un peu fatalistemais d'un fatalisme très orthodoxecomptant sur luiet même sur la Providence ;`il se disait poussé plutôt qu'attiré dans ses voyageset parcourait le mondesemblable à une locomotivequi ne se dirige pasmais que la route dirige.

«Je ne poursuis pas mon chemindisait-il souventc'est mon chemin qui me poursuit.»

On ne s'étonnera donc pas du sang-froid avec lequel il accueillit les applaudissements de la Société Royale; il était au-dessus de ces misèresn'ayant pas d'orgueil et encore moins de vanité; il trouvait toute simple la proposition qu'il avait adressée au président sir Francis M ... et ne s'aperçut même pas de l’effet immense qu'elle produisit.

Après la séancele docteur fut conduit au Traveller's clubdans Pall Mall ; un superbe festin s'y trouvait dressé à son intention; la dimension des pièces servies fut en rapport avec l'importance du personnageet l'esturgeon qui figura dans ce splendide repas n'avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson lui-même.

Des toasts nombreux furent portés avec les vins de France aux célèbres voyageurs qui s'étaient illustrés sur la terre d'Afrique. On but à leur santé ou à leur mémoireet par ordre alphabétiquece qui est très anglais: à AbbadieAdamsAdamsonAndersonArnaudBaikieBaldwinBarthBatoudaBekeBeltramedu BerbaBimbachiBolognesiBolwikBolzoniBonnemainBrissonBrowneBruceBrun-RolletBurchellBurckhardtBurtonCaillaudCailliéCampbellChapmanClappertonClotBeyColomieuCourvalCummingCunyDebonoDeckenDenhamDesavanchersDicksenDickson; DochardDuchailluDuncanDurandDurouléDuveyrierErhardtd'Escayrac de LautureFerretFresnelGalinierGaltonGeoffroyGolberryHahnHalmHarnierHecquartHeuglinHornemannHoughtonImbertKaufmannKnoblecherKrapfKummerLafargueLaingLajailleLambertLamiralLamprièreJohn LanderRichard LanderLefebvreLejeanLevaillantLivingstoneMaccarthieMaggiarMaizanMalzacMoffatMollienMonteiroMorrissonMungo-ParkNeimansOverwevPanetPartarrieauPascalPearsePeddiePeneyPetherickPoncetPraxRaffenelRathRebmannRichardsonRileyRitchieRochet d'HéricourtRongâwiRoscherRuppelSaugnierSpekeSteidnerThibaudThompsonThorntonTooleTousnyTrotterTuckeyTyrwittVaudeyVeyssièreVincentVincoVogelWahlbergWaringtonWashingtonWerneWildet enfin au docteur Samuel Fergusson quipar son incroyable tentativedevait relier les travaux de ces voyageurs et compléter la série des découvertes africaines.


CHAPITRE II

Un article du «Daily Telegraph.»--Guerre de journaux savants. --M. Petermann soutient son ami le docteur Fergusson.--Réponse du savant Koner. --Paris engagés. --Diverses propositions faites au docteur.


Le lendemaindans son numéro du 16 janvierle Daily Telegraph publiait un article ainsi conçu:

«L'Afrique va livrer enfin le secret de ses vastes solitudes; un Œdipe moderne nous donnera le mot de cette énigme que les savants de soixante siècles n'ont pu déchiffrer. Autrefoisrechercher les sources du Nilfontes Nili quœrereétait regardé comme une tentative insenséeune irréalisable chimère.»

«Le docteur Barthen suivant jusqu'au Soudan la route tracée par Denham et Clapperton; le docteur Livingstoneen multipliant ses intrépides investigations depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au bassin du Zambezi; les capitaines Burton et Spekepar la découverte des Grands Lacs intérieursont ouvert trois chemins à la civilisation moderne; leur point d'intersectionoù nul voyageur n'a encore pu parvenirest le cœur même de l'Afrique. C'est là que doivent tendre tous les efforts.»

«Orles travaux de ces hardis pionniers de la science vont être renoués par l'audacieuse tentative du docteur Samuel Fergussondont nos lecteurs ont souvent apprécié les belles explorations.»

«Cet intrépide découvreur (discoverer) se propose de traverser en ballon toute l'Afrique de l'est à l'ouest. Si nous sommes bien informésle point de départ de ce surprenant voyage serait l'île de Zanzibar sur la côte orientale. Quant au point d'arrivéeà la Providence seule il est réservé de le connaître.»

«La proposition de cette exploration scientifique a été faite hier officiellement à la Société Royale de Géographie ; une somme de deux mille cinq cents livres est votée pour subvenir aux frais de l'entreprise.

«Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentativequi est sans précédents dans les fastes géographiques.»

Comme on le pensecet article eut un énorme retentissement; il souleva d'abord les tempêtes de l'incrédulitéle docteur Fergusson passa pour un être purement chimériquede l'invention de M. Barnumquiaprès avoir travaillé aux États-Uniss'apprêtait à «faire» les Iles Britanniques.

Une réponse plaisante parut à Genève dans le numéro de février des «Bulletins de la Société Géographique»elle raillait spirituellement la Société Royale de Londresle Traveller's club et l'esturgeon phénoménal.

Mais M. Petermanndans ses «Mittheilungen» publiés à Gotharéduisit au silence le plus absolu le journal de Genève. M. Petermann connaissait personnellement le docteur Fergussonet se rendait garant de l'intrépidité de son audacieux ami

Bientôt d'ailleurs le doute ne fut plus possible; les préparatifs du voyage se faisaient à Londres; les fabriques de Lyon avaient reçu une commande importante de taffetas pour la construction de l'aérostat; enfin le gouvernement britannique mettait à la disposition du docteur le transport le Resolutecapitaine Pennet

Aussitôt mille encouragements se firent jourmille félicitations éclatèrent. Les détails de l’entreprise parurent tout au long dans les Bulletins de la Société Géographique de Paris; un article remarquable fut imprimé dans les «Nouvelles Annales des voyagesde la géographiede l'histoire et de l'archéologie de M. V.-A. Malte-Brun»; un travail minutieux publié dans «Zeitschrift für Allgemeine Erdkunde» par le docteur W. Konerdémontra victorieusement la possibilité du voyageses chances de succèsla nature des obstaclesles immenses avantages du mode de locomotion par la voie aérienne; il blâma seulement le point de départ; il indiquait plutôt Masuahpetit port de l'Abyssinied’où James Bruceen 1768s'était élancé à la recherche des sources du Nil. D'ailleurs il admirait sans réserve cet esprit énergique du docteur Fergussonet ce cœur couvert d'un triple airain qui concevait et tentait un pareil voyage.

Le «North American Review» ne vit pas sans déplaisir une telle gloire réservée à l'Angleterre; il tourna la proposition du docteur en plaisanterieet l'engagea à pousser jusqu'en Amériquependant qu'il serait en si bon chemin.

Brefsans compter les journaux du monde entieril n'y eut pas de recueil scientifiquedepuis le ·«Journal des Missions évangéliques» jusqu'à la «Revue algérienne et coloniale» depuis les «Annales de la propagation de la foi» jusqu'au «Church missionnary intelligencer» qui ne relatât le fait sous toutes ses formes.

Des paris considérables s'établirent à Londres et dans l'Angleterre1° sur l'existence réelle ou supposée du docteur Fergusson; 2° sur le voyage lui-mêmequi ne serait pas tenté suivant les unsqui serait entrepris suivant les autres; 3° sur la question de savoir s'il réussirait ou s'il ne réussirait pas; 4° sur les probabilités ou les improbabilités du retour du docteur Fergusson On engagea des sommes énormes au livre des pariscomme s'il se fût agi des courses d'Epsom.

Ainsi donccroyantsincrédulesignorants et savantstous eurent les yeux fixés sur le docteur; il devint le lion du jour sans se douter qu'il portât une crinière. Il donna volontiers des renseignements précis sur son expédition. Il fut aisément abordable et l'homme le plus naturel du monde. Plus d'un aventurier hardi se présentaqui voulait partager la gloire et les dangers de sa tentative; mais il refusa sans donner de raisons de son refus.

De nombreux inventeurs de mécanismes applicables à la direction des ballons vinrent lui proposer leur système. Il n'en voulut accepter aucun. A qui lui demanda s'il avait découvert quelque chose à cet égardil refusa constamment de s'expliqueret s'occupa plus activement que jamais des préparatifs de son voyage.


CHAPITRE III

L'ami du docteur. --D'où datait leur amitié. --Dick Kennedy à Londres.-- Proposition inattenduemais point rassurante.--Proverbe peu consolant.--Quelques mots du martyrologe africain --Avantages d'un aérostat. --Le secret du docteur Fergusson


Le docteur Fergusson avait un ami. Non pas un autre lui-mêmeun alter ego; 1'amitié ne saurait exister entre deux êtres parfaitement identiques.

Mais s'ils possédaient des qualitésdes aptitudesun tempérament distinctsDick Kennedy et Samuel Fergusson vivaient d'un seul et même cœuret cela ne 1es gênait pas trop. Au contraire.

Ce Dick Kennedy était un Écossais dans toute l'acception du motouvertrésoluentêté. Il habitait la petite ville de Leithprès d'Édimbourgune véritable banlieue de la «Vieille Enfumée» [Sobriquet d'ÉdimbourgAuld Reekie]. C'était quelquefois un pêcheurmais partout et toujours un chasseur déterminé: rien de moins étonnant de la part d'un enfant de la Calédoniequelque peu coureur des montagnes des Highlands On le citait comme un merveilleux tireur à la carabine; non seulement il tranchait des balles sur une lame de couteaumais il les coupait en deux moitiés si égalesqu'en les pesant ensuite on ne pouvait y trouver de différence appréciable.

La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de Halbert Glendinningtelle que l'a peinte Walter Scott dans «le Monastére»; sa taille dépassait six pieds anglais [Environ cinq pieds huit pouces.]; plein de grâce et d'aisanceil paraissait doué d'une force herculéenne; une figure fortement hâlée par le soleildes yeux vifs et noirsune hardiesse naturelle très décidéeenfin quelque chose de bon et de solide dans toute sa personne prévenait en faveur de l'Écossais.

La connaissance des deux amis se fit dans l'Indeà l'époque où tous deux appartenaient au même régiment; pendant que Dick chassait au tigre et à l'éléphantSamuel chassait à la plante et à l'insecte; chacun pouvait se dire adroit dans sa partieet plus d'une plante rare devint la proie du docteurqui valut à conquérir autant qu'une paire de défenses en ivoire.

Ces deux jeunes gens n'eurent jamais l'occasion de se sauver la vieni de se rendre un service quelconque. De là une amitié inaltérable. La destinée les éloigna parfoismais la sympathie les réunit toujours.

Depuis leur rentrée en Angleterreils furent souvent séparés par les lointaines expéditions du docteur; maisde retourcelui-ci ne manquajamais d'allernon pas demandermais donner quelques semaines de lui-même à son ami l'Écossais.

Dick causait du passéSamuel préparait l'avenir :l'un regardait en avantl’autre en arrière. De là un esprit inquietcelui de Fergussonune placidité parfaitecelle de Kennedy.

Après son voyage au Tibetle docteur resta près de deux ans sans parler d'explorations nouvelles; Dick supposa que ses instincts de voyageses appétits d'aventures se calmaient Il en fut ravi Celapensait-ildevait finir mal un jour ou l'autre; quelque habitude que l'on ait des hommeson ne voyage pas impunément au milieu des anthropophages et des bêtes féroces; Kennedy engageait donc Samuel à enrayerayant assez fait d'ailleurs pour la scienceet trop pour la gratitude humaine.

A celale docteur se contentait de ne rien répondre; il demeurait pensifpuis il se livrait à de secrets calculspassant ses nuits dans des travaux de chiffresexpérimentant même des engins singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. On sentait qu'une grande pensée fermentait dans son cerveau.

«Qu'a-t-il pu ruminer ainsi ?» se demanda Kennedyquand son ami l'eut quitté pour retourner à Londresau mois de janvier.

Il l'apprit un matin par l'article du Daily Telegraph.

«Miséricorde ! s'écria-t-il. Le fou ! l'insensé traverser l'Afrique en ballon ! Il ne manquait plus que cela ! Voilà donc ce qu'il méditait depuis deux ans !»

A la place de tous ces points d'exclamationmettez des coups de poing solidement appliqués sur la têteet vous aurez une idée de l'exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi .

Lorsque sa femme de confiancela vieille Elspethvoulut insinuer que ce pourrait bien être une mystification:

«Allons donc ! répondit-ilest-ce que je ne reconnais pas mon homme ?

Est-ce que ce n'est pas de lui ? Voyager à travers les airs ! Le voilà jaloux des aigles maintenant ! Noncertescela ne sera pas ! je saurai bien l'empêcher ! Eh ! si on le laissait faireil partirait un beau jour pour la lune !»

Le soir mêmeKennedymoitié inquietmoitié exaspéréprenait le chemin de fer à General Railway stationet le lendemain il arrivait à Londres.

Trois quarts d'heure après un cab le déposait à la petite maison du docteurSoho squareGreek street; il en franchit le perronet s'annonça en frappant à la porte cinq coups solidement appuyés.

Fergusson lui ouvrit en personne.

«Dick ? fit-il sans trop d`étonnement.

--Dick lui-mêmeriposta Kennedy.

--Commentmon cher Dicktoi à Londrespendant les chasses d'hiver ?

--Moià Londres.

--Et qu'y viens-tu faire ?

--Empêcher une folie sans nom !

--Une folie ? dit le docteur.

--Est-ce vrai ce que raconte ce journalrépondit Kennedy en tendant le numéro du Daily Telegraph.

--Ah ! c'est de cela que tu parles ! Ces journaux sont bien indiscrets ! Mais asseois-toi doncmon cher Dick.

--Je ne m'asseoirai pas. Tu as parfaitement l'intention d'entreprendre ce voyage ?

--Parfaitement; mes préparatifs vont bon trainet je…

--Où sont-ils que je les mette en piècestes préparatifs ? Où sont-ils que j’en fasse des morceaux»

Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère.

«Du calmemon cher Dick reprit le docteur. Je conçois ton irritation.

Tu m'en veux de ce que je ne t'ai pas encore appris mes nouveaux projets.

--Il appelle cela de nouveaux projets !

--J'ai été fort occupéreprit Samuel sans admettre l'interruptionj'ai eu fort à faire ! Mais sois tranquilleje ne serais pas parti sans t'écrire

--Eh ! je me moque bien.

--Parce que j'ai l'intention de t'emmener avec moi.»

L'Écossais fit un bond qu'un chamois n'eût pas désavoué.

«Ah ca ! dit-iltu veux donc que l'on nous renferme tous les deux à l’hôpital de Betlehem ! [Hôpital de fous à Londres.]

--J'ai positivement compté sur toimon cher Dicket je t'ai choisi à l’exclusion de bien d'autres.»

Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.

«Quand tu m'auras écouté pendant dix minutesrépondit tranquillement le docteurtu me remercieras

--Tu parles sérieusement ?

--Très sérieusement.

--Et si je refuse de t’accompagner ?

--Tu ne refuseras pas.

--Mais enfinsi je refuse ?

--Je partirai seul.

--Asseyons-nousdit le chasseuret parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pascela vaut la peine que l'on discute.

--Discutons en déjeunantsi tu n'y vois pas d'obstaclemon cher Dick.»

Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite tableentre une pile de sandwichs et une théière énorme

«Mon cher Samueldit le chasseurton projet est insensé ! il est impossible ! il ne ressemble à rien de sérieux ni de praticable !

--C'est ce que nous verrons bien après avoir essayé.

--Mais ce que précisément il ne faut pas fairec'est d'essayer.

--Pourquoi celas'il te plaît ?

--Et les dangerset les obstacles de toute nature !

--Les obstaclesrépondit sérieusement Fergussonsont inventés pour être vaincus; quant aux dangersqui peut se flatter de les fuir ? Tout est danger dans la vie; il peut être très dangereux de s'asseoir devant sa table ou de mettre son chapeau sur sa tête; il faut d'ailleurs considérer ce qui doit arriver comme arrivé déjàet ne voir que le présent dans l'avenircar 1'avenir n'est qu'un présent un peu plus éloigné.

--Que cela ! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours fataliste !

--Toujoursmais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccupons donc pas de ce que le sort nous réserve et n'oublions jamais notre bon proverbe d'Angleterre:

«L'homme né pour être pendu ne sera jamais noyé !»

Il n'y avait rien à répondrece qui n'empêcha pas Kennedy de reprendre une série d'arguments faciles à imaginermais trop longs à rapporter ici

«Mais enfindit-il après une heure de discussionsi tu veux absolument traverser l'Afriquesi cela est nécessaire à ton bonheurpourquoi ne pas prendre les routes ordinaires ?

--Pourquoi ? répondit le docteur en s'animant; parce que jusqu'ici toutes les tentatives ont échoué ! Parce que depuis Mungo-Park assassiné sur le Niger jusqu'à Yogel disparu dans le Wadaïdepuis Oudney mort à MurmurClapperton mort à Sackatoujusqu'au Français Maizan coupé en morceauxdepuis le major Laing tué par les Touaregs jusqu'à Roscher de Hambourg massacré au commencement de l860de nombreuses victimes ont été inscrites au martyrologe africain ! Parce que lutter contre les élémentscontre la faimla soifla fièvrecontre les animaux féroces et contre des peuplades plus féroces encoreest impossible ! Parce que ce qui ne peut être fait d'une façon doit être entrepris d'une autre ! Enfin parce quelà où l'on ne peut passer au milieuil faut passer à côté ou passer dessus !

--S'il ne s'agissait que de passer dessus ! répliqua Kennedy; mais passer par-dessus !

--Eh bienreprit le docteur avec le plus grand sang-froid du mondequ'ai-je à redouter ! Tu admettras bien que j'ai pris mes précautions de manière à ne pas craindre une chute de mon ballon; si donc il vient à me faire défautje me retrouverai sur terre dans les conditions normales des explorateurs; mais mon ballon ne me manquera pasil n'y faut pas compter.

---Il faut y compterau contraire.

--Non pasmon cher Dick. J'entends bien ne pas m'en séparer avant mon arrivée à la côte occidentale d'Afrique. Avec luitout est possible; sans luije retombe dans les dangers et les obstacles naturels d'une pareille expédition; avec luini la chaleurni les torrentsni les tempêtesni le simounni les climats insalubresni les animaux sauvagesni les hommes ne sont à craindre ! Si j'ai trop chaudje montesi j'ai froidje descends; une montagneje la dépasse; un précipiceje le franchis; un fleuveje le traverse; un orageje le domine; un torrentje le rase comme un oiseau ! Je marche sans fatigueje m'arrête sans avoir besoin de repos ! Je plane sur les cités nouvelles ! Je vole avec la rapidité de l'ouragan tantôt au plus haut des airstantôt à cent pieds du solet la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas du monde !»

Le brave Kennedy commençait à se sentir émuet cependant le spectacle évoqué devant ses yeux lui donnait le vertige. Il contemplait Samuel avec admirationmais avec crainte aussi; il se sentait déjà balancé dans l'espace.

«Voyonsfit-ilvoyons un peumon cher Samueltu as donc trouvé le moyen de diriger les ballons ?

--Pas le moins du monde. C'est une utopie.

--Mais alors tu iras

--Où voudra la Providence; mais cependant de l'est à l'ouest.

--Pourquoi cela ?

--Parce que je compte me servir des vents alizésdont la direction est constante.

--Oh ! vraiment ! fit Kennedy en réfléchissant: les vents alizés.... certainement... on peut à la rigueur... il y a quelque chose...

--S'il y a quelque chose ! nonmon brave amiil y a tout. Le gouvernement anglais a mis un transport à ma disposition; il a été convenu également que trois ou quatre navires iraient croiser sur la côte occidentale vers l'époque présumée de mon arrivée. Dans trois mois au plusje serai à Zanzibaroù j'opérerai le gonflement de mon ballonet de là nous nous élancerons

--Nous ! fit Dick.

--Aurais-tu encore l'apparence d'une objection à me faire ? Parleami Kennedy.

--Une objection ! j'en aurais mille; maisentre autresdis-moi: si tu comptes voir le payssi tu comptes monter et descendre à ta volontétu ne le pourras faire sans perdre ton gaz; il n'y a pas eu jusqu'ici d'autres moyens de procéderet c'est ce qui a toujours empêché les longues pérégrinations dans l'atmosphère.

--Mon cher Dickje ne te dirai qu'une seule chose: je ne perdrai pas un atome de gazpas une molécule.

--Et tu descendras à volonté

--Je descendrai à volonté.

--Et comment feras-tu ?

--Ceci est mon secretami Dick. Aie confianceet que ma devise soit la tienne: «Excelcior !»

--Va pour «Excelsior !» répondit le chasseurqui ne savait pas un mot
de latin.

Mais il était bien décidé à s'opposerpar tous les moyens possiblesau départ de son ami Il fit donc mine d'être de son avis et se contenta d'observer. Quant à Samuelil alla surveiller ses apprêts.

CHAPITRE IV


Explorations africaines.--BarthRichardsonOverwegWerneBrun-RolletPencyAndrea DehonoMianiGuillaume LejeanBruceKrapf et RebmannMaizanRoscherBurton et Speke.


La ligne aérienne que le docteur Fergusson comptait suivre n'avait pas été choisie au hasard; son point de départ fut sérieusement étudiéet ce ne fut pas sans raison qu'il résolut de s'élever de l'île de Zanzibar. Cette îlesituée près de la côte orientale d'Afriquese trouve par 6° de latitude australec’est-à-dire à quatre cent trente milles géographiques au-dessous de l'équateur [Cent soixante-douze lieues.].

De cette île venait de partir la dernière expédition envoyée par les Grands Lacs à la découverte des sources du Nil.

Mais il est bon d’indiquer quelles explorations le docteur Fergusson espérait rattacher entre elles. Il y en a deux principales: celle du docteur Barth en 1849celle des lieutenants Bnrton et Speke en 1858.

Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour son compatriote Overweg et pour lui la permission de se joindre à l'expédition de l'Anglais Richardson; celui-ci était chargé d'une mission dans le Soudan.

Ce vaste pays est situé entre 15° et 10° de latitude nordc'est-à-dire quepour y parveniril faut s'avancer de plus de quinze cent milles [Six cent vingt-cinq lieues.] dans l'intérieur de l'Afrique

Jusque-làcette contrée n'était connue que par le voyage de Denhamde Clapperton et d'Oudueyde 1822 à 1824. RichardsonBarth et Overwegjaloux de pousser plus loin leurs investigationsarrivent à Tunis et à Tripolicomme leurs devancierset parviennent à Mourzoukcapitale du Fezzan.

Ils abandonnent alors la ligne perpendiculaire et font un crochet dans l'ouest vers Ghâtguidésnon sans difficultéspar les Touaregs. Après mille scènes de pillagede vexationsd'attaques à main arméeleur caravane arrive en octobre dans le vaste oasis de l'Asben. Le docteur Barth se détache de ses compagnonsfait une excursion à la ville d'Agbadèset rejoint l'expéditionqui se remet en marche le 12 décembre. Elle arrive dans la province du Damerghou; làles trois voyageurs se séparentet Barth prend la route de Kanooù il parvient à force de patience et en payant des tributs considérables.

Malgré une fièvre intenseil quitte cette ville le 7 marssuivi d'un seul domestique. Le principal but de son voyage est de reconnaître le lac Tchaddont il est encore séparé par trois cent cinquante milles. Il s’avance donc vers l'est et atteint la ville de Zouricolodans le Bornouqui est le noyau du grand empire central de l'Afrique. Là il apprend la mort de Richardsontué par la fatigue et les privations. Il arrive à Koukacapitale du Bornousur les bords du lac. Enfinau bout de trois semainesle 14 avrildouze mois et demi après avoir quitté Tripoliil atteint la ville de Ngornou.

Nous le retrouvons partant le 29 mars 185lavec Overwegpour visiter le royaume d'Adamaouaau sud du lac; il parvient jusqu'à la ville d'Yolaun peu au-dessous du 9° degré de latitude nord. C'est la limite extrême atteinte au sud par ce hardi voyageur.

Il revient au mois d'août à Koukade là parcourt successivement le Mandarale Barghimile Kanemet atteint comme limite extrême dans l'est la ville de Masenasituée par 17° 20' de longitude ouest [Il s'agit du méridien anglaisqui passe par 1'observatoire de Greenwich.].

Le 25 novembre l852après la mort d'Overwegson dernier compagnonil s'enfonce dans l'ouestvisite Sockototraverse le Nigeret arrive enfin à Tombouctouoh il doit languir huit longs moisau milieu des vexations du cheikdes mauvais traitements et de la misère. Mais la présence d'un chrétien dans la ville ne peut être plus longtemps tolérée; les Foullannes menacent de l'assiéger. Le docteur la quitte donc le 17 mars 1854se réfugie sur la frontièreoù il demeure trente trois jours dans le dénûment le plus completrevient à Kano en novembrerentre à Koukad'où il reprend la route de Denhamaprès quatre mois d'attente; il revoit Tripoli vers la fin d'août 1855et rentre à Londres le 6 septembreseul de ses compagnons.

Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth.

Le docteur Fergusson nota soigneusement qu'il s'était arrêté à 4° de latitude nord et à l7° de longitude ouest.

Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Speke dans l'Afrique orientale.

Les diverses expéditions qui remontèrent le Nil ne purent jamais parvenir aux sources mystérieuses de ce fleuve. D'après la relation du médecin allemand Ferdinand Wernel'expédition tentée en 1840sous les auspices de Mehemet-Alis'arrêta à Gondokoroentre les 4° et 5° parallèles nord.

En 1855Brun-Rolletun Savoisiennommé consul de Sardaigne dans le Soudan orientalen remplacement de Vaudeymort à la peinepartit de Karthoumet sous le nom de marchand Yacoubtrafiquant de gomme et d'ivoireil parvint à Beleniaau-delà du 4e degréet retourna malade à Karthoumoù il mourut en 1837.

Ni le docteur Peneychef du service médical égyptienqui sur un petit steamer atteignit un degré au-dessous de Gondokoroet revint mourir d'épuisement à Karthoum-- ni le Venitien Mianiquicontournant les cataractes situées au-dessous de Gondokoroatteignit le 2e parallèle-- ni le négociant maltais Andrea Debonoqui poussa plus loin encore son excursion sur le Nil -- ne purent franchir l'infranchissable limite.

En 1859M. Guillaume Lejeanchargé d'une mission par le gouvernement françaisse rendit à Karthoum par la mer Rouges'embarqua sur le Nil avec vingt et un hommes d'équipage et vingt soldats; mais il ne put dépasser Gondokoroet courut les plus grands dangers au milieu des nègres en pleine révolte. L'expédition dirigée par M. d'Escayrac de Lauture tenta également d'arriver aux fameuses sources.

Mais ce terme fatal arrêta toujours les voyageurs; les envoyés de Néron avaient atteint autrefois le 9e degré de latitude; on ne gagna donc en dix huit siècles que 5 ou 6 degréssoit de trois cents à trois cent soixante milles géographiques.

Plusieurs voyageurs tentèrent de parvenir aux sources du Nilen prenant un point de départ sur la côte orientale de l'Afrique.

De 1768 à 1772l'Écossais Bruce partit de Masuahport de l’Abyssinieparcourut le Tigrévisita les ruines d'Axumvit les sources du Nil où elles n'étaient paset n'obtint aucun résultat sérieux.

En 1844le docteur Krapfmissionnaire anglicanfondait un établissement à Monbaz sur la côte de Zanguebaret découvraiten compagnie du révérend Rebmanndeux montagnes à trois cents milles de la côte; ce sont les monts Kilimandjaro et Keniaque MM. de Heuglin et Thornton viennent de gravir en partie.

En l845le Français Maizan débarquait seul à Bagamayoen face de Zanzibaret parvenait à Deje-la-Mhoraoù le chef le faisait périr dans de cruels supplices.

En 1859au mois d'aoûtle jeune voyageur Roscherde Hambourg parti avec une caravane de marchands arabesatteignait le lac Nyassaoù il fut assassiné pendant son sommeil.

Enfinen l857les lieutenants Burton et Speketous deux officiers à l'armée du Bengalefurent envoyés par la Société de Géographie de Lon-dres pour explorer les Grands Lacs africains; le 17 juin ils quittèrent Zanzibar et s'enfoncèrent directement dans l'ouest.

Après quatre mois de souffrances inouïesleurs bagages pillésleurs porteurs assommésils arrivèrent à Kazehcentre de réunion des trafiquants et des caravanes; ils étaient en pleine terre de la Lune; là ils recueillirent des documents précieux sur les mœursle gouvernementla religionla faune et la flore du pays; puis ils se dirigèrent vers le premier des Grands Lacsle Tanganayika situé entre 3° et 8° de latitude australe; ils y parvinrent le 14 février 1858et visitèrent les diverses peuplades des rivespour la plupart cannibales.

Ils repartirent le 26 maiet rentrèrent à Kazeh le 20 juin. LàBurton épuisé resta plusieurs mois malade; pendant ce tempsSpeke fit au nord une pointe de plus de trois cents millesjusqu'au lac Oukéroouéqu'il aperçut le 3 août; mais il n'en put voir que l'ouverture par 2° 30' de latitude.

Il était de retour à Kazeh le 25 aoûtet reprenait avec Burton le chemin de Zanzibarqu'ils revirent au mois de mars de l'année suivante. Ces deux hardis explorateurs revinrent alors en Angleterreet la Société de Géographie de Paris leur décerna son prix annuel.

Le docteur Fergusson remarqua avec soin qu'ils n'avaient franchi ni le 2e degré de latitude australeni le 29e degré de longitude est.

Il s'agissait donc de réunir les explorations de Burton et Speke à celles du docteur Barth; c'était s'engager à franchir une étendue de pays de plus de douze degrés.

CHAPITRE V

Rêves de Kennedy.--Articles et pronoms au pluriel.--Insinuations de Dick.--Promenade sur la carte d’Afrique --Ce qui reste entre les deux pointes du compas.--Expéditions actuelles.--Speke et Grant.--Kraffde Deckende Heuglin.


Le docteur Fergusson pressait activement les préparatifs de son départ; il dirigeait lui-même la construction de son aérostatsuivant certaines modifications sur lesquelles il gardait un silence absolu.

Depuis longtemps déjàil s'était appliqué à l'étude de la langue arabe et de divers idiomes mandingues; grâce à ses dispositions de polyglotteil fit de rapides progrès.

En attendantson ami le chasseur ne le quittait pas d'une semelle ; il craignait sans doute que le docteur ne prît son vol sans rien dire; il lui tenait encore à ce sujet les discours les plus persuasifsqui ne persuadaient pas Samuel Fergussonet s'échappait en supplications pathétiquesdont celui-ci se montrait peu touché Dick le sentait glisser entre ses doigts.

Le pauvre Écossais était réellement à plaindre ; il ne considérait plus la voûte azurée sans de sombres terreurs; il éprouvaiten dormantdes balancements vertigineuxet chaque nuit il se sentait choir d'incommensurables hauteurs.

Nous devons ajouter quependant ces terribles cauchemarsil tomba de son lit une fois ou deux. Son premier soin fut de montrer à Fergusson une forte contusion qu'il se fit à la tête.

«Et pourtantajouta-t-il avec bonhomietrois pieds de hauteur ! pas plus ! et une bosse pareille ! Juge donc !»

Cette insinuationpleine de mélancolien'émût pas le docteur.

«Nous ne tomberons pasfit-il.

--Mais enfinsi nous tombons ?

--Nous ne tomberons pas.»

Ce fut netet Kennedy n'eut rien à répondre.

Ce qui exaspérait particulièrement Dickc'est que le docteur semblait faire une abnégation parfaite de sa personnalitéà lui Kennedy; il le considérait comme irrévocablement destiné à devenir son compagnon aérien. Cela n'était plus l'objet d'un doute Samuel faisait un intolérable abus du pronom pluriel de la première personne.

«Nous» avançons...«nous» serons prêts le...«nous» partirons le…

Et de l'adjectif possessif au singulier:

«Notre» ballon...«notre» nacelle...«notre» exploration...

Et du pluriel donc !

«Nos» préparatifs...«nos» découvertes ..«nos» ascensions...

Dick en frissonnaitquoique décidé à ne point partir; mais il ne voulait pas trop contrarier son ami. Avouons même quesans s'en rendre bien compteil avait fait venir tout doucement d'Édimbourg quelques vêtements assortis et ses meilleurs fusils de chasse.

Un jouraprès avoir reconnu qu'avec un bonheur insolenton pouvait avoir une chance sur mille de réussiril feignit de se rendre aux désirs du docteur; maispour reculer le voyageil entama la série des échappatoires les plus variées. Il se rejeta sur l'utilité de l'expédition et sur son opportunité. Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire ?... Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l'humanité ?... Quandau bout du compteles peuplades de l'Afrique seraient civiliséesen seraient-elles plus heureuses ?... Était-on certaind'ailleursque la civilisation ne fût pas plutôt là qu'en Europe -- Peut-être. -- Et d'abord ne pouvait-on attendre encore ?... La traversée de l'Afrique serait certainement faite un jouret d'une façon moins hasardeuse... Dans un moisdans dix moisavant un anquelque explorateur arriverait sans doute...

Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leur butet le docteur frémissait d'impatience.

«Veux-tu doncmalheureux Dickveux-tu doncfaux amique cette gloire profite à un autre ? Faut-il donc mentir à mon passé ? reculer devant des obstacles qui ne sont pas sérieux ? reconnaître par de lâches hésitations ce qu'ont fait pour moiet le gouvernement anglaiset la Société Royale de Londres ?

--Mais …reprit Kennedyqui avait une grande habitude de cette conjonction.

--Maisfit le docteurne sais-tu pas que mon voyage doit concourir au succès des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s'avancent vers le centre de l'Afrique

--Cependant...

--Écoute-moi bienDicket jette les yeux sur cette carte.»

Dick les jeta avec résignation.

«Remonte le cours du Nildit Fergusson.

--Je le remontedit docilement l'Écossais.

--Arrive à Gondokoro.

--J'y suis.»

Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la carte.

«Prends une des pointes de ce compasreprit le docteuret appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.

--J'appuie.

--Et maintenant cherche sur la côte l'île de Zanzibarpar 6° de latitude sud.

--Je la tiens.

--Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.

--C'est fait.

--Remonte par le 33e degré de longitude jusqu'à l'ouverture du lac Oukéréouéà l'endroit où s'arrêta le lieutenant Speke.

--M'y voici ! Un peu plusje tombais dans le lac.

--Eh bien ! sais-tu ce qu'on a le droit de supposer d'après les renseignements donnés par les peuplades riveraines ?

--Je ne m'en doute pas.

--C'est que ce lacdont l'extrémité inférieure est par 2° 30' de latitudedoit s'étendre également de deux degrés et demi au-dessus de l'équateur.

--Vraiment !

--Orde cette extrémité septentrionale s'échappe un cours d'eau qui doit nécessairement rejoindre le Nilsi ce n'est le Nil lui-même.

--Voilà qui est curieux.

--Orappuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du lac Oukéréoué.

--C'est faitami Fergusson

--Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes ?

--A peine deux.

--Et sais-tu ce que cela faitDick ?

--Pas le moins du monde.

--Cela fait à peine cent vingt milles [Cinquante lieues]c'est-à-dire rien.

--Presque rienSamuel.

--Orsais-tu ce qui se passe en ce moment ?

--Nonsur ma vie !

--Eh bien ! le voici. La Société de Géographie a regardé comme très importante l'exploration de ce lac entrevu par Speke. Sous ses auspicesle lieutenantaujourd'hui capitaine Spekes'est associé le capitaine Grant de l'armée des Indes; ils se sont mis à la tête d'une expédition nombreuse et largement subventionnée; ils ont mission de remonter le lac et de re-venir jusqu'à Gondokoro; ils ont reçu un subside de plus de cinq mille livreset le gouverneur du Cap a mis des soldats hottentots à leur dispo-sition; ils sont partis de Zanzibar à la fin d'octobre 1860. Pendant ce tempsl'Anglais John Petherickconsul de Sa Majesté à Kartouma reçu du Foreign-office sept cents livres environ; il doit équiper un bateau à vapeur à Karthoumle charger de provisions suffisanteset se rendre à Gondokoro; là il attendra la caravane du capitaine Speke et sera en mesure de la ravitailler.

--Bien imaginédit Kennedy.

--Tu vois bien que cela pressesi nous voulons participer à ces travaux d'exploration Et ce n'est pas tout; pendant que l'on marche d’un pas sûr à la découverte des sources du Nild'autres voyageurs vont hardiment au cœur de l'Afrique.

--A piedfit Kennedy

--A piedrépondit le docteur sans relever l'insinuation. Le docteur Krapf se propose de pousser dans l'ouest par le Djobrivière située sous l'équateur. Le baron de Decken a quitté Monbaza reconnu les montagnes de Kenia et de Kilimandjaroet s'enfonce vers le centre.

--A pied toujours ?

--Toujours à piedou à dos de mulet.

--C'est exactement la même chose pour moirépliqua Kennedy.

--Enfinreprit le docteurM. de Heuglinvice-consul d'Autriche à Karthoumvient d'organiser une expédition très importantedont le premier but est de rechercher le voyageur Vogelquien 1853fut envoyé dans le Soudan pour s'associer aux travaux du docteur Barth. En 1856il quitta le Bornouet résolut d'explorer ce pays inconnu qui s'étend entre le lac Tchad et le Darfour. Ordepuis ce tempsil nia pas reparu. Des lettres arrivées en juin 1860 à Alexandrie rapportent qu'il fut assassiné par les ordres du roi du Wadaï; mais d'autres lettresadressées par le docteur Hartmann au père du voyageurdisentd’après les récits d'un fellatah du Bornouque Vogel serait seulement un prisonnier à Wara; tout espoir n'est donc pas perdu. Un comité s'est formé sous la présidence du duc régent de Saxe-Cobourg-Gotha; mon ami Petermann en est le secrétaire; une souscription nationale a fait les frais de l'expéditionà laquelle se sont joints de nombreux savants; M. de Heuglin est parti de Masuah dans le mois de juinet en même temps qu'il recherche les traces de Vogelil doit explorer tout le pays compris entre le Nil et le Tchadc'est-à-dire relier les opérations du capitaine Speke à celles du docteur Barth. Et alors l'Afrique aura été traversée de l'est à l'ouest [Depuis le départ du docteur Fergussonon a appris que M. de Heuglinà la suite de certaines discussionsa pris une route différente de celle assignée à son expéditiondont le commandement a été remis à M. Munzinger.].

--Eh bien ! reprit l'Écossaispuisque tout cela s’emmanche si bienqu'allons-nous faire là-bas ?»

Le docteur Fergusson ne répondit paset se contenta de hausser les épaules.


CHAPITRE VI

Un domestique Impossible. -- Il aperçoit les satellites de Jupiter.--Dick et Joe aux prises.--Le doute et la croyance.--Le pesage.—Joe Wellington.-- Il reçoit une demi-couronne.


Le docteur Fergusson avait un domestique; il répondait avec empressement au nom de Joe; une excellente nature; ayant voué à son maître une confiance absolue et un dévouement sans bornes; devançant même ses ordrestoujours interprétés d'une façon intelligente; un Caleb pas grognon et d'une éternelle bonne humeur; on l'eût fait exprès qu'on n'eût pas mieux réussi. Fergusson s'en rapportait entièrement à lui pour les détails de son existenceet il avait raison. Rare et honnête Joe ! un do-mestique qui commande votre dîneret dont le goût est le vôtre qui fait votre malle et n'oublie ni les bas ni les chemisesqui possède vos clefs et vos secretset n'en abuse pas !

Mais aussi quel homme était le docteur pour ce digne Joe ! avec quel respect et quelle confiance il accueillait ses décisions. Quand Fergusson avait parléfou qui eût voulu répondre. Tout ce qu'il pensait était juste; tout ce qu'il disaitsensé; tout ce qu'il commandaitfaisable; tout ce qu'il entreprenaitpossible; tout ce qu'il achevaitadmirable. Vous auriez découpé Joe en morceauxce qui vous eût répugné sans doutequ'il n'aurait pas changé d'avis à l'égard de son maître.

Aussiquand le docteur conçut ce projet de traverser l'Afrique par les airsce fut pour Joe chose faite; il n'existait plus d'obstacles; dès l'instant que le docteur Fergusson avait résolu de partiril était arrivé -- avec son fidèle serviteurcar ce brave garçonsans en avoir jamais parlésavait bien qu'il serait du voyage.

Il devait d'ailleurs y rendre les plus grands services par son intelligence et sa merveilleuse agilité. S'il eut fallu nommer un professeur de gymnastique pour les singes du Zoological Gardenqui sont bien dégourdis cependantJoe aurait certainement obtenu cette place. Sautergrimpervolerexécuter mille tours impossiblesil s'en faisait un jeu.

Si Fergusson était la tête et Kennedy le brasJoe devait être la main. Il avait déjà accompagné son maître pendant plusieurs voyageset possédait quelque teinture de science appropriée à sa façon; mais il se distinguait surtout par une philosophie douceun optimisme charmant; il trouvait tout facilelogiquenaturelet par conséquent il ignorait le besoin de se plaindre ou de maugréer.

Entre autres qualitésil possédait une puissance et une étendue de vision étonnantes ; il partageait avec Moestlinle professeur de Képlerla rare faculté de distinguer sans lunettes les satellites de Jupiter et de compter dans le groupe des pléiades quatorze étoilesdont les dernières sont de neuvième grandeur. Il ne s'en montrait pas plus fier pour cela; au contraire: il vous saluait de très loinetà l'occasionil savait joliment se servir de ses yeux.

Avec cette confiance que Joe témoignait au docteuril ne faut donc pas s'étonner des incessantes discussions qui s'élevaient entre Kennedy et le digne serviteurtoute déférence gardée d'ailleurs.

L'un doutaitl'autre croyait; l'un était la prudence clairvoyantel'autre la confiance aveugle; le docteur se trouvait entre le doute et la croyance ! je dois dire qu'il ne se préoccupait ni de l'une ni de l'autre.

«Eh bien ! monsieur Kennedy ? disait Joe.

--Eh bien ! mon garçon ?

--Voilà le moment qui approche il parait que nous nous embarquons pour la lune.

--Tu veux dire la terre de la Lunece qui n'est pas tout à fait aussi loin; mais sois tranquillec'est aussi dangereux.

--Dangereux ! avec un homme comme le docteur Fergusson !

--Je ne voudrais pas t’enlever tes illusionsmon cher Joe; mais ce qu'il entreprend là est tout bonnement le fait d'un insensé: il ne partira pas.

--Il ne partira pas ! Vous n'avez donc pas vu son ballon à l'atelier de MM. Mittchelldans le Borough [ Faubourg méridional de Londres.].

--Je me garderais bien de l'aller voir.

--Vous perdez là un beau spectacleMonsieur ! Quelle belle chose ! quelle jolie coupe ! quelle charmante nacelle ! Comme nous serons à notre aise là-dedans !

--Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître ?

--Moirépliqua Joe avec convictionmais je l'accompagnerai où il voudra ! Il ne manquerait plus que cela ! le laisser aller seulquand nous avons couru le monde ensemble ! Et qui le soutiendrait donc quand il serait fatigué ? qui lui tendrait une main vigoureuse pour sauter un précipice ? qui le soignerait s'il tombait malade ? Nonmonsieur DickJoe sera toujours à son poste auprès du docteurque dis-jeautour du docteur Fergusson

--Brave garçon !

--D'ailleursvous venez avec nousreprit Joe.

--Sans doute ! fit Kennedy; c'est-à-dire je vous accompagne pour empêcher jusqu'au dernier moment Samuel de commettre une pareille folie ! Je le suivrai même jusqu'à Zanzibarafin que là encore la main d'un ami l’arrête dans son projet insensé.

--Vous n'arrêterez rien du toutmonsieur Kennedysauf votre respect. Mon maître n'est point un cerveau brûlé; il médite longuement ce qu'il veut entreprendreet quand sa résolution est prisele diable serait bien qui l'en ferait démordre.

--C'est ce que nous verrons !

--Ne vous flattez pas de cet espoir. D'ailleursl'important est que vous veniez. Pour un chasseur comme vousl'Afrique est un pays merveilleux. Ainside toute façonvous ne regretterez point votre voyage.

--Noncertesje ne le regretterai passurtout si cet entêté se rend enfin à l'évidence.

--A proposdit Joevous savez que c'est aujourd'hui le pesage.

--Commentle pesage ?

--Sans doutemon maîtrevous et moinous allons tous trois nous peser.

--Comme des jockeys !

--Comme des jockeys. Seulementrassurez-vouson ne vous fera pas maigrir si vous êtes trop lourd. On vous prendra comme vous serez.

--Je ne me laisserai certainement pas peserdit l'Écossais avec fermeté.

--MaisMonsieuril paraît que c'est nécessaire pour sa machine

--Eh bien ! sa machine s'en passera

--Par exemple ! et sifaute de calculs exactsnous n’allions pas pouvoir monter !

--Eh parbleu ! je ne demande que cela !

--Voyonsmonsieur Kennedymon maître va venir à l'instant nous chercher

--Je n'irai pas.

--Vous ne voudrez pas lui faire cette peine.

--Je la lui ferai.

--Bon ! fit Joe en riantvous parlez ainsi parce qu'il n'est pas là; mais quand il vous dira face à face: «Dick (sauf votre respect)Dickj'ai besoin de connaître exactement ton poids» vous irezje vous en réponds.

--Je n'irai pas.

En ce moment le docteur rentra dans son cabinet de travail où se tenait cette conversation; il regarda Kennedyqui ne se sentit pas trop à son aise.

«Dickdit le docteurviens avec Joe ; j'ai besoin de savoir ce que vous pesez tous les deux.

--Mais...

--Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. Viens.»

Et Kennedy y alla.

Ils se rendirent tous les trois à l'atelier de MM. Mittchelloù l'une de ces balances dites romaines avait été préparée. Il fallait effectivement que le docteur connût le poids de ses compagnons pour établir l'équilibre de son aérostat. Il fit donc monter Dick sur la plate-forme de la balance; celui-cisans faire de résistancedisait à mi-voix:

«C'est bon ! c'est bon ! cela n'engage à rien.

--Cent cinquante-trois livresdit le docteuren inscrivant ce nombre sur son carnet.

--Suis-je trop lourd ?

--Mais nonmonsieur Kennedyrépliqua Joe; d'ailleursje suis légercela fera compensation.»

Et ce disantJoe prit avec enthousiasme la place du chasseur; il faillit même renverser la balance dans son emportement; il se posa dans l'attitude du Wellington qui singe Achille à l'entrée d'Hyde-Parket fut magnifique; sans bouclier.

«Cent vingt livresinscrivit le docteur..

Eh ! eh !» fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi souriait-il ? Il n'eut jamais pu le dire.

«A mon tourdit Fergussonet il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.

--A nous troisdit-ilnous ne pesons pas plus de quatre cents livres.

--Maismon maîtrereprit Joesi cela était nécessaire pour votre expéditionje pourrais bien me faire maigrir d'une vingtaine de livres en ne mangeant pas.

--C'est inutilemon garçonrépondit le docteur; tu peux manger à ton aiseet voilà une demi-couronne pour te lester à ta fantaisie.»


CHAPITRE VII

Détails géométriques.--Calcul de la capacité du ballon. L’aérostat double.--L'enveloppe.--La nacelle.—L’appareil mystérieux.--Les vivres.--L'addition finale.


Le docteur Fergusson s'était préoccupé depuis longtemps des détails de son expédition. On comprend que le ballonce merveilleux véhicule destiné à le transporter par airfut l'objet de sa constante sollicitude.

Tout d'abordet pour ne pas donner de trop grandes dimensions à l'aérostatil résolut de le gonfler avec du gaz hydrogènequi est quatorze fois et demie plus léger que l'air. La production de ce gaz est facileet c'est celui qui a donné les meilleurs résultats dans les expériences aérostatiques.

Le docteurd'après des calculs très exactstrouva quepour les objets indispensables à son voyage et pour son appareilil devait emporter un poids de quatre mille livres; il fallut donc rechercher quelle serait la force ascensionnelle capable d'enlever ce poidsetpar conséquentquelle en serait la capacité.

Un poids de quatre mille livres est représenté par un déplacement d'air de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes [1661 mètres cubes.]ce qui revient à dire que quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes d'air pèsent quatre mille livres environ.

En donnant au ballon cette capacité de quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes et en le remplissantau lieu d'airde gaz hydrogènequiquatorze fois et demie plus légerne pèse que deux cent soixante seize livresil reste une rupture d'équilibresoit une différence de trois mille sept cent vingt-quatre livrés. C'est cette différence entre le poids du gaz contenu dans le ballon et le poids de l'air environnant qui constitue la force ascensionnelle de l'aérostat.

Toutefoissi l'on introduisait dans le ballon les quarante-quatre mille huit cent quarante pieds cubes de gaz dont nous parlonsil serait entièrement rempli; or cela ne doit pas êtrecar à mesure que le ballon monte dans les couches moins denses de l'airle gaz qu'il renferme tend à se dilater et ne tarderait pas à crever l'enveloppe. On ne remplit donc généralement les ballons qu'aux deux tiers.

Mais le docteurpar suite de certain projet connu de lui seulrésolut de ne remplir son aérostat qu'à moitiéet puisqu'il lui fallait emporter quarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes d’hydrogènede donner à son ballon une capacité à peu près double.

Il le disposa suivant cette forme allongée que l'on sait être préférable; le diamètre horizontal fut de cinquante pieds et le diamètre vertical de soixante-quinze [Cette dimension n'a rien d'extraordinaire: en 1784à LyonM. Montgolfier construisit un aérostat dont la capacité était de 340000 pieds cubesou 20000 mètres cubeset il pouvait enlever un poids de 20 tonnessoit 20000 kilogrammes]; il obtint ainsi un sphéroïde dont la capacité s'élevait en chiffres ronds à quatre-vingt-dix mille pieds cubes.

Si le docteur Fergusson avait pu employer deux ballonsses chances de réussite se seraient accrues; en effetau cas où l'un vient à se rompre dans l'airon peut en jetant du lest se soutenir au moyen de l'autre. Mais la manœuvre de deux aérostats devient fort difficilelorsqu'il s'agit de leur conserver une force d'ascension égale.

Après avoir longuement réfléchiFergussonpar une disposition ingénieuseréunit les avantages de deux ballons sans en avoir les inconvénients; il en construisit deux d'inégale grandeur et les renferma l'un dans l’autre. Son ballon extérieurauquel il conserva les dimensions que nous avons données plus hauten contint un plus petitde même formequi n’eût que quarante-cinq pieds de diamètre horizontal et soixante-huit pieds de diamètre vertical. La capacité de ce ballon intérieur n’était donc que de soixante-sept mille pieds cubes ; il devait nager dans le fluide qui l’entourait ; une soupape s'ouvrait d'un ballon à l'autre et permettait au besoin de les faire communiquer entre eux.

Cette disposition présentait cet avantage ques'il fallait donner issue au gaz pour descendreon laisserait échapper d'abord celui du grand ballon; dût-on même le vider entièrementle petit resterait intact; on pouvait alors se débarrasser de l'enveloppe extérieurecomme d'un poids incommodeet le second aérostatdemeuré seuln'offrait pas au vent la prise que donnent les ballons à demi dégonflés.

De plusdans le cas d'un accidentd'une déchirure arrivée au ballon extérieurl'autre avait l'avantage d'être préservé.

Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé de Lyon enduit de: gutta-percha. Cette substance gommo-résineuse jouit d'une imperméabilité absolue ; elle est entièrement inattaquable aux acides et aux gaz. Le taffetas fut juxtaposé en double au pôle supérieur du globeoù se fait presque tout l'effort.

Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimité. Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. Orla surface du ballon extérieur étant d'environ onze mille six cents pieds carrésson enveloppe pesa six cent cinquante livres. L’enveloppe du second ayant neuf mille deux cents pieds carrés de surface ne pesait que cinq cent dix livres: soit doncen toutonze cent soixante livres.

Le filet destiné à supporter la nacelle fut fait en corde de chanvre d'une très grande solidité; les deux soupapes devinrent l'objet de soins minutieuxcomme l'eut été le gouvernail d'un navire.

La nacellede forme circulaire et d'un diamètre de quinze piedsétait construite en osierrenforcée par une légère armure de feret revêtue à la partie inférieure de ressorts élastiques destinés à amortir les chocs. Son poids et celui du filet ne dépassaient pas deux cent quatre vingt livres.

Le docteur fit construireen outrequatre caisses de tôle de deux lignes d'épaisseur ; elles étaient réunies entre elles par des tuyaux munis de robinets; il y joignit un serpentin de deux pouces de diamètre environ qui se terminait par deux branches droites d'inégale longueurmais dont la plus grande mesurait vingt-cinq pieds de hautet la plus courte quinze pieds seulement.

Les caisses de tôle s'emboîtaient dans la nacelle de façon à occuper le moins d'espace possible; le serpentinqui ne devait s'ajuster que plus tardfut emballé séparémentainsi qu'une très forte pile électrique de Buntzen. Cet appareil avait été si ingénieusement combiné qu'il ne pesait pas plus de sept cents livresen y comprenant même vingt-cinq gallons d'eau contenus dans une caisse spéciale.

Les instruments destinés au voyage consistèrent en deux baromètresdeux thermomètresdeux boussolesun sextantdeux chronomètresun horizon artificiel et un altazimuth pour relever les objets lointains et inaccessibles. L'Observatoire de Greenwich s'était mis à la disposition du docteur. Celui-ci d'ailleurs ne se proposait pas de faire des expériences de physique; il voulait seulement reconnaître sa directionet déterminer la position des principales rivièresmontagnes et villes.

Il se munit de trois ancres en fer bien éprouvéesainsi que d'une échelle de soie légère et résistantelongue d'une cinquantaine de pieds.

Il calcula également ]e poids exact de ses vivres; ils consistèrent en théen caféen biscuitsen viande salée et en pemmicanpréparation quisous un mince volumerenferme beaucoup d'éléments nutritifs. Indépen-damment d'une suffisante réserve d'eau-de-vieil disposa deux caisses à eau qui contenaient chacune vingt-deux gallons [Cent litres à peu près. Le gallonqui contient 8 pintesvaut 4 litres 453].

La consommation de ces divers aliments devait peu à peu diminuer le poids enlevé par l’aérostat. Car il faut savoir que 1 'équilibre d'un ballon dans l'atmosphère est d'une extrême sensibilité. La perte d'un poids presque insignifiant suffit pour produire un déplacement très appréciable.

Le docteur n'oublia ni une tente qui devait recouvrir une partie de la nacelleni les couvertures qui composaient toute la literie de voyageni les fusils du chasseurni ses provisions de poudre et de balles.

Voici le résumé de ses différents calculs:

Fergusson. 135 livres.

Kennedy... 153 --

Joe 120 --

Poids du premier ballon... 650 --

Poids du second ballon 510 --

Nacelle et filet. 280 --

Ancresinstruments

Fusilscouvertures190 --

Tenteustensiles divers

Viandepemmican

Biscuitsthé386 --

Caféeau-de-vie

Eau... 400 --

Appareil 700 --

Poids de l'hydrogène. 276 --

Lest 200 --

-------------

Total. 4000 1ivres

Tel était le décompte des quatre mille livres que le docteur Fergusson se proposait d'enlever; il n'emportait que deux cents livres de lestpour «les cas imprévus seulement» disait-ilcar il comptait bien n'en pas usergrâce à son appareil.


CHAPITRE VIII

Importance de Joe. --Le commandant de la Resolute.--L'arsenal de Kennedy.--Aménagements.--Le dîner d’adieu.--Le départ du 21 février.--Séances scientifiques du docteur. --DuveyrierLivingstone. --Détails du voyage aérien.--Kennedy réduit au silence.


Vers le 10 févrierles préparatifs touchaient à la finles aérostats renfermés 1'un dans l'autre étaient entièrement terminés; ils avaient subi une forte pression d'air refoulé dans leurs flancs; cette épreuve donnait bonne opinion de leur soliditéet témoignait des soins apportés à leur construction.

Joe ne se sentait pas de joie ; il allait incessamment de Greek street aux ateliers de MM. Mittchelltoujours affairémais toujours épanouidonnant volontiers des détails sur l’affaire aux gens qui ne lui en demandaient pointfier entre toutes choses d’accompagner son maître. Je crois même qu'à montrer l'aérostatà développer les idées et les plans du docteurà laisser apercevoir celui-ci par une fenêtre entr'ouverteou à son passage dans les ruesle digne garçon gagna quelques demi-couronnes; il ne faut pas lui en vouloir; il avait bien le droit de spéculer un peu sur l'admiration et la curiosité de ses contemporains.

Le 16 févrierle Resolute vint jeter l'ancre devant Greenwich. C'était un navire à hélice du port de huit cents tonneauxbon marcheuret qui fut chargé de ravitailler la dernière expédition de sir James Ross aux régions polaires. Le commandant Pennet passait pour un aimable hommeil s'intéressait particulièrement au voyage du docteurqu'il appréciait de longue date. Ce Pennet faisait plutôt un savant qu'un soldatcela n'empêchait pas son bâtiment de porter quatre caronadesqui n'avaient jamais fait de mal à personneet servaient seulement à produire les bruits les plus pacifiques du monde.

La cale du Resolute fut aménagée de manière à loger l'aérostat; il y fut transporté avec les plus grandes précautions dans la journée du 18 février; on l'emmagasina au fond du navirede manière à prévenir tout accident; la nacelle et ses accessoiresles ancresles cordesles vivresles caisses à eau que l'on devait remplir à l'arrivéetout fut arrimé sous les yeux de Fergusson.

On embarqua dix tonneaux d'acide sulfurique et dix tonneaux de vieille ferraille pour la production du gaz hydrogène. Cette quantité était plus que suffisantemais il fallait parer aux pertes possibles. L'appareil destiné à développer le gazet composé d'une trentaine de barilsfut mis à fond de cale.

Ces divers préparatifs se terminèrent le 18 février au soir. Deux cabines confortablement disposées attendaient le docteur Fergusson et son ami Kennedy. Ce derniertout en jurant qu'il ne partirait passe rendit à bord avec un véritable arsenal de chassedeux excellents fusil à deux coupsse chargeant par la culasseet une carabine à toute épreuve de la fabrique de Purdey Moore et Dickson d'Edimbourg; avec une pareille arme le chasseur n’était pas embarrassé de loger à deux mille pas de distance une balle dans l'œil d'un chamois; il y joignit deux revolvers Colt à six coups pour les besoins imprévus; sa poudrièreson sac à cartouchesson plomb et ses ballesen quantité suffisantene dépassaient pas les limites de poids assignées par le docteur.

Les trois voyageurs s'installèrent à bord dans la journée du 19 février; ils furent reçus avec une grande distinction par le capitaine et ses officiersle docteur toujours assez froiduniquement préoccupé de son expéditionDick ému sans trop vouloir le paraîtreJoe bondissantéclatant en propos burlesques; il devint promptement le loustic du poste des maîtresoù un cadre lui avait: été réservé.

Le 20un grand dîner d'adieu fut donné au docteur Fergusson et à Kennedy par la Société Royale de Géographie. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce repasqui fut très animé et très fourni en libations flatteuses; les santés y furent portées en assez grand nombre pour assurer à tous les convives une existence de centenaires. Sir Francis M… présidait avec une émotion contenuemais pleine de dignité.

A sa grande confusion ; Dick Kennedy eut une large part dans les félicitations bachiques. Après avoir bu «à l'intrépide Fergussonla gloire de «l'Angleterre» on dut boire «au non moins courageux Kennedyson audacieux compagnon.»

Dick rougit beaucoupce qui passa pour de la modestie: les applaudissements redoublèrent Dick rougit encore davantage.

Un message de la reine arriva au dessert; elle présentait ses compliments aux deux voyageurs et faisait des vœux pour la réussite de l'entreprise.

Ce qui nécessita de nouveau toasts «à Sa Très Gracieuse Majesté.»

A minuitaprès des adieux émouvants et de chaleureuses poignées de mainsles convives se séparèrent.

Les embarcations du Resolute attendaient au pont de Westminster; le commandant y prit place en compagnie de ses passagers et de ses officierset le courant rapide de la Tamise les porta vers Greenwich

A une heurechacun dormait à bord.

Le lendemain21 févrierà trois heures du matinles fourneaux ronflaient; à cinq heureson levait l'ancreet sous l'impulsion de son hélicele Resolute fila vers l'embouchure de la Tamise.

Nous n'avons pas besoin de dire que les conversations du bord roulèrent uniquement sur l'expédition du docteur Fergusson. A le voir comme à l'entendreil inspirait une telle confiance bientôtsauf l'Écossaispersonne ne mit en question le succès de son entreprise.

Pendant les longues heures inoccupées du voyage docteur faisait un véritable cours de géographie dans le carré des officiers. Ces jeunes gens se passionnaient pour les découvertes faites depuis quarante ans en Afrique; il leur raconta les explorations de Barthde Burtonde Spekede Grantil leur dépeignit cette mystérieuse contrée livrée de toutes part aux investigations de la science. Dans le nordle jeune Duveyrier explorait le Sahara et ramenait à Paris les chefs Touaregs. Sous l'inspiration du gouvernement françaisdeux expéditions se préparaientquidescendant du nord et venant à l'ouestse croiseraient à Tembouctou. Au sudl’infatigable Livingstone s'avançait toujours vers l'équateuret depuis mars l862il remontaiten compagnie de Mackensiela rivière Rovoonia. Le dix-neuvième siècle ne se passerait certainement pas sans que l'Afrique n'eût révélé les secrets enfouis dans son sein depuis six mille ans.

L'intérêt des auditeurs de Fergusson fut excité surtout quand il leur fit connaître en détail les préparatifs de son voyage; ils voulurent vérifier ses calculs; ils discutèrentet le docteur entra franchement dans la discussion.

En généralon s'étonnait de la quantité relativement restreinte de vivres qu'il emportait avec lui. Un jourl'un des officiers interrogea le docteur à cet égard

«Cela vous surprendrépondit Fergusson.

--Sans doute.

--Mais quelle durée supposez-vous donc qu'aura mon voyage ? Des mois entiers ? C'est une grande erreur; s'il se prolongeaitnous serions perdusnous n'arriverions pas. Sachez donc qu'il n'y a pas plus de trois mille cinq centsmettez quatre mille milles [Environ 400 1ieues] de Zanzibar à la côte du Sénégal. Orà deux cent quarante milles [Cent lieues. Le docteur compte toujours par milles géographiques de 60 au degré] par douze heuresce qui n'approche pas de la vitesse de nos chemins de feren voyageant jour et nuitil suffirait de sept jours pour traverser l'Afrique.

--Mais alors vous ne pourriez me voirni faire de relèvements géographiquesni reconnaître le pays.

--Aussirépondit le docteursi je suis maître de mon ballonsi je monte ou descends à ma volontéje m'arrêterai quand bon me semblerasurtout lorsque des courants trop violents menaceront de m'entraîner.

--Et vous en rencontrerezdit le commandant Pennet; il y a des ouragans qui font plus de deux cent quatre milles à l'heure.

--Vous le voyezrépliqua le docteuravec une telle rapiditéon traverserait l'Afrique en douze heures; on se lèverait à Zanzibar pour aller se
coucher à Saint-Louis.

--Maisreprit un officierest-ce qu'un ballon pourrait être entraîné par une vitesse pareille ?

--Cela s'est vurépondit Fergusson.

--Et le ballon a résisté ?

--Parfaitement. C'était à l'époque du couronnement de Napoléon en 1804. L'aéronaute Garnerin lança de Parisà onze heures du soirun ballon qui portait l'inscription suivante tracée en lettres d'or: «Paris25 frimaire an XIIIcouronnement de l'empereur Napoléon par S. S. Pie VII.» Le lendemain matinà cinq heuresles habitants de Rome voyaient le même ballon planer au-dessus du Vaticanparcourir la campagne romaineet aller s'abattre dans le lac de Bracciano. AinsiMessieursun ballon peut résister à de pareilles vitesses.

--Un ballonoui; mais un hommese hasarda à dire Kennedy.

--Mais un homme aussi ! Car un ballon est toujours immobile par rapport à l'air qui l'environne; ce n'est pas lui qui marcheet est la masse de l'air elle-même; aussiallumez une bougie dans votre nacelleet la flamme ne vacillera pas. Un aéronaute montant le ballon de Garnerin n'aurait aucunement souffert de cette vitesse. D'ailleursje ne tiens pas à expérimenter une semblable rapiditéet si je puis m'accrocher pendant la nuit à quelque arbre ou quelque accident de terrainje ne m'en ferai pas faute. Nous emportons d'ailleurs pour deux mois de vivreset rien n'empêchera notre adroit chasseur de nous fournir du gibier en abondance quand nous prendrons terre.

--Ah ! monsieur Kennedy ! vous allez faire là des coups de maîtredit un Jeune midshipman en regardant l'Écossais avec des yeux d'envie.

--Sans compterreprit un autreque votre plaisir sera doublé d'une grande
gloire.

--Messieursrépondit le chasseurje suis fort sensible à vos compliments... mais il ne m'appartient pas de les recevoir. . .

--Hein ! fit-on de tous côtés vous ne partirez pas ?

--Je ne partirai pas.

--Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson ?

--Non seulement je ne l'accompagnerai pasmais je ne suis ici que pour l’arrêter au dernier moment.»

Tous les regards se dirigèrent vers le docteur.

«Ne l'écoutez pasrépondit-il avec son air calme. C'est une chose qu'il ne faut pas discuter avec lui ; au fond il sait parfaitement qu'il partira.

--Par saint Patrick ! s'écria Kennedy j’atteste…

--N’atteste rienami Dick ; tu es jaugétu es pesétoita poudretes fusils et tes balles; ainsi n'en parlons plus.»

Et de faitdepuis ce jour jusqu'à l'arrivée à ZanzibarDick n'ouvrit plus la bouche; il ne parla pas plus de cela que d'autre chose. Il se tut.


CHAPITRE IX

On double le cap.--Le gaillard d'avant--Cours de cosmographie par le progrès Joe.--Do direction des ballons.--De la recherche des courants atmosphériques.

Le Resolute filait rapidement vers le cap de Bonne-Espérance; le temps se maintenait au beauquoique la mer devint plus forte.

Le 30 marsvingt-sept jours après le départ de Londresla montagne de la Table se profila sur l'horizon; la ville du Capsituée au pied d'un amphithéâtre de collinesapparut au bout des lunettes marineset bientôt le Resolute jeta l'ancre dans le port. Mais le commandant n'y relâchait que pour prendre du charbon; ce fut l'affaire d'un jour; le lendemainle navire donnait dans le sud pour doubler la pointe méridionale de l'Afrique et entrer dans le canal de Mozambique.

Joe n'en était pas à son premier voyage sur mer; il n'avait pas tardé A se trouver chez lui à bord. Chacun l'aimait pour sa franchise et sa bonne humeur. Une grande part de la célébrité de son maître rejaillissait sur lui. On l'écoutait comme un oracleet il ne se trompait pas plus qu'un autre.

Ortandis que le docteur poursuivait le cours de ses descriptions dans le carré des officiersJoe trônait sur le gaillard d'avantet faisait de l'histoire à sa manièreprocédé suivi d'ailleurs par les plus grands historiens de tous les temps.

Il était naturellement question du voyage aérien. Joe avait eu de la peine à faire accepter l'entreprise par des esprits récalcitrants; mais aussila chose une fois acceptéel'imagination des matelotsstimulée par le récit de Joene connut plus rien d'impossible.

L'éblouissant conteur persuadait à son auditoire qu'après ce voyage-là on en ferait bien d'autres. Ce n'était que le commencement d'une longue série d'entreprises surhumaines.

«Voyez-vousmes amisquand on a goûté de ce genre de locomotionon ne peut plus s'en passer; aussià notre prochaine expéditionau lieu d'aller de côténous irons droit devant nous en montant toujours.

--Bon ! dans la lune alorsdit un auditeur émerveillé.

--Dans la lune ! riposta Joe; nonma foic'est trop commun ! tout le monde y va dans la lune. D'ailleursil n'y a pas d'eauet on est obligé d'en emporter des provisions énormeset même de l'atmosphère en fiolespour peu qu'on tienne à respirer.

--Bon ! si on y trouve du gin ! dit un matelot fort amateur de cette
boisson.

--Pas davantagemon brave. Non ! point de lune; mais nous nous promènerons dans ces jolies étoilesdans ces charmantes planètes dont mon maître m'a parlé si souvent. Ainsinous commencerons par visiter
Saturne...

--Celui qui a un anneau ? demanda le quartier-maître.

--Oui ! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ce que sa femme est devenue !

--Comment vous iriez si haut que cela ? fit un mousse stupéfait. C'est donc le diablevotre maître ?

--Le diable ! il est trop bon pour cela !

--Mais après Saturne ? demanda l'un des plus impatients de l'auditoire.

--Après Saturne ? Eh biennous rendrons visite à Jupiter; un drôle de paysallezoù les journées ne sont que de neuf heures et demiece qui est commode pour les paresseuxet où les annéespar exempledurent douze ansce qui est avantageux pour les gens qui n'ont plus que six mois à vivre.

Ça prolonge un peu leur existence !

--Douze ans ? reprit le mousse.

--Ouimon petit; ainsidans cette contrée-làtu téterais encore ta mamanet le vieux là-basqui court sur sa cinquantaineserait un bambin de quatre ans et demi.

--Voilà qui n'est pas croyable ! s'écria le gaillard d'avant d'une seule voix.

--Pure véritéfit Joe avec assurance. Mais que voulez-vous quand on persiste à végéter dans ce monde-cion n'apprend rienon reste ignorant comme un marsouin. Venez un peu dans Jupiter et vous verrez ! par exempleil faut de la tenue là-hautcar il a des satellites qui ne sont pas commodes !»

Et l'on riaitmais on le croyait à demi; et il leur parlait de Neptune où les marins sont joliment reçuset de Mars où les militaires prennent le haut du pavéce qui finit par devenir assommant. Quant à Mercurevilain monderien que des voleurs et des marchandset se ressemblant tellement les uns aux autres qu'il est difficile de les distinguer. Et enfin il leur faisait de Vénus un tableau vraiment enchanteur.

«Et quand nous reviendrons de cette expédition-làdit l'aimable conteuron nous décorera de la croix du Sudqui brille là-haut à la boutonnière du bon Dieu.

--Et vous l'aurez bien gagnée !» dirent les matelots.

Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées du gaillard d'avant. Et pendant ce tempsles conversations instructives du docteur allaient leur train.

Un jouron s'entretenait de la direction des ballonset Fergusson fut sollicité de donner son avis à cet égard.

«Je ne crois pasdit-ilque l'on puisse parvenir à diriger les ballons. Je connais tous les systèmes essayés ou proposés; pas un n'a réussipas un n'est praticable. Vous comprenez bien que j'ai du me préoccuper de cette question qui devait avoir un si grand intérêt pour moi; mais je n'ai pu la résoudre avec les moyens fournis par les connaissances actuelles de la mécanique. Il faudrait découvrir un moteur d'une puissance extraordinaireet d'une légèreté impossible ! Et encoreon ne pourra résister à des courants de quelque importance ! Jusqu'icid'ailleurson s'est plutôt occupé de diriger la nacelle que le ballon C'est une faute.

--Il y a cependantrépliqua-t-onde grands rapports entre un aérostat et un navireque l'on dirige à volonté.

Mais nonrépondit le docteur Fergussonil y en a peu ou point. L'air est infiniment moins dense que l'eaudans laquelle le navire n'est submergé qu'à moitiétandis que l'aérostat plonge tout entier dans l'atmosphèreet reste immobile par rapport au fluide environnant.

--Vous pensez alors que la science aérostatique a dit son dernier mot ?

--Non pas ! non pas ! Il faut chercher autre choseetsi l'on ne peut diriger un ballonle maintenir au moins dans les courants atmosphériques favorables. A mesure que l'on s’élèveceux-ci deviennent beaucoup plus uniformeset sont constants dans leur direction; ils ne sont plus troublés par les vallées et les montagnes qui sillonnent la surface du globeet làvous le savezest la principale cause des changements du vent et de l'inégalité de son souffle. Orune fois ces zones déterminéesle ballon n'aura qu'à se placer dans les courants qui lui conviendront.

--Mais alorsreprit le commandant Pennetpour les atteindreil faudra constamment monter ou descendre. Là est la vraie difficultémon cher docteur.

--Et pourquoimon cher commandant ?

--Entendons-nous: ce ne sera une difficulté et un obstacle que pour les voyages de long courset non pas pour les simples promenades aériennes.

--Et la raisons'il vous plaît ?

--Parce que vous ne montez qu'à la condition de jeter du lestvous ne descendez qu'à la condition de perdre du gazet à ce manège-làvos provisions de gaz et de lest seront vite épuisées.

--Mon cher Pennetlà est toute la question. Là est la seule difficulté que la science doive tendre à vaincre. Il ne s'agit pas de diriger les ballons; il s'agit de les mouvoir de haut en bassans dépenser ce gaz qui est sa forceson sangson âmesi l'on peut s'exprimer ainsi.

--Vous avez raisonmon cher docteurmais cette difficulté n'est pas encore résoluece moyen n'est pas encore trouvé.

--Je vous demande pardonil est trouvé.

-- Par qui ?

--Par moi !

--Par vous ?

--Vous comprenez bien quesans celaje n'aurais pas risqué cette traversée de l'Afrique en ballon. Au bout de vingt-quatre heuresj'aurais été à sec de gaz !

--Mais vous n'avez pas parlé de cela en Angleterre !

--Non. Je ne tenais pas à me faire discuter en public. Cela me paraissait inutile. J'ai fait en secret des expériences préparatoireset j'ai été satisfait; je n'avais donc pas besoin d'en apprendre davantage.

--Eh bien ! mon cher Fergussonpeut-on vous demander votre secret ?

--Le voiciMessieurset mon moyen est bien simple.»

L'attention de l'auditoire fut portée au plus haut pointet le docteur prit tranquillement la parole en ces termes:


CHAPITRE X

Essais antérieurs.--Les cinq caisses du docteur.--Le chalumeau à gaz.--Le calorifère.--Manière de manœuvrer.--Succès certain.


«On a tenté souventMessieursde s'élever ou de descendre à volontésans perdre le gaz ou le lest d'un ballon Un aéronaute françaisM. Meuniervoulait atteindre ce but en comprimant de l'air dans une capacité intérieure Un belgeM le docteur van Heckeau moyen d'ailes et de palettesdéployait une force verticale qui eut été insuffisante dans la plupart des cas. Les résultats pratiques obtenus par ses divers moyens ont été insignifiants.

«J'ai donc résolu d'aborder la question plus franchement. Et d'abord je supprime complètement le lestsi ce n’est pour les cas de force majeuretels que la rupture de mon appareilou l'obligation de m'élever instantanément pour éviter un obstacle imprévu.

«Mes moyens d'ascension et de descente consistent uniquement à dilater ou à contracter par des températures diverses le gaz renfermé dans l'intérieur de l'aérostat. Et voici comment j'obtiens ce résultat.

"Vous avez vu embarquer avec la nacelle plusieurs caisses dont l'usage vous est inconnu Ces caisses sont au nombre de cinq.

«La première renferme environ vingt-cinq gallons d'eauà laquelle j'ajoute quelques gouttes d'acide sulfurique pour augmenter sa conductibilitéet je la décompose au moyen d'une forte pile de Buntzen L'eaucomme vous le savezse compose de deux volumes en gaz hydrogène et d'un volume en gaz oxygène.

«Ce derniersous l'action de la pilese rend par son pôle positif dans une seconde caisse Une troisièmeplacée au-dessus de celle-ciet d'une capacité doublereçoit l'hydrogène qui arrive par le pôle négatif.

«Des robinetsdont l'un a une ouverture double de l'autrefont communiquer ces deux caisses avec une quatrièmequi s'appelle caisse de mélange Làen effetse mélangent ces deux gaz provenant de la décomposition de l'eau. La capacité de cette caisse de mélange est environ de quarante et un pieds cubes [Un mètre 50 centimètres carrés].

«A la partie supérieure de cette caisse est un tube en platinemuni d'un robinet.

«Vous l'avez déjà comprisMessieurs: l'appareil que je vous décris est tout bonnement un chalumeau à gaz oxygène et hydrogènedont la chaleur dépasse celle des feux de forge.

«Ceci établije passe à la seconde partie de l'appareil.

«De la partie inférieure de mon ballonqui est hermétiquement clossortent deux tubes séparés par un petit intervalle. L'un prend naissance au milieu des couches supérieures du gaz hydrogènel'autre au milieu des couches inférieures.

«Ces deux tuyaux sont munis de distance en distance de fortes articulations en caoutchoucqui leur permettent de se prêter aux oscillations de l'aérostat.

«Ils descendent tous deux jusqu'à la nacelleet se perdent dans une caisse de fer de forme cylindriquequi s'appelle caisse de chaleur. Elle est fermée à ses deux extrémités par deux forts disques de même métal.

«Le tuyau parti de la région inférieure du ballon se rend dans cette boite cylindrique par le disque du bas; il y pénètreet adopte alors la forme d'un serpentin hélicoïdal dont les anneaux superposés occupent presque toute la hauteur de la caisse. Avant d'en sortirle serpentin se rend dans un petit cônedont la base concaveen forme de calotte sphériqueest dirigée en bas.

«C'est par le sommet de ce cône que sort le second tuyauet il se rendcomme je vous l'ai ditdans les couches supérieures du ballon.

«La calotte sphérique du petit cône est en platine. afin de ne pas fondre sous l'action du chalumeau. Car celui-ci est placé sur le fond de la caisse en ferau milieu du serpentin hélicoïdalet l'extrémité de sa flamme vien-dra légèrement lécher cette calotte.

«Vous savezMessieursce que c'est qu'un calorifère destiné à chauffer les appartements. Vous savez comment il agit. L'air de l'appartement est forcé de passer par les tuyauxet il est restitué avec une température plus élevée. Orce que je viens de vous décrire là n'està vrai direqu'un calorifère.

«En effetque se passera-t-il ? Une fois le chalumeau allumél'hydrogène du serpentin et du cône concave s'échauffeet monte rapidement par le tuyau qui le mène aux régions supérieures de l'aérostat. Le vide se fait en dessouset il attire le gaz des régions inférieures qui se chauffe à son touret est continuellement remplacé; il s'établit ainsi dans les tuyaux et le serpentin un courant extrêmement rapide de gazsortant du ballony retournant et se surchauffant sans cesse.

«Orles gaz augmentent de 1/480 de leur volume par degré de chaleur. Si donc je force la température de dix-huit degrés [10° centigrades. Les gaz augmentent de 1/267 de leur volume par 1° centigrade]l'hydrogène de l'aérostat se dilatera de 18/480ou de seize cent quatorze pieds cubes [Soixante-deux mètres cubes environ]il déplacera donc seize cent soixante-quatorze pieds cubes d'air de plusce qui augmentera sa force ascensionnelle de cent soixante livres. Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. Si j'augmente la température de cent quatre-vingt degrés [100° centigrades]le gaz se dilatera de180/480: il déplacera seize mille sept cent quarante pieds cubes de pluset sa force ascensionnelle s'accroîtra de seize cents livres.

«Vous le comprenezMessieursje puis donc facilement obtenir des ruptures d'équilibre considérables. Le volume de l'aérostat a été calculé de telle façonqu'étant à demi gonfléil déplace un poids d'air exacte-ment égal à celui de l'enveloppe du gaz hydrogène et de la nacelle chargée de voyageurs et de tous ses accessoires. A ce point de gonflementil est exactement en équilibre dans l'airil ne monte ni ne descend.

«Pour opérer l'ascensionje porte le gaz à une température supérieure à la température ambiante au moyen de mon chalumeau; par cet excès de chaleuril obtient une tension plus forteet gonfle davantage le ballonqui monte d'autant plus que je dilate l'hydrogène.

«La descente se fait naturellement en modérant la chaleur du chalumeauet en laissant la température se refroidir. L'ascension sera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. Mais c'est là une heureuse circonstance; je n'ai jamais d'intérêt à descendre rapidementet c’est au contraire par une marche ascensionnelle très prompte que j'évite les obstacles. Les dangers sont en bas et non en haut.

«D'ailleurscomme je vous l'ai ditj'ai une certaine quantité de lest qui me permettra de m'élever plus vite encoresi cela devient nécessaire. Ma soupapesituée au pôle supérieur du ballonn'est plus qu'une soupape de sûreté. Le ballon garde toujours sa même charge d'hydrogène; les varia-tions de température que je produis dans ce milieu de gaz clos pourvoient seules à tous ses mouvements de montée et de descente.

«MaintenantMessieurscomme détail pratiquej'ajouterai ceci.

«La combustion de l'hydrogène et de l'oxygène à la pointe du chalumeau produit uniquement de la vapeur d'eau. J'ai donc muni la partie inférieure de la caisse cylindrique en fer d'un tube de dégagement avec soupape fonctionnant à moins de deux atmosphères de pression; par conséquentdès qu'elle a atteint cette tensionla vapeur s'échappe d'elle même.

«Voici maintenant des chiffres très exacts.

«Vingt-cinq gallons d'eau décomposée en ses éléments constitutifs donnent deux cents livres d'oxygène et vingt-cinq livres d'hydrogène. Cela représenteà la tension atmosphériquedix-huit cent quatre-vingt-dix pieds cubes [Soixante-dix mètres cubes d'oxygène] du premieret trois mille sept cent quatre-vingts pieds cubes [Cent quarante mètres cubes d'hydrogène] du seconden tout cinq mille six cent soixante-dix pieds cubes du mélange [Deux cent dix mètres cubes].

«Orle robinet de mon chalumeauouvert en pleindépense vingt-sept pieds cubes [Un mètre cube] à l'heure avec une flamme au moins six fois plus forte que celle des grandes lanternes d'éclairage. En moyenne doncet pour me maintenir à une hauteur peu considérableje ne brûlerai pas plus de neuf pieds cubes à l'heure [Un tiers de mètre cube]; mes vingt-cinq gallons d'eau me représentent donc six cent trente heures de navigation aérienneou un peu plus de vingt-six jours.

«Orcomme je puis descendre à volontéet renouveler ma provision d'eau sur la routemon voyage peut avoir une durée indéfinie.

«Voilà mon secretMessieursil est simpleetcomme les choses simplesil ne peut manquer de réussir. La dilatation et la contraction du gaz de l'aérostattel est mon moyenqui n'exige ni ailes embarrassantesni moteur mécanique. Un calorifère pour produire mes changements de températureun chalumeau pour le chauffercela n'est ni incommodeni lourd. Je crois donc avoir réuni toutes les conditions sérieuses de succès.
»

Le docteur Fergusson termina ainsi son discourset fut applaudi de bon cœur. Il n'y avait pas une objection à lui faire; tout était prévu et résolu.

«Cependantdit le commandantcela peut être dangereux.

Enfin le bâtiment vint en vue de la ville de Zanzibarsituée sur l'île du même nomet le 15 avrilà onze heures du matinil laissa tomber l'ancre dans le port

L'île de Zanzibar appartient à l’imam de Mascate.

--Qu'importerépondit simplement le docteursi cela est praticable ?


CHAPITRE XI

Arrivée à Zanzibar--Le consul anglais.--Mauvaises dispositions des habitants. --L'île Koumbeni.--Les faiseurs de pluie --Gonflement du ballon.--Départ du 18 avril.-- Dernier adieu.--Le Victoria.


Un vent constamment favorable avait hâté la marche du Resolute vers le lieu de sa destination. La navigation du canal de Mozambique fut particulièrement paisible. La traversée maritime faisait bien augurer de la traversée aérienne Chacun aspirait au moment de l'arrivéeet voulait mettre la dernière main aux préparatifs du docteur Fergusson.

Enfin le bâtiment vint en vue de la ville de Zanzibarsituée sur l'île du même nomet le 15 avrilà onze heures du matinl laissa tomber l'ancre dans le port

L'île de Zanzibar appartient à l’imam de Mascateallié de la France et de l'Angleterreet c'est à coup sûr sa plus belle colonie. Le port reçoit un grand nombre de navires des contrées avoisinantes.

L'île n'est séparée de la côte africaine que par un canal dont la plus grande largeur n'excède pas trente milles [Douze lieues et demie].

Elle fait un grand commerce de gommed'ivoireet surtout d'ébènecar Zanzibar est le grand marché d'esclaves. Là vient se concentrer tout ce butin conquis dans les batailles que les chefs de l'intérieur se livrent incessamment. Ce trafic s'étend aussi sur toute la côte orientaleet jusque sous les latitudes du Nilet M G. Lejean y a vu faire ouvertement la traite sous pavillon français. Dès l'arrivée du Resolutele consul anglais de Zanzibar vint à bord se mettre à la disposition du docteurdes projets duqueldepuis un moisles journaux d'Europe l'avaient tenu au courant. Mais jusque-là il faisait partie de la nombreuse phalange des incrédules.

«Je doutaisdit-il en tendant la main à Samuel Fergussonmais maintenant je ne doute plus.»

Il offrit sa propre maison au docteurà Dick Kennedyet naturellement au brave Joe.

Par ses soinsle docteur prit connaissance de diverses lettres qu'il avait reçues du capitaine Speke. Le capitaine et ses compagnons avaient eu à souffrir terriblement de la faim et du mauvais temps avant d'atteindre le pays d'Ugogo; ils ne s'avançaient qu'avec une extrême difficulté et ne pensaient plus pouvoir donner promptement de leurs nouvelles.

«Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter» dit le docteur.

Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maison du consul. On se disposait à débarquer le ballon sur la plage de Zanzibar; il y avait près du mât des signaux un emplacement favorableauprès d'uneénorme construction qui l'eut abrité des vents d'est. Cette grosse toursemblable à un tonneau dressé sur sa baseet près duquel la tonne d'Heidelberg n'eut été qu'un simple barilservait de fortet sur sa plate-forme veillaient des Beloutchis armés de lancessorte de garnisaires fainéants et braillards.

Maislors du débarquement de l'aérostatle consul fut averti que la population de l'île s'y opposerait par la force. Rien de plus aveugle que les passions fanatisées. La nouvelle de l'arrivée d'un chrétien qui devait s'enlever dans les airs fut reçue avec irritation; les nègresplus émus que les Arabesvirent dans ce projet des intentions hostiles à leur religion; ils se. figuraient qu'on en voulait au soleil et à la lune. Orces deux astres sont un objet de vénération pour les peuplades africaines. On résolut donc de s'opposer à cette expédition sacrilège.

Le consulinstruit de ces dispositionsen conféra avec le docteur Fergusson et le commandant Pennet. Celui-ci ne voulait pas reculer devant des menaces; mais son ami lui fit entendre raison à ce sujet.

«Nous finirons certainement par l’emporter lui dit-il; les garnisaires mêmes de l'iman nous prêteraient main-forte; au besoin; maismon cher commandantun accident est vite arrivé; il suffirait d'un mauvais coup pour causer au ballon un accident irréparableet le voyage serait compromis sans remise; il faut donc agir avec de grandes précautions.

--Mais que faire ? Si nous débarquons sur la côte d'Afriquenous rencontrerons les mêmes difficultés ! Que faire ?

--Rien n'est plus simplerépondit. le consul. Voyez ces îles situées au delà du port; débarquez votre aérostat dans l’une d'ellesentourez-vous d'une ceinture de matelotset vous n'aurez aucun risque à courir:

--Parfaitdit le docteuret nous serons à notre aise pour achever nos préparatifs.

Le commandant se rendit à ce conseil. Le Resolute s'approcha de l'île de Koumbeni. Pendant la matinée du 16 avrille ballon fut mis en sûreté au milieu d'une clairièreentre les grands bois dont le sol est hérissé.

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placés à une pareille distance l'un de l'autre; un jeu de poulies fixées à leur extrémité permit d'enlever l'aérostat au moyen d'un câble transversal; il était alors entièrement dégonflé. Le ballon intérieur se trouvait rattaché au sommet du ballon extérieur de manière à être soulevé comme lui.

C'est à l'appendice inférieur de chaque ballon que furent fixés les deux tuyaux d'introduction de l'hydrogène.

La journée du 17 se passa à disposer l'appareil destiné à produire le gaz; i1 se composait de trente tonneauxdans lesquels la décomposition de l'eau se faisait au moyen de ferraille et d'acide sulfurique mis en présence dans une grande quantité d'eau. L'hydrogène se rendait dans une vaste tonne centrale après avoir été lavé à son passageet de là il passait dans chaque aérostat par les tuyaux d'introduction. De cette façonchacun d'eux se remplissait d’une quantité de gaz parfaitement déterminée.

Il fallut employerpour cette opérationdix-huit cent soixante-six gallons [Trois mille deux cent cinquante litres] d'acide sulfuriqueseize mille cinquante livres de fer [Plus de huit tonnes de fer] et neuf cent soixante-six gallons d'eau [Prés de quarante et un mille deux cent cinquante litres].

Cette opération commença dans la nuit suivantevers trois heures du matin; elle dura près de huit heures. Le lendemainl’aérostatrecouvert de son filetse balançait gracieusement au-dessus de-là nacelleretenu par un grand nombre de sacs de terre. L'appareil de dilatation fut monté avec un grand soinet les tuyaux sortant de l'aérostat furent adaptés à la boîte cylindrique.

Les ancresles cordesles instrumentsles couvertures de voyagela tenteles vivresles armesdurent prendre dans la nacelle la place qui leur était assignée; la provision d'eau fut faite à Zanzibar. Les deux centslivres de lest furent réparties dans cinquante sacs placés au fond de la nacellemais cependant à portée de la main.

Ces préparatifs se terminaient vers cinq heures du soir; des sentinelles veillaient sans cesse autour de l’îleet les embarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les nègres continuaient à manifester leur colère par des crisdes grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes irritésen soufflant sur toute cette irritation; quelques fanatiques essayèrent de ga-gner l'île à la nagemais on les éloigna facilement.

Alors les sortilèges et les incantations commencèrent; les faiseurs de pluiequi prétendent commander aux nuagesappelèrent les ouragans et les «averses de pierres [Nom que les Nègres donnent à la grêle]» à leur secours; pour celails cueillirent des feuilles de tous les arbres différents du pays; ils les firent bouillir à petit feupendant que l'on tuait un mouton en lui enfonçant une longue aiguille dans le cœur. Maisen dépit de leurs cérémoniesle ciel demeura puret ils en furent pour leur mouton et leurs grimaces.

Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgiess'enivrant du «tembo» liqueur ardente tirée du cocotierou d'une bière extrêmement capiteuse appelée «togwa.» Leurs chantssans mélodie appréciablemais dont le rythme est très justese poursuivirent fort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs à la table du commandant et de ses officiers. Kennedyque personne n'interrogeait plusmurmurait tout bas des paroles insaisissables; il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.

Ce repas d'ailleurs fut triste. L'approche du moment suprême inspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinée à ces hardis voyageurs ? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de leurs amisassis au foyer domestique ? Si les moyens de transport venaient à manquerque devenir au sein de peuplades férocesdans ces contrées inexploréesau milieu de déserts immenses?

Ces idéeséparses jusque-làet auxquelles on s'attachait peuassiégeaient alors les imaginations surexcitées; Le docteur Fergussontoujours froidtoujours impassiblecausa de choses et d'autres; mais en vain chercha-t-il à dissiper cette tristesse communicative; il ne put y parvenir.

Comme on craignait quelques démonstrations contre la personne du docteur et de ses compagnonsils couchèrent tous les trois à bord du Resolute. A six heures du matinils quittaient leur cabine et se rendaient à l'île de Koumbeni.

Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l'est. Les sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt matelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce départ solennel.

En ce momentKennedy alla droit au docteurlui prit la main et dit:

«Il est bien décidéSamuelque tu pars ? Cela est très décidémon cher Dick.

--J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce voyage ?

--'Tout.

---Alors j'ai la conscience tranquille à cet égardet je t'accompagne.

--J'en étais sûr» répondit le docteuren laissant voir sur ses traits une rapide émotion.

L'instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et ses officiers embrassèrent avec effusion leurs intrépides amissans en excepter le digne Joefier et joyeux. Chacun des assistants voulut prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson.

A neuf heuresles trois compagnons de route prirent place dans la nacelle: le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme de manière à produire une chaleur rapide. Le ballonqui se maintenait à terre en parfait équilibrecommença à se soulever au bout de quelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le retenaient. La nacelle s'éleva d'une vingtaine de pieds.

«Mes amiss'écria le docteur debout entre ses deux compagnons et ôtant son chapeaudonnons à notre navire aérien un nom qui lui porte bonheur ! qu'il soit baptisé le Victoria

Un hourra formidable retentit:


«Vive la reine ! Vive l'Angleterre !»

En ce momentla force ascensionnelle de l'aérostat s'accroissait prodigieusement. FergussonKennedy et Joe lancèrent un dernier adieu à leur amis.

«Lâchez tout ! s'écria le docteur.»

Et le Victoria s’éleva rapidement dans les airstandis que les quatre caronades du Resolute tonnaient en son honneur.


CHAPITRE XII

Traversée du détroit.--Le Mrima.--Propos de Dick et proposition de Joe.-- Recette pour le café.--L'Uzaramo.--L'infortuné Maizan.--Le mont Duthumi.--Les cartes du docteur--Nuit sur un nopal.


L'air était purle vent modéré; le Victoria monta presque perpendiculairement à une hauteur de 1500 piedsqui fut indiquée par une dépression de 2 pouces moins 2 lignes [Environ cinq centimètres. La dépression est à peu prés d’un centimètre par cent mètres d’élévation] dans la colonne barométrique.

A cette élévationun courant plus marqué porta le ballon vers le sudouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs !

L'île de Zanzibar s'offrait tout entière à la vue et se détachait en couleur plus foncéecomme sur un vaste planisphère; les champs prenaient une apparence d'échantillons de diverses couleurs; de gros bouquets d'arbres indiquaient les bois et les taillis.

Les habitants de l'île apparaissaient comme des insectes. Les hourras et les cris s'éteignaient peu à peu dans l'atmosphèreet les coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavité inférieure de l'aérostat.

«Que tout cela est beau !»s'écria Joe en rompant le silence pour la première fois.

Il n'obtint pas de réponse. Le docteur s'occupait d'observer les variations barométriques et de prendre note des divers détails de son ascension.

Kennedy regardait et n'avait pas assez d'yeux pour tout voir.

Les rayons du soleil venant en aide au chalumeaula tension du gaz augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2500 pieds.

Le Resolute apparaissait sous l'aspect d'une simple barqueet la côte africaine apparaissait dans l'ouest par une immense bordure d'écume.

«Vous ne parlez pas ? fit Joe.

--Nous regardonsrépondit le docteur en dirigeant sa lunette vers le continent.

--Pour mon compteil faut que je parle.

--A ton aise ! Joeparle tant qu'il te plaira.»

Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d'onomatopées. Les oh ! les ah ! les hein ! éclataient entre ses lèvres.

Pendant la traversée de la merle docteur jugea convenable de se maintenir à cette élévation; il pouvait observer la côte sur une plus grande étendue ; le thermomètre et le baromètresuspendus dans l'intérieur de la tente entr'ouvertese trouvaient sans cesse à portée de sa vue; un second baromètreplacé extérieurementdevait servir pendant les quarts de nuit.

Au bout de deux heuresle Victoriapoussé avec une vitesse d'un peu plus de huit millesgagna sensiblement la côte. Le docteur résolut de se rapprocher de terre; il modéra la flamme du chalumeauet bientôt le ballon descendit à 300 pieds du sol.

Il se trouvait au-dessus du Mrimanom que porte cette portion de la côte orientale de l'Afrique; d'épaisses bordures de mangliers en protégeaient les bords; la marée basse laissait apercevoir leurs épaisses racines rongées par la dent de l'Océan Indien. Les dunes qui formaient autrefois la ligne côtière s'arrondissaient à l'horizon; et le mont Nguru dressait son pic dans le nord-ouest.

Le Victoria passa près d'un village quesur sa cartele docteur reconnut être le Kaole. Toute la population rassemblée poussait des hurlements de colère et de crainte; des flèches furent vainement dirigées contre ce monstre des airsqui se balançait majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes.

Le vent portait au sudmais le docteur ne s'inquiéta pas de cette direction; elle lui permettait au contraire de suivre la route tracée par les capitaines Burton et Speke.

Kennedy était enfin devenu aussi loquace que Joe ; ils se renvoyaient mutuellement leurs phrases admiratives.

«Fi des diligences ! disait l'un.

--Fi des steamers ! disait l'autre.

--Fi des chemins de fer ! ripostait Kennedyavec lesquels on traverse les pays sans les voir !

--Parlez-moi d'un ballonreprenait Joe ; on ne se sent pas marcheret la nature prend la peine de se dérouler à vos yeux !

--Quel spectacle ! quelle admiration ! quelle extase ! un rêve dans un hamac !

--Si nous déjeunions ? fit Joeque 1e grand air mettait en appétit.

--C'est une idée mon garçon.

--Oh ! la cuisine ne sera pas longue à faire ! du biscuit et de la viande conservée.

--Et du café à discrétionajouta le docteur. Je te permets d'emprunter un peu de chaleur à mon chalumeau; il en a de reste. Et de cette façon nous n'aurons point à craindre d'incendie.

--Ce serait terriblereprit Kennedy. C'est comme une poudrière que nous avons au-dessus de nous.

--Pas tout à faitrépondit Fergusson ; mais enfinsi le gaz s'enflammaiti1 se consumerait peu à peuet nous descendrions à terrece qui nous désobligerait; mais soyez sans craintenotre aérostat est hermétiquement clos.

--Mangeons doncfit Kennedy.

--VoilàMessieursdit Joeettout en vous imitantje vais confectionner un café dont vous me direz des nouvelles.

--Le fait estreprit le docteurque Joeentre mille vertusa un talent remarquable pour préparer ce délicieux breuvage; il le compose d'un mélange de diverses provenancesqu'il n'a jamais voulu me faire con-
naître.

--Eh bien ! mon maîtrepuisque nous sommes en plein airje peux bien vous confier ma recette. C'est tout bonnement un mélange en parties égales de mokade bourbon et de rio-nunez.»

Quelques instants aprèstrois tasses fumantes étaient servies et terminaient un déjeuner substantiel assaisonné par la bonne humeur des convives; puis chacun se remit à son poste d'observation.

Le pays se distinguait par une extrême fertilité. Des sentiers sinueux et étroits s'enfonçaient sous des voûtes de verdure. On passait au-dessus des champs cultivés de tabac de maïsd'orgeen pleine maturité; ça et là de vastes rizières avec leurs tiges droites et leurs fleurs de couleur purpurine.

On apercevait des moutons et des chèvres renfermés dans de grandes cages élevées sur pilotisce qui les préservait de la dent du léopard. Une végétation luxuriante s'échevelait sur ce sol prodigue. Dans de nombreux villages se reproduisaient des scènes de cris et de stupéfaction à la vue du Victoriaet le docteur Fergusson se tenait prudemment hors de la portés des flèches; les habitantsattroupés autour de leurs huttes contiguëspoursuivaient longtemps les voyageurs de leurs vaines imprécations.

A midile docteur en consultant sa carteestima qu'il se trouvait au-dessus du pays d'Uzaramo [Uousignifient contrée dans la langue du pays]. La campagne se montrait hérissée de cocotiersde papayersde cotonniersau-dessus desquels le Victoria paraissait se jouer. Joe trouvait cette végétation toute naturelledu moment qu'il s'agissait de l'Afrique. Kennedy apercevait des lièvres et des cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup de fusil; mais c’eût été de la poudre perdueattendu l’impossibilité de ramasser le gibier.

Les aéronautes marchaient avec une vitesse de douze milles à l’heureet se trouvèrent bientôt par 38° 2` de longitude au-dessus du village de Tounda.

«C'est làdit le docteurque Burton et Speke furent pris de fièvres violentes et crurent un instant leur expédition compromise Et cependant ils étaient encore peu éloignés de la côtemais déjà la fatigue et les priva-tions se faisaient rudement sentir.»

En effetdans cette contrée règne une malaria perpétuelle; le docteur n'en put même éviter les atteintes qu'en élevant le ballon au-dessus des miasmes de cette terre humidedont un soleil ardent pompait les émanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un «kraal» en attendant la fraîcheur du soir pour reprendre sa route. Ce sont de vastes emplacements entourés de haies et de junglesoù les trafiquants s'abritent non seulement contre les bêtes fauvesmais aussi contre les tribus pillardes de la contrée. On voyait les indigènes courirse disperser à la vue du Victoria. Kennedy désirait les contempler de plus près; mais Samuel s'opposa constamment à ce dessein.

«Les chefs sont armés de mousquetsdit-ilet notre ballon serait un point de mire trop facile pour y loger une balle.

--Est-ce qu'un trou de balle amènerait une chute ? demanda Joe.

--Immédiatementnon; mais bientôt ce trou deviendrait une vaste déchirure par laquelle s'envolerait tout notre gaz

--Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants. Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs ? Je suis sur qu'ils ont envie de nous adorer.

Laissons-nous adorerrépondit le docteurmais de loin. On y gagne toujours. Voyezle pays change déjà d'aspect; les villages sont plus rares; les manguiers ont disparu; leur végétation s'arrête a cette latitude.Le sol devient montueux et fait pressentir de prochaines montagnes.

--En effetdit Kennedyil me semble apercevoir quelques hauteurs de ce côté.

--Dans l'ouest...ce sont les premières chaînes d'Ourizarale mont Duthumisans doutederrière lequel j'espère nous abriter pour passer la nuit. Je vais donner plus d'activité à la flamme du chalumeau: nous sommes obligés de nous tenir à une hauteur de cinq à six cents pieds.

--C'est tout de même une fameuse idée que vous avez eue làMonsieurdit Joe; la manœuvre n'est difficile ni fatiganteon tourne un robinetet tout est dit.

--Nous voici plus à l'aisefit le chasseur lorsque le ballon se fut élevé; la réflexion des rayons du soleil sur ce sable rouge devenait insupportable.

--Quels arbres magnifiques ! s'écria Joe; quoique très naturelc'est très beau ! Il n'en faudrait pas une douzaine pour faire une forêt.

--Ce sont des baobabsrépondit le docteur Fergusson; tenezen voici un dont le tronc peut avoir cent pieds de circonférence. C'est peut-être au pied de ce même arbre que périt le Français Maizan en 1845car nous sommes au-dessus du village de Deje la Mhoraoù il s'aventura seul; il fut saisi par le chef de cette contréeattaché au pied d'un baobabet ce nègre féroce lui coupa lentement les articulationspendant que retentissait le chant de guerre; puis il entama la gorges'arrêta pour aiguiser son couteau émousséet arracha la tête du malheureux avant qu'elle ne fût coupée ! Ce pauvre Français avait vingt-six ans !

--Et la France n'a pas tiré vengeance d'un pareil crime ? demanda Kennedy.

--La France a réclamé; le saïd de Zanzibar a tout fait pour s'emparer du meurtriermais il n'a pu y réussir.

--Je demande à ne pas m'arrêter en routedit Joe; montonsmon maîtremontonssi vous m'en croyez.

--D'autant plus volontiersJoeque le mont Duthumi se dresse devant nous Si mes calculs sont exactsnous l'aurons dépassé avant sept heures du soir.

--Nous ne voyagerons pas la nuit ? demanda le chasseur.

--Nonautant que possible; avec des précautions et de la vigilanceon le ferait sans dangermais il ne suffit pas de traverser l'Afriqueil faut la voir.

--Jusqu'ici nous n'avons pas à nous plaindremon maîtreLe pays le plus cultivé et le plus fertile du mondeau lieu d'un désert ! Croyez donc aux géographes !

--AttendonsJoeattendons; nous verrons plus tard.»

Vers six heures et demie du soirle Victoria se trouva en face du mont Duthumi; il dutpour le franchirs'élever à plus de trois mille piedset pour cela le docteur n'eut à élever la température que de dix-huit degrés [10° centigrades]. On peut dire qu'il manœuvrait véritablement son ballon à la main. Kennedy lui indiquait les obstacles à surmonteret le Victoria volait par les airs en rasant la montagne.

A huit heuresil descendait le versant opposédont la pente était plus adoucie; les ancres furent lancées au dehors de la nacelleet l'une d'ellesrencontrant les branches d'un nopal énormes'y accrocha fortement. Aussitôt Joe se laissa glisser par la cordé et l'assujettit avec la plus grande so-lidité. L'échelle de soie lui fut tendueet il remonta lestement. L'aérostat demeurait presque immobileà l'abri des vents de l’est.

Le repas du soir fut préparé; les voyageursexcités par leur promenade aériennefirent une large brèche à leurs provisions

«Quel chemin avons-nous fait aujourd'hui ?» demanda Kennedy en avalant des morceaux inquiétants.

Le docteur fit le point au moyen d'observations lunaireset consulta l'excellente carte qui lui servait de guide; elle appartenait à l'atlas «der Neuester Entedekungen Afrika»publié à Gotha par son savant ami Petermannet que celui-ci lui avait adressé. Cet atlasdevait servir au voyage tout entier du docteurcar il contenait l'itinéraire de Burton et Speke aux Grands Lacsle Soudan d'après le docteur Barthle bas Sénégal d'après Guillaume Lejeanet le delta du Niger par le docteur Baikie.

Fergusson s'était également muni d'un ouvrage. qui réunissait en un seul corps toutes les notions acquises sur le Nilet intitulé: «The sources of the Nilbeing a general surwey of the basin of that river and of its heab stream with the history of the Nilotic discovery by Charles Beketh. D.»

Il possédait aussi les excellentes cartes publiées dans les «Bulletins de la Société de Géographie de Londres» et aucun point des contrées découvertes ne devait lui échapper.

En pointant sa carteil trouva que sa route latitudinale était de deux degrésou cent vingt milles dans l'ouest [Cinquante lieues].

Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. Mais cette direction satisfaisait le docteurqui voulaitautant que possiblereconnaître les traces de ses devanciers.

Il fut décidé que la nuit serait divisée en trois quartsafin que chacun pût à son tour veiller à la sûreté des deux autres. Le docteur dut prendre le quart de neuf heuresKennedy celui de minuit et Joe celui de trois heures du matin.

DoncKennedy et Joeenveloppés de leurs couverturess'étendirent sous la tente et dormirent paisiblement tandis que veillait le docteur Fergusson.


CHAPITRE XIII

Changement de temps--Fièvre de Kennedy. -- La médecine du docteur--Voyage par terre.--Le bassin d'Imengé. -- Le mont Rubeho.--A six mille pieds.--Joe.—Une halte de jour.


La nuit fut paisible; cependant le samedi matinen se réveillantKennedy se plaignit de lassitude et de frissons de fièvre. Le temps changeait; le ciel couvert de nuages épais semblait s'approvisionner pour un nouveau déluge. Un triste pays que ce Zungomerooù il pleut continuellementsauf peut-être pendant une quinzaine de jours du mois de janvier.

Une pluie violente ne tarda pas à assaillir les voyageurs ; au-dessous d'euxles chemins coupés par des «nullabs»sortes de torrents momentanésdevenaient impraticablesembarrassés d'ailleurs de buissons épineux et de lianes gigantesques. On saisissait distinctement ces émanations d'hydrogène sulfuré dont parle le capitaine Burton.

«D'après luidit le docteuret il a raisonc'est à croire qu'un cadavre est caché derrière chaque hallier.

--Un vilain pays dit Joeet il me semble que monsieur Kennedy ne se porte pas bien pour y avoir passé la nuit.

--En effetj'ai une fièvre assez fortefit le chasseur.

--Cela n'a rien d'étonnantmon cher Dicknous nous trouvons dans l'une des régions les plus insalubres de l'Afrique. Mais nous n’y resterons pas longtemps. En route.»

Grâce à une manœuvre adroite de Joel'ancre fut décrochéeetau moyen de l'échelleJoe regagna la nacelle. Le docteur dilata vivement le gazet le Victoria reprit son volpoussé par un vent assez fort.

Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de ce brouillard pestilentiel. Le pays changeait d'aspect. Il arrive fréquemment en Afrique qu'une région malsaine et de peu d'étendue confine à des contrées parfaitement salubres.

Kennedy soufrait visiblementet la fièvre accablait sa nature vigoureuse.

«Ce n'est pourtant pas le cas d'être maladefit-il en s'enveloppant de sa couverture et se couchant sous la tente.

--Un peu de patiencemon cher Dickrépondit le docteur Fergussonet tu seras guéri rapidement.

--Guéri ! ma foi ! Samuelsi tu as dans ta pharmacie de voyage quelque drogue qui me remette sur piedadministre-la-moi sans retard Je l'avalerai les yeux fermés.

--J'ai mieux que celaami Dicket je vais naturellement te donner un fébrifuge qui ne coûtera rien.

--Et comment feras-tu ?

--C'est fort simple. Je vais tout bonnement monter au-dessus de ces nuages qui nous inondentet m'éloigner de cette atmosphère pestilentielle. Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène.»

«Les dix minutes n'étaient pas écoulés que les voyageurs avaient dépassé la zone humide.

«Attends un peuDicket tu vas sentir l'influence de l'air pur et du
soleil.

--En voilà un remède ! dit Joe. Mais c'est merveilleux

--Non ! c'est tout naturel.

--Oh ! pour naturelje n'en doute pas.

--J'envoie Dick en bon aircomme cela se fait tous les jours en Europeet comme à la Martinique je l'enverrais aux Pitons [Montagne élevée de la Martinique] pour fuir la fièvre jaune.

--Ah ça ! mais c'est un paradis que ce ballondit Kennedy déjà plus à l’aise

--En tout casil y mènerépondit sérieusement Joe.»

C'était un curieux spectacle que celui des masses de nuages agglomérées en ce moment au-dessous de la nacelle; elles roulaient les unes sur les autreset se confondaient dans un éclat magnifique en réfléchissant les rayons du soleil. Le Victoria atteignit une hauteur de quatre mille pieds. Le thermomètre indiquait un certain abaissement dans la température; On ne voyait plus la terre. A une cinquantaine de milles dans l'ouestle mont Rubeho dressait sa tête étincelante; il formait la limite du pays d'Ugogo par 36° 20' de longitude. Le vent soufflait avec une vitesse de vingt milles à l'heuremais les voyageurs ne sentaient rien de cette rapidité; ils n'éprouvaient aucune secoussen'ayant pas même le sentiment de la locomotion.

--Trois heures plus tardla prédiction du docteur se réalisait. Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvreet déjeuna avec appétit.

«Voilà qui enfonce le sulfate de quininedit-il avec satisfaction.

--Précisémentfit Joec'est ici que je me retirerai pendant mes vieux jours.»

Vers dix heures l’atmosphère s'éclaircit. Il se fit une trouée dans les nuagesla terre reparut; le Victoria s'en approchait insensiblement. Le docteur Fergusson cherchait un courant qui le portât plus au nord estet il le rencontra à six cents pieds du sol. Le pays devenait accidentémontueux même. Le district du Zungomero s'effaçait dans l'est avec les derniers cocotiers de cette latitude.

Bientôt les crêtes d'une montagne prirent une taille plus arrêtée. Quelques pics s'élevaient ça et là. Il fallut veiller à chaque instant aux cônes aigus qui semb1aient surgir inopinément.

«Nous sommes au milieu des brisantsdit Kennedy.

--Sois tranquilleDicknous ne toucherons pas.

--Jolie manière de voyagertout de même !» répliqua Joe.

En effetle docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleuse dex-
térité.

«S'il nous fallait marcher sur ce terrain détrempédit-il nous nous traînerions dans une boue malsaine. Depuis notre départ de Zanzibarla moitié de nos bêtes de somme seraient déjà mortes de fatigue. Nous aurions l'air de spectreset le désespoir nous prendrait au cœur. Nous serions en lutte incessante avec nos guidesnos porteursexposés à leur brutalité sans frein. Le jourune chaleur humideinsupportableacca-blante ! La nuitun froid souvent intolérableet les piqûres de certaines mouchesdont les mandibules percent la toile la plus épaisseet qui rendent fou ! Et tout cela sans parler des bêtes et des peuplades féroces !

--Je demande à ne pas en essayerrépliqua simplement Joe.

--Je n'exagère rienreprit le docteur Fergussoncarau récit des voyageurs qui ont eu l'audace de s'aventurer dans ces contréesles larmes vous viendraient aux yeux.»

Vers onze heureson dépassait le bassin d'Imengé; les tribus éparses sur ces collines menaçaient vainement le Victoria de leurs armes; il arrivait enfin aux dernières ondulations de terrain qui précèdent le Rubeho; elles forment la troisième chaîne et la plus élevée des montagnes de l'Usagara.

Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de la conformation orographique du pays. Ces trois ramificationsdont le Duthumi forme le premier échelonsont séparées par de vastes plaines longitudinales; ces croupes élevées se composent de cônes arrondisentre lesquels le sol est parsemé de blocs erratiques et de galets. La déclivité la plus roide de ces montagnes fait face à la côte de Zanzibar; les pentes occidentales ne sont guère que des plateaux inclinés. Les dépressions de terrain sont couvertes d'une terre noire et fertileoù la végétation est vigoureuse. Divers cours d'eau s'infiltrent vers l'estet vont affluer dans le Kinganiau milieu de bouquets gigantesques de sycomoresde tamarinsde calebassiers et de palmyras

«Attention! dit le docteur Fergusson. Nous approchons du Rubehodont le nom signifie dans la langue du pays: «Passage des vents.» Nous ferons bien d'en doubler les arêtes aiguës à une certaine hauteur. Si ma carte est exactenous allons nous porter à une élévation de plus de cinq mille pieds.

--Est-ce que nous aurons souvent l'occasion d'atteindre ces zones supérieures ?

--Rarement; l'altitude des montagnes de l'Afrique parait être médiocre relativement aux sommets de l'Europe et de l’Asie. Maisen tout casnotre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir.»

En peu de tempsle gaz se dilata sous l'action de la chaleuret le ballon prit une marche ascensionnelle très marquée. La dilatation de l'hydrogène n'offrait rien de dangereux d'ailleurset la vaste capacité de l'aérostat n'était remplie qu'aux trois quarts; le baromètrepar une dépression de près de huit poucesindiqua une élévation de six mille pieds.

«Irions-nous longtemps ainsi ? demanda Joe

--L'atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toisesrépondit le docteur. Avec un vaste ballonon irait loin. C'est ce qu'ont fait MM. Brioschi et Gay-Lussac; mais alors le sang leur sortait par la bouche et par les oreilles. L'air respirable manquait. Il y a quelques annéesdeux hardis FrançaisMM. Barral et Bixios'aventurèrent aussi dans les hautes régions; mais leur ballon se déchira...

--Et ils tombèrent ! demanda vivement Kennedy.

--Sans doute ! mais comme doivent tomber des savantssans se faire aucun mal.

--Eh bien ! Messieursdit Joelibre à vous de recommencer leur chute; mais pour moiqui ne suis qu'un ignorantje préfère rester dans un milieu honnêteni trop hautni trop bas. Il ne faut point être ambitieux.

A six mille piedsla densité de l'air a déjà diminué sensiblement; le son s'y transporte avec difficultéet la voix se fait moins bien entendre. La vue des objets devient confuse. Le regard ne perçoit plus que de grandes masses assez indéterminées; les hommesles animauxdeviennent absolument invisibles: les routes sont des lacetset les lacsdes étangs.

Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un état anormal; un courant atmosphérique d'une extrême vélocité les entraînait au-delà des montagnes aridessur le sommet desquelles de vastes plaques de neige étonnaient le regard; leur aspect convulsionné démontrait quelque travail neptunien des premiers jours du monde.

Le soleil brillait au zénithet ses rayons tombaient d'aplomb sur ces cimes désertes. Le docteur prit un dessin exact de ces montagnesqui sont faites de quatre croupes distinctespresque en ligne droiteet dont la plus septentrionale est la plus allongée.

Bientôt le Victoria descendit le versant opposé du Rubehoen longeant une côte boisée et parsemée d'arbres d'un vert très sombre; puis vinrent des crêtes et des ravinsdans une sorte de désert qui précédait le pays d'Ugogo; plus bas s'étalaient des plaines jaunestorréfiéescraqueléesjonchées ça et là de plantes salines et de buissons épineux.

Quelques taillisplus loin devenus forêtsembellirent l'horizon. Le docteur s'approcha du solles ancres furent lancéeset l'une d'elles s'accrocha bientôt dans les branches d'un vaste sycomore.

Joese glissant rapidement dans l'arbre; assujettit l'ancre avec précaution; le docteur laissa son chalumeau en activité pour conserver à l'aérostat une certaine force ascensionnelle qui le maintint en l'air. Le vent s'était presque subitement calmé.

Maintenantdit Fergussonprends deux fusilsami Dickl'un pour toil’autre pour Joeet tâchezà vous deuxde rapporter quelques belles tranches d'antilope. Ce sera pour notre dîner.

--En chasse !» s'écria Kennedy.

Il escalada la nacelle et descendit. Joe s'était laissé dégringoler de branche en branche et l'attendait en se détirant les membres. Le docteurallégé du poids de ses deux compagnonsput éteindre entièrement son chalumeau.

N'allez pas vous envolermon maîtres'écria Joe

--Sois tranquillemon garçonje suis solidement retenu. Je vais mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents. D'ailleursde mon postej'observerai le paysetà la moindre chose suspecteje tire un coup de carabine. Ce sera le signal de ralliement.

--Convenu» répondit le chasseur.

CHAPITRE XIV

La forêt de gommiers.--L'antilope bleue.--Le signa de ralliement.--Un assaut inattendu.--Le Kanyenye.--Une nuit en plein air.--Le Mabunguru.--Jihoue la Mkoa.--Provision d'eau. --Arrivée à Kazeh.

Le paysaridedesséchéfait d'une terre argileuse qui se fendillait à la chaleurparaissait désert; ça et làquelques traces de caravanesdes ossements blanchis d'hommes et de bêtesà demi rongéset confondus dans la même poussière.

Après une demi-heure de marcheDick et Joe s'enfonçaient dans une forêt de gommiersl'œil aux aguets et le doigt sur la détente du fusil On ne savait pas à qui on aurait affaire. Sans être un riflemanJoe maniait adroitement une arme à feu

Cela fait du bien de marcher monsieur Dicket cependant ce terrain là n'est pas trop commode» fit-i1 en heurtant les fragments de quartz dont il était parsemé

Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s'arrêter. Il fallait savoir se passer de chiensetquelle que fût l'agilité de Joeil ne pouvait avoir le nez d’un braque ou d'un lévrier.

Dans le lit d'un torrent où stagnaient encore quelques maresse désaltérait une troupe d'une dizaine d'antilopes. Ces gracieux animauxflairant un dangerparaissaient inquiets; entre chaque lampéeleur jolie tête se redressait avec vivacitéhumant de ses narines mobiles l'air au vent des chasseurs.

Kennedy contourna quelques massifstandis que Joe demeurait immobile; il parvint à portée de fusil et fit feu La troupe disparut en un clin d'œil; seuleune antilope mâlefrappée au défaut de l'épauletombait foudroyée. Kennedy se précipita sur sa proie.

C'était un blawe-bockun magnifique animal d'un bleu pâle tirant sur le grisavec le ventre et l'intérieur des jambes d'une blancheur de neige.

Le beau coup de fusil ! s'écria le chasseur. C'est une espèce très rare d'antilopeet j'espère bien préparer sa peau de manière à la conserver.

--Par exemple ! y pensez-vousmonsieur Dick !

--Sans doute ! Regarde donc ce splendide pelage.

--Mais le docteur Fergusson n'admettra jamais une pareille surcharge.

--Tu as raisonJoe ! Il est pourtant fâcheux d'abandonner tout entier un si bel animal !

--Tout entier ! non pasmonsieur Dick; nous allons en tirer tous les avantages nutritifs qu'il possèdeetsi vous le permettezje vais m'en acquitter aussi bien que le syndic de l'honorable corporation des bouchers de Londres.

--A ton aisemon ami; tu sais pourtant qu'en ma qualité de chasseurje ne suis pas plus embarrassé de dépouiller une pièce de gibier que de l'abattre.

--J'en suis sûrmonsieur Dick; alors ne vous gênez pas pour établir un fourneau sur trois pierres; vous aurez du bois mort en quantitéet je ne vous demande que quelques minutes pour utiliser vos charbons ardents.

--Ce ne sera pas long» répliqua Kennedy.

Il procéda aussitôt à la construction de son foyerqui flambait quelques instants plus tard.

Joe avait retiré du corps de l'antilope une douzaine de côtelettes et les morceaux les plus tendres du filetqui se transformèrent bientôt en grillades savoureuses.

«Voilà qui fera plaisir à l'ami Samueldit le chasseur.

--Savez-vous à quoi je pensemonsieur Dick ?

--Mais à ce que tu faissans douteà tes beefsteaks.

--Pas le moins du monde. Je pense à la figure que nous ferions si nous ne retrouvions plus l'aérostat.

--Bon ! quelle idée ! tu veux que le docteur nous abandonne ?

--Non; mais si son ancre venait à se détacher ?

--Impossible. D'ailleurs Samuel ne serait pas embarrassé de redescendre avec son ballon; il le manœuvre assez proprement.

--Mais si le vent l'emportaits'il ne pouvait revenir vers nous

--VoyonsJoetrêve à tes suppositions; elles n'ont rien de plaisant.

--Ah ! Monsieurtout ce qui arrive en ce monde est naturel ; ortout peut arriverdonc il faut tout prévoir...»

En ce moment un coup de fusil retentit dans l'air.

«Hein ! fit Joe.

--Ma carabine ! je reconnais sa détonation.

--Un signal !

--Un danger pour nous !

--Pour lui peut-êtrerépliqua Joe.

--En route !»

Les chasseurs avaient rapidement ramassé le produit de leur chasseet ils reprirent le «chemin» en se guidant sur des brisées que Kennedy avait faites. L'épaisseur du fourré les empêchait d'apercevoir le Victoriadont ils ne pouvaient être bien éloignés.

Un second coup de feu se fit entendre.

«Cela pressefit Joe.

--Bon ! encore une autre détonation.

--Cela m'a l'air d'une défense personnelle.

--Hâtons-nous.»

Et ils coururent à toutes jambes. Arrivés à la lisière du boisils virent tout d'abord le Victoria à sa placeet le docteur dans la nacelle.

«Qu'y a-t-il donc ! demanda Kennedy.

--Grand Dieu ! s'écria Joe.

--Que vois tu ?

--Là-basune troupe de nègres qui assiègent le ballon !»

En effetà deux milles de làune trentaine d'individus se pressaient en gesticulanten hurlanten gambadant au pied du sycomore. Quelques-unsgrimpés dans l'arbres'avançaient jusque sur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent.

«Mon maître est perdus'écria Joe.

--AllonsJoedu sang-froid et du coup d'œil. Nous tenons la vie de quatre de ces moricauds dans nos mains. En ayant !»

Ils avaient franchi un mille avec une extrême rapiditéquand un nouveau coup de fusil partit de la nacelle; il atteignit un grand diable qui se hissait par la corde de l'ancre. Un corps sans vie tomba de branches en brancheset resta suspendu à une vingtaine de pieds du solses deux bras et ses deux jambes se balançant dans l'air.

«Hein ! fit Joe en s'arrêtantpar où diable se tient-il donccet animal ?

Peu importerépondit Kennedycourons ! courons !

--Ah ! monsieur Kennedys'écria Joeen éclatant de rire: par sa queue ! c'est par sa queue ! Un singe ! ce ne sont que des singes.

--Ça vaut encore mieux que des hommes» répliqua Kennedy en se précipitant au milieu de la bande hurlante.

C'était une troupe de cynocéphales assez redoutablesféroces et brutauxhorribles à voir avec leurs museaux de chien. Cependant quelques coups de fusil en eurent facilement raisonet cette horde grimaçante s'échappalaissant plusieurs des siens à terre.

En un instantKennedy s'accrochait à l'échelle; Joe se hissait dans les sycomores et détachait l'ancre; la nacelle s'abaissait jusqu'à luiet il y rentrait sans difficulté. Quelques minutes aprèsle Victoria s'élevait dans l'air et se dirigeait vers l'est sous l'impulsion d'un vent modéré.

«En voilà un assaut ! dit Joe.

--Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.

--Ce n'étaient que des singesheureusement ! répondit le docteur

--De loinla différence n'est pas grandemon cher Samuel.

--Ni même de prèsrépliqua Joe.

--Quoi qu'il en soitreprit Fergussoncette attaqué de singes pouvait avoir les plus graves conséquences. Si l'ancre avait perdu prise sous leurs secousses réitéréesqui sait où le vent m'eût entraîné !

--Que vous disais-jemonsieur Kennedy !

--Tu avais raisonJoe; maistout en ayant raisonà ce moment-là tu préparais des beefsteaks d'antilopedont la vue me mettait déjà en appétit.

--Je le crois bienrépondit le docteurla chair d'antilope est exquise.

--Vous pouvez en jugerMonsieurla table est servie.

--Sur ma foidit le chasseurces tranches de venaison ont un fumet sauvage qui n'est point à dédaigner.

--Bon! je vivrais d'antilope jusqu'à la fin de mes jours répondit Joe la bouche pleinesurtout avec un verre de grog pour en faciliter la digestion»

Joe prépara le breuvage en questionqui fut dégusté avec recueillement.

«Jusqu'ici cela va assez biendit-il.

--Très bienriposta Kennedy.

--Voyonsmonsieur Dickregrettez-vous de nous avoir accompagnés ?

--J'aurais voulu voir qu'on m'en eût empêché !» répondit le chasseur avec un air résolu.

Il était alors quatre heures du soir; le Victoria rencontra un courant plus rapide; le sol montait insensiblementet bientôt la colonne barométrique indiqua une hauteur de l500 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Le docteur fut alors obligé de soutenir son aérostat par une dilatation de
gaz assez forteet le chalumeau fonctionnait sans cesse.

Vers sept heuresle Victoria planait sur le bassin de Kanyemé ; le docteur reconnut aussitôt ce vaste défrichement de dix milles d'étendueavec ses villages perdus au milieu des baobabs et des calebassiers. Là est la résidence de l'un des sultans du pays de l'Ugogooù la civilisation est peut-être moins arriéréeon y vend plus rarement les membres de sa famille; maisbêtes et genstous vivent ensemble dans des huttes rondes sans charpenteet qui ressemblent à des meules de foin.

Après Kanyeméle terrain devint aride et rocailleux; maisau bout d'une heuredans une dépression fertilela végétation reprit toute sa vigueurà quelque distance du Mdaburu. Le vent tombait avec le jouret l'atmosphère semblait s'endormir. Le docteur chercha vainement un courant à différentes hauteurs en voyant ce calme de la natureil résolut de passer la nuit dans les airset pour plus de sûretéil s'éleva de 1000 pieds environ. Le Victoria demeurait immobile. La nuit magnifiquement étoilée se fit en silence.

Dick et Joe s'étendirent sur leur couche paisibleet s'endormirent d'un profond sommeil pendant le quart du docteur; à minuitcelui-ci fut remplacé par l'Écossais.

«S'il survenait le moindre incidentréveille-moilui dit-il ; et surtout ne perds pas le baromètre des yeux. C’est notre boussoleà nous autres !»

La nuit fut froideil y eut jusqu'à 27° degrés [14° centigrades] de différence entre sa température et celle du jour. Avec les ténèbres avait éclaté le concert nocturne les animauxque la soif et la faim chassent de leurs repaires; les grenouilles firent retentir leur voix de sopranodoublée du glapissement des chacalspendant que la basse imposante des lions soutenait les accords de cet orchestre vivant.

En reprenant son poste le matinle docteur Fergusson consulta sa boussoleet s'aperçut que la direction du vent avait changé pendant la nuit. Le Victoria dérivait dans le nord-est d'une trentaine de milles depuis deux heures environ; il passait au-dessus du Mabungurupays pierreuxparsemé de blocs de syénite d'un beau poliet tout bosselé de roches en dos d'âne; des masses coniquessemblables aux rochers de Karnakhérissaient le sol comme autant de dolmens druidiques; de nombreux ossements de buffles et d'éléphants blanchissaient ça et 1à ; il y avait peu d'arbressinon dans l'estdes bois profondssous lesquels se cachaient quelques villages.

Vers sept heuresune roche rondede près de deux milles d'étendueapparut comme une immense carapace.

«Nous sommes en bon chemindit le docteur Fergusson. Voilà Jihoue-la-Mkoaoù nous allons faire halte pendant quelques instants. Je vais renouveler la provision d'eau nécessaire à l'alimentation de mon chalumeauessayons de nous accrocher quelque part.

--Il y a peu d'arbresrépondit le chasseur.

--Essayons cependant; Joejette les ancres.»

Le ballonperdant peu à peu de sa force ascensionnelles'approcha de terre; les ancres coururent; la patte de l'une d'elles s'engagea dans une fissure de rocheret le Victoria demeura immobile.

Il ne faut pas croire que le docteur pût éteindre complètement son chalumeau pendant ses haltes. L'équilibre du ballon avait été calculé au niveau de la mer; or le pays allait toujours en montantet se trouvant élevé de 600 à 700 piedsle ballon aurait eu une tendance à descendre plus bas que le sol lui-même; il fallait donc le soutenir par une certaine dilatation du gaz. Dans le. cas seulement oùen l'absence de tout ventle docteur eût laissé la nacelle reposer sur terrel'aérostatalors délesté d'un poids considérablese serait maintenu sans le secours du chalumeau.

Les cartes indiquaient de vastes mares sur le versant occidental de Jihoue-la-Mkoa Joe s'y rendit seul avec un barilqui pouvait contenir une dizaine de gallons; il trouva sans peine l'endroit indiquénon loin d'un petit village désertfit sa provision d'eauet revint en moins de trois quarts d'heure; il n'avait rien vu de particuliersi ce n'est d'immenses trappes à éléphant; il faillit même choir dans l'une d'ellesoù gisait une carcasse à demi-rongée.

Il rapporta de son excursion une sorte de nèflesque des singes mangeaient avidement. Le docteur reconnut le fruit du «mbenbu» arbre très abondant sur la partie occidentale de Jihoue-la-Mkoa. Fergusson attendait Joe avec une certaine impatiencecar un séjour même rapide sur cette terre inhospitalière lui inspirait toujours des craintes.

L’eau fut embarquée sans difficultécar la nacelle descendit presque au niveau du sol; Joe put arracher l'ancreet remonta lestement auprès de son maître. Aussitôt celui-ci raviva sa flammeet le Victoria reprit la route des airs.

Il se trouvait alors à une centaine de milles de Kazehimportant établissement de l'intérieur de l'Afriqueoùgrâce à un courant de sud-estles voyageurs pouvaient espérer de parvenir pendant cette journée; ils marchaient avec une vitesse de 14 milles à l'heure; la conduite de l'aérostat devint alors assez difficile; on ne pouvait s’élever trop haut sans dilater beaucoup le gazcar le pays se trouvait déjà à une hauteur moyenne de 3000 pieds. Orautant que possiblele docteur préférait ne pas forcer sa dilatation; il suivit donc fort adroitement les sinuosités d'une pente assez roideet rasa de près les villages de Thembo et de Tura-Wels. Ce dernier fait partie de l'Unyamwezymagnifique contrée où les arbres atteignent les plus grandes dimensionsentre autres les cactusqui deviennent gigantesques.

Vers deux heurespar un temps magnifiquesous un soleil de feu qui dévorait le moindre courant d'airle Victoria planait au-dessus de la ville de Kazehsituée à 330 milles de la côte.

«Nous sommes partis de Zauzibar à neuf heures du matindit le docteur Fergusson en consultant ses noteset après deux jours de traversée nous avons parcouru par nos déviations près de 500 milles géographiques [Près de deux cents lieues]. Les capitaines Burton et Speke mirent quatre mois et demi à faire le même chemin !


CHAPITRE XV

Kazeh.--Le marché bruyant.--Apparition du Victoria.--Les Wanganga.--Les fils de la Lune.--Promenade du docteur.--Population.--Le tembé royal.--Les femmes du sultan.--Une ivresse royale.--Joe adoré.--Comment on danse dans la Lune.--Revirement.—Deux lunes au firmament.--Instabilité des grandeurs divine.





Kazehpoint important de l'Afrique centralen'est point une ville ; à vrai direil n'y a pas de ville à l'intérieur. Kazeh n'est qu'un ensemble de six vastes excavations. Là sont renfermées des casesdes huttes à esclavesavec de petites cours et de petits jardinssoigneusement cultivés; oignonspatatesauberginescitrouilles et champignons d'une saveur parfaite y poussent à ravir.

L'Unyamwezy est la terre de la Lune par excellencele parc fertile et splendide de l'Afrique ; au centre se trouve le district de l'Unyanembéune contrée délicieuseoù vivent paresseusement quelques familles d'Omaniqui sont des Arabes d'origine très pure.

Ils ont longtemps fait le commerce à l'intérieur de l'Afrique et dans l'Arabie; ils ont trafiqué de gommesd'ivoired'indienned'esclaves; leurs caravanes sillonnaient ces régions équatoriales; elles vont encore chercher à la côté les objets de luxe et de plaisir pour ces marchands enrichiset ceux-ciau milieu de femmes et de serviteursmènent dans cette contrée charmante l'existence la moins agitée et la plus horizontaletoujours étendusriantfumant ou dormant.

Autour de ces excavationsde nombreuses cases d'indigènesde vastes emplacements pour les marchésdes champs de cannabis et de daturade beaux arbres et de frais ombragesvoilà Kazeh.

Là est le rendez-vous général des caravanes: celles du Sud avec leurs esclaves et leurs chargements d'ivoire; celles de l'Ouestqui exportent le coton et les verroteries aux tribus des Grands Lacs.

Aussidans les marchésrègne-t-il une agitation perpétuelleun brouhaha sans nomcomposé du cri des porteurs métisdu son des tambours et des cornetsdes hennissements des mulesdu braiement des ânesdu chant des femmespiaillement des enfantset des coups de rotin du Jemadar [Chef de la caravane]qui bat là mesure dans cette symphonie pastorale.

Là s’étalent sans ordreet même avec un désordre charmantles étoffes voyantesles rassadesles ivoiresles dents de rhinocérosles dents de requinsle mielle tabacle coton; là se pratiquent les marchés les plus étrangesoù chaque objet n'a de valeur que par les désirs qu'il excite.

Tout d'un coupcette agitationce mouvementce bruit tomba subitement. Le Victoria venait d'apparaître dans les airs; il planait majestueusement et descendait peu à peusans s'écarter de la verticale. HommesfemmesenfantsesclavesmarchandsArabes et nègrestout disparut et se glissa dans les «tembés» et sous les huttes.

«Mon cher Samueldit Kennedysi nous continuons à produire de pareils effetsnous aurons de la peine à établir des relations commerciales avec ces gens-là.

--Il y aurait cependantdit Joeune opération commerciale d'une grande simplicité à faire. Ce serait de descendre tranquillement et d'emporter les marchandises les plus précieusessans nous préoccuper des marchands. On s'enrichirait.

--Bon ! répliqua le docteurces indigènes ont eu peur au premier moment. Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par curiosité.

--Vous croyezmon maître ?

--Nous verrons bien ; mais il sera prudent de ne point trop les approcherle Victoria n'est pas un ballon blindé ni cuirassé; il n'est donc à l'abri ni d'une balleni d'une flèche.

--Comptes-tu doncmon cher Samuelentrer en pourparlers avec ces Africains ?

--Si cela se peutpourquoi pas ? répondit le docteur ; il doit se trouver à Kazeh des marchands arabes plus instruitsmoins sauvages. Je me rappelle que MM. Burton et Speke n'eurent qu'à se louer de l'hospitalité des habitants de la ville. Ainsinous pouvons tenter l'aventure.

Le Victorias'étant insensiblement rapproché de terreaccrocha l'une de ses ancres au sommet d'un arbre près de la place du marché. Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous ; les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs «Waganga» reconnaissables à leurs insignes de coquillages coniquess'avancèrent hardiment ; c'étaient les sorciers de l'endroit. Ils portaient à leur ceinture de petites gourdes noires enduites de graisseet divers objets de magied'une malpropreté d'ailleurs toute doctorale.

Peu à peula foule se fit à leurs côtésles femmes et les enfants les entourèrentles tambours rivalisèrent de fracasles mains se choquèrent et furent tendues vers le ciel.

C'est leur manière de supplierdit le docteur Fergusson si je ne me trompenous allons être appelés à jouer un grand rôle.

--Eh bien ! Monsieurjouez-le.

--Toi-mêmemon brave Joetu vas peut-être devenir un dieu.

--Eh ! Monsieurcela ne m'inquiète guèreet l'encens ne me déplait pas.»

En ce momentun des sorciersun «Myanga» fit un gesteet toute cette clameur s'éteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageursmais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergussonn'ayant pas comprislança à tout hasard quelques mots d'arabeet il lui fut immédiatement répondu dans cette langue.

L'orateur se livra à une abondante haranguetrès fleurietrès écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était tout bonnement pris pour la Lune en personneet que cette aimable déesse avait daigné s'approcher de la ville avec ses trois Filshonneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du Soleil.Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune faisait tous les mille ans sa tournée départementaleéprouvant le besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gêner et d'abuser de sa divine présence pour faire connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultanle «Mwani» malade depuis de 1ongues annéesréclamait les secours du cielet il invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l'invitation à ses compagnons.

«Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre dit le chasseur.

--Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l'atmosphère est calme; il n'y a pas un souffle de vent ! Nous n'avons rien à craindre pour le Victoria.

--Mais que feras-tu ?

Sois tranquillemon cher Dick; avec un peu de médecine je m’en tirerai.»

Puiss'adressant à la foule :

«La Luneprenant en pitié le souverain cher aux enfants de 1'Unyamwezynous a confié le soin de sa guérison. Qu'il se prépare à nous recevoir !»

Les clameursles chantsles démonstrations redoublèrentet toute cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.

Maintenantmes amisdit le docteur Fergussonil faut tout prévoir nous pouvonsà un moment donnéêtre forcés de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelleetau moyen du chalumeauil main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L'ancre est solidement assujettie; il n'y a rien à craindre. Je vais descendre à terre. Joe m'accompagnera; seulement il restera au pied de l'échelle.

--Comment ! tu iras seul chez ce moricaud ? dit Kennedy.

--Comment ! monsieur Samuels'écria Joevous ne voulez pas que je vous suive jusqu'au bout !

--Non; j'irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande déesse la Lune est venue leur rendre visiteje suis protégé par la superstition; ainsin'ayez aucune crainteet restez chacun au poste que je vous assigne.

--Puisque tu le veuxrépondit le chasseur.

--Veille à la dilatation du gaz.

--C'est convenu.»

Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement 1'intervention céleste.

«Voilà ! voilà ! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils.»

Le docteurmuni de sa pharmacie de voyagedescendit à terreprécédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenaits'assit au pied de l'échelleles jambes croisées sous lui à la façon arabeet une partie de la foule l'entoura d'un cercle respectueux.

Pendant ce tempsle docteur Fergussonconduit au son des instrumentsescorté par des pyrrhiques religieusess'avança lentement vers le «tembé royal» situé assez loin hors de la ville; il était environ trois heureset le soleil resplendissait; il ne pouvait faire moins pour la circonstance

Le docteur marchait avec dignité; les «Waganga» l'entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientôt rejoint par le fils naturel du sultanjeune garçon assez bien tournéquisuivant la coutume du paysétait le seul héritier des biens paternelsà 1'exclusion des enfants légitimes; il se prosterna devant le Fils de la Lune; celui-ci le releva d'un geste gracieux.

Trois quarts d'heure aprèspar des sentiers ombreuxau milieu de tout le luxe d'une végétation tropicalecette procession enthousiasmée arriva au palais du sultansorte d'édifice carréappelé Ititényaet situé au versant d'une colline. Une espèce de verandahformée par le toit de chaumerégnait à l'extérieurappuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d'être sculptés. De longues lignes d'argile rougeâtre ornaient les murscherchant à reproduire des figures d'hommes et de serpentsceux-ci naturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cette habitation ne reposait pas immédiatement sur les murailleset l'air pouvait y circuler librement; d'ailleurspas de fenêtreset à peine une porte.

Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par les gardes et les favorisdes hommes de belle racedes Wanyamwezitype pur des populations de l'Afrique centraleforts et robustesbien faits et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grand nombre de petites tresses retombaient sur leurs épaules; au moyen d’incisions noire. ou bleuesils zébraient leurs joues depuis les tempes jusqu'à la bouche. Leurs oreillesaffreusement distenduessupportaient des disques en bois et des plaques de gomme copal; ils étaient vêtus de toiles brillamment peintes; les soldatsarmés de la sagaiede l'arcde la flèche barbelée et empoisonnée du suc de l'euphorbedu coutelasdu «sime»long sabre à dents de scieet de petites haches d'armes.

Le docteur pénétra dans le palais. Làen dépit de la maladie du sultanle vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Il remarqua au linteau de la porte des queues de lièvredes crinières de zèbresuspendues en manière de talisman. Il fut reçu par la troupe des femmes de Sa Majestéaux accords harmonieux de «l’upatu»de cymbale faite avec le fond d'un pot de cuivreet; au fracas du «kilindo»tambour de cinq pieds de haut creusé dans un tronc d'arbreet contre lequel deux virtuoses s'escrimaient à coups de poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolieset fumaient en riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires; elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avec grâceet portaient le «kilt» en fibres de calebassefixé autour de leur ceinture.

Six d'entre elles n'étaient pas les moins gaies de la bandequoique placées à l'écart et réservées à un cruel supplice. A la mort du sultanelles devaient être enterrées vivantes auprès de luipour le distraire pendant l'éternelle solitude.

Le docteur Fergussonaprès avoir embrassé tout cet ensemble d'un coup d'œils'avança jusqu'au lit de bois du souverain. Il vit là un homme d’une quarantaine d'annéesparfaitement abruti par les orgies de toutes sortes et dont il n'y avait rien à faire. Cette maladiequi se prolongeait depuis des annéesn'était qu'une ivresse perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perdu connaissanceet tout l'ammoniaque du monde ne l’aurait pas remis sur pied

Les favoris et les femmesfléchissant le genouse courbaient pendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d'un violent cordialle docteur ranima un instant ce corps abruti; le sultan fit un mouvementetpour un cadavre qui ne donnait plus signe d'existence depuis quelques heuresce symptôme fut accueilli par un redoublement de cris en l'honneur du médecin.

Celui-ciqui en avait assezécarta par un mouvement rapide ses adorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigea vers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joependant son absenceattendait tranquillement au bas de l'échelle; la foule lui rendait les plus grands devoirs. En véritable Fils de la Luneil se laissait faire. Pour une divinitéil avait l'air d'un assez brave hommepas fierfamilier même avec les jeunes Africainesqui ne se lassaient pas de le contempler. Il leur tenait d'ailleurs d'aimables discours.

«AdorezMesdemoisellesadorezleur disait-il ; je suis un bon diablequoique fils de déesse !»

On lui présenta les dons propitiatoiresordinairement déposés dans les «mzimu» ou huttes-fétiches. Cela consistait en épis d'orge et en «pombé.» Joe se crut obligé de goûter à cette espèce de bière forte; mais son palaisquoique fait au gin et au wiskeyne put en supporter la violence. Il fit une affreuse grimaceque l'assistance prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes fillesconfondant leurs voix dans une mélopée traînanteexécutèrent une danse grave autour de lui.

«Ah ! vous dansezdit-ileh bien ! je ne serai pas en reste avec vouset je vais vous montrer une danse de mon pays»

Et il entama une gigue étourdissantese contournantse détirantse déjetantdansant des piedsdansant des genouxdansant des mainsse développant en contorsions extravagantesen poses incroyablesen grimaces impossiblesdonnant ainsi à ces populations une étrange idée de la manière dont les dieux dansent dans la Lune.

Ortous ces Africainsimitateurs comme des singeseurent bientôt fait de reproduire ses manièresses gambadesses trémoussements; ils ne perdaient pas un gesteils n'oubliaient pas une attitude; ce fut alors un tohubohuun remuementune agitation dont il est difficile de donner une idéemême faible. Au plus beau de la fêteJoe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâteau milieu d'une foule hurlante et désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés On entourait le docteur; on le pressaiton le menaçait.

Étrange revirement ! Que s'était-il passé ? Le sultan avait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste ?

Kennedyde son postevit le danger sans en comprendre la cause. Le ballonfortement sollicité par la dilatation du gaztendait sa corde de retenueimpatient de s'élever dans les airs.

Le docteur parvint au pied de l'échelle. Une crainte superstitieuse retenait encore la foule et l'empêchait de se porter à des violences contre sa personne; il gravit rapidement les échelonset Joe le suivit avec agilité.

«Pas un instant à perdrelui dit son maître. Ne cherche pas à décrocher l'ancre ! Nous couperons la corde ! Suis-moi !

--Mais qu'y a-t-il donc ? demanda Joe en escaladant la nacelle.

--Qu'est-il arrivé ? fit Kennedysa carabine à la main.

--Regardezrépondit le docteur en montrant l'horizon.

--Eh bien ! demanda le chasseur.

--Eh bien ! la lune !»

La luneen effetse levait rouge et splendideun globe de feu sur un fond d'azur. C'était bien elle ! Elle et le Victoria!

Ou il y avait deux lunesou les étrangers n'étaient que des imposteursdes intrigantsdes faux dieux !

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De là le revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population de Kazehcomprenant que sa proie lui échappaitpoussa des hurlements prolongés; des arcsdes mousquets furent dirigés vers le ballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armes s'abaissèrent; il grimpa dans l’arbreavec l'intention de saisir la corde de l'ancreet d'amener la machine à terre.

Joe s'élança une hachette à la main.

«Faut-il couper ? dit-il.

--Attendsrépondit le docteur.

--Mais ce nègre !...

--Nous pourrons peut-être sauver notre ancreet j'y tiens Il sera toujours temps de couper.»

Le sorcierarrivé dans l'arbrefit si bien qu'en rompant les branches il parvint à décrocher l'ancre; celle-civiolemment attirée par l'aérostatattrapa le sorcier entre les jambeset celui-cià cheval sur cet hippogriffe inattendupartit pour les régions de l'air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l'un de ses Waganga s'élancer dans l'espace.

«Hurrah ! s'écria Joe pendant que le Victoriagrâce à sa puissance ascensionnellemontait avec une grande rapidité.

--Il se tient biendit Kennedy; un petit voyage ne lui fera pas de mal.

--Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d'un coup ? demanda Joe.

--Fi donc ! répliqua le docteur ! nous le replacerons tranquillement à terreet je crois qu'après une telle aventureson pouvoir de magicien s'accroîtra singulièrement dans l'esprit de ses contemporains.

--Ils sont capables d'en faire un dieu» s'écria Joe.

Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. Le nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. Il se taisaitses yeux demeuraient fixes. Sa terreur se mêlait d'étonnement. Un léger vent d'ouest poussait le ballon au-delà de la ville.

Une demi-heure plus tardle docteurvoyant le pays désertmodéra la flamme du chalumeauet se rapprocha de terre. A vingt pieds du solle nègre prit rapidement son parti; il s'élançatomba sur les jambeset se mit à fuir vers Kazehtandis quesubitement délestéle Victoria remontait dans les airs

CHAPITRE XVI

Symptômes d'orage.--Le pays de la Lune.--L'avenir du continent africain.--La machine de la dernière heure.--Vue du pays au soleil couchant --Flore et Faune.--L'orage.--La zone de feu.--Le ciel étoilé.

«Voilà ce que c'estdit Joede faire les Fils de la Lune sans sa permission ! Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour ! Est-ce quepar hasardmon maîtrevous auriez compromis sa réputation par votre médecine

--Au faitdit le chasseurqu’était ce sultan de Kazzeb ?

--Un vieil ivrogne à demi-mortrépondit le docteur et dont la perte ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de cecic'est que les honneurs sont éphémèreset il ne faut pas trop y prendre goût.

--Tant pisrépliqua Joe. Cela m'allait ! Être adoré ! faire le dieu à sa fantaisie ! Mais que voulez-vous ! la Lune s'est montréeet toute rougece qui prouve bien qu'elle était fâchée !»

Pendant ces discours et autresdans lesquels Joe examina l'astre des nuits à un point de vue entièrement nouveau le ciel se chargeait de gros nuages vers le nordde ces nuages sinistres et pesants. Un vent assez viframassé à trois cents pieds du solpoussait le Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus de luila voûte azurée était puremais on la sentait lourde

Les voyageurs se trouvèrentvers huit heures du soirpar 32° 40' de longitude et 4° 17' de latitude; les courants atmosphériquessous l'influence d'un orage prochainles poussaient avec une vitesse de trente cinq milles à l'heure. Sous leurs pieds passaient rapidement les plaines ondulées et fertiles de Mtuto Le spectacle en était admirableet fut admiré.

«Nous sommes en plein pays de la Lunedit le docteur Fergussoncar il a conservé ce nom que lui donna l'antiquitésans doute parce que la lune y fut adorée de tout temps. C'est vraiment une contrée magnifiqueet l'on rencontrerait difficilement une végétation plus belle.

--Si on la trouvait autour de Londresce ne serait pas naturelrépondit Joe ; mais ce serait fort agréable ! Pourquoi ces belles choses-là sont-elle réservées à des pays aussi barbares ?

--Et sait-onrépliqua le docteursi quelque jour cette contrée ne deviendra pas le centre de la civilisation ? Les peuples de l'avenir s'y porteront peut-êtrequand les régions de l'Europe se seront épuisées à nourrir leurs habitants.

--Tu crois cela ? fit Kennedy.

--Sans doutemon cher Dick. Vois la marche des événements; considère les migrations successives des peupleset tu arriveras à la même conclusion que moi. L'Asie est la première nourrice du monden'est-il pas vrai ? Pendant quatre mille ans peut-êtreelle travailleelle est fécondéeelle produitet puis quand les pierres ont poussé là où poussaient les moissons dorées d'Homèreses enfants abandonnent son sein épuisé et flétri. Tu les vois alors se jeter sur l'Europejeune et puissantequi les nourrit depuis deux mille ans. Mais déjà sa fertilité se perd ; ses facultés productrices diminuent chaque jour ; ces maladies nouvelles dont sont frappés chaque année les produits de la terreces fausses récoltesces insuffisantes ressourcestout cela est le signe certain d'une vitalité qui s'altèred'un épuisement prochain. Aussi voyons-nous déjà les peuples se précipiter aux nourrissantes mamelles de l'Amériquecomme à une source non pas inépuisablemais encore inépuisée. A son tource nouveau continent se fera vieuxses forêts vierges tomberont sous la hache de l'industrie; son sol s'affaiblira pour avoir trop produit ce qu'on lui aura trop demandé; là où deux moissons s'épanouissaient chaque annéeà peine une sortira-t-elle de ces terrains à bout de forces. Alors l'Afrique offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s'épureront par les assolements et les drainages ; ces eaux éparses se réuniront dans un lit commun pour former une artère navigable. Et ce pays sur lequel nous planonsplus fertileplus richeplus vital que les autresdeviendra quelque grand royaumeoù se produiront des découvertes plus étonnantes encore que la vapeur et l'électricité.

--Ah ! Monsieurdit Joeje voudrais bien voir cela.

--Tu t'es levé trop matinmon garçon.

--D’ailleursdit Kennedycela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit ! A force d'inventer des machinesles hommes se feront dévorer par elles ! Je me suistoujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque im-mense chaudière chauffée à trois milliards d'atmosphères fera sauter notre globe !

--Et j'ajoutedit Joeque les Américains n'auront pas été les derniers à travailler à la machine !

--En effetrépondit le docteurce sont de grands chaudronniers ! Maissans nous laisser emporter à de semblables discussionscontentons-nous d’admirer cette terre de la Lunepuisqu'il nous est donné de la voir.»

Le soleilglissant ses derniers rayons sous la masse des nuages amoncelésornait d'une crête d'or les moindres accidents du sol: arbres gigantesquesherbes arborescentesmousses à ras de terretout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrainlégèrement onduléressautait ça et là en petites collines coniques ; pas de montagnes à l'horizon; d'immenses palissades broussailléesdes haies impénétrablesdes jungles épineux séparaient les clairières où s'étalaient de nombreux villages ; les euphorbes gigantesques les entouraient de fortifications naturellesen s'entremêlant aux branches coralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazariprincipal affluent du lac Tanganayikase mit à serpenter sous les massifs de verdure ; il donnait asile à ces nombreux cours d'eaunés de torrents gonflés à l'époque des cruesou d'étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pour observateurs élevésc'était un réseau de cascades jeté sur toute la face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairie grasses et disparaissaient sous les grandes herbes; les forêtsaux essences magnifiquess'offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais dans ces bouquetslionsléopardshyènestigresse réfugiaient pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant faisait ondoyer la cime des tailliset l'on entendait le craquement des arbres cédant à ses cornes d'ivoire.

«Quel pays de chasse ! s'écria Kennedy enthousiasmé; une balle 1aucée à tout hasarden pleine forêtrencontrerait un gibier digne d'elle ! Est-ce qu'on ne pourrait pas en essayer un peu ?

--Non pasmon cher Dick ; voici la nuitune nuit menaçanteescortée d'un orage. Or les orages sont terribles dans cette contréeoù le sol est disposé comme une immense batterie électrique.

--Vous avez raisonMonsieurdit Joe la chaleur est devenue étouffantele vent est complètement qu'il se prépare quelque chose.

--L'atmosphère est surchargée d'électricitérépondit le docteur; tout être vivant est sensible à cet état de l'air qui précède la lutte des élémentset j'avoue que je n'en fus jamais imprégné à ce point.

--Eh bien ! demanda le chasseurne serait-ce pas le cas de descendre ?

--Au contraireDickj'aimerais mieux monter. Je crains seulement d'être entraîné au delà de ma route pendant ces croisements de courants atmosphériques .

--Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la côte.

--Si cela m'est possiblerépondit Fergussonje me porterai plus directement au nord pendant sept à huit degrés ; j'essayerai de remonter vers des latitudes présumées des sources du Nil; peut-être apercevrons-nous quelques traces de l'expédition du capitaine Spekeou même la caravane de M. de Heuglin. Si mes ca]culs sont exactsnous nous trouvons par 32° 40' de longitudeet je voudrais monter droit au delà de l'équateur.

--Vois donc ! s'écria Kennedy en interrompant son compagnonvois donc ces hippopotames qui se glissent hors des étangsces masses de chair sanguinolenteet ces crocodiles qui aspirent bruyamment l'air !

--Ils étouffent ! fit Joe. Ah ! quelle manière charmante de voyageret comme on méprise toute cette malfaisante vermine ! Monsieur Samuel ! monsieur Kennedy ! voyez donc ces bandes d'animaux qui marchent en rangs pressés ! Ils sont bien deux cents ; ce sont des loups.

--NonJoemais des chiens sauvages; une fameuse racequi ne craint pas de s'attaquer aux lions. C'est la plus terrible rencontre que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis en pièces.

--Bon ! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettre une muselièrerépondit l'aimable garçon. Après casi c'est leur naturelil ne faut pas trop leur en vouloir.» ;

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence de l'orage; il semblait que l'air épaissi devint impropre à transmettre les sons; l'atmosphère paraissait ouatée etcomme une salle tendue de tapisseriesperdait toute sonorité. L'oiseau rameurla grue couronnéeles geais rouges et bleusle moqueurles moucherollesdisparaissaient dans les grands arbres. La nature entière offrait les symptômes d'un cataclysme prochain.

A neuf heures du soirle Victoria demeurait immobile au-dessus de Msénévaste réunion de villages à peine distincts dans l'ombre; parfois la réverbération d'un rayon égaré dans l'eau morne indiquait des fossés distribués régulièrementetpar une dernière éclairciele regard put saisir la forme calme et sombre des palmiersdes tamarinsdes sycomores et des euphorbes gigantesques.

«J'étouffe ! dit l’Écossais en aspirant à pleins poumons le plus possible de cet air raréfié; nous ne bougeons plus ! Descendrons-nous ?

--Mais l'orage ? fit le docteur assez inquiet.

--Si tu crains d'être entraîné par le ventil me semble que tu n'as pas d'autre parti à prendre.

--L'orage n'éclatera peut-être cette nuitreprit Joe; les nuages sont très haut.

--C'est une raison qui me fait hésiter à les dépasser; il faudrait monter à une grande élévationperdre la terre de vueet ne savoir pendant toute la nuit si nous avançons et de quel côté nous avançons.

--Décide-toimon cher Samuelcela presse.

--Il est fâcheux que le vent soit tombéreprit Joe; il nous eut entraînés loin de l'orage.

--Cela est regrettablemes amiscar les nuages sont un danger pour nous; ils renferment des courants opposés qui peuvent nous enlacer dans leurs tourbillonset des éclairs capables de nous incendier. D'un autre côtéla forcede la rafale peut nous précipiter à terresi nous jetons l'ancre au sommet d'un arbre

--Alors que faire ?

--Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenne entre les périls de la terre et les périls du ciel. Nous avons de l’eau en quantité suffisante pour le chalumeauet nos deux cents livres de lest sont intactes. Au besoinje m'en servirais.

--Nous allons veiller avec toidit le chasseur.

--Nonmes amis; mettez les provisions à l'abri et couchez-vous; je vous réveillerai si cela est nécessaire.

--Maismon maîtrene feriez-vous pas bien de prendre du repos vous mêmepuisque rien ne nous menace encore !

--Nonmercimon garçon je préfère veiller. Nous sommes immobileset si les circonstances ne changent pasdemain nous nous trouverons exactement à la même place.

--BonsoirMonsieur.

--Bonne nuitsi c'est possible.»

Kennedy et Joe s'allongèrent sous leurs couvertureset le docteur demeura seul dans l'immensité.Cependant le dôme de nuages s'abaissait insensiblementet l'obscurité se faisait profonde. La voûte noire s'arrondissait autour du g1obe terrestre comme pour l'écraser.

Tout d'un coup un éclair violentrapideincisifraya l'ombre; sa déchirure n'était pas refermée qu'un effrayant éclat de tonnerre ébranlait le profondeurs du ciel.

«Alerte !» s'écria Fergusson.

Les deux dormeursréveillés à ce bruit épouvantablese tenaient à ses ordres.

«Descendons-nous ? fit Kennedy.

--Non! le ballon n'y résisterait pas. Montons avant que ces nuages se résolvent en eau et que le vent ne se déchaîne !»

Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin.

Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable à leur violence. Un second éclair déchira la nueet fut suivi de vin autres immédiats. Le ciel était zébré d'étincelles électriques qui grésillaient sous les larges gouttes de la pluie.

«Nous nous sommes attardésdit le docteur. Il nous faut maintenant traverser une zone le feu avec notre ballon rempli d'air inflammable !

--Mais à terre ! à terre ! reprenait toujours Kennedy.

--Le risque d'être foudroyé serait presque le mêmeet nous serions vite déchirés aux branches des arbres !

--Nous montonsmonsieur Samuel !

--Plus vite ! plus vite encore.»

Dans cette partie de l'Afriquependant les orages équatoriauxi1 n'est pas rare de compter de trente-cinq éclairs par minute Le ciel est littéralement en feuet les éclats du tonnerre ne discontinuent pas.

Le vent se déchaînait avec une violence effrayante dans cette atmosphère embrasée; il tordait les nuages incandescents; on eut dit le souffle d'un ventilateur immense qui activait tout cet incendie.

Le docteur Fergusson maintenait son chalumeau à pleine chaleur; le ballon se dilatait et montait ; à genouxau centre de la nacelleKennedy retenait les rideaux de la tente Le ballon tourbillonnait à donner le vertigeet les voyageurs subissaient d'inquiétantes oscillations. Il se faisait de grandes cavités dans l'enveloppe de l'aérostat ; le vent s'y engouffrait avec violenceet le taffetas détonait sous sa pression. Une sorte de grêleprécédée d'un bruit tumultueuxsillonnait l'atmosphère et crépitait sur le Victoria. Celui-cicependantcontinuait sa marche ascensionnelle; les éclairs dessinaient des tangentes enflammées à sa circonférence; il était plein feu.

«A la garde de Dieu! dit le docteur Fergusson; nous sommes entre ses mains lui seul peut nous sauver. Préparons-nous à tout événementmême à un incendie; notre chute peut n'être pas rapide.»

La voix du docteur parvenait à peine à l'oreille de ses compagnons; mais ils pouvaient voir sa figure calme au milieu du sillonnement des éclairs; il regardait les phénomènes de phosphorescence produits par le feu Saint-Elme qui voltigeait sur le filet de l'aérostat.

Celui-ci tournoyaittourbillonnaitmais il montait toujours; au bout d'un quart d'heureil avait dépassé la zone des nuages orageuxles effluences électriques se développaient au-dessous de luicomme une vaste couronne de feux d'artifices suspendus à sa nacelle.

C'était là l'un des plus beaux spectacles que la nature put donner à l’homme. En basl'orage. En haut le ciel étoilétranquillemuetimpassibleavec la lune projetant ses paisibles rayons sur ces nuages irrités.

Le docteur Fergusson consulta le baromètre; il donna douze mille pieds d'élévation. Il était onze heures du soir.

«Grâce au cieltout danger est passédit-il; il nous suffit de nous maintenir à cette hauteur.

C'était effrayant ! répondit Kennedy.

--Bonrépliqua Joecela jette de la diversité dans le voyageet je ne suis pas fâché d'avoir vu un orage d'un peu haut. C'est un joli spectacle !»


CHAPITRE XVII

Les montagnes de la Lune.--Un océan de verdure.--On jette l'ancre.--L'éléphant remorqueur.-- Feu nourri.--Mort du pachyderme.--Le four de campagne.--Repas sur l'herbe.--Une nuit

Vers six heures du matinle lundile soleil s'élevait au-dessus de l’horizon; les nuages se dissipèrentet un joli vent rafraîchit ces première lueurs matinales.

La terretoute parfuméereparut aux yeux des voyageurs. Le ballontournant sur place au milieu des courants opposésavait à peine dérivé ; le docteurlaissant se contracter le gazdescendit afin de saisir une direction plus septentrionale. Longtemps ses recherches furent vaines ; le vent l'entraîna dans l'ouestjusqu'en vue des célèbres montagnes de la Lunequi s'arrondissent en demi-cercle autour de la pointe du lac Tanganayika ; leur chaînepeu accidentéese détachait sur l'horizon bleuâtre ; on eut dit une fortification naturelleinfranchissable aux explorateur du centre de l'Afrique; quelques cônes isolés portaient la trace des neiges éternelles.

Nous voilàdit le docteurdans un pays inexploré ; le capitaine Burton s'est avancé fort avant dans l’ouest; mais il n'a pu atteindre ces montagnes célèbres; il en a même nié l'existenceaffirmée par Speke son compagnon; il prétend qu'elles sont nées dans l'imagination de ce dernier; pour nousmes amisil n'y a plus de doute possible

--Est-ce que nous les franchirons ! demanda Kennedy.

--Non pass'il plaît à Dieu; j'espère trouver un vent favorable qui me ramènera à l'équateur ; j'attendrai mêmes'il le fautet je ferai du Victoria comme d'un navire qui jette l'ancre par les vents contraires.

Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser. Après avoir essayé différentes hauteursle Victoria fila dans le nord-est avec une vitesse moyenne.

«Nous sommes dans la bonne directiondit-il en consultant sa boussoleet à peine à deux cents pieds de terretoutes circonstances heureuses pour reconnaître ces régions nouvelles ; le capitaine Spekeen allant à la découverte du lac Ukéréoué remontait plus à l’esten droite ligne au dessus de Kazeh.

--Irons-nous longtemps de la sorte ? demanda Kennedy

--Peut-être; notre but est de pousser une pointe du côté des sources du Nilet nous avons plus de six cents milles à parcourirjusqu'à la limite extrême atteinte par les explorateurs venus du Nord.

--Et nous ne mettrons pied à terrefit Joehistoire de se dégourdir les jambes ?

--Si vraiment ; il faudra d'ailleurs ménager nos vivresetchemin faisantmon brave Dicktu nous approvisionneras de viande fraîche.

--Dès que tu le voudrasami Samuel.

--Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. Qui sait si nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides. On ne saurait donc prendre trop de précautions.»

A midile Victoria se trouvait par 29° l5de longitude et 3° 15' de latitude. Il dépassait le village d'Uyofudernière limite septentrionale de l'Unyamwezipar le travers du lac Ukéréouéque l'on ne pouvait encore apercevoir.

Les peuplades rapprochées de l'équateur semblent être un peu plus civiliséeset sont gouvernées par des monarques absolusdont le despo-tisme est sans bornes; leur réunion la plus compacte constitue la province de Karagwah.

Il fut décidé entre les trois voyageurs qu'ils accosteraient la terre au premier emplacement favorable. On devait faire une halte prolongéeet l'aérostat serait soigneusement passé en revue; la flamme du chalumeau fut modérée; les ancres lancées au dehors de la nacelle vinrent bientôt raser les hautes herbes d'une immense prairie; d'une certaine hauteurelle paraissait couverte d'un gazon rasmais en réalité ce gazon avait de sept à huit pieds d'épaisseur.

Le Victoria effleurait ces herbes sans les courbercomme un papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C'était comme un océan de verdure sans un seul brisant.

«Nous pourrons courir 1ongtemps de la sortedit Kennedy; je n'aperçois pas un arbre dont nous puissions nous approcher; la chasse me parait compromise

--Attendsmon cher Dick ; tu ne pourrais pas chasser dans ces herbes plus hautes que toi; nous finirons par trouver une place favorable.»

C'était en vérité une promenade charmanteune véritable navigation sur cette mer si vertepresque transparenteavec de douces ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nomet semblait fendre des flotsà cela près qu'une volée d’oiseaux aux splendides couleurs s'échappait parfois des hautes herbes avec mille cris joyeux; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurset traçaient un sillon qui se refermait derrière ellescomme le sillage d'un vaisseau.

Tout à couple ballon éprouva une forte secousse; l'ancre avait mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazon gigantesque.

«Nous sommes prisfit Joe.

--Eh bien ! jette l'échelle» répliqua le chasseur.

Ces paroles n'étaient pas achevéesqu'un cri aigu retentit dans l'airet les phrases suivantesentrecoupées d'exclamationss'échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

«Qu'est cela ?

--Un cri singulier !

--Tiens ! nous marchons !

--L'ancre a dérapé.

--Mais non ! elle tient toujoursfit Joequi halait sur la corde.

--C'est le rocher qui marche !

Un vaste remuement se fit dans les herbeset bientôt une forme allongée et sinueuse s’éleva au-dessus d'elles.

«Un serpent ! fit Joe.

--Un serpent ! s'écria Kennedy en armant sa carabine.

--Eh non ! dit le docteurc'est une trompe d'éléphant.

--Un éléphantSamuel !»

Et Kennedyce disantépaula son arme.

«AttendsDickattends !

--Sans doute ! L'animal nous remorque.

--Et du bon côtéJoedu bon côté.»

L'éléphant s'avançait avec une certaine rapidité; il arriva bientôt à une clairièreoù l'on put le voir tout entier; à sa taille gigantesquele docteur reconnut un mâle d'une magnifique espèce ; il portait deux défenses blanchâtresd'une courbure admirableet qui pouvaient avoir huit pieds de long; les pattes de l'ancre étaient fortement prises entre elles.

L'animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe de la corde qui le rattachait à la nacelle.

«En avant ! hardi ! s'écria Joe au comble de la joieexcitant de son mieux cet étrange équipage. Voilà encore une nouvelle manière de voyager ! Plus que cela de cheval ! un éléphants'il vous plaît.

--Mais où nous mène-t-il ! demanda Kennedyagitant sa carabine qui lui brillait les mains.

--Il nous mène où nous voulons allermon cher Dick ! Un peu de patience !

--« Wig a more ! Wig a more !» comme disent les paysans d'Écosses'écriait le joyeux Joe. En avant ! en avant !»

L'animal prit un galop fort rapide; il projetait sa trompe de droite et de gaucheetdans ses ressautsil donnait de violentes secousses à la nacelle. Le docteurla hache à la mainétait prêt à couper la corde s'il y avait lieu.

«Maisdit-ilnous ne nous séparerons de notre ancre qu'au dernier moment.»

Cette courseà la suite d'un éléphantdura prés d'une heure et demie; l'animal ne paraissait aucunement fatigué; ces énormes pachydermes peuvent fournir des trottes considérablesetd'un jour à l'autreon les retrouve à des distances immensescomme les baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

«Au faitdisait Joec'est une baleine que nous avons harponnéeet nous ne faisons qu'imiter la manœuvre des baleiniers pendant leurs pêches.»

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur à modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et à trois milles environ; il devenait dès lors nécessaire que le ballon fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d'arrêter l'éléphant dans sa course; il épaula sa carabine; mais sa position n'était pas favorable pour atteindre l'animal avec succès; une première balletirée au crânes'aplatit comme sur une plaque de tôle; l'animal n'en parut aucunement troublé; au bruit de la déchargeson pas s'accéléraet sa vitesse fut celle d'un cheval lancé au galop.

« Diable ! dit Kennedy.

--Quelle tête dure ! fit Joe.

--Nous allons essayer de quelques balles coniques au défaut doré au défaut de l’épaule» reprit Dick en chargeant ; sa carabine avec soinet il fit feu.

L'animal poussa un cri terribleet continua de plus belle.

«Voyonsdit Joe en s'armant de l'un des fusilsil faut que je vous aideMonsieur Dickou cela n'en finira pas.»

Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête.

L'éléphant s'arrêtadressa sa trompeet reprit à toute vitesse sa course vers le bois; il secouait sa vaste têteet le sang commençait à couler à flots de ses blessures

Continuons notre feuMonsieur Dick.

--Et un feu nourriajouta le docteurnous ne sommes pas à vingt toises du bois !»

Dix coups retentirent encore. L’éléphant fit un bond effrayant ; la nacelle et le ballon craquèrent à faire croire que tout était brisé ; la secousse fit tomber la hache des mains du docteur sur le sol.

La situation devenait terrible alors; le câble de l'ancre fortement assujetti ne pouvait être ni détachéni entamé par les couteaux des voyageurs; le ballon approchait rapidement du boisquand l'animal reçut une balle dans l'œil au moment où il relevait la tête ; il s'arrêtahésita ; ses genoux plièrent; il présenta son flanc au chasseur.

«Une balle au cœur» dit celui-cien déchargeant une dernière fois la
carabine.

L'éléphant poussa un rugissement de détresse et d'agonie; il se redressa un instant en faisant tournoyer sa trompepuis il retomba de tout son poids sur une de ses défenses qu'il brisa net. Il était mort.

«Sa défense est brisée ! s'écria Kennedy. De l'ivoire qui en Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les demi-livres !

--Tant que celafit Joeen s'affalant jusqu'à terre par la corde de l'ancre.

--A quoi servent tes regretsmon cher Dick ? répondit le docteur Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d'ivoire ? Sommes-nous venus ici pour faire fortune ?»

Joe visita l'ancre; elle était solidement retenue à la défense demeurée intacte. Samuel et Dick sautèrent sur le soltandis que l'aérostat à demi dégonflé se balançait au-dessus du corps de l'animal.

La magnifique bête ! s'écria Kennedy. Quelle masse ! Je n'ai jamais vu dans l'Inde un éléphant de cette taille !

--Cela n'a rien d'étonnantmon cher Dick; les éléphants du centre de L'Afrique sont les plus beaux. Les Andersonles Cumming les ont tellement chassés aux environs du Capqu'ils émigrent vers l'équateuroù nous les rencontrerons souvent en troupes nombreuses.

--En attendantrépondit Joej'espère que nous goûterons un peu de celui-là ! Je m'engage à vous procurer un repas succulent aux dépens de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heure ou deuxM. Samuel va passer l'inspection du Victoriaetpendant ce tempsje vais faire la cuisine.

--Voilà qui est bien ordonnérépondit le docteur. Fais à ta guise.

--Pour moidit le chasseurJe vais prendre le deux heures de liberté que Joe a daigné m'octroyer.

--Vamon ami; mais pas d’imprudence. Ne t’éloigne pas.

--Sois tranquille.»

Et Dickarmé de son fusils'enfonça dans le bois.

Alors Joe s'occupa de ses fonctions. Il fit d'abord dans la terre un trou profond de deux pieds; il le remplit de branches sèches qui couvraient le solet provenaient des trouées faites dans le bois par les éléphants dont on voyait les traces. Le trou rempliil entassa au-dessus du bûcher haut de deux piedset il y mit le feu.

Ensuite il retourna vers le cadavre de l'éléphanttombé à dix toises du bois à peine; il détacha adroitement la trompe qui mesurait près de deux pieds de largeur à sa naissance; il en choisit la partie la plus délicateet y joignit un des pieds spongieux de l'animal; ce sont en effet les morceaux par excellencecomme la bosse du bisonla patte de l'ours ou la hure du sanglier.

Lorsque le bûcher fut entièrement consumé à l'intérieur et à l'extérieurle troudébarrassé des cendres et des charbonsoffrit une température très élevée; les morceaux de l'éléphantentourés de feuilles aromatiquesfurent déposés au fond de ce four improviséet recouverts de cendres chaudes; puisJoe éleva un second bûcher sur le toutet quand le bois fut consuméla viande était cuite à point.

Alors Joe retira le dîner de la fournaise; il déposa cette viande appétissante sur des feuilles verteset disposa son repas au milieu d'une magnifique pelouse; il apporta des biscuitsde l'eau-de-viedu caféet puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voiret Joe pensaitsans être trop fierqu'il ferait encore plus de plaisir à manger.

Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. Un repas à ses heures ! un hamac perpétuel ! qu'est-ce que l'on peut demander de plus ?

Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir !»

De son côtéle docteur Fergusson se livrait à un examen sérieux de l’aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la tourmente; le taffetas et la gutta-perca avaient merveilleusement résisté; en prenant la hauteur actuelle du solet en calculant la force ascensionnelle du ballonil vit avec satisfaction que l'hydrogène était en même quantité ; l’enveloppe Jusque-là demeurait entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulementles voyageurs avaient quitté Zanzibar; le pemmican n'était pas encore entamé; les provisions de biscuit et de viande conservée suffisaient pour un long voyage; il n'y eut donc que la réserve d'eau à renouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfait état; grâce à leurs articulations de caoutchoucils s'étaient prêtés à toutes les oscillations de l’aérostat.

Son examen terminéle docteur s’occupa de mettre ses notes en ordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagne environnanteavec la longue prairie à perte de vuela forêt de camaldoreset le ballon immobile sur le corps du monstrueux éléphant.

Au bout de ses deux heuresKennedy revint avec un chapelet de perdrix grasseset un cuissot d'oryxsorte de gemsbokappartenant à l'espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de préparer ce surcroît de provisions.

«Le dîner est servi» s'écria-t-il bientôt de sa plus belle voix.

Et les trois voyageurs n'eurent qu'à s'asseoir sur la pelouse verte; les pieds et la trompe d'éléphant furent déclarés exquis ; on but à l'Angleterre comme toujourset de délicieux havanes parfumèrent pour la première fois cette contrée charmante.

Kennedy mangeaitbuvait et causait comme quatre; il était enivré; il proposa sérieusement à son ami le docteur de s'établir dans cette forêtd'y construire une: cabane de feuillageet d'y commencer la dynastie des Robinsons africains.

La proposition n'eut pas autrement de suitebien que Joe se fût proposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquillesi déserteque le docteur résolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feuxbarricade indispensable contre les bêtes féroces; les hyènesles couguarsles chacalsattirés par l'odeur de la chair d'éléphantrodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieurs reprises décharger sa carabine sur des visiteurs trop audacieux ; mais enfin la nuit s'acheva sans incident fâcheux.

CHAPITRE XVIII

Le Karagwah.--Le lac Ukéréoué.--Une nuit dans une île.--L'Équateur.--Traversée du lac.--Les cascades.--Vue du pays.--Les sources du Nil.--L'île Benga.--La signature d'Andres.--Debono.--Le pavillon aux armes d'Angleterre.

Le lendemain dès cinq heurescommençaient les préparatifs du départ. Joeavec la hache qu'il avait heureusement retrouvéebrisa les défenses de l'éléphant. Le Victoriarendu à la libertéentraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteur des étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40' de latitude au-dessous de l’équateursoit à cent soixante milles géographiques ; il traversa de nombreux villages sans se préoccuper des cris provoqués par son apparition; il prit note de la conformation des lieux avec des vues sommaires; il franchit les rampes du Rubemhépresque aussi roides que les sommets de l'Ousagaraet rencontra plus tardà Tengales premiers ressauts des chaînes de Karagwahquiselon luidérivent nécessairement des montagnes de la Lune Orla légende ancienne qui faisait de ces montagnes le berceau du Nil s'approchait de la véritépuisqu'elles confinent au lac Ukéréouéréservoir présumé des eaux du grand fleuve.

De Kafurogrand district des marchands du paysil aperçut enfin à l'horizon ce lac tant cherchéque le capitaine Speke entrevit le 3 août 1858.

Samuel Fergusson se sentait émuil touchait presque à l’un des points principaux de son explorationetla lunette à l'œilil ne perdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regard détaillait ainsi:

Au-dessous de luiune terre généralement effritée; à peine quelques ravins cultivés ; le terrainparsemé de cônes d'une altitude moyennese faisait plat aux approches du lac; les champs d'orge remplaçaient les rizières; là croissaient ce plantain d'où se lire le vin du payset le «mwani»plante sauvage qui sert de café. La réunion d'une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d'un chaume en fleursconstituait la capitale du Karagwah.:

On apercevait facilement les figures ébahies d'une race assez belleau teint jaune brun. Des femmes d'une corpulence invraisemblable se traînaient dans les plantationset le docteur étonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpointtrès appréciés'obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

A midile Victoria se trouvait par 1° 45' de latitude australe; à une heurele vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyauza [Nyanza signifie lac] Victoria par le capitaine Speke. En cet endroitil pouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur; à son extrémité méridionalele capitaine trouva un groupe d'îlesqu'il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu'à Muanzasur la côte de l'estoù il fut bien reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lacmais il ne put se procurer une barqueni pour le traverserni pour visiter la grande île d’Ukéréoué; cette îletrès populeuseest gouvernée par trois sultanset ne forme qu'une presqu'île à marée basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nordau grand regret du docteurqui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les bordshérissés de boissons épineux et de broussailles enchevêtréesdisparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d'un brun clair; ce pays devait être inhabitable et inhabité; on voyait des troupes d'hippopotames se vautrer dans des forêts de roseauxou s'enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-civu de haut offrait vers l'ouest un horizon si large qu'on eut dit une mer ; la distance est assez grande entre les deux rives pour que des communications ne puissent s'établir ; d'ailleurs lestempêtes y sont fortes et fréquentescar les vents font rage dans ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger; il craignait d'être entraîné vers l’est; mais heureusement un courant le porta directement au nordetà six heures du soirle Victoria s'établit dans une petite île désertepar 0° 30' de latitudeet 32° 52' de longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s'accrocher à un arbreetle vent s'étant calmé vers le soirils demeurèrent tranquillement sur leur ancre. On ne pouvait songer à prendre terre; icicomme sur les bords du Nyanzades légions de moustiques couvraient le sol d'un nuage épais Joe même revint de l'arbre couvert de piqûres ; mais il ne se fâcha pastant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoinsle docteurmoins optimiste; fila le plus de corde qu'il putafin d'échapper à ces impitoyables insectes qui s'élevaient avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mertelle que l'avait déterminée le capitaine Spekesoit trois mille sept cent cinquante pieds.

«Nous voici donc dans une île ! dit Joequi se grattait à se rompre les poignets.

--Nous en aurions vite fait le tourrépondit le chasseuretsauf ces aimables insecteson n'y aperçoit pas un être vivant.

---Les îles dont le lac est parsemérépondit le docteur Fergussonne sontà vrai direque des sommets de collines immergées; mais nous sommes heureux d'y avoir rencontré un abricar les rives du lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez doncpuisque le ciel nous prépare une nuit tranquille.

--Est-ce que tu n'en feras pas autantSamuel ?

--Non; je ne pourrais fermer l'œil. Mes pensées chasseraient tout sommeil. Demainmes amissi le vent est favorablenous marcherons droit au nordet nous découvrirons peut-être les sources du Nilce secret demeuré impénétrable. Si prés des sources du grand fleuveje ne saurais dormir.»

Kennedy et Joeque les préoccupations scientifiques ne troublaient pas à ce pointne tardèrent pas à s'endormir profondément sous la garde du docteur.

Le mercredi 23 avrille Victoria appareillait à quatre heures du matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux du lacqu'un épais brouillard enveloppaitmais bientôt un vent violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

«Nous sommes en bon chemin ! s'écria-t-il. Aujourd'hui ou jamais nous verrons le Nil ! Mes amisvoici que nous franchissons l'Équateur ! nous entrons dans notre hémisphère !

--Oh ! fit Joe; vous pensezmon maîtreque 1’équateur passe par ici ?

--Ici même mon brave garçon !

--Eh bien ! sauf votre respectil me paraît convenable de l'arroser sans perdre de temps.

--Va pour un verre de grog ! répondit le docteur en riant; tu as une manière d'entendre la cosmographie qui n'est point sotte.

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du
Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l'ouest la côte basse et peu accidentée; au fondles plateaux plus élevés de l'Uganda et de 1'Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: près de trente milles à l'heure.

Les eaux du Nyanzasoulevées avec violenceécumaient comme les vagues d'une mer. A certaines lames de fond qui se balançaient 1ongtemps après les accalmiesle docteur reconnut que le lac devait avoir une grande profondeur A peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

«Le lacdit le docteurest évidemmentpar sa position élevéele réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d'Afrique; le ciel lui rend en pluie ce qu'il enlève en vapeurs à ses effluents Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

--Nous verrons bien» répliqua Kennedy.

Vers neuf heuresla côte de l'ouest se rapprocha; elle paraissait déserte et boisée. Le vent s'éleva un peu vers l'estet 1'on put entrevoir l'autre rive du lac. Elle se courbait de manière à se terminer par un angle très ouvertvers 2°40' de latitude septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à cette extrémité du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostatle docteur Fergusson examinait le pays d'un regard avide.

«Voyez ! s'écria-t-ilvoyezmes amis ! les récits des Arabes étaient exacts ! Ils parlaient d'un fleuve par lequel le lac Ukéréoué se déchargeait vers le nordet ce fleuve existeet nous le descendonset il coule avec une rapidité comparable à notre propre vitesse ! Et cette goutte d'eau qui s'enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée ! C'est le Nil !

--C'est le Nil ! répéta Kennedyqui se laissait prendre à l'enthousiasme de Samuel Fergusson.

--Vive le Nil ! dit Joequi s'écriait volontiers vive quelque chose quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette mystérieuse rivière. L'eau écumait ; il se faisait des rapides et des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions. Des montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrentsécumants dans leur chute ; l’œil les comptait par centaines. On voyait sourdre du sol de minces filets d'eau éparpillésse croisantse confondantluttant de vitesseet tous couraient à cette rivière naissantequi se faisait fleuve après les avoir absorbés.

«Voilà bien le Nilrépéta le docteur avec conviction. L'origine de son nom a passionné les savants comme l'origine de ses eaux; on l'a fait venir du grecdu coptedu sanscrit [Un savant byzantin voyait dans Neilos un nom arithmétique. N représentait 50E 5I 10L 30O 70S 200: ce qui fait le nombre des jours de 1'année] ; peu importeaprès toutpuisqu'il a dû livrer enfin le secret de ses sources !

--Maisdit le chasseurcomment s'assurer de l'identité de cette rivière et de celle que les voyageurs du nord ont reconnue !

--Nous aurons des preuves certainesirrécusablesinfailliblesrépondit Fergussonsi le vent nous favorise une heure encore.»

Les montagnes se séparaientfaisant place à des villages nombreuxà des champs cultivés de sésamede dourrahde cannes à sucre. Les tribus de ces contrées se montraient agitéeshostiles; elles semblaient plus près de la colère que de l'adoration; elles pressentaient des étrangerset non des dieux. Il semblait qu'en remontant aux sources du Nil on vint leur voler quelque chose Le Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets.

Aborder ici sera difficiledit l'Ecossais.

--Eh bien ! répliqua Joetant pis pour ces indigènes; nous les priverons du charme de notre conversation.

--Il faut pourtant que je descenderépondit le docteur Fergussonne fût-ce qu'un quart d'heure. Sans celaje ne puis constater les résultats de notre exploration.

--C'est donc indispensableSamuel ?

--Indispensableet nous descendronsquand même nous devrions faire le coup de fusil !

--La chose me varépondit Kennedy en caressant sa carabine.

--Quand vous voudrezmon maîtredit Joe en se préparant au combat.

Ce ne sera pas la première foisrépondit le docteurque l'on aura fait de la science les armes à la main; pareille chose est arrivée à un savant françaisdans les montagnes d'Espagnequand il mesurait le méridien terrestre.

--Sois tranquilleSamuelet fie-toi à tes deux gardés du corps.

--Y sommes-nousMonsieur ?

--Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir la configuration exacte du pays.»

L'hydrogène se dilataeten moins de dix minutesle Victoria planait à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du sol.

On distinguait de là un inextricable réseau de rivières que le fleuve recevait dans son lit; il en venait davantage de l'ouestentre les collines nombreusesau milieu de campagnes fertiles.

«Nous ne sommes pas à quatre-vingt-dix milles de Gondokorodit le docteur en pointant sa têteet à moins de cinq milles du point atteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous de terre avec précaution.»

Le Victoria s'abaissa de plus de deux mille pieds.

«Maintenantmes amissoyez prêts à tout hasard.

--Nous sommes prêtsrépondirent Dick et Joe.

- -Bien !»

Le Victoria marcha bientôt en suivant le lit du fleuveet à cent pied peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cet endroitet les indigène s'agitaient tumultueusement dans les villages qui bordaient ses rives. Au deuxième degréil forme une cascade à pic de dix pieds de hauteur environet par conséquent infranchissable.

«Voilà bien la cascade indiquée par M. Debono» s'écria le docteur.

Le bassin du fleuve s'élargissaitparsemé d'îles nombreuses que Samuel Fergusson dévorait du regard; il semblait chercher un point de repère qu'il n'apercevait pas encore.

Quelques nègres s'étant avancés dans une barque au-dessous du ballonKennedy les salua d'un coup de fusilquisans les atteindreles obligea à regagner la rive au plus vite.

«Bon voyage ! leur souhaita Joe ; à leur placeje ne me hasardera pas à revenir ! j'aurais singulièrement peur d'un monstre qui lance la foudre à volonté.»

Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette et la braqua vers une île couchée au milieu du fleuve.

Quatre arbres! s'écria-t-il; voyezlà-bas !»

En effetquatre arbres isolés s'élevaient à son extrémité.

C'est l'île de Benga ! c'est bien elle ! ajouta-t-il.

--Eh bienaprès ? demanda Dick.

--C'est là que nous descendronss'il plaît à Dieu !

--Mais elle paraît habitéeMonsieur Samuel !

--Joe a raison; si je ne me trompevoilà un rassemblement d'une vingtaine d'indigènes.

--Nous les mettrons en fuite; cela ne sera pas difficilerépondit Fergusson.

--Va comme il est dit» répliqua le chasseur.

Le soleil était au zénith. Le Victoria se rapprocha de l'île.

Les nègresappartenant à la tribu de Makadopoussèrent des cris énergiques. L'un d'eux agitait en l'air son chapeau d'écorce. Kennedy le prit pour point de mirefit feuet le chapeau vola en éclats.

Ce fut une déroute générale. Les indigènes se précipitèrent dans le fleuve et le traversèrent à la nage; des deux rivesil vint une grêle de balles et une pluie de flèchesmais sans danger pour l'aérostat dont l'ancre avait mordu une fissure de roc. Joe se laissa couler à terre.

«L'échelle ! s'écria le docteur. Suis-moiKennedy

--Que veux-tu faire ?

--Descendons; il me faut un témoin.

--Me voici.

--Joefais bonne garde.

--Soyez tranquilleMonsieurje réponds de tout.

«ViensDick !» dit le docteur en mettant pied à terre.

Il entraîna son compagnon vers un groupe de rochers qui se dressaient à la pointe de l'île; làil chercha quelque tempsfureta dans les broussailleset se mit les mains en sang.

Tout d'un coupil saisit vivement le bras du chasseur.

«Regardedit-il.

--Des lettres !» s'écria Kennedy.

En effetdeux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute leur netteté. On lisait distinctement:

A. D.

«A. D.reprit le docteur Fergusson ! Andrea Debono ! La signature même du voyageur qui a remonté le plus avant le cours du Nil !

--Voilà qui est irrécusableami Samuel.

--Es-tu convaincu maintenant !

--C'est le Nil ! nous n'en pouvons douter.»

Le docteur regarda une dernière fois ces précieuses initialesdont il prit exactement la forme et les dimensions.

«Et maintenantdit-ilau ballon !

--Vite alorscar voici quelques indigènes qui se préparent à repasser le fleuve.

--Peu nous importe maintenant ! Que le vent nous pousse dans le nord pendant quelques heuresnous atteindrons Gondokoroet nous presserons la main de nos compatriotes !»

Dix minutes aprèsle Victoria s'enlevait majestueusementpendant que le docteur Fergussonen signe de succèsdéployait le pavillon aux armes d'Angleterre.

CHAPITRE XIX

Le Nil.--La Montagne tremblante.--Souvenir du pays.--Les récits des Arahes.--Les Nyam-Nyam.--Réflexions sensées de Joe.--Le Victoria court des bordées.--Les ascensions aérostatiques.--Madame Blanchard.


Quelle est notre direction ? demanda Kennedy en voyant son ami consulter la boussole.

--Nord-nord-ouest.

--Diable ! mais ce n'est pas le nordcela !

--NonDicket je crois que nous aurons de la peine à gagner Gondokoro; je le regrettemais enfin nous avons relié les explorations de l'est à celles du nord; il ne faut pas se plaindre.»

Le Victoria s'éloignait peu à peu du Nil.

«Un dernier regardfit le docteurà cette infranchissable latitude que les plus intrépides voyageurs n'ont jamais pu dépasser ! Voilà bien ces intraitables tribus signalées par MM. Petherickd'ArnaudMianiet ce jeune voyageurM. Lejeanauquel nous sommes redevables des meilleurs travaux sur le haut Nil.

--Ainsidemanda Kennedynos découvertes sont d'accord avec les pressentiments de la science

--Tout à fait d'accord. Les sources du fleuve Blancdu Bahr-el-Abiadsont immergées dans un lac grand comme une mer; c'est là qu'il prend naissance; la poésie y perdra sans doute; on aimait à supposer à ce roi des fleuves une origine céleste ; les anciens l'appelaient du nom d'Océanet l'on n'était pas éloigné de croire qu'il découlait directement du soleil ! Mais il faut en rabattre et accepter de temps en temps ce que la science nous enseigne; il n'y aura peut-être pas toujours des savantsil y aura toujours des poètes.

--On aperçoit encore des cataractesdit Joe.

--Ce sont les cataractes de Makedopar trois degrés de latitude. Rien n'est plus exact ! Que n'avons-nous pu suivre pendant quelques heures le cours du Nil !

--Et là-basdevant nousdit le chasseurj'aperçois le sommet d'une montagne.

--C'est le mont Logwekla Montagne tremblante des Arabes; toute cette contrée a été visitée par M. Debonoqui la parcourait sous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des périlsqu'il a dû affronter.»

Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour éviter le mont Logwekil fallut chercher un courant plus incliné.

«Mes amisdit le docteur à ses deux compagnonsvoici que nous commençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu'ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous lancer dans l'inconnu désormais. Le courage ne nous fera pas défaut ?

--Jamaiss'écrièrent d'une seule voix Dick et Joe.

--En route doncet que le ciel nous soit en aide !»

A dix heures du soirpar-dessus des ravinsdes forêtsdes villages dispersésles voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne tremblantedont ils longeaient les rampes adoucies.

En cette mémorable journée du 23 avrilpendant une marche de quinze heuresils avaientsous l'impulsion d'un vent rapideparcouru une distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent vingt-cinq lieues].

Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une impression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Le docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes ? Ses deux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions inconnues ? Il y avait de tout celasans doutemêlé à de plus vifs souvenirs de l'Angleterre et des amis éloignés. Joe seul montrait une insouciante philosophietrouvant tout naturel que la patrie ne fût pas là du moment qu'elle était absente; mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.

A dix heures du soirle Victoria «mouillait» par le travers de la Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble dès qu'un musulman y pose le pied] ; on prit un repas substantielet tous s'endormirent successivement sous la garde de chacun.

Le lendemaindes idées plus sereines revinrent au réveil; il faisait un joli tempset le vent soufflait du bon côté; un déjeunerfort égayé par Joeacheva de remettre les esprits en belle humeur.

La contrée parcourue en ce moment est immense; elle confiné aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de grand comme l'Europe.

Nous traversonssans doutedit le docteurce que l'on suppose être le royaume d'Usoga ; des géographes ont prétendu qu'il existait au centre de l'Afrique une vaste dépressionun immense lac central. Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité.

--Mais comment a-t-on pu faire cette supposition ? demanda Kennedy.

--Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurstrop conteurs peut-être. Quelques voyageursarrivés à Kazeh ou aux Grands Lacsont vu des esclaves venus des contrées centralesils les ont interrogés sur leur paysils ont réuni un faisceau de ces documents diverset en ont déduit des systèmes. Au fond de tout celail y a toujours quelque chose de vraiettu le voison ne se trompait pas sur l'origine du Nil.

--Rien de plus justerépondit Kennedy.

--C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elleset la rectifier au besoin.

--Est-ce que toute cette région est habitée ? demanda Joe.

--Sans douteet mal habitée.

--Je m'en doutais.

--Ces tribus éparses sont comprises sous la dénomination générale de Nyam-Nyamet ce nom n'est autre chose qu'une onomatopée; il reproduit le bruit de la mastication.

--Parfaitdit Joe ; nyam ! nyam !

--Mon brave Joesi tu étais la cause immédiate de cette onomatopéetu ne trouverais pas cela parfait.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.

-- Cela est-il certain ?

--Très certain; on avait aussi prétendu que ces indigènes étaient pourvus d'une queue comme de simples quadrupèdes; mais on a bientôt reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bête dont ils sont revêtus.

--Tant pis ! une queue est fort agréable pour chasser les moustiques.

--C'est possibleJoe ; mais il faut reléguer cela au rang des fablestout comme les têtes de chiens que le voyageur Brun-Rollet attribuait à certaines peuplades.

--Des têtes de chiens ? Commode pour aboyer et même pour être anthropophage !

--Ce qui est malheureusement avéréc'est la férocité de ces peuplestrès avides de la chair humaine qu'ils recherchent avec passion.

--Je demandedit Joequ'ils ne se passionnent pas trop pour mon individu.

--Voyez-vous cela ! dit le chasseur.

--C'est ainsiMonsieur Dick. Si jamais je dois être mangé dans un moment de disetteje veux que ce soit à votre profit et à celui de mon maître ! Mais nourrir ces moricaudsfi donc ! j'en mourrais de honte !

--Eh bien ! mon brave Joefit Kennedyvoilà qui est entendunous comptons sur toi à l'occasion.

--A votre serviceMessieurs.

--Joe parle de la sorterépliqua le docteurpour que nous prenions soin de luien l'engraissant bien.

--Peut-être ! répondit Joe; l'homme est un animal si égoïste !»

Dans l'après-midile ciel se couvrit d'un brouillard chaud qui suintait du sol; l'embrun permettait à peine de distinguer les objets terrestres; aussicraignant de se heurter contre quelque pic imprévule docteur donna vers cinq heures le signal d'arrêt.

La nuit se passa sans accidentmais il avait fallu redoubler de vigilance par cette profonde obscurité.

La mousson souffla avec une violence extrême pendant la matinée du lendemain; le vent s'engouffrait dans les cavités inférieures du ballon; s’agitait violemment l'appendice par lequel pénétraient les tuyaux de dilatation ; on dut les assujettir par des cordesmanœuvre dont Joe s'acquitta fort adroitement.

Il constata en même temps que l'orifice de l'aérostat demeurait hermétiquement fermé.

«Ceci a un a double importance pour nousdit le docteur Fergusson; nous évitons d'abord la déperdition d'un gaz précieux; ensuitenous ne laissons point autour de nous une traînée inflammableà laquelle nous finirions par mettre le feu.

--Ce serait un fâcheux incident de voyagedit Joe.

--Est-ce que nous serions précipités à terre ? demanda Dick.

--Précipitésnon ! Le gaz brûlerait tranquillementet nous descendrions peu à peu. Pareil accident est arrivé à une aéronaute françaisemadame Blanchard; elle mit le feu à son ballon en 1ançant des pièces d'artificemais elle ne tomba paset elle ne se serait pas tuéesans doutesi sa nacelle ne se fût heurtée à une cheminéed'où elle fut jetée à terre.

--Espérons que rien de semblable ne nous arriveradit le chasseur; jusqu'ici notre traversée ne me parait pas dangereuseet je ne vois pas de raison qui nous empêche d'arriver à notre but.

--Je n'en vois pas non plusmon cher Dick; les accidentsd'ailleursont toujours été causés par l'imprudence des aéronautes ou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependantsur plusieurs milliers d'ascensions aérostatiqueson ne compte pas vingt accidents ayant causé la mort. En généralce sont les attérissements et les départs qui offrent le plus de dangers. Aussien pareil casne devons-nous négliger aucune précaution.

--Voici l'heure du déjeunerdit Joe; nous nous contenterons de viande conservée et de caféjusqu'à ce que M. Kennedy ait trouvé moyen de nous régaler d'un bon morceau de venaison.

CHAPITRE XX

La bouteille céleste.--Les figuiers-palmiers.--Les «mammoth trees.» L'arbre de guerre.--L'attelage ailé.--Combats de deux peuplades.--Massacre.--Intervention divine.

Le vent devenait violent et irrégulier. Le Victoria courait de véritables bordées dans les airs. Rejeté tantôt dans le nordtantôt dans le sudil ne pouvait rencontrer un souffle constant.

«Nous marchons très vite sans avancer beaucoupdit Kennedyen remarquant les fréquentes oscillations de l'aiguille aimantée

--Le Victoria file avec une vitesse d'au moins trente lieues à l'heuredit Samuel Fergusson. Penchez-vouset voyez comme la campagne disparaît rapidement sous nos pieds. Tenez ! cette forêt a l'air de se précipiter au-devant de nous !

--La forêt est déjà devenue une clairièrerépondit le chasseur.

--Et la clairière un villageriposta Joequelques instants plus tard. Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies !

--C'est bien naturelrépondit le docteur. Les paysans de Franceà la première apparition des ballonsont tiré dessusles prenant pour de monstres aériens; il est donc permis à un nègre du Soudan d'ouvrir de grands yeux.

--Ma foi! dit Joependant que le Victoria rasait un village à cent pied du solje m'en vais leur jeter une bouteille videavec votre permission mon maître; si elle arrive saine et sauveils l'adoreront; si elle se casse ils se feront des talismans avec les morceaux!»

Etce disantil lança une bouteillequi ne manqua pas de se briser en mille piècestandis que les indigènes se précipitaient dans leurs hutte rondesen poussant de grands cris.

Un peu plus loinKennedy s'écria:

«Regardez donc cet arbre singulier ! il est d'une espèce par en hautet d'une autre par en bas.

--Bon ! fit Joe ; voilà un pays où les arbres poussent les uns sur les autres.

--C'est tout simplement un tronc de figuierrépondit le docteursur lequel il s'est répandu un peu de terre végétale. Le vent un beau jour y a jeté une graine de palmieret le palmier a poussé comme en plein champ.

--Une fameuse modedit Joeet que j'importerai en Angleterre; cela fera bien dans les parcs de Londres; sans compter que ce serait un moyen de multiplier les arbres à fruit; on aurait des jardins en hauteur ; voilà qui sera goûté de tous les petits propriétaires.»

En ce momentil fallut élever le Victoria pour franchir une forêt d'arbres hauts de plus de trois cents piedssortes de banians séculaires.

«Voilà de magnifiques arbress'écria Kennedy; je ne connais rien de beau comme l'aspect de ces vénérables forêts. Vois doncSamuel.

--La hauteur de ces banians est vraiment merveilleusemon cher Dick; et cependant elle n'aurait rien d'étonnant dans les forêts du Nouveau-Monde.

--Comment ! il existe des arbres plus élevés ?

--Sans douteparmi ceux que nous appelons les «mammouth trees.»

Ainsien Californieon a trouvé un cèdre élevé de quatre cent cinquante piedshauteur qui dépasse la tour du Parlementet même la grande pyramide d'Égypte. La base avait cent vingt pieds de touret les couches concentriques de son bois lui donnaient plus de quatre mille ans d'existence.

--Eh ! Monsieurcela n'a rien d'étonnant alors ! Quand on vit quatre mille ansquoi de plus naturel que d'avoir une belle taille ?»

Maispendant l'histoire du docteur et la réponse de Joela forêt avait déjà fait place à une grande réunion de huttes circulairement disposées autour d'une place. Au milieu croissait un arbre uniqueet Joe de s'écrier à sa vue:

Eh bien ! s'il y a quatre mille ans que celui-là produit de pareilles fleursje ne lui en fais pas mon compliment.»

Et il montrait un sycomore gigantesque dont le tronc disparaissait en entier sous un amas d'ossements humains. Les fleurs dont parlait Joe étaient des têtes fraîchement coupéessuspendues à des poignards fixés dans l'écorce.

L'arbre de guerre des cannibales ! dit le docteur. Les Indiens enlèvent la peau du crâneles Africains la tête entière.

--Affaire de mode» dit Joe.

Mais déjà le village aux têtes sanglantes disparaissait à l'horizon; un autre plus loin offrait un spectacle non moins repoussant; des cadavres à demi dévorésdes squelettes tombant en poussièredes membres humains épars çà et làétaient laissés en pâture aux hyènes et aux chacals.

«Ce sont sans doute les corps des criminels; ainsi que cela se pratique dans l'Abyssinieon les expose aux bêtes férocesqui achèvent de les dévorer à leur aiseaprès les avoir étranglés d'un coup de dent.

--Ce n'est pas beaucoup plus cruel que la potencedit l'Écossais. C'est plus salevoilà tout.

--Dans les régions du sud de l'Afriquereprit le docteuron se contente de renfermer le criminel dans sa propre hutteavec ses bestiauxet peut-être sa famille ; on y met le feuet tout brûle en même temps. J'appelle cela de la cruautémais j'avoue avec Kennedy quesi la potence est moins cruelleelle est aussi barbare.»

Joeavec l'excellente vue dont il se servait si biensignala quelques bandes d'oiseaux carnassiers qui planaient à l'horizon.

«Ce sont des aigless'écria Kennedyaprès les avoir reconnus avec la lunettede magnifiques oiseaux dont le vol est aussi rapide que le notre.

--Le ciel nous préserve de leurs attaques ! dit le docteur; ils sont plutôt à craindre pour nous que les bêtes féroces ou les tribus sauvages.

--Bah ! répondit le chasseurnous les écarterions à coups de fusil.

--J'aime autantmon cher Dickne pas recourir à ton adresse; le taffetas de notre ballon ne résisterait pas à un de leurs coups de bec ; heureusementje crois ces redoutables oiseaux plus effrayés qu'attirés par notre machine.

-- Eh mais ! une idéedit Joecar aujourd'hui les idées me poussent par douzaines; si nous parvenions à prendre un attelage d'aigles vivantsnous les attacherions à notre nacelleet ils nous traîneraient dans les airs !

--Le moyen a été sérieusement proposérépondit le docteur; mais je le crois peu praticable avec des animaux assez rétifs de leur naturel.

--On les dresseraitreprit Joe; au lieu de morson les guiderait avec des œillères qui leur intercepteraient la vue; borgnesils iraient à droite ou à gauche; aveuglesils s'arrêteraient.

--Permets-moimon brave Joede préférer un vent favorable à tes aigles attelés; cela coûte moins cher à nourriret c'est plus sûr.

--Je vous le permetsMonsieurmais je garde mon idée.»

Il était midi; le Victoriadepuis quelque tempsse tenait à une allure plus modérée; le pays marchait au-dessous de luiil ne fuyait plus.

Tout d'un coupdes cris et des sifflements parvinrent aux oreilles des voyageurs ; ceux-ci se penchèrent et aperçurent dans une plaine ouverte un spectacle fait pour les émouvoir

Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement et faisaient voler des nuées de flèches dans les airs. Les combattantsavides de s'entre-tuerne s'apercevaient pas de l'arrivée du Victoria ; ils étaient environ trois centsse choquant dans une inextricable mêlée; la plupart d'entre euxrouges du sang des blessés dans lequel ils se vautraientformaient un ensemble hideux à voir.

A l'apparition de l'aérostatil y eut un temps d'arrêt; les hurlements redoublèrent; quelques flèches furent lancées vers la nacelleet l'une d'elles assez près pour que Joe l'arrêtât de la main.

«Montons hors de leur portée ! s'écria le docteur Fergusson! Pas d'imprudence ! cela ne nous est pas permis»

Le massacre continuait de part et d'autreà coups de haches et de sagaies; dès qu'un ennemi gisait sur le solson adversaire se hâtait de lui couper la tête; les femmesmêlées à cette cohueramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.

«L'affreuse scène ! s'écria Kennedy avec un profond dégoût.

--Ce sont de vilains bonshommes ! dit Joe Après celas'ils avaient un uniformeils seraient comme tous les guerriers du monde.

--J'ai une furieuse envie d'intervenir dans le combatreprit le chasseur en brandissant sa carabine.

--Non pas répondit vivement le docteur ! non pas ! mêlons-nous de ce qui nous regarde ? Sais-tu qui a tort ou raisonpour jouer le rôle de la Providence ? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant ! Si les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs exploitsils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des conquêtes !»

Le chef de l'un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlétiquejointe à une force d'hercule D'une main il plongeait sa lance dans les rangées compactes de ses ennemiset de l'autre y faisait de grandes trouées à coups de hache. A un momentil rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sangse précipita sur un blessé dont il trancha le bras d'un seul coupprit ce bras d'une mainetle portant à sa boucheil y mordit à pleines dents.

«Ah ! dit Kennedyl’horrible bête! je n'y tiens plus !»

Et le guerrierfrappé d'une balle au fronttomba en arrière.

A sa chuteune profonde stupeur s'empara de ses guerriers; cette mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l'ardeur de leurs adversaireset en une seconde le champ de bataille fut abandonné de la moitié des combattants.

«Allons chercher plus haut un courant qui nous emportedit le docteur. Je suis écœuré de ce spectacle.»

Mais il ne partit pas si vite qu'il ne pût voir la tribu victorieusese précipitant sur les morts et les blessésse disputer cette chair encore chaudeet s'en repaître avidement.

«Pouah ! fit Joecela est repoussant !»

Le Victoria s'élevait en se dilatant; les hurlements de cette horde en délire le poursuivirent pendant quelques instants; mais enfinramené vers le sudil s'éloigna de cette scène de carnage et de cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variésavec de nombreux cours d'eau qui s'écoulaient vers l'est ; ils se jetaient sans doute dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazellessur lequel M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venuele Victoria jeta l'ancre par 27° de longitudeet 4° 20' de latitude septentrionaleaprès une traversée de 150 milles.

CHAPITRE XXI

Rumeurs étranges.--Une attaque nocturne.--Kennedy et Joe dans l'arbre.--Deux coups de feu.-- A moi ! à moi !--Réponse en français.--Le matin.--Le missionnaire.--Le plan de sauvetage.


La nuit se faisait très obscure. Le docteur n'avait pu reconnaître le pays; il s'était accroché à un arbre fort élevédont il distinguait à peine la masse confuse dans l'ombre.

Suivant son habitudeil prit le quart de neuf heureset à minuit Dick vint le remplacer.

«Veille bienDickveille avec grand soin.

--Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau

--Non ! cependant j'ai cru surprendre de vagues rumeurs au-dessous de nous; je ne sais trop où le vent nous a portés; un excès de prudence ne peut pas nuire.

--Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.

--Non ! cela m'a semblé tout autre chose; enfinà la moindre alertene manque pas de nous réveiller.

--Sois tranquille.»

Après avoir écouté attentivement une dernière foisle docteurn'entendant riense jeta sur sa couverture et s'endormit bientôt.

Le ciel était couvert d'épais nuagesmais pas un souffle n'agitait l'air. Le Victoriaretenu sur une seule ancren'éprouvait aucune oscillation.

Kennedyaccoudé sur la nacelle de manière à surveiller le chalumeau en activitéconsidérait ce calme obscur; il interrogeait l'horizonetcomme il arrive aux esprits inquiets ou prévenusson regard croyait parfois surprendre de vagues lueurs.

Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux cents pas de distance ; mais ce ne fut qu'un éclairaprès lequel il ne vit plus rien.

C'était sans doute l’une de ces sensations lumineuses que l'œil perçoit dans les profondes obscurités.

Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplation indécisequand un sifflement aigu traversa les airs.

Était-ce le cri d'un animald'un oiseau de nuit ? Sortait-il de lèvres humaines

Kennedysachant toute la gravité de la situationfut sur le point d'éveiller ses compagnons; mais il se dit qu'en tout cashommes ou bêtes se trouvaient hors de portée; il visita donc ses armesetavec sa lunette de nuitil plongea de nouveau son regard dans l'espace.

Il crut bientôt entrevoir au-dessous de lui des formes vagues qui se glissaient vers l’arbre ; à un rayon de lune qui filtra comme un éclair entre deux nuagesil reconnut distinctement un groupe d'individus s'agitant dans l’ombre.

L'aventure des cynocéphales lui revint à l'esprit ; il mit la main sur l’épaule du docteur.

Celui-ci se réveilla aussitôt.

«Silencefit Kennedyparlons à voix basse.

--Il y a quelque chose ?

--Ouiréveillons Joe.»

Dès que Joe se fut levéle chasseur raconta ce qu'il avait vu.

«Encore ces maudits singes ? dit Joe.

--C'est possible; mais il faut prendre ses précautions.

--Joe et moidit Kennedynous allons descendre dans l'arbre par l'échelle.

--Et pendant ce tempsrépartit le docteurje prendrai mes mesures de manière à pouvoir nous enlever rapidement.

--C'est convenu.

--Descendonsdit Joe.

--Ne vous servez de vos armes qu'à la dernière extrémitédit le docteur; il est inutile de révéler notre présence dans ces parages.»

Dick et Joe répondirent par un signe. Ils se laissèrent glisser sans bruit vers l'arbreet prirent position sur une fourche de fortes branches que l'ancre avait mordue.

Depuis quelques minutésils écoutaient muets et immobiles dans le feuillage. A un certain froissement d'écorce qui se produisitJoe saisit la main de l'Écossais.

«N'entendez-vous pas ?

--Ouicela approche.

--Si c'était un serpent ? Ce sifflement que vous avez surpris...

--Non ! il avait quelque chose d'humain.

--J’aime encore mieux des sauvagesse dit Joe. Ces reptiles me répugnent.

--Le bruit augmentereprit Kennedyquelques instants après.

--Oui ! on monteon grimpe.

--Veille de ce côtéje me charge de l'autre.

--Bien.»

Ils se trouvaient tous les deux isolés au sommet d’une maîtresse branchepoussée droit au milieu de cette forêt qu’on appelle un baobab ; l'obscurité accrue par l'épaisseur du feuillage était profonde ; cependant Joese penchant à l'oreille de Kennedy et lui indiquant la partie inférieure de l'arbredit:

«Des nègres.»

Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu'aux deux voyageurs.

Joe épaula son fusil.

«Attends» dit Kennedy.

Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab; ils surgissaient de toutes partsse coulant sur les branches comme des reptilesgravissant lentementmais sûrement; ils se trahissaient alors par les émanations de leurs corps frottés d'une graisse infecte.

Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joeau niveau même de la branche qu'ils occupaient.

«Attentiondit Kennedyfeu !»

La double détonation retentit comme un tonnerreet s'éteignit au milieu des cris de douleur. En un momenttoute la horde avait disparu.

Maisau milieu des hurlementsil s'était produit un cri étrangeinattenduimpossible ! Une voix humaine avait manifestement proféré ces mots en français:

«A moi ! à moi !»

Kennedy et Joestupéfaitsregagnèrent la nacelle au plus vite.

Avez-vous entendu ? leur dit le docteur.

--Sans doute ! ce cri surnaturel: A moi ! à moi!

--Un Français aux mains de ces barbares !

--Un voyageur !

--Un missionnairepeut-être !

--Le malheureuxs'écria le chasseur ? on l'assassineon le martyrise !»

Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion.

«On ne peut en douterdit-il. Un malheureux Français est tombé entre les mains de ces sauvages Mais nous ne partirons pas sans avoir fait tout au monde pour le sauver. A nos coups de fusilil aura reconnu un secours inespéréune intervention providentielle. Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votre avis ?

--C'est notre avisSamuelet nous sommes prêts à t’obéir.

--Combinons donc nos manœuvreset dès le matinnous chercherons à
l'enlever.

--Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres ? Demanda Kennedy.

--Il est évident pour moidit le docteurà la manière dont ils ont déguerpiqu'ils ne connaissent pas les armes à feu; nous devrons donc profiter de leur épouvante; mais il faut attendre le jour avant d'agiret nous formerons notre plan de sauvetage d'après la disposition des lieux.

Ce pauvre malheureux ne doit pas être loindit Joecar...

--A moi ! à moi ! répéta la voix plus affaiblie.

--Les barbares ! s'écria Joe palpitant. Mais s'ils le tuent cette nuit ?

--Entends-tuSamuelreprit Kennedy en saisissant la main du docteur
s'ils le tuent cette nuit ?

--Ce n'est pas probablemes amis; ces peuplades sauvages font mourir leurs prisonniers au grand jour; il leur faut du soleil !

--Si je profitais de la nuitdit l'Écossaispour me glisser vers ce malheureux ?

--Je vous accompagneMonsieur Dick

--Arrêtez mes amis ! arrêtez ! Ce dessein fait honneur à votre cœur et à votre courage; mais vous nous exposeriez touset vous nuiriez plus encore à celui que nous voulons sauver.

--Pourquoi cela ? reprit Kennedy. Ces sauvages sont effrayésdispersés ! Ils ne reviendront pas.

Dickje t'en supplieobéis-moi; j'agis pour le salut commun; sipar hasardtu te laissais surprendretout serait perdu !

--Mais cet infortuné qui attendqui espère ! Rien ne lui répond ! Personne ne vient à son secours ! Il doit croire que ses sens ont été abusésqu'il n'a rien entendu !...

--On peut le rassurer» dit le docteur Fergusson.

Et deboutau milieu de l'obscuritéfaisant de ses mains un porte-voixil s'écria avec énergie dans la langue de l'étranger:

«Qui que vous soyezayez confiance ! Trois amis veillent sur vous !»

Un hurlement terrible lui réponditétouffant sans doute la réponse du prisonnier.

«On l'égorge ! on va l'égorger ! s'écria Kennedy. Notre intervention n'aura servi qu'à hâter l'heure de son supplice ! Il faut agir !

--Mais commentDick ! Que prétends-tu faire au milieu de cette obscurité ?

--Oh ! s'il faisait jour ! s'écria Joe.

--Eh biens'il faisait jour ? demanda le docteur d'un ton singulier.

--Rien de plus simpleSamuelrépondit le chasseur. Je descendrais à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil.

--Et toiJoe ? demanda Fergusson.

--Moimon maîtrej'agirais plus prudemmenten faisant savoir au prisonnier de s'enfuir dans une direction convenue.

--Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis ?

--Au moyen de cette flèche que j'ai ramassée au volet à laquelle j'attacherais un billetou tout simplement en lui parlant à voix hautepuisque ces nègres ne comprennent pas notre langue.

--Vos plans sont impraticablesmes amis; la difficulté la plus grande serait pour cet infortuné de se sauveren admettant qu'il parvint à tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant à toimon cher Dickavec beaucoup d'audaceet en profitant de l'épouvante jetée par nos armes à feuton projet réussirait peut-être; mais s'il échouaittu serais perduet nous au-rions deux personnes à sauver au lieu d'une. Nonil faut mettre toutes les chances de notre côté et agir autrement.

--Mais agir tout de suiterépliqua le chasseur.

--Peut-être ! répondit Samuel en insistant sur ce mot.

--Mon maîtreêtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres !

--Qui saitJoe ?

--Ah ! si vous faites une chose pareilleje vous proclame le premier savant du monde.»

Le docteur se tut pendant quelques instants; il réfléchissait. Ses deux compagnons le considéraient avec émotion; ils étaient surexcités par cette situation extraordinaire. Bientôt Fergusson reprit la parole:

«Voici mon plandit-il. Il nous reste deux cents livres de lestpuisque les sacs que nous avons emportés: sont encore intacts. J'admets que ce prisonnierun homme évidemment épuisé par les souffrancespèse autant que l'un de nous; il nous restera encore une soixantaine de livres à jeter afin de monter plus rapidement

--Comment comptes-tu donc manœuvrer ? demanda Kennedy.

--VoiciDick: tu admets bien que si je parviens jusqu'au prisonnieret que je jette une quantité de lest égale à son poidsje n'ai rien changé à l'équilibre du ballon; mais alorssi je veux obtenir une ascension rapide pour échapper à cette tribu de nègresil me put employer des moyens plus énergiques que le chalumeau; oren précipitant cet excédant de lest au moment vouluje suis certain de m'enlever avec une grande rapidité.

--Cela est évident.

--Ouimais il y a un inconvénient; c'est quepour descendre plus tardje devrai perdre une quantité de gaz proportionnelle au surcroît de lest que j'aurai jeté. Orce gaz est chose précieuse; mais on ne peut en regretter la pertequand il s'agit du salut d'un homme.

--Tu as raisonSamuelnous devons tout sacrifier pour le sauver !

--Agissons doncet disposez ces sacs sur le bord de la nacellede façon à ce qu'ils puissent être précipités d'un seul coup.

--Mais cette obscurité ?

--Elle cache nos préparatifset ne se dissipera que lorsqu'ils seront terminés Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de notre main. Peut-être faudra-t-il faire le coup de feu; or nous avons pour la carabine un couppour les deux fusils quatrepour les deux revolvers douzeen tout dix-septqui peuvent être tirés en un quart de minute. Mais peut-être n'aurons-nous pas besoin de recourir à tout ce fracas. Etes-vous prêts ?

--Nous sommes prêts» répondit Joe.

Les sacs étaient disposésles armes étaient en état.

«Bien; fit le docteur. Ayez l’œil à tout. Joe sera chargé de précipiter le lestet Dick d'enlever le prisonnier; mais que rien ne se fasse avant mes ordres. Joeva d'abord ; détacher l'ancreet remonte promptement dans la nacelle.»

Joe se laissa glisser par le câbleet reparut au bout de quelques instants Le Victoria rendu libre flottait dans l'airà peu près immobile.

Pendant ce tempsle docteur s'assura de la présence d'une suffisante quantité de gaz dans la caisse de mélange pour alimenter au besoin le chalumeau sans qu'il fût nécessaire de recourir pendant quelque temps à l'action de la pile de Bunzen; il enleva les deux fils conducteurs parfaitement isolés qui servaient à la décomposition de l'eau ; puisfouillant dans son sac de voyageil en retira deux morceaux de charbon taillés en pointequ'il fixa à l'extrémité de chaque fil.

Ses deux amis le regardaient sans comprendremais ils se taisaient; lorsque le docteur eut terminé son travailil se tint debout au milieu de la nacelle ; il prit de chaque main les deux charbonset en rapprocha les deux pointes

Soudainune intense et éblouissante lueur fut produite avec un insoutenable éclat entre les deux pointes de charbon; une gerbe immense de lumière électrique brisait littéralement l'obscurité de la nuit.

«Oh ! fit Joemon maître !

--Pas un mot» dit le docteur

CHAPITRE XXII

La gerbe de lumière. -- Le missionnaire.--Enlèvement dans un rayon de lumière.--Le prêtre lazariste.--Peu d'espoir.--Soins du docteur.--Une vie d'abnégation.--Passage d'un volcan.

Fergusson projeta vers les divers points de l'espace son puissant rayon de lumière et l'arrêta sur un endroit où des cris d'épouvante se firent entendre Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide.

Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoria presque immobile s'élevait au centre d'une clairière; entre des champs de sésame et de cannes à sucreon distinguait une cinquantaine de huttes basses et coniques autour desquelles fourmillait une tribu nombreuse

A cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau Au pied de ce poteau gisait une créature humaineun jeune homme de trente ans au plusavec de longs cheveux noirsà demi numaigreensanglantécouvert de blessuresla tête inclinée sur la poitrinecomme le Christ en croix.

Quelques cheveux plus ras sur le sommet du crâne indiquaient encore la place d'une tonsure à demi effacée.

«Un missionnaire ! un prêtre ! s écria Joe.

--Pauvre malheureux ! répondit le chasseur.

--Nous le sauveronsDick ! fit le docteurnous le sauverons !»

La foule des nègresen apercevant le ballonsemblable à une comète énorme avec une queue de lumière éclatantefut prise d'une épouvante facile à concevoir. A ses crisle prisonnier releva la tête. Ses yeux brillèrent d’un rapide espoiret sans trop comprendre ce qui se passaitil tendit ses mains vers ces sauveurs inespérés.

«Il vit ! il vit ! s'écria Fergusson ; Dieu soit loué ! Ces sauvages sont plongés dans un magnifique effroi ! Nous le sauverons! Vous êtes prêtsmes amis.

--Nous sommes prêts Samuel.

--Joeéteins le chalumeau.»

L'ordre du docteur fut exécuté. Une brise à peine saisissable poussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnieren même temps qu'il s'abaissait insensiblement avec la contraction du gaz. Pendant dix minutes environil resta flottant au milieu des ondes lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceau étincelant qui dessinait ça et là de rapides et vives plaques de lumière. La tribusous l'empire d'une indescriptible craintedisparut peu à peu dans ses hutteset la solitude se fit autour du poteau. Le docteur avait donc eu raison de compter sur l'apparition fantastique du Victoria qui projetait des rayons de soleil dans cette intense obscurité.

La nacelle s'approcha du sol. Cependant quelques nègresplus audacieuxcomprenant que leur victime allait leur échapperrevinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusilmais le docteur lui ordonna de ne point tirer.

Le prêtreagenouillén'ayant plus la force de se tenir deboutn'était pas même lié à ce poteaucar sa faiblesse rendait des liens inutiles. Au moment où la nacelle arriva près du solle chasseurjetant son arme et saisissant le prêtre à bras-le-corpsle déposa dans la nacelleà l'instant même où Joe précipitait brusquement les deux cents livres de lest.

Le docteur s'attendait à monter avec une rapidité extrême; maiscontrairement à ses prévisionsle ballonaprès s'être élevé de trois à quatre pieds au-dessus du soldemeura immobile !

«Qui nous retient ?» s’écria-t-il avec l'accent la terreur.

Quelques sauvages accouraient en poussantdes cris féroces.

«Oh ! s'écria Joe en se penchant au dehors. Un de ces maudits noirs s'est accroché au-dessous de la nacelle !

--Dick ! Dick ! s'écria le docteurla caisse à eau !»

Dick comprit la pensée de son amiet soulevant une des caisses à eau qui pesait plus de cent livresil la précipita par-dessus le bord.

Le Victoriasubitement délestéfit un bond de trois cents pieds dans les airsau milieu de. rugissements de la tribuà laquelle le prisonnier échappait dans un rayon d'une éblouissante lumière.

«Hurrah !» s'écrièrent les deux compagnons du docteur.

Soudain le ballon fit un nouveau bondqui le porta à plus de mille pieds d'élévation.

«Qu'est-ce donc ? demanda Kennedy qui faillit perdre l'équilibre.

«Ce n'est rien ! c'est ce gredin qui nous lâche» répondit tranquillement Samuel Fergusson.

Et Joese penchant rapidementput encore apercevoir le sauvageles mains étenduestournoyant dans 1’espaceet bientôt se brisant contre terre. Le docteur écarta alors les deux fils électriqueset l'obscurité redevint profonde. Il était une heure du matin.

Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux.

«Vous êtes sauvélui dit le docteur.

--Sauvérépondit-il en anglaisavec un triste souriresauvé d'une mort cruelle ! Mes frèresje vous remercie; mais mes jours sont comptésmes heures mêmeet je n'ai plus beaucoup de temps à vivre !»

Et le missionnaireépuiséretomba dans son assoupissement.

«Il se meurts'écria Dick.

--Nonnonrépondit Fergusson en se penchant sur luimais il est bien faible; couchons-le sous la tente.»

Ils étendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corps amaigricouvert de cicatrices et de blessures encore saignantesoù le fer et le feu avaient laissé en vingt endroits leurs traces douloureuses. Le docteur fitavec un mouchoirun peu de charpie qu'il étendit sur les plaies après les avoir lavées; ces soinsil les donna adroitement avec l'habileté d'un médecin; puisprenant un cordial dans sa pharmacieil en versa quelques gouttes sur les lèvres du prêtre.

Celui-ci pressa faiblement ses lèvres compatissantes et eut à peine la force de dire: «Merci ! merci !»

Le docteur comprit qu'il fallait lui laisser un repos absolu; il ramena les rideaux de la tenteet revint prendre la direction du ballon.

Celui-cien tenant compte du poids de son nouvel hôteavait été délesté de prés de cent quatre-vingts livres; il se maintenait donc sans l'aide du chalumeau. Au premier rayon du jourun courant le poussait doucement vers l'ouest-nord-ouest. Fergusson alla considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi.

«Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous a envoyé dit le chasseur. As-tu quelque espoir ?

--OuiDickavec des soinsdans cet air si pur.

--Comme cet homme a souffert ! dit Joe avec émotion Savez-vous qu'il faisait là des choses plus hardies que nousen venant seul au milieu de ces peuplades !

--Cela n'est pas douteux» répondit le chasseur.

Pendant toute cette journéele docteur ne voulut pas que le sommeil du malheureux fut interrompu; c’était un long assoupissemententrecoupé de quelques murmures de souffrance qui ne laissaient pas d'inquiéter Fergusson.

Vers le soirle Victoria demeurait stationnaire au milieu de l'obscuritéet pendant cette nuittandis que Joe et Kennedy se relayaient aux côtés du maladeFergusson veillait à la sûreté de tous.

Le lendemain au matinle Victoria avait à peine dérivé dans l'ouest La journée s'annonçait pure et magnifique. Le malade put appeler ses nouveaux amis d'une voix meilleure. On releva les rideaux de la tenteet il aspira avec bonheur l'air vif du matin.

«Comment vous trouvez-vous ? lui demanda Fergusson .

--Mieux peut-êtrerépondit-il. Mais vousmes amisje ne vous ai encore vus que dans un rêve ! A peine puis-je me rendre compte de ce qui s'est passé ! Qui êtes-vousafin que vos noms ne soient pas oubliés dans ma dernière prière ?

--Nous sommes des voyageurs anglaisrépondit Samuel; nous avons tenté de traverser l'Afrique en ballonetpendant notre passagenous avons eu le bonheur de vous sauver.

--La science a ses hérosdit le missionnaire

--Mais la religion a ses martyrsrépondit l'Écossais.

--Vous êtes missionnaire ? demanda le docteur.

--Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous a envoyés vers moile ciel en soit loué ! Le sacrifice de ma vie était fait ! Mais vous venez d'Europe Parlez-moi de l'Europede la France ! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans ?

--Cinq ansseulparmi ces sauvages ! s'écria Kennedy.

--Ce sont des âmes à racheterdit le jeune prêtredes frères ignorants et barbaresque la religion seule peut instruire et civiliser.»

Samuel Fergussonrépondant au désir du missionnairel'entretint longuement de la France.

Celui-ci l'écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux. Le pauvre jeune homme prenait tour à tour les mains de Kennedy et de Joe dans les siennesbrûlantes de fièvre; le docteur lui prépara quelques tasses de thé qu'il but avec plaisir; il eut alors la force de se relever un peu et de sourire en se voyant emporté dans ce ciel si pur !

«Vous êtes de hardis voyageursdit-ilet vous réussirez dans votre audacieuse entreprise; vous reverrez vos parentsvos amisvotre patrievous !...»

La faiblesse du jeune prêtre devint si grande alorsqu'il fallut le coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures le tint comme mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvait contenir son émotion; il sentait cette existence s'enfuir. Allaient-ils donc perdre si vite celui qu'ils avaient arraché au supplice ? Il pansa de nouveau les plaies horribles du martyr et dut sacrifier la plus grande partie de sa provision d'eau pour rafraîchir ses membres brûlants. Il l'entoura des soins les plus tendres et les plus intelligents. Le malade renaissait peu à peu entre ses braset reprenait le sentimentsinon la vie.

Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées.

«Parlez votre langue maternellelui avait-il dit ; je la comprendset cela vous fatiguera moins.»

Le missionnaire était un pauvre jeune du village d'Aradonen Bretagneen plein Morbihan; ses premiers instincts l'entraînèrent vers la carrière ecclésiastique; à cette vie d'abnégation il voulut encore joindre la vie de dangeren entrant dans l'ordre des prêtres de la Missiondont saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur; à vingt ansil quittait son pays pour les plages inhospitalières de l'Afrique. Et de là peu à peufranchissant les obstaclesbravant les privationsmarchant et priantil s'avança jusqu'au sein des tribus qui habitent les affluents du Nil supérieur; pendant deux anssa religion fut repousséeson zèle fut méconnuses charités furent malaisés; il demeura prisonnier de l'une des plus cruelles peuplades du Nyambarraen butte à mille mauvais traitements. Mais toujours il enseignaitil instruisaitil priait. Cette tribu dispersée et lui laissé pour mort après un de ces combats si fréquents de peuplade à peupladeau lieu de retourner sur ses pasil continua son pèlerinage évangélique. Son temps le plus paisible fut celui où on le prit pour un fou il s'était familiarisé avec les idiomes de ces contrées; il catéchisait. Enfinpendant deux longues années encoreil parcourut ces régions barbarespoussé par cette force surhumaine qui vient de Dieu; depuis un anil résidait dans cette tribu des Nyam-Nyamnommée Barafril'une des plus sauvages. Le chef étant mort il y a quelques joursce fut à lui qu'on attribua cette mort inattendue; on résolut de l'immoler; depuis quarante heures déjà durait son supplice; ainsi que l'avait supposé le docteuril devait mourir au soleil de midi. Quand il entendit le bruit des armes à feula nature l'emporta: «A moi ! à moi !» s'écria-t-ilet il crut avoir rêvélorsqu'une voix venue du ciel lui lança des paroles de consolation.

«Je ne regrette pasajouta-t-ilcette existence qui s'en vama vie est Dieu !

--Espérez encorelui répondit le docteur; nous sommes près de vous; nous vous sauverons de la mort comme nous vous avons arraché au supplice.

--Je n'en demande pas tant au cielrépondit le prêtre résigné ! Béni soit Dieu de m'avoir donné avant de mourir cette joie de presser des mains amieset d'entendre la langue de mon pays.»

Le missionnaire s’affaiblit de nouveau. La journée se passa ainsi entre l’espoir et la crainteKennedy très ému et Joe s'essuyant les yeux à l’écart.

Le Victoria faisait peu de cheminet le vent semblait vouloir ménager son précieux fardeau.

Joe signala vers le soir une lueur immense dans l'ouest. Sous des latitudes plus élevéeson eût pu croire une vaste aurore boréale ; le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examiner attentivement ce phénomène.

«Ce ne peut être qu'un volcan en activitédit-il.

--Mais le vent nous porte au-dessusrépliqua Kennedy.

--Eh bien ! nous le franchirons à une hauteur rassurante.»

Trois heures après le Victoria se trouvait en pleines montagnes; sa position exacte était par 24° 15' de longitude et 4° 42' de latitude ; devant luiun ciel embrasé déversait des torrents de lave en fusionet projetait des quartiers de roches à une grande élévation ; il y avait des coulées de feu liquide qui retombaient en cascades éblouissantes. Magnifique et dangereux spectaclecar le ventavec une fixité constanteportait le ballon vers cette atmosphère incendiée.

Cet obstacle que l'on ne pouvait tourneril fallut le franchir ; le chalumeau fut développé à toute flammeet le Victoria parvint à six mille piedslaissant entre le volcan et lui un espace de plus de trois cents toises.

De son lit de douleurle prêtre mourant put contempler ce cratère en feu d'où s'échappaient avec fracas mille gerbes éblouissantes.

«Que c'est beaudit-ilet que la puissance de Dieu est infinie jusque dans ses plus terribles manifestations !»

Cet épanchement de laves en ignition revêtait les flancs de la montagne d'un véritable tapis de flammes; l'hémisphère inférieur du ballon resplendissait dans la nuit; une chaleur torride montait jusqu'à la nacelleet le docteur Fergusson eut hâte de fuir cette périlleuse situation.

Vers dix heures du soirla montagne n'était plus qu'un point rouge à l'horizonet le Victoria poursuivait tranquillement son voyage dans une zone moins élevée.


CHAPITRE XXIII

Colère de Joe.--La mort d’un juste.--La veillée du corps.--Aridité. - L'ensevelissement.--Les blocs de quartz.--Hallucination de Joe.--Un lest précieux.--Relèvement des montagnes aurifères.--Commencement des désespoirs de Joe.


Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. Le prêtre s'endormit dans une prostration paisible. «Il n'en reviendra pasdit Joe ! Pauvre jeune homme ! trente ans à peine !

--Il s’éteindra dans nos bras ! dit le docteur avec désespoir. Sa respiration déjà si faible s'affaiblit encoreet je ne puis rien pour le sauver !

--Les infâmes gueux ! s'écriait Joeque ces subites colères prenaient de temps à autre. Et penser que ce digne prêtre a trouvé encore des paroles pour les plaindrepour les excuserpour leur pardonner !

--Le ciel lui fait une nuit bien belleJoesa dernière nuit peut-être. Il souffrira peu désormaiset sa mort ne sera qu'un paisible sommeil.»

Le mourant prononça quelques paroles entrecoupées; le docteur s'approcha; la respiration du malade devenait embarrassée; il demandait de l'air; les rideaux furent entièrement retiréset il aspira avec délices les souffles légers de cette nuit transparente; les étoiles lui adressaient leur tremblante lumièreet la lune l'enveloppait dans le blanc linceul de ses rayons.

Mes amisdit-il d'une voix affaiblieJe m'en vais ! Que le Dieu qui récompense vous conduise au port ! qu'il vous paye pour moi ma dette de reconnaissance !

--Espérez encorelui répondit Kennedy. Ce n'est qu'un affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas ! Peut-on mourir par cette belle nuit d'été.

--La mort est làreprit le missionnaireje le sais ! Laissez-moi la regarder en face ! La mortcommencement des choses éternellesn'est que la fin des soucis terrestres. Mettez-moi à genouxmes frèresje vous en prie !»

Kennedy le souleva; ce fut pitié de voir ses membres sans forces se replier sous lui.

«Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria l'apôtre mourantayez pitié de moi !»

Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n'avait jamais connu les joiesau milieu de cette nuit qui lui jetait ses plus douces clartéssur le chemin de ce ciel vers lequel il s'élevait comme dans une assomption miraculeuseil semblait déjà revivre de l'existence nouvelle.

Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’un jour.

Et il retomba dans les bras de Kennedydont le visage se baignait de grosses larmes.

« Mort ! dit le docteur en se penchant sur luimort !»

Et d'un commun accord les trois amis s'agenouillèrent pour prier en silence.

«Demain matinreprit bientôt Fergussonnous l'ensevelirons dans cette terre d'Afrique arrosée de son sang.»

Pendant le reste de la nuitle corps fut veillé tour à tour par le docteurKennedyJoeet pas une parole ne troubla ce religieux silence; chacun pleurait.

Le lendemainle vent venait du sudet le Victoria marchait assez lentement au-dessus d'un vaste plateau de montagnes; là des cratères éteintsici des ravins incultes; pas une goutte d'eau sur ces crêtes desséchées ; des rocs amoncelésdes blocs erratiquesdes marnières blanchâtrestout dénotait une stérilité profonde.

Vers midile docteurpour procéder à l’ensevelissement du corpsrésolut de descendre dans un ravinau milieu de roches plutoniques de formation primitiveles montagnes environnantes devaient l’abriter et lui permettre d'amener sa nacelle jusqu'au solcar il n'existait aucun arbre qui pût lui offrir un point d'arrêt.

Maisainsi qu'il l'avait fait comprendre à Kennedypar suite de sa perte de lest lors de l'enlèvement du prêtreil ne pouvait descendre maintenant qu'à la condition de lâcher une quantité proportionnelle de gaz; il ouvrit donc la soupape du ballon extérieur. L'hydrogène fusaet le Victoria s'abaissa tranquillement vers le ravin.

Dès que la nacelle toucha à terrele docteur ferma sa soupape ; Joe sauta sur le soltout en se retenant d'une main au bord extérieuret de l'autreil ramassa un certain nombre de pierres qui bientôt remplacèrent son propre poids ; alors il put employer ses deux mainset il eut bientôt entassé dans la nacelle plus de cinq cents livres de pierres; alors le docteur et Kennedy purent descendre à leur tour. Le Victoria se trouvait équilibréet sa force ascensionnelle était impuissante à l'enlever.

D'ailleursi1 ne fallut pas employer une grande quantité de ces pierrescar les blocs ramassés par Joe étaient d'une pesanteur extrêmece qui éveilla un instant l'attention de Fergusson. Le sol était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses.

«Voilà une singulière découverte» se dit mentalement le docteur.

Pendant ce tempsKennedy et Joe allèrent à quelques pas choisir un emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrême dans ce ravin encaissé comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi y versait d'aplomb ses rayons brûlants.

Il fallut d'abord déblayer le terrain des fragments de roc qui l'encombraient; puis une fosse fut creusée assez profondément pour que les animaux féroces ne pussent déterrer le cadavre.

Le corps du martyr y fut déposé avec respect.

La terre retomba sur ces dépouilles mortelleset au-dessus de gros fragments de roches furent disposés comme un tombeau.

Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses réflexions. Il n'entendait pas l'appel de ses compagnonsil ne revenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur du jour.

«A quoi penses-tu doncSamuel ? lui demanda Kennedy.

--A un contraste bizarre de la natureà un singulier effet du hasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d'abnégationce pauvre de cœur a été enseveli ?

--Que veux-tu dire ? Samueldemanda l'Écossais.

--Ce prêtrequi avait fait vœu de pauvretérepose maintenant dans une mine d'or !

--Une mine d'or ! s'écrièrent Kennedy et Joe.

--Une mine d’orrépondit tranquillement le docteur. Ces blocs que vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont du minerai d'une grande pureté.

--Impossible ! impossible! répéta Joe.

--Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schiste ardoisé sans rencontrer des pépites importantes.»

Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. Kennedy n'était pas loin de l’imiter.

Calme-toimon brave Joelui dit son maître.

--Monsieurvous en parlez à votre aise.

--Comment ! un philosophe de ta trempe...

--Eh ! Monsieuril n'y a pas de philosophie qui tienne.

--Voyons ! réfléchis un peu. A quoi nous servirait toute cette richesse nous ne pouvons pas l'emporter.

--Nous ne pouvons pas l'emporter ! par exemple !

--C'est un peu lourd pour notre nacelle ! J'hésitais même à te faire part de cette découvertedans la crainte d'exciter tes regrets.

--Comment ! dit Joeabandonner ces trésors! Une fortune à nous ! bien à nous ! la laisser !

--Prends gardemon ami. Est-ce que la fièvre de l'or te prendrait ? est-ce que ce mortque tu viens d'ensevelirne t’a pas enseigné la vanité des choses humaines ?

--Tout cela est vrairépondit Joe; mais enfinde l'or ! Monsieur Kennedyest-ce que vous ne m'aiderez pas à ramasser un peu de ces millions ?

--Qu'en ferions-nousmon pauvre Joe ? dit le chasseur qui ne put s'empêcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercher la fortuneet nous ne devons pas la rapporter.

--C'est un peu lourdles millionsreprit le docteuret cela ne se met pas aisément dans la poche.

--Mais enfinrépondit Joepoussé dans ses derniers retranchements ne peut-onau lieu de sableemporter ce minerai pour lest ?

--Eh bien ! J’y consensdit Fergusson; mais tu ne feras pas trop la grimacequand nous jetterons quelques milliers de livres par-dessus le bord.

--Des milliers de livres ! reprenait Joeest-il possible que tout cela soit de l'or !

--Ouimon ami ; c'est un réservoir où la nature a entassé ses trésors depuis des siècles; il y a là de quoi enrichir des pays tout entiers ! Une Australie et une Californie réunies au fond d'un désert !

--Et tout cela demeurera inutile !

--Peut-être ! En tout casvoici ce que je ferai pour te consoler.

--Ce sera difficilerépliqua Joe d'un air contrit.

--Ecoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placerje te la donneraietà ton retour en Angleterretu en feras part à tes concitoyenssi tu crois que tant d'or puisse faire leur bonheur.

--Allonsmon maîtreje vois bien que vous avez raison; je me résignepuisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Emplissons notre nacelle de ce précieux minerai. Ce qui restera à la fin du voyage sera toujours autant de gagné.

Et Joe se mit à l'ouvrage; il y allait de bon cœur; il eut bientôt entassé près de mille livres de fragments de quartzdans lequel l'or se trouve renfermé comme dans une gangue d'une grande dureté.

Le docteur le regardait faire en souriant; pendant ce travailil prit ses hauteurset trouva pour le gisement de la tombe du missionnaire 22° 23’ de longitudeet 4° 55'de latitude septentrionale.

Puisjetant un dernier regard sur ce renflement du sol sous lequel reposait le corps du pauvre Françaisil revint vers la nacelle.

Il eût voulu dresser une croix modeste et grossière sur ce tombeau abandonné au milieu des déserts de l'Afrique; mais pas un arbre ne croissait aux environs.

«Dieu la reconnaîtra» dit-il.

Une préoccupation assez sérieuse se glissait aussi dans l'esprit de Fergusson; il aurait donné beaucoup de cet or pour trouver un peu d'eau; il voulait remplacer celle qu'il avait jetée avec la caisse pendant l'enlèvement du nègremais c'était chose impossible dans ces terrains arides; cela ne laissait pas de l'inquiéter; obligé d'alimenter sans cesse son chalumeauil commençait à se trouver à court pour les besoins de la soif; il se promit donc de ne négliger aucune occasion de renouveler sa réserve.

De retour à la nacelleil la trouva encombrée par les pierres de l'avide Joe; il y monta sans rien direKennedy prit sa place habituelleet Joe les suivit tous deuxnon sans jeter un regard de convoitise sur les trésors du ravin.

Le docteur alluma son chalumeau; le serpentin s'échauffale courant d'hydrogène se fit au bout de quelques minutesle gaz se dilatamais le ballon ne bougea pas.

Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot.

«Joe» fit le docteur.

Joe ne répondit pas.

«Joem'entends-tu ?»

Joe fit signe qu'il entendaitmais qu'il ne voulait pas comprendre.

«Tu vas me faire le plaisirreprit Fergussonde jeter une certaine quantité de ce minerai à terre.

--MaisMonsieurvous m'avez permis

--Je t'ai permis de remplacer le lestvoilà tout.

--Cependant.

--Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert !»

Il jeta un regard désespéré vers Kennedy; mais le chasseur prit l'air d’un homme qui n'y pouvait rien.

«Eh bienJoe ?

--Votre chalumeau ne fonctionne donc pas ? reprit l'entêté.

--Mon chalumeau est allumétu le vois bien ! mais le ballon ne s'enlèvera que lorsque tu 1'auras délesté un peu.»

Joe se gratta l'oreilleprit un fragment de quartzle plus petit de tousle pesale repesale fit sauter dans ses mains; c'était un poids de trois ou quatre livres; il le jeta.

Le Victoria ne bougea pas.

«Hein ! fit-ilnous ne montons pas encore

--Pas encorerépondit le docteur. Continue.»

Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon demeurait toujours immobile. Joe pâlit.

«Mon pauvre garçondit FergussonDicktoi et moinous pesonssi je ne me trompeenviron quatre cents livres; il faut donc te débarrasser d'un poids au moins égal au notrepuisqu'il nous remplaçait.

--Quatre cents livres à jeter ! s'écria Joe piteusement.

--Et quelque chose avec pour nous enlever. Allonscourage !»

Le digne garçonpoussant de profonds soupirsse mit à délester le ballon. De temps en temps il s'arrêtait:

Nous montons ! disait-il.

--Nous ne montons paslui était-il invariablement répondu.

--Il remuedit-il enfin.

--Va encorerépétait Fergusson.

-- Il monte ! j'en suis sûr.

--Va toujours» répliquait Kennedy.

Alors Joeprenant un dernier bloc avec désespoirle précipita en dehors de la nacelle. Le Victoria s'éleva d'une centaine de piedsetle chalumeau aidantil dépassa bientôt les cimes environnantes.

«MaintenantJoedit le docteuril te reste encore une jolie fortunesi nous parvenons à garder cette provision jusqu'à la fin du voyageet tu seras riche pour le reste de tes jours.»

Joe ne répondit rien et s'étendit moelleusement sur son lit de minerai.

«Voismon cher Dickreprit le docteurce que peut la puissance de ce métal sur le meilleur garçon du monde. Que de passionsque d'aviditésque de crimes enfanterait la connaissance d'une pareille mine ! Cela est attristant.»

Au soirle Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix milles dans l'ouest; il se trouvait alors en droite ligne à quatorze cents milles de Zanzibar.


CHAPITRE XXIV

Le vent tombe.--Les approches du Désert.--Le décompte de la provision d'eau.--Les nuits de l'Équateur.--Inquiétudes de Samuel Fergusson.--La situation telle qu'elle est.—Énergique réponses de Kennedy et de Joe.--Encore une nuit.

Le Victoriaaccroché à un arbre solitaire et presque desséchépassa la nuit dans une tranquillité parfaite; les voyageurs purent goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin; les émotions des journées précédentes leur avaient laissé de tristes souvenirs.

Vers le matinle ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur. Le ballon s'éleva dans les airs; après plusieurs essais infructueuxil rencontra un courantpeu rapide d'ailleursqui le porta vers le nord-ouest.

«Nous n'avançons plusdit le docteur; si je ne me trompenous avons accompli la moitié de notre voyage à peu près en dix jours; maisau train dont nous marchonsil nous faudra des mois pour le terminer. Cela est d'autant plus fâcheux que nous sommes menacés de manquer d'eau.

--Mais nous en trouveronsrépondit Dick; il est impossible de ne pas rencontrer quelque rivièrequelque ruisseauquelque étangdans cette vaste étendue de pays.

--Je le désire.

--Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche ?»

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon; il le faisait d'autant plus volontiersqu'il avait un instant éprouvé les hallucinations de Joe; maisn'en ayant rien fait paraîtreil se posait en esprit fort; le tout en riantdu reste.

Joe lui lança un coup d'œil piteux. Mais le docteur ne répondit pas. Il songeaitnon sans de secrètes terreursaux vastes solitudes du Sahara; làdes semaines se passant sans que les caravanes rencontrent un puits où se désaltérer. Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblement modifié la disposition d'esprit des trois voyageurs; ils parlaient moins; ils s'absorbaient davantage dans leurs propres pensées.

Le digne Joe n'était plus le même depuis que ses regards avaient plongé dans cet océan d'or; il se taisait; il considérait avec avidité ces pierres entassées dans la nacelle. sans valeur aujourd'huiinestimables demain.

L'aspect de cette partie de l'Afrique était inquiétant d'ailleurs. Le désert se faisait peu à peu. Plus un villagepas même une réunion de quelques huttes ; La végétation se retirait. A peine quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreux de l'Écosseun commencement de sables blanchâtres et des pierres de feuquelques lentisques et des boissons épineux. Au milieu de cette stérilitéla carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arêtes de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d'aridité donnaient à penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu'une caravane eût jamais affronté cette contrée déserte; elle aurait laissé des traces visibles de campementles ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes. Mais rien Et l'on sentait que bientôt une immensité de sable s'emparerait de cette région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer; il fallait aller en avant; le docteur ne demandait pas mieux ; il eut souhaité une tempête pour l'entraînerait delà de ce pays. Et pas un nuage au ciel ! A la fin de cette journéele Victoria n’avait pas franchi trente milles.

Si l'eau n'eut pas manqué ! Mais il en restait en tout trois gallons [Treize litres et demi environ] ! Fergusson mit de côté un gallon destiné à étancher la soif ardente qu'une chaleur de quatre-vingt-dix degrés [50° centigrades] rendait intolérable; deux gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau ; ils ne pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz; or le chalumeau en dépensait neuf pieds cubes par heure environ; on ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures. Tout cela était rigoureusement mathématique.

«Cinquante-quatre heures ! dit-il à ses compagnons. Orcomme je suis bien décidé à ne pas voyager la nuitde peur de manquer un ruisseauune sourceune marec'est trois jours et demi de voyage qu'il nous resteet pendant lesquels il faut trouver de l'eau à tout prix. J'ai cru devoir vous prévenir de cette situation gravemes amiscar je ne réserve qu'un seul gallon pour notre soifet nous devrons nous mettre à une ration sévère.

--Rationne-nousrépondit le chasseur; mais il n'est pas encore temps de se désespérer; nous avons trois jours devant nousdis-tu ?

--Ouimon cher Dick.

--Eh bien ! comme nos regrets ne sauraient qu'y fairedans trois jours i1 sera temps de prendre un parti ; jusque-là redoublons de vigilance.»

Au repas du soirl’eau fut donc strictement mesurée; la quantité d'eau-de-vie s'accrut dans les grogs; mais il fallait se défier de cette liqueur plus propre à altérer qu'à rafraîchir.

La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau qui présentait une forte dépression. Sa hauteur était à peine de huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstance rendit quelque espoir au docteur; elle lui rappela les présomptions des géographes sur l'existence d'une vaste étendue d'eau au centre de l'Afrique. Maissi ce lac existaitil y fallait parvenir ; orpas un changement ne se faisait dans le ciel immobile.

A la nuit paisibleà sa magnificence étoiléesuccédèrent le jour immuable et les rayons ardents du soleil; dès ses premières lueursla température devenait brûlante. A cinq heures du matinle docteur donna le signal du départet pendant un tempsassez long le Victoria demeura sans mouvement dans une atmosphère de plomb.

Le docteur aurait pu échapper à cette chaleur intense en s'élevant dans des zones supérieures; mais il fallait dépenser une plus grande quantité d'eauchose impossible alors. Il se contenta donc de maintenir son aérostat à cent pieds du sol ; làun courant faible le poussait vers l’horizon occidental.

Le déjeuner se composa d'un peu de viande séchée et de pemmican. Vers midile Victoria avait à peine fait quelques milles.

«Nous ne pouvons aller plus vitedit le docteur. Nous ne commandons pasnous obéissons.

--Ah ! mon cher Samueldit le chasseurvoilà une de ces occasions où un propulseur ne serait pas à dédaigner.

--Sans douteDicken admettant toutefois qu'il ne dépensât pas d'eau pour se mettre en mouvementcar alors la situation serait exactement la même; jusqu'icid'ailleurson n'a rien inventé qui fût praticable. Les ballons en sont encore au point où se trouvaient les navires avant l'invention de la vapeur On a mis six mille ans à imaginer les aubes et les hélices; nous avons donc le temps d'attendre.

--Maudite chaleur ! fit Joe en essuyant son front ruisselant.

--Si nous avions de l'eaucette chaleur nous rendrait quelque servicecar elle dilate l'hydrogène de l'aérostat et nécessite une: flamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nous n'étions pas à bout de liquidenous n'aurions pas à l'économiser. Ah ! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse !

--Tu ne regrettes pas ce que tu as faitSamuel ?

--NonDickpuisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une mort horrible. Mais les cent livres d'eau que nous avons jetées nous seraient bien utiles; c'étaient encore douze ou treize jours de marche assuréset de quoi traverser certainement ce désert.

--Nous avons fait au moins la moitié du voyage ? demanda Joe.

--Comme distanceoui; comme duréenonsi le vent nous abandonne. Or il a une tendance à diminuer tout à fait.

--AllonsMonsieurreprit Joeil ne faut pas nous plaindre; nous nous en sommes assez bien tirés jusqu'icietquoi que je fasseil m'est impossible de me désespérer. Nous trouverons de l'eauc'est moi qui vous le dis.

Le solcependantse déprimait de mille en mille; les ondulations des montagnes aurifères venaient mourir sur la plaine; c'étaient les derniers ressauts d'une nature épuisée. Les herbes éparses remplaçaient les beaux arbres de l'est; quelques bandes d'une verdure altérée luttaient encore contre l'envahissement des sables; les grandes roches tombées des sommets lointainsécrasées dans leur chutes'éparpillaient en cailloux aigusqui bientôt se feraient sable grossierpuis poussière impalpable.

«Voici l'Afriquetelle que tu te la représentaisJoe; j'avais raison de te dire: Prends patience !

--Eh bienMonsieurrépliqua Joevoilà qui est naturelau moins ! de la chaleur et du sable ! il serait absurde de rechercher autre chose dans un pareil pays. Voyez-vousajouta-t-il en riantmoi je n'avais pas confiance dans vos forêts et vos prairies ; c'est un contre-sens ! ce n'est pas la peine de venir si loin pour rencontrer la campagne d'Angleterre. Voici la première fois que je me crois en Afriqueet je ne suis pas fâché d'en goûter un peu.»

Vers le soirle docteur constata que le Victoria n'avait pas gagné vingt milles pendant cette journée brûlante. Une obscurité chaude l'enveloppa dès que le soleil eut disparu derrièreun horizon tracé avec la netteté d'une ligne droite.

Le lendemain était le 1er maiun jeudi; mais les jours se succédaient avec une monotonie désespérante; le matin valait le matin qui l'avait précédé; midi jetait à profusion ses mêmes rayons toujours inépuisableset la nuit condensait dans son ombre cette chaleur éparse que le jour suivant devait léguer encore à la nuit suivante. Le ventà peine sensibledevenait plutôt une expiration qu'un souffleet l'on pouvait pressentir le moment où cette haleine s'éteindrait elle-même.

Le docteur réagissait contre la tristesse de cette situation ; il conservait le calme et le sang-froid d'un cœur aguerri. Sa lunette à la mainil interrogeait tous les points de l'horizon; il voyait décroître insensiblement les dernières collines et s'effacer la dernière végétation; devant lui s'étendait toute l'immensité du désert.

La responsabilité qui pesait sur lui l'affectait beaucoupbien qu'il n'en laissât rien paraître. Ces deux hommesDick et Joedeux amis tous les deuxil les avait entraînés au loinpresque par la force de l'amitié ou du devoir. Avait-il bien agit ? N'était-ce pas tenter les voies défendues ? N'essayait-il pas dans ce voyage de franchir les limites de l'impossible ? Dieu n'avait-il pas réservé à des siècles plus reculés la connaissance de ce continent ingrat !

Toutes ces penséescomme il arrive aux heures de découragementse multiplièrent dans sa têteetpar une irrésistible association d'idéesSamuel s'emportait au-delà de la logique et du raisonnement. Après avoir constaté ce qu'il n'eût pas dû faire. il se demandait ce qu'il fallait faire alors. Serait-il impossible de retourner sur ses pas ? N'existait-il pas des courants supérieurs qui le repousseraient vers des contrées moins arides. Sûr du pays passéil ignorait le pays à venir ; aussisa conscience parlant hautil résolut de s'expliquer franchement avec ses deux compagnons; il leur exposa nettement la situation; il leur montra ce qui avait été fait et ce qui restait à faire; à la rigueur on pouvait revenirle tenter du moins; quelle était leur opinion ?

Je n'ai d'autre opinion que celle de mon maîtrerépondit Joe. Ce qu'il souffriraje puis le souffriret mieux que lui où il iraj'irai.

--Et toiKennedy !

--Moi ? mon cher Samuelje ne suis pas homme à me désespérer ; personne n'ignorait moins que moi les périls de l'entreprise; mais je n'ai plus voulu les voir du moment que tu les affrontais. Je suis donc à toi corps et âme. Dans la situation présentemon avis est que nous devons persé-véreraller jusqu'au bout. Les dangersd'ailleursme paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi doncen avanttu peux compter sur nous.

--Mercimes dignes amisrépondit le docteur véritablement ému. Je m'attendais à tant de dévouement; mais il me fallait ces encourageantes paroles. Encore une foismerci.»

Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion.

«Écoutez-moireprit Fergusson. D’après mes relèvementsnous ne sommes pas à plus de trois cents milles du golfe de Guinée ; le désert ne peut donc s'étendre indéfinimentpuisque la côte est habitée et reconnue jusqu'à une certaine profondeur dans les terres. S'il le fautnous nous dirigerons vers cette côteet il est impossible que nous ne rencontrions pas quelque oasisquelque puits où renouveler notre provision d'eau.

Mais ce qui nous manquec'est le ventetsans luinous sommes retenus en calme plat au milieu des airs.

--Attendons avec résignation» dit le chasseur.

Mais chacun à son tour interrogea vainement l'espace pendant cette interminable journée; rien n'apparut qui pût faire naître une espérance. Les derniers mouvements du sol disparurent au soleil couchantdont les rayons horizontaux s'allongèrent en longues lignes de feu sur cette plate immensité. C'était le désert.

Les voyageurs n'avaient pas franchi une distance de quinze millesayant dépenséainsi que le jour précèdentcent trente pieds cube de gaz pour alimenter le chalumeauet deux pintes d’eau sur huit durent être sacrifiées à l'étanchement d'une soit ardente.

La nuit se passa tranquilletrop tranquille ! Le docteur ne dormit pas.

CHAPITRE XXV

Un peu de philosophie.--Un nuage à l'horizon.--Au milieu d'un brouillard.--Le ballon inattendu.--Les signaux.--Vue exacte du Victoria.--Les palmiers.--Traces d'une caravane.--Le puits au milieu du désert.

Le lendemainmême pureté du cielmême immobilité de l'atmosphère.

Le Victoria s'éleva jusqu'à une hauteur de cinq cents pieds; mais c'est à peine s'il se déplaça sensiblement dans l'ouest.

«Nous sommes en plein désertdit le docteur. Voici l'immensité de sable ! Quel étrange spectacle ! Quelle singulière disposition de la nature ! Pourquoi là-bas cette végétation excessiveici cette extrême ariditéet celapar la même latitudesous les mêmes rayons de soleil !

--Le pourquoimon cher Samuelm'inquiète peurépondit Kennedy; la raison me préoccupe moins que le fait. Cela est ainsivoilà l'important.

--Il faut bien philosopher un peumon cher Dick; cela ne peut pas faire de mal

--Philosophonsje le veux bien; nous en avons le temps; à peine si nous marchons. Le vent a peur de souffleril dort.

--Cela ne durera pasdit Joeil me semble apercevoir quelques bandes de nuages dans l'est.

--Joe a raisonrépondit le docteur.

--Bonfit Kennedyest-ce que nous tiendrions notre nuage; avec une bonne pluie et un bon vent qu'il nous jetterait au visage !

--Nous verrons bienDicknous verrons bien.

--C'est pourtant vendredimon maîtreet je me défie des vendredis

--Eh bien ! j'espère qu'aujourd'hui même tu reviendras de tes prétentions.

--Je le désireMonsieur. Ouf ! fit-il en s'épongeant le visagela chaleur est une bonne choseen hiver surtout; mais en étéil ne faut pas en abuser.

--Est-ce que tu ne crains pas l'ardeur du soleil pour notre ballon demanda Kennedy au docteur.

--Non; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des températures beaucoup plus élevées. Celle à laquelle je l'ai soumise intérieurement au moyen du serpentin a été quelquefois de cent cinquante-huit degrés [70° centigrades] et l'enveloppe ne paraît pas avoir souffert.

--Un nuage ! un vrai nuage !» s'écria en ce moment Joedont la vue perçante défiait toutes les lunettes.

En effetune bande épaisse et maintenant distincte s'élevait lentement au-dessus de l'horizon ; elle paraissait profonde et comme boursouflée; c'était un amoncellement de petits nuages qui conservaient invariablement leur forme premièred'où le docteur conclut qu'il n'existait aucun courant d'air dans leur agglomération.

Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matinet à onze heures seulementelle atteignait le disque du soleilqui disparut tout entier derrière cet épais rideau; à ce moment mêmela bande inférieure du nuage abandonnait la ligne de l'horizon qui éclatait en pleine lumière.

«Ce n'est qu'un nuage isolédit le docteuril ne faut pas trop compter sur lui. RegardeDicksa forme est encore exactement celle qu'il avait ce matin.

--En effetSamuelil n'y a là ni pluie ni ventpour nous du moins.

--C'est à craindrecar il se maintient à une très grande hauteur.

--Eh bien ! Samuelsi nous allions chercher ce nuage qui ne veut pas
crever sur nous ?

--J'imagine que cela ne servira pas grand-choserépondit le docteur; ce sera une dépense de gaz et par conséquent d'eau plus considérable. Maisdans notre situationil ne faut rien négliger ; nous allons monter.»

Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin; une violente chaleur se développaet bientôt le ballon s'éleva sous l'action de son hydrogène dilaté.

A quinze cents pieds environ du solil rencontra la masse opaque du nuageet entra dans un épais brouillardse maintenant à cette élévation; mais il n'y trouva pas le moindre souffle de vent; ce brouillard paraissait même dépourvu d'humiditéet les objets exposés à son contact furent à peine humectés. Le Victoriaenveloppé dans cette vapeury gagna peut-être une marche plus sensiblemais ce fut tout.

Le docteur constatait avec tristesse le médiocre résultat obtenu par sa manœuvrequand il entendit Joe s'écrier avec les accents de la plus vive surprise:

«Ah ! par exemple !

--Qu'est-ce doncJoe ?

--Mon maître ! Monsieur Kennedy ! voilà qui est étrange !

--Qu'y a-t-il donc ?

--Nous ne sommes pas seuls ici ! il y a des intrigants ! On nous a volé
notre invention !

--Devient-il fou ?» demanda Kennedy.

Joe représentait la statue de la stupéfaction ! Il restait immobile

«Est-ce que le soleil aurait dérangé l'esprit de ca pauvre garçon ? dit le docteur en se tournant vers lui.

«Me diras-tu ?... dit-il.

--Mais voyezMonsieurdit Joe en indiquant un point dans l'espace

--Par saint Patrick! s'écria Kennedy à son tourceci n'est pas croyable ! SamuelSamuelvois donc !

--Je voisrépondit tranquillement le docteur.

--Un autre ballon ! d’autres voyageurs comme nous !»

En effetà deux cents piedsun aérostat flottait dans l'air avec sa nacelle et ses voyageurs; il suivait exactement la même route que le Victoria.

«Eh bien ! dit le docteuril ne nous reste qu'à lui faire des signaux; prends le pavillonKennedyet montrons nos couleurs.

Il paraît que les voyageurs du second aérostat avaient eu au même moment la même penséecar le même drapeau répétait identiquement le même salut dans une main qui l'agitait de la même façon.

«Qu'est-ce que cela signifie ? demanda le chasseur.

--Ce sont des singess’écria Joeils se moquent de nous !

--Cela signifierépondit Fergusson en riantque c'est toi-même qui te fais ce signalmon cher Dick; cela veut dire que nous-mêmes nous sommes dans cette seconde nacelleet que ce ballon est tout bonnement notre Victoria.

--Quant à celamon maîtresauf votre respectdit Joevous ne me le
ferez jamais croire.

--Monte sur le bordJoeagite tes braset tu verras.»

Joe obéit : il vit ses gestes exactement et instantanément reproduits.

«Ce n'est qu'un effet de miragedit le docteuret pas autre chose; un simple phénomène d'optique; il est du à la réfraction inégale des couches de l'airet voilà tout.

--C'est merveilleux ! répétait Joequi ne pouvait se rendre et multipliait ses expériences à tour de bras.

--Quel curieux spectacle ! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir notre brave Victoria ! Savez-vous qu'il a bon air et se tient majestueusement !

--Vous avez beau expliquer la chose à votre façonrépliqua Joec'est un singulier effet tout de même.»

Mais bientôt cette image s'effaça graduellement ; les nuages s'élevèrent à une plus grande hauteur abandonnant 1e Victoriaqui n’essaya plus de les suivreetau bout d'une heureils disparurent en plein ciel.

Le ventà peine sensiblesembla diminuer encore. Le docteur désespéré se rapprocha du sol.

Les voyageursque cet incident avait arrachés à leurs préoccupations retombèrent dans de tristes penséesaccablés par une chaleur dévorante.

Vers quatre heuresJoe signala un objet en relief sur l'immense plateau de sable et il put affirmer bientôt que deux palmiers s'élevaient à une distance peu éloignée.

«Des palmiers ! dit Fergussonmais il y a donc une fontaineun puits ?»

Il prit une lunette et s'assura que les yeux de Joe ne le trompaient pas.

«Enfinrépéta-t-ilde l'eau ! de l'eau ! et nous sommes sauvéscarsi peu que nous marchionsnous avançons toujours et nous finirons par
arriver !

--Eh bienMonsieur ! dit Joesi nous buvions en attendant ? L'air est vraiment étouffant.

--Buvonsmon garçon.»

Personne ne se fit prier. Une pinte entière y passace qui réduisit la provision à trois pintes et demie seulement.

«Ah ! cela fait du bien ! fit Joe. Que c'est bon ! Jamais bière de Perkins ne m'a fait autant de plaisir

--Voilà les avantages de la privationrépondit le docteur.

--Ils sont faiblesen sommedit le chasseuret quand je devrais ne jamais éprouver de plaisir à boire de l'eauj'y consentirais à la condition de n'en être jamais privé»

A six heuresle Victoria planait au-dessus des palmiers.

C'étaient deux maigres arbreschétifsdesséchésdeux spectres d'arbres sans feuillageplus morts que vivants. Fergusson les considéra avec effroi.

A leur piedon distinguait les pierres à demi rongées d'un puits; mais ces pierreseffritées sous les ardeurs du soleilsemblaient ne former qu'une impalpable poussière. Il n'y avait pas apparence d'humidité. Le cœur de Samuel se serraet il allait faire part de ses craintes à ses compagnonsquand les exclamations de ceux-ci attirèrent son attention.

A perte de vue dans l'ouest s'étendait une longue ligne d'ossements blanchis; des fragments de squelettes entouraient la fontaine; une caravane avait poussé jusque-làmarquant son passage par ce long ossuaire; les plus faibles étaient tombés peu à peu sur le sable; les plus fortsparvenus à cette source tant désiréeavaient trouvé sur ses bords une mort horrible.

Les voyageurs se regardèrent en palissant.

Ne descendons pasdit Kennedyfuyons ce hideux spectacle ! Il n'y a pas là une goutte d'eau à recueillir.

--Non pasDickil faut en avoir la conscience nette. Autant passer la nuit ici qu'ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu'au fond; il y a eu là une source; peut-être en reste-t-il quelque chose.

Le Victoria prit terre; Joe et Kennedy mirent dans la nacelle un poids de sable équivalent au leur et ils descendirent. Ils coururent au puits et pénétrèrent à l'intérieur par un escalier qui n'était plus que poussière. La source paraissait tarie depuis de longues années. Ils creusèrent dans un sable sec et friablele plus aride des sables; il n'y avait pas trace d'humidité.

Le docteur les vit remonter à la surface du désertsuantsdéfaits couverts d'une poussière fineabattusdécouragésdésespérés.

Il comprit l'inutilité de leurs recherches; il s'y attendaitil ne dit rien. Il sentait qu'à partir de ce moment il devrait avoir du courage et de l'énergie pour trois.

Joe rapportait les fragments d'une outre racorniequ'il jeta avec colère au milieu des ossements dispersés sur le sol.

Pendant le souperpas une parole ne fut échangée entre les voyageurs; ils mangeaient avec répugnance.

Et pourtantils n'avaient pas encore véritablement enduré les tourments de la soifet ils ne se désespéraient que pour l'avenir.

CHAPITRE XXVI

Cent treize degrés.--Réflexions du docteur.--Recherche désespérée.--Le chalumeau s'éteint.—Cent vingt-deux degrés.--La contemplation du désert.--Une promenade dans la nuit.--Solitude.--Défaillance.--Projets de Joe.--Il se donne un jour encore.

La route parcourue par le Victoria pendant la journée précédente n'excédait pas dix millesetpour se mainteniron avait dépensé cent soixante-deux pieds cubes de gaz.

Le samedi matinle docteur donna le signal du départ.

«Le chalumeau ne peut plus marcher que six heuresdit-il. Si dans six heures nous n'avons découvert ni un puitsni une sourceDieu seul sait ce que nous deviendrons.

--Peu de vent ce matinmaître ! dit Joemais il se lèvera peut-êtreajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulée de Fergusson.

Vain espoir ! Il faisait dans l'air un calme platun de ces calmes qui dans les mers tropicales enchaînent obstinément les navires. La chaleur devint intolérableet le thermomètre à l'ombresous la tentemarqua cent treize degrés [45° centigrades].

Joe et Kennedyétendus l'un prés de l'autrecherchaient sinon dans le sommeilau moins dans la torpeurl'oubli de la situation. Une inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs L'homme est plus à plaindre qui ne peut s'arracher à sa pensée par un travail ou une occupation matérielle; mais icirien à surveiller ; à tenterpas davantage; il fallait subir la situation sans pouvoir l'améliorer.

Les souffrances de la soif commencèrent à se faire sentir cruellement ; l'eau-de-vieloin d'apaiser ce besoin impérieuxl'accroissait au contraireet méritait bien ce nom de «lait de tigres» que lui donnent les naturels de l'Afrique. Il restait à peine deux pintes d'un liquide échauffé. Chacun couvait du regard ces quelques gouttes si précieuseset personne n'osai y tremper ses lèvres. Deux pintes d'eauau milieu d'un désert !

Alors le docteur Fergussonplongé dans ses réflexionsse demanda s'il avait prudemment agi N'aurait-il pas mieux valu conserver cette eau qu'il avait décomposée en pure perte pour se maintenir dans l'atmosphère ?

Il avait fait un peu de chemin sans doutemais en était-il plus avancé ! Quand il se trouverait de soixante milles en arrière sous cette latitudequ'importait puisque l'eau lui manquait en ce lieu ? Le vents'il se levait enfinsoufflerait là-bas comme icimoins vite ici mêmes'il venait de l'est ! Mais l'espoir poussait Samuel en avant ! Et cependantces deux gallons d'eau dépensés en vainc'était de quoi suffire à neuf jours de halte dans ce désert ! Et quels changements pouvaient se produire en neuf jours ! Peut-être aussitout en conservant cette eaueut-il dû s'élever en jetant du lestquitte à perdre du gaz pour redescendre après ! Mais le gaz de son ballonc'était son sangc'était sa vie !

Ces mille réflexions se heurtaient dans sa tête qu'il prenait dans ses mainset pendant des heures entières il ne la relevait pas.

«Il faut faire un dernier effort ! se dit-il vers dix heures du matin. Il faut tenter une dernière fois. de découvrir un courant atmosphérique qui nous emporte ! Il faut risquer nos dernières ressources.»

Etpendant que ses compagnons sommeillaientil porta à une haute température l'hydrogène de l'aérostat; celui-ci s'arrondit sous la dilatation du gaz et monta droit dans les rayons perpendiculaires du soleil. Le docteur chercha vainement un souffle de vent depuis cent pieds jusqu'à cinq milles; son point de départ demeura obstinément au-dessous de lui; un calme absolu semblait régner jusqu’audernières limites de l'air respirable.

Enfin l'eau d’alimentation s'épuisa; le chalumeau s'éteignit faute de gaz; la pile de Bunzen cessa de fonctionneret le Victoriase contractantdescendit doucement sur le sable à la place même que la nacelle y avait creusée.

Il était midi; le relèvement donna 19° 35' de longitude et 6° 51’ de latitudeà près de cinq cents milles du lac Tchadà plus de quatre cents milles des côtes occidentales de l'Afrique.

En prenant terreDick et Joe sortirent de leur pesante torpeur.

Nous nous arrêtonsdit l'Écossais.

--Il le faut» répondit Samuel d'un ton grave.

Ses compagnons le comprirent Le niveau du sol se trouvait alors au niveau de la merpar suite de sa constante dépression; aussi le ballon se maintint-il dans un équilibre parfait et une immobilité absolue.

Le poids des voyageurs fut remplacé par une charge équivalente de sableet ils mirent pied à terre; chacun s'absorba dans ses penséesetpendant plusieurs heuresils ne parlèrent pas. Joe prépara le soupercomposé de biscuit et de pemmicanauquel on toucha à peine; une gorgée d'eau brûlante compléta ce triste repas.

Pendant la nuitpersonne ne veillamais personne ne dormit La chaleur fut étouffante. Le lendemainil ne restait plus qu'une demi-pinte d'eau; le docteur la mit en réserveet on résolut de n’y toucher qu'à la dernière extrémité.

«J'étouffes'écria bientôt Joela chaleur redouble ! Cela ne m'étonne pasdit-il après avoir consulté le thermomètrecent quarante degrés [60° centigrades] !

--Le sable vous brûlerépondit le chasseurcomme s’il sortait d'un four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu ! C'est à devenir fou !

--Ne nous désespérons pasdit le docteur; à ces grandes chaleurs succèdent inévitablement des tempêtes sous cette latitudeet elles arrivent avec la rapidité de l'éclair ; malgré l'accablante sérénité du cielil peut s'y produire de grands changements en moins d'une heure.

--Mais enfinreprit Kennedyil y aurait quelque indice !

--Eh bien ! dit le docteuril me semble que le baromètre a une légère tendance à baisser.

--Le ciel t’entende ! Samuelcar nous voici cloués à ce sol comme un oiseau dont les ailes sont brisées.

--Avec cette différence pourtantmon cher Dickque nos ailes sont intacteset j'espère bien nous en servir encore.

--Ah ! du vent ! du vent ! s'écria Joe ! De quoi nous rendre à un ruisseauà un puitset il ne nous manquera rien ; nos vivres sont suffisantset avec de l'eau nous attendrons un mois sans souffrir ! Mais la soif est une cruelle chose.»

La soifmais aussi 1a contemplation incessante du désert fatiguait l'esprit; il n'y avait pas un accident de terrainpas un monticule de sablepas un caillou pour arrêter le regard. Cette planité écœurait et donnait ce malaise qu'on appelle le mal du désert. L’impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphère incendiéela chaleur paraissait vibrantecomme au-dessus d'un foyer incandescent ; l'esprit se désespérait à voir ce calme immenseet n'entrevoyait aucune raison pour qu'un tel état de choses vint à cessercar l'immensité est une sorte d'éternité.

Aussi les malheureuxprivés d'eau sous cette température torridecommencèrent à ressentir des symptômes d'hallucination; leurs yeux s'agrandissaientleur regard devenait trouble.

Lorsque la nuit fut venuele docteur résolut de combattre cette disposition inquiétante par une marche rapide; il voulut parcourir cette plaine de sable pendant quelques heuresnon pour cherchermais pour marcher.
«Venezdit-il à ses compagnonscroyez-moicela vous fera du bien.

--Impossiblerépondit Kennedyje ne pourrais faire un pas.

--J'aime encore mieux dormirfit Joe.

--Mais le sommeil ou le repos vous seront funestesmes amis. Réagissez donc contre cette torpeur. Voyonsvenez.»

Le docteur ne put rien obtenir d'euxet il partit seul au milieu de la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent péniblesles pas d'un homme affaibli et déshabitué de la marche ; mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire; il s'avança de plusieurs milles dans l'ouestet son esprit se réconfortait déjàlorsquetout d'un coupil fut pris de vertige; il se crut penché sur un abîme; il sentit ses genoux plier ; cette vaste solitude l'effraya ; il était le point mathématiquele centre d'une circonférence infiniec'est-à-direrien ! Le Victoria disparaissait entièrement dans l'ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroiluil'impassiblel'audacieux voyageur ! Il voulut revenir sur ses pasmais en vain; il appelapas même un écho pour lui répondreet sa voix tomba dans l'espace comme une pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le sableseulau milieu des grands silences du désert.

A minuitil reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe ; celui-ciinquiet de l'absence prolongée de son maîtres'était lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine; il l'avait trouvé évanoui.

«Qu'avez-vous eumon maître ? demanda-t-il.

--Ce ne sera rienmon brave Joe; un moment de faiblessevoilà tout.

--Ce ne sera rienen effetMonsieur; mais relevez-vous; appuyez-vous sur moiet regagnons le Victoria.

Le docteurau bras de Joereprit la route qu'il avait suivie.

«C'était imprudentMonsieuron ne s'aventure pas ainsi. Vous auriez pu être dévaliséajouta-t-il en riant. VoyonsMonsieurparlons
sérieusement.

--Parleje t'écoute !

--Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas durer plus de quelques jours encoreet si le vent n'arrive pasnous sommes perdus.»

Le docteur ne répondit pas.

«Eh bien ! il faut que quelqu'un se dévoue au sort communet il est tout naturel que ce soit moi !

--Que veux-tu dire ? quel est ton projet ?

--Un projet bien simple: prendre des vivreset marcher toujours devant moi jusqu'à ce que j'arrive quelque partce qui ne peut manquer. Pendant ce tempssi le ciel vous envoie un vent favorablevous ne m'attendrez pasvous partirez. De mon côtési je parviens à un villageje me tirerai d'affaire avec les quelques mots d'arabe que vous me donnerez par écritet je vous ramènerai du secoursou j'y laisserai ma peau ! Que dites-vous de mon dessein ?

--Il est insensémais digne de ton brave cœurJoe. Cela est impossibletu ne nous quitteras pas.

--EnfinMonsieuril faut tenter quelque chose ; cela ne peut vous nuire en rienpuisqueje vous le répètevous ne m'attendrez pasetà la rigueurje puis réussir !

--NonJoe ! non ! ne nous séparons pas ! ce serait une douleur ajoutée aux autres. Il était écrit qu'il en serait ainsiet il est très probablement écrit qu'il en sera autrement plus tard. Ainsiattendons avec résignation.

--SoitMonsieurmais je vous préviens d'une chose: je vous donne encore un jour ; jen'attendrai pas davantage ; c'est aujourd'hui dimancheou plutôt lundicar il est une heure du matin; si mardi nous ne partons pasje tenterai l'aventure ; c'est un projet irrévocablement décidé.»

Le docteur ne répondit pas; bientôt il rejoignait la nacelleet il y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.


CHAPITRE XXVII

Chaleur effrayante.--Hallucinations.--Les dernières gouttes d'eau.--Nuit de désespoir.--Tentative de suicide.--Le simoun.--L'oasis.--Lion et lionne.

Le premier soin du docteur futle lendemainde consulter le baromètre. C'est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression
appréciable.

«Rien ! se dit-ilrien !»

Il sortit de la nacelleet vint examiner le temps; même chaleurmême duretémême implacabilité.

«Faut-il donc désespérer !» s'écria-t-il.

Joe ne disait motabsorbé dans sa penséeet méditant son projet d'exploration.

Kennedy se releva fort maladeet en proie à une surexcitation inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d'eau ; chacun le savaitchacun y pensait et se sentait attiré vers elles; mais personne n'osait faire un pas.

Ces trois compagnonsces trois amis se regardaient avec des yeux hagardsavec un sentiment d'avidité bestialequi se décelait surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite à ces intolérables privations; pendant toute la journéeil fut en proie au délire; il allait et venaitpoussant des cris rauquesse mordant les poingsprêt à s'ouvrir les veines pour en boire le sang.

«Ah! s'écria-t-il ! pays de la soif ! tu serais bien nommé pays du désespoir !»

Puis il tomba dans une prostration profonde; on n'entendit plus que le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soirJoe fut pris à son tour d'un commencement de folie; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immenseavec des eaux claires et limpides; plus d'une fois il se précipita sur ce sol enflammé pour boire à mêmeet il se relevait la bouche pleine de poussière.

«Malédiction ! dit-il avec colère ! c'est de l'eau salée !»

Alorstandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans mouvementil fut saisi par l'invincible pensée d'épuiser les quelques gouttes d'eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui; il s'avança vers la nacelle en se traînant sur les genouxil couva des yeux la bouteille où s'agitait ce liquideil y jeta un regard démesuréil la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce momentces mots: «A boire ! à boire !» furent prononcés avec un accent déchirant.

C'était Kennedy qui se traînait près de lui; le malheureux faisait pitiéil demandait à genouxil pleurait.

Joepleurant aussilui présenta la bouteilleet jusqu'à la dernière goutteKennedy en épuisa le contenu.

«Merci» fit-il.

Mais Joe ne l'entendit pas; il était comme lui retombé sur le sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuseon l'ignore. Mais le mardi matinsous ces douches de feu que versait le soleilles infortunés sentirent leurs membres se dessécher peu à peu. Quand Joe voulut se levercela lui fut impossible; il ne put mettre son projet à exécution.

Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacellele docteur accabléles bras croisés sur la poitrineregardait dans l'espace un point imaginaire avec une fixité idiote. Kennedy était effrayant ; il balançait la tête de droite et de gauche comme une bête féroce en cage.

Tout d'un couples regards du chasseur se portèrent sur sa carabine dont la crosse dépassait le bord de la nacelle.

«Ah !» s'écria-t-il en se relevant par un effort surhumain.

Il se précipita sur l'armeéperdufouet il en dirigea le canon vers sa bouche.

«Monsieur ! Monsieur ! fit Joese précipitant sur lui.

--Laisse-moi ! va-t-en» dit en râlant l'Écossais.

Tous les deux luttaient avec acharnement.

«Va-t-enou je te tue» répéta Kennedy.

Mais Joe s'accrochait à lui avec force; ils se débattirent ainsisans que le docteur parût les apercevoiret pendant près d'une minute; dans la luttela carabine partit soudain; au bruit de la détonationle docteur se releva droit comme un spectre; il regarda autour de lui.

Maistout d'un coup. voici que son regard s'animesa main s'étend vers l'horizonetd'une voix qui n'avait plus rien d'humainil s'écrie:

«Là ! là ! là-bas !»

Il y avait une telle énergie dans son gesteque Joe et Kennedy se séparèrentet tous deux regardèrent.

La plaine s'agitait comme une mer en fureur par un jour de tempête; des vagues de sable déferlaient les unes sur les autres au milieu d'une poussière intense; une immense colonne venait du sud-est en tournoyant avec une extrême rapidité; le soleil disparaissait derrière un nuage opaque dont l'ombre démesurée s'allongeait jusqu’au Victoria; les grains de sable fin glissaient avec la facilité de molécules liquideset cette marée montante gagnait peu à peu.

Un regard énergique d'espoir brilla dans les yeux de Fergusson.

«Le simoun ! s'écria-t-il.

--Le simoun ! répéta Joe sans trop comprendre.

--Tant mieuxs'écria Kennedy avec une rage désespérée ! tant mieux ! nous allons mourir !

--Tant mieux ! répliqua le docteurnous allons vivre au contraire !

Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle.

Ses compagnons le comprirent enfinse joignirent à luiet prirent place à ses côtés.

«Et maintenantJoedit 1e docteurjette-moi en dehors une cinquantaine de livres de ton minerai !»

Joe n'hésita paset cependant il éprouva quelque chose comme un regret rapide. Le ballon s'enleva.

«Il était temps» s'écria le docteur.

Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. Un peu plus le Victoria était écrasémis en piècesanéanti. L'immense trombe allait l'atteindre; il fut couvert d’une grêle de sable.

«Encore du lest ! cria le docteur à Joe.

--Voilà» répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de quartz.

Le Victoria monta rapidement au-dessus de la trombe; maisenveloppé dans l'immense déplacement d'airil fut entraîné avec une vitesse incalculable au-dessus de cette mer écumante.

SamuelDick et Joe ne parlaient pas; ils regardaientils espéraientrafraîchis d'ailleurs par le vent de ce tourbillon.

A trois heuresla tourmente cessait; le sableen retombantformait une innombrable quantité de monticules; le ciel reprenait sa tranquillité
première.

Le Victoriaredevenu immobileplanait en vue d'une oasisîle couverte d'arbres verts et remontée à la surface de cet océan.

«L'eau ! l'eau est 1à ! s'écria le docteur.

Aussitôtouvrant la soupape supérieureil donna passage à l'hydrogèneet descendit doucement à deux cents pas de l'oasis.

En quatre heuresles voyageurs avaient franchi un espace de deux cent quarante milles [Cent lieues].

La nacelle fut aussitôt équilibréeet Kennedysuivi de Joes'élança sur le sol.

«Vos fusils ! s'écria le docteurvos fusilset soyez prudents.»

Dick se précipita sur sa carabineet Joe s'empara de l'un des fusils. Ils s'avancèrent rapidement jusqu'aux arbres et pénétrèrent sous cette fraîche verdure qui leur annonçait des sources abondantes; ils ne prirent pas garde à de larges piétinementsà des traces fraîches qui marquaient çà et là le sol humide.

Soudainun rugissement retentit à vingt pas d'eux.

«Le rugissement d'un lion ! dit Joe.

--Tant mieux ! répliqua le chasseur exaspérénous nous battrons ! On est fort quand il ne s'agit que de se battre.

--De la prudenceMonsieur Dickde la prudence ! de la vie de l'un dépend la vie de tous.»

Mais Kennedy ne l'écoutait pas; il s'avançaitl’œil flamboyantla carabine arméeterrible dans son audace. Sous un palmierun énorme lion à crinière noire se tenait dans une posture d'attaque. A peine eut-il aperçu le chasseur qu'il bondit; mais il n'avait pas touché terre qu'une balle au cœur le foudroyait; il tomba mort.

«Hourra ! hourra !» s'écria Joe.

Kennedy se précipita vers le puitsglissa sur les marches humideset s'étala devant une source fraîchedans laquelle il trempa ses lèvres avidement; Joe l'imitaet l'on n'entendit plus que ces clappements de langue des animaux qui se désaltèrent.

«Prenons gardeMonsieur Dickdit Joe en respirant. N'abusons pas !»

Mais Dicksans répondrebuvait toujours. Il plongeait sa tête et ses mains dans cette eau bienfaisante; il s'enivrait.

«Et monsieur Fergusson ?» dit Joe.

Ce seul mot rappela Kennedy à lui-même ! il remplit une bouteille qu'il avait apportéeet s'élança sur les marches du puits.

Mais quelle fut sa stupéfaction ! Un corps opaqueénormeen fermait l'ouverture. Joequi suivait Dickdut reculer avec lui.

«Nous sommes enfermés !

--C'est impossible! qu'est-ce que cela veut dire ?...»

Dick n'acheva pas; un rugissement terrible lui fit comprendre à quel nouvel ennemi il avait affaire.

«Un autre lion ! s'écria Joe.

--Non pasune lionne ! Ah! maudite bêteattends» dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine.

Un instant aprèsil faisait feumais l'animal avait disparu.

«En avant ! s'écria-t-il.

--NonMonsieur Dicknonvous ne l'avez pas tuée du coup; son corps eut roulé jusqu'ici; elle est là prête à bondir sur le premier d'entre nous qui paraîtraet celui-là est perdu !

--Mais que faire ? Il faut sortir ! Et Samuel qui nous attend !

--Attirons l'animal; prenez mon fusilet passez-moi votre carabine

--Quel est ton projet ?

--Vous allez voir.»

Joeretirant sa veste de toilela disposa au bout de l'arme et la présenta comme appât au-dessus de l'ouverture. La bête furieuse se précipita dessus ; Kennedy l'attendait au passageet d'une balle il lui fracassa l'épaule. La lionne rugissante roula sur l'escalierrenversant Joe. Celui-ci croyait déjà sentir les énormes pattes de l'animal s'abattre sur luiquand une seconde détonation retentitet le docteur Fergusson apparut à l'ouvertureson fusil à la main et fumant encore.

Joe se releva prestementfranchit le corps de la bêteet passa à son maître la bouteille pleine d'eau.

La porter à ses lèvresla vider à demi fut pour Fergusson l'affaire d'un instantet les trois voyageurs remercièrent du fond du cœur la Providence qui les avait si miraculeusement sauvés.

CHAPITRE XXVIII

Soirée délicieuse.--La cuisine de Joe.--Dissertation sur la viande crue.--Histoire de James Bruce.--Le bivouac.--Les rêves de Joe.--Le baromètre baisse.--Le baromètre remonte.--Préparatifs de départ.--L'ouragan.

La soirée fut charmante et se passa sous de frais ombrages de mimosasaprès un repas réconfortant ; le thé et le grog n'y furent pas ménagés.

Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sensil en avait fouillé les buissons ; les voyageurs étaient les seuls êtres animés de ce paradis terrestre; ils s'étendirent sur leurs couvertures et passèrent une nuit paisiblequi leur apporta l'oubli des douleurs passées.

Le lendemain7 maile soleil brillait de tout son éclatmais ses rayons ne pouvaient traverser l'épais rideau d'ombrage. Comme il avait des vivres en suffisante quantitéle docteur résolut d'attendre en cet endroit un vent favorable.

Joe y avait transporté sa cuisine portativeet il se livrait à une foule de combinaisons culinairesen dépensant l'eau avec une insouciante prodigalité.

«Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs ! s'écria Kennedy; cette abondance après cette privation ! ce luxe succédant à cette misère ! Ah ! j'ai été bien près de devenir fou !

--Mon cher Dicklui dit le docteursans Joetu ne serais pas là en train de discourir sur l'instabilité des choses humaines.

--Brave ami ! fit Dick en tendant la main à Joe.

--Il n'y a pas de quoirépondit celui-ci. A charge de revancheMonsieur Dicken préférant toutefois que l'occasion ne se présente pas de me rendre la pareille !

--C'est une pauvre nature que la notre ! reprit Fergusson. Se laisser abattre pour si peu !

--Pour si peu d'eauvoulez-vous diremon maître! Il faut que cet élément soit bien nécessaire à la vie !

--Sans douteJoeet les gens privés de manger résistent plus longtemps que les gens privés de boire.

--Je le crois; d'ailleursau besoinon mange ce qui se rencontremême son semblablequoique cela doive faire un repas à vous rester longtemps sur le cœur !

--Les sauvages ne s'en font pas fautecependantdit Kennedy.

--Ouimais ce sont des sauvageset qui sont habitués à manger de la viande crue; voilà une coutume qui me répugnerait !

--Cela est assez répugnanten effetreprit le docteurpour que personne n'ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs en Afrique ; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades se nourrissaient de viande crueet on refusa généralement d'admettre le fait. Ce fut dans ces circonstances qu'il arriva une singulière aventure à James Bruce.

--Contez-nous celaMonsieur; nous avons le temps de vous entendredit Joe en s'étalant voluptueusement sur l'herbe fraîche.

--Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté de Stirlingquide 1768 à 1772parcourut toute l’Abyssinie jusqu'au lac Tyanaà la recherche des sources du Nil ; puisil revint en Angleterreoù il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses récits furent accueillis avec une incrédulité extrêmeincrédulité qui sans doute est réservée aux nôtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si différentes des us et coutumes anglaisque personne ne voulait y croire. Entre autres détailsJames Bruce avait avancé que les peuples de l'Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler à son aise ! on n'irait point voir ! Bruce était un homme très courageux et très rageur. Ces doutes l'irritaient au suprême degré. Un jourdans un salon d’Édimbourgun Écossais reprit en sa présence le thème des plaisanteries quotidienneset à l'endroit de la viande crueil déclara nettement que la chose n'était ni possible ni vraie. Bruce ne dit rien; il sortitet rentra quelques instants après avec un beefsteack crusaupoudré de sel et de poivre à là mode africaine. «Monsieurdit-il à l'Écossaisen doutant d'une chose que j'ai avancéevous m'avez fait une injure grave; en la croyant impraticablevous vous êtes complètement trompé. Etpour le prouver à tousvous allez manger tout de suite ce beefsteack cruou vous me rendrez raison de vos paroles.»

L'Écossais eut peuret il obéit non sans de fortes grimaces. Alorsavec le plus grand sang-froidJames Bruce ajouta: «En admettant même que la chose ne soit pas vraieMonsieurvous ne soutiendrez plusdu moinsqu'elle est impossible.»

--Bien ripostéfit Joe Si l'Écossais a pu attraper une indigestionil n'a eu que ce qu'il méritait. Et sià notre retour en Angleterreon met notre voyage en doute...

--Eh bien ! que feras-tu ? Joe.

--Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoriasans sel et sans poivre !»

Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa de la sorteen agréables propos ; avec la force revenait l'espoir; avec l'espoirl'audace. Le passé s'effaçait devant l'avenir avec une providentielle rapidité.

Joe n'aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur; c'était le royaume de ses rêves ; il se sentait chez lui; il fallut que son maître lui en donnât le relèvement exactet ce fut avec un grand sérieux qu’il inscrivit sur ses tablettes de voyage: 15° 43' de longitude et 8° 32' de latitude.

Kennedy ne regrettait qu'une seule chosede ne pouvoir chasser dans cette forêt en miniature; selon luila situation manquait un peu de bêtes féroces.

«Cependantmon cher Dickreprit le docteurtu oublies promptement. Et ce lionet cette lionne ?

-- Ça ! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l'animal abattu ! Maisau fait leur présence dans cette oasis peut faire supposer que nous ne sommes pas très éloignés de contrées plus fertiles.

--Preuve médiocreDick ; ces animaux-làpressés par la faim ou la soiffranchissent souvent des distances considérables pendant la nuit prochainenous ferons même bien de veiller avec plus de vigilance et d'allumer des feux.

--Par cette températurefit Joe ! Enfinsi cela est nécessaireon le fera. Mais j'éprouverai une véritable peine à brûler ce joli boisqui nous a été si utile.

--Nous ferons surtout attention à ne pas l'incendierrépondit le docteurafin que d'autres puissent y trouver quelque jour un refuge au milieu du désert !

--On y veilleraMonsieur; mais pensez-vous que cette oasis soit connue ?

--Certainement. C'est un lieu de halte pour les caravanes qui fréquentent le centre de l'Afriqueet leur visite pourrait bien ne pas te plaireJoe.

--Est-ce qu'il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam ?

--Sans doutec'est le nom général de toutes ces populationsetsous le même climatles mêmes races doivent avoir des habitudes pareilles.

--Pouah ! fit Joe! Après toutcela est bien naturel ! Si des sauvages avaient les goûts des gentlemenoù serait la différence ? Par exemplevoilà des braves gens qui ne se seraient pas fait prier pour avaler le beefsteak de l'Écossaiset même l'Écossais par-dessus le marché.»

Sur cette réflexion très senséeJoe alla dresser ses bûchers pour la nuitles faisant aussi minces que possible. Ces précautions furent heureusement inutileset chacun s'endormit tour à tour dans un profond sommeil.

Le lendemainle temps ne changea pas encore; il se maintenait au beau avec obstination. Le ballon demeurait immobilesans qu'aucune oscillation ne vînt trahir un souffle de vent.

Le docteur recommençait à s'inquiéter: si le voyage devait ainsi se prolongerles vivres seraient insuffisants. Après avoir failli succomber faute d'eauen serait-on réduit à mourir de faim ?

Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser très sensiblement dans le baromètre ; il y avait des signes évidents d'un changement prochain dans l'atmosphère ; il résolut donc de faire ses préparatifs de départ pour profiter de la première occasion; la caisse d'alimentation et la caisse à eau furent entièrement remplies toutes les deux.

Fergusson dut rétablir ensuite l'équilibre de l'aérostatet Joe fut obligé de sacrifier une notable partie de son précieux minerai. Avec la santéles idées d'ambition lui étaient revenues; il fit plus d'une grimace avant d'obéir à son maître ; mais celui-ci lui démontra qu'il ne pouvait enlever un poids aussi considérable; il lui donna à choisir entre l'eau ou l'or; Joe n'hésita pluset il jeta sur le sable une forte quantité de ses précieux cailloux

«Voilà pour ceux qui viendront après nousdit-il; ils seront bien étonnés de trouver la fortune en pareil lieu.

--Eh ! fit Kennedysi quelque savant voyageur vient à rencontrer ces échantillons ?...

--Ne doute pasmon cher Dickqu'il n'en soit fort surpris et qu'il ne publie sa surprise en nombreux in-folios ! Nous entendrons parler quelque jour d'un merveilleux gisement de quartz aurifère au milieu des sables de l'Afrique.

--Et c'est Joe qui en sera la cause.»

L'idée de mystifier peut-être quelque savant consola le brave garçon et le fit sourire.

Pendant le reste de la journéele docteur attendit vainement un changement dans l'atmosphère. La température s'éleva etsans les ombrages de l'oasiselle eut été insoutenable. Le thermomètre marqua au soleil cent quarante-neuf degrés [50]. Une véritable pluie de feu traversait l'air. Ce fut la plus haute chaleur qui eut encore été observée.

Joe disposa comme la veille le bivouac du soiretpendant les quarts du docteur et de Kennedyil ne se produisit aucun incident nouveau.

Maisvers trois heures du matinJoe veillantla température s'abaissa subitementle ciel se couvrit de nuageset l'obscurité augmenta.

«Alerte ! s'écria Joe en réveillant ses deux compagnons ! alerte ! voici le vent.

--Enfin ! dit le docteur en considérant le cielc'est une tempête ! Au Victoria ! au Victoria

Il était temps d'y arriver. Le Victoria se courbait sous l'effort de l'ouragan et entraînait la nacelle qui rayait le sable. Sipar hasardune partie du lest eut été précipitée à terrele ballon serait partiet tout espoir de le retrouver eut été à jamais perdu.

Mais le rapide Joe courut à toutes jambes et arrêta la nacelletandis que l'aérostat se couchait sur le sable au risque de se déchirer. Le docteur prit sa place habituellealluma son chalumeauet jeta l'excès de poids.

Les voyageurs regardèrent une dernière fois les arbres de l'oasis qui pliaient sous la tempêteet bientôtramassant le vent d’est à deux cents pieds du solils disparurent dans la nuit.

CHAPITRE XXIX

Symptômes de végétation.--Idée fantaisiste d’un auteur français.--Pays magnifique.--Royaume d'Adamova.--Les explorations de Speke et Burton reliées à celles de Barth.--Les monts Atlantika.--Le fleuve Benoué.--La ville d'Yola.--Le Bagélé.--Le mont Mendif.


Depuis le moment de leur départles voyageurs marchèrent avec une grande rapidité; il leur tardait de quitter ce désert qui avait failli leur être si funeste.

Vers neuf heures un quart du matinquelques symptômes de végétation furent entrevusherbes flottant sur cette mer de sableet leur annonçantcomme à Christophe Colombla proximité de la terre; des pousses vertes pointaient timidement entre des cailloux qui allaient eux-mêmes redevenir les rochers de cet Océan.

Des collines encore peu élevées ondulaient à l’horizon; leur profilestompé par la brumese dessinait vaguement ; la monotonie disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contrée nouvelleetcomme un marin en vigieil était sur le point de s'écrier :

«Terre ! terre !»

Une heure plus tardle continent s'étalait sous ses yeuxd'un aspect encore sauvagemais moins platmoins nuquelques arbres se profilaient sur le ciel gris.

Nous sommes donc en pays civilisé ? dit le chasseur.

--Civilisé ? Monsieur Dick ; c'est une manière de parler; on ne voit pas encore d'habitants.

--Ce ne sera pas longrépondit Fergussonau train dont nous marchons.

--Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègresMonsieur Samuel ?

--ToujoursJoeen attendant le pays des Arabes.

--Des ArabesMonsieurde vrais Arabesavec leurs chameaux ?

--Nonsans chameaux; ces animaux sont rarespour ne pas dire inconnus dans ces contrées; il faut remonter quelques degrés au nord pour les rencontrer.

--C'est fâcheux.

--Et pourquoiJoe

--Parce quesi 1e vent devenait contraireils pourraient nous servir.

--Comment ?

--Monsieurc'est une idée qui me vient: on pourrait les atteler à la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu'en dites-vous ?

--Mon pauvre Joecette idéeun autre l'a eue avant toi; elle a été exploitée par un très spirituel auteur français [M. Méry] ... dans un romanil est vrai. Des voyageurs se font traîner en ballon par des chameaux; arrive un lion qui dévore les chameauxavale la remorqueet traîne à leur place; ainsi de suite. Tu vois que tout ceci est de la haute fantaisieet n'a rien de commun avec notre genre de locomotion.

Joeun peu humilié à la pensée que son idée avait déjà servichercha quel animal aurait pu dévorer le lion; mais il ne trouva pas et se remit à examiner le pays.

Un lac d'une moyenne étendue s'étendait sous ses regardsavec un amphithéâtre de collines qui n'avaient pas encore le droit de s'appeler des montagnes; làserpentaient des vallées nombreuses et fécondeset leurs inextricables fouillis d'arbres les plus variés; l'élaïs dominait cette masseportant des feuilles de quinze pieds de longueur sur sa tige hérissée d'épines aiguës; le bombax chargeait le vent à son passage du fin duvet de ses semences; les parfums actifs du pendanusce «kenda» des Arabesembaumaient les airs jusqu'à la zone que traversait le Victoria; le papayer aux feuilles palméesle sterculier qui produit la noix du Soudanle baobab et les bananiers complétaient cette flore luxuriante des régions intertropicales.

«Le pays est superbedit le docteur.

--Voici les animauxfit Joe; les hommes ne sont pas loin.

--Ah ! les magnifiques éléphants ! s'écria Kennedy. Est-ce qu'il n'y aurait
pas moyen de chasser un peu ?

--Et comment nous arrêtermon cher Dickavec un courant de cette violence ? Nongoûte un peu le supplice de Tantale ! Tu te dédommageras plus tard.»

Il y avait de quoien effetexciter l'imagination d'un chasseur; le cœur de Dick bondissait dans sa poitrineet ses doigts se crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage se vautrait dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait tout entier; des éléphants grisnoirs ou jaunesde la plus grande taillepassaient comme une trombe au milieu des forêtsbrisantrongeantsaccageantmarquant leur passage par une dévastation ; sur le versant boisé des collines suintaient des cascades et des cours d'eau entraînés vers le nord; làles hippopotames se baignaient à grand bruitet des lamentins de douze pieds de longau corps pisciformes'étalaient sur les rivesen dressant vers le ciel leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C'était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuseoù des oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à travers les plantes arborescentes.

A cette prodigalité de la naturele docteur reconnut le superbe royaume d'Adamova.

«Nous empiétonsdit-ilsur les découvertes modernes ; j'ai repris la piste interrompue des voyageurs ; c'est une heureuse fatalitémes amis; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines Burton et Speke aux explorations du docteur Barth ; nous avons quitté des Anglais pour retrouver un Hambourgeoiset bientôt nous arriverons au point extrême atteint par ce savant audacieux.

--Il me sembledit Kennedyqu'entre ces deux explorationsil y a une vaste étendue de payssi j'en juge par le chemin que nous avons fait.

--C'est facile à calculer; prends la carte et vois quelle est la longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteinte par Speke.

--Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

--Et la ville d'Yolaque nous relèverons ce soiret à laquelle Barth parvintcomment est-elle située ?

--Sur le douzième degré de longitude environ.

--Cela fait donc vingt-cinq degrés ; à soixante milles chaquesoit quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].

--Un joli bout de promenadefit Joepour les gens qui iraient à pied.

--Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours vers l'intérieur ; le Nyassaqu'ils ont découvertn'est pas très éloigné du lac Tanganaykareconnu par Burton; avant la fin du siècleces contrées immenses seront certainement explorées Maisajouta le docteur en consultant sa boussoleje regrette que le vent nous porte tant à l'ouest; j'aurais voulu remonter au nord.»

Après douze heures de marchele Victoria se trouva sur les confins de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terredes Arabes Chouaspaissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des monts Atlantika passaient par-dessus l'horizonmontagnes que nul pied européen n'a encore fouléeset dont l'altitude est estimée à treize cents toises environ. Leur pente occidentale détermine l'écoulement de toutes les eaux de cette partie de l'Afrique vers l'Océan; ce sont les montagnes de la Lune de cette région.

Enfinun vrai fleuve apparut aux yeux des voyageursetaux immenses fourmilières qui l'avoisinaientle docteur reconnut le Bénouél'un des grands affluents du Nigercelui que les Indigènes ont nommé la «Source des eaux.»

Ce fleuvedit le docteur à ses compagnonsdeviendra un jour la voie naturelle de communication avec l'intérieur de la Nigritie ; sous le commandement de l'un de nos braves capitainesle steamboat 1a Pléiade l’a déjà remonté jusqu'à la ville d'Yola ; vous voyez que nous sommes en pays de connaissance.»

De nombreux esclaves s'occupaient des champscultivant le sorghosorte de millet qui forme la base de leur alimentation ; les plus stupides étonnements se succédaient au passage du Victoriaqui filait comme un météore. Le soiril s'arrêtait à quarante milles d'Yolaet devant luimais au loinse dressaient les deux cônes aigus du mont Mendif.

Le docteur fit jeter les ancreset s'accrocha au sommet d'un arbre élevé ; mais un vent très dur ballottait le Victoria jusqu’à le coucher horizontalementet rendait parfois la position de la nacelle extrêmement dangereuse. Fergusson ne ferma pas l'œil de la nuitsouvent il fut sur le point de couper le câble d'attache et de fuir devant la tourmente. Enfin la tempête se calmaet les oscillations de l'aérostat n'eurent plus rien d'inquiétant.

Le lendemainle vent se montra plus modérémais il éloignait les voyageurs de la ville d'Yolaquinouvellement reconstruite par les Foullannesexcitait la cutiosité de Fergusson ; néanmoins il fallut se résigner à s'élever dans le nordet même un peu dans l’est.

Kennedy proposa dé faire une halte dans ce pays de chasse ; Joe prétendait que le besoin de viande fraîche se faisait sentir; mais les mœurs sauvages de ce paysl'attitude de là populationquelques coups de fusil tirés dans la direction du Victoriaengagèrent le docteur à continuer son voyage. On traversait alors une contréethéâtre de massacres et d'incendiesoù les luttes guerrières sont incessanteset dans lesquelles les sultans jouent leur royaume au milieu des plus atroces carnages.

Des villages nombreuxpopuleuxà longues casess'étendaient entre les grands pâturagesdont l'herbe épaisse était semée de fleurs violettes ; les huttessemblables à de vastes ruchess'abritaient derrière des palissades hérissées. Les versants sauvages des collines rappelaient les «glen» des hautes terres d'Écosseet Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.

En dépit de ses effortsle docteur portait en plein dans le nord-estvers le mont Mendifqui disparaissait au milieu des nuages ; les hauts sommets de ces montagnes séparent le bassin du Niger du bassin du lac Tchad.

Bientôt apparut le Bageléavec ses dix-huit villages accrochés à ses flancscomme toute une nichée d'enfants au sein de leur mèremagnifique spectacle pour des regards qui dominaient et saisissaient cet ensemble; les ravinsse montraient couverts de champs de riz et d'arachides.

A trois heuresle Victoria se trouvait en face du mont Mendif. On n'avait pu l'éviteril fallut le franchir. Le docteurau moyen d'une température qu'il accrut de cent quatre-vingts degrés [100° centigrades]donna au ballon une nouvelle force ascensionnelle de près de seize cents livres ; i1 s'éleva à plus de huit mille pieds. Ce fut la plus grande élévation obtenue pendant le voyageet la température s'abaissa tellement que le docteur et ses compagnons durent recourir à leurs couvertures.

Fergusson eut hâte de descendrecar l'enveloppe de l'aérostat se tendait à rompre; il eut le temps de constater cependant l'origine volcanique de la montagnedont les cratères éteints ne sont plus que de profonds abîmes. De grandes agglomérations de fientes d'oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l'apparence de roches calcaireset il y avait là de quoi fumer les terres de tout le Royaume-Uni.

A cinq heuresle Victoriaabrité des vents du sudlongeait doucement les pentes de la montagneet s’arrêtait dans une vaste clairière éloignée de toute habitation; dès qu'il eut touché le solles précautions furent prises pour l'y retenir fortementet Kennedyson fusil à la mains'élança dans la plaine inclinée; il ne tarda pas à revenir avec une demi-douzaine de canards sauvages et une sorte de bécassineque Joe accom-moda de son mieux. Le repas fut agréableet la nuit se; passa dans un repos profond

CHAPITRE XXX

Mosfeia.--Le cheik.--DenhamClappertonOudney.--Vogel.--La capitale du Loggoum.--Toole.--Calme au-dessus du Kernak.--Le gouverneur et sa cour.--L'attaque.--Les pigeons incendiaires.

Le lendemain1er maile Victoria reprit sa course aventureuse ; les voyageurs avaient en lui la confiance d'un marin pour son navire.

D'ouragans terriblesde chaleurs tropicalesde départs dangereuxde descentes plus dangereuses encoreil s'était partout et toujours tiré avec bonheur. On peut dire que Fergusson le guidait d'un geste; aussisans connaître le point d'arrivéele docteur n'avait plus de craintes sur l'issue du voyage. Seulementdans ce pays de barbares et de fanatiquesla prudence l'obligeait à prendre les plus sévères précautions; il recommanda donc à ses compagnons d'avoir l'œil ouvert à tout venant et à toute
heure.

Le vent les ramenait un peu plus au nordet vers neuf heuresils entrevirent la grande ville de Mosfeiabâtie sur une éminence encaissée elle-même entre deux hautes montagnes; elle était située dans une position inexpugnable ; une route étroite entre un marais et un bois y donnait seule accès.

En ce momentun cheikaccompagné d'une escorte à chevalrevêtu de vêtements aux couleurs vivesprécédé de joueurs de trompette et de coureurs qui écartaient les branches sur son passagefaisait son entrée dans la ville.

Le docteur descenditafin de contempler ces indigènes de plus prés; maisà mesure que le ballon grossissait à leurs yeuxles signes d'une profonde terreur se manifestèrentet ils ne tardèrent pas à détaler de toute la vitesse de leurs jambes ou de celles de leurs chevaux.

Seulle cheik ne bougea pas; il prit son long mousquetl’arma et attendit fièrement. Le docteur s'approcha à cent cinquante pieds à peineetde sa plus belle voixil lui adressa le salut en arabe.

Maisà ces paroles descendues du cielle cheik mit pied à terrese prosterna sur la poussière du cheminet le docteur ne put le distraire de son adoration.

«Il est impossibledit-ilque ces gens-là ne nous prennent pas pour des êtres surnaturelspuisqueà l'arrivée des premiers Européens parmi euxils les crurent d'une race surhumaine. Et quand ce cheik parlera de cette rencontreil ne manquera pas d'amplifier le fait avec toutes les ressources d'une imagination arabe. Jugez donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour.

--Ce sera peut-être fâcheuxrépondit le chasseur; au point de vue de la civilisationil vaudrait mieux passer pour de simples hommes; cela donnerait à ces nègres une bien autre idée de la puissance européenne.

--D'accordmon cher Dick; mais que pouvons-nous y faire ? Tu expliquerais longuement aux savants du pays le mécanisme d'un aérostatqu'ils ne sauraient te comprendreet admettraient toujours là une intervention surnaturelle.

--Monsieurdemanda Joevous avez parlé des premiers Européens qui ont exploré ce pays; quels sont-ils doncs'il vous plaît ?

--Mon cher garçonnous sommes précisément sur la route du major Denham; c'est à Mosfeia même qu’il fut reçu par le sultan du Mandara; il avait quitté le Bornouil accompagnait le cheik dans une expédition contre les Fellatahsil assista à l'attaque de la villequi résista bravement avec ses flèches aux balles arabes et mit en fuite les troupes du cheik; tout cela n’était que prétexte à meurtresà pillagesà razzias ; le major fut complètement dépouillémis à nuet sans un cheval sous le ventre duquel il se glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs par son galop effrénéil ne fût jamais rentré dans Koukala capitale du Bornou.

--Mais quel était ce major Denham ?

--Un intrépide Anglaisqui de 1822 à 1821 commanda une expédition dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton et du docteur Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de marsparvinrent à Mourzoukla capitale du Fezzanetsuivant le chemin que plus tard devait prendre le docteur Barth pour revenir en Europeils arrivèrent le 16 février 1823 à Koukaprés du lac Tchad. Denham fit diverses explorations dans le Bornoudans le Mandaraet aux rives orientales du lac; pendant ce tempsle l5 décembre 1823le capitaine Clapperton et le docteur Oudney s'enfonçaient dans le Soudan jusqu'à Sackatouet Oudney mourait de fatigue et d'épuisement dans la ville de Murmur.

--Cette partie de l'Afriquedemanda Kennedya donc payé un large tribut de victimes à la science !

--Ouicette contrée est fatale ! Nous marchons directement vers le royaume de Barghimique Vogel traversa en 1856 pour pénétrer dans le Wadaïoù il a disparu. Ce jeune hommeà vingt-trois ansétait envoyé pour coopérer aux travaux du docteur Barth ; ils se rencontrèrent tous deux le 1er décembre 1854; puis Vogel commença les explorations du pays; vers 1856il annonça dans ses dernières lettres son intention de reconnaître le royaume du Wadaïdans lequel aucun Européen n'avait encore pénétré; il parait qu'il parvint jusqu'à Warala capitaleoù il fut fait prisonnier suivant les unsmis à mort suivant les autrespour avoir tenté l'ascension d'une montagne sacrée des environs; mais il ne faut pas admettre légèrement la mort des voyageurscar cela dispense d'aller à leur recherche; ainsique de fois la mort du docteur Barth n'a-t-elle pas été officiellement répanduece qui lui a causé souvent une légitime irritation ! Il est donc fort possible que Vogel soit retenu prisonnier par le sultan du Wadaïqui espère le rançonner. Le baron de Neimans se mettait en route pour le Wadaïquand il mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant que M. de Heuglinavec l'expédition envoyée de Leipzigs'est lancé sur les traces de Vogel. Ainsi nous devrons être prochainement fixés sur le sort de ce jeune et intéressant voyageur [ Depuis le départ du docteurdes lettres adressées d'El'Obeid par M. Munzingerle nouveau chef de l’expéditionnelaissent malheureusement plus de doute sur la mort de Vogel ] .»

Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l'horizon. Le Mandara développait sous les regards des voyageurs son étonnante fertilité avec les forêts d'acaciasde locustes aux fleurs rougeset les plantes herbacées des champs de cotonniers et d'indigotiers; le Shariqui va se jeter quatre-vingts milles plus loin dans le Tchadroulait son cours impétueux.

Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth.

«Vous voyezdit-ilque les travaux de ce savant sont d'une extrême précision; nous nous dirigeons droit sur le district au Loggoumet peut-être même sur Kernaksa capitale. C'est là que mourut le pauvre Tooleà peine Agé de vingt-deux ans : c'était un jeune Anglaisenseigne au 80e régimentqui avait depuis quelques semaines rejoint le major Denham en Afriqueet il ne tarda pas à y rencontrer la mort. Ah ! l'on peut appeler justement cette immense contrée le cimetière des Européens !»

Quelques canotslongs de cinquante piedsdescendaient le cours du Shari; le Victoriaà l000 pieds de terreattirait peu l'attention des indigènes; mais le ventqui jusque-là soufflait avec une certaine forcetendit à diminuer.

«Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat ? dit le docteur.

--Bonmon maître ! nous n'aurons toujours ni le manque d'eau ni le désert à craindre.

--Nonmais des populations plus redoutables encore.

--Voicidit Joequelque chose qui ressemble à une ville.

--C'est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portentetsi cela nous convientnous pourrons en lever le plan exact.

--Ne nous rapprocherons-nous pas ? demanda Kennedy.

--Rien n'est plus facileDick; nous sommes droit au-dessus de la ville; permets-moi de tourner un peu le robinet du chalumeauet nous ne tarderons pas à descendre.»

Le Victoriaune demi-heure aprèsse maintenait immobile à deux cents pieds du sol.

«Nous voici plus près de Kernakdit le docteurque ne le serait de Londres un homme juché dans la boule de Saint-Paul. Ainsi nous pouvons voir à notre aise.

--Quel est donc ce bruit de maillets que l'on entend de tous côtés ?»

Joe regarda attentivementet vit que ce bruit était produit par les nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toiles tendues sur de vastes troncs d'arbres.

La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son ensemblecomme sur un plan déroulé; c'était une véritable villeavec des maisons alignées et des rues assez larges ; au milieu d'une vaste place se tenait un marché d'esclaves ; il y avait grande affluence de chalandscar les mandarainesaux pieds et aux mains d'une extrême petitessesont fort recherchées et se placent avantageusement.

A la vue du Victorial'effet si souvent produit se reproduisit encore : d'abord des crispuis une stupéfaction profonde; les affaires furent abandonnéesles travaux suspendusle bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne perdaient pas un détail de cette populeuse cité; ils descendirent même à soixante pieds du sol.

Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeuredéployant son étendard vertet accompagné de ses musiciens qui soufflaient à tout rompreexcepté leurs poumonsdans de rauques cornes de buffle. La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se faire entendre ; il ne put y parvenir.

Cette population au front hautaux cheveux bouclésau nez presque aquilinparaissait fière et intelligente; mais la présence du Victoria la troublait singulièrement ; on voyait des cavaliers courir dans toutes les directions ; bientôt il devint évident que les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi si extraordinaire Joe eut beau déployer des mouchoirs de toutes les couleursil n'obtint aucun résultat.

Cependant le cheikentouré de sa courréclama le silence et prononça un discours auquel le docteur ne put rien comprendre ; de l'arabe mêlé de baghirmi ; seulement il reconnutà la langue universelle des gestesune invitation expresse de s'en aller; il n'eut pas mieux demandémaisfaute de ventcela devenait impossible Son immobilité exaspéra le gouverneuret ses courtisans se prirent à hurler pour obliger le monstre à s'enfuir.

C'étaient de singuliers personnages que ces courtisansavec leurs cinq ou six chemises bariolées sur le corps ; ils avaient des ventres énormesdont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur étonna ses compagnons en leur apprenant que c'était la manière de faire sa cour au sultan. La rotondité de l'abdomen indiquait l'ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaientun d'entre eux surtoutqui devait être premier ministresi son ampleur trouvait ici-bas sa récompense. La foule des nègres unissait ses hurlements aux cris de la courrépétant ses gesticulations à la manière des singesce qui produisait un mouvement unique et instantané de dix mille bras

A ces moyens d'intimidation qui furent jugés insuffisantss'en joignirent d'autres plus redoutables. Des soldats armés d'arcs et de flèches se rangèrent en ordre de bataille; mais déjà le Victoria se gonflait et s'élevait tranquillement hors de leur portée. Le gouverneursaisissant alors un mousquetle dirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillaitetd'une balle de sa carabineil brisa l'arme dans la main du cheik.

A ce coup inattenduce fut une déroute générale; chacun rentra au plus vite dans sa caseetpendant le reste du jourla ville demeura absolument déserte.

La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l'ombre; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuittoute la ville parut comme embrasée; des centaines de raies de feu se croisaient comme des fuséesformant un enchevêtrement de lignes de flamme.

«Voilà qui est singulier ! fit le docteur.

--MaisDieu me pardonne ! répliqua Kennedyon dirait que l'incendie monte et s'approche de nous.»

En effetau bruit de cris effroyables et des détonations des mousquetscette masse de feu s'élevait vers le Victoria. Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir l'explication de ce phénomène.

Des milliers de pigeonsla queue garnie de matières combustiblesavaient été lancés contre le Victoria; effrayésils montaient en traçant dans l'atmosphère leurs zigzags de feu. Kennedy se mit à faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse ; mais que pouvait-il contre une innombrable armée ! Déjà les pigeons environnaient la nacelle et le ballon dont les paroisréfléchissant cette lumièresemblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n'hésita paset précipitant un fragment de quartzil se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux heureson les aperçut courant çà et là dans la nuit; puis peu à peu leur nombre diminuaet ils s'éteignirent

Maintenant nous pouvons dormir tranquillesdit le docteur.

--Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe.

--Ouiils emploient assez communément ces pigeons pour incendier les chaumes des villages; mais cette foisle village volait encore plus haut que leurs volatiles incendiaires !

Décidément un ballon n'a pas d’ennemis à craindredit Kennedy.

--Si faitrépliqua le docteur.

--Lesquelsdonc?

--Les imprudents qu'il porte dans sa nacelle; ainsimes amisde la vigilance partoutde la vigilance toujours.»

CHAPITRE XXXI

Départ dans la nuit.--Tous les trois.--Les instincts de Kennedy.--Précautions.--Le cours du Shari.--Le lac Tchad.--L'eau du lac.--L'hippopotame.--Une balle perdue.

Vers trois heures du matinJoeétant de quartvit enfin la ville se déplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait sa marche. Kennedy et le docteur se réveillèrent.

Ce dernier consulta la boussoleet reconnut avec satisfaction que le vent les portait vers le nord-nord-est.

«Nous jouons de bonheurdit-il ; tout nous réussit; nous découvrirons le lac Tchad aujourd'hui même.

--Est-ce une grande étendue d'eau ! demanda Kennedy.

--Considérablemon cher Dick; dans sa plus grande longueur et sa plus grande largeurce lac peut mesurer cent vingt milles.

--Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe liquide.

--Mais il me semble que nous n'avons pas à nous plaindre; il est très variéet surtout il se passe dans les meilleures conditions possibles.

--Sans douteSamuel ; sauf les privations du désertnous n'auront couru aucun danger sérieux.

--Il est certain que notre brave Victoria s'est toujours merveilleusement comporté. C'est aujourd'hui le 12 mai ; nous sommes partis le l8 avril ; c'est donc vingt-cinq jours de marche. Encore une dizaine de jourset nous serons arrivés.

--Où !

--Je n'en sais rien; mais que nous importe ?

--Tu as raisonSamuel ; fions-nous à la Providence du soin de nous diriger et de nous maintenir en bonne santécomme nous voilà ! On n'a pas l'air d'avoir traversé les pays les plus pestilentiels du monde !

--Nous étions à même de nous éleveret c'est ce que nous avons fait.

--Vivent les voyages aériens ! s'écria Joe. Nous voiciaprès vingt-cinq Joursbien portantsbien nourrisbien reposéstrop reposés peut-êtrecar mes jambes commencent à se rouilleret je ne serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine de milles

--Tu te donneras. ce plaisir-là dans les rues de LondresJoe; maispour conclurenous sommes partis trois comme DenhamClappertonOverwegcomme BarthRichardson et Vogeletplus heureux que nos devancierstous trois nous nous retrouvons encore ! Mais il est bien important de ne pas nous séparer. Si pendant que l'un de nous est à terrele Victoria devait s'enlever pour éviter un danger subitimprévuqui sait si nous le reverrions jamais ! Aussije le dis franchement à Kennedyje n'aime pas qu'il s'éloigne sous prétexte de chasse.

--Tu me permettras pourtant bienami Samuelde me passer encore cette fantaisie; il n'y a pas de mal à renouveler nos provisions ; d'ailleursavant notre départtu m’as fait entrevoir toute une série de chasses superbeset jusqu'ici j'ai peu fait dans la voie des Anderson et des Cumming.

--Maismon cher Dickla mémoire te fait défautou ta modestie t'engage à oublier tes prouesses ; il me semble quesans parler du menu gibiertu as déjà une antilopeun éléphant et deux lions sur la conscience.

--Bon ! qu'est-ce que cela pour un chasseur africain qui voit passer tous les animaux de la création au bout de son fusil ? Tiens! tiens ! regarde cette troupe de girafes !

--Çades girafes ! fit Joe. elles sont grosses comme le poing !

--Parce que nous sommes à mille pieds au-dessus d'elles; maisde prèstu verrais qu'elles ont trois fois ta hauteur.

--Et que dis-tu de ce troupeau de gazelles ? reprit Kennedyet ces autruches qui fuient avec la rapidité du vent ?

--Ça ! des autruches ! fit Joece sont des poulestout ce qu'il y a de plus poules !

--VoyonsSamuelne peut-on s'approcher ?

--On peut s'approcherDickmais non prendre terre A quoi bondès lorsfrapper ces animaux qui ne te seront d'aucune utilité ? S'il s'agissait de détruire un lionun chat-tigreune hyèneje le comprendrais; ce serait toujours une bête dangereuse de moins ; mais une antilopeune gazellesans autre profit que la vaine satisfaction de tes instincts de chasseurcela n'en vaut vraiment pas la peine. Après toutmon aminous allons nous maintenir à cent pieds du solet si tu distingues quelque animal férocetu nous feras plaisir en lui envoyant une balle dans le cœur.»

Le Victoria descendit peu à peuet se maintint néanmoins à une hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage et très peupléeil fallait se défier de périls inattendus.

Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari; les bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages d'arbres aux nuances variées ; des lianes et des plantes grimpantes serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s'ébattaient en plein soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité de lézard; en se jouantils accostaient les nombreuses îles vertes qui rompaient le courant du fleuve.

Ce fut ainsiau milieu d'une nature riche et verdoyanteque passa le district de Maffatay. Vers neuf heures du matinle docteur Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive méridionale du lac Tchad.

C'était donc là cette Caspienne de l'Afriquedont l'existence fut si longtemps reléguée au rang des fablescette mer intérieure à laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et de Barth.

Le docteur essaya d'en fixer la configuration actuellebien différente déjà de celle de 1847 ; en effetla carte de ce lac est impossible à tracer ; il est entouré de marais fangeux et presque infranchissablesdans lesquels Barth pensa périr ; d'une année à l'autreces maraiscouverts de roseaux et de papyrus de quinze piedsdeviennent le lac lui-même ; souvent aussiles villes étalées sur ses bords sont à demi submergéescomme il arriva à Ngornou en 1856et maintenant les hippopotames et les alligators plongent aux lieux mêmes où s'élevaient les habitations du Bornou.

Le soleil versait ses rayons éblouissants sur cette eau tranquilleet au nord les deux éléments se confondaient dans un même horizon.

Le docteur voulut constater la nature de l'eauque longtemps on crut salée ; il n'y avait aucun danger à s'approcher de la surface du lacet la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinq pieds de distance.

Joe plongea une bouteilleet la ramena à demi pleine; cette eau fut goûtée et trouvée peu potableavec un certain goût de natron.

Tandis que le docteur inscrivait le résultat de son expérienceun coup de fusil éclata à ses côtés Kennedy n'avait pu résister au désir d'envoyer une balle à un monstrueux hippopotame ; celui-ciqui respirait tranquillementdisparut au bruit de la détonationet la balle conique du chasseur ne parut pas le troubler autrement.

«Il aurait mieux valu le harponnerdit Joe.

--Et comment !

--Avec une de nos ancres. C'eût été un hameçon convenable pour un pareil animal.

--Maisdit KennedyJoe a vraiment une idée..

--Que je vous prie de ne pas mettre à exécution ! répliqua le docteur. L'animal nous aurait vite entraînés où nous n'avons que faire.

--Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau du Tchad. Est-ce que cela se mangece poisson-làMonsieur Fergusson ?

--Ton poissonJoeest tout bonnement un mammifère du genre des pachydermes ; sa chair est excellentedit-onet fait l'objet d'un grand commerce entre les tribus riveraines du lac.

--Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n'ait pas mieux réussi.

--Cet animal n'est vulnérable qu'au ventre et entre les cuisses; la balle de Dick ne l'aura pas même entamé. Maissi le terrain me parait propicenous nous arrêterons à l'extrémité septentrionale du lac ; làKennedy se trouvera en pleine ménagerieet il pourra se dédommager à son aise.

--Eh bien ! dit Joeque Monsieur Dick chasse un peu à l'hippopotame ! Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. Il n'est vraiment pas naturel de pénétrer jusqu'au centre de l'Afrique pour y vivre de bécassines et de perdrix comme en Angleterre !»

CHAPITRE XXXII

La capitale du Bornou.--Les îles des Biddiomahs.--Les gypaètes.--Les inquiétudes du docteur.-- Ses précautions.--Une attaque au milieu des airs.--L'enveloppe déchirée.--La chute.--Dévouement sublime.--La côte septentrionale du lac.

Depuis son arrivée au lac Tchadle Victoria avait rencontré un courant qui s'inclinait plus à l'ouest; quelques nuages tempéraient alors la chaleur du jour; on sentait d'ailleurs un peu d'air sur cette vaste étendue d'eau ; maisvers une heurele ballonayant coupé de biais cette partie du 1acs'avança de nouveau dans les terres pendant l'espace de sept ou huit milles.

Le docteurun peu fâché d'abord de cette directionne pensa plus à s'en plaindre quand il aperçut la ville de Koukala célèbre capitale du Bornou; il put l'entrevoir un instantceinte de ses murailles d'argile blanche; quelques mosquées assez grossières s'élevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dés à jouer qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur les places publiques poussaient des palmiers et des arbres à caoutchouccouronnés par un dôme de feuillage large de plus de cent pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols étaient en rapport avec l'ardeur des rayons solaireset il en tira des conclusions fort aimables pour la Providence.

Kouka se compose réellement de deux villes distinctesséparées par le «dendal» large boulevard de trois cents toisesalors encombré de piétons et de cavaliers. D'un côté se carre la ville riche avec ses cases hautes et aérées; de l'autre se presse la ville pauvretriste assemblage de huttes basses et coniquesoù végète une indigente populationcar Kouka n'est ni commerçante ni industrielle.

Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un Édimbourg qui s'étalerait dans une plaineavec ses deux villes parfaitement déterminées.

Mais à peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d'œilcaravec la mobilité qui caractérise les courants de cette contréeun vent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant une quarantaine de milles sur le Tchad.

Ce fut alors un nouveau spectacle; ils pouvaient compter les îles nombreuses du lachabitées par les Biddiomahspirates sanguinaires très redoutéset dont le voisinage est aussi craint que celui des Touareg du Sahara. Ces sauvages se préparaient à recevoir courageusement le Victoria à coups de flèches et de pierresmais celui-ci eut bientôt fait de dépasser ces îlessur lesquelles il semblait papillonner comme un scarabée gigantesque.

En ce momentJoe regardait l'horizonets'adressant à Kennedyil lui dit:

«A la foiMonsieur Dickvous qui êtes toujours à rêver chassevoilà justement votre affaire.

--Qu'est-ce doncJoe ?

--Etcette foismon maître ne s'opposera pas à vos coups de fusil.

--Mais qu'y a-t-il ?

--Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur nous ?

--Des oiseaux ! fit le docteur en saisissant sa lunette.

--Je les voisrépliqua Kennedy; ils sont au moins une douzaine

--Quatorzesi vous voulez bienrépondit Joe.

--Fasse le ciel qu'ils soient d'une espèce assez malfaisante pour que le tendre Samuel n'ait rien à m'objecter !

--Je n'aurai rien à direrépondit Fergussonmais j'aimerais mieux voir ces oiseaux-là loin de nous !

Vous avez peur de ces volatiles ! fit Joe.

--Ce sont des gypaètesJoeet de la plus grande taille ; et s'ils nous attaquent...

--Eh bien ! nous nous défendronsSamuel ! Nous avons un arsenal pour les recevoir ! je ne pense pas que ces animaux-là soient bien redoutables !

--Qui sait ?» répondit le docteur.

Dix minutes aprèsla troupe s'était approchée à portée de fusil ; ces quatorze oiseaux faisaient retentir l'air de leurs cris rauques; ils s'avançaient vers le Victoriaplus irrités qu'effrayés de sa présence.

«Comme ils crient ! fit Joe; quel tapage ! Cela ne leur convient probablement pas qu'on empiète sur leurs domaineset `que l'on se permette de voler comme eux ?

--A la véritédit le chasseurils ont un air assez terribleet je les croirais assez redoutables s'ils étaient armés d'une carabine de Purdey Moore !

--Ils n'en ont pas besoin» répondit Fergusson qui devenait très sérieux.

Les gypaètes volaient en traçant d'immenses cercleset leurs orbes se rétrécissaient peu à peu autour du Victoria ; ils rayaient le ciel dans une fantastique rapiditése précipitant parfois avec la vitesse d'un bouletet brisant leur ligne de projection par un angle brusque et hardi. Le docteurinquietrésolut de s'élever dans l'atmosphère pour échapper à ce dangereux voisinage; il dilata l'hydrogène du ballonqui ne tarda pas à monter.

Mais les gypaètes montèrent avec luipeu disposés à l'abandonner.

«Ils ont l'air de nous en vouloir» dit le chasseur en armant sa carabine.

En effetces oiseaux s'approchaientet plus d'unarrivant à cinquante pieds à peinesemblait braver les armes de Kennedy.

«J'ai une furieuse envie de tirer dessusdit celui-ci.

--NonDicknon pas ! Ne les rendons point furieux sans raison ! Ce serait les exciter à nous attaquer.

--Mais j'en viendrai facilement à bout.

--Tu te trompesDick.

--Nous avons une balle pour chacun d'eux.

--Et s'ils s'élancent vers la partie supérieure du balloncomment les atteindras-tu ? Figure-toi donc que tu te trouves en présence d'une troupe de lions sur terreou de requins en plein Océan ! Pour des aéronautesla situation est aussi dangereuse.

--Parles-tu sérieusementSamuel ?

--Très sérieusementDick.

--Attendons alors.

--Attends. Tiens-toi prêt en cas d'attaquemais ne fais pas feu sans mon ordre.

Les oiseaux se massaient alors à une faible distance; on distinguait parfaitement leur gorge pelée tendue sous l'effort de leurs crisleur crête cartilagineusegarnie de papilles violettesqui se dressait avec fureur. Ils étaient de la plus forte taille ; leur corps dépassait trois pieds en longueuret le dessous de leurs ailes blanches resplendissait au soleil; on eut dit des requins ailésavec lesquels ils avaient une formidable ressemblance.

«Ils nous suiventdit le docteur en les voyant s'élever avec luiet nous aurions beau monterleur vol les porterait plus haut que nous encore !

--Eh bienque faire ?» demanda Kennedy.

Le docteur ne répondit pas.

«ÉcouteSamuelreprit le chasseur: ces oiseaux sont quatorze; nous avons dix-sept coups à notre dispositionen faisant feu de toutes nos armes. N'y a-t-il pas moyen de les détruire ou de les disperser ? Je me charge d'un certain nombre d'entre eux.

--Je ne doute pas de ton adresseDick; je regarde volontiers comme morts ceux qui passeront devant ta carabine; maisje te le répètepour peu qu'ils s'attaquent à l'hémisphère supérieur du ballontu ne pourras plus les voir ; ils crèveront cette enveloppe qui nous soutientet nous sommes à trois mille pieds de hauteur !»

En cet instantl'un des plus farouches oiseaux piqua droit sur le Victoriale bec et les serres ouvertesprêt à mordreprêt à déchirer.

«Feu ! feu !» s'écria le docteur.

Il avait à peine achevéque l'oiseaufrappé à morttombait en tournoyant dans l'espace.

Kennedy avait saisi l'un des fusils à deux coups. Joe épaulait l'autre.

Effrayés de la détonationles gypaètes s'écartèrent un instant ; mais ils revinrent presque aussitôt à la charge avec une rage extrême. Kennedy d'une première balle coupa net le cou du plus rapproché. Joe fracassa l'aile de l'autre.

«Plus que onze» dit-il.

Mais alors les oiseaux changèrent de tactiqueet d'un commun accord ils s'élevèrent au-dessus du VictoriaKennedy regarda Fergusson.

Malgré son énergie et son impassibilitécelui-ci devint pale. Il y eut un moment de silence effrayant. Puis un déchirement strident se fit entendre comme celui de la soie qu'on arracheet la nacelle manqua sous les pieds des trois voyageurs.

«Nous sommes perduss'écria Fergusson en portant les yeux sur le baromètre qui montait avec rapidité.»

Puis il ajouta: «Dehors le lestdehors !»

En quelques secondes tous les fragments de quartz avaient disparu.

«Nous tombons toujours !.. Videz les caisses à eau !.. Joe entends-tu ?.. Nous sommes précipités dans le lac !»

Joe obéit. Le docteur se pencha. Le lac semblait venir à lui comme une marée montante; les objets grossissaient à vue d'œil ; la nacelle n'était pas à deux cents pieds de la surface du Tchad.

«Les provisions ! les provisions!» s'écria le docteur.

Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l'espace.

La chute devint moins rapidemais les malheureux tombaient toujours !

«Jetez ! jetez encore ! s'écria une dernière fois le docteur.

--Il n'y a plus riendit Kennedy.

--Si !» répondit laconiquement Joe en se signant d'une main rapide.

Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle

«Joe ! Joe !» fit le docteur terrifié.

Mais Joe ne pouvait plus l'entendre. Le Victoria délesté reprenait sa marche ascensionnelleremontait à mille pieds dans les airset le vent s'engouffrant dans l'enveloppe dégonflée l'entraînait vers les côtes septentrionales du lac.

«Perdu ! dit le chasseur avec un geste de désespoir.

--Perdu pour nous sauver !» répondit Fergusson.

Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes couler de leurs yeux. Ils se penchèrenten cherchant à distinguer quelque trace du malheureux Joemais ils étaient déjà loin.

«Quel parti prendre ! demanda Kennedy.

--Descendre à terredès que cela sera possibleDicket puis attendre.»

Après une marche de soixante millesle Victoria s'abattit sur une côte déserteau nord du lac. Les ancres s'accrochèrent dans un arbre peu élevéet le chasseur les assujettit fortement.

La nuit vintmais ni Fergusson ni Kennedy ne purent trouver un instant de sommeil.

CHAPITRE XXXIII

Conjectures.--Rétablissement de l’équilibre du Victoria.--Nouveaux calculs du docteur Fergusson.--Chasse de Kennedy.--Exploration complète du lac Tchad.--Tangalia.--Retour.—Lari.

Le lendemain13 mailes voyageurs reconnurent tout d'abord la partie de la côte qu'ils occupaient. C'était une sorte d'île de terre ferme au milieu d'un immense marais Autour de ce morceau de terrain solide s'élevaient des roseaux grands comme des arbres d'Europe et qui s'étendaient à perte de vue.

Ces marécages infranchissables rendaient sûre la position du Victoria; il fallait seulement surveiller le côté du lac ; la vaste nappe d'eau allait s'élargissantsurtout dans l'estet rien ne paraissait à l'horizonni continent ni îles.

Les deux amis n'avaient pas encore osé parler de leur infortuné compagnon. Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au docteur.

«Joe n'est peut-être pas perdudit-il. C'est un garçon adroitun nageur comme il en existe peu. Il n'était pas embarrassé de traverser le Frith of Forth à Édimbourg. Nous le reverronsquand et commentje l'ignore ; maisde notre côténe négligeons rien pour lui donner l'occasion de nous rejoindre.

--Dieu t'entendeDickrépondit le docteur d'une voix émue. Nous ferons tout au monde pour retrouver notre ami ! Orientons-nous d'abord. Maisavant toutdébarrassons le Victoria de cette enveloppe extérieurequi n'est plus utile ; ce sera nous délivrer d'un poids considérablesix cent cinquante livresce qui en vaut la peine.»

Le docteur et Kennedy se mirent à l’ouvrage ; ils éprouvèrent de grandes difficultés; il fallut arracher morceau par morceau ce taffetas très résistantet le découper en minces bandes pour le dégager des mailles du filet. La déchirure produite par le bec des oiseaux de proie s'étendait sur une longueur de plusieurs pieds.

Cette opération prit quatre heures au moins ; mais enfin le ballon intérieurentièrement dégagéparut n'avoir aucunement souffert. Le Victoria était alors diminué d'un cinquième. Cette différence fut assez sensible pour étonner Kennedy.

«Sera-t-il suffisant ? demanda-t-il au docteur.

--Ne crains rien à cet égardDick; je rétablirai l'équilibreet si notre pauvre Joe revientnous saurons bien reprendre avec lui notre route accoutumée.

--Au moment de notre chuteSamuelsi mes souvenirs sont exactsnous ne devions pas être éloignés d'une île.

--Je me le rappelle en effet; mais cette îlecomme toutes celles du Tchadest sans doute habitée par une race de pirates et de meurtriers ; ces sauvages auront été certainement témoins de notre catastropheet si Joe tombe entre leurs mainsà moins que la superstition ne le protègeque deviendra-t-il ?

--Il est homme à se tirer d'affaireje te le répète; j'ai confiance dans son adresse et son intelligence.

--Je l'espère. MaintenantDicktu vas chasser aux environssans t’éloigner toutefois; il devient urgent de renouveler nos vivresdont la plus grande partie a été sacrifiée.

--BienSamuel; je ne serai pas longtemps absent.»

Kennedy prit un fusil à deux coups et s'avança dans les grandes herbes vers un taillis assez rapproché; de fréquentes détonations apprirent bientôt au docteur que sa chasse serait fructueuse.

Pendant ce tempscelui-ci s'occupa de faire le relevé des objets conservés dans la nacelle et d'établir l'équilibre du second aérostat; il restait une trentaine de livres de pemmicanquelques provisions de thé et de caféenviron un gallon et demi d'eau-de-vieune caisse à eau parfaitement vide ; toute la viande sèche avait disparu.

Le docteur savait que ; par la perte de l'hydrogène du premier ballonsa force ascensionnelle se trouvait réduite de neuf cents livres environ; il dut donc se baser sur cette différence pour reconstituer son équilibre. Le nouveau Victoria cubait soixante-sept mille pieds et renfermait trente. trois mille quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz ; l'appareil de dilatation paraissait être en bon état ; ni la pile ni le serpentin n'avaient été endommagés.

La force ascensionnelle du nouveau ballon était donc de trois mille livres environ ; en réunissant les poids de l'appareildes voyageursde la provision d'eaude la nacelle et de ses accessoiresen embarquant cinquante gallons d'eau et cent livres de viande fraîchele docteur arrivait à un total de deux mille huit cent trente livres. Il pouvait donc emporter cent soixante-dix livres de lest pour les cas imprévuset l'aérostat se trouverait alors équilibré avec l'air ambiant

Ses dispositions furent prises en conséquenceet il remplaça le poids de Joe par un supplément de lest. Il employa la journée entière à ces divers préparatifset ceux-ci se terminaient au retour de Kennedy Le chasseur avait fait bonne chasse; il apportait une véritable charge d'oiesde canards sauvagesde bécassinesde sarcelles et de pluviers. Il s'occupa de préparer ce gibier et de le fumer. Chaque pièceembrochée par une mince baguettefut suspendue au-dessus d'un foyer de bois vert. Quand la préparation parut convenable à Kennedyqui s'y entendait d'ailleursle tout fut emmagasiné dans la nacelle.

Le lendemainle chasseur devait compléter ses approvisionnements.

Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. Leur souper se composa de pemmicande biscuits et de thé. La fatigue après leur avoir donné l'appétitleur donna le sommeil. Chacun pendant son quart interrogea les ténèbrescroyant parfois saisir la voix de Joe ; maishélaselle était bien loincette voix qu'ils eussent voulu entendre !

Aux premiers rayons du jourle docteur réveilla Kennedy

«J'ai longuement méditélui dit-ilsur ce qu'il convient de faire pour retrouver notre compagnon.

--Quel que soit ton projetSamuelil me va ; parle.

--Avant toutil est important que Joe ait de nos nouvelles.

--Sans doute ! Si ce digne garçon allait se figurer que nous l'abandonnons !

--Lui ! il nous connaît trop! Jamais pareille idée ne lui viendrait l'esprit; mais il faut qu'il apprenne où nous sommes.

--Comment cela ?

--Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous élever dans l'air.

--Mais si le vent nous entraîne ?

--Il n'en sera rienheureusement. VoisDick; la brise nous ramène sur le lacet cette circonstancequi eut été fâcheuse hierest propice aujourd'hui. Nos efforts se borneront donc à nous maintenir sur cette vaste étendue d'eau pendant toute la journée. Joe ne pourra manquer de nous voir là où ses regards doivent se diriger sans cesse. Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu de sa retraite.

--S'il est seul et libreil le fera certainement.

--Et s'il est prisonnierreprit le docteurl'habitude des indigènes n'étant pas d'enfermer leurs captifsil nous verra et comprendra le but de nos recherches.

--Mais enfinreprit Kennedy-- car il faut prévoir tous les cas-- si nous ne trouvons aucun indices'il n'a pas laissé une trace de son passageque ferons-nous ?

--Nous essayerons de regagner la partie septentrionale du lacen nous maintenant le plus en vue possible ; lànous attendronsnous explorerons les rivesnous fouillerons ces bordsauxquels Joe tentera certainement de parveniret nous ne quitterons pas la place sans avoir tout fait pour le retrouver.

--Partons donc» répondit le chasseur.

Le docteur prit le relèvement exact de ce morceau de terre ferme qu'il allait quitter; il estimad'après sa carte et son pointqu'il se trouvait au nord du Tchadentre la ville de Lari et le village d'Ingeminivisités tous deux par le major Denham. Pendant ce tempsKennedy compléta ses approvisionnements de viande fraîche. Bien que les marais environnants portaient des marques de rhinocérosde lamentins et d'hippopotamesil n'eut pas l'occasion de rencontrer un seul de ces énormes animaux.

A sept heures du matinnon sans de grandes difficultés dont le pauvre Joe savait se tirer à merveillel'ancre fut détachée de l'arbre. Le gaz se dilata et le nouveau Victoria parvint à deux cents pieds dans l'air. Il hésita d'abord en tournant sur lui-même; mais enfinpris dans un courant assez vifi1 s'avança sur le lac et bientôt fut emporté avec une vitesse de vingt milles à l'heure.

Le docteur se maintint constamment à une hauteur qui variait entre deux cents et cinq cents pieds. Kennedy déchargeait souvent sa carabine. Au-dessus des îlesles voyageurs se rapprochaient même imprudemmentfouillant du regard les taillisles buissonsles hallierspartout où quelque ombragequelque anfractuosité de roc eût pu donner asile à leur compagnon. Ils descendaient près des longues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pécheursà leur vuese précipitaient à l'eau et regagnaient leur île avec les démonstrations de crainte les moins dissimulées.

«Nous ne voyons riendit Kennedy après deux heures de recherches.

--AttendonsDicket ne perdons pas courage; nous ne devons pas être éloignés du lieu de l'accident.»

A onze heuresle Victoria s'était avancé de quatre-vingt-dix milles; il rencontra alors un nouveau courant quisous un angle presque droitle poussa vers l'est pendant une soixantaine de milles. Il planait au-dessus d'une île très vaste et très peuplée que le docteur jugea devoir être Farramoù se trouve la capitale des Biddiomahs. Il s'attendait à voir Joe surgir de chaque buissons'échappantl'appelant. Libreon l'eut enlevé sans difficulté ; prisonnieren renouvelant la manœuvre employée pour le missionnaireil aurait bientôt rejoint ses amis ; mais rien ne parutrien ne bougea ! C'était à se désespérer.

Le Victoria arrivait à deux heures et demie en vue de Tangaliavillage situé sur la rive orientale du Tchadet qui marqua le point extrême atteint par Denham à l'époque de son exploration.

Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. Il se sentait rejeté vers l'estrepoussé dans le centre de l'Afriquevers d'interminables déserts.

«Il faut absolument nous arrêterdit-ilet même prendre terre; dans l'intérêt de Joe surtoutnous devons revenir sur le lac; maisauparavanttâchons de trouver un courant opposé.»

Pendant plus d'une heureil chercha à différentes zones. Le Victoria dérivait toujours sur la terre ferme; maisheureusementà mille pieds un souffle très violent le ramena dans le nord-ouest.

Il n'était pas possible que Joe fût retenu sur une des îles du lac; il et certainement trouvé moyen de manifester sa présence ; peut-être l'avait-on entraîné sur terre. Ce fut ainsi que raisonna le docteurquand il revit la rive septentrionale du Tchad.

Quant à penser que Joe se fût noyéc'était inadmissible. Il y eut bien une idée horrible qui traversa l'esprit de Fergusson et de Kennedy: les caïmans sont nombreux dans ces parages ! Mais ni l'un ni l'autre n'eut le courage de formuler cette appréhension. Cependant elle vint si manifestement à leur penséeque le docteur dit sans autre préambule:

«Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des îles ou du lac ; Joe aura assez d'adresse pour les éviter; d'ailleursils sont peu dangereuxet les Africains se baignent impunément sans craindre leurs attaques»

Kennedy ne répondit pas; il préférait se taire à discuter cette terrible possibilité.

Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir. Les habitants travaillaient à la récolte du coton devant des cabanes de roseaux tressésau milieu d'enclos propres et soigneusement entretenus.

Cette réunion d'une cinquantaine de cases occupait une légère dépression de terrain dans une vallée étendue entre de basses montagnes. La violence du vent portait plus avant qu'il ne convenait au docteur; mais il changea une seconde fois et le ramena précisément à son point de départdans cette sorte d'île ferme où il avait passé la nuit précédente. L'ancreau lieu de rencontrer les branches de l'arbrese prit dans des paquets de roseaux mêlés à la vase épaisse du marais et d'une résistance considérable

Le docteur eut beaucoup de peine à contenir l'aérostat; mais enfin le vent tomba avec 1a nuitet les deux amis veillèrent ensemblepresque désespérés.

CHAPITRE XXXIV

L'ouragan.--Départ forcé.--Perte d’une ancre.--Tristes réflexions.--Résolution prise.--La trombe.--La caravane engloutie.--Vent contraire et favorable.--Retour au sud.--Kennedy à son poste.


A trois heures du matinle vent faisait rageet soufflait avec une violence telle que le Victoria ne pouvait demeurer près de terre sans danger; les roseaux froissaient son enveloppequ'ils menaçaient de déchirer.

«Il faut partirDickfit le docteur; nous ne pouvons rester dans cette situation.

--Mais JoeSamuel ?

--Je ne l'abandonne pas ! non certes ! et dut l'ouragan m'emporter à cent milles dans le nordje reviendrai ! Mais ici nous compromettons la sûreté de tous.

--Partir sans lui ! s'écria l'Écossais avec l'accent d'une profonde douleur.

--Crois-tu doncreprit Fergussonque le cœur ne me saigne pas comme à toi ? Est-ce que je n'obéis pas à une impérieuse nécessité ?

--Je suis à tes ordresrépondit le chasseur. Partons.»

Mais le départ présentait de grandes difficultés. L'ancreprofondément engagéerésistait à tous les effortset le ballontirant en sens inverseaccroissait encore sa tenue. Kennedy ne put parvenir à l'arracher; d'ailleursdans la position actuellesa manœuvre devenait fort périlleusecar le Victoria risquait de s'enlever avant qu'il ne l'eut rejoint.

Le docteurne voulant pas courir une pareille chancefit rentrer l'Écossais dans la nacelleet se résigna à couper la corde de l'ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents pieds dans l’airet prit directement la route du nord.

Fergusson ne pouvait qu'obéir à cette tourmente; il se croisa les bras et s'absorba dans ses tristes réflexions.

Après quelques instants d'un profond silenceil se retourna vers Kennedy non moins taciturne.

«Nous avons peut-être tenté Dieudit-il. Il n'appartenait pas à des hommes d'entreprendre un pareil voyage !»

Et un soupir de douleur s'échappa de sa poitrine.

«Il y a quelques jours à peinerépondit le chasseurnous nous félicitions d'avoir échappé à bien des dangers ! Nous nous serrions la main tous les trois!

--Pauvre Joe ! bonne et excellente nature ! cœur brave et franc ! Un moment ébloui par ses richessesil faisait volontiers le sacrifice de ses trésors ! Le voilà maintenant loin de nous ! Et le vent nous emporte avec une irrésistible vitesse !

--VoyonsSamuelen admettant qu'il ait trouvé asile parmi les tribus du lacne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont visitées avant nouscomme Denhamcomme Barth ? Ceux là ont revu leur pays.

--Eh ! mon pauvre DickJoe ne sait pas un mot de la langue ! Il est seul et sans ressources ! Les voyageurs dont tu parles ne s'avançaient qu'en envoyant aux chefs de nombreux présentsau milieu d'une escortearmés et préparés pour ces expéditions. Et encoreils ne pouvaient éviter des souffrances et des tribulations de la pire espèce ! Que veux-tu que devienne notre infortuné compagnon ? C'est horrible à penseret voilà l'un des plus grands chagrins qu'il m'ait été donné de ressentir !

--Mais nous reviendronsSamuel.

--Nous reviendronsDickdussions-nous abandonner le Victoriaquand il nous faudrait regagner à pied le lac Tchadet nous mettre en communication avec le sultan du Bornou ! Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens.

--Je te suivraiSamuelrépondit le chasseur avec énergietu peux compter sur moi ! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage ! Joe s'est dévoué pour nousnous nous sacrifierons pour lui !»

Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre pour se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du Tchad; mais c'était impossible alorset la descente même devenait impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette violence.

Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous ; il franchit le Belad el Djériddésert épineux qui forme la lisière du Soudanet pénétra dans le désert de sablesillonné par de longues traces de caravanes; la dernière ligne de végétation se confondit bientôt avec le ciel à l'horizon méridionalnon loin de la principale oasis de cette partie de l'Afriquedont les cinquante puits sont ombragés par des arbres magnifiques; mais il fut impossible de s'arrêter. Un campement arabedes tentes d'étoffes rayéesquelques chameaux allongeant sur le sable leur tête de vipèreanimaient cette solitude ; mais le Victoria passa comme une étoile filanteet parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heuressans que Fergusson parvînt à maîtriser sa course.

«Nous ne pouvons faire halte ! dit-ilnous ne pouvons descendre ! pas un arbre ! pas une saillie de terrain ! allons-nous donc franchir le Sahara ? Décidément le ciel est contre nous !»

Il parlait ainsi avec une rage de désespéréquand il vit dans le nord les sables du désert se soulever au milieu d'une épaisse poussièreet tournoyer sous l'impulsion des courants opposés.

Au milieu du tourbillonbriséerompuerenverséeune caravane entière disparaissait sous l'avalanche de sable; les chameaux pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables; des crisdes hurlements sortaient de ce brouillard étouffant. Quelquefoisun vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vives dans ce chaoset le mugissement de la tempête dominait cette scène de destruction.

Bientôt le sable s'accumula en masses compacteset là où naguère s'étendait la plaine unies'élevait une colline encore agitéetombe immense d'une caravane engloutie.

Le docteur et Kennedypalesassistaient à ce terrible spectacle ; ils ne pouvaient plus manœuvrer leur ballonqui tournoyait au milieu des courants contraires et n'obéissait plus aux différentes dilatations du gaz. Enlacé dans ces remous de l'airil tourbillonnait avec une rapidité vertigineuse; la nacelle décrivait de larges oscillations; les instruments suspendus sous la tente s'entrechoquaient à se briserles tuyaux du serpentin se courbaient à se rompreles caisses à eau se déplaçaient avec fracas ; à deux pieds l'un de l'autreles voyageurs ne pouvaient s'entendreet d'une main crispée s'accrochant aux cordages; ils essayaient de se maintenir contre la fureur de l'ouragan.

Kennedyles cheveux éparsregardait sans parler; le docteur avait repris son audace au milieu du dangeret rien ne parut sur ses traits de ses violentes émotionspas même quandaprès un dernier tournoiementle Victoria se trouva subitement arrêté dans un calme inattendu; le vent du nord avait pris le dessus et le chassait en sens inverse sur la route du matin avec une rapidité non moins égale.

«Où allons-nous ? s'écria Kennedy.

--Laissons faire la Providencemon cher Dick ; j'ai eu tort de douter d'elle ; ce qui convientelle le sait mieux que nouset nous voici retournant vers les lieux que nous n'espérions plus revoir.»

Le sol si platsi égal pendant l'allerétait alors bouleversé comme les flots après la tempête ; une suite de petits monticules à peine fixés jalonnaient le désert; le vent soufflait avec violenceet le Victoria volait dans l'espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de celle qu'ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heuresau lieu de retrouver les rives du Tchadils virent encore le désert s'étendre devant eux.

Kennedy en fit l'observation.

Peu importerépondit le docteur ; l'important est de revenir au sud ; nous rencontrerons les villes de BornouWouddie ou Koukaet je n'hésiterai pas à m'y arrêter.

--Si tu es satisfaitje le suisrépondit le chasseur; mais fasse le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme ces malheureux Arabes ! Ce que nous avons vu est horrible.

--Et se reproduit fréquemment ? Dick. Les traversées du désert sont autrement dangereuses que celles de l'Océan ; le désert a tous les périls de la mermême l'engloutissementet de plusdes fatigues et des privations insoutenables.

--Il me sembledit Kennedyque le vent tend à se calmer; la poussière des sables est moins compacteleurs ondulations diminuentl'horizon s'éclaircit

--Tant mieuxil faut l'examiner attentivement avec la lunetteet que pas un point n'échappe à notre vue !

--Je m'en chargeSamuelet le premier arbre n'apparaîtra pas sans que tu n'en sois prévenu.»

Et Kennedyla lunette à la mainse plaça sur le devant de la nacelle.

CHAPITRE XXXV

L'histoire de Joe.--L'île des Biddiomahs.--L'adoration.--L’île engloutie.--Les rives du lac.--L'arbre aux serpents.--Voyage à pied.--Souffrances.--Moustiques et fourmis.--La faim.--Passage du Victoria.--Disparition du Victoria.--Désespoir.--Le marais.--Un dernier cri.

Qu'était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître ?

Lorsqu'il se fut précipité dans le lacson premier mouvement à la surface fut de lever les yeux en l'air ; il vit le Victoriadéjà fort élevé au-dessus du lacremonter avec rapiditédiminuer peu à peuetpris bientôt par un courant rapidedisparaître vers le nord. Son maîtreses amis étaient sauvés.

«Il est heureuxse dit-ilque j'aie eu cette pensée de me jeter dans le Tchad ; elle n'eût pas manqué de venir à l'esprit de M. Kennedyet certes il n'aurait pas hésité à faire comme moicar il est bien naturel qu'un homme se sacrifie pour en sauver deux autres. C'est mathématique.»

Rassuré sur ce pointJoe se mit à songer à lui ; il était au milieu d'un lac immenseentouré de peuplades inconnueset probablement féroces. Raison de plus pour se tirer d'affaire en ne comptant que sur lui; il ne s'effraya donc pas autrement.

Avant l'attaque des oiseaux de proiequiselon luis'étaient conduits comme de vrais gypaètesil avait avisé une île à l'horizon ; il résolut donc de se diriger vers elleet se mit à déployer toutes ses connaissances dans l'art de la natationaprès s'être débarrassé de la partie la plus gênante de ses vêtements; il ne s'embarrassait guère d'une promenade de cinq ou six milles ; aussitant qu'il fut en plein lacil ne songea qu'à nager vigoureusement et directement.

Au bout d'une heure et demiela distance qui !e séparait de l'île se trouvait fort diminuée.

Mais à mesure qu'il s'approchait de terreune pensée d'abord fugitivetenace alorss'empara de son esprit. Il savait que les rives du lac sont hantées par d'énormes alligatorset il connaissait la voracité de ces
animaux.

Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce mondele digne garçon se sentait invinciblement ému ; il craignait que la chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodileset il ne s'avança donc qu'avec une extrême précautionl'œil aux aguets. Il n'était plus qu'à une centaine de brasses d'un rivage ombragé d'arbres vertsquand une bouffée d'air chargé de l'odeur pénétrante du musc arriva jusqu'à lui.

«Bonse dit-il ! voilà ce que je craignais ! le caïman n'est pas loin.»

Et il plongea rapidementmais pas assez pour éviter le contact d'un corps énorme dont l'épiderme écailleux l'écorcha au passage; il se crut perduet se mit à nager avec une vitesse désespérée ; il revint à la surface de l'eaurespira et disparut de nouveau. Il eut là un quart d heure d'une indicible angoisse que toute sa philosophie ne put surmonteret croyait entendre derrière lui le bruit de cette vaste mâchoire prête à le happer. Il filait alors entre deux eauxle plus doucement possiblequand il se sentit saisir par un braspuis par le milieu du corps.

Pauvre Joe ! il eut une dernière pensée pour son maîtreet se prit à lutter avec désespoiren se sentant attiré non vers le fond du lacainsi que les crocodiles ont l'habitude de faire pour dévorer leur proiemais à la surface même.

A peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeuxqu'il se vit entre deux nègres d'un noir d’ébène; ces Africains le tenaient vigoureusement et poussaient des cris étranges.

«Tiens! ne put s'empêcher de s’écrier Joe! des nègres au lieu de caïmans ! Ma foij'aime encore mieux cela ! Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages !»

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchadcomme beaucoup de noirsplongent impunément dans les eaux infestées d'alligatorssans se préoccuper de leur présence ; les amphibies de ce lac ont particulièrement une réputation assez mérité de sauriens inoffensifs.

Mais Joe n'avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre ? C'est ce qu'il donna aux événements à décideret puisqu’il ne pouvait faire autrementil se laissa conduire jusqu'au rivage sans montrer aucune crainte.

«Évidemmentse disait-ilces gens-là ont vu le Victoria raser les eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont été les témoins éloignés de ma chuteet ils ne peuvent manquer d'avoir des égards pour un homme tombé du ciel ! Laissons-les faire !»

Joe en était là de ses réflexionsquand il prit terre au milieu d'une foule hurlantede tout sexede tout âgemais non de toutes couleurs. Il se trouvait au milieu d'une tribu de Biddiomahs d'un noir superbe. Il n'eut même pas à rougir de la légèreté de son costume; il se trouvait «déshabillé» à la dernière mode du pays.

Mais avant qu'il eut le temps de se rendre compte de sa situationil ne put se méprendre aux adorations dont il devint l'objet. Cela ne laissa pas de le rassurerbien que l'histoire de Kazeh lui revint à la mémoire.

«Je pressens que je vais redevenir un dieuun fils de la Lune quelconque ! Eh bienautant ce métier-là qu'un autre quand on n'a pas le choix. Ce qu'il importec'est de gagner du temps. Si le Victoria vient à repasserje profiterai de ma nouvelle position pour donner à mes adorateurs le spectacle d'une ascension miraculeuse.»

Pendant que Joe réfléchissait de la sortelà foule se resserrait autour de lui ; elle se prosternaitelle hurlaitelle le palpaitelle devenait familière ; maisau moinselle eut la pensée de lui offrir un festin magnifiquecomposé de lait aigre avec du riz pilé dans du mielle digne garçonprenant son parti de toutes chosesfit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes occasions.

Lorsque le soir fut arrivéles sorciers de l'île le prirent respectueusement par la mainet le conduisirent à une espèce de case entourée de talismans; avant d'y pénétrerJoe jeta un regard assez inquiet sur des monceaux d'ossements qui s'élevaient autour de ce sanctuaire ; il eut d'ailleurs tout le temps de réfléchir à sa position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuitil entendit des chants de fêteles retentissements d'une espèce de tambour et un bruit de ferraille bien doux pour des oreilles africaines ; des chœurs hurlés accompagnèrent d'interminables danses qui enlaçaient la cabane sacrée de leurs contorsions et de leurs grimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers les murailles de boue et de roseau de la case; peut-êtreen toute autre circonstanceeût-il pris un plaisir assez vif à ces étranges cérémonies; mais son esprit fut bientôt tourmenté d'une idée fort déplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon côtéil trouvait stupide et même triste d'être perdu dans cette contrée sauvageau milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient revu leur patriede ceux qui osèrent s'aventurer jusqu'à ces contrées. D'ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se voyait l'objet ! Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité des grandeurs humaines ! Il se demanda sidans ce paysl'adoration n'allait pas jusqu'à manger l'adoré !

Malgré cette fâcheuse perspectiveaprès quelques heures de réflexionla fatigue l'emporta sur les idées noireset Joe tomba dans un sommeil assez profondqui se fût prolongé sans doute jusqu'au lever du joursi une humidité inattendue n'eût réveillé le dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eauet cette eau monta si bien que Joe en eut jusqu'à mi-corps.

«Qu'est-ce là ? dit-ilune inondation ! une trombe ! un nouveau supplice de ces nègres ! Ma foije n'attendrai pas d'en avoir jusqu'au cou !»

Et ce disantil enfonça la muraille d'un coup d'épaule et se trouva où ? en plein lac ! D'îleil n'y en avait plus ! Submergée pendant la nuit ! A sa place l'immensité du Tchad !

«Triste pays pour les propriétaires !» se dit Joeet il reprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avait délivré le brave garçon ; plus d'une île a disparu ainsiqui paraissait avoir la solidité du rocet souvent les populations riveraines durent recueillir les malheureux échappés à ces terribles catastrophes.

Joe ignorait cette particularitémais il ne se fit pas faute d'en profiter. Il avisa une barque errante et l'accosta rapidement. C'était une sorte de tronc d'arbre grossièrement creusé une paire de pagaies s'y trouvait heureusementet Joeprofitant d'un courant assez rapidese laissa dériver.

«Orientons-nousdit-il. L'étoile polairequi fait honnêtement son métier d'indiquer la route du nord à tout le mondevoudra bien me venir en aide.»

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive septentrionale du Tchadet il le laissa faire. Vers deux heures du matinil prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux épineux qui parurent fort importunsmême à un philosophe ; mais un arbre poussait là tout exprès pour lui offrir un lit dans ses branches. Joe y grimpa pour plus de sûretéet attendit làsans trop dormirles premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régions équatorialesJoe jeta un coup d'œil sur l'arbre qui l'avait abrité pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les branches de cet arbre étaient littéralement couvertes de serpents et de caméléons ; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements ; on eût dit un arbre d'une nouvelle espèce qui produisait des reptiles ; sous les premiers rayons du soleiltout cela rampait et se tordait. Joe éprouva un vif sentiment de terreur mêlé de dégoûtet s'élança à terre au milieu des sifflements de la bande.

«Voilà une chose qu'on ne voudra jamais croire» dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient fait connaître cette singularité des rives du Tchadoù les reptiles sont plus nombreux qu'en aucun pays du monde. Après ce qu'il venait de voirJoe résolut d'être plus circonspect à l'avenirets'orientant sur le soleilil se mit en marche en se dirigeant vers le nord-est. Il évitait avec le plus grand soin cabanescaseshuttestanièresen un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à la race humaine.

Que de fois ses regards se portèrent en l'air ! Il espérait apercevoir le Victoriaet bien qu'il l'eut vainement cherché pendant toute cette journée de marchecela ne diminua pas sa confiance en son maître ; il lui fallait une grande énergie de caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se joignait à la fatiguecar à le nourrir de racinesde moelle d'arbustestels que le «mélé» ou des fruits du palmier doumon ne refait pas un homme ; et cependantsuivant son estimeil s'avança d'une trentaine de milles vers l'ouest. Son corps portait en vingt endroits les traces des milliers d'épines dont les roseaux du lacles acacias et les mimosas sont hérisséset ses pieds ensanglantés rendaient sa marche extrêmement douloureuse. Mais enfin il put réagir contre ses souffrancesetle soir venuil résolut de passer la nuit sur les rives du Tchad.

Làil eut à subir les atroces piqûres de myriades d'insectes: mouchesmoustiquesfourmis longues d'un demi-pouce y couvrent littéralement la terre. Au bout de deux heuresil ne restait pas à Joe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient ; les insectes avaient tout dévoré ! Ce fut une nuit terriblequi ne donna pas une heure de sommeil au voyageur fatigué ; pendant ce tempsles sangliersles buffles sauvagesl'ajoubsorte de 1amentin assez dangereux faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac ; le concert des bêtes féroces retentissait au milieu de la nuit. Joe n'osa remuer. Sa résignation et sa patience eurent de la peine à tenir contre une pareille situation.

Enfin le jour revint; Joe se releva précipitammentet que l'on juge du dégoût qu'il ressentit en voyant quel animal immonde avait partagé sa couche : un crapaud ! mais un crapaud de cinq pouces de largeune bête monstrueuserepoussantequi le regardait avec des yeux ronds. Joe sentit son cœur se souleveretreprenant quelque force dans sa répugnanceil courut à grands pas se plonger dans les eaux du lac. Ce bain calma un peu les démangeaisons qui le torturaientetaprès avoir mâché quelques feuillesil reprit sa route avec une obstinationun entêtement dont il ne pouvait se rendre compte; il n'avait plus le sentiment de ses acteset néanmoins il sentait. en lui une puissance supérieure au désespoir.

Cependant une faim terrible le torturait ; son estomacmoins résigné que luise plaignait ; il fut obligé de serrer fortement une liane autour de son corps; heureusementsa soif pouvait s'étancher à chaque paseten se rappelant les souffrances du désertil trouvait un bonheur relatif à ne pas subir les tourments de cet impérieux besoin.

«Où peut être le Victoria ? se demandait-il... Le vent souffle du nord ! Il devrait revenir sur le lac ! Sans doute M. Samuel aura procédé à une nouvelle installation pour rétablir l'équilibre ; mais la journée d'hier a dû suffire à ces travaux ; il ne serait donc pas impossible qu'aujourd'hui... Mais agissons comme si je ne devais jamais le revoir. Après toutsi je parvenais à gagner une des grandes villes du lacje me trouverais dans la position des voyageurs dont mon maître nous a parlé. Pourquoi ne me tirerais-je pas d'affaire comme eux ? Il y en a qui en sont revenusque diable !... Allons ! courage !»

Oren parlant ainsi et en marchant toujoursl'intrépide Joe tomba en pleine forêt au milieu d'un attroupement de sauvages ; il s'arrêta à temps et ne fut pas vu. Les nègres s'occupaient à empoisonner leurs flèches avec le suc de l'euphorbegrande occupation des peuplades de ces contréeset qui se fait avec une sorte de cérémonie solennelle.

Joeimmobileretenant son soufflese cachait au milieu d'un fourrélorsqu'en levant les yeuxpar une éclaircie du feuillageil aperçut le Victoriale Victoria lui-mêmese dirigeant vers le lacà cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire entendre ! impossible de se faire voir !

Une larme lui vint aux yeuxnon de désespoirmais de reconnaissance: son maître était à sa recherche ! son maître ne l'abandonnait pas ! Il lui fallut attendre le départ des noirs; il put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe résolut de l'attendre : il repasserait certainement ! Il repassaen effetmais plus à l'est. Joe courutgesticulacria... Ce fut en vain ! Un vent violent en-traînait le ballon avec une irrésistible vitesse !

Pour la première foisl'énergiel'espérance manquèrent au cœur de l'infortuné; il se vit perdu ; il crut son maître parti sans retour ; il n'osait plus penseri1 ne voulait plus réfléchir.

Comme un foules pieds en sangle corps meurtriil marcha pendant toute cette journée et une partie de la nuit. Il se traînaittantôt sur les genouxtantôt sur les mains ; il voyait venir le moment où la force lui manquerait et où il faudrait mourir.

En avançant ainsiil finit par se trouver en face d'un maraisou plutôt de ce qu'il sut bientôt être un maraiscar la nuit était venue depuis quelques heures ; il tomba inopinément dans une boue tenace ; malgré ses effortsmalgré sa résistance désespéréeil se sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrain vaseux; quelques minutes plus tard il en avait jusqu'à mi-corps.

«Voilà donc la mort ! se dit-il; et quelle mort !...»

Il se débattit avec rage; mais ces efforts ne servaient qu'à l'ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l'arrêterpas un roseau pour le retenir !.. Il comprit que c'en était fait de lui !... Ses yeux se fermèrent.

«Mon maître ! mon maître ! à moi !...» s'écria-t-il.

Et cette voix désespéréeisoléeétouffée déjàse perdit dans la nuit.

CHAPITRE XXXVI

Un rassemblement à l’horizon.--Une troupe d’arabes.--La poursuite.--C’est lui !--Chute de cheval.--L'Arabe étranglé.--Une balle de Kennedy.--Manœuvre.--Enlèvement au vol.--Joe sauvé.

Depuis que Kennedy avait repris son poste d'observation sur le devant de la nacelleil ne cessait d’observer l'horizon avec une grande attention.

Au bout de quelque tempsil se retourna vers le docteur et dit:

«Si je ne me trompevoici là-bas une troupe en mouvementhommes ou animaux; il est encore impossible de les distinguer. En tout casils s'agitent violemmentcar ils soulèvent un nuage de poussière.

--Ne serait-ce pas encore un vent contrairedit Samuelune trombe qui viendrait nous repousser au nord ?»

Il se leva pour examiner l'horizon.

« Je ne crois pasSamuelrépondit Kennedy; c'est un troupeau de gazelles ou de bœufs sauvages.

--Peut-êtreDick; mais ce rassemblement est au moins à neuf ou dix milles de nouset pour mon comptemême avec la lunetteje n'y puis rien reconnaître.

--En tout casje ne le perdrai pas de vue ; il y a là quelque chose d’extraordinaire qui m'intrigue ; on dirait parfois comme une manœuvre de cavalerie. Eh ! je ne me trompe pas ! ce sont bien des cavaliers ! regarde !
»

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

«Je crois que tu as raisondit-ilc'est un détachement d'Arabes ou de Tibbous ; ils s'enfuient dans la même direction que nous; mais nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une demi-heurenous serons à portée de voir et de juger ce qu'il faudra faire.»

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse des cavaliers se faisait plus visible; quelques-uns d’entre eux s'isolaient.

«C’est évidemmentreprit Kennedyune manœuvre ou une chasse.

--On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais bien savoir ce qui en est.

--PatienceDick. Dans peu de temps nous les rattraperons et nous les dépasserons mêmes'ils continuent de suivre cette route; nous marchons avec une rapidité de vingt milles à l'heureet il n'y a pas de chevaux qui puissent soutenir un pareil train.»

Kennedy reprit son observationetquelques minutes aprèsil dit:

«Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingue parfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous qui se gonflent contre le vent. C'est un exercice de cavalerie ; leur chef les précède à cent paset ils se précipitent sur ses traces.

--Quels qu'ils soientDickils ne sont pas à redouteretsi cela est nécessaireje m'élèverai.

--Attends ! attends encoreSamuel !

--C'est singulierajouta Dick après un nouvel examenil y a quelque chose dont je ne me rends pas compte; à leurs efforts et à l'irrégularité de leur ligneces Arabes ont plutôt l'air de poursuivre que de suivre.

--En es-tu certainDick

--Evidemment. Je ne me trompe pas ! C'est une chassemais une chasse à l'homme ! Ce n'est point un chef qui les précèdemais un fugitif.

--Un fugitif ! dit Samuel avec émotion.

--Oui !

--Ne le perdons pas de vue et attendons.»

Trois ou quatre milles furent promptement gagnés sur ces cavaliers qui filaient cependant avec une prodigieuse vélocité.

«Samuel ! Samuel ! s'écria Kennedy d'une voix tremblante.

--Qu'as-tuDick ?

--Est-ce une hallucination ? est-ce possible ?

--Que veux-tu dire ?

--Attends.

Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et se prit à regarder.

«Eh bien? fit le docteur.

--C'est luiSamuel !

--Lui !» s'écria ce dernier.

«Lui» disait tout ! Il n'y avait pas besoin de le nommer !

«C'est lui à cheval ! à cent pas à peine de ses ennemis ! i1 fuit !

--C'est bien Joe! dit le docteur en palissant.

--Il ne peut nous voir dans sa fuite !

--Il nous verrarépondit Fergusson en abaissant la flamme de son chalumeau.

--Mais comment ?

--Dans cinq minutes nous serons à cinquante pieds du sol ; dans quinzenous serons au-dessus de lui.

--Il faut le prévenir par un coup de fusil !

--Non ! il ne peut revenir sur ses pasil est coupé.

--Que faire alors ?

--Attendre.

--Attendre ! Et ces Arabes ?

--Nous les atteindrons ! Nous les dépasserons ! Nous ne sommes pas éloignés de deux milleset pourvu que le cheval de Joe tienne encore

--Grand Dieu ! fit Kennedy.

--Qu'y-a-t-il ?»

Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à terre. Son chevalévidemment renduépuisévenait de s'abattre.

«Il nous a vuss'écria le docteur ; en se relevant il nous a fait signe !

--Mais les Arabes vont l'atteindre ! qu'attend-il ! Ah ! le courageux garçon ! Hourra !» fit le chasseur qui ne se contenait plus.

Joeimmédiatement relevé après sa chuteà l'instant où l'un des plus rapides cavaliers se précipitait sur luibondissait comme une panthèrel’évitait par un écartse jetait en croupesaisissait l'Arabe à la gorgede ses mains nerveusesde ses doigts de feril l'étranglaitle renversait sur le sableet continuait sa course effrayante.

Un immense cri des Arabes s'éleva dans l'air; maistout entiers à leur poursuiteils n'avaient pas vu le Victoria à cinq cents pas derrière euxet à trente pieds du sol à peine ; eux-mêmesils n'étaient pas à vingt longueurs de cheval du fugitif.

L'un d'eux se rapprocha sensiblement de Joeet il allait le percer de sa lancequand Kennedyl'œil fixela main fermel'arrêta net d'une balle et le précipita à terre.

Joe ne se retourna pas même au bruit. Une partie de la troupe suspendit sa courseet tomba la face dans la poussière à la vue du Victoria;
l'autre continua sa poursuite.

«Mais que fait Joe ? s'écria Kennedyil ne s'arrête pas !

--Il fait mieux que celaDick ; je l'ai compris ! il se maintient dans la direction de l'aérostat. Il compte sur notre intelligence ! Ah ! le brave garçon ! Nous l'enlèverons à la barbe de ces Arabes ! Nous ne sommes plus qu'à deux cents pas.

--Que faut-il faire ? demanda Kennedy.

--Laisse ton fusil de côté.

--Voilàfit le chasseur en déposant son arme.

--Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest ?

--Plus encore.

--Noncela suffira.»

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre les bras de Kennedy.

«Tiens-toi à l'arrière de la nacelleet sois prêt à jeter ce lest d'un seul coup. Maissur ta vie ! ne le fais pas avant mon ordre !

--Sois tranquille !

--Sans celanous manquerions Joeet il serait perdu !

--Compte sur moi !»

Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui s'élançaient bride abattue sur les pas de Joe Le docteurà l'avant de la nacelletenait l'échelle déployéeprêt à la lancer au moment voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et luicinquante pieds environ. Le Victoria les dépassa.

«Attention ! dit Samuel à Kennedy.

--Je suis prêt.

--Joe ! garde à toi !…» cria le docteur de sa voix retentissante en jetant l'échelledont les premiers échelons soulevèrent la poussière du sol.

A l'appel du docteurJoesans arrêter son chevals'était retourné ; l'échelle arriva près de luiet au moment où il s'y accrochait

«Jettecria le docteur à Kennedy.

--C'est fait»

Et le Victoriadélesté d’un poids supérieur à celui de Joes'éleva à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l'échelle pendant les vastes oscillations qu'elle eut à décrire ; puis faisant un geste indescriptible aux Arabeset grimpant avec l'agilité d'un clownil arriva jusqu'à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif venait de leur être enlevé au volet le Victoria s'éloignait rapidement.

«Mon maître ! Monsieur Dick !» avait dit Joe.

Et succombant à l’émotionà la fatigueil s'était évanouipendant que Kennedypresque en délires'écriait:

«Sauvé ! sauvé !

--Parbleu !» fit le docteurqui avait repris sa tranquille impassibilité.

Joe était presque nu ; ses bras ensanglantésson corps couvert de meurtrissurestout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissementet demanda un verre d'eau-de-vieque le docteur ne crut pas devoir lui refuserJoe n'étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir buil serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parleret le brave garçon retomba dans un profond sommeildont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l'ouest. Sous les efforts d'un vent excessifil revit la lisière du désert épineuxau-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête ; et après avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis l'enlèvement de Joeil dépassa vers le soir le dixième degré de 1ongitude.

CHAPITRE XXXVII

La route de l’ouest.--Le réveil de Joe.--Son entêtement.--Fin de l'histoire de Joe.--Tagelel.--Inquiétudes de Kennedy.--Route au nord.--Une nuit prés d’Agbadès.

Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jouret le Victoria demeura paisiblement au sommet d'un grand sycomore; le docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôleet Joe en profita pour dormir vigoureusement et tout d'un somme pendant vingt-quatre heures.

Voilà le remède qu’il lui fautdit Fergusson ; la nature se chargera de sa guérison.»

Au jourle vent revint assez fortmais capricieux; il se jetait brusquement dans le nord et le sudmais en dernier lieule Victoria fut entraîné vers; l'ouest.

Le docteurla carte à la mainreconnut le royaume du Damerghouterrain onduleux d'une grande fertilitéavec les huttes de ses villages faites de longs roseaux entremêlés des branchages de l'asclepia; les meules de grains s'élevaientdans les champs cultivéssur de petits échafaudages destinés à les préserver de l'invasion des souris et des termites.

Bientôt on atteignit la ville de Zinderreconnaissable à sa vaste place des exécutions ; au centre se dresse 1’arbre de mort ; le bourreau veille au piedet quiconque passe sous son ombre est immédiatement pendu !

En consultant la boussoleKennedy ne put s'empêcher de dire :

«Voilà que nous reprenons encore la route du nord !

--Qu'importe ? Si elle nous mène à Tombouctounous ne nous en plaindrons pas ! Jamais plus beau voyage n'aura été accompli en de meilleures circonstances !...

--Ni en meilleure santériposta Joequi passait sa bonne figure toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

--Voilà notre brave ami ! s'écria le chasseurnotre sauveur ! Comment cela va-t-il ?

--Mais très naturellementMonsieur Kennedytrès naturellement ! Jamais je ne me suis si bien porté ! Rien qui vous rapproche un homme comme un petit voyage d'agrément précédé d'un bain dans le Tchad ! n'est-ce pasmon maître ?

--Digne cœur ! répondit Fergusson en lui serrant la main. Que d'angoisses et d'inquiétudes tu nous a causées !

--Eh bienet vous donc ! Croyez-vous que j'étais tranquille sur votre sort ? Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une fière peur !

--Nous ne nous entendrons jamaisJoesi tu prends les choses de cette façon.

--Je vois que sa chute ne l'a pas changéajouta Kennedy.

--Ton dévouement a été sublimemon garçonet il nous a sauvés; car le Victoria tombait dans le lacet une fois làpersonne n'eût pu l'en tirer.

--Mais si mon dévouementcomme il vous plaît d'appeler ma culbutevous a sauvésest-ce qu'il ne m'a pas sauvé aussipuisque nous voilà tous les trois en bonne santé ? Par conséquentdans tout celanous n'avons rien à nous reprocher.

--On ne s'entendra jamais avec ce garçon-làdit le chasseur.

--Le meilleur moyen de s'entendrerépliqua Joec'est de ne plus parler de cela. Ce qui est fait est fait ! Bon ou mauvaisil n'y a pas à y revenir.

--Entêté ! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire ?

--Si vous y tenez beaucoup ! Maisauparavantje vais mettre cette oie grasse en état de parfaite cuissoncar je vois que Dick n'a pas perdu son temps

--Comme tu disJoe.

--Eh bien ! nous allons voir comment ce gibier d'Afrique se comporte dans un estomac européen.»

L'oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeauetpeu aprèsdévorée. Joe en prit sa bonne partcomme un homme qui n'a pas mangé depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogsil mit ses compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine émotiontout en envisageant les événements avec sa philosophie habituelle Le docteur ne put s'empêcher de lui presser plusieurs fois la mainquand il vit ce digne serviteur plus préoccupé du salut de son maître que du sien ; à propos de la submersion de l'île des Biddiomahsil lui expliqua la fréquence de ce phénomène sur le lac Tchad.

Enfin Joeen poursuivant son récitarriva au moment oùplongé dans le maraisil jeta un dernier cri de désespoir.

«Je me croyais perdumon maîtredit-ilet mes pensées s'adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment ? je ne vous le dirai pas; j'étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans discussionquandà deux pas de moije distinguequoi ? un bout de corde fraîchement coupée ; je me permets de faire un dernier effortettant bien que malj'arrive au câble ; je tire; cela résiste; je me haleet finalement me voilà en terre ferme ! Au bout de la corde je trouve une ancre !... Ah ! mon maître ! j'ai bien le droit de l'appeler l'ancre du salutsi toutefois vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je la reconnais ! une ancre du Victoria ! vous aviez pris terre en cet endroit ! Je suis la direction de la corde qui me donne votre directionetaprès de nouveaux effortsje me tire de la fondrière. J'avais repris mes forces avec mon courageet je marchai pendant une partie de la nuiten m'éloignant du lac. J'arrivai enfin à la lisière d'une immense forêt. Là dans un enclos des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a des moments dans l'existence où tout le monde sait monter à chevaln'est-il pas vrai ? Je ne perds pas une minute à réfléchirje saute sur le dos de l'un de ces quadrupèdeset nous voilà filant vers le nord à toute vitesse. Je ne vous parlerai point des villes que je n'ai pas vuesni des villages que j'ai évités. Non. Je traverse les champs ensemencésje franchis les halliersj'escalade les palissadesje pousse ma bêteje l'exciteje l'enlève ! J'arrive à la limite des terres cultivées. Bon ! le désert ! cela me va ; je verrai mieux devant moiet de plus loin. J'espérais toujours apercevoir le Victoria m'attendant en courant des bordées. Mais rien. Au bout de trois heuresje tombai comme un sot dans un campement d'Arabes ! Ah ! quelle chasse !... Voyez-vousMonsieur Kennedyun chasseur ne sait pas ce qu'est une chasses'il n'a été chassé lui-même ! Et cependants'il le peutje lui donne le conseil de ne pas en essayer ! Mon cheval tombait de lassitude ; on me serre de prés ; je m'abats ; je saute en croupe d'un Arabe ! Je ne lui en voulais paset j'espère bien qu'il ne me garde pas rancune de l'avoir étranglé ! Mais je vous avais vus !.. et vous savez le reste. Le Victoria court sur mes traceset vous me ramassez au volcomme un cavalier fait d’une bague. N'avais-je pas raison de compter sur vous ? Eh bien ! Monsieur Samuelvous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel au monde ! Je suis prêt à recommencersi cela peut vous rendre service encore ! etd'ailleurscomme je vous le disaismon maîtrecela ne vaut pas la peine d'en parler.

--Mon brave Joe ! répondit le docteur avec émotion. Nous n'avions donc pas tort de nous fier à ton intelligence et à ton adresse !

--Bah ! Monsieuril n'y a qu'à suivre les événementset on se tire d'affaire ! Le plus sûrvoyez-vousc'est encore d'accepter les choses comme elles se présentent.»

Pendant cette histoire de Joele ballon avait rapidement franchi une longue étendue de pays. Kennedy fit bientôt remarquer à l'horizon un amas de cases qui se présentait avec l'apparence d'une ville. Le docteur consulta sa carteet reconnut la bourgade de Tagelel dans le Damerghou.

«Nous retrouvons icidit-illa route de Barth. C'est là qu'il se sépara de ses deux compagnons Richardson et Overweg. Le premier devait suivre la route de Zinderle second celle de Maradiet vous vous rappelez quede ces trois voyageursBarth est le seul qui revit l'Europe.

--Ainsidit le chasseuren suivant sur la carte la direction du Victorianous remontons directement vers le nord ?

--Directementmon cher Dick.

--Et cela ne t'inquiète pas un peu ?

--Pourquoi ?

--C'est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus du grand désert.

--Oh ! nous n'irons pas si loinmon ami ; du moinsje l'espère.

--Mais où prétends-tu t'arrêter ?

--VoyonsDickne serais-tu pas curieux de visiter Tembouctou.

--Tembouctou ?

--Sans doutereprit Joe. On ne peut pas se permettre de faire un voyage en Afrique sans visiter Tembouctou !

--Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville mystérieuse !

--Va pour Tembouctou !

--Alors laisse-nous arriver entre le dix-septième et le dix-huitième degré de latitudeet là nous chercherons un vent favorable qui puisse nous chasser vers l'ouest.

--Bienrépondit le chasseurmais avons-nous encore une longue route à parcourir dans le nord ?

--Cent cinquante milles au moins.

--Alorsrépliqua Kennedyje vais dormir un peu.

--DormezMonsieurrépondit Joe ; vous-mêmemon maîtreimitez M. Kennedy ; vous devez avoir besoin de reposcar je vous ai fait veiller d'une façon indiscrète.»

Le chasseur s'étendit sous la tente; mais Fergussonsur qui la fatigue avait peu de prisedemeura à son poste d'observation.

Au bout de trois heuresle Victoria franchissait avec une extrême rapidité un terrain caillouteuxavec des rangées de hautes montagnes nues à base granitique; certains pics isolés atteignaient même quatre mille pieds de hauteur; les girafesles antilopesles autruches bondissaient avec une merveilleuse agilité au milieu des forêts d'acaciasde mimosasde souahs et de dattiers ; après l'aridité du désertla végétation reprenait son empire. C'était le pays des Kailouas qui se voilent le visage au moyen d'une bande de cotonainsi que leurs dangereux voisins les Touareg.

A dix heures du soiraprès une superbe traversée de deux cent cinquante millesle Victoria s'arrêta au-dessus d'une ville importante; la lune en laissait entrevoir une partie à demi ruinée; quelques pointes de mosquées s'élançaient çà et là frappées d'un blanc rayon de lumière; le docteur prit la hauteur des étoileset reconnut qu'il se trouvait sous la latitude d'Aghadés.

Cette villeautrefois le centre d'un immense commercetombait déjà en ruines à l'époque où la visita le docteur Barth.

Le Victorian'étant pas aperçu dans l'ombreprit terre à deux milles au-dessus d'Agbadèsdans un vaste champ de millet. La nuit fut assez tranquille et disparut vers les cinq heures du matinpendant qu'un vent léger sollicitait le ballon vers l'ouestet même un peu au sud.

Fergusson s'empressa de saisir cette bonne fortune. Il s'enleva rapidement et s'enfuit dans une longue traînée des rayons du soleil.

CHAPITRE XXXVIII

Traversée rapide.--Résolutions prudentes.--Caravanes.--Averses continuelles.--Gao.--Le Niger.--GolberryGeoffroyGray.--Mungo-Park.--Laing.--René Caillié.--Clapperton.--John etRichard Lander.

La journée du 17 mai fut tranquille et exempte de tout incident; le désert recommençait; un vent moyen ramenait le Victoria dans le sud-ouest; il ne déviait ni à droite ni à gauche; son ombre traçait sur le sable une ligne rigoureusement droite.

Avant son départle docteur avait renouvelé prudemment sa provision d'eau; il craignait de ne pouvoir prendre terre sur ces contrées infestées par les Touareg Aouelimminien. Le plateauélevé de dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la merse déprimait vers le sud. Les voyageursayant coupé la route d'Aghadès à Mourzouksouvent battue par le pied des chameauxarrivèrent au soir par 16° de latitude et 4° 55' de longitudeaprès avoir franchi cent quatre-vingts milles d'une longue monotonie.

Pendant cette journéeJoe apprêta les dernières pièces de gibierqui n'avaient reçu qu'une préparation sommaire ; il servit au souper des brochette de bécassines fort appétissantes. Le vent étant bon1e docteur résolut de continuer sa route pendant une nuit que la lunepresque pleine encorefaisait resplendissante. Le Victoria s'éleva à une hauteur de cinq cents piedsetpendant cette traversée nocturne de soixante milles environle léger sommeil d'un enfant n'eût même pas été troublé.

Le dimanche matinnouveau changement dans la direction du vent; il porta vers le nord-ouest; quelques corbeaux volaient dans les airsetvers l'horizonune troupe de vautoursqui se tint fort heureusement éloignée.

La vue de ces oiseaux amena Joe à complimenter son maître sur son idée des deux ballons.

«Où en serions-nousdit-ilavec une seule enveloppe ? Ce second ballonc'est comme la chaloupe d'un navire ; en cas de naufrageon peut toujours la prendre pour se sauver.

--Tu as raisonmon ami ; seulement ma chaloupe m'inquiète un peu ; elle ne vaut pas le bâtiment.

--Que veux-tu dire ? demanda Kennedy.

--Je veux dire que le nouveau Victoria ne vaut pas l'ancien; soit que le tissu en ait été trop éprouvésoit que la gutta-percha se soit fondue à la chaleur du serpentinje constate une certaine déperdition de gaz; ce n'est pas grand’chose jusqu'icimais enfin c'est appréciable; nous avons une tendance à baisseretpour me maintenirje suis forcé de donner plus de dilatation à l'hydrogène.

--Diable ! fit Kennedyje ne vois guère de remède à cela.

--Il n'y en a pasmon cher Dick ; c'est pourquoi nous ferions bien de nous presseren évitant même les haltes de nuit.

--Sommes-nous encore loin de la côte ? demanda Joe.

--Quelle côtemon garçon ? Savons-nous donc où le hasard nous conduira ; tout ce que je puis te direc'est que Tembouctou se trouve encore à quatre cents milles dans l'ouest.

--Et quel temps mettrons-nous à y parvenir ?

--Si le vent ne nous écarte pas tropje compte rencontrer cette ville mardi vers le soir.

--Alorsfit Joe en indiquant une longue file de bêtes et d'hommes qui serpentait en plein désertnous arriverons plus vite que cette caravane.»

Fergusson et Kennedy se penchèrent et aperçurent une vaste agglomération d'êtres de toute espèce; il y avait là plus de cent cinquante chameauxde ceux qui pour douze mutkals d'or [Cent vingt-cinq francs.] vont de Tembouctou à Tafilet avec une charge de cinq cents livres sur le dos ; tous portaient sous la queue un petit sac destiné à recevoir leurs excrémentsseul combustible sur lequel on puisse compter dans le désert.

Ces chameaux des Touaregs sont de la meilleure espèce; ils peuvent rester de trois à sept jours sans boireet deux jours sans manger ; leur vitesse est supérieure à celle des chevauxet ils obéissent avec intelligence à la voix du khabirle guide de la caravane. On les connaît dans le pays sous le nom de «mehari.»

Tels furent les détails donnés par le docteurpendant que ses compagnons considéraient cette multitude d'hommesde femmesd'enfantsmarchant avec peine sur un sable à demi mouvantà peine contenu par quelques chardonsdes herbes flétries et des buissons chétifs. Le vent effaçait la trace de leurs pas presque instantanément.

Joe demanda comment les Arabes parvenaient à se diriger dans le désertet à gagner les puits épars dans cette immense solitude.

«Les Arabesrépondit Fergussonont reçu de la nature un merveilleux instinct pour reconnaître leur route; là où un Européen serait désorientéils n'hésitent jamais ; une pierre insignifianteun caillouune touffe d'herbela nuance différente des sablesleur suffit pour marcher sûrement ; pendant la nuitils se guident sur l'étoile polaire ; ils ne font pas plus de deux milles à l'heureet se reposent pendant les grandes chaleurs de midi ; ainsi jugez du temps qu'ils mettent à traverser le Saharaun désert de plus de neuf cents milles.»

Mais le Victoria avait déjà disparu aux yeux étonnés des Arabesqui devaient envier sa rapidité. Au soiril passait par 2° 20' de longitude [Le zéro du méridien de Paris.]etpendant la nuitil franchissait encore plus d'un degré.

Le lundile temps changea complètement; la pluie se mit à tomber avec une grande violence; il fallut résister à ce déluge et à l'accroissement de poids dont il chargeait le ballon et la nacelle; cette perpétuelle averse expliquait les marais et les marécages qui composaient uniquement la surface du pays ; la végétation y reparaissait avec les mimosasles baobabs et les tamarins.

Tel était le Sonray avec ses villages coiffés de toits renversés comme des bonnets arméniens ; il y avait peu de montagnesmais seulement ce qu’il fallait de collines pour faire des ravins et des réservoirsque les pintades et les bécassines sillonnaient de leur vol ; çà et là un torrent impétueux coupait les routes ; les indigènes le traversaient en se cramponnant à une liane tendue d'un arbre à un autre; les forêts faisaient place aux jungles dans lesquels remuaient alligatorshippopotames et rhinocéros.

«Nous ne tarderons pas à voir le Nigerdit le docteur ; la contrée se métamorphose aux approches des grands fleuves. Ces chemins qui marchentsuivant une juste expressionont d'abord apporté la végétation avec euxcomme ils apporteront la civilisation plus tard. Ainsidans son parcours de deux mille cinq cents milles ? le Niger a semé sur ses bords les plus importantes cités de l'Afrique.

--Tiensdit Joecela me rappelle l'histoire de ce grand admirateur de la Providence ; qui la louait du soin qu'elle avait eu de faire passer les fleuves au milieu des grandes villes !»

A midile Victoria passa au-dessus d'une bourgaded'une réunion de huttes assez misérablesqui fut autrefois une grande capitale.

«C'est làdit le docteurBarth traversa le Niger à son retour de Tembouctou : voici le fleuve fameux dans l'antiquitéle rival du Nilauquel la superstition païenne donna une origine céleste ; comme luiil préoccupa l’attention des géographes de tous les temps; comme celle du Nilet plus encoreson exploration a coûté de nombreuses victimes.

Le Niger coulait entre deux rives largement séparées; ses eaux roulaient vers le sud avec une certaine violence ; mais les voyageurs entraînés purent à peine en saisir les curieux contours.

«Je veux vous parler de ce fleuvedit Fergussonet il est déjà loin de nous ! Sous les noms de Dhioulebade Mayod'Egghirreoude Quorraet autres encoreil parcourt une étendue immense de payset lutterait presque de longueur avec le Nil. Ces noms signifient tout simplement «le fleuve»suivant les contrées qu'il traverse.

--Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route ? demanda Kennedy.

--NonDick; en quittant le lac Tchadil traversa les villes principales du Bornou et vint couper le Niger à Sayquatre degrés au-dessous de Gao ; puis il pénétra au sein de ces contrées inexplorées que le Niger renferme dans son coudeetaprès huit mois de nouvelles fatiguesil parvint à Tembouctou ; ce que nous ferons en trois jours à peineavec un vent aussi rapide.

--Est-ce qu'on a découvert les sources du Niger ? demanda Joe.

--Il y a longtempsrépondit le docteur. La reconnaissance du Niger et de ses affluents attira de nombreuses explorationset je puis vous indiquer les principales. De 1749 à 1758Adamson reconnaît le fleuve et visite Gorée; de 1785 à 1788Golberry et Geoffroy parcourent les déserts de la Sénégambie et remontent jusqu'au pays des Mauresqui assassinèrent SaugnierBrissonAdamRileyCocheletet tant d'autres infortunés. Vient alors l'illustre Mungo-Parkl'ami de Walter-ScottÉcossais comme lui. Envoyé en 1795 par la Société africaine de Londresil atteint Bambarravoit le Nigerfait cinq cents milles avec un marchand d'esclavesreconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère AndersonScott le dessinateur et une troupe d’ouvriers ; il arrive à Gorée ; s'adjoint un détachement de trente-cinq soldatsrevoit le Niger le 19 août; : mais alorspar suite des fatiguesdes privationsdes mauvais traitementsdes inclémences du cielde l'insalubrité du paysil ne reste plus que onze vivants de quarante Européens ; le 16 novembreles dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa femmeetun an plus tardon apprenait par un trafiquant du pays qu'arrivé à Boussasur le Nigerle 23 décembre l’infortuné voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuveet que lui-même fut massacré par les indigènes.

--Et cette fin terrible n'arrêta pas les explorateurs ?

--Au contraireDick; car alors on avait non seulement à reconnaître le fleuvemais à retrouver les papier du voyageur. Dès 1816une expédition s'organise à Londresà laquelle prend part le major Gray ; elle arrive au Sénégalpénètre dans le Fouta-Djallonvisite les populations foullahs et mandingueset revient en Angleterre sans autre résultat. En 1822le major Laing explore toute la partie de l'Afrique occidentale voisine des possessions anglaiseset ce fut lui qui arriva le premier aux sources du Niger ; d'après ses documentsla source de ce fleuve immense n'aurait pas deux pieds de largeur.

--Facile à sauterdit Joe.

--Eh ! eh ! facile ! répliqua le docteur. Si l'on s'en rapporte à la traditionquiconque essaye de franchir cette source en la sautant est immédiatement englouti ; qui veut y puiser de l'eau se sent repoussé par une main invisible.

--Et il est permis de ne pas en croire un mot ? demanda Joe.

--Cela est permis. Cinq ans plus tardle major Laing devait s'élancer au travers du Saharapénétrer jusqu'à Tembouctouet mourir étranglé à quelques milles au-dessus par les Oulad-Shimanqui voulaient l'obliger à se faire musulman.

--Encore une victime ! dit le chasseur.

--C'est alors qu'un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes; je veux parler du Français René Caillié Après diverses tentatives en 1819 et en l824il partit à nouveaule 19 avril 1827du Rio-Nunez ; le 3 aoûtil arriva tellement épuisé et malade à Timéqu'il ne put reprendre son voyage qu'en janvier 1828six mois après ; il se joignit alors à une caravaneprotégé par son vêtement orientalatteignit le Niger le 10 marspénétra dans la ville de Jennés'embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu'à Tembouctouoù il arriva le 30 avril. Un autre FrançaisImberten 1670un AnglaisRobert Adamsen 1810avaient peut-être vu cette ville curieuse ; mais René Caillié devait être le premier Européen qui en ait rapporté des données exactes ; le 4 maiil quitta cette reine du désert ; le 9il reconnut l'endroit même où fut assassiné le major Laing ; le 19il arriva à El-Araouan et quitta cette ville commerçante pour franchirà travers mille dangersles vastes solitudes comprises entre le Soudan et les régions septentrionales de l'Afrique; enfin il entra à Tangeretle 28 septembreil s'embarqua pour Toulon ; en dix-neuf moismalgré cent quatre-vingts jours de maladieil avait traversé l'Afrique de l'ouest au nord. Ah ! si Caillié fût né en Angleterreon l'eut honoré comme le plus intrépide voyageur des temps modernes ; à l'égal de Mungo-Park. Maisen Francei1 n'est pas apprécié à sa valeur [Le docteur Fergussonen sa qualité d'Anglaisexagère peut-être ; néanmoinsnous devons reconnaître que René Caillié ne jouit pas en Franceparmi les voyageursd'une célébrité digne de son dévouement et de son courage ] .

--C'était un hardi compagnondit le chasseur. Et qu'est-il devenu ?

--Il est mort à trente-neuf ansdes suites de ses fatigues; on crut avoir assez fait en lui décernant le prix de la Société de géographie en 1828; les plus grands honneurs lui eussent été rendus en Angleterre ! Au restetandis qu'il accomplissait ce merveilleux voyageun Anglais concevait la même entreprise et la tentait avec autant de couragesinon autant de bonheur. C'est le capitaine Clappertonle compagnon de Denham. En 1829il rentra en Afrique par la côte ouest dans le golfe de Bénin ; il reprit les traces de Mungo-Park et de Laingretrouva dans Boussa les documents relatifs à la mort du premierarriva le 20 août à Sakcatou oùretenu prisonnieril rendit le dernier soupir entre les mains de son fidèle domestique Richard Lander.

--Et que devint ce Lander ? demanda Joe fort intéressé.

--Il parvint à regagner la côte et revint à Londresrapportant les papiers du capitaine et une relation exacte de son propre voyage ; il offrit alors ses services au gouvernement pour compléter la reconnaissance du Niger ; il s'adjoignit son frère Johnsecond enfant de pauvres gens des Cornouailleset tous les deuxde 1829 à 1831ils redescendirent le fleuve depuis Boussa jusqu'à son embouchurele décrivant village par villagemille par mille.

--Ainsices deux frères échappèrent au sort commun ? demanda Kennedy.

--Ouipendant cette exploration du moinscar en 1833 Richard entreprit un troisième voyage au Nigeret périt frappé d'une balle inconnue prés de l'embouchure du fleuve. Vous le voyez doncmes amisce paysque nous traversonsa été témoin de nobles dévouementsqui n'ont eu trop souvent que la mort pour récompense !»


CHAPITRE XXXIX

Le pays dans le coude du Niger.--Vue fantastique des monts Hombori.--Kabra.--Tembouctou. -- Plan du docteur Barth.--Décadence.--Où le Ciel voudra.

Pendant cette maussade journée du lundile docteur Fergusson se plut à donner à ses compagnons mille détails sur la contrée qu'ils traversaient. Le sol assez plat n'offrait aucun obstacle à leur marche. Le seul souci du docteur était causé par ce maudit vent du nord-est qui soufflait avec rage et l'éloignait de la latitude de Tembouctou.

Le Nigeraprès avoir remonté au nord jusqu'à cette villes'arrondit comme un immense jet d'eau et retombe dans l'océan Atlantique en gerbe largement épanouie ; dans ce coudele pays est très variétantôt d'une fertilité luxuriantetantôt d'une extrême aridité ; les plaines incultes succèdent aux champs de maïsqui sont remplacés par de vastes terrains couverts de genêts; toutes les espèces d'oiseaux d'humeur aquatiquepélicanssarcelles martins-pêcheursvivent en troupes nombreuses sur les bords des torrents et des marigots.

De temps en temps apparaissait un camp de Touaregabrités sous leurs tentes de cuirtandis que les femmes vaquaient aux travaux extérieurstrayant leurs chamelles et fumant leurs pipes à gros foyer.

Le Victoriavers huit heures du soirs'était avancé de plus de doux cents milles à l'ouestet les voyageurs furent alors témoins d'un magnifique spectacle.

Quelques rayons de lune se frayèrent un chemin par une fissure des nuagesetglissant entre les raies de pluietombèrent sur la chaîne des monts Hombori. Rien de plus étrange que ces crêtes d'apparence basaltique ; elles se profilaient en silhouettes fantastiques sur le ciel assombri ; on eut dit les ruines légendaires d'une immense ville du moyen âgetelles quepar les nuits sombresles banquises des mers glaciales en présentent au regard étonné.

«Voilà un site des Mystères d'Udolphedit le docteur; Ann Radcliff n'aurait pas découpé ces montagnes sous un plus effrayant aspect.

--Ma foi ! répondit Joeje n'aimerais pas à me promener seul le soir dans ce pays de fantômes. Voyez-vousmon maîtresi ce n'était pas si lourdj'emporterais tout ce paysage en Écosse. Cela ferait bien sur les bords du lac Lomondet les touristes y courraient en foule.

--Notre ballon n'est pas assez grand pour te permettre cette fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon ! les lutins de l'endroit sont fort aimables; ils nous soufflent un petit vent de sud-est qui va nous remettre en bon chemin.»

En effetle Victoria reprenait une route plus au nordet le 20au matinil passait au-dessus d'un inextricable réseau de canauxde torrentsde rivièrestout l'enchevêtrement complet des affluents du Niger. Plusieurs de ces canauxrecouverts d'une herbe épaisseressemblaient à de grasses prairies. Làle docteur retrouva la route de Barthquand celui-ci s'embarqua sur le fleuve pour le descendre jusqu’à Tembouctou. Large de huit cents toisesle Niger coulait ici entre deux rives riches en crucifères et en tamarins ; les troupeaux bondissants des gazelles mêlaient leurs cornes annelées aux grandes herbesentre lesquelles l'alligator les guettait en silence.

De longues files d'ânes et de chameauxchargés des marchandises de Jennés'enfonçaient sous les beaux arbres ; bientôt un amphithéâtre de maisons basses apparut à un détour du fleuve; sur les terrasses et les toits était amoncelé tout le fourrage recueilli dans les contrées environnantes.

«C'est Kabras'écria joyeusement le docteur; c'est le port de Tembouctou; la ville n'est pas à cinq milles d'ici !

Alors vous êtes satisfaitMonsieur ? demanda Joe.

--Enchantémon garçon.

--Bontout est pour le mieux»

En effetà deux heuresla reine du désertla mystérieuse Tembouctouqui eutcomme Athènes et Romeses écoles de savants et ses chaires de philosophiese déploya sous les regards des voyageurs.

Fergusson en suivait les moindres détails sur le plan tracé par Barth lui-mêmeil en reconnut l'extrême exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plaine de sable blanc ; sa pointe se dirige vers le nord et perce un coin du désert; rien aux alentours ; à peine quelques graminéesdes mimosas nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant à l'aspect de Tembouctouque l'on se figure un entassement de billes et de dés à jour; voilà l'effet produit à vol d'oiseau ; les ruesassez étroitessont bordées de maisons qui n'ont qu'un rez-de-chausséeconstruites en briques cuites au soleilet de huttes de paille et de roseauxcelles-ci coniquescelles-là carrées ; sur les terrasses sont nonchalamment étendus quelques habitants drapés dans leur robe éclatantela lance ou le mousquet à la main ; de femmes pointà cette heure du jour.

«Mais on les dit bellesajouta le docteur. Vous voyez les trois tours des trois mosquéesrestées seules entre un grand nombre. La ville est bien déchue de son ancienne splendeur ! Au sommet du triangle s'élève la mosquée de Sankore avec ses rangées de galeries soutenues par des arcades d'un dessin assez pur; plus loinprès du quartier de Sane-Gungula mosquée de Sidi-Yahia et quelques maisons à deux étages. Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un simple trafiquantet sa demeure royale un comptoir.

--Il me sembledit Kennedyapercevoir des remparts à demi renversés.

--Ils ont été détruits par les Foullannes en 1826; alors la ville était plus grande d'un tierscar Tembouctoudepuis le XIe siècleobjet de convoitise généralea successivement appartenu aux Touaregaux Sourayensaux Marocainsaux Foullannes; et ce grand centre de civilisationoù un savant comme Ahmed-Baba possédait au XVIe siècle une bibliothèque de seize cents manuscritsn'est plus qu'un entrepôt de commerce de l'Afrique centrale.»

La ville paraissait livréeen effetà une grande incurie ; elle accusait la nonchalance épidémique des cités qui s'en vont ; d'immenses décombres s'amoncelaient dans les faubourgs et formaient avec la colline du marché les seuls accidents du terrain.

Au passage du Victoriail se fit bien quelque mouvementle tambour fut battu ; mais à peine si le dernier savant de l'endroit eut le temps d’observer ce nouveau phénomène; les voyageurs; repoussés par le vent du désertreprirent le cours sinueux du fleuveet bientôt Tembouctou ne fut plus qu'un des souvenirs rapides de leur voyage.

«Et maintenantdit le docteurle ciel nous conduise où il lui plaira !

--Pourvu que ce soit dans l'ouest ! répliqua Kennedy !

--Bah ! fit Joeil s'agirait de revenir à Zanzibar par le même cheminet de traverser l'Océan jusqu'en Amériquecela ne m'effrayerait guère !

--Il faudrait d'abord le pouvoirJoe.

--Et que nous manque-t-il pour cela !

--Du gazmon garçon ; la force ascensionnelle du ballon diminue sensiblementet il faudra de grands ménagements pour qu'il nous porte jusqu'à la côte. Je vais même être forcé de jeter du lest. Nous sommes trop 1ourds.

--Voilà ce que c'est que de ne rien fairemon maître ! A rester toute la journée étendu comme un fainéant dans son hamacon engraisse et l'on devient pesant. C'est un voyage de paresseux que le notreetau retouron nous trouvera affreusement gros et gras.

--Voilà bien des réflexions dignes de Joerépondit le chasseur; mais attends donc la fin ; sais-tu ce que le ciel nous réserve ? Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. Où crois-tu rencontrer la côte d'AfriqueSamuel ?

--Je serais fort empêché de te répondreDick; nous sommes à la merci de vents très variables; mais enfin je m'estimerai heureux si j'arrive entre Sierra-Leone et Portendick ; il y a là une certaine étendue le pays où nous rencontrerons des amis.

--Et ce sera plaisir de leur serrer la main ; mais suivons-nousau moinsla direction voulue !

--Pas tropDickpas trop ; regarde l'aiguille aimantée nous portons au sudet nous remontons le Niger vers ses sources.

--Une fameuse occasion de les découvrirriposta Joesi elles n'étaient déjà connues. Est-ce qu'à la rigueur on ne pourrait pas lui en trouver d'autres ?

--NonJoe; mais sois tranquillej'espère bien ne pas aller jusque-là.»

A la nuit tombantele docteur jeta les derniers sacs de lest ; le Victoria se relevale chalumeauquoique fonctionnant à pleine flammepouvait à peine le maintenir; il se trouvait alors à soixante milles dans le sud de Tembouctouetle lendemainil se réveillait sur les bords du Nigernon loin du lac Debo.


CHAPITRE XL

Inquiétudes du docteur Fergusson.--Direction persistante vers le sud.--Un nuage de sauterelles.--Vue de Jenné.--Vue de Ségo.--Changement de vent.--Regrets de Joe.

Le lit du fleuve était alors partagé par de grandes îles en branches étroites d'un courant fort rapide. Sur l'une d'entre elles s'élevaient quelques cases de bergers ; mais il fut impossible d'en faire un relèvement exactcar la vitesse du Victoria s'accroissait toujours. Malheureusementil inclinait encore plus au sud et franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha à diverses élévationsen forçant extrêmement sa dilatationd'autres courants dans l'atmosphèremais en vain. Il abandonna promptement cette manœuvrequi augmentait encore la déperdition de son gazen le pressant contre les parois fatiguées de l'aérostat.

Il ne dit rienmais il devint fort inquiet. Cette obstination du vent à le rejeter vers la partie méridionale de l'Afrique déjouait ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S'il n'atteignait pas les territoires anglais ou françaisque devenir au milieu des barbares qui infestaient les côtes de Guinée ? Comment y attendre un navire pour retourner en Angleterre ? Et la direction actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomeyparmi les peuplades les plus sauvagesà la merci d'un roi quidans les fêtes publiquessacrifiait des milliers de victimes humaines ! Làon serait perdu.

D'un autre côtéle ballon se fatiguait visiblementet le docteur le sentait lui manquer ! Cependantle temps se levant un peuil espéra que la fin de la pluie amènerait un changement dans les courants atmosphériques.

Il fut donc désagréablement ramené au sentiment de la situation par cette réflexion de Joe :

«Bon ! disait celui-civoici la pluie qui va redoubleret cette foisce sera le déluges'il faut en juger par ce nuage qui s'avance !

--Encore un nuage ! dit Fergusson.

--Et un fameux ! répondit Kennedy.

--Comme je n'en ai jamais vurépliqua Joeavec des arêtes tirées au cordeau.

--Je respiredit le docteur en déposant sa lunette. Ce n'est pas un nuage

--Par exemple ! fit Joe.

--Non ! c’est une nuée !

--Eh bien ?

--Mais une nuée de sauterelles.

--Çades sauterelles !

--Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays comme une trombeet malheur à luicar si elles s'abattentil sera dévasté !

--Je voudrais bien voir cela !

--Attends un peuJoe; dans dix minutesce nuage nous aura atteints et tu en jugeras par tes propres yeux.»

Fergusson disait vrai; ce nuage épaisopaqued'une étendue de plusieurs millesarrivait avec un bruit assourdissantpromenant sur le sol son ombre immensec'était une innombrable légion de ces sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets. A cent pas du Victoriaelles s'abattirent sur un pays verdoyant; un quart d'heure plus tardla masse reprenait son volet les voyageurs pouvaient encore apercevoir de loin les arbresles buissons entièrement dénudésles prairies comme fauchées. On eut dit qu'un subit hiver venait de plonger la campagne dans la plus profonde stérilité.

«Eh bienJoe !

--Eh bien ! Monsieurc'est fort curieuxmais fort naturel. Ce qu'une sauterelle ferait en petitdes milliards le font en grand.

--C'est une effrayante pluiedit le chasseuret plus terrible encore que la grêle par ses dévastations.

--Et il est impossible de s'en préserverrépondit Fergusson; quelque. fois les habitants ont eu l'idée d'incendier des forêtsdes moissons même pour arrêter le vol de ces insectes ; mais les premiers rangsse précipitant dans les flammesles éteignaient sous leur masseet le reste de la bande passait irrésistiblement. Heureusementdans ces contréesil y a une sorte de compensation à leurs ravages; les indigènes recueillent ces insectes en grand nombre et les mangent avec plaisir.

--Ce sont les crevettes de l'air» dit Joequi«pour s'instruire» ajouta-t-ilregretta de n'avoir pu en goûter.

Le pays devint plus marécageux vers le soir; les forêts firent place des bouquets d'arbres isolés ; sur les bords du fleuveon distinguait quelques plantations de tabac et des marais gras de fourrages. Dans une grande île apparut alors la ville de Jennéavec les deux tours de sa mosquée de terreet l'odeur infecte qui s'échappait de millions de nids d'hirondelles accumulés sur ses murs. Quelques cimes de baobabsde mimoras et de dattiers perçaient entre les maisons ; même à la nuitl'activité paraissait très grande. Jenné est en effet une ville fort commerçante; elle fournit à tous les besoins de Tembouctou ; ses barques sur le fleuveses caravanes par les chemins ombragésy transportent les diverses productions de son industrie.

«Si cela n'eût pas dû prolonger notre voyagedit le docteurj'aurais tenté de descendre dans cette ville ; il doit s'y trouver plus d'un Arabe qui a voyagé en France ou en Angleterreet auquel notre genre de locomo-tion n'est peut-être pas étranger. Mais ce ne serait pas prudent.

--Remettons cette visite à notre prochaine excursiondit Joe en riant

--D'ailleurssi je ne me trompemes amisle vent a une légère tendance à souffler de l'est; il ne faut pas perdre une pareille occasion.» Le docteur jeta quelques objets devenus inutilesdes bouteilles vides et une caisse de viande qui n'était plus d'aucun usage ; il réussit à maintenir le Victoria dans une zone plus favorable à ses projets. A quatre heures du matinles premiers rayons du soleil éclairaient Segola capitale du Bambarraparfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composentà ses mosquées mauresqueset au va-et-vient incessant des bacs qui transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les voyageurs ne furent pas plus vus qu'ils ne virent ; ils fuyaient rapidement et directement dans le nord-ouestet les inquiétudes du docteur se calmaient peu à peu.

«Encore deux jours dans cette directionet avec cette vitesse nous atteindrons le fleuve du Sénégal.

--Et nous serons en pays ami ? demanda le chasseur.

--Pas tout à fait encore ; à la rigueursi le Victoria venait à nous manquernous pourrions gagner des établissements français ! Mais puisse-t-il tenir pendant quelques centaines de milleset nous arriverons sans fatiguessans craintessans dangersjusqu'à la côte occidentale.

--Et ce sera fini ! fit Joe. Eh bientant pis ! Si ce n'était le plaisir de raconterje ne voudrais plus jamais mettre pied à terre ! Pensez-vous qu'on ajoute foi à nos récitsmon maître ?

--Qui saitmon brave Joe ? Enfinil y aura toujours un fait incontestable ; mille témoins nous auront vu partir d'un côté de l'Afrique ; mille témoins nous verront arriver à l'autre côté.

--En ce casrépondit Kennedyil me paraît difficile de dire que nous
n'avons pas traversé !

--Ah ! Monsieur Samuel ! reprit Joe avec un gros soupirje regretterai plus d'une fois mes cailloux en or massif ! Voilà qui aurait donné du poids à nos histoires et de la vraisemblance à nos récits. A un gramme d'or par auditeurje me serais composé une jolie foule pour m'entendre et même pour m'admirer !


CHAPITRE XLI

Les approches du Sénégal.--Le Victoria baisse de plus en plus.--On jetteon jette toujours.--Le marabout El-Hadji.--MM. PascalVincentLambert.--Un rival de Mahomet. --Les montagnes difficiles.--Les armes de Kennedy.--Une manœuvre de Joe.--Halte au-dessus d'un forêt.


Le 27 maivers neuf heures du matinle pays se présenta sous un nouvel aspect : les rampes longuement étendues se changeaient en collines qui faisaient présager de prochaines montagnes; on aurait à franchir la chaîne qui sépare le bassin du Niger du bassin du Sénegal et détermine l'écoulement des eaux soit au golfe de Guinéesoit à la baie du cap Vert.

Jusqu'au Sénégalcette partie de l'Afrique est signalée comme dangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les récits de ses devanciers ; ils avaient souffert mille privations et couru mille dangers au milieu de ces nègres barbares ; ce climat funeste dévora la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park. Fergusson fut donc plus que jamais décidé à ne pas prendre pied sur cette contrée inhospitalière.

Mais il n'eut pas un moment de repos ; le Victoria baissait d'une manière sensible ; il fallut jeter encore une foule d'objets plus ou moins inutilessurtout au moment de franchir une crête. Et ce fut ainsi pendant plus de cent vingt milles ; on se fatigua à monter et à descendre ; le ballonce nouveau rocher de Sisypheretombait incessamment ; les formes de l'aérostat peu gonflé s'efflanquaient déjà ; il s'allongeaitet le vent creusait de vastes poches dans son enveloppe détendue.

Kennedy ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

«Est-ce que le ballon aurait une fissure ? dit-il.

--Nonrépondit le docteur; mais la gutta-percha s'est évidemment ramollie ou fondue sous la chaleuret l'hydrogène fuit à travers le taffetas.

--Comment empêcher cette fuite

--C'est impossible. Allégeons-nous ; c’est le seul moyen ; jetons tout ce qu'on peut jeter.

--Mais quoi ? fit le chasseur en regardant la nacelle déjà fort dégarnie.

--Débarrassons-nous de la tentedont le poids est assez considérable.»

Joeque cet ordre concernaitmonta au-dessus du cercle qui réunissait les cordes du filet ; de làil vint facilement à bout de détacher les épais rideaux de la tenteet il les précipita au dehors.

«Voilà qui fera le bonheur de toute une tribu de nègresdit-il; il y a là de quoi habiller un millier d'indigènescar ils sont assez discrets sur l'étoffe.»

Le ballon s'était relevé un peumais bientôt il devint évident qu'il se rapprochait encore du sol.

Descendonsdit Kennedyet voyons ce que l'on peut faire à cette enveloppe.

--Je te le répèteDicknous n'avons aucun moyen de la réparer.

--Alors comment ferons-nous ?

--Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètement indispensable ; je veux à tout prix éviter une halte dans ces parages; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment ne sont rien moins que sûres.

--Quoi ! des lionsdes hyènes ? fit Joe avec mépris.

--Mieux que celamon garçondes hommeset des plus cruels qui soient en Afrique.

--Comment le sait-on ?

--Par les voyageurs qui nous ont précédés ; puis les Françaisqui occupent la colonie du Sénégalont eu forcément des rapports avec les peuplades environnantes ; sous le gouvernement du colonel Faidherbedes reconnaissances ont été poussées fort avant dans le pays ; des officierstels que MM. PascalVincentLambertont rapporté des documents précieux de leurs expéditions. Ils ont exploré ces contrées formées par le coude du Sénégallà où la guerre et le pillage n'ont plus laissé que des ruines.

--Que s'est-il donc passé ?

--Le voici. En 1854un marabout du Fouta sénégalaisAl-Hadjise disant inspiré comme Mahometpoussa toutes les tribus à la guerre contre les infidèlesc'est-à-dire les Européens. Il porta la destruction et la désolation entre le fleuve Sénégal et son affluent la Falémé. Trois hordes de fanatiques guidées par lui sillonnèrent le pays de façon à n'épargner ni un village ni une huttepillant et massacrant; il s'avança même dans la vallée du Nigerjusqu'à la ville de Segoqui fut longtemps menacée. En 1857il remontait plus au nord et investissait le fort de Médinebâti par les Français sur les bords du fleuve ; cet établissement fut défendu par un hérosPaul Hollqui pendant plusieurs moissans nourrituresans munitions presquetint jusqu'au moment où le colonel Faidherbe vint le délivrer. Al-Hadji et ses bandes repassèrent alors le Sénégalet revinrent dans le Kaarta continuer leurs rapines et leurs massacres ; orvoici les contrées dans lesquelles il s'est enfui et réfugié avec ses hordes de banditset je vous affirme qu'il ne ferait pas bon tomber entre ses mains.

--Nous n'y tomberons pasdit Joequand nous devrions sacrifier jusqu'à nos chaussures pour relever le Victoria.

--Nous ne sommes pas éloignés du fleuvedit le docteur; mais je prévois que notre ballon ne pourra nous porter au-delà.

--Arrivons toujours sur les bordsrépliqua le chasseurce sera cela de gagné.

--C'est ce que nous essayons de fairedit le docteur; seulementune chose m'inquiète.

--Laquelle ?

--Nous aurons des montagnes à dépasseret ce sera difficilepuisque je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l'aérostatmême en produisant la plus grande chaleur possible.

--Attendonsfit Kennedyet nous verrons alors.

--Pauvre Victoria ! fit Joeje m'y suis attaché comme le marin à son navire; je ne m'en séparerai pas sans peine ! Il n'est plus ce qu'il était au départsoit ! mais il ne faut pas en dire du mal ! Il nous a rendu de fiers serviceset ce sera pour moi un crève-cœur de l'abandonner.

--Sois tranquilleJoe ; si nous l'abandonnonsce sera malgré nous. Il nous servira jusqu'à ce qu'il soit au bout de ses forces. Je lui demande encore vingt-quatre heures.

--Il s'épuisefit Joe en le considérantil maigritsa vie s'en va. Pauvre ballon !

--Si je ne me trompedit Kennedyvoici à l'horizon les montagnes dont tu parlaisSamuel.

--Ce sont bien ellesdit le docteur après les avoir examinées avec sa lunette ; elles me paraissent fort élevéesnous aurons du mal à les franchir.

--Ne pourrait-on les éviter ?

--Je ne pense pasDick; vois l'immense espace qu’elles occupent: près de la moitié de l'horizon !

--Elles ont même l'air de se resserrer autour de nousdit Joe; elles gagnent sur la droite et sur la gauche.

--Il faut absolument passer par-dessus.»

Ces obstacles si dangereux paraissaient approcher avec une rapidité extrêmeoupour mieux direle vent très fort précipitait le Victoria vers des pics aigus. Il fallait s'élever à tout prixsous peine de les heurter.

«Vidons notre caisse à eaudit Fergusson; ne réservons que le nécessaire pour un jour.

--Voilà ! dit Joe

--Le ballon se relève-t-il ? demanda Kennedy.

--Un peud'une cinquantaine de piedsrépondit le docteurqui ne quittait pas le baromètre des yeux. Mais ce n'est pas assez.»

En effetles hautes cimes arrivaient sur les voyageurs à faire croire qu'elles se précipitaient sur eux; ils étaient loin de les dominer; il s'en fallait de plus de cinq cents pieds encore.

La provision d'eau du chalumeau fut également jetée au dehors; on n'en conserva que quelques pintes ; mais cela fut encore insuffisant.

«Il faut pourtant passerdit le docteur.

--Jetons les caissespuisque nous les avons vidéesdit Kennedy.

--Jetez-les.

--Voilà ! fit Joe. C'est triste de s'en aller morceau par morceau.

--Pour toiJoene va pas renouveler ton dévouement de l'autre jour ! Quoi qu’il arrivejure-moi de ne pas nous quitter.

--Soyez tranquillemon maîtrenous ne nous quitterons pas.»

Le Victoria avait regagné en hauteur une vingtaine de toisesmais la crête de la montagne le dominait toujours. C'était une arête assez droite qui terminait une véritable muraille coupée à pic. Elle s'élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des voyageurs.

«Dans dix minutesse dit le docteurnotre nacelle sera brisée contre ces rochessi nous ne parvenons pas à les dépasser !

--Eh bienMonsieur Samuel ? fit Joe.

--Ne conserve que notre provision de pemmicanet jette toute cette
viande qui pèse.»

Le ballon fut encore délesté d’une cinquantaine de livres ; il s'éleva très sensiblementmais peu importaits'il n'arrivait pas au-dessus de la ligne des montagnes. La situation était effrayante ; le Victoria courait avec une grande rapidité; on sentait qu'il allait se mettre en pièces ; le choc serait terrible en effet.

Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle.

Elle était presque vide.

«S'il le fautDickstu te tiendras prêt à sacrifier tes armes.

--Sacrifier mes armes ! répondit le chasseur avec émotion.

--Mon amisi je te le demandec'est que ce sera nécessaire.

--Samuel ! Samuel !

--Tes armestes provisions de plomb et de poudre peuvent nous coûter la
vie.

--Nous approchons ! s'écria Joenous approchons !»

Dix toises! La montagne dépassait le Victoria de dix toises encore.

Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. Sans en rien dire à Kennedyil lança également plusieurs sacs de balles et de plomb.

Le ballon remontail dépassa la cime dangereuseet son pôle supérieur s'éclaira des rayons du soleil. Mais la nacelle se trouvait encore un peu au-dessous des quartiers de rocscontre lesquels elle allait inévitablement se briser.

«Kennedy ! Kennedy! s'écria le docteurjette tes armesou nous sommes perdus.

--AttendezMonsieur Dick ! fit Joeattendez !»

Et Kennedyse retournantle vit disparaître au dehors de la nacelle.

«Joe ! Joe! cria-t-il.

--Le malheureux !» fit le docteur.

La crête de la montagne pouvait avoir en cet endroit une vingtaine de pieds de largeuret de l'autre côtéla pente présentait une moindre déclivité. La nacelle arriva juste au niveau de ce plateau assez uni ; elle glissa sur un sol composé de cailloux aigus qui criaient sous son passage

«Nous passons ! nous passons ! nous sommes passés !» cria une voix qui fit bondir le cœur de Fergusson.

L'intrépide garçon se soutenait par les mains au bord inférieur de la nacelle ; il courait à pied sur la crêtedélestant ainsi le ballon de la totalité de son poids ; il était même obligé de le retenir fortementcar il tendait à lui échapper.

Lorsqu'il fut arrivé au versant opposéet que l'abîme se présenta devant luiJoepar un vigoureux effort du poignetse relevaet s'accrochant aux cordagesil remonta auprès de ses compagnons.

«Pas plus difficile que celafit-il.

--Mon brave Joe ! mon ami ! dit le docteur avec effusion.

--Oh ! ce que j'en ai fait; répondit celui-cice n'est pas pour vous; c'est pour la carabine de M. Dick ! Je lui devais bien cela depuis l'affaire de l'Arabe ! J'aime à payer mes detteset maintenant nous sommes quittesajouta-t-il en présentant au chasseur son arme de prédilection. J'aurais eu trop de peine à vous voir vous en séparer.»

Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire un mot.

Le Victoria n'avait plus qu'à descendre ; cela lui était facile; il se retrouva bientôt à deux cents pieds du solet fut alors en équilibre. Le terrain semblait convulsionné ; il présentait de nombreux accidents fort difficiles à éviter pendant la nuit avec un ballon qui n'obéissait plus. Le soir arrivait rapidementetmalgré ses répugnancesle docteur dut se résoudre à faire halte jusqu'au lendemain.

«Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêterdit-il.

--Ah ! répondit Kennedytu te décides enfin ?

--Ouij'ai médité longuement un projet que nous allons mettre à exécution ; il n'est encore que six heures du soirnous aurons le temps. Jette les ancresJoe.»

Joe obéitet les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle.

«J'aperçois de vastes forêtsdit le docteur; nous allons courir au-dessus de leurs cimeset nous nous accrocherons à quelque arbre. Pour rien au mondeje ne consentirais à passer la nuit à terre.

--Pourrons-nous descendre ? demanda Kennedy.

--A quoi bon ? Je vous répète qu’il serait dangereux de nous séparer. D'ailleursje réclame votre aide pour un travail difficile.»

Le Victoriaqui rasait le sommet de forêts immensesne tarda pas à s'arrêter brusquement; ses ancres étaient prises ; le vent tomba avec le soiret il demeura presque immobile au-dessus de ce vaste champ de verdure formé par la cime d'une forêt de sycomores.


CHAPITRE XLII

Combat de générosité.--Dernier sacrifice.--L'appareil de dilatation.--Adresse de Joe.--Minuit.--Le quart du docteur.--Le quart de Kennedy.--Il s'endort.--L'incendie.--Les hurlements.--Hors de portée.

Le docteur Fergusson commença par relever sa position d'après la hauteur des étoiles ; il se trouvait à vingt-cinq milles à peine du Sénégal.

«Tout ce que nous pouvons fairemes amisdit-il après avoir pointé sa cartec'est de passer le fleuve ; mais comme il n'y a ni pont ni barquesil faut à tout prix le passer en ballon ; pour celanous devons nous alléger encore.

--Mais je ne vois pas trop comment nous y parviendronsrépondit le chasseur qui craignait pour ses armes; à moins que l'un de nous se décide à se sacrifierde rester en arrière... età mon tourje réclame cet honneur.

--Par exemple ! répondit Joe; est-ce que je n'ai pas l'habitude...

--Il ne s'agit pas de se jetermon amimais de regagner à pied la côte d'Afrique; je suis bon marcheurbon chasseur...

--Je ne consentirai jamais ! répliqua Joe.

--Votre combat de générosité est inutilemes braves amisdit Fergusson ; j'espère que nous n'en arriverons pas à cette extrémité; d'ailleurss'il le fallaitloin de nous séparernous resterions ensemble pour traverser ce pays.

--Voilà qui est parléfit Joe ; une petite promenade ne nous fera pas de mal.

--Mais auparavantreprit le docteurnous allons employer un dernier moyen pour alléger notre Victoria.

--Lequel ? fit Kennedy ; je serais assez curieux de le connaître.

--Il faut nous débarrasser des caisses du chalumeaude la pile de bunzen et du serpentin ; nous avons là près de neuf cents livres bien lourdes à traîner par les airs.

--MaisSamuelcomment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz ?

--Je ne l’obtiendrai pas; nous nous en passerons.

--Mais enfin...

--Écoutez-moimes amis; j'ai calculé fort exactement ce qui nous reste de force ascensionnelle ; elle est suffisante pour nous transporter tous les trois avec le peu d'objets qui nous restent; nous ferons à peine un poids de cinq cents livresen y comprenant nos deux ancres que je tiens à conserver.

--Mon cher Samuelrépondit le chasseurtu es plus compétent que nous en pareille matière ; tu es le seul juge de la situation ; dis-nous ce que nous devons faireet nous le ferons.

--A vos ordresmon maître.

--Je vous répètemes amisquelque grave que soit cette déterminationil faut sacrifier notre appareil.

--Sacrifions le ! répliqua Kennedy.

--A l'ouvrage !» fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail; il fallut démonter l'appareil pièce par pièce ; on enleva d'abord la caisse de mélangepuis celle du chalumeauet enfin la caisse où s'opérait la décomposition de l'eau ; il ne fallut pas moins de la force réunie des trois voyageurs pour arracher les récipients du fond de la nacelle dans laquelle ils étaient fortement encastrés ; mais Kennedy était si vigoureuxJoe si adroitSamuel si ingénieuxqu'ils en vinrent à bout ; ces diverses pièces furent successivement jetées au dehorset elles disparurent en faisant de vastes trouées dans le feuillage des sycomores.

«Les nègres seront bien étonnésdit Joede rencontrer de pareils objets dans les bois ; ils sont capables d'en faire des idoles !»

On dut ensuite s'occuper des tuyaux engagés dans le ballonet qui se rattachaient au serpentin. Joe parvint à couper à quelques pieds au-dessus de la nacelle les articulations de caoutchouc ; mais quant aux tuyauxce fut plus difficilecar ils étaient retenus par leur extrémité supérieure et fixés par des fils de laiton au cercle même de la soupape.

Ce fut alors que Joe déploya une merveilleuse adresse ; les pieds nuspour ne pas érailler l'enveloppeil parvint à l'aide du filetet malgré les oscillationsà grimper jusqu'au sommet extérieur de l'aérostat; et làaprès mille difficultésaccroché d'une main à cette surface glissanteil détacha les écrous extérieurs qui retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors se détachèrent aisémentet furent retirés par l'appendice inférieurqui fut hermétiquement refermé au moyen d'une forte ligature.

Le Victoriadélivré de ce poids considérablese redressa dans l'air et tendit fortement la corde de l’ancre.

A minuitces divers travaux se terminaient heureusementau prix de bien des fatigues ; on prit rapidement un repas fait de pemmican et de grog froidcar le docteur n'avait plus de chaleur à mettre à la disposition de Joe.

Celui-cid'ailleurset Kennedy tombaient de fatigue.

«Couchez-vous et dormezmes amisleur dit Fergusson ; je vais prendre le premier quart ; à deux heuresje réveillerai Kennedy; à quatre heuresKennedy réveillera Joe ; à six heuresnous partironset que le ciel veille encore sur nous pendant cette dernière journée !»

Sans se faire prier davantageles deux compagnons du docteur s'étendirent au fond de la nacelleet s'endormirent d'un sommeil aussi rapide que profond.

La nuit était paisible; quelques nuages s'écrasaient contre le dernier quartier de la lunedont les rayons indécis rompaient à peine l'obscurité. Fergussonaccoudé sur le bord de la nacellepromenait ses regards autour de lui ; il surveillait avec attention le sombre rideau de feuillage qui s'étendait sous ses pieds en lui dérobant la vue du sol; le moindre bruit lui semblait suspectet il cherchait à s'expliquer jusqu'au léger frémissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d'esprit que la solitude rend plus sensible encoreet pendant laquelle de vagues terreurs vous montent au cerveau. A la fin d'un pareil voyageaprès avoir surmonté tant d'obstaclesau moment de toucher le butles craintes sont plus vivesles émotions plus fortesle point d'arrivée semble fuir devant les yeux.

D'ailleursla situation actuelle n'offrait rien de rassurantau milieu d'un pays barbareet avec un moyen de transport quien définitivepouvait faire défaut d'un moment à l'autre. Le docteur ne comptait plus sur son ballon d'une façon absolue; le temps était passé où il le manœuvrait avec audace parce qu'il était sûr de 1ui.

Sous ces impressionsle docteur put saisir parfois quelques rumeurs indéterminées dans ces vastes forêts ; il crut même voir un feu rapide briller entre les arbres; il regarda vivementet porta sa lunette de nuit dans cette direction; mais rien n'apparutet il se fit même comme un silence plus profond.

Fergusson avait sans doute éprouvé une hallucination; il écouta sans surprendre le moindre bruit ; le temps de son quart étant alors écouléil réveilla Kennedylui recommanda une vigilance extrêmeet prit place aux côtés de Joe qui dormait de toutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipetout en frottant ses yeuxqu'il avait de la peine à tenir ouverts ; il s'accouda dans un coinet se mit à fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.

Le silence le plus absolu régnait autour de loi; un vent léger agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelleinvitant le chasseur a ce sommeil qui l'envahissait malgré lui; il voulut y résisterouvrit plusieurs fois les paupièresplongea dans la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient paset enfinsuccombant à la fatigueil s'endormit.

Combien de temps fut-il plongé dans cet état d'inertie ? Il ne put s'en rendre compte à son réveilqui fut brusquement provoqué par un pétillement inattendu.

Il se frotta les yeuxil se leva. Une chaleur intense se projetait sur sa figure. La forêt était en flammes.

«Au feu ! au feu ! s'écria-t-il» sans trop comprendre l'événement.

Ses deux compagnons se relevèrent.

«Qu'est-ce donc ! demanda Samuel.

--L'incendie ! fit Joe... Mais qui peut...»

En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment illuminé.

«Ah ! les sauvages ! s'écria Joe. Ils ont mis le feu à la forêt pour nous incendier plus sûrement !

--Les Talibas ! les marabouts d'Al-Hadjisans doute !» dit le docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria ; les craquements du bois mort se mêlaient aux gémissements des branches vertes ; les lianesles feuillestoute la partie vivante de cette végétation se tordait dans l'élément destructeur; le regard ne saisissait qu'un océan de flammes ; les grands arbres se dessinaient en noir dans la fournaiseavec leurs branches couvertes de charbons incandescents; cet amas enflammécet embrasement se réfléchissait dans les nuageset les voyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.

«Fuyons ! s'écria Kennedy ! à terre ! c'est notre seule chance de salut !
»

Mais Fergusson l'arrêta d'une main fermeetse précipitant sur la corde de l'ancreil la trancha d'un coup de hache. Les flammess'allongeant vers le ballonléchaient déjà ses parois illuminées ; mais le Victoriadébarrassé de ses liensmonta de plus de mille pieds dans les airs.

Des cris épouvantables éclatèrent sous la forêtavec de violentes détonations d'armes à feu ; le ballonpris par un courant qui se levait avec le jourse porta vers l'ouest

Il était quatre heures du matin.


CHAPITRE XLIII

Les Talibas.--La poursuite.--Un pays dévasté.--Vent modéré.--Le Victoria baisse--Les dernières provisions.--Les bonds du Victoria.--Défense à coups de fusil.--Le vent fraîchit--Le fleuve du Sénégal.--Les cataractes de Gouina.--L'air chaud.--Traversée du fleuve.

«Si nous n'avions pas pris la précaution de nous alléger hier soirdit le docteurnous étions perdus sans ressources.

Voilà ce que c'est que de faire les choses à tempsrépliqua Joe ; on se sauve alorset rien n’est plus naturel.

--Nous ne sommes pas hors de dangerrépliqua Fergusson.

--Que crains-tu donc ? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas descendre sans ta permissionet quand il descendrait ?

--Quand il descendrait ! Dickregarde !»

La lisière de la forêt venait d'être dépasséeet les voyageurs purent apercevoir une trentaine de cavaliersrevêtus du large pantalon et du burnous flottant ; ils étaient armésles uns de lancesles autres de longs mousquets ; ils suivaient au petit galop de leurs chevaux vifs et ardents la direction du Victoriaqui marchait avec une vitesse modérée.

A la vue des voyageursils poussèrent des cris sauvagesen brandissant leurs armes ; la colère et les menaces se lisaient sur leurs figures basanéesrendues plus féroces par une barbe raremais hérissée ; ils traversaient sans peine ces plateaux abaissés et ces rampes adoucies qui descendent an Sénégal.

«Ce sont bien eux ! dit le docteurles cruels Talibasles farouches marabouts d'Al-Eladji ! J'aimerais mieux me trouver en pleine forêtau milieu d'un cercle de bêtes fauvesque de tomber entre les mains de ces bandits.

--Ils n'ont pas l'air accommodant ! fit Kennedyet ce sont de vigoureux gaillards !

--Heureusementces bêtes-làça ne vole pasrépondit Joe; c'est toujours quelque chose

--Voyezdit Fergussonces villages en ruinesces huttes incendiées ! voilà leur ouvrage ; et là où s'étendaient de vastes culturesils ont apporté l'aridité et la dévastation.

--Enfinils ne peuvent nous atteindrerépliqua Kennedyet si nous parvenons à mettre le fleuve entre eux et nousnous serons en sûreté.

--ParfaitementDick ; mais il ne faut pas tomberrépondit Le docteur en portant ses yeux sur le baromètre

--En tout casJoereprit Kennedynous ne ferons pas mal de préparer nos armes.

--Cela ne peut pas nuireMonsieur Dick ; nous nous trouverons bien de ne pas les avoir semées sur notre route.

--Ma carabine ! s'écria le chasseurj'espère ne m'en séparer jamais.»

Et Kennedy la chargea avec le plus grand soin; il lui restait de la poudre et des balles en quantité suffisante.

«A quelle hauteur nous maintenons-nous ? demanda-t-il à Fergusson.

--A sept cent cinquante pieds environ ; mais nous n'avons plus la faculté de chercher des courants favorablesen montant ou en descendant ; nous sommes à la merci du ballon.

--Cela est fâcheuxreprit Kennedy ; le vent est assez médiocreet si nous avions rencontré un ouragan pareil à celui des jours précédentsdepuis longtemps ces affreux bandits seraient hors de vue.

--Ces coquins-là nous suivent sans se gênerdit Joeau petit galop ; une vraie promenade.

--Si nous étions à bonne portéedit le chasseurje m'amuserais à les démonter les uns après les autres.

--Oui-da ! répondit Fergusson; mais ils seraient à bonne portée aussiet notre Victoria offrirait un but trop facile aux balles de leurs longs mousquets ; ors'ils le déchiraientje te laisse à juger quelle serait notre situation.»

La poursuite des Talibas continua toute la matinée. Vers onze heures du matinles voyageurs avaient à peine gagné une quinzaine de milles dans l'ouest.

Le docteur épiait les moindres nuages à l'horizon. Il craignait toujours un changement dans l'atmosphère. S'il venait à être rejeté vers le Nigerque deviendrait-il ! D'ailleursil constatait que le ballon tendait à baisser sensiblement ; depuis son départil avait déjà perdu plus de trois cents piedset le Sénégal devait être éloigné d'une douzaine de milles ; avec la vitesse actuelleil lui fallait compter encore trois heures de voyage.

En ce momentson attention fut attirée par de nouveaux cri ; les Talibas s'agitaient en pressant leurs chevaux.

Le docteur consulta le baromètreet comprit la cause de ces hurlements:

«Nous descendonsfit Kennedy.

--Ouirépondit Fergusson.

--Diable !» pensa Joe.

Au bout d'un quart d'heurela nacelle n'était pas à cent cinquante pieds du solmais le vent soufflait avec plus de force.

Les Talibas enlevèrent leurs chevauxet bientôt une décharge de mousquets éclata dans les airs.

«Trop loinimbéciles ! s'écria Joe ; il me paraît bon de tenir ces gredins-là à distance.»

Etvisant l'un des cavaliers les plus avancésil fit feu ; le Talibas roula à terre ; ses compagnons s'arrêtèrent et le Victoria gagna sur eux.

«Ils sont prudents ; dit Kennedy.

--Parce qu'ils se croient assurés de nous prendrerépondit le docteur ; et ils y réussirontsi nous descendons encore ! Il faut absolument nous relever !

--Que jeter ! demanda Joe.

--Tout ce qui reste de provision de pemmican ! C'est encore une trentaine de livres dont nous nous débarrasserons !

--VoilàMonsieur !» fit Joe en obéissant aux ordres de son maître.

La nacellequi touchait presque le solse releva au milieu des cris des Talibas; maisune demi-heure plus tardle Victoria redescendait avec rapidité ; le gaz fuyait par les pores de l'enveloppe.

Bientôt la nacelle vint raser le sol; les nègres d'Al-Hadji se précipitèrent vers elle ; maiscomme il arrive en pareille circonstanceà peine eut-il touché terreque le Victoria se releva d'un bond pour s'abattre de nouveau un mille plus loin.

«Nous n'échapperons donc pas ! fit Kennedy avec rage.

--Jette notre réserve d'eau-de-vieJoes'écria le docteurnos instrumentstout ce qui peut avoir une pesanteur quelconqueet notre dernière ancrepuisqu'il le faut !»

Joe arracha les baromètresles thermomètres ; mais tout cela était peu de choseet le ballonqui remonta un instantretomba bientôt vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traces et n'étaient qu'à deux cents pas de lui.

«Jette les deux fusils ! s'écria le docteur.

Pas avant de les avoir déchargésdu moins» répondit le chasseur.

Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse des cavaliers ; quatre Talibas tombèrent au milieu des cris frénétiques de la bande. Le Victoria se releva de nouveau ; il faisait des bonds d'une énorme étenduecomme une immense balle élastique rebondissant sur le sol.

Étrange spectacle que celui de ces infortunés cherchant à fuir par des enjambées gigantesqueset quisemblables à Antéeparaissaient reprendre une force nouvelle dès qu'ils touchaient terre ! Mais il fallait que cette situation eut une fin. Il était près de midi. Le Victoria s'épuisaitse vidaits’allongeait ; son enveloppe devenait flasque et flottante ; les plis du taffetas distendu grinçaient les uns sur les autres.

«Le ciel nous abandonnedit Kennedyil faudra tomber !»

Joe ne répondit pasil regardait son maître.

«Non ! dit celui-cinous avons encore plus de cent cinquante livres à jeter.

--Quoi donc ? demanda Kennedypensant que le docteur devenait fou.

--La nacelle ! répondit celui-ci. Accrochons-nous au filet ! Nous pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve ! Vite ! vite !

Et ces hommes audacieux n'hésitèrent pas à tenter un pareil moyen de salut. Ils se suspendirent aux mailles du filetainsi que l'avait indiqué le docteuret Joese retenant d'une maincoupa les cordes de la nacelle ; elle tomba au moment où l'aérostat allait définitivement s'abattre.

«Hourra ! hourra !» s'écria-t-ilpendant que le ballon délesté remontait à trois cents pieds dans l'air.

Les Talibas excitaient leurs chevaux ; ils couraient ventre à terre ; mais le Victoriarencontrant un vent plus actifles devança et fila rapidement vers une colline qui barrait l'horizon de l'ouest. Ce fut une circonstance favorable pour les voyageurscar ils purent la dépassertandis que la horde d'Al Hadji était forcée de prendre par le nord pour tourner ce dernier obstacle.

Les trois amis se tenaient accrochés au filet ; ils avaient pu le rattacher au-dessous d'euxet il formait comme une poche flottante.

Soudainaprès avoir franchi la collinele docteur s'écria :

«Le fleuve ! le fleuve ! le Sénégal !»

A deux millesen effetle fleuve roulait une masse d'eau fort étendue ; la rive opposéebasse et fertileoffrait une sûre retraite et un endroit favorable pour opérer la descente.

«Encore un quart d'heuredit Fergussonet nous sommes sauvés !»

Mais il ne devait pas en être ainsi; le ballon vide retombait peu à peu sur un terrain presque entièrement dépourvu de végétation. C'étaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; à peine quelques buissonsune herbe épaisse et desséchée sous l'ardeur du soleil.

Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva ; ses bonds diminuaient de hauteur et d'étendue ; au dernieril s'accrocha par la partie supérieure du filet aux branches élevées d'un baobabseul arbre isolé au milieu de ce pays désert.

«C'est finifit le chasseur.

--Et à cent pas du fleuve» dit Joe.

Les trois infortunés mirent pied à terreet le docteur entraîna ses deux compagnons vers le Sénégal.

En cet endroitle fleuve faisait entendre un mugissement prolongé ; arrivé sur les bordsFergusson reconnut les chutes de Gouina ! Pas une barque sur la rive ; pas un être animé.

Sur une largeur de deux mille piedsle Sénégal se précipitait d'une hauteur de cent cinquanteavec un bruit retentissant. Il coulait de 1'est à l'ouestet la ligne de rochers qui barrait son cours s'étendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des rochers aux formes étrangescomme d'immenses animaux antédiluviens pétrifiés au milieu des eaux.

L'impossibilité de traverser ce gouffre était évidente; Kennedy ne put retenir un geste de désespoir.

Mais le docteur Fergussonavec un énergique accent d'audaces'écria :

«Tout n'est pas fini !

--Je le savais bien» fit Joe avec cette confiance en son maître qu'il ne pouvait jamais perdre.

La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée hardie. C'était la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses compagnons vers l'enveloppe de l'aérostat.

« Nous avons au moins une heure d'avance sur ces banditsdit-il ; ne perdons pas de tempsmes amisramassez une grande quantité de cette herbe sèche; il m'en faut cent livres au moins.

--Pourquoi faire ? demanda Kennedy.

--Je n'ai plus de gaz; eh bien ! je traverserai le fleuve avec de l'air chaud !

--Ah ! mon brave ! Samuel ! s'écria Kennedytu es vraiment un grand homme !

Joe et Kennedy se mirent au travailet bientôt une énorme meule fut empilée prés du baobab.

Pendant ce tempsle docteur avait agrandi l'orifice de l'aérostat en le coupant dans sa partie inférieure ; il eut soin préalablement de chasser ce qui pouvait rester d'hydrogène par la soupape; puis il empila une certaine quantité d'herbe sèche sous l'enveloppeet il y mit le feu.

Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l'air chaud ; une chaleur de cent quatre-vingts degrés [100° centigrades] suffit à diminuer de moitié la pesanteur de l'air qu'il renferme en le raréfiant; aussi le Victoria commença à reprendre sensiblement sa forme arrondie ; l'herbe ne manquait pas ; le feu s'activait par les soins du docteuret l'aérostat grossissait à vue d'œil.

Il était alors une heure moins le quart.

En ce momentà deux milles dans le nordapparut la bande des Talibas ; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lancés à toute vitesse.

«Dans vingt minutes ils seront icifit Kennedy.

--De l'herbe ! de l'herbe! Joe. Dans dix minutes nous serons en plein air !

--VoilàMonsieur.»

Le Victoria était aux deux tiers gonflé.

«Mes amis ! accrochons-nous au filetcomme nous l'avons fait déjà.

--C'est fait» répondit le chasseur.»

Au bout de dix minutesquelques secousses du ballon indiquèrent sa tendance à s'enlever. Les Talibas approchaient ; ils étaient à peine à cinq cents pas.

«Tenez-vous biens'écria Fergusson.

--N'ayez pas peurmon maître ! n'ayez pas peur !»

Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité d'herbe.

Le ballonentièrement dilaté par l'accroissement de températures'envola en frôlant les branches du baobab.

«En route !» cria Joe.

Une décharge de mousquets lui répondit ; une balle même lui laboura l'épaule; mais Kennedyse penchant et déchargeant sa carabine d'une mainjeta un ennemi de plus à terre.

Des cris de rage impossibles à rendre accueillirent l'enlèvement de l'aérostatqui monta à plus de huit cents pieds. Un vent rapide le saisitet il décrivit d'inquiétantes oscillationspendant que l'intrépide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des cataractes ouvert sous 1eurs yeux.

Dix minutes aprèssans avoir échangé une paroleles intrépides voyageurs descendaient peu à peu vers l'autre rive du fleuve.

Làsurprisémerveilléeffrayése tenait un groupe d'une dizaine d'hommes qui portaient l'uniforme français. Qu'on juge de leur étonnement quand ils virent ce ballon s'élever de la rive droite du fleuve. Ils n'étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste. Mais leurs chefsun lieutenant de marine et un enseigne de vaisseauconnaissaient par les journaux d'Europe l'audacieuse tentative du docteur Fergussonet ils se rendirent tout de suite compte de l'événement.

Le ballonse dégonflant peu à peuretombait avec les hardis aéronautes retenus à son filet ; mais il était douteux qu'il put atteindre la terreaussi les Français se précipitèrent dans le fleuveet reçurent les trois Anglais entre leurs brasau moment où le Victoria s'abattait à quelques toises de la rive gauche du Sénégal.

«Le docteur Fergusson ! s'écria le lieutenant.

--Lui-mêmerépondit tranquillement le docteuret ses deux amis.»

Les Français emportèrent les voyageurs au delà du fleuvetandis que le ballon à demi dégonfléentraîné par un courant rapides'en alla comme une bulle immense s'engloutir avec les eaux du Sénégal dans les cataractes de Gouina.

«Pauvre Victoria !» fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme ; il ouvrit ses braset ses deux amis s'y précipitèrent sous l'empire d'une grande émotion

CHAPITRE XLIV

Conclusion.--Le procès-verbal.--Les établissements français.--Le poste de Médine.--Le Basilic.--Saint-Louis.--La frégate anglaise.--Retour à Londres.


L'expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée par le gouverneur du Sénégal; elle se composait de deux officiersMM. Dufraisselieutenant d'infanterie de marineet Rodamelenseigne de vaisseau; d'un sergent et de sept soldats. Depuis deux joursils s'occupaient de reconnaître la situation la plus favorable pour l'établissement d'un poste à Gouinalorsqu'ils furent témoins de l'arrivée du docteur Fergusson.

On se figure aisément les félicitations et les embrassements dont furent accablés les trois voyageurs. Les Françaisayant pu contrôler par eux mêmes l'accomplissement de cet audacieux projetdevenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d'abord de constater officiellement son arrivée aux cataractes de Gouina.

«Vous ne refuserez pas de signer un procès-verbal ? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse.

--A vos ordres» répondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur le bord du fleuve ; ils y trouvèrent les soins les plus attentifs et des provisions en abondance. Et c'est là que fut rédigé en ces termes le procès-verbal qui figure aujourd'hui dans les archives de la Société Géographique de Londres:

«Noussoussignésdéclarons que ledit jour nous avons vu arriver suspendus au filet d'un ballon le docteur Fergusson et ses deux compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif de Richardet Joe celui de Joseph.] ; lequel ballon est tombé à quelques pas de nous dans le lit même du fleuveetentraîné par le courants'est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi nous avons signé le présent procès-verbalcontradictoirement avec les sus nomméspour valoir ce
que de droit.
Fait aux cataractes de Gouinale 24 mai 1862.

« SAMUEL FERGUSSONRICHARD KENNEDYJOSEPH WILSON

DUFRAISSElieutenant d'infanterie de marine; RODAMEL

enseigne de vaisseau; DUFAYSsergent; FLIPPEAUMAYOR

PÉLISSIERLOROISRASCAGNETGUILLONLEBELsoldats.»

Ici finit l’étonnante traversée du docteur Fergusson et de ses braves compagnonsconstatée par d'irrécusables témoignages ; ils se trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitalières et dont les rapports sont fréquents avec les établissements français.

Ils étaient arrivés au Sénégal le samedi 24 maietle 27 du même moisils atteignaient le poste de Médinesitué un peu plus au nord sur le fleuve.

Là les français les reçurent à bras ouvertset déployèrent envers eux toutes les ressources de leur hospitalité; le docteur et ses compagnons purent s'embarquer presque immédiatement sur le petit bateau à vapeur le Basilicqui descendait le Sénégal jusqu'à son embouchure.

Quatorze jours aprèsle 10 juinils arrivèrent à Saint-Louisoù le gouverneur les reçut magnifiquement; ils étaient complètement remis de leurs émotions et de leurs fatigues. D'ailleurs Joe disait à qui voulait l'entendre:

«C'est un piètre voyage que le notreaprès toutet si quelqu'un est avide d'émotionsje ne lui conseille pas de l'entreprendre; cela devient fastidieux à la finetsans les aventures du lac Tchad et du Sénégalje crois véritablement que nous serions morts d'ennui !»

Une frégate anglaise était en partance; les trois voyageurs prirent passage à bord ; le 26 juinils arrivaient à Portsmouthet le lendemain à Londres.

Nous ne décrirons pas l'accueil qu'ils reçurent à la Société Royale de Géographieni l'empressement dont ils furent l'objet ; Kennedy repartit aussitôt pour Édimbourg avec sa fameuse carabine ; il avait hâte de rassurer sa vieille gouvernante.

Le docteur Fergusson et son fidèle Joe demeurèrent les mêmes hommes que nous avons connus. Cependant il s'était fait en eux un changement à leur insu.

Ils étaient devenus deux amis.

Les journaux de l'Europe entière ne tarirent pas en éloges sur les audacieux explorateurset le Daily Telegraph fit un tirage de neuf cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour où il publia un extrait du voyage.

Le docteur Fergusson fit en séance publique à la Société Royale de Géographie le récit de son expédition aéronautiqueet il obtint pour lui et ses deux compagnons la médaille d'or destinée à récompenser la plus remarquable exploration de l'année 1862.

Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d'abord pour résultat de constater de la manière la plus précise les faits et les relèvements géographiques reconnus par MM. BarthBurtonSpeke et autres. Grâce aux expéditions actuelles de MM. Speke et Grantde Heuglin et Munzingerqui remontent aux sources du Nil ou se dirigent vers le centre de .l’Afriquenous pourrons avant peu contrôler les propres découvertes du docteur Fergusson dans cette immense contrée comprise entre les quatorzième et trente-troisième degrés de longitude.