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Stendhal
(Henri Beyle)



LE ROUGE ET LE NOIR

Chronique du XIXe siècle

 

 

 

 

LIVRE PREMIER

«La véritél'âpre vérité» Danton

CHAPITRE PREMIER

UNE PETITE VILLE

Put thousands together

Less bad

But the cage less gay.


HOBBES.

La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une collinedont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortificationsbâties jadis par les Espagnolset maintenant ruinées.

Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagnec'est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d'octobre. Un torrentqui se précipite de la montagnetraverse Verrières avant de se jeter dans le Doubset donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des toiles peintesdites de Mulhouseque l'on doit l'aisance générale quidepuis la chute de Napoléona fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières.

A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesantset retombant avec un bruit qui fait trembler le pavésont élevés par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabriquechaque jourje ne sais combien de milliers de clous. Ce sont des jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travailsi rude en apparenceest un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Sien entrant à Verrièresle voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rueon lui répond avec un accent traînard: Eh! elle est à M. le maire .

Pour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette grande rue de Verrièresqui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la collineil y a cent à parier contre un qu'il verra paraître un grand homme à l'air affairé et important.

A son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnantset il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordresil a un grand frontun nez aquilinet au total sa figure ne manque pas d'une certaine régularité: on trouve mêmeau premier aspectqu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu'on lui doitet à payer lui-même le plus tard possible quand il doit.

Tel est le maire de VerrièresM. de Rênal. Après avoir traversé la rue d'un pas graveil entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur. Maiscent pas plus hautsi celui-ci continue sa promenadeil aperçoit une maison d'assez belle apparenceetà travers une grille de fer attenante à la maisondes jardins magnifiques. Au-delàc'est une ligne d'horizon formée par les collines de la Bourgogneet qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosphère empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à être asphyxié.

On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achève en ce moment. Sa familledit-onest espagnoleantiqueetà ce qu'on prétendétablie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV.

Depuis 1815il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin quid'étage en étagedescend jusqu'au Doubssont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.

Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l'AllemagneLeipsickFrancfortNurembergetc. En Franche-Comtéplus on bâtit de mursplus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autresplus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênalremplis de murssont encore admirés parce qu'il a achetéau poids de l'orcertains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par exemplecette scie à boisdont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrièreset où vous avez remarqué le nom de SORELécrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toitelle occupaitil y a six ansl'espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.

Malgré sa fiertéM. le maire a dû faire bien des démarches auprès du vieux Sorelpaysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scieM. de Rênalau moyen du crédit dont il jouit à Parisa obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce lui vint après les élections de 182...

Il a donné à Sorel quatre arpents pour unà cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Etquoique cette position fût beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapinle père Sorelcomme on l'appelle depuis qu'il est richea eu le secret d'obtenir de l'impatience et de la manie de propriétaire qui animait son voisinune somme de 6000 francs.

Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de l'endroit. Une foisc'était un jour de dimancheil y a quatre ans de celaM. de Rênalrevenant de l'église en costume de mairevit de loin le vieux Sorelentouré de ses trois filssourire en le regardant. Ce sourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maireil pense depuis lors qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché.

Pour arriver à la considération publique à Verrièresl'essentiel est de ne pas adoptertout en bâtissant beaucoup de mursquelque plan apporté d'Italie par ces maçonsquiau printempstraversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l'imprudent bâtisseur une éternelle réputation de mauvaise tête et il serait à jamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la considération en Franche-Comté.

Dans le faitces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable pour qui a vécu dans cette grande république qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinionet quelle opinion! est aussi bête dans les petites villes de Francequ'aux Etats-Unis d'Amérique.

 

CHAPITRE II

UN MAIRE

L'importance! monsieurn'est-ce rien? Le respect des sotsl'ébahissement des enfantsl'envie des richesle mépris du sage.

BARNAVE.

Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateurun immense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Maisà chaque printempsles eaux de pluie sillonnaient la promenadey creusaient des ravins et la rendaient impraticable. Cet inconvénientsenti par tousmit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long.

Le parapet de ce mur pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages à Pariscar l'avant-dernier ministre de l'Intérieur s'était déclaré l'ennemi mortel de la promenade de Verrièresle parapet de ce mur s'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Etcomme pour braver tous les ministres présents et passéson le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille.

Combien de foissongeant aux bals de Paris abandonnés la veilleet la poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant sur le bleumes regards ont plongé dans la vallée du Doubs! Au-delàsur la rive gaucheserpentent cinq ou six vallées au fond desquelles l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplombla rêverie du voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleuils la doivent à la terre rapportéeque M. le maire a fait placer derrière son immense mur de soutènementcarmalgré l'opposition du conseil municipalil a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il soit ultra et moi libéralje l'en loue)c'est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenodl'heureux directeur du dépôt de mendicité de Verrièrescette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye.

Je ne trouvequant à moiqu'une chose à reprendre au COURS DE LA FIDELITE; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroitssur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal; ce que je reprocherais au Cours de la Fidélitéc'est la manière barbare dont l'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs têtes bassesrondes et aplatiesà la plus vulgaire des plantes potagèresils ne demanderaient pas mieux que d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la volonté de M. le maire est despotiqueet deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les libéraux de l'endroit prétendentmais ils exagèrentque la main du jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte.

Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançonil y a quelques annéespour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux chirurgien-major de l'armée d'Italie retiré à Verrièreset qui de son vivant était à la foissuivant M. le mairejacobin et bonapartisteosa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces beaux arbres.

-- J'aime l'ombrerépondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle à un chirurgienmembre de la Légion d'honneur; j'aime l'ombreje fais tailler mes arbres pour donner de l'ombreet je ne conçois pas qu'un arbre soit fait pour autre chosequand toutefoiscomme l'utile noyeril ne rapporte pas de revenu .

Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants.

Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arriveséduit par la beauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourents'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand casmais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers dont l'argent enrichit les aubergistesce quipar le mécanisme de l'octroi rapporte du revenu à la ville .

C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélitédonnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air gravel'oeil de Mme de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aînéqui pouvait avoir onze anss'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolpheet l'enfant renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de trente ansmais encore assez jolie.

-- Il pourrait bien s'en repentirce beau monsieur de Parisdisait M. de Rênal d'un air offenséet la joue plus pâle encore qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...

Maisquoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pagesje n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province.

Ce beau monsieur de Parissi odieux au maire de Verrièresn'était autre que M. Appertquideux jours auparavantavait trouvé le moyen de s'introduire non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité de Verrièresmais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de l'endroit.

-- Maisdisait timidement Mme de Rênalquel tort peut vous faire ce monsieur de Parispuisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probité?

-- Il ne vient que pour déverser le blâmeet ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme.

-- Vous ne les lisez jamaismon ami.

-- Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le bien *. Quant à moije ne pardonnerai jamais au curé. [* Historique.]

 

CHAPITRE III

LE BIEN DES PAUVRES

Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village .

FLEURY.

Il faut savoir que le curé de Verrièresvieillard de quatre-vingts ansmais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère de feravait le droit de visiter à toute heure la prisonl'hôpital et même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin que M. Appertqui de Paris était recommandé au curéavait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère.

En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Molepair de Franceet le plus riche propriétaire de la provincele curé Chélan resta pensif.

Je suis vieux et aimé icise dit-il enfin à mi-voixils n'oseraient! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Parisavec des yeux oùmalgré le grand âgebrillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse:

-- Venez avec moimonsieuret en présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicitéveuillez n'émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à un homme de coeur: il suivit le vénérable curévisita la prisonl'hospicele dépôtfit beaucoup de questionsetmalgré d'étranges réponsesne se permit pas la moindre marque de blâme.

Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appertqui prétendit avoir des lettres à écrire : il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heuresces messieurs allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicitéet revinrent ensuite à la prison. Làils trouvèrent sur la porte le geôlierespèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur.

-- Ah! monsieurdit-il au curédès qu'il l'aperçutce monsieurque je vois là avec vousn'est-il pas M. Appert?

-- Qu'importe? dit le curé.

-- C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus préciset que M. le préfet a envoyé par un gendarmequi a dû galoper toute la nuitde ne pas admettre M. Appert dans la prison.

-- Je vous déclareM. Noirouddit le curéque ce voyageurqui est avec moiest M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuitet en me faisant accompagner par qui je veux?

-- OuiM. le curédit le geôlier à voix basseet baissant la tête comme un bouledogue que fait obéir à regret la crainte du bâton. SeulementM. le curéj'ai femme et enfantssi je suis dénoncé on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place.

-- Je serais aussi bien fâché de perdre la miennereprit le bon curéd'une voix de plus en plus émue.

-- Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vousM. le curéon sait que vous avez 800 livres de rentedu bon bien au soleil...

Tels sont les faits quicommentésexagérés de vingt façons différentesagitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce momentils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matinsuivi de M. Valenoddirecteur du dépôt de mendicitéil était allé chez le curé pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs paroles.

-- Eh bienmessieurs! je serai le troisième curéde quatre-vingts ans d'âgeque l'on destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici; j'ai baptisé presque tous les habitants de la villequi n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gensdont jadis j'ai marié les grands-pères. Verrières est ma famille; mais je me suis diten voyant l'étranger: Cet homme venu de Paris peut être à la vérité un libéralil n'y en a que trop; mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?

Les reproches de M. de Rênalet surtout ceux de M. Valenodle directeur du dépôt de mendicitédevenant de plus en plus vifs:

-- Eh bienmessieurs! faites-moi destituers'était écrié le vieux curéd'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ansj'ai hérité d'un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies dans ma placemoimessieurset c'est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.

M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme; mais ne sachant que répondre à cette idéequ'elle lui répétait timidement: «Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers?» il était sur le point de se fâcher tout à fait quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasseet y couraitquoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté. La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. Enfin l'enfantqui riait de sa prouesseayant regardé sa mèrevit sa pâleursauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé.

Ce petit événement changea le cours de la conversation.

-- Je veux absolument prendre chez moi Sorelle fils du scieur de planchesdit M. de Rênal; il surveillera les enfants qui commencent à devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtreou autant vautbon latinisteet qui fera faire des progrès aux enfants; car il a un caractère fermedit le curé. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le benjamin de ce vieux chirurgienmembre de la Légion d'honneurquisous prétexte qu'il était leur cousinétait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent secret des libéraux; il disait que l'air de nos montagnes faisait du bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italieet même avaitdit-onsigné non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au fils Sorelet lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait apportés avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier auprès de nos enfants; mais le curéjustement la veille de la scène qui vient de nous brouiller à jamaism'a dit que ce Sorel étudie la théologie depuis trois ansavec le projet d'entrer au séminaire; il n'est donc pas libéralet il est latiniste.

Cet arrangement convient de plus d'une façoncontinua M. de Rênalen regardant sa femme d'un air diplomatique; le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a pas de précepteur pour ses enfants.

-- Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

-- Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênalremerciant sa femmepar un sourirede l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allonsvoilà qui est décidé.

-- Ahbon Dieu! mon cher amicomme tu prends vite un parti!

-- C'est que j'ai du caractèremoiet le curé l'a bien vu. Ne dissimulons riennous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent enviej'en ai la certitude; deux ou trois deviennent des richards; eh bien! j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur . Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent quedans sa jeunesseil avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en pourra coûtermais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang.

Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une femme grandebien faitequi avait été la beauté du payscomme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicitéet de la jeunesse dans la démarche; aux yeux d'un Parisiencette grâce naïvepleine d'innocence et de vivacitéserait même allée jusqu'à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succèsMme de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterieni l'affectation n'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenodle riche directeur du dépôtpassait pour lui avoir fait la courmais sans succèsce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenodgrand jeune hommetaillé en forceavec un visage coloré et de gros favoris noirsétait un de ces êtres grossierseffrontés et bruyantsqu'en province on appelle de beaux hommes.

Mme de Rênalfort timideet d'un caractère en apparence fort inégalétait surtout choquée du mouvement continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on appelle de la joielui avait valu la réputation d'être très fière de sa naissance. Elle n'y songeait pasmais avait été fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs damesparce quesans nulle politique à l'égard de son marielle laissait échapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardinelle ne se plaignait jamais.

C'était une âme naïvequi jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger son mariet à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposaitsans se le direqu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfantsdont il destinait l'un à l'épéele second à la magistratureet le troisième à l'Eglise. En sommeelle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.

Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de Rênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M. le duc d'Orléansetquand il allait à Parisétait admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montessonla fameuse Mme de GenlisM. Ducrestl'inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail pour luietdepuis quelque tempsil ne répétait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était d'ailleurs fort poliexcepté lorsqu'on parlait d'argentil passaitavec raisonpour le personnage le plus aristocratique de Verrières.

CHAPITRE IV

UN PERE ET UN FILS

E sarà mia colpa

Se cosi è?


MACHIAVELLI.

Ma femme a réellement beaucoup de tête! se disaitle lendemain à six heures du matinle maire de Verrièresen descendant à la scie du père Sorel. Quoi que je lui aie ditpour conserver la supériorité qui m'appartientje n'avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé Sorelquidit-onsait le latin comme un angele directeur du dépôtcette âme sans repospourrait bien avoir la même idée que moi et me l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses enfants!... Ce précepteurune fois à moiportera-t-il la soutane?

M. de Rênal était absorbé dans ce doutelorsqu'il vit de loin un paysanhomme de près de six piedsquidès le petit joursemblait fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubssur le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces pièces de bois obstruaient le cheminet étaient déposées là en contravention.

Le père Sorelcar c'était luifut très surpris et encore plus content de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnoleils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Egypte.

La réponse de Sorel ne fut d'abord que la longue récitation de toutes les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait ces vaines parolesavec un sourire gauche qui augmentait l'air de fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomiel'esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort mécontent de Julienet c'était pour lui que M. de Rênal lui offrait le gage inespéré de 300 francs par anavec la nourriture et même l'habillement. Cette dernière prétentionque le père Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitementavait été accordée de même par M. de Rênal.

Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé de ma propositioncomme naturellement il devrait l'êtreil est clairse dit-ilqu'on lui a fait des offres d'un autre côté; et de qui peuvent-elles venirsi ce n'est du Valenod. Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan s'y refusa opiniâtrement; il voulaitdisait-ilconsulter son filscomme sien provinceun père riche consultait un fils qui n'a rienautrement que pour la forme.

Une scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d'élévationau milieu du hangaron voit une scie qui monte et descendtandis qu'un mécanisme fort simple pousse contre cette scie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme; celui de la scie qui monte et descendet celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la sciequi la débite en planches.

En approchant de son usinele père Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînésespèces de géants quiarmés de lourdes hacheséquarrissaient les troncs de sapinqu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de boischaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrantil chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuperà côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus hautà cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanismeJulien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mincepeu propre aux travaux de forceet si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuseil ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livrebien plus que le bruit de la sciel'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfinmalgré son âgecelui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scieet de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violentdonné sur la têteen forme de calottelui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus basau milieu des leviers de la machine en actionqui l'eussent brisémais son père le retint de la main gauchecomme il tombait:

-- Eh bienparesseux! tu liras donc toujours tes maudits livrespendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soirquand tu vas perdre ton temps chez le curéà la bonne heure.

Julienquoique étourdi par la force du coupet tout sanglantse rapprocha de son poste officielà côté de la scie. Il avait les larmes aux yeuxmoins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu'il adorait.

-- Descendsanimalque je te parle.

Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père qui était descendune voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanismealla chercher une longue perche pour abattre des noixet l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terreque le vieux Sorelle chassant rudement devant luile poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passantil regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plusle Mémorial de Sainte-Hélène .

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ansfaible en apparenceavec des traits irréguliersmais délicatset un nez aquilin. De grands yeux noirsquidans les moments tranquillesannonçaient de la réflexion et du feuétaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncéplantés fort baslui donnaient un petit frontetdans les moments de colèreun air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaineil n'en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesseson air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pasou qu'il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maisonil haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanchesur la place publiqueil était toujours battu.

Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le mondecomme un être faibleJulien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes.

Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son filset lui enseignait le latin et l'histoirec'est-à-dire ce qu'il savait d'histoirela campagne de 1796 en Italie. En mourantil lui avait légué sa croix de la Légion d'honneurles arrérages de sa demi-solde et trente ou quarante volumesdont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public détourné par le crédit de M. le maire.

A peine entré dans la maisonJulien se sentit l'épaule arrêtée par la puissante main de son père; il tremblaits'attendant à quelques coups.

-- Réponds-moi sans mentirlui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysantandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentierqui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son âme.

 

CHAPITRE V

UNE NEGOCIATION

Cunctando restituit rem .

ENNIUS.

-- Réponds-moi sans mentirsi tu le peuxchien de lisard ; d'où connais-tu Mme de Rênalquand lui as-tu parlé?

-- Je ne lui ai jamais parlérépondit Julienje n'ai jamais vu cette dame qu'à l'église.

-- Mais tu l'auras regardéevilain effronté?

-- Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieuajouta Julienavec un petit air hypocritetout propreselon luià éloigner le retour des taloches.

-- Il y a pourtant quelque chose là-dessousrépliqua le paysan malinet il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toimaudit hypocrite. Au faitje vais être délivré de toiet ma scie n'en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autrequi t'a procuré une belle place. Va faire ton paquetet je te mènerai chez M. de Rênaloù tu seras précepteur des enfants.

-- Qu'aurai-je pour cela?

-- La nourriturel'habillement et trois cents francs de gages.

-- Je ne veux pas être domestique.

-- Animalqui te parle d'être domestiqueest-ce que je voudrais que mon fils fût domestique?

-- Maisavec qui mangerai-je?

Cette demande déconcerta le vieux Sorelil sentit qu'en parlant il pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julienqu'il accabla d'injuresen l'accusant de gourmandiseet le quitta pour aller consulter ses autres fils.

Julien les vit bientôt aprèschacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardésJulienvoyant qu'il ne pouvait rien devineralla se placer de l'autre côté de la sciepour éviter d'être surpris. Il voulait penser à cette annonce imprévue qui changeait son sortmais il se sentit incapable de prudence; son imagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.

Il faut renoncer à tout celase dit-ilplutôt que de se laisser réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économiesje me sauve cette nuit; en deux jourspar des chemins de traverse où je ne crains nul gendarmeje suis à Besançon; làje m'engage comme soldatets'il le fautje passe en Suisse. Mais alors plus d'avancementplus d'ambition pour moiplus de ce bel état de prêtre qui mène à tout.

Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à Julien; il eût fait pour arriver à la fortune des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la Grande Armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un mot du vieux chirurgien-majoril regardait tous les autres livres du monde comme menteurset écrits par des fourbes pour avoir de l'avancement.

Avec une âme de feuJulien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélanduquel il voyait bien que dépendait son sort à veniril avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latinil savait aussi le livre Du Pape de M. de Maistreet croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre.

Comme par un accord mutuelSorel et son fils évitèrent de se parler ce jour-là. Sur la bruneJulien alla prendre sa leçon de théologie chez le curémais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange proposition qu'on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piègese disait-ilil faut faire semblant de l'avoir oublié.

Le lendemain de bonne heureM. de Rênal fit appeler le vieux Sorelquiaprès s'être fait attendre une heure ou deuxfinit par arriveren faisant dès la porte cent excusesentremêlées d'autant de révérences. A force de parcourir toutes sortes d'objectionsSorel comprit que son fils mangerait avec le maître et la maîtresse de maisonet les jours où il y aurait du mondeseul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un véritable empressement chez M. le maireet d'ailleurs rempli de défiance et d'étonnementSorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C'était une grande pièce meublée fort proprementmais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.

Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.

-- Avec cet argentvotre fils ira chez M. Durandle drapieret lèvera un habit noir complet.

-- Et quand même je le retirerais de chez vousdit le paysanqui avait tout à coup oublié ses formes révérencieusescet habit noir lui restera?

-- Sans doute.

-- Eh bien! dit Sorel d'un ton de voix traînardil ne reste donc plus qu'à nous mettre d'accord sur une seule chose: l'argent que vous lui donnerez.

-- Comment! s'écria M. de Rênal indignénous sommes d'accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoupet peut-être trop.

-- C'était votre offreje ne le nie pointdit le vieux Sorelparlant encore plus lentement; etpar un effort de génie qui n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtoisil ajoutaen regardant fixement M. de Rênal: Nous trouvons mieux ailleurs .

A ces motsla figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à luietaprès une conversation savante de deux grandes heuresoù pas un mot ne fut dit au hasardla finesse du paysan l'emporta sur la finesse de l'homme richequi n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient régler la nouvelle existence de Julien se trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francsmais on dut les payer d'avancele premier de chaque mois.

-- Eh bien! je lui remettrai trente-cinq francsdit M. de Rênal.

-- Pour faire la somme rondeun homme riche et généreux comme monsieur notre mairedit le paysan d'une voix câline ira bien jusqu'à trente-six francs.

-- Soitdit M. de Rênalmais finissons-en.

Pour le coupla colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alorsà son tourM. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorelfort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu'il avait joué dans toute cette négociation.

-- Rendez-moi les cent francs que je vous ai remisdit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée du drap noir.

Après cet acte de vigueurSorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la finvoyant qu'il n'y avait décidément plus rien à gagneril se retira. Sa dernière révérence finit par ces mots:

-- Je vais envoyer mon fils au château.

C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire.

De retour à son usinece fut en vain que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriverJulien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de boisson aminommé Fouquéqui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières.

Quand il reparut:

-- Dieu saitmaudit paresseuxlui dit son pèresi tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourritureque j'avance depuis tant d'années! Prends tes guenilleset va-t'en chez M. le maire.

Julienétonné de n'être pas battuse hâta de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible pèreil ralentit le pas. Il jugea qu'il serait utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église.

Ce mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible motl'âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir.

Dès sa première enfancela vue de certains dragons du 6eaux longs manteaux blancset la tête couverte de casques aux longs crins noirsqui revenaient d'Italieet que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son pèrele rendit fou de l'état militaire. Plus tard il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodid'Arcolede Rivolique lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix.

Mais lorsque Julien avait quatorze anson commença à bâtir à Verrières une égliseque l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent célèbres dans le payspar la haine mortelle qu'elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaireenvoyé de Besançonqui passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa placedu moins telle était l'opinion commune. N'avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre quipresque tous les quinze joursallait à Besançonoù il voyaitdisait-onMgr l'évêque?

Sur ces entrefaitesle juge de paixpère d'une nombreuse famillerendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes; toutes furent portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel . Le bon parti triompha. Il ne s'agissaitil est vraique de sommes de trois ou de cinq francs; mais une de ces petites amendes dut être payée par un cloutierparrain de Julien. Dans sa colèrecet homme s'écriait: «Quel changement! et dire quedepuis plus de vingt ansle juge de paix passait pour un si honnête homme!» Le chirurgien-majorami de Julienétait mort.

Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de se faire prêtreet on le vit constammentdans la scie de son pèreoccupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillardémerveillé de ses progrèspassait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fillesi pâle et si doucecachait la résolution inébranlable de s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune!

Pour Julienfaire fortunec'était d'abord sortir de Verrières; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination.

Dès sa première enfanceil avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de Parisil saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'ellescomme Bonapartepauvre encoreavait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des annéesJulien ne passait peut-être pas une heure de sa viesans se dire que Bonapartelieutenant obscur et sans fortunes'était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu'il croyait grandset redoublait sa joie quand il en avait.

La construction de l'église et les sentences du juge de paix l'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaineset enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir inventée.

«Quand Bonaparte fit parler de luila France avait peur d'être envahie; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'huion voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs d'appointementsc'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paixsi bonne têtesi honnête hommejusqu'icisi vieuxqui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre.»

Une foisau milieu de sa nouvelle piétéil y avait déjà deux ans que Julien étudiait la théologieil fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélanà un dîner de prêtres auquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instructionil lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrineprétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc de sapinet le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictiveil se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ansmais faible en apparenceet à qui l'on en eût tout au plus donné dix-septquiportant un petit paquet sous le brasentrait dans la magnifique église de Verrières.

Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fêtetoutes les croisées de l'édifice avaient été couvertes d'étoffe cramoisie. Il en résultaitaux rayons du soleilun effet de lumière éblouissantdu caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seuldans l'égliseil s'établit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.

Sur le prie-DieuJulien remarqua un morceau de papier impriméétalé là comme pour être lu. Il y porta les yeux et vit:

Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrelexécuté à Besançonle...

Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots d'une lignec'étaient: Le premier pas .

Qui a pu mettre ce papier làdit Julien? Pauvre malheureuxajouta-t-il avec un soupirson nom finit comme le mien... et il froissa le papier.

En sortantJulien crut voir du sang près du bénitierc'était de l'eau bénite qu'on avait répandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraître du sang.

EnfinJulien eut honte de sa terreur secrète.

Serais-je un lâche? se dit-il aux armes!

Ce mot si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal.

Malgré ces belles résolutionsdès qu'il l'aperçut à vingt pas de luiil fut saisi d'une invincible timidité. La grille de fer était ouverteelle lui semblait magnifiqueil fallait entrer là-dedans.

Julien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son arrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était déconcertée par l'idée de cet étrangerquid'après ses fonctionsallait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matinbien des larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l'appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavierle plus jeunefût reporté dans sa chambre.

La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier et mal peignéchargé de gronder ses enfantsuniquement parce qu'il savait le latinun langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.

CHAPITRE VI

L'ENNUI

Non so più cosa son

Cosa faccio
.

MOZART: Figaro .

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommesMme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardinquand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfantextrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blancheet avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blancses yeux si douxque l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguiséequi venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créaturearrêtée à la porte d'entréeet qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approchadistraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julientourné vers la portene la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille:

-- Que voulez-vous icimon enfant?

Julien se tourna vivementetfrappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênalil oublia une partie de sa timidité. Bientôtétonné de sa beautéil oublia toutmême ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.

-- Je viens pour être précepteurmadamelui dit-il enfintout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.

Mme de Rênal resta interditeils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissantlui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rireavec toute la gaieté folle d'une jeune filleelle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoic'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtuqui viendrait gronder et fouetter ses enfants!

-- Quoimonsieurlui dit-elle enfinvous savez le latin?

Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.

-- Ouimadamedit-il timidement.

Mme de Rênal était si heureusequ'elle osa dire à Julien:

-- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?

-- Moiles gronderdit Julien étonnéet pourquoi?

-- N'est-ce pasmonsieurajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotionvous serez bon pour euxvous me le promettez?

S'entendre appeler de nouveau monsieurbien sérieusementet par une dame si bien vêtueétait au-dessus de toutes les prévisions de Julien: dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesseil s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênalde son côtéétait complètement trompée par la beauté du teintles grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaireparce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joieelle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteurdont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênalle contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

-- Entronsmonsieurlui dit-elle d'un air assez embarrassé.

De sa vie une sensation purement agréable n'avait aussi profondément ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ces jolis enfantssi soignés par ellene tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibuleelle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonnéà l'aspect d'une maison si belleétait une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeuxil lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir.

-- Mais est-il vraimonsieurlui dit-elle en s'arrêtant encoreet craignant mortellement de se trompertant sa croyance la rendait heureusevous savez le latin?

Ces mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d'heure.

-- Ouimadamelui dit-il en cherchant à prendre un air froid; je sais le latin aussi bien que M. le curéet même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.

Mme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchantil s'était arrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix:

-- N'est-ce pasles premiers joursvous ne donnerez pas le fouet à mes enfantsmême quand ils ne sauraient pas leurs leçons.

Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienneil sentit le parfum des vêtements d'été d'une femmechose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d'une voix défaillante:

-- Ne craignez rienmadameje vous obéirai en tout.

Ce fut en ce moment seulementquand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipéeque Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d'embarrasne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la beauté d'un homme lui eût fait peur.

-- Quel âge avez-vousmonsieur? dit-elle à Julien.

-- Bientôt dix-neuf ans.

-- Mon fils aîné a onze ansreprit Mme de Rênal tout à fait rassuréece sera presque un camarade pour vousvous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battrel'enfant a été malade pendant toute une semaineet cependant c'était un bien petit coup.

Quelle différence avec moipensa Julien. Hier encoremon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux!

Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timiditéet voulut l'encourager.

-- Quel est votre nommonsieur? lui dit-elleavec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charmesans pouvoir s'en rendre compte.

-- On m'appelle Julien Sorelmadame; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangèrej'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais été au collègej'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-majormembre de la Légion d'honneuret M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m'ont toujours battune les croyez pass'ils vous disent du mal de moipardonnez mes fautesmadameje n'aurai jamais mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discoursil examinait Mme de Rênal. Tel est l'effet de la grâce parfaitequand elle est naturelle au caractèreet que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julienqui se connaissait fort bien en beauté féminineeût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée; un instant aprèsil se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utileet diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçonque depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieursMme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il ditd'un air contraint:

-- Jamaismadameje ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu.

Et en disant ces motsil osa prendre la main de Mme de Rênalet la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce gesteetpar réflexionchoquée. Comme il faisait très chaudson bras était tout à fait nu sous son châleet le mouvement de Julienen portant la main à ses lèvresl'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instantselle se gronda elle-mêmeil lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée.

M. de Rênalqui avait entendu parlersortit de son cabinet; du même air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la mairieil dit à Julien:

-- Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte ferméeM. de Rênal s'assit avec gravité.

-- M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujettout le monde vous traitera ici avec honneuret si je suis contentj'aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amisleur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père.

M. de Rênal était piqué contre le vieillardquidans cette affaireavait été plus fin que lui.

-- Maintenant monsieur car d'après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieuret vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il faut; maintenantmonsieuril n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il vu? dit M. de Rênal à sa femme.

-- Nonmon amirépondit-elle d'un air profondément pensif.

-- Tant mieux. Mettez cecidit-il au jeune homme surprisen lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durandle marchand de drap.

Plus d'une heure aprèsquand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noiril retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julienen l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à elle; malgré toute sa méfiance du destin et des hommesson âme dans ce moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des années depuis l'instant oùtrois heures auparavantil était tremblant dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênalil comprit qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents de ceux qu'il avait coutume de porterle mettait tellement hors de lui-mêmeet il avait tant d'envie de cacher sa joieque tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.

-- De la gravitémonsieurlui dit M. de Rênalsi vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.

-- Monsieurrépondit Julienje suis gêné dans ces nouveaux habits; moipauvre paysanje n'ai jamais porté que des vestes; j'iraisi vous le permettezme renfermer dans ma chambre.

-- Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa femme.

Par un mouvement presque instinctifet dont certainement elle ne se rendit pas compteMme de Rênal déguisa la vérité à son mari.

-- Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysanvos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.

-- Eh bien! nous le renverronsce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en coûteret Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyantje retiendraibien entendul'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleuret dont je l'ai couvert.

L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfantsauxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteuraccablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfantset leur parla d'un air qui étonna M. de Rênal lui-même.

-- Je suis icimessieursleur dit-il en finissant son allocutionpour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bibledit-il en leur montrant un petit volume in-32relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christc'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçonsfaites-moi réciter la mienne.

Adolphel'aîné des enfantsavait pris le livre.

-- Ouvrez-le au hasardcontinua Julienet dites-moi le premier mot d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacrérègle de notre conduite à tousjusqu'à ce que vous m'arrêtiez.

Adolphe ouvrit le livrelut un motet Julien récita toute la pageavec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d'un air de triomphe. Les enfantsvoyant l'étonnement de leurs parentsouvraient de grands yeux. Un domestique vint à la porte du salonJulien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord immobileet ensuite disparut. Bientôt la femme de chambre de madame et la cuisinière arrivèrent près de la porte; alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroitset Julien récitait toujours avec la même facilité.

-- Ah! mon Dieu! le joli prêtredit tout haut la cuisinièrebonne fille fort dévote.

L'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner le précepteuril était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins; enfinil put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:

-- Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète aussi profane.

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfantsfrappés d'admirationne faisaient guère attention à ce qu'il disait. Ils regardaient Julien.

Les domestiques étant toujours à la porteJulien crut devoir prolonger l'épreuve:

-- Il fautdit-il au plus jeune des enfantsque M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passage du livre saint.

Le petit Stanislastout fierlut tant bien que mal le premier mot d'un alinéaet Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênalcomme Julien récitaitentrèrent M. Valenodle possesseur des beaux chevaux normandset M. Charcot de Maugironsous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.

Le soirtout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s'étendit si rapidement dans la villeque peu de jours aprèsM. de Rênalcraignant qu'on ne le lui enlevâtlui proposa de signer un engagement de deux ans.

-- Nonmonsieurrépondit froidement Juliensi vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n'est point égalje le refuse.

Julien sut si bien faire quemoins d'un mois après son arrivée dans la maisonM. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec MM. de Rênal et Valenodpersonne ne put trahir l'ancienne passion de Julien pour Napoléonil n'en parlait qu'avec horreur.

 

CHAPITRE VII

LES AFFINITES ELECTIVES

Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant .

UN MODERNE.

Les enfants l'adoraientlui ne les aimait point; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait jamais. Froidjusteimpassibleet cependant aiméparce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maisonil fut un bon précepteur. Pour luiil n'éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admisà la vérité au bas bout de la tablece qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners d'apparatoù il put à grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autresM. Valenod tenait le dé chez M. de RênalJulien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardinsous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité! s'écria-t-il; on dirait que c'est la seule vertu; et cependant quelle considérationquel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortunedepuis qu'il administre le bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvésà ces pauvres dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussije suis une sorte d'enfant trouvéhaï de mon pèrede mes frèresde toute ma famille.

Quelques jours avant la Saint-LouisJuliense promenant seul et disant son bréviaire dans un petit boisqu'on appelle le Belvédèreet qui domine le Cours de la Fidélitéavait cherché en vain à éviter ses deux frèresqu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noirpar l'air extrêmement propre de leur frèrepar le mépris sincère qu'il avait pour euxqu'ils l'avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênalse promenant avec M. Valenod et le sous-préfetarriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut telqu'il donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort bellemais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possibleafin de faire oublier le transport quile premier jourl'avait porté à lui baiser la main.

Elisala femme de chambre de Mme de Rênaln'avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L'amour de Mlle Elisa avait valu à Julien la haine d'un des valets. Un jouril entendit cet homme qui disait à Elisa: Vous ne voulez plus me parler depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure; maispar instinct de joli garçonil redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. A la soutane prèsc'était le costume que portait Julien.

Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle Elisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de lingequ'il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maisonet c'est pour ces petits soins qu'Elisa lui était utile. Cette extrême pauvretéqu'elle ne soupçonnait pastoucha Mme de Rênal; elle eut envie de lui faire des cadeauxmais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de JulienMme de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:

-- Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contentset qui nous sert bien? ce serait dans le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle.

Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême propreté de la mised'ailleurs fort simpledu jeune abbésans se dire: Ce pauvre garçoncomment peut-il faire?

Peu à peuelle eut pitié de tout ce qui manquait à Julienau lieu d'en être choquée.

Mme de Rênal était une de ces femmes de province que l'on peut très bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les voit. Elle n'avait aucune expérience de la vieet ne se souciait pas de parler. Douée d'une âme délicate et dédaigneusecet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait quela plupart du tempselle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l'avait jetée.

On l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'espritsi elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritièreelle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Coeur de Jésus et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s'était trouvé assez de sens pour oublier bientôtcomme absurdetout ce qu'elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien à la placeet finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l'objeten sa qualité d'héritière d'une grande fortuneet un penchant décidé à la dévotion passionnée lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de la condescendance la plus parfaiteet d'une abnégation de volontéque les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmeset qui faisait l'orgueil de M. de Rênalla conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle princessecitée à cause de son orgueilprête infiniment plus d'attention à ce que ses gentilshommes font autour d'elleque cette femme si doucesi modeste en apparencen'en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu'à l'arrivée de Julienelle n'avait réellement eu d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladiesleurs douleursleurs petites joiesoccupaient toute la sensibilité de cette âme quide la vien'avait adoré que Dieuquand elle était au Sacré-Coeur de Besançon.

Sans qu'elle daignât le dire à personneun accès de fièvre d'un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort. Un éclat de rire grossierun haussement d'épaulesaccompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmesavaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrinsque le besoin d'épanchement l'avait portée à faire à son maridans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteriesquand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfantsretournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrinsmême à son amie Mme Dervilleelle se figura que tous les hommes étaient comme son mariM. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièretéet la plus brutale insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argentde préséance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariaitlui parurent des choses naturelles à ce sexecomme porter des bottes et un chapeau de feutre.

Après de longues annéesMme de Rênal n'était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.

De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douceset toutes brillantes du charme de la nouveautédans la sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt pardonné son ignorance extrême qui était une grâce de pluset la rudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il valait la peine de l'écoutermême quand on parlait des choses les plus communesmême quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasécomme il traversait la ruepar la charrette d'un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son maritandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien. La générositéla noblesse d'âmel'humanité lui semblèrent peu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.

A Parisla position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée; mais à Parisl'amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romanset jusque dans les couplets du Gymnasel'éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouermontré le modèle à imiter; et ce modèletôt ou tardet quoique sans nul plaisiret peut-être en rechignantla vanité eût forcé Julien à le suivre.

Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénéesle moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombresun jeune homme pauvreet qui n'est qu'ambitieux parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argentvoit tous les jours une femme de trente ans sincèrement sageoccupée de ses enfantset qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentementtout se fait peu à peu dans les provincesil y a plus de naturel.

Souventen songeant à la pauvreté du jeune précepteurMme de Rênal était attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jourpleurant tout à fait.

-- Eh! madamevous serait-il arrivé quelque malheur?

-- Nonmon amilui répondit-elle; appelez les enfantsallons nous promener.

Elle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à Julien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami.

Vers la fin de la promenadeJulien remarqua qu'elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

-- On vous aura racontédit-elle sans le regarderque je suis l'unique héritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je voudrais vous prier d'accepter un petit présent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore pluset elle cessa de parler.

-- Quoimadame? dit Julien.

-- Il serait inutilecontinua-t-elle en baissant la têtede parler de ceci à mon mari.

-- Je suis petitmadamemais je ne suis pas basreprit Julien en s'arrêtantles yeux brillants de colèreet se relevant de toute sa hauteurc'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu'un valet si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon argent.

Mme de Rênal était atterrée.

-- M. le mairecontinua Julienm'a remis cinq fois trente-six francs depuis que j'habite sa maisonje suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soitmême à M. Valenod qui me hait.

A la suite de cette sortieMme de Rênal était restée pâle et tremblanteet la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant à elleelle le respectaelle l'admiraelle en avait été grondée. Sous prétexte de réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait causéeelle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet fut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel.

Voilàse disait-ilcomme sont ces gens richesils humilientet croient ensuite pouvoir tout réparer par quelques singeries!

Le coeur de Mme de Rênal était trop pleinet encore trop innocentpour quemalgré ses résolutions à cet égardelle ne racontât pas à son mari l'offre qu'elle avait faite à Julienet la façon dont elle avait été repoussée.

-- Commentreprit M. de Rênal vivement piquéavez-vous pu tolérer un refus de la part d'un domestique ?

Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:

-- Je parlemadamecomme feu M. le prince de Condéprésentant ses chambellans à sa nouvelle épouse: « Tous ces gens-là lui dit-il sont nos domestiques .» Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenvalessentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhommequi vit chez vous et reçoit un salaireest votre domestique. Je vais dire deux mots à ce monsieur Julienet lui donner cent francs.

-- Ah! mon amidit Mme de Rênal tremblanteque ce ne soit pas du moins devant les domestiques!

-- Ouiils pourraient être jaloux et avec raisondit son mari en s'éloignant et pensant à la quotité de la somme.

Mme de Rênal tomba sur une chaisepresque évanouie de douleur! Il va humilier Julienet par ma faute! Elle eut horreur de son mariet se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences.

Lorsqu'elle revit Julienelle était toute tremblantesa poitrine était tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra.

-- Eh bien! mon amilui dit-elle enfinêtes-vous content de mon mari?

-- Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il m'a donné cent francs.

Mme de Rênal le regarda comme incertaine.

-- Donnez-moi le brasdit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu.

Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrièresmalgré son affreuse réputation de libéralisme. Làelle choisit pour dix louis de livres qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait que Julien désirait. Elle exigea que làdans la boutique du librairechacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de réparation qu'elle avait l'audace de faire à Juliencelui-ci était étonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire. Jamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rênalil rêvait profondément au moyen qu'il y auraitpour un jeune étudiant en théologiede se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l'idée qu'il serait possible avec de l'adresse de persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses fils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de soinsJulien vit réussir cette idéeet à un tel point quequelque temps aprèsil osa hasarderen parlant à M. de Rênalla mention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire; il s'agissait de contribuer à la fortune d'un libéralen prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était sage de donner à son fils aîné l'idée de visu de plusieurs ouvrages qu'il entendrait mentionner dans la conversationlorsqu'il serait à l'Ecole militairemais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupçonnait une raison secrètemais ne pouvait la deviner.

-- Je pensaismonsieurlui dit-il un jourqu'il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût sur le sale registre du libraire.

Le front de M. de Rênal s'éclaircit.

-- Ce serait aussi une bien mauvaise notecontinua Juliend'un ton plus humblepour un pauvre étudiant en théologiesi l'on pouvait un jour découvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres les plus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers?

Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je tiens mon hommese dit-il.

Quelques jours aprèsl'aîné des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncé dans La Quotidienne en présence de M. de Rênal:

-- Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobindit le jeune précepteuret cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolpheon pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens.

-- Voilà une idée qui n'est pas maldit M. de Rênal évidemment fort joyeux.

-- Toutefois il faudrait spécifierdit Juliende cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gensquand ils voient le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désiréesil faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maisonces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madameet le domestique lui-même.

-- Vous oubliez les pamphlets politiquesajouta M. de Rênald'un air hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites négociations; et leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Làcomme à la scierie de son pèreil méprisait profondément les gens avec qui il vivait et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfetpar M. Valenodpar les autres amis de la maisonà l'occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeuxcombien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirablec'était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa réplique intérieure était toujours: Quels monstres ou quels sots! Le plaisantavec tant d'orgueilc'est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.

De la vieil n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgien-major; le peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italieou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: Je n'aurais pas sourcillé.

La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l'éducation des enfantsil se mit à parler d'opérations chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.

Julien ne savait rien au-delà. Ainsipassant sa vie avec Mme de Rênalle silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient seuls. Dans le salonquelle que fût l'humilité de son maintienelle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec luielle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiètecar son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était nullement tendre.

D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne sociétételle que l'avait vue le vieux chirurgien-majordès qu'on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femmeJulien se sentait humiliécomme si ce silence eût été son tort particulier. Cette sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son imagination remplie des notions les plus exagéréesles plus espagnolessur ce qu'un homme doit direquand il est seul avec une femmene lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nueset cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévèrependant ses longues promenades avec Mme de Rênal et les enfantsétait augmenté par les souffrances les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parleril lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misèreil voyait et s'exagérait son absurdité; mais ce qu'il ne voyait pasc'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardentequesemblables aux bons acteursils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de Rênal remarqua queseul avec elleil n'arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsquedistrait par quelque événement imprévuil ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillanteselle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien.

Depuis la chute de Napoléontoute apparence de galanterie est sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.

Mme de Rênalriche héritière d'une tante dévotemariée à seize ans à un bon gentilhommen'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseurle bon curé Chélanqui lui avait parlé de l'amourà propos des poursuites de M. Valenodet il lui en avait fait une image si dégoûtanteque ce mot ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle regardait comme une exceptionou même comme tout à fait hors de naturel'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignoranceMme de Rênalparfaitement heureuseoccupée sans cesse de Julienétait loin de se faire le plus petit reproche.

CHAPITRE VIII

PETITS EVENEMENTS

Then there were sighsthe deeper for suppression

And stolen glancessweeter for the theft

And burning blushesthough for no transgression
.

Don Juan C. 1st. 74.

L'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un héritagealla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami; mais sa surprise fut extrêmequand Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Elisa ne pouvait lui convenir.

-- Prenez gardemon enfantà ce qui se passe dans votre coeurdit le curé fronçant le sourcil; jevous félicite de votre vocationsi c'est à elle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrièreset cependantsuivant toute apparenceje vais être destitué. Ceci m'affligeet toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissancevotre perte éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortunemais il faudra nuire aux misérablesflatter le sous-préfetle mairel'homme considéréet servir ses passions: cette conduitequi dans le monde s'appelle savoir vivrepeutpour un laïquen'être pas absolument incompatible avec le salut; maisdans notre étatil faut opter; il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autreil n'y a pas de milieu. Allezmon cher amiréfléchissezet revenez dans trois jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec peineau fond de votre caractèreune ardeur sombre qui ne m'annonce pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres nécessaires à un prêtre; j'augure bien de votre esprit; maispermettez-moi de vous le direajouta le bon curéles larmes aux yeuxdans l'état de prêtreje tremblerai pour votre salut.

Julien avait honte de son émotion; pour la première fois de sa vieil se voyait aimé; il pleurait avec déliceset alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières.

Pourquoi l'état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélanet cependant il vient de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il m'importe de tromperet il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parlec'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être prêtreet cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation.

A l'avenircontinua Julienje ne compterai que sur les parties de mon caractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu'un sot!

Trois jours aprèsJulien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomniemais qu'importe? Il avoua au curéavec beaucoup d'hésitationqu'une raison qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait à un tiersl'avait détourné tout d'abord de l'union projetée. C'était accuser la conduite d'Elisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondainbien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.

-- Mon amilui dit-il encoresoyez un bon bourgeois de campagneestimable et instruitplutôt qu'un prêtre sans vocation.

Julien répondit à ces nouvelles remontrancesfort bienquant aux paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste fervent; mais le ton dont il les prononçaitmais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestesil vivait avec des campagnards; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suiteà peine lui eut-il été donné d'approcher de ces messieursqu'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles.

Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendît pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le curéet en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage.

Mme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l'empêchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'à eux et au bonheur qu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maisonoù l'on devrait vivre avec cinquante louis de rentese peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Brayla sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit à son mariet enfin tomba malade. Le soir mêmecomme sa femme de chambre la servaitelle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Elisa dans ce momentet venait de la brusquer; elle lui en demanda pardon. Les larmes d'Elisa redoublèrent; elle lui dit que si sa maîtresse le lui permettaitelle lui conterait tout son malheur.

-- Ditesrépondit Mme de Rênal.

-- Eh bienmadameil me refuse; des méchants lui auront dit du mal de moiil les croit.

-- Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine.

-- Eh quimadamesi ce n'est M. Julien? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa résistance; car M. le curé trouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fillesous prétexte qu'elle a été femme de chambre. Après toutle père de M. Julien n'est autre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d'être chez madame?

Mme de Rênal n'écoutait plus; l'excès du bonheur lui avait presque ôté l'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l'assurance que Julien avait refusé d'une façon positiveet qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

-- Je veux tenter un dernier effortdit-elle à sa femme de chambreje parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeunerMme de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivaleet de voir la main et la fortune d'Elisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compasséeset finit par répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambreelle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Aurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle enfin.

Cette découvertequi dans tout autre moment l'aurait plongée dans les remords et dans une agitation profondene fut pour elle qu'un spectacle singuliermais comme indifférent. Son âmeépuisée par tout ce qu'elle venait d'éprouvern'avait plus de sensibilité au service des passions.

Mme de Rênal voulut travailleret tomba dans un profond sommeil; quand elle se réveillaelle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocentejamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âmepour tâcher d'en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbéeavant l'arrivée de Julienpar cette masse de travail quiloin de Parisest le lot d'une bonne mère de familleMme de Rênal pensait aux passionscomme nous pensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherché par des fous.

La cloche du dîner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julienqui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu'elle aimaitpour expliquer sa rougeurelle se plaignit d'un affreux mal de tête.

-- Voilà comme sont toutes les femmeslui répondit M. de Rênalavec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là!

Quoique accoutumée à ce genre d'espritce ton de voix choqua Mme de Rênal. Pour se distraireelle regarda la physionomie de Julien; il eût été l'homme le plus laidque dans cet instant il lui eût plu.

Attentif à copier les habitudes des gens de courdès les premiers beaux jours du printempsM. de Rênal s'établit à Vergy; c'est le village rendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l'ancienne église gothiqueM. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tourset un jardin dessiné comme celui des Tuileriesavec force bordures de buis et allées de marronniers taillésdeux fois par an. Un champ voisinplanté de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger; leur feuillage immense s'élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur.

Chacun de ces maudits noyersdisait M. de Rênal quand sa femme les admiraitme coûte la récolte d'un demi-arpentle blé ne peut venir sous leur ombre.

La vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal; son admiration allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l'esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de l'arrivée à VergyM. de Rênal étant retourné à la villepour les affaires de la mairieMme de Rênal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sabléqui circulerait dans le verger et sous les grands noyerset permettrait aux enfants de se promener dès le matinsans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée. Cette idée fut mise à exécution moins de vingt-quatre heures après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les ouvriers.

Lorsque le maire de Verrières revint de la villeil fut bien surpris de trouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle avait oublié son existence. Pendant deux moisil parla avec humeur de la hardiesse qu'on avait eue de fairesans le consulterune réparation aussi importantemais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses fraisce qui le consolait un peu.

Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le vergeret à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claireavec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères . C'est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singulières de ces pauvres bêtes.

On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien.

Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversationil ne fut plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.

Ils se parlaient sans cesseet avec un intérêt extrêmequoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie activeoccupée et gaieétait du goût de tout le mondeexcepté de Mlle Elisaqui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnavaldisait-ellequand il y a bal à Verrièresmadame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par jour.

Comme notre intention est de ne flatter personnenous ne nierons point que Mme de Rênalqui avait une peau superbene se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faiteet cette manière de se mettre lui allait à ravir.

-- Jamais vous n'avez été si jeune madamelui disaient ses amis de Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C'est une façon de parler du pays.)

Une chose singulièrequi trouvera peu de croyance parmi nousc'était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; etsans y songer autrementtout le temps qu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julienelle travaillait avec Elisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été qu'on venait d'apporter de Mulhouse.

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariageMme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Coeur .

Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de sa cousine: seulejamais je n'y penseraisdisait-elle. Ces idées imprévues qu'on eût appelées saillies à ParisMme de Rênal en avait honte comme d'une sottisequand elle était avec son mari; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord ses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient longtemps seulesl'esprit de Mme de Rênal s'animaitet une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce voyage la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

Juliende son côtéavait vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagneaussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habileseulloin des regards des hommesetpar instinctne craignant point Mme de Rênalil se livrait au plaisir d'existersi vif à cet âgeet au milieu des plus belles montagnes du monde.

Dès l'arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu'elle était son amie; il se hâta de lui montrer le point de vue que l'on a de l'extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le faitil est égalsi ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de làon arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênesqui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est sur les sommets de ces rochers coupés à picque Julienheureuxlibreet même quelque chose de plusroi de la maisonconduisait les deux amieset jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

-- C'est pour moi comme de la musique de Mozartdisait Mme Derville.

La jalousie de ses frèresla présence d'un père despote et rempli d'humeur avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. A Vergyil ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la première fois de sa vieil ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rênal était à la villece qui arrivait souventil osait lire; bientôtau lieu de lire la nuitet encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d'un vase à fleurs renverséil put se livrer au sommeil; le jourdans l'intervalle des leçons des enfantsil venait dans ces rochers avec le livreunique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheurextase et consolation dans les moments de découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmesplusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alorspour la première foisquelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L'obscurité y était profonde. Un soirJulien parlait avec actionil jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en gesticulantil toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accompliret d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait paséloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.

 

CHAPITRE IX

UNE SOIREE A LA CAMPAGNE

La Didon de M. Guérinesquisse charmante.

STROMBECK.

Ses regardsle lendemainquand il revit Mme de Rênalétaient singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regardssi différents de ceux de la veillefirent perdre la tête à Mme de Rênal: elle avait été bonne pour luiet il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affairetoute cette journéefut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

Il abrégea beaucoup les leçons des enfantset ensuitequand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloireil décida qu'il fallait absolument qu'elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissantet rapprochant le moment décisiffit battre le coeur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. Il observaavec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrinequ'elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuagespromenés par un vent très chaudsemblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce tempsquipour certaines âmes délicatessemble augmenter le plaisir d'aimer.

On s'assit enfinMme de Rênal à côté de Julienet Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu'il allait tenterJulien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblantet malheureux au premier duel qui me viendra? se dit Juliencar il avait trop de méfiance et de lui et des autrespour ne pas voir l'état de son âme.

Dans sa mortelle angoissetous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussimais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l'horloge du châteausans qu'il eût encore rien osé. Julienindigné de sa lâchetése dit: Au moment précis où dix heures sonnerontj'exécuterai ce quependant toute la journée; je me suis promis de faire ce soirou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d'attente et d'anxiétépendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de luidix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrineet y causait comme un mouvement physique.

Enfincomme le dernier coup de dix heures retentissait encoreil étendit la main et prit celle de Mme de Rênalqui la retira aussitôt. Juliensans trop savoir ce qu'il faisaitla saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-mêmeil fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on fit un dernier effort pour la lui ôtermais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheurnon qu'il aimât Mme de Rênalmais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de rienil se crut obligé de parler; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênalau contrairetrahissait tant d'émotionque son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: si Mme de Rênal rentre au salonje vais retomber dans la position affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis.

Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salonJulien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.

Mme de Rênalqui se levait déjàse rassiten disantd'une voix mourante:

-- Je me sensà la véritéun peu malademais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julienquidans ce momentétait extrême: il parlail oublia de feindreil parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui commençait à s'élever et qui précédait la tempêtene voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête-à-tête avec Mme de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reprochesil allait être battuet l'avantage qu'il venait d'obteniranéanti.

Heureusement pour luice soir-làses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant Mme Dervillequi très souvent le trouvait gauche comme un enfantet peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans celle de Julienelle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand tilleulque la tradition du pays dit planté par Charles le Témérairefurent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l'épais feuillage du tilleulet le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'eût bien rassuré; Mme de Rênalqui avait été obligée de lui ôter sa mainparce qu'elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs piedsfut à peine assise de nouveauqu'elle lui rendit sa main presque sans difficultéet comme si déjà c'eût été entre eux une chose convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se sépara. Mme de Rênaltransportée du bonheur d'aimerétait tellement ignorantequ'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julienmortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l'orgueil s'étaient livrés dans son coeur.

Le lendemain on le réveilla à cinq heures; etce qui eût été cruel pour Mme de Rênalsi elle l'eût suà peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoiret un devoir héroïque . Rempli de bonheur par ce sentimentil s'enferma à clef dans sa chambreet se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

Quand la cloche du déjeuner se fit entendreil avait oubliéen lisant les bulletins de la Grande Arméetous ses avantages de la veille. Il se ditd'un ton légeren descendant au salon: il faut dire à cette femme que je l'aime.

Au lieu de ces regards chargés de voluptéqu'il s'attendait à rencontreril trouva la figure sévère de M. de Rênalquiarrivé depuis deux heures de Verrièresne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s'occuper des enfants. Rien n'était laid comme cet homme importantayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à Julienil était tellement plongé dans l'extaseencore si occupé des grandes choses quipendant plusieurs heuresvenaient de passer devant ses yeuxqu'à peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfinassez brusquement:

-- J'étais malade.

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrièresil eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il s'était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

Ce jeune sotse dit-il bientôts'est fait une sorte de réputation dans ma maisonle Valenod peut le prendre chez luiou bien il épousera Elisaet dans les deux casau fond du coeuril pourra se moquer de moi.

Malgré la sagesse de ses réflexionsle mécontentement de M. de Rênal n'en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui peu à peu irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes. A peine le déjeuner fut-il finiqu'elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenadeelle s'appuyait sur lui avec amitié. A tout ce que Mme de Rênal lui disaitJulien ne pouvait que répondre à demi-voix:

-- Voilà bien les gens riches!

M. de Rênal marchait tout près d'eux; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s'aperçut tout à coup que Mme de Rênal s'appuyait sur son bras d'une façon marquée; ce mouvement lui fit horreuril la repoussa avec violence et dégagea son bras.

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinenceelle ne fut remarquée que de Mme Dervilleson amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusifet traversait un coin du verger.

-- Monsieur Juliende grâcemodérez-vous; songez que nous avons tous des moments d'humeurdit rapidement Mme Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

Ce regard étonna Mme Dervilleet l'eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d'humiliation qui ont fait les Robespierre.

-- Votre Julien est bien violentil m'effraiedit tout bas Mme Derville à son amie.

-- Il a raison d'être en colèrelui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu'il a fait faire aux enfantsqu'importe qu'il passe une matinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

Pour la première fois de sa vieMme de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinieret resta occupé avec lui à barreravec des fagots d'épinesle sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances dont pendant tout le reste de la promenade il fut l'objet. A peine M. de Rênal s'était-il éloignéque les deux amiesse prétendant fatiguéeslui avaient demandé chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d'embarrasla pâleur hautainel'air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmeset tous les sentiments tendres.

Quoi! se disait-ilpas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études! Ah! comme je l'enverrais promener!

Absorbé par ces idées sévèresle peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sensniaisfaibleen un mot féminin .

A force de parler pour parleret de chercher à maintenir la conversation vivanteil arriva à Mme de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu'il avait fait marchépour de la paille de maïsavec un de ses fermiers. (Dans ce paysc'est avec de la paille de maïs que l'on remplit les paillasses des lits.)

-- Mon mari ne nous rejoindra pasajouta Mme de Rênal; avec le jardinier et son valet de chambreil va s'occuper d'achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étagemaintenant il est au second.

Julien changea de couleur; il regarda Mme de Rênal d'un air singulieret bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s'éloigner.

-- Sauvez-moi la viedit Julien à Mme de Rênalvous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouermadameque j'ai un portrait; je l'ai caché dans la paillasse de mon lit.

A ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour.

-- Vous seulemadamepouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillezsans qu'il y paraissedans l'angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtrevous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.

-- Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal pouvant à peine se tenir debout.

Son air de découragement fut aperçu de Julienqui aussitôt en profita.

-- J'ai une seconde grâce à vous demandermadameje vous supplie de ne pas regarder ce portraitc'est mon secret.

-- C'est un secretrépéta Mme de Rênald'une voix éteinte.

Maisquoique élevée parmi des gens fiers de leur fortuneet sensibles au seul intérêt d'argentl'amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blesséece fut avec l'air du dévouement le plus simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s'acquitter de sa commission.

-- Ainsilui dit-elle en s'éloignantune petite boîte rondede carton noirbien lisse.

-- Ouimadamerépondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes.

Elle monta au second étage du châteaupâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu'elle était sur le point de se trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.

-- Il faut que j'aie cette boîtese dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambredans la chambre même de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genreelle n'eut pas la conscience de celle-cicar presque en même temps elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.

A peine fut-elle délivrée de la crainte d'être surprise par son marique l'horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.

Julien est donc amoureuxet je tiens là le portrait de la femme qu'il aime!

Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartementMme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce momentl'étonnement tempérait la douleur. Julien parutsaisit la boîtesans remerciersans rien direet courut dans sa chambre où il fit du feuet la brûla à l'instant. Il était pâleanéantiil s'exagérait l'étendue du danger qu'il venait de courir.

Le portrait de Napoléonse disait-il en hochant la têtetrouvé caché chez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur! trouvé par M. de Rênaltellement ultra et tellement irrité! et pour comble d'imprudencesur le carton blanc derrière le portraitdes lignes écrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'excès de mon admiration! et chacun de ces transports d'amour est daté! il y en a d'avant-hier.

Toute ma réputation tombéeanéantie en un moment! se disait Julienen voyant brûler la boîteet ma réputation est tout mon bienje ne vis que par elle... et encorequelle viegrand Dieu!

Une heure aprèsla fatigue et la pitié qu'il sentait pour lui-même le disposaient à l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa main qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle rougit de bonheuretpresque au même instantrepoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Juliensi récemment blesséeen fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu'une femme richeil laissa tomber sa main avec dédainet s'éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardinbientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

-- Je me promène làtranquille comme un homme maître de son temps! Je ne m'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de Rênalet il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

Les caresses du plus jeunequ'il aimait beaucoupcalmèrent un peu sa cuisante douleur.

Celui-là ne me méprise pas encorepensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l'on a acheté hier.

 

CHAPITRE X

UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE

But passion most dissemblesyet betrays

Even by its darkness; as the blackest sky

Foretells the heaviest tempest.


Don JuanC. Ist. 73.

M. de Rênalqui suivait toutes les chambres du châteaurevint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

Plus pâleplus sombre qu'à l'ordinaireil s'élança vers lui. M. de Rênal s'arrêta et regarda ses domestiques.

-- Monsieurlui dit Juliencroyez-vous qu'avec tout autre précepteurvos enfants eussent fait les mêmes progrès qu'avec moi? Si vous répondez que noncontinua Julien sans laisser à M. de Rênal le temps de parlercomment osez-vous m'adresser le reproche que je les néglige?

M. de Rênalà peine remis de sa peurconclut du ton étrange qu'il voyait prendre à ce petit paysanqu'il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu'il allait le quitter. La colère de Juliens'augmentant à mesure qu'il parlait:

-- Je puis vivre sans vousmonsieurajouta-t-il.

-- Je suis vraiment fâché de vous voir si agitérépondit M. de Rênal en balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pasoccupés à arranger les lits.

-- Ce n'est pas ce qu'il me fautmonsieurreprit Julien hors de lui; songez à l'infamie des paroles que vous m'avez adresséeset devant des femmes encore!

M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julienet un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julieneffectivement fou de colères'écria:

-- Je sais où allermonsieuren sortant de chez vous.

A ce motM. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod.

-- Eh bien! monsieurlui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il eût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureusej'accède à votre demande. A compter d'après-demainqui est le premier du moisje vous donne cinquante francs par mois.

Julien eut envie de rire et resta stupéfait: toute sa colère avait disparu.

Je ne méprisais pas assez l'animalse dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

Les enfantsqui écoutaient cette scène bouche béantecoururent au jardin dire à leur mère que M. Julien était bien en colèremais qu'il allait avoir cinquante francs par mois.

Julien les suivit par habitudesans même regarder M. de Rênalqu'il laissa profondément irrité.

Voilà cent soixante-huit francsse disait le maireque me coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.

Un instant aprèsJulien se retrouva vis-à-vis de M. de Rênal:

-- J'ai à parler de ma conscience à M. Chélan; j'ai l'honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures.

-- Ehmon cher Julien! dit M. de Rênalen riant de l'air le plus fauxtoute la journéesi vous vouleztoute celle de demainmon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.

Le voilàse dit M. de Rênalqui va rendre réponse à Valenodil ne m'a rien promismais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme.

Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisieil avait besoin d'y voir clair dans son âmeet de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.

J'ai gagné une bataillese dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommesj'ai donc gagné une bataille!

Ce mot lui peignait en beau toute sa positionet rendit à son âme quelque tranquillité.

Me voilà avec cinquante francs d'appointements par moisil faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi?

Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequelune heure auparavantil était bouillant de colèreacheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s'arrêter.

Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes rocheset puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvresil se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourireelle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujoursà ses yeuxle représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agitermalgré la violence de ses mouvementsn'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênalen huit jours il l'eût oubliéluison châteauses chiensses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcéje ne sais commentà faire le plus grand sacrifice. Quoi! plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mériteil faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.

Juliendebout sur son grand rocherregardait le cielembrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocherquand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par luide temps à autredécrivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaientil enviait cette forceil enviait cet isolement.

C'était la destinée de Napoléonserait-ce un jour la sienne?

CHAPITRE XI

UNE SOIREE

Yet Julia's very coldness still was kind

And tremulously gentle her small hand

Withdrew itself from hisbut left behind

A little pressurethrillingand so bland

And slightso very slight that to the mind.

'Twas but a doubt.


Don Juan C. I. st. 71.

Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytèreun heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de raconter l'augmentation de ses appointements.

De retour à VergyJulien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes qui l'avaient agité dans cette journée. Que leur dirai-je? pensait-il avec inquiétudeen songeant aux dames. Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amieet à son tour ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet de la forceetsi j'ose parler ainside la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulierc'était presque tous les jours tempête.

En entrant ce soir-là au jardinJulien était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaireà côté de Mme de Rénal. L'obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de luiappuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peumais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était disposé à se le tenir pour ditet à continuer gaiement la conversationquand il entendit M. de Rênal qui s'approchait.

Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin.Ne serait-ce passe dit-ilune façon de se moquer de cet êtresi comblé de tous les avantages de la fortuneque de prendre possession de la main de sa femmeprécisément en sa présence? Oui je le feraimoi pour qui il a témoigné tant de mépris.

De ce momentla tranquillité si peu naturelle au caractère de Juliens'éloigna bien vite; il désira avec anxiétéet sans pouvoir songer à rien autre choseque Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main.

M. de Rênal parlait politique avec colère: deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que luiet voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait. Julienirrité de ces discoursapprocha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublésa pensée ne fut plus à luiil approcha sa joue de ce joli brasil osa y appliquer ses lèvres.

Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre paselle se hâta de donner sa main à Julienet en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissentJulien couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuvedans cette journée fataleque l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julienelle avait été en proie à un malheur extrême qui l'avait fait réfléchir.

Quoi! j'aimeraisse disait-ellej'aurais de l'amour! Moifemme mariéeje serais amoureuse! Maisse disait-elleje n'ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre foliequi fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Juliensur des choses d'imagination. Luiil pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.

Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïveégarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompéemais à son insuet cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l'entendit parlerpresque au même instant elle le vit s'asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle. Cependantaprès quelques instantsil suffit doncse dit-ellede la présence de Julien pour effacer tous ses torts? Elle fut effrayée; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main.

Les baisers remplis de passionet tels que jamais elle n'en avait reçu de pareilslui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignantefille du soupçonla présence d'un bonheur que jamais elle n'avait même rêvélui donnèrent des transports d'amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le mondeexcepté pour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambitionni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vieil était entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et doucesi étrangère à son caractèrepressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuitet les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambreil ne songea qu'à un bonheurcelui de reprendre son livre favori; à vingt ansl'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte sur tout.

Bientôt cependant il posa le livre. A force de songer aux victoires de Napoléonil avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Ouij'ai gagné une bataillese dit-ilmais il faut en profiteril faut écraser l'orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu'il est en retraite. C'est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S'il me le refuseje lui mets encore le marché à la mainmais il cédera.

Mme de Rênal ne put fermer l'oeil. Il lui semblait n'avoir pas vécu jusqu'à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés.

Tout à coup l'affreuse parole: adultèrelui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l'idée de l'amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées voulaient tâcher de ternir l'image tendre et divine qu'elle se faisait de Julien et du bonheur de l'aimer. L'avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable.

Ce moment fut affreux; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n'avait aucune idée de telles souffranceselles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la pensée d'avouer à son mari qu'elle craignait d'aimer Julien. C'eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tantela veille de son mariage. Il s'agissait du danger des confidences faites à un mariqui après tout est un maître. Dans l'excès de sa douleurelle se tordait les mains.

Elle était entraînée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n'être pas aiméetantôt l'affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû être exposée au pilori sur la place publique de Verrièresavec un écriteau expliquant son adultère à la populace.

Mme de Rênal n'avait aucune expérience de la vie; même pleinement éveillée et dans l'exercice de toute sa raisonelle n'eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général.

Quand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie quedans son opinionce crime entraîne à sa suitelui laissait quelque reposet qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemmentet comme par le passéelle se trouvait jetée dans l'idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portraitou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première foiselle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douterMme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d'une lumièreet reconnut Elisa.

-- Est-ce vous qu'il aime? s'écria-t-elle dans sa folie.

La femme de chambreétonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtressene fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Mme de Rênal sentit son imprudence:

-- J'ai la fièvrelui dit-elleetje croisun peu de délirerestez auprès de moi.

Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambreelle lui ordonna de lire le journalet ce fut au bruit monotone de la voix de cette fillelisant un long article de La Quotidienne que Mme de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.

 

CHAPITRE XII

UN VOYAGE

On trouve à Paris des gens élégantsil peut y avoir en province des gens à caractère .

SIEYES.

Le lendemaindès cinq heuresavant que Mme de Rênal fût visibleJulien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attenteJulien se trouva le désir de la revoiril songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardinMme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'eût aiméeil l'eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étagele front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfinmalgré ses résolutionselle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée: un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la viequi donnait tant de charmes à cette figure céleste.

Julien s'approcha d'elle avec empressement; il admirait ces bras si beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'éclat d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté modeste et touchanteet cependant pleine de pensées que l'on ne trouve point dans les classes inférieuressemblait révéler à Julien une faculté de son âme qu'il n'avait jamais sentie. Tout entier à l'admiration des charmes que surprenait son regard avideJulien ne songeait nullement à l'accueil amical qu'il s'attendait à recevoir. Il fut d'autant plus étonné de la froideur glaciale qu'on cherchait à lui montreret à travers laquelle il crut même distinguer l'intention de le remettre à sa place.

Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la sociétéet surtout aux yeux d'une noble et riche héritière. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit d'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.

Il n'y a qu'un sotse dit-ilqui soit en colère contre les autres: une pierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent? Si je veux être estimé et d'eux et de moi-mêmeil faut leur montrer que c'est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richessemais que mon coeur est à mille lieues de leur insolenceet placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'âme du jeune précepteursa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son accueil fit place à l'expression de l'intérêtet d'un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on s'adresse le matin sur la santésur la beauté de la journéetarirent à la fois chez tous les deux. Juliendont le jugement n'était troublé par aucune passiontrouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendrela salua et partit.

Comme elle le regardait alleratterrée de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la veilleson fils aînéqui accourait du fond du jardinlui dit en l'embrassant:

-- Nous avons congéM. Julien s'en va pour un voyage.

A ce motMme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel; elle était malheureuse par sa vertuet plus malheureuse encore par sa faiblesse.

Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination; elle fut emportée bien au-delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il n'était plus question de résister à cet amant si aimablemais de le perdre à jamais.

Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleurM. de Rênal et Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières avait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandé un congé.

-- Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un. Mais ce quelqu'unfût-ce M. Valenoddoit être un peu découragé par la somme de 600 francsà laquelle maintenant il faut porter le déboursé annuel. Hierà Verrièreson aura demandé un délai de trois jours pour réfléchir; et ce matinafin de n'être pas obligé à me donner une réponsele petit monsieur part pour la montagne. Etre obligé de compter avec un misérable ouvrier qui fait l'insolentvoilà pourtant où nous sommes arrivés!

Puisque mon mariqui ignore combien profondément il a blessé Julienpense qu'il nous quitteraque dois-je croire moi-même? se dit Mme de Rênal. Ah! tout est décidé!

Afin de pouvoir du moins pleurer en libertéet ne pas répondre aux questions de Mme Dervilleelle parla d'un mal de tête affreuxet se mit au lit.

-- Voilà ce que c'est que les femmesrépéta M. de Rênalil y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées.

Et il s'en alla goguenard.

Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagéeJulien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivaits'élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtresforme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageurpassant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midis'étendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beautéil ne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagneprès duquel il fallait passer pour arriverpar cette route de traverseà la vallée solitaire qu'habitait Fouquéle jeune marchand de bois son ami. Julien n'était point pressé de le voirlui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proieau milieu des roches nues qui couronnent la grande montagneil pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa courseet bientôt fut établi dans cette retraite. Icidit-il avec des yeux brillants de joieles hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se livrer au plaisir d'écrire ses penséespartout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.

Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du painet je suis libre! Au son de ce grand mot son âme s'exaltason hypocrisie faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mainsJulien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été de la vieagité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s'éteindrel'un après l'autretous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immenseson âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province. Il aimait avec passionil était aimé. S'il se séparait d'elle pour quelques instantsc'était pour aller se couvrir de gloire et mériter d'en être encore plus aimé.

Même en lui supposant l'imagination de Julienun jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Pariseût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie; les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindrepour faire place à la maxime si connue: Quitte-t-on sa maîtresseon risquehélas! d'être trompé deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïquesque le manque d'occasion.

Mais une nuit profonde avait remplacé le jouret il y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotteJulien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu'il avait écrit.

Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C'était un jeune homme de haute tailleassez mal faitavec de grands traits dursun nez infiniet beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.

-- T'es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênalque tu m'arrives ainsi à l'improviste?

Julien lui racontamais comme il le fallaitles événements de la veille.

-- Reste avec moilui dit Fouquéje vois que tu connais M. de RênalM. Valenodle sous-préfet Maugironle curé Chélan; tu as compris les finesses du caractère de ces gens-là; te voilà en état de paraître aux adjudications. Tu sais l'arithmétique mieux que moitu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire par moi-même et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associé m'empêchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai fait gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amandque je n'avais pas revu depuis six anset que j'ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n'aurais-tu pas gagnétoices six mille francsou du moins trois mille? carsi ce jour-là je t'avais eu avec moij'aurais mis l'enchère à cette coupe de boiset tout le monde me l'eût bientôt laissée. Sois mon associé.

Cette offre donna de l'humeur à Julienelle dérangeait sa folie. Pendant tout le souperque les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d'Homèrecar Fouqué vivait seulil montra ses comptes à Julienet lui prouva combien son commerce de bois présentait d'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien.

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: Il est vraise dit-ilje puis gagner ici quelques mille francspuis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtresuivant la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j'aurai amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagnej'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marieril me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s'il prend un associé qui n'a pas de fonds à verser dans son commercec'est dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

Tromperai-je mon ami? s'écria Julien avec humeur. Cet êtredont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salutne put cette fois supporter l'idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait.

Mais tout à coup Julien fut heureuxil avait une raison pour refuser. Quoi! je perdrais lâchement sept ou huit années! j'arriverais ainsi à vingt-huit ans; maisà cet âgeBonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j'aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois et méritant la faveur de quelques fripons subalternesqui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom?

Le lendemain matinJulien répondit d'un grand sang-froid au bon Fouquéqui regardait l'affaire de l'association comme terminéeque sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d'accepter. Fouqué n'en revenait pas.

-- Mais songes-tului répétait-ilque je t'associeousi tu l'aimes mieuxque je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rênalqui te méprise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toiqu'est-ce qui t'empêche d'entrer au séminaire? Je te dirai plusje me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Carajouta Fouqué en baissant la voixje fournis de bois à brûler M. le...M. le...M... Je leur livre de l'essence de chêne de première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blancmais jamais argent ne fut mieux placé.

Rien ne put vaincre la vocation de Julien. Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jourde grand matinJulien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grottemais il n'avait plus la paix de l'âmeles offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Herculeil se trouvait non entre le vice et la vertumais entre la médiocrité suivie d'un bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n'ai donc pas une véritable fermetése disait-il; et c'était là le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommespuisque je crains que huit années passées à me procurer du pain ne m'enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.

 

CHAPITRE XIII

LES BAS A JOUR

Un roman: c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin.

SAINT REAL

Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de Vergyil remarqua quedepuis l'avant-veilleil n'avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal. L'autre jour en partantcette femme m'a rappelé la distance infinie qui nous sépareelle m'a traité comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien joliecette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!

La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent gâtés par l'irritationet le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevéil pouvait jugeret dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa position en philosophemais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne.

Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le petit récit de son voyagequ'elle lui avait demandé.

Fouqué avait eu des projets de mariagedes amours malheureuses; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôtFouqué s'était aperçu qu'il n'était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitairetoute d'imagination et de méfiancel'avait éloigné de tout ce qui pouvait l'éclairer.

Pendant son absencela vie n'avait été pour Mme de Rênal qu'une suite de supplices différentsmais tous intolérables; elle était réellement malade.

-- Surtoutlui dit Mme Dervillelorsqu'elle vit arriver Julienindisposée comme tu l'estu n'iras pas ce soir au jardinl'air humide redoublerait ton malaise.

Mme Derville voyait avec étonnement que son amietoujours grondée par M. de Rênalà cause de l'excessive simplicité de sa toilettevenait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris. Depuis trois joursla seule distraction de Mme de Rênal avait été de tailler et de faire faire en toute hâte par Elisa une robe d'étéd'une jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle être terminée quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal la mit aussitôt. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aimel'infortunée! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie.

Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. Mme de Rênal s'attendait à chaque moment qu'il allait s'expliqueret annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujetauquel il ne songeait pas. Après des combats affreuxMme de Rênal osa enfin lui dired'une voix tremblanteet où se peignait toute sa passion:

-- Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs?

Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal. Cette femme-là m'aimese dit-il; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueilet dès qu'elle ne craindra plus mon départelle reprendra sa fierté. Cette vue de la position respective futchez Julienrapide comme l'éclairil répondit en hésitant:

-- J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi.

En prononçant la parole si bien nés (c'était un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu)il s'anima d'un profond sentiment d'anti-sympathie.

Aux yeux de cette femmemoise disait-ilje ne suis pas bien né.

Mme de Rênalen l'écoutantadmirait son géniesa beautéelle avait le coeur percé de la possibilité de départ qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrièresquipendant l'absence de Julienétaient venus dîner à Vergylui avaient fait compliment comme à l'envi sur l'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n'est pas que l'on comprît rien aux progrès des enfants. L'action de savoir par coeur la Bibleet encore en latinavait frappé les habitants de Verrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle.

Julienne parlant à personneignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait eu le moindre sang-froidelle lui eût fait compliment de la réputation qu'il avait conquiseet l'orgueil de Julien rassuréil eût été pour elle doux et aimabled'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rênal contente aussi de sa jolie robeet de ce que lui en disait Julienavait voulu faire un tour de jardin; bientôt elle avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur etbien loin d'augmenter ses forcesle contact de ce bras les lui ôtait tout à fait.

Il était nuit; à peine fut-on assisque Julienusant de son ancien privilègeosa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisineet lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses maîtresseset non à Mme de Rênal; le mot bien nés pesait encore sur son coeur. On lui serra la maince qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d'être fierou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidentsla beautél'élégancela fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l'âmel'absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.

Julien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère qu'avec le hasard de la société; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d'arriver à l'aisanceil avait de l'humeur contre lui-même. Tout à ses penséesquoique de temps en temps il dît quelques mots à ces damesJulien finit sans s'en apercevoir par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action bouleversa l'âme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort.

Certaine de l'affection de Julienpeut-être sa vertu eût trouvé des forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamaissa passion l'égara jusqu'au point de reprendre la main de Julienquedans sa distractionil avait laissée appuyée sur le dossier d'une chaise. Cette action réveilla ce jeune ambitieux: il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers quià tablelorsqu'il était au bas bout avec les enfantsle regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne peut plus me mépriser: dans ce casse dit-ilje dois être sensible à sa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant. Une telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.

La détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction agréable. Il se disait: il faut que j'aie une de ces deux femmes; il s'aperçut qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville; ce n'est pas qu'elle fût plus agréablemais toujours elle l'avait vu précepteur honoré pour sa scienceet non pas ouvrier charpentieravec une veste de ratine pliée sous le brascomme il était apparu à Mme de Rênal.

C'était précisément comme jeune ouvrierrougissant jusqu'au blanc des yeuxarrêté à la porte de la maison et n'osant sonnerque Mme de Rênal se le figurait avec le plus de charme. [Variante : Cette femmeque les bourgeois du pays disaient si hautainesongeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractère faite par le rang d'un homme. Un charretier qui eût montré de la bravoure eût été plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'âme de Julien plus noble que celle de tous ses cousinstous gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titrés.]

En poursuivant la revue de sa positionJulien vit qu'il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Dervillequi s'apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci: Que connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyageje lui prenais la mainelle la retirait; aujourd'hui je retire ma mainelle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu'à cause de la facilité des entrevues.

Tel esthélas! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ansl'âme d'un jeune hommes'il a quelque éducationest à mille lieues du laisser-allersans lequel l'amour n'est souvent que le plus ennuyeux des devoirs.

Je me dois d'autant pluscontinua la petite vanité de Juliende réussir auprès de cette femmeque si jamais je fais fortuneet que quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteurje pourrai faire entendre que l'amour m'avait jeté à cette place. Julien éloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rênalpuis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salonvers minuitMme de Rênal lui dit à mi-voix:

-- Vous nous quitterezvous partirez?

Julien répondit en soupirant:

-- Il faut bien que je partecar je vous aime avec passionc'est une faute... et quelle faute pour un jeune prêtre!

Mme de Rênal s'appuya sur son braset avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle arrive à l'âge de la vraie passionle charme de la nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romanstoutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacerpas même le spectre de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce moment. L'idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênalqui l'avait agitée quelques jours auparavantse présenta en vainon la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Juliense dit Mme de Rênalnous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.

CHAPITRE XIV

LES CISEAUX ANGLAIS

Une jeune fille de seize ans avait un teint de roseet elle mettait du rouge.

POLIDORI.

Pour Julienl'offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur; il ne pouvait s'arrêter à aucun parti.

Hélas! peut-être manqué-je de caractèrej'eusse été un mauvais soldat de Napoléon. Du moinsajouta-t-ilma petite intrigue avec la maîtresse du logis va me distraire un moment.

Heureusement pour luimême dans ce petit incident subalternel'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa Bibleil se fit un plan de campagne fort détaillé. Commesans se l'avoueril était fort troubléil écrivit ce plan.

Le lendemain matin au salonMme de Rênal fut un instant seule avec lui:

-- N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle.

A cette demande si flatteusenotre héros ne sut que répondre. Cette circonstance n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un planl'esprit vif de Julien l'eût bien servila surprise n'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus.

Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. Mme de Rênal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui manquait précisément à ses yeux à cet hommeauquel on trouvait tant de géniec'était l'air de la candeur.

-- Ton petit précepteur m'inspire beaucoup de méfiancelui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois.

Julien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre à Mme de Rênal.

Un homme comme moi se doit de réparer cet échecetsaisissant le moment où l'on passait d'une pièce à l'autreil crut de son devoir de donner un baiser à Mme de Rênal.

Rien de moins amenérien de moins agréable et pour lui et pour ellerien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'être aperçus. Mme de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod.

Que m'arriverait-ilse dit-ellesi j'étais seule avec lui? Toute sa vertu revintparce que l'amour s'éclipsait.

Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours auprès d'elle.

La journée fut ennuyeuse pour Julienil la passa tout entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rênalsans que ce regard n'eût un pourquoi; cependantil n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne réussissait point à être aimableet encore moins séduisant.

Mme de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C'est la timidité de l'amour dans un homme d'esprit! se dit-elle enfinavec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale!

Après le déjeunerMme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugironle sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle positionet par le plus grand jourque notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rênaldont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.

Mme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa tomber ses ciseauxson peloton de laineses aiguilleset le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseauxqu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se brisèrentet Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s'était pas trouvé plus près d'elle.

-- Vous avez aperçu la chute avant moivous l'eussiez empêchée; au lieu de cela votre zèle n'a réussi qu'à me donner un fort grand coup de pied.

Tout cela trompa le sous-préfetmais non Mme Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rênal trouva le moment de dire à Julien:

-- Soyez prudentje vous l'ordonne.

Julien voyait sa gaucherieil avait de l'humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot: Je vous l'ordonne . Il fut assez sot pour penser: elle pourrait me dire  je l'ordonne s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des enfantsmais en répondant à mon amourelle suppose l'égalité. On ne peut aimer sans égalité ... et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l'égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneilleque Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant:

................... L'amour

Fait les égalités et ne les cherche pas.

Julien s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juanlui qui de la vie n'avait eu de maîtresseil fut sot à mourir toute la journée. Il n'eut qu'une idée juste; ennuyé de lui et de Mme de Rênalil voyait avec effroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardinà côté d'elle et dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir le curé; il partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.

A VerrièresJulien trouva M. Chélan occupé à déménager; il venait enfin d'être destituéle vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curéet il eut l'idée d'écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu'il se sentait pour le saint ministère l'avait empêché d'accepter d'abord ses offres obligeantesmais qu'il venait de voir un tel exemple d'injusticeque peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s'applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commercesi dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'héroïsme.

CHAPITRE XV

LE CHANT DU COQ

Amour en latin faict amor;

Or donc provient d'amour la mort

Etpar avantsoulcy qui mord

Deuilplourspiègesforfaitzremords...


BLASON D'AMOUR.

Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitementil eût pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encoreil fut assez maussade; sur le soirune idée ridicule lui vintet il la communiqua à Mme de Rênalavec une rare intrépidité.

A peine fut-on assis au jardinquesans attendre une obscurité suffisanteJulien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rênaletau risque de la compromettre horriblementil lui dit:

-- Madamecette nuità deux heuresj'irai dans votre chambreje dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement ques'il eût pu suivre son penchantil se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jourset n'eût plus vu ces dames. Il comprenait quepar sa conduite savante de la veilleil avait gâté toutes les belles apparences du jour précédentet ne savait réellement à quel saint se vouer.

Mme de Rênal répondit avec une indignation réelleet nullement exagéréeà l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponseprononcée fort basle mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfantsJulien alla dans leur chambreet à son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de Rênal. Il s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuseet Julien s'en tira fort bienà quelques moments de silence prèspendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvrese disait-ilpour forcer Mme de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croireil y a trois joursqu'elle était à moi!

Julien était extrêmement déconcerté de l'état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le succès.

Lorsqu'on se sépara à minuitson pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du mépris de Mme Dervilleet que probablement il n'était guère mieux avec Mme de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très humiliéJulien ne dormit point. Il était à mille lieues de l'idée de renoncer à toute feinteà tout projetet de vivre au jour le jour avec Mme de Rênalen se contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée.

Il se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantesun instant aprèsil les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureuxquand deux heures sonnèrent à l'horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l'événement le plus pénible. Il n'avait plus songé à sa proposition impertinentedepuis le moment où il l'avait faite; elle avait été si mal reçue!

Je lui ai dit que j'irais chez elle à deux heuresse dit-il en se levantje puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d'un paysan. Mme Derville me l'a fait assez entendremais du moins je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s'applaudir de son couragejamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porteil était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous luiet il fut forcé de s'appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênaldont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Maisgrand Dieu! qu'y ferait-il? Il n'avait aucun projetet quand il en aurait euil se sentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre.

Enfinsouffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mortil entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumièreune veilleuse brûlait sous la cheminée; il ne s'attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrerMme de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux! s'écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant à ses piedsen embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême duretéil fondit en larmes.

Quelques heures aprèsquand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênalon eût pu direen style de romanqu'il n'avait plus rien à désirer. En effetil devait à l'amour qu'il avait inspiré et à l'impression imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes séduisantsune victoire à laquelle ne l'eût pas conduit toute son adresse si maladroite.

Maisdans les moments les plus douxvictime d'un orgueil bizarreil prétendit encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des femmes: il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naîtreet aux remords qui en relevaient la vivacitél'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternels'il s'écartait du modèle idéal qu'il se proposait de suivre. En un motce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ansqui a des couleurs charmanteset quipour aller au bala la folie de mettre du rouge.

Mortellement effrayée de l'apparition de JulienMme de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.

Même quand elle n'eut plus rien à lui refuserelle repoussait Julien loin d'elleavec une indignation réelleet ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémissionet cherchait à se cacher la vue de l'enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un motrien n'eût manqué au bonheur de notre hérospas même une sensibilité brûlante dans la femme qu'il venait d'enlevers'il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient malgré elleet ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu! être heureuxêtre aimén'est-ce que ça? Telle fut la première pensée de Julienen rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirerne trouve plus quoi désireret cependant n'a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la paradeJulien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite.

-- N'ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même? Ai-je bien joué mon rôle?

Et quel rôle? celui d'un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.

 

CHAPITRE XVI

LE LENDEMAIN

He turn'd his lip to hersand with his hand

Call'd back the tangles of her wandering hair.


Don Juan. C. 1. st. 170 .

Heureusementpour la gloire de JulienMme de Rênal avait été trop agitéetrop étonnéepour apercevoir la sottise de l'homme qui en un moment était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l'engageait à se retirervoyant poindre le jour:

-- Oh! mon Dieudisait-ellesi mon mari a entendu du bruitje suis perdue.

Julienqui avait le temps de faire des phrasesse souvint de celle-ci:

-- Regretteriez-vous la vie?

-- Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L'attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actionsdans la folle idée de paraître un homme d'expériencen'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de Rênal à déjeunersa conduite fut un chef-d'oeuvre de prudence.

Pour elleelle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeuxet ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son troubleet ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abordMme de Rênal admira sa prudence. Bientôtvoyant que cet unique regard ne se répétait paselle fut alarmée: «Est-ce qu'il ne m'aimerait plusse dit-elle; hélas! je suis bien vieille pour lui; j'ai dix ans de plus que lui.»

En passant de la salle à manger au jardinelle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaireil la regarda avec passioncar elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner; ettout en baissant les yeuxil avait passé son temps à se détailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari.

Au déjeunerce mari ne s'était aperçu de rien; il n'en était pas de même de Mme Derville: elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journéeson amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindresous de hideuses couleursle danger qu'elle courait.

Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien; elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgré la douceur inaltérable de son caractèreelle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune.

Le soirau jardinMme Derville arrangea si bien les chosesqu'elle se trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvresne put pas même lui adresser un mot.

Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d'un remords. Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit précédentequ'elle tremblait qu'il ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heureet alla s'établir dans sa chambre. Maisne tenant pas à son impatienceelle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion qui la dévoraientelle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassessescar elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siècles de tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoirpour manquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit.

Comme une heure sonnaitil s'échappa doucement de sa chambres'assura que le maître de la maison était profondément endormiet parut chez Mme de Rênal. Ce jour-làil trouva plus de bonheur auprès de son amiecar il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.

-- Hélas! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui répétait-elle sans projetet parce que cette idée l'opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheurmais il vit qu'il était réelet il oublia presque toute sa peur d'être ridicule.

La sotte idée d'être regardé comme un amant subalterneà cause de sa naissance obscuredisparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresseelle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusementil n'eut presque pasce jour-làcet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoiremais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôlecette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des âges.

Quoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amourla différence d'âge estaprès celle de fortuneun des grands lieux communs de la plaisanterie de provincetoutes les fois qu'il est question d'amour.

En peu de joursJulienrendu à toute l'ardeur de son âgefut éperdument amoureux.

Il faut convenirse disait-ilqu'elle a une bonté d'âme angéliqueet l'on n'est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer. Dans un moment d'abandonil lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc point eu de rivale heureusese disait Mme de Rênal avec délices! Elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt; Julien lui jura que c'était celui d'un homme.

Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchirelle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existâtet que jamais elle ne s'en fût doutée.

Ah! se disait-ellesi j'avais connu Julien il y a dix ansquand je pouvais encore passer pour jolie!

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l'ambition; c'était de la joie de posséderlui pauvre être malheureux et si mépriséune femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d'adorationses transports à la vue des charmes de son amiefinirent par la rassurer un peu sur la différence d'âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civiliséselle eût frémi pour la durée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d'amour-propre.

Dans ses moments d'oubli d'ambitionJulien admirait avec transport jusqu'aux chapeauxjusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amieappuyée sur luile regardait; luiregardait ces bijouxces chiffons quila veille d'un mariageemplissent une corbeille de noce.

J'aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rênal; quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui!

Pour Julienjamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l'artillerie féminine. Il est impossiblese disait-ilqu'à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d'objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui l'avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments oùmalgré ses habitudes d'hypocrisieil trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l'admiraitson ignorance d'une foule de petits usages. Le rang de sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênalde son côtétrouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsidans une foule de petites chosesce jeune homme rempli de génieet qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de l'admirer; ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Dervilleelle était bien loin d'avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu'elle croyait devineret voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme quià la lettreavait perdu la têteelle quitta Vergy sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme de Rênal en versa quelques larmeset bientôt il lui sembla que sa félicité redoublait. Par ce départ elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant.

Julien se livrait d'autant plus à la douce société de son amiequetoutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-mêmela fatale proposition de Fouqué venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelleil y eut des moments où luiqui n'avait jamais aiméqui n'avait jamais été aimé de personnetrouvait un si délicieux plaisir à être sincèrequ'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal l'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de son existence. Il eût voulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la proposition de Fouquémais un petit événement empêcha toute franchise.

 

CHAPITRE XVII

LE PREMIER ADJOINT

Ohow this spring of love resembleth

The uncertain glory of an April day

Which now shows all the beauty of the sun

And by and by a cloud takes all away!


TWO GENTLEMEN OF VERONA.

Un soir au coucher du soleilassis auprès de son amieau fond du vergerloin des importunsil rêvait profondément. Des moments si douxpensait-ildureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la difficulté de prendre un étatil déplorait ce grand accès de malheur qui termine l'enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche. -- Ah! s'écria-t-ilque Napoléon était bien l'homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureuxmême plus riches que moiqui ont juste les quelques écus qu'il faut pour se procurer une bonne éducationet qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière! Quoi qu'on fasseajouta-t-il avec un profond soupirce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux!

Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcilelle prit un air froid et dédaigneux; cette façon de penser lui semblait convenir à un domestique. Elevée dans l'idée qu'elle était fort richeil lui semblait chose convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie[variante : elle l'eût aimé même ingrat et perfide] et ne faisait aucun cas de l'argent.

Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcils le rappela sur la terre. Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dameassise si près de lui sur le banc de verdureque les mots qu'il venait de répéteril les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le raisonnement des impies.

-- Eh bien! ne vous mêlez plus à ces gens-làdit Mme de Rênalgardant encore un peu de cet air glacial quitout à coupavait succédé à l'expression de la plus vive tendresse.

Ce froncement de sourcilsou plutôt le remords de son imprudencefut le premier échec porté à l'illusion qui entraînait Julien. Il se dit: Elle est bonne et douceson goût pour moi est vifmais elle a été élevée dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d'hommes de coeur quiaprès une bonne éducationn'a pas assez d'argent pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobless'il nous était donné de les combattre à armes égales! Moipar exemplemaire de Verrièresbien intentionnéhonnête comme l'est au fond M. de Rénal! comme j'enlèverais le vicaireM. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.

Le bonheur de Julien futce jour-làsur le point de devenir durable. Il manqua à notre héros d'oser être sincère. Il fallait avoir le courage de livrer bataillemais sur-le-champ ; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julienparce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classestrop bien élevés. L'air froid de Mme de Rênal dura assez longtempset sembla marqué à Julien. C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à sa répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traitssi purs et si naïfsquand elle était heureuse et loin des ennuyeux.

Julien n'osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureuxil trouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu'elle vînt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans la maisonvingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de Fouqué des livres que luiélève en théologien'eût jamais pu demander à un libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n'être pas interrompu par une visitedont l'attentela veille encore de la petite scène du vergerl'eût mis hors d'état de lire.

Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites chosesdont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune homme né hors de la sociétéquelque génie naturel qu'on veuille lui supposer.

Cette éducation de l'amourdonnée par une femme extrêmement ignorantefut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu'elle a été autrefoisil y a deux mille ansou seulement il y a soixante ansdu temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joieun voile tomba de devant ses yeuxil comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdiesdepuis deux ansauprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées par des lettres venues de Pariset écrites par ce qu'il y a de plus illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirodc'était l'homme le plus dévot du paysle premieret non pas le second adjoint du maire de Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort richequ'il fallait absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surprisquand la haute société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjointdont le reste de la ville et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l'importancec'est qu'ainsi que chacun saitle côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf piedscar cette rue est devenue route royale.

Orsi M. de Moirodqui avait trois maisons dans le cas de reculerparvenait à être premier adjointet par la suite maire dans le cas où M. de Rênal serait nommé députéil fermerait les yeuxet l'on pourrait faireaux maisons qui avancent sur la voie publiquede petites réparations imperceptiblesau moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirodon était sûr qu'il serait coulant car il avait beaucoup d'enfants. Parmi les maisons qui devaient reculerneuf appartenaient à tout ce qu'il y a de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Juliencette intrigue était bien plus importante que l'histoire de la bataille de Fontenoydont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et l'humilité d'esprit étant les premières qualités d'un élève en théologieil lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jourMme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son maril'ennemi de Julien.

-- Maismadamec'est aujourd'hui le dernier vendredi du moisrépondit cet homme d'un air singulier.

-- Allezdit Mme de Rênal

-- Eh bien! dit Julienil va se rendre dans ce magasin à foinéglise autrefoiset récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un de ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer.

-- C'est une institution fort salutairemais bien singulièrerépondit Mme de Rênal; les femmes n'y sont point admises: tout ce que j'en saisc'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemplece domestique va y trouver M. Valenodet cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s'entendre tutoyer par Saint-Jeanet lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu'on y faitje demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu'un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnablespuisqu'ils étaient de partis contrairesajoutaitsans qu'il s'en doutâtau bonheur qu'il lui devait et à l'empire qu'elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d'enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raisonc'était avec une docilité parfaite que Julienla regardant avec des yeux étincelants d'amourécoutait ses explications du monde comme il va. Souvent au milieu du récit de quelque friponnerie savanteà l'occasion d'un chemin ou d'une fourniturel'esprit de Mme de Rênal s'égarait tout à coup jusqu'au délire; Julien avait besoin de la gronderelle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore pas à quinze ans? Un instant aprèselle l'admirait comme son maître. Son génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait papeelle le voyait premier ministre comme Richelieu.

-- Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julienla place est faite pour un grand homme; la monarchiela religion en ont besoin.

CHAPITRE XVIII

UN ROI A VERRIERES

N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un cadavre de peuplesans âmeet

dont les veines n'ont plus de sang?


Discours de l'Evêque

à la chapelle de Saint-Clément .

Le trois septembre à dix heures du soirun gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivantet l'on était au mardi. Le préfet autorisaitc'est-à-dire demandait la formation d'une garde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuitet trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi.

Qui commandera la garde d'honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien il importaitdans l'intérêt des maisons sujettes à reculerque M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirodelle était au-dessus de toute comparaisonmais jamais il n'avait monté à cheval. C'était un homme de trente-six anstimide de toutes les façonset qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

-- Vous voyezmonsieurque je réclame vos aviscomme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrentle parti libéral devient millionnaireil aspire au pouvoiril saura se faire des armes de tout. Consultons l'intérêt du roicelui de la monarchieet avant tout l'intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vousmonsieurque l'on puisse confier le commandement de la garde d'honneur?

Malgré la peur horrible que lui faisait le chevalM. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. «Je saurai prendre un ton convenable»dit-il au maire. A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d'un prince du sang.

A sept heuresMme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union des partiset venaient la supplier d'engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si son mari n'était pas élude chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un mystère de ce qui l'agitait. Je l'avais prévuse disait-il avec amertumeson amour s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l'éblouit. Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnanteil l'en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maisonil épia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à luiJulienemportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'écouter. Je suis bien sot d'aimer une telle femmel'ambition la rend aussi folle que son mari.

Elle l'était davantage; un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais avoué à Julien de peur de le choquerétait de le voir quitterne fût-ce que pour un jourson triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelleelle obtint d'abord de M. de Moirodet ensuite de M. le sous-préfet de Maugironque Julien serait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six jeunes gensfils de fabricants fort aiséset dont deux au moins étaient d'une exemplaire piété. M. Valenodqui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normandsconsentit à donner un de ses chevaux à Julienl'être qu'il haïssait le plus. Mais tous les gardes d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argentqui avaient brillé sept ans auparavant. Mme de Rênal voulait un habit neufet il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançonet en faire revenir l'habit d'uniformeles armesle chapeauetc.tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisantc'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendrelui et la ville.

Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public terminéle maire eut à s'occuper d'une grande cérémonie religieusele roi de *** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l'on conserve à Bray-le-Hautà une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreuxce fut l'affaire la plus difficile à arranger; M. Maslonle nouveau curévoulait à tout prix éviter la présence de M. Chélan. En vainM. de Rênal lui représentait qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Moledont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la provinceavait été désigné pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrièreset s'il le trouvait disgraciéil était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s'était retiréaccompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet!

-- Je suis déshonoré ici et à Besançonrépondait l'abbé Maslons'il paraît dans mon clergé. Un jansénistegrand Dieu!

-- Quoi que vous en puissiez diremon cher abbérépliquait M. de Rênalje n'exposerai pas l'administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pasil pense bien à la cour; mais icien provincec'est un mauvais plaisant satiriquemoqueurne cherchant qu'à embarrasser les gens. Il est capableuniquement pour s'amuserde nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimancheaprès trois jours de pourparlersque l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l'abbé Chélanpour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Hautsi toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait l'accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanchedes milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfinvers les trois heurestoute cette foule fut agitéeon apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformeschacun reconnaissait un parentun ami. On se moquait de la peur de M. de Moiroddont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçontrès minceque d'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les unschez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune hommemontant un des chevaux normands de M. Valenodle petit Sorelfils du charpentier. Il n'y eut qu'un cri contre le mairesurtout parmi les libéraux. Quoiparce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmotsil avait l'audace de le nommer garde d'honneurau préjudice de messieurs tels et telsriches fabricants! Ces Messieursdisait une dame banquièredevraient bien faire une avanie à ce petit insolentné dans la crotte. -- Il est sournois et porte un sabrerépondait le voisinil serait assez traître pour leur couper la figure.

Les propos de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En généralon rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Pendant qu'il était l'occasion de tant de proposJulien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardiil se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagnes. Il voyait dans les yeux des femmes qu'il était question de lui.

Ses épaulettes étaient plus brillantesparce qu'elles étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instantil était au comble de la joie.

Son bonheur n'eut plus de borneslorsquepassant près du vieux rempartle bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasardil ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.

Une personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calècheet faisant rapidement un grand détourelle arriva à temps pour frémir quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfinsa calèche sortant au grand galoppar une autre porte de la villeelle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passeret put suivre la garde d'honneur à vingt pas de distanceau milieu d'une noble poussière. Dix mille paysans crièrent: Vive le roi! quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure aprèslorsquetous les discours écoutésle roi allait entrer dans la villela petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s'ensuivitnon pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipsick et à Montmirailmais pour le futur premier adjointM. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l'unique bourbier qui fût sur la grande routece qui fit esclandreparce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîneret aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A peine le roi fut-il à l'égliseque Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Làil quitta en soupirant son bel habit bleu de cielson sabreses épaulettespour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à chevalet en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysanspensa Julien. On ne peut se remuer à Verrièreset en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaireelle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restaurationet l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le gronda fortet lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évêque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Molerécemment nomméet qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put trouver cet évêque.

Le clergé s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l'ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Hautcomposé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'évêqueles curés pensèrent qu'il était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriveret qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de M. Chélan l'avait fait doyen; malgré l'humeur qu'il témoignait à Julienil lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastiqueil avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; maispar un oubli qui redoubla la colère de M. Chélansous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur.

Arrivés à l'appartement de l'évêquede grands laquais bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité de doyen du chapitre noble de Bray-le-Hautil avait le privilège d'être admis en tout temps auprès de l'évêque officiant.

L'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais. Il se mit à parcourir les dortoirs de l'antique abbayesecouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite céda à ses effortset il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneuren habits noirs et la chaîne au cou. A son air pressé ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombreet toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seuleles fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette maçonnerie n'était déguisée par rienet faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignonset que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péchéétaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y voyaitfigurés en bois de différentes couleurstous les mystères de l'Apocalypse.

Cette magnificence mélancoliquedégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanctoucha Julien. Il s'arrêta en silence. A l'autre extrémité de la salleprès de l'unique fenêtre par laquelle le jour pénétraitil vit un miroir mobile en acajou. Un jeune hommeen robe violette et en surplis de dentellemais la tête nueétait arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieuetsans doutey avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrité; de la main droiteil donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier cecipensa-t-il? est-ce une cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le secrétaire de l'évêque... il sera insolent comme les laquais... ma foin'importeessayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salletoujours la vue fixée vers l'unique fenêtreet regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infiniet sans se reposer un instant.

A mesure qu'il approchaitil distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelle arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parlerse dit-il enfin; mais la beauté de la salle l'avait émuet il était froissé d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psychése retournaet quittant subitement l'air fâchélui dit du ton le plus doux:

-- Eh bien! monsieurest-elle enfin arrangée?

Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers luiJulien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c'était l'évêque d'Agde. Si jeunepensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!...

Et il eut honte de ses éperons.

-- Monseigneurrépondit-il timidementje suis envoyé par le doyen du chapitreM. Chélan.

-- Ah! il m'est fort recommandédit l'évêque d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardonmonsieurje vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut. Cela fera le plus vilain effetajouta le jeune évêque d'un air tristeet encore on me fait attendre!

-- Monseigneurje vais chercher la mitresi Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

-- Allezmonsieurrépondit l'évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre.

Quand Julien fut arrivé au milieu de la salleil se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions. Qu'est-ce que cela peut être? se demanda Juliensans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambreil vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurscédant malgré eux au regard impérieux de Julienlui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter: en traversant la salleil marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la glace; maisde temps à autresa main droitequoique fatiguéedonnait encore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évêque secoua la tête.

-- Ah! elle tiendradit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu?

Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la piècepuis se rapprochant du miroir à pas lentsil reprit l'air fâchéet donnait gravement des bénédictions.

Julien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendremais n'osait pas. L'évêque s'arrêtaet le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité:

-- Que dites-vous de ma mitremonsieurva-t-elle bien?

-- Fort bienMonseigneur.

-- Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d'officier.

-- Elle me semble aller fort bien

-- Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pasà cause de mon âge surtoutavoir l'air trop léger.

Et l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.

C'est clairdit Julienosant enfin comprendreil s'exerce à donner la bénédiction.

Après quelques instants:

-- Je suis prêtdit l'évêque. Allezmonsieuravertir M. le doyen et messieurs du chapitre.

Bientôt M. Chélansuivi des deux curés les plus âgésentra par une fort grande porte magnifiquement sculptéeet que Julien n'avait pas aperçue. Mais cette fois il resta à son rangle dernier de touset ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte.

L'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le seuilles curés se formèrent en procession. Après un petit moment de désordrela procession commença à marcher en entonnant un psaume. L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneurcomme attaché à l'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatantils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait d'admiration pour une si belle cérémonie. L'ambition réveillée par le jeune âge de l'évêquela sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son coeur. Cette politesse était bien autre chose que celle de M. de Rênalmême dans ses bons jours. Plus on s'élève vers le premier rang de la sociétése dit Julienplus on trouve de ces manières charmantes.

On entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques; Julien crut qu'elles s'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traînée par huit chevaux au galopelle venait d'arriver; et à peine arrivéemise en batterie par les canonniers de Leipsickelle tirait cinq coups par minutecomme si les Prussiens eussent été devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julienil ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeunepensait-ilêtre évêque d'Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-être.

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan prit l'un des bâtonsmais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air vieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l'adresse! pensa-t-il.

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L'évêque le harangua avec onctionet sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté.

Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département. Julien appritpar le discours de l'évêqueque le roi descendait de Charles le Téméraire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu'avait coûté cette cérémonie. M. de La Molequi avait fait avoir un évêché à son neveuavait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.

Après le discours de l'évêque et la réponse du roiSa Majesté se plaça sous le daisensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l'autel. Le choeur était environné de stalleset les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélanà peu près comme un caudataire près de son cardinalà la chapelle Sixtineà Rome. Il y eut un Te Deum des flots d'encensdes décharges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux jacobins.

Julien était à six pas du roiqui réellement priait avec abandon. Il remarquapour la première foisun petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d'autres seigneursdont les habits étaient tellement brodés d'orquesuivant l'expression de Julienon ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après que c'était M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et même insolent.

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêquepensa-t-il. Ah! l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la reliqueet je ne vois point de relique. Où sera saint Clément?

Un petit clercson voisinlui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l'édifice dans une chapelle ardente .

Qu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention redoubla.

En cas de visite d'un prince souverainl'étiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardentemonseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa le suivre.

Après avoir monté un long escalieron parvint à une porte extrêmement petitemais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence. Cet ouvrage avait l'air fait de la veille.

Devant la porte étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes fillesappartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant d'ouvrir la portel'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu'il priait à haute voixelles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentellessa bonne grâcesa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instantil se fût battu pour l'Inquisitionet de bonne foi. La porte s'ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre eux par des bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était fort petitemais très élevée. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes fillesles deux curés et Julien.

Bientôt le roi arrivasuivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en dehorsà genouxet présentant les armes.

Sa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Juliencollé contre la porte doréeaperçutpar-dessous le bras nu d'une jeune fillela charmante statue de saint Clément. Il était caché sous l'autelen costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d'où le sang semblait couler. L'artiste s'était surpassé; ses yeux mourantsmais pleins de grâceétaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche charmantequi à demi fermée avait encore l'air de prier. A cette vuela jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmesune de ses larmes tomba sur la main de Julien.

Après un instant de prières dans le plus profond silencetroublé seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix lieues à la rondel'évêque d'Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simplesmais dont l'effet n'en était que mieux assuré.

-- N'oubliez jamaisjeunes chrétiennesque vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faiblespersécutésassassinés sur la terrecomme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Clémentils triomphent au ciel. N'est-ce pasjeunes chrétiennesvous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous détesterez l'impie. A jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grandsi terriblemais si bon.

A ces motsl'évêque se leva avec autorité.

-- Vous me le promettez? dit-ilen avançant le bras d'un air inspiré.

-- Nous le promettonsdirent les jeunes fillesen fondant en larmes.

-- Je reçois votre promesse au nom du Dieu terrible! ajouta l'évêqued'une voix tonnante.

Et la cérémonie fut terminée.

Le roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bonduc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils étaient cachés dans la charmante figure de cire.

Sa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces mots: HAINE A L'IMPIEADORATION PERPETUELLE.

M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soirà Verrièresles libéraux trouvèrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partirle roi fit une visite à M. de Moirod.

 

CHAPITRE XIX

PENSER FAIT SOUFFRIR

Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.

BARNAVE.

En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M. de La MoleJulien trouva une feuille de papier très fortpliée en quatre. Il lut au bas de la première page:

A. S. E. M. le marquis de La Molepair de Francechevalier des ordres du roietc.etc.

C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.

«Monsieur le marquis

«J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'étais dans Lyonexposé aux bombeslors du siègeen 93d'exécrable mémoire. Je communie; je vais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale. Je n'ai jamais manqué au devoir pascalmême en 93d'exécrable mémoire. Ma cuisinièreavant la Révolution j'avais des gensma cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération généraleet j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je portedans les grandes occasionsun gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrièresqui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'autrele titulaire étant fort maladeet d'ailleurs votant mal aux électionsetc.

«DE CHOLIN.»

En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod et qui commençait par cette ligne: «J'ai eu l'honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande»etc.

Ainsimême cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivrese dit Julien.

Huit jours après le passage du roi de *** à Verrièresce qui surnageait des innombrables mensongessottes interprétationsdiscussions ridiculesetc.etc.dont avaient été l'objetsuccessivementle roil'évêque d'Agdele marquis de La Moleles dix mille bouteilles de vinle pauvre tombé de Moirod quidans l'espoir d'une croixne sortit de chez lui qu'un mois après sa chutece fut l'indécence extrême d'avoir bombardé dans la garde d'honneur Julien Sorelfils d'un charpentier. Il fallait entendreà ce sujetles riches fabricants de toiles peintesquisoir et matins'enrouaient au café à prêcher l'égalité. Cette femme hautaineMme de Rênalétait l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.

Peu après le retour à VergyStanislas-Xavierle plus jeune des enfantsprit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois elle se reprocha son amour d'une façon suivie; elle sembla comprendrecomme par miracledans quelle faute énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère profondément religieuxjusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadisau couvent du Sacré-Coeurelle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l'irritaitloin de la calmer; elle y voyait le langage de l'enfer. Cependantcomme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislasil était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle eût ouvert la bouchec'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.

-- Je vous en conjurelui disait Juliendès qu'ils se trouvaient seulsne parlez à personne; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encorene parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête quepour apaiser la colère du Dieu jalouxil fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse.

-- Fuyez-moidit-elle un jour à Julien; au nom de Dieuquittez cette maison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.

Dieu me punitajouta-t-elle à voix basseil est juste; j'adore son équité; mon crime est affreuxet je vivais sans remords! C'était le premier signe de l'abandon de Dieu: je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisieni exagération. Elle croit tuer son fils en m'aimantet cependant la malheureuse m'aime plus que son fils. Voilàje n'en puis douterle remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amourmoisi pauvresi mal élevési ignorantquelquefois si grossier dans mes façons?

Une nuitl'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matinM. de Rênal vint le voir. L'enfantdévoré par la fièvreétait fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheurce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

-- Adieu! adieu! dit-il en s'en allant.

-- Nonécoute-mois'écria sa femme à genoux devant luiet cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie et je la lui reprends. Le ciel me punitaux yeux de Dieuje suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-même; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rênal eût été un homme d'imaginationil savait tout.

-- Idées romanesquess'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julienfaites appeler le médecin à la pointe du jour.

Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genouxà demi évanouieen repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.

Julien resta étonné.

Voilà donc l'adultère! se dit-il... Serait-il possible que ces prêtres si fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché? Quelle bizarrerie!...

Depuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiréJulien voyait la femme qu'il aimaitla tête appuyée sur le petit lit de l'enfantimmobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d'un génie supérieur réduite au comble du malheurparce qu'elle m'a connuse dit-il.

Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot durà force d'être grossier; elle peut devenir follese jeter par la fenêtre.

Si je la laissesi je cesse de veiller sur elleelle lui avouera tout. Et que sait-onpeut-êtremalgré l'héritage qu'elle doit lui apporteril fera un esclandre. Elle peut tout diregrand Dieu! à ce c... d'abbé Maslonqui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maisonet non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieuelle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prêtre.

-- Va-t'enlui dit tout à coup Mme de Rênalen ouvrant les yeux.

-- Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t'être le plus utilerépondit Julien: jamais je ne t'ai tant aiméemon cher angeou plutôtde cet instant seulementje commence à t'adorer comme tu mérites de l'être. Que deviendrai-je loin de toiet avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partiraiouimon amour. Maissi je te quittesi je cesse de veiller sur toide me trouver sans cesse entre toi et ton maritu lui dis touttu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout Verrièrestout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte...

-- C'est ce que je demandes'écria-t-elleen se levant debout. Je souffriraitant mieux.

-- Maispar ce scandale abominabletu feras aussi son malheur à lui!

-- Mais je m'humilie moi-mêmeje me jette dans la fange; etpar là peut-êtreje sauve mon fils. Cette humiliationaux yeux de tousc'est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en jugern'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?... Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils! Indique-moi un autre sacrifice plus pénibleet j'y cours.

-- Laisse-moi me punir. Moi aussije suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe? L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas...

-- Ah! tu l'aimestoidit Mme de Rênalen se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instantelle le repoussa avec horreur.

-- Je te crois! je te crois! continua-t-elleaprès s'être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils.

-- Veux-tu me permettre de resteret que désormais je ne t'aime que comme un frère? C'est la seule expiation raisonnableelle peut apaiser la colère du Très-Haut.

-- Et mois'écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mainset la tenant devant ses yeux à distanceet moit'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un frère?

Julien fondait en larmes.

-- Je t'obéiraidit-ilen tombant à ses piedsje t'obéirai quoi que tu m'ordonnes; c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quittetu dis tout à ton maritu te perds et lui avec. Jamaisaprès ce ridiculeil ne sera nommé député. Si je restetu me crois la cause de la mort de ton filset tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon départ? Si tu veuxje vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l'abbaye de Bray-le-Hautpar exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promitil partitmais fut rappelé au bout de deux jours.

-- Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon marisi tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.

Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était briséesa raison avait connu l'étendue de son péché; elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les remords restèrentet ils furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si sincère. Sa vie fut le ciel et l'enfer: l'enfer quand elle ne voyait pas Julienle ciel quand elle était à ses pieds. Je ne me fais plus aucune illusionlui disait-ellemême dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnéeirrémissiblement damnée. Tu es jeunetu as cédé à mes séductionsle ciel peut te pardonner; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J'ai peur: qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fondje ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde et dans mes enfantset j'aurai plus que je ne mérite. Mais toidu moinsmon Juliens'écriait-elle dans d'autres momentses-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez?

La méfiance et l'orgueil souffrant de Julienqui avait surtout besoin d'un amour à sacrificesne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grandsi indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être nobleet moi le fils d'un ouvrierelle m'aime... Je ne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions d'amant. Cette crainte éloignéeJulien tomba dans toutes les folies de l'amourdans ses incertitudes mortelles.

-- Au moinss'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amourque je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble! Hâtons-nous; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfantsc'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimerà ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudraisje ne pourrais; je deviendrais folle.

«Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péchécomme tu m'offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas!»

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beautél'orgueil de la posséder.

Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieurela flamme qui les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieusela félicité sans nuagesle bonheur facile des premières époques de leurs amoursquand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles: -- Ah! grand Dieu! je vois l'enfers'écriait tout à coup Mme de Rênalen serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mérités. Elle le serraits'attachant à lui comme le lierre à la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la mainqu'elle couvrait de baisers. Puisretombée dans une rêverie sombre: L'enferdisait-ellel'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec luimais l'enfer dès ce mondela mort de mes enfants... Cependantà ce prix peut-être mon crime me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moimoije suis la seule coupable : j'aime un homme qui n'est point mon mari.

Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elleelle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d'amourde remords et de plaisirles journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit l'habitude de réfléchir.

Mlle Elisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteuret lui en parlait souvent.

-- Vous me perdriezmonsieursi je disais la vérité!... disait-elle un jour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques...

Après ces phrases d'usageque l'impatiente curiosité de M. Valenod trouva l'art d'abrégeril apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.

Cette femmela plus distinguée du paysque pendant six ans il avait environnée de tant de soinset malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fièredont les dédains l'avaient tant de fois fait rougirelle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôtMme de Rênal adorait cet amant.

-- Etajoutait la femme de chambre avec un soupirM. Julien ne s'est point donné de peine pour faire cette conquêteil n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.

Elisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagnemais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.

-- C'est sans doute pour celaajouta-t-elle avec dépitque dans le temps il a refusé de m'épouser. Et moiimbécilequi allais consulter Mme de Rênalqui la priais de parler au précepteur.

Dès le même soirM. de Rênal reçut de la villeavec son journalune longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtreet jeter sur lui des regards méchants. De toute la soiréele maire ne se remit point de son troublece fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.

CHAPITRE XX

LES LETTRES ANONYMES

Do not give dalliance

Too much the rein: the strongest oaths are straw

To the fire i' the blood.


TEMPEST.

Comme on quittait le salon sur le minuitJulien eut le temps de dire à son amie:

-- Ne nous voyons pas ce soirvotre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheurJulien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolumentet à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte; était-ce Mme de Rênalétait-ce un mari jaloux?

Le lendemain de fort bonne heurela cuisinièrequi protégeait Julienlui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien : Guardate alla pagina 130 .

Julien frémit de l'imprudencechercha la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante écrite à la hâtebaignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bienil fut touché de ce détail et oublia un peu l'imprudence effroyable.

«Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aimée? En ce casque mon mari découvre nos amourset qu'il m'enferme dans une éternelle prisonà la campagneloin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

«Ne m'aimes-tu pas? es-tu las de mes foliesde mes remordsimpie? Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Vamontre cette lettre dans tout Verrièresou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aimemais nonne prononce pas un tel blasphèmedis-lui que je t'adoreque la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesseje n'avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vieque je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

«Mais se connaît-il en sacrificescet homme? Dis-luidis-lui pour l'irriter que je brave tous les méchantset qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moicelui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdrede l'offrir en sacrificeet de ne plus craindre pour mes enfants!

«N'en doute pascher amis'il y a une lettre anonymeelle vient de cet être odieux quipendant six ansm'a poursuivie de sa grosse voixdu récit de ses sauts à chevalde sa fatuitéet de l'énumération éternelle de tous ses avantages.

«Y a-t-il une lettre anonyme? méchantvoilà ce que je voulais discuter avec toi; mais nontu as bien fait. Te serrant dans mes braspeut-être pour la dernière foisjamais je n'aurais pu discuter froidementcomme je fais étant seule. De ce momentnotre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Ouiles jours où vous n'aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est faitdemainqu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonymemoi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonymeet qu'il faut à l'instant te faire un pont d'ortrouver quelque prétexte honnêteet sans délai te renvoyer à tes parents.

«Hélas! cher aminous allons être séparés quinze joursun mois peut-être! Vaje te rends justicetu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la première que mon mari ait reçueet sur mon compte encore. Hélas! combien j'en riais!

«Tout le but de ma conduitec'est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maisonne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jourspour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrièreslie-toi d'amitié avec tout le mondemême avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

«Ne va pas te fâcher avec M. Valenodni lui couper les oreillescomme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez leValenodou chez tout autrepour l'éducation des enfants.

«Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y résoudreeh bien! au moins tu habiteras Verrièreset je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime mieux mes enfantsparce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?... Je m'égare... Enfintu comprends ta conduite; sois douxpolipoint méprisant avec ces grossiers personnagesje te le demande à genoux: ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique .

«C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme; arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuiteavec de la colle à bouchesur la feuille de papier bleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faitsaie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peinej'ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas! si tu ne m'aimes pluscomme je le crainsque la mienne doit te sembler longue!

LETTRE ANONYME

«MADAME

«Toutes vos petites menées sont connues; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vousje vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour celavotre mari croira que l'avis qu'il a reçu le trompeet on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret; tremblezmalheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi.»

«Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur?) sors dans la maisonje te rencontrerai.

«J'irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasardeet tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfinavec un visage renverséje donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. Toiva te promener sur le chemin des grands bois avec les enfantset ne reviens qu'à l'heure du dîner.

«Du haut des rochers tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bienj'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraireil n'y aura rien.

«Ton coeuringratne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse arriversois sûr d'une chose: je ne survivrais pas d'un jour à notre séparation définitive. Ah! mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je viens d'écrire làcher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'à toi en ce momentje ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdreà quoi bon dissimuler? Oui! que mon âme te semble atrocemais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Vaje te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me coûteront davantage.»

CHAPITRE XXI

DIALOGUE AVEC UN MAITRE

Alasour frailty is the causenot we:

For such as we are made ofsuch we be.


TWELFTH NIGHT.

Ce fut avec un plaisir d'enfant quependant une heureJulien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambreil rencontra ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l'effraya.

-- La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle.

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander; maisjamais peut-êtreelle ne lui avait plu davantage.

-- Si ceci tourne malajouta-t-elle avec le même sang-froidon m'ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être unjour ma seule ressource.

Elle lui remit un étui à verreen maroquin rougerempli d'or et de quelques diamants.

-- Partez maintenantlui dit-elle.

Elle embrassa les enfantset deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonymel'existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816etpour lui rendre justicealors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: N'est-ce pas là une écriture de femme? se disait-il. En ce casquelle femme l'a écrite? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrièressans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femmese dit-il par habitudeen se levant du fauteuil où il était abîmé.

A peine levé: -- Grand Dieu! dit-ilen se frappant la têtec'est d'elle surtout qu'il faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Etde colèreles larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la provinceles deux hommes quedans ce momentM. de Rênal redoutait le plusétaient ses deux amis les plus intimes.

Après ceux-làj'ai dix amis peut-êtreet il les passa en revueestimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. A tous! à tous! s'écria-t-il avec ragemon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheuril se croyait fort enviénon sans raison. Outre sa superbe maison de la villeque le roi de *** venait d'honorer à jamais en y couchantil avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blancet les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l'idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distanceau grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinageauxquels on avait laissé l'humble couleur grise donnée par le temps.

M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amisle marguillier de la paroisse; mais c'était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.

Quel malheur est comparable au mien! s'écria-t-il avec rage; quel isolement!

Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindreest-il possible quedans mon infortuneje n'aie pas un ami à qui demander conseil? car ma raison s'égareje le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'écria-t-il avec amertume. C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas nobleset il avait voulu changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance.

L'un d'euxFalcozhomme d'esprit et de coeurmarchand de papier à Verrièresavait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner: son journal avait été condamnéson brevet d'imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstancesil essaya d'écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain: «Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulterje lui dirais: Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de provinceet mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac.» Cette lettre à un ami intimeque tout Verrières admira dans le tempsM. de Rênal s'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rangma fortunemes croixje le regretterais un jour? Ce fut dans ces transports de colèretantôt contre lui-mêmetantôt contre tout ce qui l'entouraitqu'il passa une nuit affreuse; maispar bonheuril n'eut pas l'idée d'épier sa femme.

Je suis accoutumé à Louisese disait-ilelle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alorsil se complaisait dans l'idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniées n'a-t-on pas vues!

Mais quoi! s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsifsouffrirai-je comme si j'étais un homme de rienun va-nu-piedsqu'elle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier (c'était un mari notoirement trompé du pays)? Quand on le nommele sourire n'est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocatqui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah! Charmier! dit-onle Charmier de Bernardon le désigne ainsi par le nom de l'homme qui fait son opprobre.

Grâce au cieldisait M. de Rênal dans d'autres momentsje n'ai point de filleet la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femmeet les tuer tous les deux; dans ce casle tragique de l'aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moietquoi qu'il arrivenotre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chassequi était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit peur.

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la condamnation du journal de Falcozquand son rédacteur en chef sortit de prisonje contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançonil peut me tympaniser avec adresseet de façon à ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux!... L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien néqui tient son rang comme moiest haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris; ô mon Dieu! quel abîme! voir l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage jamaisil faudra changer de nom; quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère!

Si je ne tue pas ma femmeet que je la chasse avec ignominieelle a sa tante à Besançonqui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien; on le saura à Verrièreset je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut alorsà la pâleur de sa lampeque le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce momentil était presque résolu à ne point faire d'éclatpar cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu. Nons'écria-t-ilje ne me priverai point de ma femmeelle m'est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R...vieilleimbécile et méchante.

Une idée d'un grand sens lui apparutmais l'exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femmese dit-ilje me connaisun jourdans un moment où elle m'impatienteraje lui reprocherai sa faute. Elle est fièrenous nous brouilleronset tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité de sa tante. Alorscomme on se moquera de moi! Ma femme aime ses enfantstout finira par leur revenir. Mais moije serai la fable de Verrières. Quoidiront-ilsil n'a pas su même se venger de sa femme! Ne vaudrait-il pas mieux m'en tenir aux soupçons et ne rien vérifier? Alors je me lie les mainsje ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant aprèsM. de Rênalrepris par la vanité blesséese rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle Noble de Verrièresquand quelque beau parleur interrompt la poule pour s'égayer aux dépens d'un mari trompé. Combienen cet instantces plaisanteries lui paraissaient cruelles!

Dieu! que ma femme n'est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j'irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l'idée du veuvageson imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité. Répandrait-il à minuitaprès que tout le monde serait couchéune légère couche de son devant la porte de la chambre de Julien? Le lendemain matinau jouril verrait l'impression des pas.

Mais ce moyen ne vaut riens'écria-t-il tout à coup avec ragecette coquine d'Elisa s'en apercevraitet l'on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.

Dans un autre conte fait au Casino un mari s'était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

Après tant d'heures d'incertitudesce moyen d'éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleuret il songeait à s'en servirlorsque au détour d'une alléeil rencontra cette femme qu'il eût voulu voir morte.

Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l'église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophemais à laquelle elle ajoutait foiprétend que la petite église dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chassecomme par accidentet ensuite le soir lui faisant manger son coeur.

Mon sortse dit-elledépend de ce qu'il va penser en m'écoutant. Après ce quart d'heure fatalpeut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alorsà l'aide de ma faible raisonprévoir ce qu'il fera ou dira. Lui décidera notre sort communil en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habiletédans l'art de diriger les idées de ce fantasqueque sa colère rend aveugleet empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu! il me faut du talentdu sang-froidoù les prendre?

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu'il n'avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Luisans l'ouvrirregardait sa femme avec des yeux fous.

-- Voici une abominationlui dit-ellequ'un homme de mauvaise minequi prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissancem'a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J'exige une chose de vousc'est que vous renvoyiez à ses parentset sans délaice M. Julien. Mme de Rênal se hâta de dire ce motpeut-être un peu avant le momentpour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari. A la fixité du regard qu'il attachait sur elleelle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s'affliger de ce malheur fort réelquel géniepensa-t-ellequel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience! A quoi n'arrivera-t-il pas par la suite? Hélas! alors ses succès feront qu'il m'oubliera.

Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait la remit tout à fait de son trouble.

Elle s'applaudit de sa démarche. Je n'ai pas été indigne de Juliense dit-elleavec une douce et intime volupté.

Sans dire un motde peur de s'engagerM. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composéesi le lecteur s'en souvientde mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façonsse disait M. de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examineret toujours à cause de ma femme! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossièresla perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s'en prendre à quelque choseil chiffonna le papier de cette seconde lettre anonymeet semit à se promener à grands pasil avait besoin de s'éloigner de sa femme. Quelques instants aprèsil revint auprès d'elleet plus tranquille.

-- Il s'agit de prendre un parti et de renvoyer Julienlui dit-elle aussitôt; ce n'est après tout que le fils d'un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écuset d'ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placerpar exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort...

-- Vous parlez là comme une sotte que vous êtess'écria M. de Rênal d'une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d'une femme? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable; comment sauriez-vous quelque chose? votre nonchalancevotre paresse ne vous donnent d'activité que pour la chasse aux papillonsêtres faibles et que nous sommes malheureux d'avoir dans nos familles!...

Mme de Rênal le laissait direet il dit longtemps; il passait sa colère c'est le mot du pays.

-- Monsieurlui répondit-elle enfinje parle comme une femme outragée dans son honneurc'est-à-dire dans ce qu'elle a de plus précieux.

Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversationde laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu'elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu'il lui avait adresséeselle ne les écoutait paselle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi?

-- Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeauxpeut être innocentdit-elle enfinmais il n'en est pas moins l'occasion du premier affront que je reçois... Monsieur! quand j'ai lu ce papier abominableje me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

-- Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi? Vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

-- Il est vraion envie généralement l'état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vousvotre famille et la ville... Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagnedigne ami de ce petit ouvrier.

-- Gardez-vous d'agirreprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j'exige avant toutc'est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colèreet me brouilleriez avec luivous savez combien ce petit Monsieur est sur l'oeil.

-- Ce jeune homme n'a point de tactreprit Mme de Rênalil peut être savantvous vous y connaissezmais ce n'est au fond qu'un véritable paysan. Pour moije n'en ai jamais eu bonne idée depuis qu'il a refusé d'épouser Elisac'était une fortune assurée; et cela sous prétexte que quelquefoisen secretelle fait des visites à M. Valenod.

-- Ah! dit M. de Rênalélevant le sourcil d'une façon démesuréequoiJulien vous a dit cela?

-- Nonpas précisément; il m'a toujours parlé de la vocation qui l'appelle au saint ministère; mais croyez-moila première vocation pour ces petites gensc'est d'avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu'il n'ignorait pas ces visites secrètes.

-- Et moimoije les ignorais! s'écria M. de Rênal reprenant toute sa fureuret pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j'ignore... Comment! il y a eu quelque chose entre Elisa et Valenod?

-- Hé! c'est de l'histoire anciennemon cher amidit Mme de Rênal en riantet peut-être il ne s'est point passé de mal. C'était dans le temps que votre bon ami Valenod n'aurait pas été fâché que l'on pensât dans Verrières qu'il s'établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

-- J'ai eu cette idée une foiss'écria M. de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en découverteset vous ne m'en avez rien dit?

-- Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur? Où est la femme de la société à laquelle il n'a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes?

-- Il vous aurait écrit?

-- Il écrit beaucoup.

-- Montrez-moi ces lettres à l'instantje l'ordonne; et M. de Rênal se grandit de six pieds.

-- Je m'en garderai bienlui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu'à la nonchalanceje vous les montrerai un jourquand vous serez plus sage.

-- A l'instant mêmemorbleu! s'écria M. de Rênalivre de colèreet cependant plus heureux qu'il ne l'avait été depuis douze heures.

-- Me jurez-vousdit Mme de Rênal fort gravementde n'avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres?

-- Querelle ou nonje puis lui ôter les enfants trouvés; maiscontinua-t-il avec fureurje veux ces lettres à l'instant; où sont-elles?

-- Dans un tiroir de mon secrétaire; mais certesje ne vous en donnerai pas la clef.

-- Je saurai le brisers'écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisaen effetavec un pal de fer un précieux secrétaire d'acajou ronceux venu de Parisqu'il frottait souvent avec le pan de son habitquand il croyait y apercevoir quelque tache.

Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier; elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeuxelle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doutese disait-ellede dessous un de ces hêtres touffusJulien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreilleensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importunun cri de joieparti des grandes rochesaurait pu arriver jusqu'ici. Son oeil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un préque forme le sommet des arbres. Comment n'a-t-il pas l'espritse dit-elle tout attendried'inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l'y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenodpeu accoutumées à être lues avec tant d'émotion.

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre:

-- J'en reviens toujours à mon idéedit Mme de Rênalil convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu'il ait pour le latince n'est après tout qu'un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jourcroyant être poliil m'adresse des compliments exagérés et de mauvais goûtqu'il apprend par coeur dans quelque roman...

-- Il n'en lit jamaiss'écria M. de Rênal; je m'en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui?

-- Eh bien! s'il ne lit nulle part ces compliments ridiculesil les inventeet c'est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières;... etsans aller si loindit Mme de Rênalavec l'air de faire une découverteil aura parlé ainsi devant Elisac'est à peu près comme s'il eût parlé devant M. Valenod.

-- Ah! s'écria M. de Rênal en ébranlant la table et l'appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnésla lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.

Enfin!... pensa Mme de Rênal; elle se montra atterrée de cette découverteet sans avoir le courage d'ajouter un seul mot alla s'asseoir au loin sur le divanau fond du salon.

La bataille était désormais gagnée; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d'aller parler à l'auteur supposé de la lettre anonyme.

-- Comment ne sentez-vous pas que faire une scènesans preuves suffisantesà M. Valenod est la plus insigne des maladresses? Vous êtes enviémonsieurà qui la faute? à vos talents: votre sage administrationvos bâtisses pleines de goûtla dot que je vous ai apportéeet surtout l'héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tantehéritage dont on s'exagère infiniment l'importanceont fait de vous le premier personnage de Verrières.

-- Vous oubliez la naissancedit M. de Rênalen souriant un peu.

-- Vous êtes l'un des gentilshommes les plus distingués de la provincereprit avec empressement Mme de Rênalsi le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissancevous figureriez sans doute à la Chambre des pairsetc. Et c'est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l'envie un fait à commenter?

Parler à M. Valenod de sa lettre anonymec'est proclamer dans tout Verrièresque dis-jedans Besançondans toute la provinceque ce petit bourgeoisadmis imprudemment peut-être à l'intimité d'un Rênal a trouvé le moyen de l'offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j'ai répondu à l'amour de M. Valenodvous devriez me tuerje l'aurais mérité cent foismais non pas lui témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n'attendent qu'un prétexte pour se venger de votre supériorité; songez qu'en 1816 vous avez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son toit...

-- Je songe que vous n'avez ni égardsni amitié pour mois'écria M. de Rênalavec toute l'amertume que réveillait un tel souveniret je n'ai pas été pair!...

-- Je pensemon amireprit en souriant Mme de Rênalque je serai plus riche que vousque je suis votre compagne depuis douze anset qu'à tous ces titres je dois avoir voix au chapitreet surtout dans l'affaire d'aujourd'hui. Si vous me préférez un M. Julienajouta-t-elle avec un dépit mal déguiséje suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheur . Il y avait une fermeté qui cherche à s'environner de politesse; il décida M. de Rênal. Maissuivant l'habitude de la provinceil parla encore pendant longtempsrevint sur tous les arguments; sa femme le laissait direil y avait encore de la colère dans son accent. Enfindeux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d'un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. ValenodJulien et même Elisa.

Une ou deux foisdurant cette grande scèneMme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme quipendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veilleet cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. Caren provinceles maris sont maîtres de l'opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridiculechose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femmes'il ne lui donne pas d'argenttombe à l'état d'ouvrière à quinze sols par journéeet encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l'employer.

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissantelle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terriblesanglantemais militairegénéreuse: un coup de poignard finit tout. C'est à coups de mépris public qu'un mari tue sa femme au XIXe siècle; c'est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez Mme de Rênalà son retour chez elle; elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées; plusieurs feuilles de parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi! se dit-elle. Gâter ainsi ce parquet en bois de couleurqu'il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humidesil devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dînerJulien rentra avec les enfants. Au dessertquand les domestiques se furent retirésMme de Rênal lui dit fort sèchement:

-- Vous m'avez témoigné le désir d'aller passer une quinzaine de jours à VerrièresM. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Maispour que les enfants ne perdent pas leur tempschaque jour on vous enverra leurs thèmesque vous corrigerez.

-- Certainementajouta M. de Rênal d'un ton fort aigreje ne vous accorderai pas plus d'une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l'inquiétude d'un homme profondément tourmenté.

-- Il ne s'est pas encore arrêté à un partidit-il à son amiependant un instant de solitude qu'ils eurent au salon.

Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu'elle avait fait depuis le matin.

-- A cette nuit les détailsajouta-t-elle en riant.

Perversité de femme! pensa Julien. Quel plaisirquel instinct les porte à nous tromper.

-- Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amourlui dit-il avec quelque froideur; votre conduite d'aujourd'hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavée d'ennemis; songez à la haine passionnée qu'Elisa a pour moi.

-- Cette haine ressemble beaucoup à de l'indifférence passionnée que vous auriez pour moi.

-- Même indifférentje dois vous sauver d'un péril où je vous ai plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Elisad'un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambrebien armé...

-- Quoi! pas même du courage! dit Mme de Rênalavec toute la hauteur d'une fille noble.

-- Je ne m'abaisserai jamais à parler de mon couragedit froidement Julienc'est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Maisajouta-t-il en lui prenant la mainvous ne concevez pas combien je vous suis attachéet quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.

 

CHAPITRE XXII

FAÇONS D'AGIR EN 1830

La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée.

R. P. MALAGRIDA.

A peine arrivé à VerrièresJulien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l'aurais méprisée comme une femmelettesipar faiblesseelle avait manqué sa scène avec M. de Rênal! Elle s'en tire comme un diplomateet je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise; ma vanité est choquéeparce que M. de Rênal est un homme! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir; je ne suis qu'un sot.

M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l'envilorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu'il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julienvoulant montrer à Verrières ce que c'était qu'un prêtrealla prendre chez son père une douzaine de planches de sapinqu'il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camaradeet eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.

-- Je te croyais corrompu par la vanité du mondelui disait le vieillard pleurant de joie; voilà qui rachète bien l'enfantillage de ce brillant uniforme de garde d'honneur qui t'a fait tant d'ennemis.

M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s'était passé. Le troisième jour après son arrivéeJulien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne fut qu'après deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommessur le peu de probité des gens chargés de l'administration des deniers publicssur les dangers de cette pauvre Franceetc.etc.que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le palier de l'escalieret le pauvre précepteur à demi disgracié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux départementquand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune de Juliende louer sa modération en affaires d'intérêtetc.etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l'air le plus paternelui proposa de quitter M. de Rênal et d'entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer et quicomme le roi Philipperemercierait le cielnon pas tant de les avoir donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en moisce qui n'est pas nobledit M. de Maugironmais par quartieret toujours d'avance.

C'était le tour de Julienquidepuis une heure et demieattendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaiteet surtout longue comme un mandement; elle laissait tout entendreet cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênalde la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l'illustre sous-préfet. Ce sous-préfetétonné de trouver plus jésuite que luiessaya vainement d'obtenir quelque chose de précis. Julienenchantésaisit l'occasion de s'exerceret recommença sa réponse en d'autres termes. Jamais ministre éloquentqui veut user la fin d'une séance où la Chambre a l'air de vouloir se réveillern'a moins dit en plus de paroles. A peine M. de Maugiron sortiJulien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitiqueil écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênaldans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu'on lui avait ditet lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m'a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l'offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa lettre anonyme.

Sa dépêche expédiéeJuliencontent comme un chasseur quià six heures du matinpar un beau jour d'automnedébouche dans une plaine abondante en gibiersortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d'arriver chez le bon curéle ciel qui voulait lui ménager des jouissances jeta sous ses pas M. Valenodauquel il ne cacha point que son coeur était déchiré; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son coeurmais la vocation n'était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneuret n'être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateursil fallait l'instruction; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses; il devenait donc indispensable de faire des économiesce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartierqu'avec six cents francs qu'on mangeait de mois en mois. D'un autre côtéle cielen le plaçant auprès des jeunes de Rênalet surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécialne semblait-il pas lui indiquer qu'il n'était pas à propos d'abandonner cette éducation pour une autre?...

Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d'éloquencequi a remplacé la rapidité d'action de l'Empirequ'il finit par s'ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrantil trouva un valet de M. Valenoden grande livréequi le cherchait dans toute la villeavec un billet d'invitation à dîner pour le même jour.

Jamais Julien n'était allé chez cet homme; quelques jours seulement auparavantil ne songeait qu'aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pour une heureJulien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d'une foule de cartons. Ses gros favoris noirsson énorme quantité de cheveuxson bonnet grec placé de travers sur le haut de la têtesa pipe immenseses pantoufles brodéesles grosses chaînes d'or croisées en tous sens sur sa poitrineet tout cet appareil d'un financier de provincequi se croit homme à bonnes fortunesn'imposaient point à Julien; il n'en pensait que plus aux coups de bâton qu'il lui devait.

Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensationil eut l'avantage d'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenodqui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette damel'une des plus considérables de Verrièresavait une grosse figure d'hommeà laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastesmais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neufet on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d'ignoble et qui sentait l'argent volé. Jusqu'aux domestiquestout le monde y avait l'air d'assurer sa contenance contre le mépris.

Le percepteur des contributionsl'homme des impositions indirectesl'officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Juliendéjà fort mal disposévint à penser quede l'autre côté du mur de la salle à mangerse trouvaient de pauvres détenussur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir.

Ils ont faim peut-être en ce momentse dit-il à lui-même; sa gorge se serrail lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d'heure après; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaireetil faut l'avouerun peu ignobleque chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livréequi disparutet bientôt on n'entendit plus chanter. Dans ce momentun valet offrait à Julien du vin du Rhindans un verre vertet Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julientenant son verre vertdit à M. Valenod:

-- On ne chante plus cette vilaine chanson.

-- Parbleu! je le crois bienrépondit le directeur triomphantj'ai fait imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien; il avait les manièresmais non pas encore le coeur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercéeil sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vertmais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L'empêcher de chanter! se disait-il à lui-mêmeô mon Dieu! et tu le souffres!

Par bonheurpersonne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrainchanté en choeur: Voilà doncse disait la conscience de Julienla sale fortune à laquelle tu parviendraset tu n'en jouiras qu'à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francsmais il faudra quependant que tu te gorges de viandestu empêches de chanter le pauvre prisonnier; tu donneras à dîner avec l'argent que tu auras volé sur sa misérable pitanceet pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! -- O Napoléon! qu'il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!

J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunesqui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand payset ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n'était pas pour rêver et ne rien dire qu'on l'avait invité à dîner en si bonne compagnie.

Un fabricant de toiles peintes retirémembre correspondant de l'académie de Besançon et de celle d'Uzèslui adressa la paroled'un bout de la table à l'autrepour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai.

Un silence profond s'établit tout à coup; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julienune demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita: sa mémoire se trouva fidèleet ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la fin d'un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames; plusieurs n'étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur.

-- J'ai honteen véritéde parler si longtemps latin devant ces damesdit-il en la regardant. Si M. Rubigneauc'était le membre des deux académiesa la bonté de lire au hasard une phrase latineau lieu de répondre en suivant le texte latinj'essaierai de le traduire impromptu.

Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.

Il y avait là plusieurs libéraux richesmais heureux pères d'enfants susceptibles d'obtenir des bourseset en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politiquejamais M. de Rênal n'avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour l'avoir vu à cheval le jour de l'entrée du roi de ***étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d'écouter ce style bibliqueauquel ils ne comprennent rien? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorioqu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métierajouta-t-il agréablementest de faire réciter des leçons et d'en réciter moi-même.

On rit beaucoupon admira; tel est l'esprit à l'usage de Verrières. Julien était déjà debouttout le monde se leva malgré le décorum; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure; il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme; ils firent les plus drôles de confusionsdont lui seul s'aperçut. Il n'eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s'échapper; mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

-- Cet auteur est bien immoraldit Julien à Mme Valenodcertaine fable sur messire Jean Chouart ose déverser le ridicule sur ce qu'il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.

Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au départements'écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée sur les fonds communauxpour le mettre à même de continuer ses études à Paris.

Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à mangerJulien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille! canaille! s'écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suiteen se donnant le plaisir de respirer l'air frais.

Il se trouvait tout aristocrate en ce momentlui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir l'extrême différence. Oublions mêmese disait-il en s'en allantqu'il s'agit d'argent volé aux pauvres détenuset encore qu'on empêche de chanter! Jamais M. de Rênal s'avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu'il leur présente? Et ce M. Valenoddans l'énumération de ses propriétésqui revient sans cesseil ne peut parler de sa maisonde son domaineetc.si sa femme est présentesans dire ta maison ton domaine.

Cette dameapparemment si sensible au plaisir de la propriétévenait de faire une scène abominablependant le dînerà un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines ; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence.

Quel ensemble! se disait Julien; ils me donneraient la moitié de tout ce qu'ils volentque je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jourje me trahirais; je ne pourrais retenir l'expression du dédain qu'ils m'inspirent.

Il fallut cependantd'après les ordres de Mme de Rênalassister à plusieurs dîners du même genre; Julien fut à la mode; on lui pardonnait son habit de garde d'honneurou plutôt cette imprudence était la cause véritable de ses succès. Bientôtil ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune hommede M. de Rênalou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumviratquidepuis nombre d'annéestyrannisait la ville. On jalousait le maireles libéraux avaient à s'en plaindre; mais après tout il était noble et fait pour la supérioritétandis que le père de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesseà l'envie pour ses chevaux normandspour ses chaînes d'orpour ses habits venus de Parispour toute sa prospérité actuelle.

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julienil crut découvrir un honnête homme; il était géomètres'appelait Gros et passait pour jacobin. Juliens'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-mêmefut obligé de s'en tenir au soupçon à l'égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son pèreil se conformait à cette triste nécessité. En un motil raccommodait assez bien sa réputationlorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.

C'était Mme de Rênalqui avait fait un voyage à la villeet quimontant les escaliers quatre à quatre et laissant ses enfants occupés d'un lapin favori qui était du voyageétait parvenue à la chambre de Julienun instant avant eux. Ce moment fut délicieuxmais bien court: Mme de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapinqu'ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tousmême au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille; il sentit qu'il aimait ces enfantsqu'il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de la douceur de leur voixde la simplicité et de la noblesse de leurs petites façons; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d'agir vulgairesde toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait à Verrières. C'était toujours la crainte de manquerc'étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînaità propos de leur rôtifaisaient des confidences humiliantes pour euxet nauséabondes pour qui les entendait.

-- Vous autres noblesvous avez raison d'être fiersdisait-il à Mme de Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu'il avait subis.

-- Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon coeur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois qu'elle attendait Julien. Je crois qu'elle a des projets sur votre coeurajoutait-elle.

Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfantsquoique gênante en apparencedans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n'avaient pas manqué de leur conter qu'on lui offrait deux cents francs de plus pour éduquer les petits Valenod.

Au milieu du déjeunerStanislas-Xavierencore pâle de sa grande maladiedemanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert d'argent et le gobelet dans lequel il buvait.

-- Pourquoi cela?

-- Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julienet qu'il ne soit pas dupe en restant avec nous.

Julien l'embrassales larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à faitpendant que Julienqui avait pris Stanislas sur ses genouxlui expliquait qu'il ne fallait pas se servir de ce mot dupe quiemployé dans ce sensétait une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir qu'il faisait à Mme de Rênalil chercha à expliquerpar des exemples pittoresquesqui amusaient les enfantsce que c'était qu'être dupe.

-- Je comprendsdit Stanislasc'est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromageque prend le renardqui était un flatteur.

Mme de Rênalfolle de joiecouvrait ses enfants de baisersce qui ne pouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien.

Tout à coup la porte s'ouvrit; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait. Mme de Rênal pâlit; elle se sentait hors d'état de rien nier. Julien saisit la paroleetparlant très hautse mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. La mention de ce métaldisait-ilest toujours une préface à quelque mandat tiré sur ma bourse.

Mais ici il y avait plus qu'intérêt d'argent; il y avait augmentation de soupçons. L'air de bonheur qui animait sa famille en son absence n'était pas fait pour arranger les chosesauprès d'un homme dominé par une vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière remplie de grâce et d'esprit avec laquelle Julien donnait des idées nouvelles à ses élèves:

-- Oui! oui! je le saisil me rend odieux à mes enfants; il lui est bien aisé d'être pour eux cent fois plus aimable que moi quiau fondsuis le maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l'odieux sur l'autorité légitime . Pauvre France!

Mme de Rênal ne s'arrêta point à examiner les nuances de l'accueil que lui faisait son mari. Elle venait d'entrevoir la possibilité de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d'emplettes à faire à la villeet déclara qu'elle voulait absolument aller dîner au cabaret; quoi que pût dire ou faire son marielle tint à son idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.

M. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où elle entrapour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin; il était convaincu que toute la ville s'occupait de lui et de Julien. A la véritépersonne ne lui avait encore laissé soupçonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu'on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francsou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dépôt.

Ce directeurqui rencontra M. de Rênal dans le mondelui battit froid . Cette conduite n'était pas sans habileté; il y a peu d'étourderie en province: les sensations y sont si raresqu'on les coule à fond.

M. Valenod était ce qu'on appelleà cent lieues de Paris un faraud : c'est une espèce d'un naturel effronté et grossier. Son existence triomphantedepuis 1815avait renforcé ses belles dispositions. Il régnaitpour ainsi direà Verrièressous les ordres de M. de Rênal; mais beaucoup plus actifne rougissant de riense mêlant de toutsans cesse allantécrivantparlantoubliant les humiliationsn'ayant aucune prétention personnelleil avait fini par balancer le crédit de son maire aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays: donnez-moi les deux plus sots d'entre vous; aux gens de loi: indiquez-moi les deux plus ignares; aux officiers de santé: désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métieril leur avait dit: régnons ensemble.

Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n'était offensée de rienpas même des démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.

Maisau milieu de cette prospéritéM. Valenod avait besoin de se rassurer par de petites insolences de détail contre les grosses vérités qu'il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appertil avait fait trois voyages à Besançon; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier; il en envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan; car cette démarche vindicative l'avait fait regarderpar plusieurs dévotes de bonne naissancecomme un homme profondément méchant. D'ailleurs ce service rendu l'avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de Frilairet il en recevait d'étranges commissions. Sa politique en était à ce pointlorsqu'il céda au plaisir d'écrire une lettre anonyme. Pour surcroît d'embarrassa femme lui déclara qu'elle voulait avoir Julien chez elle; sa vanité s'en était coiffée.

Dans cette positionM. Valenod prévoyait une scène décisive avec son ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles duresce qui lui était assez égal; mais il pouvait écrire à Besançon et même à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrièreset prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux: c'est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le maire. Mais des élections pouvaient surveniret il était trop évident que le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette politiquefort bien devinée par Mme de Rênalavait été fait à Julienpendant qu'il lui donnait le bras pour aller d'une boutique à l'autreet peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDELITE où ils passèrent plusieurs heurespresque aussi tranquilles qu'à Vergy.

Pendant ce tempsM. Valenod essayait d'éloigner une scène décisive avec son ancien patronen prenant lui-même l'air audacieux envers lui. Ce jour-làce système réussitmais augmenta l'humeur du maire.

Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n'a mis un homme dans un plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênalen entrant au cabaret . Jamaisau contraireses enfants n'avaient été plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.

-- Je suis de trop dans ma familleà ce que je puis voir! dit-il en entrantd'un ton qu'il voulut rendre imposant.

Pour toute réponsesa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d'éloigner Julien. Les heures de bonheur qu'elle venait de trouver lui avaient rendu l'aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu'elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrièresc'est qu'il savait que l'on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l'espèce . M. Valenod était généreux comme un voleuret luiil s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Josephpour la congrégation de la Viergepour la congrégation du Saint-Sacrementetc.etc.

Parmi les hobereaux de Verrières et des environsadroitement classés sur le registre des frères collecteursd'après le montant de leurs offrandeson avait vu plus d'une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien . Le clergé ne badine pas sur cet article.

 

CHAPITRE XXIII

CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE

Il piacere di alzar la testa tutto l'anno è ben pagato da certi quarti d'ora che bisogna passar.

CASTI.

Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeurtandis qu'il lui fallait l'âme d'un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siècle est quequand un être puissant et noble rencontre un homme de coeuril le tuel'exilel'emprisonne ou l'humilie tellementque l'autre a la sottise d'en mourir de douleur. Par hasard icice n'est pas encore l'homme de coeur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par électionscomme celui de New Yorkc'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d'une ville de vingt mille habitantsces hommes font l'opinion publiqueet l'opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme doué d'une âme noblegénéreuseet qui eût été votre amimais qui habite à cent lieuesjuge de vous par l'opinion publique de votre villelaquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître noblesriches et modérés. Malheur à qui se distingue!

Aussitôt après le dîneron repartit pour Vergy; maisdès le surlendemainJulien vit revenir toute la famille à Verrières.

Une heure ne s'était pas écouléequ'à son grand étonnementil découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissaitet semblait presque désirer qu'il s'éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explication. Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien. Avant-hier encoresi intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. C'est comme les roisjamais plus de prévenances qu'au ministre quien rentrant chez luiva trouver sa lettre de disgrâce.

Julien remarqua que dans ces conversationsqui cessaient brusquement à son approcheil était souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrièresvieillemais vaste et commodeet située vis-à-vis l'églisedans l'endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant! se disait Julien. Dans son chagrinil se répétait ces jolis vers de François Ierqui lui semblaient nouveauxparce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris. Alorspar combien de sermentspar combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti!

Souvent femme varieBien fol qui s'y fie.

M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heuresil paraissait fort tourmenté. Au retouril jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.

-- Voilà cette sotte affairedit-il à sa femme.

Une heure aprèsJulien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.

Il attendaitimpatientderrière l'afficheurquiavec son gros pinceaubarbouillait le dos de l'affiche. A peine fut-elle en placeque la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heuresen la salle de la communeà l'extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du restecette affichequi était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différentsne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison à louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait mystérieusement à un voisin:

-- Bah! bah! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs; et comme le maire regimbaitil a été mandé à l'évêché par M. le grand vicaire de Frilair.

L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amisqui n'ajoutèrent plus un mot.

Julien ne manqua pas l'adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée; mais tout le monde se toisait d'une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une tableoù Julien aperçutdans un plat d'étaintrois petits bouts de bougie allumés. L'huissier criait: Trois cents francsmessieurs!

-- Trois cents francs! c'est trop fortdit un hommeà voix basseà son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents; je veux couvrir cette enchère.

-- C'est cracher en l'air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. MaslonM. Valenodl'évêqueson terrible grand vicaire de Frilairet toute la clique.

-- Trois cent vingt francsdit l'autre en criant.

-- Vilaine bête! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maireajouta-t-il en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce momentle dernier bout de bougie s'éteignitet la voix traînante de l'huissier adjugeait la maisonpour neuf ansà M. de Saint-Giraudchef de bureau à la préfecture de ***et pour trois cent trente francs.

Dès que le maire fut sorti de la salleles propos commencèrent.

-- Voilà trente francs que l'imprudence de Grogeot vaut à la communedisait l'un.

-- Mais M. de Saint-Giraudrépondait-onse vengera de Grogeotil la sentira passer.

-- Quelle infamie! disait un gros homme à la gauche de Julien: une maison dont j'aurais donnémoihuit cents francs pour ma fabriqueet j'aurais fait un bon marché.

-- Bah! lui répondait un jeune fabricant libéralM. de Saint-Giraud n'est-il pas de la congrégation? ses quatre enfants n'ont-ils pas des bourses? Le pauvre homme! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francsvoilà tout.

-- Et dire que le maire n'a pas pu l'empêcher! remarquait un troisième. Car il est ultraluià la bonne heure; mais il ne vole pas.

-- Il ne vole pas? reprit un autre; nonc'est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse communeet tout se partage au bout de l'an. Mais voilà ce petit Sorel; allons-nous-en.

Julien rentra de très mauvaise humeur; il trouva Mme de Rênal fort triste.

-- Vous venez de l'adjudication? lui dit-elle.

-- Ouimadameoù j'ai eu l'honneur de passer pour l'espion de M. le maire.

-- S'il m'avait cruil eût fait un voyage.

A ce momentM. de Rênal parut; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergyle voyage fut triste. Mme de Rênal consolait son mari:

-- Vous devriez y être accoutumémon ami.

Le soiron était assis en silence autour du foyer domestique; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C'était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s'écria joyeusement:

-- On sonne! on sonne!

-- Morbleu! si c'est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciements'écria le maireje lui dirai son fait; c'est trop fort. C'est au Valenod qu'il en aura l'obligationet c'est moi qui suis compromis. Que diresi ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdoteet faire de moi un M. Nonante-cinq?

Un fort bel hommeaux gros favoris noirsentrait en ce moment à la suite du domestique.

-- Monsieur le maireje suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisisattaché à l'ambassade de Naplesm'a remise pour vous à mon départ; il n'y a que neuf joursajouta le signor Geronimod'un air gaien regardant Mme de Rênal. Le signor de Beauvaisisvotre cousinet mon bon amimadamedit que vous savez l'italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Mme de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d'espion quedeux fois dans cette journéeil avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbrehomme de bonne compagnieet cependant fort gaiqualités quien Francene sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec Mme de Rênal. Il fit des contes charmants. A une heure du matin les enfants se récrièrentquand Julien leur proposa d'aller se coucher.

-- Encore cette histoiredit l'aîné.

-- C'est la miennesignorinoreprit il signor Geronimo. Il y a huit ansj'étais comme vous un jeune élève du Conservatoire de Naplesj'entends j'avais votre âge; mais je n'avais pas l'honneur d'être le fils de l'illustre maire de la jolie ville de Verrières.

Ce mot fit soupirer M. de Rênalil regarda sa femme.

Le signor Zingarellicontinua le jeune chanteuroutrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfantsle signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n'est pas aimé au Conservatoire; mais il veut qu'on agisse toujours comme si on l'aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais; j'allais au petit théâtre de San-Carlinooù j'entendais une musique des dieux: maisô ciel! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre? Somme énormedit-il en regardant les enfantset les enfants de rire. Le signor Giovannonedirecteur de San-Carlinom'entendit chanter. J'avais seize ans: Cet enfantil est un trésordit-il.

-- Veux-tu que je t'engagemon cher ami? vint-il me dire.

-- Et combien me donnerez-vous?

-- Quarante ducats par mois. Messieursc'est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

-- Mais commentdis-je à Giovannoneobtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir?

-- Lascia fare a me.

-- Laissez faire à moi! s'écria l'aîné des enfants.

-- Justementmon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit: Carod'abord un petit bout d'engagement. Je signe: il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuiteil me dit ce que je dois faire.

Le lendemainje demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.

-- Que me veux-tumauvais sujet? dit Zingarelli.

-- Maestrolui fis-jeje me repens de mes fautes; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d'application.

-- Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j'aie jamais entendueje te mettrais en prison au pain et à l'eau pour quinze jourspolisson.

-- Maestrorepris-jeje vais être le modèle de toute l'école credete a me . Mais je vous demande une grâcesi quelqu'un vient me demander pour chanter dehorsrefusez-moi. De grâcedites que vous ne pouvez pas.

-- Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire? Est-ce que tu veux te moquer de moi? Décampedécampe! dit-ilen cherchant à me donner un coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison.

Une heure aprèsle signor Giovannone arrive chez le directeur:

-- Je viens vous demander de faire ma fortunelui dit-ilaccordez-moi Geronimo. Qu'il chante à mon théâtreet cet hiver je marie ma fille.

-- Que veux-tu faire de ce mauvais sujet? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas; tu ne l'auras pas; et d'ailleursquand j'y consentiraisjamais il ne voudra quitter le conservatoireil vient de me le jurer.

-- Si ce n'est que de sa volonté qu'il s'agitdit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement carta canta! voici sa signature.

Aussitôt Zingarellifurieuxse pend à sa sonnette:

-- Qu'on chasse Geronimo du Conservatoirecria-t-ilbouillant de colère.

On me chassa doncmoi riant aux éclats. Le même soirje chantai l'air del Moltiplico . Polichinelle veut se marier et comptesur ses doigtsles objets dont il aura besoin dans son ménageet il s'embrouille à chaque instant dans ce calcul.

-- Ah! veuillezmonsieurnous chanter cet airdit Mme de Rênal.

Geronimo chantaet tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matinlaissant cette famille enchantée de ses bonnes manièresde sa complaisance et de sa gaîté.

Le lendemainM. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.

Ainsipartout de la faussetédit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d'appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlinosa voix divine n'eût peut-être été connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foij'aimerais mieux être un Geronimo qu'un Rênal. Il n'est pas si honoré dans la sociétémais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'huiet sa vie est gaie.

Une chose étonnait Julien: les semaines solitaires passées à Verrièresdans la maison de M. de Rênal avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n'avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu'aux dîners qu'on lui avait donnés; dans cette maison solitairene pouvait-il pas lireécrireréfléchir sans être troublé? A chaque instantil n'était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité d'étudier les mouvements d'une âme basseet encore afin de la tromper par des démarches ou des mots hypocrites.

Le bonheur serait-il si près de moi?... La dépense d'une telle vie est peu de chose; je puis à mon choix épouser Mlle Elisaou me faire l'associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s'assied au sommetet trouve un plaisir parfait à se reposer. Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours?

L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutionselle avait avoué à Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes sermentspensait-elle!

Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son marisi elle l'eût vu en péril. C'était une de ces âmes nobles et romanesquespour qui apercevoir la possibilité d'une action généreuseet ne pas la faireest la source d'un remords presque égal à celui du crime commis. Toutefoisil y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait sidevenant veuve tout à coupelle pouvait épouser Julien.

Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père; malgré sa justice sévèreil en était adoré. Elle sentait bien qu'épousant Julienil fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Pariscontinuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfantselleJulientous étaient parfaitement heureux.

Etrange effet du mariagetel que l'a fait le XIXe siècle! L'ennui de la vie matrimoniale fait périr l'amour sûrementquand l'amour a précédé le mariage. Et cependantdirait un philosopheil amène bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travaillerl'ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n'est que les âmes sèchesparmi les femmesqu'il ne prédispose pas à l'amour.

La réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênalmais on ne l'excusait pas à Verrièreset toute la villesans qu'elle s'en doutâtn'était occupée que du scandale de ses amours. A cause de cette grande affairecet automne-là on s'y ennuya moins que de coutume.

L'automneune partie de l'hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à s'indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d'impression sur M. de Rênal. En moins de huit joursdes personnes graves qui se dédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missionslui donnèrent les soupçons les plus cruelsmais en se servant des termes les plus mesurés.

M. Valenodqui jouait serréavait placé Elisa dans une famille noble et fort considéréeoù il y avait cinq femmes. Elisa craignantdisait-ellede ne pas trouver de place pendant l'hivern'avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le maire. D'elle-mêmecette fille avait eu l'excellente idée d'aller se confesser à l'ancien curé Chélan et en même temps au nouveauafin de leur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.

Le lendemain de son arrivéedès six heures du matinl'abbé Chélan fit appeler Julien:

-- Je ne vous demande rienlui dit-ilje vous prieet au besoin je vous ordonne de ne me rien direj'exige que sous trois jours vous partiez pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouquéqui est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J'ai tout prévutout arrangémais il faut partiret ne pas revenir d'un an à Verrières.

Julien ne répondit point; il examinait si son honneur devait s'estimer offensé des soins que M. Chélanqui après tout n'était pas son pèreavait pris pour lui.

-- Demain à pareille heurej'aurai l'honneur de vous revoirdit-il enfin au curé.

M. Chélanqui comptait l'emporter de haute lutte sur un si jeune hommeparla beaucoup. Enveloppé dans l'attitude et la physionomie la plus humbleJulien n'ouvrit pas la bouche.

Il sortit enfinet courut prévenir Mme de Rênalqu'il trouva au désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractère s'appuyant sur la perspective de l'héritage de Besançonl'avait décidé à la considérer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l'étrange état dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait tortil était égaré par des envieuxmais enfin que faire?

Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenodet rester à Verrières. Mais ce n'était plus cette femme simple et timide de l'année précédente; sa fatale passionses remords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à elle-mêmetout en écoutant son mariqu'une séparation au moins momentanée était devenue indispensable. Loin de moiJulien va retomber dans ses projets d'ambition si naturels quand on n'a rien. Et moigrand Dieu! je suis si riche! et si inutilement pour mon bonheur! Il m'oubliera. Aimable comme il estil sera aiméil aimera. Ah! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre? Le ciel est justeje n'ai pas eu le mérite de faire cesser le crimeil m'ôte le jugement. Il ne tenait qu'à moi de gagner Elisa à force d'argentrien ne m'était plus facile. Je n'ai pas pris la peine de réfléchir un momentles folles imaginations de l'amour absorbaient tout mon temps. Je péris.

Julien fut frappé d'une choseen apprenant la terrible nouvelle du départ à Mme de Rênalil ne trouva aucune objection égoïste. Elle faisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.

-- Nous avons besoin de fermetémon ami.

Elle coupa une mèche de ses cheveux.

-- Je ne sais pas ce que je ferailui dit-ellemais si je meurspromets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de prèstâche d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolutiontous les nobles seront égorgésleur père émigrera peut-être à cause de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieumon ami! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice faitj'espère qu'en public j'aurai le courage de penser à ma réputation.

Julien s'attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le toucha.

-- Nonje ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai; ils le veulent; vous le voulez vous-même. Maistrois jours après mon départje reviendrai vous voir de nuit.

L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bienpuisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût éprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant. Dès cet instantla conduitecomme la physionomie de Mme de Rênal fut nobleferme et parfaitement convenable.

M. de Rênal rentra bientôt; il était hors de lui. Il parla enfin à sa femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.

-- Je veux la porter au Casinomontrer à tous qu'elle est de cet infâme Valenodque j'ai pris à la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquementet puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.

Je pourrais être veuvegrand Dieu! pensa Mme de Rênal. Mais presque au même instantelle se dit: Si je n'empêche pas ce duelcomme certainement je le puisje serai la meurtrière de mon mari.

Jamais elle n'avait ménagé sa vanité avec autant d'adresse. En moins de deux heures elle lui fit voiret toujours par des raisons trouvées par luiqu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenodet même reprendre Elisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fillecause de tous ses malheurs. Mais cette idée venait de Julien.

Enfinaprès avoir été mis trois ou quatre fois sur la voieM. de Rênal arrivatout seulà l'idée financièrement bien pénibleque ce qu'il y aurait de plus désagréable pour luice serait que Julienau milieu de l'effervescence et des propos de tout Verrièresy restât comme précepteur des enfants de M. Valenod. L'intérêt évident de Julien était d'accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment l'y décideret ensuite comment y vivrait-il?

M. de Rênalvoyant l'imminence du sacrifice d'argentétait plus au désespoir que sa femme. Pour elleaprès cet entretienelle était dans la position d'un homme de coeur quilas de la viea pris une dose de stramonium ; il n'agit plus que par ressortpour ainsi direet ne porte plus d'intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant de dire: Quand j'étais roi . Parole admirable!

Le lendemaindès le grand matinM. de Rênal reçut une lettre anonyme. Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables à sa position s'y voyaient à chaque ligne. C'était l'ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se battre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu'aux idées d'exécution immédiate. Il sortit seulet alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger.

Au faitse disait-ill'administration sévère de l'empereur Napoléon reviendrait au mondeque moi je n'ai pas un sou de friponneries à me reprocher. J'ai tout au plus fermé les yeux; mais j'ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m'y autorisent.

Mme de Rênal fut effrayée de la colère froide de son marielle lui rappelait la fatale idée de veuvage qu'elle avait tant de peine à repousser. Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vainla nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d'offrir six cents francs à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. M. de Rênalmaudissant mille fois le jour où il avait eu la fatale idée de prendre un précepteur chez luioublia la lettre anonyme.

Il se consola un peu par une idée qu'il ne dit pas à sa femme: avec de l'adresseet en se prévalant des idées romanesques du jeune hommeil espérait l'engagerpour une somme moindreà refuser les offres de M. Valenod.

Mme de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien quefaisant aux convenances de son mari le sacrifice d'une place de huit cents francsque lui offrait publiquement le directeur du dépôtil pouvait sans honte accepter un dédommagement.

-- Maisdisait toujours Julienjamais je n'ai eumême pour un instantle projet d'accepter ces offres. Vous m'avez trop accoutumé à la vie élégantela grossièreté de ces gens-là me tuerait.

La cruelle nécessitéavec sa main de ferplia la volonté de Julien. Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la somme offerte par le maire de Verrièreset de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.

Mme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la montagne.

Elle les lui offrit en tremblantet sentant trop qu'elle serait refusée avec colère.

-- Voulez-vouslui dit Julienrendre le souvenir de nos amours abominable?

Enfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux; au moment fatal d'accepter de l'argent de luice sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduiteil ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économieset comptait demander une pareille somme à Fouqué.

Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrièresoù il laissait tant d'amouril ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitaleune grande ville de guerre comme Besançon.

Pendant cette courte absence de trois joursMme de Rênal fut trompée par une des plus cruelles déceptions de l'amour. Sa vie était passableil y avait entre elle et l'extrême malheurcette dernière entrevue qu'elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heuresles minutes qui l'en séparaient. Enfinpendant la nuit du troisième jourelle entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangersJulien parut devant elle.

De ce momentelle n'eut plus qu'une penséec'est pour la dernière fois que je le vois. Loin de répondre aux empressements de son amielle fut comme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu'elle l'aimaitc'était d'un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l'idée cruelle de séparation éternelle. Le méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silenceet des serrements de main presque convulsifs.

-- Maisgrand Dieu! comment voulez-vous que je vous croie? répondait Julien aux froides protestations de son amie; vous montreriez cent fois plus d'amitié sincère à Mme Dervilleà une simple connaissance.

Mme de Rênalpétrifiéene savait que répondre:

-- Il est impossible d'être plus malheureuse... J'espère que je vais mourir... Je sens mon coeur se glacer...

Telles furent les réponses les plus longues qu'il put en obtenir.

Quand l'approche du jour vint rendre le départ nécessaireles larmes de Mme de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée à la fenêtre sans mot diresans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait:

-- Nous voici arrivés à l'état que vous avez tant souhaité. Désormais vous vivrez sans remords. A la moindre indisposition de vos enfantsvous ne les verrez plus dans la tombe.

-- Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislaslui dit-elle froidement.

Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navréeet avant de passer la montagnetant qu'il put voir le clocher de l'église de Verrièressouvent il se retourna.

CHAPITRE XXIV

UNE CAPITALE

Que de bruitque de gens affairés! que d'idées pour l'avenir dans une tête de vingt ans! quelle distraction pour l'amour !

BARNAVE.

Enfin il aperçutsur une montagne lointainedes murs noirs; c'était la citadelle de Besançon. Quelle différence pour moidit-il en soupirantsi j'arrivais dans cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre!

Besançon n'est pas seulement une des plus jolies villes de Franceelle abonde en gens de coeur et d'esprit. Mais Julien n'était qu'un petit paysan et n'eut aucun moyen d'approcher les hommes distingués.

Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeoiset c'est dans ce costume qu'il passa les ponts-levis. Plein de l'histoire du siège de 1674il voulut voiravant de s'enfermer au séminaireles remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles; il pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au publicafin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.

La hauteur des mursla profondeur des fossésl'air terrible des canons l'avaient occupé pendant plusieurs heureslorsqu'il passa devant le grand cafésur le boulevard. Il resta immobile d'admiration; il avait beau lire le mot caféécrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portesil ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidité; il osa entreret se trouva dans une salle longue de trente ou quarante paset dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce jour-làtout était enchantement pour lui.

Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabacs'élançant de la bouche de tousles enveloppaient d'un nuage bleu. La haute stature de ces hommesleurs épaules arrondiesleur démarche lourdeleurs énormes favorisles longues redingotes qui les couvraienttout attirait l'attention de Julien. Ces nobles enfants de l'antique Bisontium ne parlaient qu'en criant; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admiraitimmobile; il songeait à l'immensité et à la magnificence d'une grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautainqui criaient les points du billard.

Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagnequiarrêté à trois pas du poêleet son petit paquet sous le brasconsidérait le buste du roien beau plâtre blanc. Cette demoisellegrande Franc-Comtoisefort bien faiteet mise comme il le faut pour faire valoir un caféavait déjà dit deux foisd'une petite voix qui cherchait à n'être entendue que de Julien: Monsieur! Monsieur! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendreset vit que c'était à lui qu'on parlait.

Il s'approcha vivement du comptoir et de la jolie fillecomme il eût marché à l'ennemi. Dans ce grand mouvementson paquet tomba.

Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris quià quinze anssavent déjà entrer dans un café d'un air si distingué? Mais ces enfantssi bien stylés à quinze ansà dix-huit tournent au commun . La timidité passionnée que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si bellequi daignait lui adresser la paroleil faut que je lui dise la véritépensa Julienqui devenait courageux à force de timidité vaincue.

-- Madameje viens pour la première fois de ma vie à Besançon; je voudrais bien avoiren payantun pain et une tasse de café.

La demoiselle sourit un peu et puis rougit; elle craignaitpour ce joli jeune hommel'attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.

-- Placez-vous iciprès de moidit-elle en lui montrant une table de marbrepresque tout à fait cachée par l'énorme comptoir d'acajou qui s'avance dans la salle.

La demoiselle se pencha en dehors du comptoirce qui lui donna l'occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tassedu sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du cafécomprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçonson tête-à-tête avec Julien allait finir.

Julienpensifcomparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l'agitaient souvent. L'idée de la passion dont il avait été l'objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n'avait qu'un instant; elle lut dans les regards de Julien.

-- Cette fumée de pipe vous fait tousservenez déjeuner demain avant huit heures du matin; alorsje suis presque seule.

-- Quel est votre nom? dit Julienavec le sourire caressant de la timidité heureuse.

-- Amanda Binet.

-- Permettez-vous que je vous envoiedans une heureun petit paquet gros comme celui-ci?

La belle Amanda réfléchit un peu.

-- Je suis surveillée: ce que vous me demandez peut me compromettre; cependantje m'en vais écrire mon adresse sur une carteque vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

-- Je m'appelle Julien Soreldit le jeune homme; je n'ai ni parentsni connaissance à Besançon.

-- Ah! je comprendsdit-elle avec joievous venez pour l'Ecole de droit?

-- Hélas! nonrépondit Julien; on m'envoie au séminaire.

Le découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda; elle appela un garçon: elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Juliensans le regarder.

Amanda recevait de l'argent au comptoir; Julien était fier d'avoir osé parler: on se disputa à l'un des billards. Les cris et les démentis des joueursretentissant dans cette salle immensefaisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.

-- Si vous voulezmademoisellelui dit-il tout à coup avec assuranceje dirai que je suis votre cousin.

Ce petit air d'autorité plut à Amanda. Ce n'est pas un jeune homme de rienpensa-t-elle. Elle lui dit fort vitesans le regardercar son oeil était occupé à voir si quelqu'un s'approchait du comptoir:

-- Moi je suis de Genlisprès de Dijon; dites que vous êtes aussi de Genliset cousin de ma mère.

-- Je n'y manquerai pas.

-- Tous les jeudisà cinq heuresen étéMM. les séminaristes passent ici devant le café.

-- Si vous pensez à moiquand je passeraiayez un bouquet de violettes à la main.

Amanda le regarda d'un air étonné; ce regard changea le courage de Julien en témérité; cependant il rougit beaucoup en lui disant:

-- Je sens que je vous aime de l'amour le plus violent.

-- Parlez donc plus baslui dit-elle d'un air effrayé.

Julien songeait à se rappeler les phrases d'un volume dépareillé de La Nouvelle Héloïse qu'il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien; depuis dix minutesil récitait La Nouvelle Héloïse à Mlle Amandaravieil était heureux de sa bravourequand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

Il s'approcha du comptoiren sifflant et marchant des épaules; il regarda Julien. A l'instantl'imagination de celui-citoujours dans les extrêmesne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoupéloigna sa tasseprit une mine assuréeet regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d'eau-de-vie sur le comptoird'un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéitetpendant deux minutesse tint immobile à sa placepâlerésolu et ne songeant qu'à ce qui allait arriver; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien; son verre d'eau-de-vie avalé d'un traitil dit un mot à Amandaplaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingoteet s'approcha d'un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère; mais il ne savait comment s'y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquetetde l'air le plus dandinant qu'il putmarcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait: Mais avec un duel dès l'arrivée à Besançonla carrière ecclésiastique est perdue.

-- Qu'importeil ne sera pas dit que je manque un insolent.

Amanda vit son courage; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières; en un instantelle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se levaettout en ayant l'air de suivre de l'oeil quelqu'un qui passait dans la rueelle vint se placer rapidement entre lui et le billard:

-- Gardez-vous de regarder de travers ce monsieurc'est mon beau-frère.

-- Que m'importeil m'a regardé.

-- Voulez-vous me rendre malheureuse? Sans douteil vous a regardépeut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mèreet que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n'a jamais dépassé Dôlesur la route de la Bourgogne; ainsi dites ce que vous voudrezne craignez rien.

Julien hésitait encore; elle ajouta bien viteson imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance:

-- Sans doute il vous a regardémais c'est au moment où il me demandait qui vous êtes; c'est un homme qui est manant avec tout le mondeil n'a pas voulu vous insulter.

L'oeil de Julien suivait le prétendu beau-frère; il le vit acheter un numéro à la poule que l'on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d'un ton menaçant: Je prends à faire! Il passa vivement derrière Mlle Amandaet fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras:

-- Venez me payer d'abordlui dit-elle.

C'est justepensa Julien; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu'elle puttout en lui répétant à voix basse:

-- Sortez à l'instant du caféou je ne vous aime plus; et cependant je vous aime bien.

Julien sortiten effetmais lentement. N'est-il pas de mon devoirse répétait-ild'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage? Cette incertitude le retint une heuresur le boulevarddevant le café; il regardait si son homme sortait. Il ne parut paset Julien s'éloigna.

Il n'était à Besançon que depuis quelques heureset déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefoismalgré sa gouttequelques leçons d'escrime; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n'eût rien été s'il eût su comment se fâcher autrement qu'en donnant un soufflet; etsi l'on en venait aux coups de poingsson rivalhomme énormel'eût battu et puis planté là.

Pour un pauvre diable comme moise dit Juliensans protecteurs et sans argentil n'y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque aubergeoù je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heuresje pourrai fort bienavec mes habits bourgeoisrevoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau; mais Julienpassant devant toutes les aubergesn'osait entrer dans aucune.

Enfincomme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeursses yeux inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femmeencore assez jeunehaute en couleurà l'air heureux et gai. Il s'approcha d'elle et lui raconta son histoire.

-- Certainementmon joli petit abbélui dit l'hôtesse des Ambassadeursje vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ciil ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher.

Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambreen lui recommandant d'écrire la note de ce qu'il laissait.

-- Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme çamonsieur l'abbé Sorellui dit la grosse femmequand il descendit à la cuisineje m'en vais vous faire servir un bon dîner; etajouta-t-elle à voix basseil ne vous coûtera que vingt solsau lieu de cinquante que tout le monde paye; car il faut bien ménager votre petit boursicot .

-- J'ai dix louisrépliqua Julien avec une certaine fierté.

-- Ah! bon Dieurépondit la bonne hôtesse alarméene parlez pas si haut; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n'entrez jamais dans les cafésils sont remplis de mauvais sujets.

-- Vraiment! dit Julienà qui ce mot donnait à penser.

-- Ne venez jamais que chez moije vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols; c'est parler çaj'espère. Allez vous mettre à tableje vais vous servir moi-même.

-- Je ne saurais mangerlui dit Julienje suis trop émuje vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.

La bonne femme ne le laissa partir qu'après avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s'achemina vers le lieu terrible; l'hôtessede dessus sa portelui en indiquait la route.

 

CHAPITRE XXV

LE SEMINAIRE

Trois cent trente-six dîners à 83 centimestrois cent trente-six soupers à 38 centimesdu chocolat à qui de droit; combien y a-t-il à gagner sur la soumission ?

LE VALENODde Besançon.

Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte; il approcha lentement; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terredont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutesun homme pâlevêtu de noirvint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l'impossibilité de toute sympathie; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crimemais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parleret qui ne serait pas l'intérêt du ciel.

Julien releva les yeux avec effortet d'une voix que le battement de coeur rendait tremblanteil expliqua qu'il désirait parler à M. Pirardle directeur du séminaire. Sans dire une parolel'homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de boisdont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au muret semblaient prêtes à tomber. Une petite portesurmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noirfut ouverte avec difficultéet le portier le fit entrer dans une chambre sombre et bassedont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. LàJulien fut laissé seul; il était atterréson coeur battait violemment; il eût été heureux d'oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

Au bout d'un quart d'heurequi lui parut une journéele portier à figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la chambreetsans daigner parlerlui fit signe d'avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis; mais il n'y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porteJulien vit en passant un lit de bois blancdeux chaises de pailleet un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. A l'autre extrémité de la chambreprès d'une petite fenêtreà vitres jauniesgarnie de vases de fleurs tenus salementil aperçut un homme assis devant une tableet couvert d'une soutane délabrée; il avait l'air en colèreet prenait l'un après l'autre une foule de petits carrés de papier qu'il rangeait sur sa tableaprès y avoir écrit quelques mots. Il ne s'apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobiledebout vers le milieu de la chambrelà où l'avait laissé le portierqui était ressorti en fermant la porte.

Dix minutes se passèrent ainsi; l'homme mal vêtu écrivait toujours. L'émotion et la terreur de Julien étaient tellesqu'il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût ditpeut-être en se trompant: c'est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.

L'homme qui écrivait leva la tête; Julien ne s'en aperçut qu'au bout d'un momentet mêmeaprès l'avoir vuil restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l'objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rougesexcepté sur le frontqui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blancbrillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épaisplats et d'un noir de jais.

-- Voulez-vous approcheroui ou non? dit enfin cet homme avec impatience.

Julien s'avança d'un pas mal assuréet enfinprêt à tomber et pâlecomme de sa vie il ne l'avait étéil s'arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.

-- Plus prèsdit l'homme.

Julien s'avança encore en étendant la maincomme cherchant à s'appuyer sur quelque chose.

-- Votre nom?

-- Julien Sorel.

-- Vous avez bien tardélui dit-onen attachant de nouveau sur lui un oeil terrible.

Julien ne put supporter ce regard; étendant la main comme pour se souteniril tomba tout de son long sur le plancher.

L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se mouvoir; il entendit des pas qui s'approchaient.

On le relevaon le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l'homme terrible qui disait au portier:

-- Il tombe du haut mal apparemmentil ne manquait plus que ça.

Quand Julien put ouvrir les yeuxl'homme à la figure rouge continuait à écrire; le portier avait disparu. Il faut avoir du couragese dit notre héroset surtout cacher ce que je sens: il éprouvait un violent mal de coeur; s'il m'arrive un accidentDieu sait ce qu'on pensera de moi. Enfin l'homme cessa d'écrireet regardant Julien de côté:

-- Etes-vous en état de me répondre?

-- Ouimonsieurdit Juliend'une voix affaiblie.

-- Ah! c'est heureux.

L'homme noir s'était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s'ouvrit en criant. Il la trouvas'assit lentementet regardant de nouveau Juliend'un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait:

-- Vous m'êtes recommandé par M. Chélanc'était le meilleur curé du diocèsehomme vertueux s'il en futet mon ami depuis trente ans.

-- Ah! c'est à M. Pirard que j'ai l'honneur de parlerdit Julien d'une voix mourante.

-- Apparemmentrépliqua le directeur du séminaireen le regardant avec humeur.

Il y eut un redoublement d'éclat dans ses petits yeuxsuivi d'un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C'était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.

-- La lettre de Chélan est courtedit-ilcomme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca ; par le temps qui courton ne saurait écrire trop peu. Il lut haut:

«Je vous adresse Julien Sorelde cette paroisseque j'ai baptisé il y aura bientôt vingt ans; fils d'un charpentier richemais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoirel'intelligence ne manquent pointil y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable? est-elle sincère ?»

-- Sincère! répéta l'abbé Pirardd'un air étonnéet en regardant Julien; mais déjà le regard de l'abbé était moins dénué de toute humanité; sincère ! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture:

«Je vous demande pour Julien Sorel une bourse; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologiede cette ancienne et bonne théologie des Bossuetdes Arnaultdes Fleury. Si ce sujet ne vous convient pasrenvoyez-le-moi; le directeur du dépôt de mendicitéque vous connaissez bienlui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. -- Mon intérieur est tranquillegrâce à Dieu. Je m'accoutume au coup terrible. Vale et me ama

L'abbé Pirardralentissant la voix comme il lisait la signatureprononça avec un soupir le mot Chélan .

-- Il est tranquilledit-il; en effetsa vertu méritait cette récompense; Dieu puisse-t-il me l'accorder le cas échéant!

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. A la vue de ce signe sacréJulien sentit diminuer l'horreur profonde quidepuis son entrée dans cette maisonl'avait glacé.

-- J'ai ici trois cent vingt et un aspirants à l'état le plus saintdit enfin l'abbé Pirardd'un ton de voix sévèremais non méchant; sept ou huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l'abbé Chélan; ainsi parmi les trois cent vingt et unvous allez être le neuvième. Mais ma protection n'est ni faveurni faiblesseelle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef.

Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenêtrevoisine de la porte d'entréedonnait sur la campagne. Il regarda les arbres; cette vue lui fit du biencomme s'il eût aperçu d'anciens amis.

-- Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin?) lui dit l'abbé Pirardcomme il revenait.

-- Itapater optime (Ouimon excellent père)répondit Julienrevenant un peu à lui. Certainementjamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirarddepuis une demi-heure.

L'entretien continua en latin. L'expression des yeux de l'abbé s'adoucissait; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faiblepensa-t-ilde m'en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon; et Julien s'applaudit d'avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.

L'abbé Pirard examina Julien sur la théologieil fut surpris de l'étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les Saintes Écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pèresil s'aperçut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint Jérômede saint Augustinde saint Bonaventurede saint Basileetc.etc.

Au faitpensa l'abbé Pirardvoilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j'ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des Saintes Écritures.

(Julien venait de lui parlersans être interrogé à ce sujetdu temps véritable où avaient été écrits la Genèsele Pentateuqueetc.)

A quoi mène ce raisonnement infini sur les Saintes Écriturespensa l'abbé Pirardsi ce n'est à l'examen personnel c'est-à-dire au plus affreux protestantisme? Et à côté de cette science imprudenterien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.

Mais l'étonnement du directeur du séminaire n'eut plus de borneslorsqueinterrogeant Julien sur l'autorité du papeet s'attendant aux maximes de l'ancienne Église gallicanele jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.

Singulier homme que ce Chélanpensa l'abbé Pirard; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s'en moquer?

Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu'avec sa mémoire. De ce momentJulien fut réellement très bienil sentait qu'il était maître de soi. Après un examen fort longil lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n'était plus qu'affectée. En effetsans les principes de gravité austère quedepuis quinze ansil s'était imposés envers ses élèves en théologiele directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logiquetant il trouvait de clartéde précision et de netteté dans ses réponses.

Voilà un esprit hardi et sainse disait-ilmais corpus debile (le corps est faible).

-- Tombez-vous souvent ainsi? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.

-- C'est la première fois de ma viela figure du portier m'avait glacéajouta Julien en rougissant comme un enfant.

L'abbé Pirard sourit presque.

-- Voilà l'effet des vaines pompes du monde; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riantsvéritables théâtres de mensonge. La vérité est austèremonsieur. Mais notre tâche ici-bas n'est-elle pas austère aussi? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: Trop de sensibilité aux vaines grâces de l'extérieur .

Si vous ne m'étiez pas recommandédit l'abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marquési vous ne m'étiez pas recommandé par un homme tel que l'abbé Chélanje vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitezvous dirais-jeest la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l'abbé Chélan a mérité bien peupar cinquante-six ans de travaux apostoliquess'il ne peut disposer d'une bourse au séminaire.

Après ces motsl'abbé Pirard recommanda à Julien de n'entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.

-- Je vous en donne ma parole d'honneurdit Julien avec l'épanouissement de coeur d'un honnête homme.

Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.

-- Ce mot n'est point de mise icilui dit-ilil rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fauteset souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maisonentendremon très cher filsc'est obéir. Combien avez-vous d'argent?

Nous y voicise dit Julienc'était pour cela qu'était le très cher fils.

-- Trente-cinq francsmon père.

-- Ecrivez soigneusement l'emploi de cet argent; vous aurez à m'en rendre compte.

Cette pénible séance avait duré trois heures; Julien appela le portier.

-- Allez installer Julien Sorel dans la cellule n° 103dit l'abbé Pirard à cet homme.

Par une grande distinctionil accordait à Julien un logement séparé.

-- Portez-y sa malleajouta-t-il.

Julien baissa les yeux et reconnut sa malle précisément en face de luiil la regardait depuis trois heureset ne l'avait pas reconnue.

En arrivant au n° 103c'était une petite chambrette de huit pieds en carréau dernier étage de la maisonJulien remarqua qu'elle donnait sur les rempartset par delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.

Quelle vue charmante! s'écria Julien; en se parlant ainsiil ne sentait pas ce qu'exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu'il avait éprouvées depuis le peu de temps qu'il était à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s'assit près de la fenêtre sur l'unique chaise de bois qui fût dans sa celluleet tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n'entendit point la cloche du souperni celle du salut; on l'avait oublié.

Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matinil se trouva couché sur le plancher.

 

CHAPITRE XXVI

LE MONDE OU CE QUI MANQUE AU RICHE

Je suis seul sur la terrepersonne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de coeur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah! bientôt je mourraisoit de faimsoit du malheur de voir les hommes si durs .

YOUNG.

Il se hâta de brosser son habit et de descendreil était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement; au lieu de chercher à se justifierJulien croisa les bras sur sa poitrine:

-- Peccavipater optime (j'ai péchéj'avoue ma fauteô mon père)dit-il d'un air contrit.

Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments du métier. L'heure de la récréation arriva. Julien se vit l'objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu'il s'était faitesil considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis; le plus dangereux de tous à ses yeux était l'abbé Pirard.

Peu de jours aprèsJulien eut à choisir un confesseuron lui présenta une liste.

Eh! bon Dieu! pour qui me prend-onse dit-ilcroit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire ? et il choisit l'abbé Pirard.

Sans qu'il s'en doutâtcette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeunenatif de Verrièreset quidès le premier jours'était déclaré son amilui apprit que s'il eût choisi M. Castanèdele sous-directeur du séminaireil eût peut-être agi avec plus de prudence.

-- L'abbé Castanède est l'ennemi de M. Pirard qu'on soupçonne de jansénismeajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.

Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furentcomme le choix d'un confesseurdes étourderies. Egaré par toute la présomption d'un homme à imaginationil prenait ses intentions pour des faitset se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu'à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.

Hélas! c'est ma seule arme! à une autre époquese disait-ilc'est par des actions parlantes en face de l'ennemi que j'aurais gagné mon pain .

Juliensatisfait de sa conduiteregardait autour de lui; il trouvait partout l'apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de saintetéet avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François lorsqu'il reçut les stigmates sur le mont Verna dans l'Apennin. Mais c'était un grand secretleurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre maladesmais sans apprendre grand-chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réeletentre autresun nommé Chazel; mais Julien se sentait de l'éloignement pour euxet eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d'êtres grossiers qui n'étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu'ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysanset ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu'en piochant la terre. C'est d'après cette observation quedès les premiers joursJulien se promit de rapides succès. Dans tout serviceil faut des gens intelligentscar enfin il y a un travail à fairese disait-il. Sous Napoléonj'eusse été sergent; parmi ces futurs curésje serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diablesajoutait-ilmanouvriers dès l'enfanceont vécujusqu'à leur arrivée icide lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumièresils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de reposces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur oeil morne que le besoin physique satisfait après le dîneret le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer; mais ce que Julien ne savait pasce qu'on se gardait de lui direc'est queêtre le premier dans les différents cours de dogmed'histoire ecclésiastiqueetc.etc.que l'on suit au séminairen'était à leurs yeux qu'un péché splendide . Depuis Voltairedepuis le gouvernement des deux Chambres qui n'est au fond que méfiance et examen personnel et donne à l'esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier l'Eglise de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C'est la soumission de coeur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les étudesmême sacréeslui est suspectet à bon droit. Qui empêchera l'homme supérieur de passer de l'autre côté comme Sieyès ou Grégoire! L'Eglise tremblante s'attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l'examen personneletpar les pieuses pompes des cérémonies de sa courfaire impression sur l'esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julienpénétrant à demi ces diverses véritésque cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentirtombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoupet réussissait rapidement à apprendre des choses très utiles à un prêtretrès fausses à ses yeuxet auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n'avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijonet oùmalgré les formes du style le plus convenableperçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieuxpensait l'abbé Pirardce n'est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.

Un jourl'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmesc'était un éternel adieu. Enfindisait-on à Julienle ciel m'a fait la grâce de haïrnon l'auteur de ma fauteil sera toujours ce que j'aurai de plus cher au mondemais ma faute en elle-même. Le sacrifice est faitmon ami. Ce n'est pas sans larmescomme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me doiset que vous avez tant aimésl'emporte. Un Dieu juste mais terrible ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. AdieuJuliensoyez juste envers les hommes.

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijonet cependant on espérait que jamais Julien ne répondraitou que du moins il se servirait de paroles qu'une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.

La mélancolie de Julienaidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l'entrepreneur des dîners à 83 centimescommençait à influer sur sa santélorsqu'un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.

-- Enfin j'ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançonsans reprochepour te voir. Toujours visage de bois. J'ai aposté quelqu'un à la porte du séminaire; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais?

-- C'est une épreuve que je me suis imposée.

-- Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq francs viennent de m'apprendre que je n'étais qu'un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit:

-- A propossais-tu? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.

Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l'âme passionnée de laquelle on bouleversesans s'en douterles plus chers intérêts.

-- Ouimon amidans la dévotion la plus exaltée. On dit qu'elle fait des pèlerinages. Maisà la honte éternelle de l'abbé Maslonqui a espionné si longtemps ce pauvre M. ChélanMme de Rênal n'a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.

-- Elle vient à Besançondit Julienle front couvert de rougeur.

-- Assez souventrépondit Fouqué d'un air interrogatif.

-- As-tu des Constitutionnels sur toi?

-- Que dis-tu? répliqua Fouqué.

-- Je te demande si tu as des Constitutionnels reprit Juliendu ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.

-- Quoi! même au séminairedes libéraux! s'écria Fouqué. Pauvre France! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l'abbé Maslon.

Cette visite eût fait une profonde impression sur notre hérossidès le lendemainun mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui semblait si enfantne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu'il était au séminairela conduite de Julien n'avait été qu'une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.

A la véritéles actions importantes de sa vie étaient savamment conduites; mais il ne soignait pas les détailset les habiles au séminaire ne regardent qu'aux détails. Aussipassait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort . Il avait été trahi par une foule de petites actions.

A leurs yeuxil était convaincu de ce vice énorme il pensaitil jugeait par lui-mêmeau lieu de suivre aveuglément l'autorité et l'exemple. L'abbé Pirard ne lui avait été d'aucun secours; il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitenceoù encore il écoutait plus qu'il ne parlait. Il en eût été bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède.

Du moment que Julien se fut aperçu de sa folieil ne s'ennuya plus. Il voulut connaître toute l'étendue du maletà cet effetsortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu'on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu'à la dérision. Il reconnut quedepuis son entrée au séminaireil n'y avait pas eu une heuresurtout pendant les récréationsqui n'eût porté conséquence pour ou contre luiqui n'eût augmenté le nombre de ses ennemisou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immensela tâche fort difficile. Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s'agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeuxpar exemplelui donnèrent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n'était pas ma présomption à Verrières! se disait Julienje croyais vivre; je me préparais seulement à la vie; me voici enfin dans le mondetel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôleentouré de vrais ennemis. Quelle immense difficultéajoutait-ilque cette hypocrisie de chaque minute! c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernesc'est Sixte-Quint trompant quinze années de suitepar sa modestiequarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse.

La science n'est donc rien ici! se disait-il avec dépit; les progrès dans le dogmedans l'histoire sacréeetc.ne comptent qu'en apparence. Tout ce qu'on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapidesdans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu'au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur? les jugent-ils comme moi? Et j'avais la sottise d'en être fier! Ces premières places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner des ennemis acharnés. Chazelqui a plus de science que moijette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place; s'il obtient la premièrec'est par distraction. Ah! qu'un motun seul mot de M. Pirard m'eût été utile!

Du moment que Julien fut détrompéles longs exercices de piété ascétiquetels que le chapelet cinq fois la semaineles cantiques au Sacré-Coeuretc.etc.qui lui semblaient si mortellement ennuyeuxdevinrent ses moments d'action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-mêmeet cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses moyensJulien n'aspira pas d'embléecomme les séminaristes qui servaient de modèles aux autresà faire à chaque instant des actions significatives c'est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. Au séminaireil est une façon de manger un oeuf à la coque qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.

Le lecteurqui sourit peut-êtredaignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fiten mangeant un oeufl'abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI.

Julien chercha d'abord à arriver au non culpa ; c'est l'état du jeune séminariste dont la démarchedont la façon de mouvoir les brasles yeuxetc.n'indiquent à la vérité rien de mondainmais ne montrent pas encore l'être absorbé par l'idée de l'autre vie et le pur néant de celle-ci.

Sans cesse Julien trouvait écrites au charbonsur les murs des corridorsdes phrases telles que celle-ci: Qu'est-ce que soixante ans d'épreuvesmis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d'huile bouillante en enfer? Il ne les méprisa plus; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie? se disait-il; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible? par la différence de mon extérieur et de celui d'un laïc.

Après plusieurs mois d'application de tous les instantsJulien avait encore l'air de penser . Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n'annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenirmême par le martyre. C'était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu'ils n'eussent pas l'air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugleprête à tout croire et à tout souffrirque l'on trouve si fréquemment dans les couvents d'Italieet dont à nous autres laïcsle Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d'église*. [* Voirau musée du LouvreFrançois duc d'Aquitaine déposant la cuirasse et prenant l'habit de moinen° 1130.]

Les jours de grande fêteon donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observèrent qu'il était insensible à ce bonheur; ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie; rien ne lui fit plus d'ennemis. Voyez ce bourgeoisvoyez ce dédaigneuxdisaient-ilsqui fait semblant de mépriser la meilleure pitance des saucisses avec de la choucroute! file vilain! l'orgueilleux! le damné!

Hélas! l'ignorance de ces jeunes paysansmes camaradesest pour eux un avantage immenses'écriait Julien dans ses moments de découragement. A leur arrivée au séminairele professeur n'a point à les délivrer de ce nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporteet qu'ils lisent sur ma figurequoi que je fasse.

Julien étudiaitavec une attention voisine de l'envieles plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noireleur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l'argent sec et liquide comme on dit en Franche-Comté.

C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime d' argent comptant .

Le bonheurpour ces séminaristescomme pour les héros des romans de Voltaireconsiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de drap fin . Ce sentiment apprécie la justice distributive telle que nous la donnent nos tribunauxà sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagnerrépétaient-ils souvent entre euxà plaider contre un gros ?

C'est le mot des vallées du Jurapour exprimer un homme riche. Qu'on juge de leur respect pour l'être le plus riche de tous: le gouvernement!

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfetpasseaux yeux des paysans de la Franche-Comtépour une imprudence: orl'imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du méprisJulien finit par éprouver de la pitié: il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver à leur chaumièreet de n'y trouver ni painni châtaignesni pommes de terre. Qu'y a-t-il donc d'étonnantse disait Juliensi l'homme heureuxà leurs yeuxest d'abord celui qui vient de bien dîneret ensuite celui qui possède un bon habit! Mes camarades ont une vocation fermec'est-à-dire qu'ils voient dans l'état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur: bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.

Il arriva à Julien d'entendre un jeune séminaristedoué d'imaginationdire à son compagnon:

-- Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quintqui gardait les pourceaux?

-- On ne fait pape que des Italiensrépondit l'ami; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicairesde chanoineset peut-être d'évêques. M. P...évêque de Châlonsest fils d'un tonnelier: c'est l'état de mon père.

Un jourau milieu d'une leçon de dogmel'abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.

-- Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouerlui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut: «Amanda Binetau café de la Girafeavant huit heures. Dire que l'on est de Genliset le cousin de ma mère».

Julien vit l'immensité du danger; la police de l'abbé Castanède lui avait volé cette adresse.

-- Le jour où j'entrai icirépondit-il en regardant le front de l'abbé Pirardcar il ne pouvait supporter son oeil terriblej'étais tremblant: M. Chélan m'avait dit que c'était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres; l'espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsipour montrer la vie telle qu'elle estaux jeunes prêtreset leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.

-- Et c'est à moi que vous faites des phrasesdit l'abbé Pirard furieux. Petit coquin!

-- A Verrièresreprit froidement Julienmes frères me battaient lorsqu'ils avaient sujet d'être jaloux de moi...

-- Au fait! au fait! s'écria M. Pirardpresque hors de lui.

Sans être le moins du monde intimidéJulien reprit sa narration.

-- Le jour de mon arrivée à Besançonvers midij'avais faimj'entrai dans un café. Mon coeur était rempli de répugnance pour un lieu si profane; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu'à l'auberge. Une damequi paraissait la maîtresse de la boutiqueeut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujetsme dit-elleje crains pour vousmonsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaireayez recours à moienvoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commissiondites que vous êtes mon cousinet natif de Genlis...

-- Tout ce bavardage va être vérifiés'écria l'abbé Pirardquine pouvant rester en placese promenait dans la chambre.

-- Qu'on se rende dans sa cellule!

L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malleau fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la mallemais il y avait plusieurs dérangements; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheurse dit Julienquependant le temps de mon aveuglementje n'aie jamais accepté la permission de sortirque M. Castanède m'offrait si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amandaje me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manièrepour ne pas le perdreon en a fait une dénonciation.

Deux heures aprèsle directeur le fit appeler.

-- Vous n'avez pas mentilui dit-il avec un regard moins sévère; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant! dans dix anspeut-êtreelle vous portera dommage.

CHAPITRE XXVII

PREMIERE EXPERIENCE DE LA VIE

Le temps présentgrand Dieu! c'est l'arche du Seigneur. Malheur à qui y touche.

DIDEROT.

Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n'est pas qu'ils nous manquentbien au contraire; maispeut-être ce qu'il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l'on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisirmême celui de lire un conte.

Julien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n'avait pas de succèset encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le coeurla difficulté à vaincre n'était pas bien grande; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l'Océan. Et quand je réussiraisse disait-il; avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie! Des gloutons qui ne songent qu'à l'omelette au lard qu'ils dévoreront au dînerou des abbés Castanèdepour qui aucun crime n'est trop noir! Ils parviendront au pouvoir; mais à quel prixgrand Dieu!

La volonté de l'homme est puissanteje le lis partout; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût? La tâche des grands hommes a été facile; quelque terrible que fût le dangerils le trouvaient beau; et qui peut comprendreexcepté moila laideur de ce qui m'environne?

Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon! Il pouvait se faire maître de latin; il lui fallait si peu pour sa subsistance! mais alors plus de carrièreplus d'avenir pour son imagination: c'était mourir. Voici le détail d'une de ses tristes journées.

Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent des autres jeunes paysans! Eh bienj'ai assez vécu pour voir que différence engendre haine se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la courécoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l'oragele tonnerre grondaet le saint élève s'écriale repoussant d'une façon grossière:

-- Ecoutez; chacun pour soi dans ce mondeje ne veux pas être brûlé par le tonnerre: Dieu peut vous foudroyer comme un impiecomme un Voltaire.

Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonné par la foudre: je mériterais d'être submergési je m'endors pendant la tempête! s'écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.

Le cours d'histoire sacrée de l'abbé Castanède sonna.

A ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pèresl'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeuxle gouvernementn'avait de pouvoir réel et légitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.

-- Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre viepar votre obéissancesoyez comme un bâton entre ses mains ajoutait-ilet vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chefloin de tout contrôle; une place inamovibledont le gouvernement paie le tiers des appointementset les fidèlesformés par vos prédicationsles deux autres tiers.

Au sortir de son coursM. Castanède s'arrêta dans la cour. [Variante :au milieu de ses élèvesce jour-là plus attentifs.]

-- C'est bien d'un curé que l'on peut dire: tant vaut l'hommetant vaut la placedisait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J'ai connumoi qui vous parledes paroisses de montagne dont le casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant d'argentsans compter les chapons grasles oeufsle beurre frais et mille agréments de détail; et là le curé est le premier sans contredit: point de bon repas où il ne soit invitéfêtéetc.

A peine M. Castanède fut-il remonté chez luique les élèves se divisèrent en groupes. Julien n'était d'aucun; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupesil voyait un élève jeter un sol en l'airet s'il devinait juste au jeu de croix ou pileses camarades en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.

Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtreà peine ordonné depuis un anayant offert un lapin privé à la servante d'un vieux curéil avait obtenu d'être demandé pour vicaireetpeu de mois aprèscar le curé était mort bien vitel'avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d'un gros bourg fort richeen assistant à tous les repas du vieux curé paralytiqueet lui découpant ses poulets avec grâce.

Les séminaristescomme les gens dans toutes les carrièress'exagèrent l'effet de ces petits moyens qui ont de l'extraordinaire et frappent l'imagination.

Il fautse disait Julienque je me fasse à ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cureson s'entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques; des différends des évêques et des préfetsdes maires et des curés. Julien voyait apparaître l'idée d'un second Dieumais d'un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l'autre; ce second Dieu était le pape. On se disaitmais en baissant la voixet quand on était bien sûr de n'être pas entendu par M. Pirardque si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de Francec'est qu'il a commis à ce soin le roi de Franceen le nommant fils aîné de l'Eglise.

Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considération du livre Du Pape par M. de Maistre. A vrai direil étonna ses camarades; mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en exposant mieux qu'eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines parolesil avait négligé de lui dire quechez l'être peu considérécette habitude est un crime; car tout bon raisonnement offense.

Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camaradesà force de songer à luiparvinrent à exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait: ils le surnommèrent MARTIN LUTHER ; surtoutdisaient-ilsà cause de cette infernale logique qui le rend si fier.

Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le sort l'avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait déclarèrent qu'il avait des moeurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exempleles plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et d'annoncermais par signesqu'il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurerdans un rapport d'espionaussi avantageusement que des paroles.

 

CHAPITRE XXVIII

UNE PROCESSION

Tous les coeurs étaient émus. La présence de Dieu semblait descendue dans ces rues étroites et gothiquestendues de toutes partset bien sablées par les soins des fidèles.

YOUNG.

Julien avait beau se faire petit et sotil ne pouvait plaireil était trop différent. Cependantse disait-iltous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille; comment n'aiment-ils pas mon humilité? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernarddirecteur des cérémonies de la cathédraleoùdepuis quinze anson lui faisait espérer une place de chanoine; en attendantil enseignait l'éloquence sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglementce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l'amitiéetà la sortie de son coursil le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.

Où veut-il en venir? se disait Julien. Il voyait avec étonnement quependant des heures entièresl'abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnéesoutre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubemprécette dameâgée de quatre-vingt-dix ansconservaitdepuis soixante-dix au moinsses robes de noceen superbes étoffes de Lyonbrochées d'or. Figurez-vousmon amidisait l'abbé Chas en s'arrêtant tout court et ouvrant de grands yeuxque ces étoffes se tiennent droitestant il y a d'or. On croit généralement dans Besançon quepar le testament de la présidentele trésor de la cathédrale sera augmenté de plus de dix chasublessans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fêtes. Je vais plus loinajoutait l'abbé Chas en baissant la voixj'ai des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d'argent doréque l'on suppose avoir été achetés en Italiepar le duc de BourgogneCharles le Témérairedont un de ses ancêtres fut le ministre favori.

Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie? pensait Julien. Cette préparation adroite dure depuis un siècleet rien ne paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi! Il est plus adroit que tous les autresdont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprendsl'ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans!

Un soirau milieu de la leçon d'armesJulien fut appelé chez l'abbé Pirardqui lui dit:

-- C'est demain la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu). M. l'abbé Chas-Bernard a besoin de vous pour l'aider à orner la cathédraleallez et obéissez.

L'abbé Pirard le rappelaet de l'air de la commisérationajouta:

-- C'est à vous de voir si vous voulez profiter de l'occasion pour vous écarter dans la ville.

-- Incedo per ignes répondit Julien (j'ai des ennemis cachés).

Le lendemaindès le grand matinJulien se rendit à la cathédraleles yeux baissés. L'aspect des rues et de l'activité qui commençait à régner dans la ville lui fit du bien. De toutes partson tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu'il avait passé au séminaire ne lui sembla plus qu'un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette jolie Amanda Binet qu'il pouvait rencontrercar son café n'était pas bien éloigné. Il aperçut de loin l'abbé Chas-Bernard sur la porte de sa chère cathédrale; c'était un gros homme à face réjouie et à l'air ouvert. Ce jour-là il était triomphant: Je vous attendaismon cher filss'écria-t-ildu plus loin qu'il vit Juliensoyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et rudefortifions-nous par un premier déjeuner; le second viendra à dix heures pendant la grand'messe.

-- Je désiremonsieurlui dit Julien d'un air graven'être pas un instant seul; daignez remarquerajouta-t-il en lui montrant l'horloge au-dessus de leur têteque j'arrive à cinq heures moins une minute.

-- Ah! ces petits méchants du séminaire vous font peur! Vous êtes bien bon de penser à euxdit l'abbé Chas; un chemin est-il moins beau parce qu'il y a des épines dans les haies qui le bordent? Les voyageurs font route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du resteà l'ouvragemon cher amià l'ouvrage!

L'abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale; l'on n'avait pu rien préparer; il fallait doncen une seule matinéerevêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l'évêque avait fait venir par la malle-poste quatre tapissiers de Parismais ces messieurs ne pouvaient suffire à toutet loin d'encourager la maladresse de leurs camarades bisontinsils la redoublaient en se moquant d'eux.

Julien vit qu'il fallait monter à l'échelle lui-mêmeson agilité le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé Chas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les piliers furent revêtus de damasil fut question d'aller placer cinq énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquinau-dessus du maître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Maispour arriver au centre du baldaquinau-dessus du tabernacleil fallait marcher sur une vieille corniche en boispeut-être vermoulue et à quarante pieds d'élévation.

L'aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaîté si brillante jusque-là des tapissiers parisiens; ils regardaient d'en basdiscutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumeset monta l'échelle en courant. Il les plaça fort bien sur l'ornement en forme de couronneau centre du baldaquin. Comme il descendait de l'échellel'abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras.

-- Optime s'écria le bon prêtreje conterai ça à Monseigneur.

Le déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l'abbé Chas n'avait vu son église si belle.

-- Cher discipledisait-il à Julienma mère était loueuse de chaises dans cette vénérable basiliquede sorte que j'ai été nourri dans ce grand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina; maisà huit ans que j'avais alorsje servais déjà des messes en chambreet l'on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moijamais les galons n'étaient coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléonj'ai le bonheur de tout diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par anmes yeux la voient parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n'a été si resplendissantejamais les lés de damas n'ont été aussi bien attachés qu'aujourd'huiaussi collants aux piliers.

-- Enfin il va me dire son secretpensa Julienle voilà qui me parle de lui; il y a épanchement. Mais rien d'imprudent ne fut dit par cet homme évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travailléil est heureuxse dit Julienle bon vin n'a pas été épargné. Quel homme! quel exemple pour moi! à lui le pompon. (C'était un mauvais mot qu'il tenait du vieux chirurgien.)

Comme le Sanctus de la grand'messe sonnaJulien voulut prendre un surplis pour suivre l'évêque à la superbe procession.

-- Et les voleursmon amiet les voleurs! s'écria l'abbé Chasvous n'y pensez pas. La procession va sortir; l'église restera déserte; nous veilleronsvous et moi. Nous serons bien heureux s'il ne nous manque qu'une couple d'aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C'est encore un don de Mme de Rubempré; il provient du fameux comte son bisaïeul; c'est de l'or purmon cher amiajouta l'abbé en lui parlant à l'oreilleet d'un air évidemment exaltérien de faux! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nordn'en sortez pas. Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux; c'est de là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos tourné.

Comme il achevait de parleronze heures trois quarts sonnèrentaussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée; ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination n'était plus sur la terre.

L'odeur de l'encens et des feuilles de roses jetées devant le saint sacrement par les petits enfants déguisés en saint Jeanacheva de l'exalter.

Les sons si graves de cette cloche n'auraient dû réveiller chez Julien que l'idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimeset aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l'usure des cordesà celle de la charpenteau danger de la cloche elle-même qui tombe tous les deux siècleset réfléchir au moyen de diminuer le salaire des sonneursou de les payer par quelque indulgence ou autre grâce tirée des trésors de l'Egliseet qui n'aplatit pas sa bourse.

Au lieu de ces sages réflexionsl'âme de Julienexaltée par ces sons si mâles et si pleinserrait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtreni un grand administrateur. Les âmes qui s'émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici éclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquantepeut-êtredes séminaristes ses camaradesrendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derrière chaque haieen entendant la grosse cloche de la cathédralen'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. Ils auraient examiné avec le génie de Barrême si le degré d'émotion du public valait l'argent qu'on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux intérêts matériels de la cathédraleson imaginations'élançant au-delà du butaurait pensé à économiser quarante francs à la fabriqueet laissé perdre l'occasion d'éviter une dépense de vingt-cinq centimes.

Tandis quepar le plus beau jour du mondela procession parcourait lentement Besançonet s'arrêtait aux brillants reposoirs élevés à l'envi par toutes les autoritésl'église était restée dans un profond silence. Une demi-obscuritéune agréable fraîcheur y régnaient; elle était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l'encens.

Le silencela solitude profondela fraîcheur des longues nefs rendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d'être troublé par l'abbé Chasoccupé dans une autre partie de l'édifice. Son âme avait presque abandonné son enveloppe mortellequi se promenait à pas lents dans l'aile du nord confiée à sa surveillance. Il était d'autant plus tranquillequ'il s'était assuré qu'il n'y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses; son oeil regardait sans voir.

Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l'aspect de deux femmes fort bien mises qui étaient à genouxl'une dans un confessionnalet l'autretout près de la premièresur une chaise. Il regardait sans voir; cependantsoit sentiment vague de ses devoirssoit admiration pour la mise noble et simple de ces damesil remarqua qu'il n'y avait pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulierpensa-t-ilque ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoirsi elles sont dévotes; ou placées avantageusement au premier rang de quelque balconsi elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise! quelle grâce! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.

Celle qui était à genoux dans le confessionnal détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit criet se trouva mal.

En perdant ses forcescette dame à genoux tomba en arrière; son amiequi était près d'elles'élança pour la secourir. En même temps Julien vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsadede lui bien connufrappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal! c'était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tête et à l'empêcher de tomber tout à faitétait Mme Derville. Julienhors de luis'élança; la chute de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie si Julien ne les eût soutenues. Il vit la tête de Mme de Rénal pâleabsolument privée de sentimentflottant sur son épaule. Il aida Mme Derville à placer cette tête charmante sur l'appui d'une chaise de paille; il était à genoux.

Mme Derville se retourna et le reconnut:

-- Fuyezmonsieurfuyez! lui dit-elle avec l'accent de la plus vive colère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreurelle était si heureuse avant vous! Votre procédé est atroce. Fuyez; éloignez-vouss'il vous reste quelque pudeur.

Ce mot fut dit avec tant d'autoritéet Julien était si faible dans ce momentqu'il s'éloigna. Elle m'a toujours haïse dit-il en pensant à Mme Derville.

Au même instantle chant nasillard des premiers prêtres de la procession retentit dans l'église; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julienqui d'abord ne l'entendit pas: il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l'évêque.

-- Vous vous trouvez malmon enfantlui dit l'abbé en le voyant si pâle et presque hors d'état de marcher; vous avez trop travaillé.

L'abbé lui donna le bras.

-- Venezasseyez-vous sur ce petit banc du donneur d'eau bénitederrière moi; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande porte. Tranquillisez-vousnous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre; quand il passeraje vous soulèveraicar je suis fort et vigoureuxmalgré mon âge.

Mais quand l'évêque passaJulien était tellement tremblantque l'abbé Chas renonça à l'idée de le présenter.

-- Ne vous affligez pas troplui dit-ilje retrouverai une occasion.

Le soiril fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges économisésdit-ilpar les soins de Julienet la rapidité avec laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était éteint lui-même; il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme de Rênal.

 

CHAPITRE XXIX

LE PREMIER AVANCEMENT

Il a connu son siècleil a connu son départementet il est riche.

LE PRECURSEUR.

Julien n'était pas encore revenu de la rêverie profonde où l'avait plongé l'événement de la cathédralelorsqu'un matin le sévère abbé Pirard le fit appeler.

-- Voilà M. l'abbé Chas-Bernard qui m'écrit en votre faveur. Je suis assez content de l'ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement imprudent et même étourdisans qu'il y paraisse; cependantjusqu'ici le coeur est bon et même généreux; l'esprit est supérieur. Au totalje vois en vous une étincelle qu'il ne faut pas négliger.

Après quinze ans de travauxje suis sur le point de sortir de cette maison: mon crime est d'avoir laissé les séminaristes à leur libre arbitreet de n'avoir ni protégéni desservi cette société secrète dont vous m'avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partirje veux faire quelque chose pour vous; j'aurais agi deux mois plus tôtcar vous le méritezsans la dénonciation fondée sur l'adresse d'Amanda Binettrouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament.

Julientransporté de reconnaissanceeut bien l'idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu; mais il céda à un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abbé Pirard et lui prit la mainqu'il porta à ses lèvres.

-- Qu'est ceci? s'écria le directeur d'un air fâché; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.

L'abbé Pirard le regarda avec étonnementtel qu'un homme quidepuis de longues annéesa perdu l'habitude de rencontrer des émotions délicates. Cette attention trahit le directeur; sa voix s'altéra.

-- Eh bien! ouimon enfantje te suis attaché. Le ciel sait que c'est bien malgré moi. Je devrais être justeet n'avoir ni haineni amour pour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te placetes compagnons ne te verront jamais sans te haïr; et s'ils feignent de t'aimerce sera pour te trahir plus sûrement. A cela il n'y a qu'un remède: n'aie recours qu'à Dieuqui t'a donnépour te punir de ta présomptioncette nécessité d'être haï; que ta conduite soit pure; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincibletôt ou tard tes ennemis seront confondus.

Il y avait si longtemps que Julien n'avait entendu une voix amiequ'il faut lui pardonner une faiblesse: il fondit en larmes. L'abbé Pirard lui ouvrit les bras; ce moment fut bien doux pour tous les deux.

Julien était fou de joie; cet avancement était le premier qu'il obtenait; les avantages étaient immenses. Pour les concevoiril faut avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitudeet dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins importunset la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d'elle-mêmene se croyait entière que lorsqu'ils criaient de toute la force de leurs poumons.

MaintenantJulien dînait seulou à peu prèsune heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s'y promener aux heures où il est désert.

A son grand étonnementJulien s'aperçut qu'on le haïssait moins; il s'attendaitau contraireà un redoublement de haine. Ce désir secret qu'on ne lui adressât pas la parolequi était trop évident et lui valait tant d'ennemisne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des êtres grossiers qui l'entouraientce fut un juste sentiment de sa dignité. La haine diminua sensiblementsurtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses élèveset qu'il traitait avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut même des partisans; il devint de mauvais ton de l'appeler Martin Luther.

Mais à quoi bon nommer ses amisses ennemis? Tout cela est laidet d'autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu'ait le peupleet sans eux que deviendrait-il? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé?

Depuis la nouvelle dignité de Julienle directeur du séminaire affecta de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le maîtrecomme pour le disciple; mais il y avait surtout épreuve . Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était: Un homme a-t-il du mérite à vos yeux? mettez obstacle à tout ce qu'il désireà tout ce qu'il entreprend. Si le mérite est réelil saura bien renverser ou tourner les obstacles.

C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent déposés dans le passageentre la cuisine et le réfectoire. Ce fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut un grand objet de curiosité. Le sangliertout mort qu'il étaitfaisait peur aux plus jeunes; ils touchaient ses défenses. On ne parla d'autre chose pendant huit jours.

Ce donqui classait la famille de Julien dans la partie de la société qu'il faut respecterporta un coup mortel à l'envie. Il fut une supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui firent des avanceset se seraient presque plaints à lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parentset les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent.

Il y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de séminariste. Cette circonstance l'émut profondément. Voilà donc passé à jamais l'instant oùvingt ans plus tôtune vie héroïque eût commencé pour moi!

Il se promenait seul dans le jardin du séminaireil entendit parler entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.

-- Eh bien! y faut partirv'là une nouvelle conscription.

-- Dans le temps de l'autre à la bonne heure! un maçon y devenait officiery devenait généralon a vu ça.

-- Va-t'en voir maintenant! il n'y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.

-- Ah çàest-ce bien vraice qu'ils disentque l'autre est mort? reprit un troisième maçon.

-- Ce sont les gros qui disent çavois-tu! l'autre leur faisait peur.

-- Quelle différencecomme l'ouvrage allait de son temps! Et dire qu'il a été trahi par ses maréchaux! Faut-y être traître!

Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignantil répétait avec un soupir:

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire!

Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante; il vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.

Le premier jourles examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de Frilair furent très contrariés de devoir toujours porter le premierou tout au plus le secondsur leur listece Julien Sorelqui leur était signalé comme le benjamin de l'abbé Pirard. Il y eut des paris au séminairequedans la liste de l'examen généralJulien aurait le numéro premierce qui emportait l'honneur de dîner chez Monseigneur l'évêque. Mais à la fin d'une séanceoù il avait été question des Pères de l'Egliseun examinateur adroitaprès avoir interrogé Julien sur saint Jérômeet sa passion pour Cicéronvint à parler d'Horacede Virgile et des autres auteurs profanes. A l'insu de ses camaradesJulien avait appris par coeur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succèsil oublia le lieu où il étaitetsur la demande réitérée de l'examinateurrécita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d'Horace. Après l'avoir laissé s'enferrer pendant vingt minutestout à coup l'examinateur changea de visage et lui reprocha avec aigreur le temps qu'il avait perdu à ces études profaneset les idées inutiles ou criminelles qu'il s'était mises dans la tête.

-- Je suis un sotmonsieuret vous avez raisondit Julien d'un air modesteen reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.

Cette ruse de l'examinateur fut trouvée salemême au séminairece qui n'empêcha pas M. l'abbé de Frilaircet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de la congrégation bisontineet dont les dépêches à Paris faisaient trembler jugespréfetet jusqu'aux officiers généraux de la garnisonde placerde sa main puissantele numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemile janséniste Pirard.

Depuis dix anssa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbésuivant pour lui-même le plan de conduite qu'il avait indiqué à Julienétait sincèrepieuxsans intriguesattaché à ses devoirs. Mais le cieldans sa colèrelui avait donné ce tempérament bilieuxfait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun des outrages qu'on lui adressait n'était perdu pour cette âme ardente. Il eût cent fois donné sa démissionmais il se croyait utile dans le poste où la Providence l'avait placé. J'empêche les progrès du jésuitisme et de l'idolâtriese disait-il.

A l'époque des examensil y avait deux mois peut-être qu'il n'avait parlé à Julienet cependant il fut malade pendant huit joursquanden recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concoursil vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu'il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu'il ne découvrit en lui ni colèreni projets de vengeanceni découragement.

Quelques semaines aprèsJulien tressaillit en recevant une lettre; elle portait le timbre de Paris. Enfinpensa-t-ilMme de Rênal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorelet qui se disait son parentlui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs latinsune somme pareille lui serait adressée chaque année.

C'est ellec'est sa bonté! se dit Julien attendrielle veut me consoler; mais pourquoi pas une seule parole d'amitié?

Il se trompait sur cette lettreMme de Rênaldirigée par son amie Mme Dervilleétait tout entière à ses remords profonds. Malgré elleelle pensait souvent à l'être singulier dont la rencontre avait bouleversé son existencemais se fût bien gardée de lui écrire.

Si nous parlions le langage du séminairenous pourrions reconnaître un miracle dans cet envoi de cinq cents francset dire que c'était de M. de Frilair lui-mêmeque le ciel se servait pour faire ce don à Julien.

Douze années auparavantM. l'abbé de Frilair était arrivé à Besançon avec un portemanteau des plus exiguslequelsuivant la chroniquecontenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l'un des plus riches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospéritésil avait acheté la moitié d'une terredont l'autre partie échut par héritage à M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.

Malgré sa brillante existence à Pariset les emplois qu'il avait à la CourM. le marquis de La Mole sentit qu'il était dangereux de lutter à Besançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les préfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francsdéguisée sous un nom quelconque admis par le budgetet d'abandonner à l'abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille francsle marquis se piqua. Il croyait avoir raison: belle raison!

Ors'il est permis de le dire: quel est le juge qui n'a pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde?

Pour éclairer les plus aveugleshuit jours après le premier arrêt qu'il obtintM. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'évêqueet alla lui-même porter la croix de la Légion d'honneur à son avocat. M. de La Mole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverseet sentant faiblir ses avocatsdemanda des conseils à l'abbé Chélanqui le mit en relation avec M. Pirard.

Ces relations avaient duré plusieurs années à l'époque de notre histoire. L'abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquisil étudia sa causeet la trouvant justeil devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de l'insolenceet de la part d'un petit janséniste encore!

-- Voyez ce que c'est que cette noblesse de cour qui se prétend si puissante! disaità ses intimesl'abbé de Frilair. M. de La Mole n'a pas seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançonet va le laisser platement destituer. Cependantm'écrit-once noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceauxquel qu'il soit.

Malgré toute l'activité de l'abbé Pirardet quoique M. de La Mole fût toujours au mieux avec le ministre de la Justice et surtout avec ses bureauxtout ce qu'il avait pu faireaprès six années de soinsavait été de ne pas perdre absolument son procès.

Sans cesse en correspondance avec l'abbé Pirardpour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passionle marquis finit par goûter le genre d'esprit de l'abbé. Peu à peumalgré l'immense distance des positions socialesleur correspondance prit le ton de l'amitié. L'abbé Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obligerà force d'avaniesà donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le stratagème infâmesuivant luiemployé contre Julienil conta son histoire au marquis.

Quoique fort richece grand seigneur n'était point avare. De la vieil n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirardmême le remboursement des frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer cinq cents francs à son élève favori.

M. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi. Cela le fit penser à l'abbé.

Un jourcelui-ci reçut un petit billet quipour affaire pressantel'engageait à passersans délaidans une auberge du faubourg de Besançon. Il y trouva l'intendant de M. de La Mole.

-- M. le marquis m'a chargé de vous amener sa calèchelui dit cet homme. Il espère qu'après avoir lu cette lettreil vous conviendra de partir pour Parisdans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquisen Franche-Comté. Après quoile jour qui vous conviendranous partirons pour Paris.

La lettre était courte:

«Débarrassez-vousmon cher monsieurde toutes les tracasseries de provincevenez respirer un air tranquilleà Paris. Je vous envoie ma voiturequi a l'ordre d'attendre votre déterminationpendant quatre jours. Je vous attendrai moi-mêmeà Parisjusqu'à mardi. Il ne me faut qu'un ouide votre partmonsieurpour accepter en votre nom une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos futurs paroissiens ne vous a jamais vumais vous est dévoué plus que vous ne pouvez croirec'est le marquis de La Mole.»

Sans s'en douterle sévère abbé Pirard aimait ce séminairepeuplé de ses ennemiset auqueldepuis quinze ansil consacrait toutes ses pensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois jours de là.

Pendant quarante-huit heuresil eut la fièvre d'incertitude. Enfinil écrivit à M. de La Moleet composapour Monseigneur l'évêque une lettrechef-d'oeuvre de style ecclésiastiquemais un peu longue. Il eût été difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un respect plus sincère. Et toutefoiscette lettredestinée à donner une heure difficile à M. de Frilairvis-à-vis de son patronarticulait tous les sujets de plaintes graveset descendait jusqu'aux petites tracasseries sales quiaprès avoir été endurées avec résignation pendant six ansforçaient l'abbé Pirard à quitter le diocèse.

On lui volait son bois dans son bûcheron empoisonnait son chienetc.etc.

Cette lettre finieil fit réveiller Julien quià huit heures du soirdormait déjàainsi que tous les séminaristes.

-- Vous savez où est l'évêché? lui dit-il en beau style latin; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonges dans vos réponses; mais songez que qui vous interroge éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aisemon enfantde vous donner cette expérience avant de vous quittercar je ne vous le cache pointla lettre que vous portez est ma démission.

Julien resta immobileil aimait l'abbé Pirard. La prudence avait beau lui dire: Après le départ de cet honnête hommele parti du Sacré-Coeur va me dégrader et peut-être me chasser.

Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l'embarrassaitc'était une phrase qu'il voulait arranger d'une manière polieet réellement il ne s'en trouvait pas l'esprit.

-- Eh bien! mon amine partez-vous pas?

-- C'est qu'on ditmonsieurdit timidement Julienque pendant votre longue administrationvous n'avez rien mis de côté. J'ai six cents francs.

Les larmes l'empêchèrent de continuer.

-- Cela aussi sera marqué dit froidement l'ex-directeur du séminaire. Allez à l'évêchéil se fait tard.

Le hasard voulut que ce soir-làM. l'abbé de Frilair fût de service dans le salon de l'évêché; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettremais il ne le connaissait pas.

Julien vitavec étonnementcet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une surprise mêlée de vif plaisiret redoubla de gravité. Pendant qu'il lisaitJulienfrappé de sa bonne mineeut le temps de l'examiner. Cette figure eût eu plus de gravitésans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traitset qui fût allée jusqu'à dénoter la faussetési le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en occuper. Le neztrès avancéformait une seule ligne parfaitement droiteet donnaitpar malheurà un profilfort distingué d'ailleursune ressemblance irrémédiable avec la physionomie d'un renard. Du restecet abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirardétait mis avec une élégance qui plut beaucoup à Julienet qu'il n'avait jamais vue à aucun prêtre.

Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de Frilair. Il savait amuser son évêquevieillard aimablefait pour le séjour de Pariset qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait une fort mauvaise vueet aimait passionnément le poisson. L'abbé de Frilair ôtait les arêtes du poisson qu'on servait à Monseigneur.

Julien regardait en silence l'abbé qui relisait la démissionlorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquaisrichement vêtupassa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte; il aperçut un petit vieillard portant une croix pectorale. Il se prosterna: l'évêque lui adressa un sourire de bonté et passa. Le bel abbé le suivitet Julien resta seul dans le salon dont il put à loisir admirer la magnificence pieuse.

L'évêque de Besançonhomme d'esprit éprouvémais non pas éteint par les longues misères de l'émigrationavait plus de soixante-quinze anset s'inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.

-- Quel est ce séminariste au regard finque je crois avoir vu en passant? dit l'évêque. Ne doivent-ils passuivant mon règlementêtre couchés à l'heure qu'il est?

-- Celui-ci est fort éveilléje vous jureMonseigneuret il apporte une grande nouvelle: c'est la démission du seul janséniste qui restât dans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.

-- Eh bien! dit l'évêque en riantje vous défie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet hommeje l'invite à dîner pour demain.

Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le prélatpeu disposé à parler d'affaireslui dit:

-- Avant de faire entrer cet autresachons un peu comment celui-ci s'en va. Faites-moi venir ce séminaristela vérité est dans la bouche des enfants.

Julien fut appelé: Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurspensa-t-il. Jamais il ne s'était senti plus de courage.

Au moment où il entradeux grands valets de chambremieux mis que M. Valenod lui-mêmedéshabillaient Monseigneur. Ce prélatavant d'en venir à M. Pirardcrut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla un peu de dogmeet fut étonné. Bientôt il en vint aux humanitésà Virgileà Horaceà Cicéron. Ces noms-làpensa Julienm'ont valu mon numéro 198. Je n'ai rien à perdreessayons de briller. Il réussit; le prélatexcellent humaniste lui-mêmefut enchanté.

Au dîner de la préfectureune jeune fillejustement célèbreavait récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littératureet oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affairespour discuteravec le séminaristela question de savoir si Horace était riche ou pauvre. Le prélat cita plusieurs odesmais quelquefois sa mémoire était paresseuseet sur-le-champ Julien récitait l'ode tout entièred'un air modeste; ce qui frappa l'évêque fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation; il disait ses vingt ou trente vers latins comme il eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de Virgilede Cicéron. Enfin le prélat ne put s'empêcher de faire compliment au jeune séminariste.

-- Il est impossible d'avoir fait de meilleures études.

-- Monseigneurdit Julienvotre séminaire peut vous offrir cent quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.

-- Comment cela? dit le prélat étonné de ce chiffre.

-- Je puis appuyer d'une preuve officielle ce que j'ai l'honneur de dire devant Monseigneur.

A l'examen annuel du séminairerépondant précisément sur les matières qui me valentdans ce momentl'approbation de Monseigneurj'ai obtenu le n° 198.

-- Ah! c'est le benjamin de l'abbé Pirards'écria l'évêque en riant et regardant M. de Frilair; nous aurions dû nous y attendre; mais c'est de bonne guerre. N'est-ce pasmon amiajouta-t-il en s'adressant à Julienqu'on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici?

-- OuiMonseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu'une seule fois en ma viepour aller aider M. l'abbé Chas-Bernard à orner la cathédralele jour de la Fête-Dieu.

-- Optime dit l'évêque; quoic'est vous qui avez fait preuve de tant de courageen plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin? Ils me font frémir chaque année; je crains toujours qu'ils ne me coûtent la vie d'un homme. Mon amivous irez loin; mais je ne veux pas arrêter votre carrièrequi sera brillanteen vous faisant mourir de faim.

Et sur l'ordre de l'évêqueon apporta des biscuits et du vin de Malagaauxquels Julien fit honneuret encore plus l'abbé de Frilairqui savait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.

Le prélatde plus en plus content de la fin de sa soiréeparla un instant d'histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prélat passa à l'état moral de l'Empire romainsous les empereurs du siècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état d'inquiétude et de doute quiau XIXe siècledésole les esprits tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu'au nom de Tacite.

Julien répondit avec candeurà l'étonnement du prélatque cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.

-- J'en suis vraiment bien aisedit l'évêque gaiement. Vous me tirez d'embarras: depuis dix minutesje cherche le moyen de vous remercier de la soirée aimable que vous m'avez procuréeet certes d'une manière bien imprévue. Je ne m'attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canoniqueje veux vous donner un Tacite.

Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliéset voulut écrire lui-mêmesur le titre du premierun compliment latin pour Julien Sorel. L'évêque se piquait de belle latinité; il finit par lui dired'un ton sérieuxqui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation:

-- Jeune homme si vous êtes sage vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocèseet pas à cent lieues de mon palais épiscopal; mais il faut être sage .

Julienchargé de ses volumessortit de l'évêchéfort étonnécomme minuit sonnait.

Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l'abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l'extrême politesse de l'évêque. Il n'avait pas l'idée d'une telle urbanité de formesréunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre abbé Pirard qui l'attendait en s'impatientant.

-- Quid tibi dixerunt? (Que vous ont-ils dit?) lui cria-t-il d'une voix fortedu plus loin qu'il l'aperçut.

Julien s'embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l'évêque:

-- Parlez françaiset répétez les propres paroles de Monseigneursans y ajouter rienni rien retrancherdit l'ex-directeur du séminaireavec son ton dur et ses manières profondément inélégantes.

-- Quel étrange cadeau de la part d'un évêque à un jeune séminariste! disait-il en feuilletant le superbe Tacite dont la tranche dorée avait l'air de lui faire horreur.

Deux heures sonnaientlorsque après un compte rendu fort détailléil permit à son élève favori de regagner sa chambre.

-- Laissez-moi le premier volume de votre Taciteoù est le compliment de Monseigneur l'évêquelui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maisonaprès mon départ.

Erit tibifili misuccessor meus tanquam leo quaerens quem devoret. (Car pour toimon filsmon successeur sera comme un lion furieuxet qui cherche à dévorer.)

Le lendemain matinJulien trouva quelque chose d'étrange dans la manière dont ses camarades lui parlaient. Il n'en fut que plus réservé. Voilàpensa-t-ill'effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maisonet je passe pour son favori. Il doit y avoir de l'insulte dans ces façons; mais il ne pouvait l'y voir. Il y avaitau contraireabsence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs: Que veut dire ceci? c'est un piège sans doutejouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant: Cornelii Taciti opera omnia (Oeuvres complètes de Tacite).

A ce motqui fut entendutous comme à l'envi firent compliment à Juliennon seulement sur le magnifique cadeau qu'il avait reçu de Monseigneurmais aussi de la conversation de deux heures dont il avait été honoré. On savait jusqu'aux plus petits détails. De ce momentil n'y eut plus d'envie; on lui fit la cour bassement: l'abbé Castanèdequila veille encoreétait de la dernière insolence envers luivint le prendre par le bras et l'invita à déjeuner.

Par une fatalité du caractère de Julienl'insolence de ces êtres grossiers lui avait fait beaucoup de peine; leur bassesse lui causa du dégoût et aucun plaisir.

Vers midil'abbé Pirard quitta ses élèves non sans leur adresser une allocution sévère. Voulez-vous les honneurs du mondeleur dit-iltous les avantages sociauxle plaisir de commandercelui de se moquer des lois et d'être insolent impunément envers tous? ou bien voulez-vous votre salut éternel? les moins avancés d'entre vous n'ont qu'à ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes.

A peine fut-il sorti que les dévots du Sacré-Coeur de Jésus allèrent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au sérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitutiondisait-on de toutes parts; pas un seul séminariste n'eut la simplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.

L'abbé Pirard alla s'établir dans la plus belle auberge de Besançon; et sous prétexte d'affaires qu'il n'avait pasvoulut y passer deux jours.

L'évêque l'avait invité à dîner; etpour plaisanter son grand vicaire de Frilaircherchait à le faire briller. On était au dessertlorsque arriva de Paris l'étrange nouvelle que l'abbé Pirard était nommé à la magnifique cure de N...à quatre lieues de la capitale. Le bon prélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifiqueet imposa silence à l'abbé de Frilairqui se permettait des remontrances.

Le soirMonseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà l'abbé Pirardévêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministreet se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l'abbé de Frilair portait dans le monde.

Le lendemain matinon suivait presque l'abbé Pirard dans les rueset les marchands venaient sur la porte de leurs boutiqueslorsqu'il alla solliciter les juges du marquis. Pour la première foisil en fut reçu avec politesse. Le sévère jansénisteindigné de tout ce qu'il voyaitfit un long travail avec les avocats qu'il avait choisis pour le marquis de La Mole et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de collègequi l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils admirèrent les armoiriesqu'après avoir administré le séminaire pendant quinze ansil quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d'économie. Ces amis l'embrassèrent en pleurantet se dirent entre eux:

-- Le bon abbé eût pu s'épargner ce mensongeil est aussi par trop ridicule.

Le vulgaireaveuglé par l'amour de l'argentn'était pas fait pour comprendre que c'était dans sa sincérité que l'abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre MarieAlacoquele Sacré-Coeur de Jésusles jésuites et son évêque.

 

CHAPITRE XXX

UN AMBITIEUX

Il n'y a plus qu'une seule noblessec'est le titre de duc ; marquis est ridiculeau mot duc on tourne la tête.

EDINBURGH REVIEW.

Le marquis de La Mole reçut l'abbé Pirard sans aucune de ces petites façons de grand seigneursi poliesmais si impertinentes pour qui les comprend. C'eût été du temps perduet le marquis était assez avant dans les grandes affaires pour n'avoir point de temps à perdre.

Depuis six moisil intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministèrequipar reconnaissancele ferait duc.

Le marquis demandait en vaindepuis de longues annéesà son avocat de Besançon un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté. Comment l'avocat célèbre les lui eût-il expliquéss'il ne les comprenait pas lui-même?

Le petit carré de papierque lui remit l'abbéexpliquait tout.

-- Mon cher abbélui dit le marquisaprès avoir expédié en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d'interrogation sur les choses personnellesmon cher abbéau milieu de ma prétendue prospéritéil me manque du temps pour m'occuper sérieusement de deux petites choses assez importantes pourtant: ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maisonje puis la porter loin; je soigne mes plaisirset c'est ce qui doit passer avant toutdu moins à mes yeuxajouta-t-il en surprenant de l'étonnement dans ceux de l'abbé Pirard.

Quoique homme de sensl'abbé était émerveillé de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.

-- Le travail existe sans doute à Pariscontinua le grand seigneurmais perché au cinquième étageet dès que je me rapproche d'un hommeil prend un appartement au secondet sa femme prend un jour; par conséquent plus de travailplus d'effort que pour être ou paraître un homme du monde. C'est là leur unique affaire dès qu'ils ont du pain.

Pour mes procèsexactement parlantet encore pour chaque procès pris à partj'ai des avocats qui se tuent; il m'en est mort un de la poitrineavant-hier. Maispour mes affaires en généralcroiriez-vousmonsieurquedepuis trois ansj'ai renoncé à trouver un homme quipendant qu'il écrit pour moidaigne songer un peu sérieusement à ce qu'il fait? Au restetout ceci n'est qu'une préface.

Je vous estimeet j'oserais ajouterquoique vous voyant pour la première foisje vous aime. Voulez-vous être mon secrétaireavec huit mille francs d'appointements ou bien avec le double? J'y gagnerai encoreje vous jure; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle curepour le jour où nous ne nous conviendrons plus.

L'abbé refusa; mais vers la fin de la conversationle véritable embarras où il voyait le marquis lui suggéra une idée.

-- J'ai laissé au fond de mon séminaire un pauvre jeune hommequisi je ne me trompeva y être rudement persécuté. S'il n'était qu'un simple religieuxil serait déjà in pace .

Jusqu'ici ce jeune homme ne sait que le latin et l'Ecriture sainte; mais il n'est pas impossible qu'un jour il déploie de grands talents soit pour la prédicationsoit pour la direction des âmes. J'ignore ce qu'il fera; mais il a le feu sacréil peut aller loin. Je comptais le donner à notre évêquesi jamais il nous en était venu un qui eût un peu de votre manière de voir les hommes et les affaires.

-- D'où sort votre jeune homme? dit le marquis.

-- On le dit fils d'un charpentier de nos montagnesmais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs.

-- Ah! c'est Julien Soreldit le marquis.

-- D'où savez-vous son nom? dit l'abbé étonné; et comme il rougissait de sa question:

-- C'est ce que je ne vous dirai pasrépondit le marquis.

-- Eh bien! reprit l'abbévous pourriez essayer d'en faire votre secrétaireil a de l'énergiede la raison; en un motc'est un essai à tenter.

-- Pourquoi pas? dit le marquis; mais serait-ce un homme à se laisser graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire l'espion chez moi? Voilà toute mon objection.

D'après les assurances favorables de l'abbé Pirardle marquis prit un billet de mille francs:

-- Envoyez ce viatique à Julien Sorel; faites-le-moi venir.

-- On voit biendit l'abbé Pirardque vous habitez Paris. [Variante : L'habitude d'habiter Paris doiten effetM. le marquisproduire cette illusion dans votre esprit; vous ne connaissez pasparce que vous êtes dans une position sociale élevée] Vous ne connaissez pas la tyrannie qui pèse sur nous autres pauvres provinciauxet en particulier sur les prêtres non amis des jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorelon saura se couvrir des prétextes les plus habileson me répondra qu'il est maladela poste aura perdu les lettresetc.etc.

-- Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l'évêquedit le marquis.

-- J'oubliais une précautiondit l'abbé: ce jeune homme quoique né bien bas a le coeur hautil ne sera d'aucune utilité si l'on effarouche son orgueil; vous le rendriez stupide.

-- Ceci me plaîtdit le marquisj'en ferai le camarade de mon filscela suffira-t-il?

Quelque temps aprèsJulien reçut une lettre d'une écriture inconnue et portant le timbre de Châlonil y trouva un mandat sur un marchand de Besançonet l'avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était signée d'un nom supposémais en l'ouvrant Julien avait tressailli: une feuille d'arbre était tombée à ses pieds; c'était le signal dont il était convenu avec l'abbé Pirard.

Moins d'une heure aprèsJulien fut appelé à l'évêché où il se vit accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant HoraceMonseigneur lui fitsur les hautes destinées qui l'attendaient à Parisdes compliments fort adroits et quipour remerciementsattendaient des explications. Julien ne put rien dired'abord parce qu'il ne savait rienet Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des petits prêtres de l'évêché écrivit au maire qui se hâta d'apporter lui-même un passeport signémais où l'on avait laissé en blanc le nom du voyageur.

Le soir avant minuitJulien était chez Fouquédont l'esprit sage fut plus étonné que charmé de l'avenir qui semblait attendre son ami.

-- Cela finira pour toidit cet électeur libéralpar une place de gouvernementqui t'obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans les journaux. C'est par ta honte que j'aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi quemême financièrement parlantil vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de boisdont on est le maîtreque de recevoir quatre mille francs d'un gouvernementfût-il celui du roi Salomon.

Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses. [Variante : Il aimait mieux moins de certitude et des chances plus vastes. Dans ce coeur-là il n'y avait plus la moindre peur de mourir de faim.] Le bonheur d'aller à Parisqu'il se figurait peuplé de gens d'esprit fort intrigantsfort hypocritesmais aussi polis que l'évêque de Besançon et que l'évêque d'Agdeéclipsait tout à ses yeux. Il se représenta à son amicomme privé de son libre arbitre par la lettre de l'abbé Pirard.

Le lendemain vers midiil arriva dans Verrières le plus heureux des hommes; il comptait revoir Mme de Rênal. Il alla d'abord chez son premier protecteurle bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.

-- Croyez-vous m'avoir quelque obligation? lui dit M. Chélansans répondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moipendant ce temps on ira vous louer un autre chevalet vous quitterez Verrières sans y voir personne .

-- Entendre c'est obéirrépondit Julien avec une mine de séminaire; et il ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.

Il monta à chevalfit une lieueaprès quoi apercevant un boiset personne pour l'y voir entreril s'y enfonça. Au coucher du soleil il renvoya le cheval. Plus tardil entra chez un paysanqui consentit à lui vendreune échelle et à le suivre en la portant jusqu'au petit bois qui domine le COURS DE LA FIDELITEà Verrières.

-- Je suis un pauvre conscrit réfractaire... Ou un contrebandierdit le paysanen prenant congé de luimais qu'importe! mon échelle est bien payéeet moi-même je ne suis pas sans avoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.

La nuit était fort noire. Vers une heure du matinJulienchargé de son échelleentra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put dans le lit du torrentqui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à une profondeur de dix piedset contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l'échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde? pensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrentet s'avancèrent au galop sur lui; mais il siffla doucementet ils vinrent le caresser.

Remontant alors de terrasse en terrassequoique toutes les grilles fussent ferméesil lui fut facile d'arriver jusque sous la fenêtre de la chambre à coucher de Mme de Rênal quidu côté du jardinn'est élevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.

Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de coeurque Julien connaissait bien. A son grand chagrincette petite ouverture n'était pas éclairée par la lumière intérieure d'une veilleuse.

Grand Dieu! se dit-ilcette nuitcette chambre n'est pas occupée par Mme de Rênal! Où sera-t-elle couchée? La famille est à Verrièrespuisque j'ai trouvé les chiens; mais je puis rencontrer dans cette chambresans veilleuseM. de Rênal lui-même ou un étrangeret alors quel esclandre!

Le plus prudent était de se retirer; mais ce parti fit horreur à Julien. Si c'est un étrangerje me sauverai à toutes jambesabandonnant mon échelle; mais si c'est ellequelle réception m'attend? Elle est tombée dans le repentir et dans la plus haute piétéje n'en puis douter; mais enfinelle a encore quelque souvenir de moipuisqu'elle vient de m'écrire. Cette raison le décida.

Le coeur tremblantmais cependant résolu à périr ou à la voiril jeta de petits cailloux contre le volet; point de réponse. Il appuya son échelle à côté de la fenêtreet frappa lui-même contre le voletd'abord doucementpuis plus fort. Quelque obscurité qu'il fasseon peut me tirer un coup de fusilpensa Julien. Cette idée réduisit l'entreprise folle à une question de bravoure.

Cette chambre est inhabitée cette nuitpensa-t-ilouquelle que soit la personne qui y coucheelle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à ménager envers elle; il faut seulement tâcher de n'être pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.

Il descenditplaça son échelle contre un des voletsremontaet passant la main dans l'ouverture en forme de coeuril eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer; ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l'ouvrir petit à petitet faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la têteet en répétant à voix basse: C'est un ami .

Il s'assuraen prêtant l'oreilleque rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais décidémentil n'y avait point de veilleusemême à demi éteintedans la cheminée; c'était un bien mauvais signe.

Gare le coup de fusil! Il réfléchit un peu; puisavec le doigtil osa frapper contre la vitre: pas de réponse; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitreil faut en finir. Comme il frappait très fortil crut entrevoirau milieu de l'extrême obscuritécomme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfinil n'y eut plus de douteil vit une ombre qui semblait s'avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s'appuyait à la vitre contre laquelle était son oeil.

Il tressaillitet s'éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire quemême à cette distanceil ne put distinguer si c'était Mme de Rênal. Il craignait un premier cri d'alarme; il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle. C'est moirépétait-il assez hautun ami. Pas de réponse; le fantôme blanc avait disparu. Daignez m'ouvriril faut que je vous parleje suis trop malheureux! et il frappait de façon à briser la vitre.

Un petit bruit sec se fit entendre; l'espagnolette de la fenêtre cédait; il poussa la croisée et sauta légèrement dans la chambre.

Le fantôme blanc s'éloignait; il lui prit les bras; c'était une femme. Toutes ses idées de courage s'évanouirent. Si c'est elleque va-t-elle dire? Que devint-ilquand il comprit à un petit cri que c'était Mme de Rênal?

Il la serra dans ses bras; elle tremblaitet avait à peine la force de le repousser.

-- Malheureux! que faites-vous?

A peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l'indignation la plus vraie.

-- Je viens vous voir après quatorze mois d'une cruelle séparation.

-- Sortezquittez-moi à l'instant. Ah! M. Chélanpourquoi m'avoir empêché de lui écrire? j'aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime; le ciel a daigné m'éclairerrépétait-elle d'une voix entrecoupée. Sortez! fuyez!

-- Après quatorze mois de malheurje ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah! je vous ai assez aimée pour mériter cette confidence... je veux tout savoir.

Malgré Mme de Rênalce ton d'autorité avait de l'empire sur son coeur.

Julienqui la tenait serrée avec passionet résistait à ses efforts pour se dégagercessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu Mme de Rênal.

-- Je vais retirer l'échelledit-ilpour qu'elle ne nous compromette pas si quelque domestiqueéveillé par le bruitfait une ronde.

-- Ah! sortezsortez au contrairelui dit-on avec une véritable colère. Que m'importent les hommes? c'est Dieu qui voit l'affreuse scène que vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments que j'eus pour vousmais que je n'ai plus. Entendez-vousmonsieur Julien?

Il retirait l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.

-- Ton mari est-il à la ville? lui dit-ilnon pour la bravermais emporté par l'ancienne habitude.

-- Ne me parlez pas ainside grâceou j'appelle mon mari. Je ne suis déjà que trop coupable de ne pas vous avoir chasséquoi qu'il pût en arriver. J'ai pitié de vouslui dit-ellecherchant à blesser son orgueil qu'elle connaissait si irritable.

Ce refus de tutoiementcette façon brusque de briser un lien si tendreet sur lequel il comptait encoreportèrent jusqu'au délire le transport d'amour de Julien.

-- Quoi! est-il possible que vous ne m'aimiez plus! lui dit-il avec un de ces accents du coeursi difficiles à écouter de sang-froid.

Elle ne répondit pas; pour luiil pleurait amèrement.

Réellementil n'avait plus la force de parler.

-- Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m'ait jamais aimé! A quoi bon vivre désormais? Tout son courage l'avait quitté dès qu'il n'avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme; tout avait disparu de son coeurhors l'amour.

Il pleura longtemps en silence. [Variante : Elle entendait le bruit de ses sanglots.] Il prit sa mainelle voulut la retirer; et cependantaprès quelques mouvements presque convulsifselle la lui laissa. L'obscurité était extrême; ils se trouvaient l'un et l'autre assis sur le lit de Mme de Rênal.

Quelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois! pensa Julien; et ses larmes redoublèrent. Ainsi l'absence détruit sûrement tous les sentiments de l'homme! [Variante : Il vaut mieux m'en aller.]

-- Daignez me dire ce qui vous est arrivédit enfin Julien embarrassé de son silence et d'une voix coupée par les larmes. [Variante : dit enfin Julien d'une voix presque éteinte par la douleur.]

-- Sans douterépondit Mme de Rênal d'une voix dureet dont l'accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julienmes égarements étaient connus dans la villelors de votre départ. Il y avait eu tant d'imprudence dans vos démarches! Quelque temps aprèsalors j'étais au désespoirle respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain quependant longtempsil voulut obtenir un aveu. Un jouril eut l'idée de me conduire dans cette église de Dijonoù j'ai fait ma première communion. Làil osa parler le premier...

Mme de Rênal fut interrompue par ses larmes.

-- Quel moment de honte! J'avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m'accabler du poids de son indignation: il s'affligea avec moi. Dans ce temps-làje vous écrivais tous les jours des lettres que je n'osais vous envoyer; je les cachais soigneusementet quand j'étais trop malheureuseje m'enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.

EnfinM. Chélan obtint que je les lui remettrais... Quelques-unesécrites avec un peu plus de prudencevous avaient été envoyées; vous ne me répondiez point.

-- Jamaisje te jureje n'ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.

-- Grand Dieu! qui les aura interceptées?

-- Juge de ma douleuravant le jour où je te vis à la cathédraleje ne savais si tu vivais encore.

-- Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers luienvers mes enfantsenvers mon marireprit Mme de Rênal. Il ne m'a jamais aimée comme je croyais alors que vous m'aimiez...

Julien se précipita dans ses brasréellement sans projet et hors de lui. Mais Mme de Rênal le repoussaet continuant avec assez de fermeté:

-- Mon respectable amiM. Chélanme fit comprendre qu'en épousant M. de Rênalje lui avais engagé toutes mes affectionsmême celles que je ne connaissais paset que je n'avais jamais éprouvées avant une liaison fatale... Depuis le grand sacrifice de ces lettresqui m'étaient si chèresma vie s'est écoulée sinon heureusementdu moins avec assez de tranquillité. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers; elle sentit qu'il pleurait encore. Ne pleurez pointvous me faites tant de peine... Dites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au séminairerépéta-t-ellepuis vous vous en irez.

Sans penser à ce qu'il racontaitJulien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontréespuis de sa vie plus tranquille depuis qu'il avait été nommé répétiteur.

Ce fut alorsajouta-t-ilqu'après un long silencequi sans doute était destiné à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd'huique vous ne m'aimiez plus et que j'étais devenu indifférent pour vous...

Mme de Rênal serra ses mains.

-- Ce fut alors que vous m'envoyâtes une somme de cinq cents francs.

-- Jamaisdit Mme de Rênal.

-- C'était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorelafin de déjouer tous les soupçons.

Il s'éleva une petite discussion sur l'origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoirMme de Rênal et Julien avaient quitté le ton solennel; ils étaient revenus à celui d'une tendre amitié. Ils ne se voyaient pointtant l'obscurité était profondemais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d'éloigner le bras de Julienquiavec assez d'habiletéattira son attention dans ce moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut comme oublié et resta dans la position qu'il occupait.

Après bien des conjectures sur l'origine de la lettre aux cinq cents francsJulien avait repris son récit; il devenait un peu plus maître de lui en parlant de sa vie passéequiauprès de ce qui lui arrivait en cet instantl'intéressait si peu. Son attention se fixa tout entière sur la manière dont allait finir sa visite.

-- Vous allez sortirlui disait-on toujoursde temps en tempset avec un accent bref.

Quelle honte pour moi si je suis éconduit! ce sera un remords à empoisonner toute ma viese disait-iljamais elle ne m'écrira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays! De ce momenttout ce qu'il y avait de céleste dans la position de Julien disparut rapidement de son coeur. Assisà côté d'une femme qu'il adoraitla serrant presque dans ses brasdans cette chambre où il avait été si heureuxau milieu d'une obscurité profondedistinguant fort bien que depuis un moment elle pleuraitsentantau mouvement de sa poitrinequ'elle avait des sanglotsil eut le malheur de devenir un froid politiquepresque aussi calculant et aussi froid que lorsquedans la cour du séminaireil se voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d'un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son récitet parlait de la vie malheureuse qu'il avait menée depuis son départ de Verrières. Ainsise disait Mme de Rênalaprès un an d'absenceprivé presque entièrement de marques de souvenirtandis que moi je l'oubliaisil n'était occupé que des jours heureux qu'il avait trouvés à Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succès de son récit. Il comprit qu'il fallait tenter la dernière ressource: il arriva brusquement à la lettre qu'il venait de recevoir de Paris.

-- J'ai pris congé de Monseigneur l'évêque.

-- Quoi! vous ne retournez pas à Besançon! vous nous quittez pour toujours?

-- Ouirépondit Julien d'un ton résolu; ouij'abandonne un pays où je suis oublié même de ce que j'ai le plus aimé en ma vieet je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais à Paris...

-- Tu vas à Paris! s'écria assez haut Mme de Rênal.

Sa voix était presque étouffée par les larmeset montrait tout l'excès de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement: il allait tenter une démarche qui pouvait tout décider contre lui; et avant cette exclamationn'y voyant pointil ignorait absolument l'effet qu'il parvenait à produire. Il n'hésita plus; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-même; il ajouta froidement en se levant:

-- Ouimadameje vous quitte pour toujourssoyez heureuse; adieu.

Il fit quelques pas vers la fenêtre; déjà il l'ouvrait. Mme de Rênal s'élança vers lui et se précipita dans ses bras. [Variante : Il sentit sa tête sur son épaule et qu'elle le serrait dans ses brasen collant sa joue contre la sienne.]

Ainsiaprès trois heures de dialogueJulien obtint ce qu'il avait désiré avec tant de passion pendant les deux premières. Un peu plus tôt arrivésle retour aux sentiments tendresl'éclipse des remords chez Mme de Rênal eussent été un bonheur divin; ainsi obtenus avec artce ne fut plus qu'un plaisir. Julien voulut absolumentcontre les instances de son amieallumer la veilleuse.

-- Veux-tu donclui disait-ilqu'il ne me reste aucun souvenir de t'avoir vue? L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être!

Mme de Rênal n'avait rien à refuser à cette idée qui la faisait fondre en larmes. [Variante : Quelle honte! se disait Mme de Rênalmais elle n'avait rien à refuser à cette idée de séparation pour toujours. Mais] L'aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne à l'orient de Verrières. Au lieu de s'en allerJulien ivre de volupté demanda à Mme de Rênal de passer toute la journée caché dans sa chambreet de ne partir que la nuit suivante.

-- Et pourquoi pas? répondit-elle. Cette fatale rechute m'ôte toute estime pour moiet fait à jamais mon malheuret elle le pressait contre son coeur [Variante : avec ravissement]. Mon mari n'est plus le mêmeil a des soupçons; il croit que je l'ai mené dans toute cette affaireet se montre fort piqué contre moi. S'il entend le moindre bruit je suis perdueil me chassera comme une malheureuse que je suis.

-- Ah! voilà une phrase de M. Chélandit Julien; tu ne m'aurais pas parlé ainsi avant ce cruel départ pour le séminaire: tu m'aimais alors!

Julien fut récompensé du sang-froid qu'il avait mis dans ce mot: il vit son amie oublier rapidement le danger que la présence de son mari lui faisait courirpour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et éclairait vivement la chambre; Julien retrouva toutes les voluptés de l'orgueillorsqu'il put revoir dans ses bras et presque à ses piedscette femme charmantela seule qu'il eût aimée et quipeu d'heures auparavantétait tout entière à la crainte d'un Dieu terrible et à l'amour de ses devoirs. Des résolutions fortifiées par un an de constance n'avaient pu tenir devant son courage.

Bientôt on entendit du bruit dans la maison; une chose à laquelle elle n'avait pas songé vint troubler Mme de Rênal.

-- Cette méchante Elisa va entrer dans la chambreque faire de cette énorme échelle? dit-elle à son ami; où la cacher? Je vais la porter au greniers'écria-t-elle tout à coupavec une sorte d'enjouement.

-- [Variante : C'est là ta physionomie d'autrefois! dit Julien ravi.] Mais il faut passer dans la chambre du domestiquedit Julien étonné.

-- Je laisserai l'échelle dans le corridorj'appellerai le domestique et lui donnerai une commission.

-- Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant l'échelledans le corridorla remarquera.

-- Ouimon angedit Mme de Rênal en lui donnant un baiser. Toisonge à te cacher bien vite sous le litsipendant mon absenceElisa entre ici.

Julien fut étonné de cette gaîté soudaine. Ainsipensa-t-ill'approche d'un danger matérielloin de la troublerlui rend sa gaîtéparce qu'elle oublie ses remords! Femme vraiment supérieure! ah! voilà un coeur dans lequel il est glorieux de régner! Julien était ravi.

Mme de Rênal prit l'échelle; elle était évidemment trop pesante pour elle. Julien allait à son secours; il admirait cette taille élégante et qui était si loin d'annoncer de la forcelorsque tout à coupsans aideelle saisit l'échelleet l'enleva comme elle eût fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestiqueet pour lui laisser le temps de s'habillermonta au colombier. Cinq minutes aprèsà son retour dans le corridorelle ne trouva plus l'échelle. Qu'était-elle devenue? Si Julien eût été hors de la maisonce danger ne l'eût guère touchée. Maisdans ce momentsi son mari voyait cette échelle! cet incident pouvait être abominable. Mme de Rênal courait partout. Enfin elle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l'avait portée et même cachée. Cette circonstance était singulièreautrefois elle l'eût alarmée.

Que m'importepensa-t-ellece qui peut arriver dans vingt-quatre heuresquand Julien sera parti? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords?

Elle avait comme une idée vague de devoir quitter la viemais qu'importe! Après une séparation qu'elle avait crue éternelleil lui était renduelle le revoyaitet ce qu'il avait fait pour parvenir jusqu'à elle montrait tant d'amour!

En racontant l'événement de l'échelle à Julien:

-- Que répondrai-je à mon marilui dit-ellesi le domestique lui conte qu'il a trouvé cette échelle? Elle rêva un instant; il leur faudra vingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l'a vendue; et se jetant dans les bras de Julienen le serrant d'un mouvement convulsif: Ah! mourirmourir ainsi! s'écriait-elle en le couvrant de baisers; mais il ne faut pas que tu meures de faimdit-elle en riant.

Viens; d'abord je vais te cacher dans la chambre de Mme Dervillequi reste toujours fermée à clef. Elle alla veiller à l'extrémité du corridoret Julien passa en courant. Garde-toi d'ouvrirsi l'on frappelui dit-elle en l'enfermant à clef; dans tous les casce ne serait qu'une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.

-- Fais-les venir dans le jardinsous la fenêtredit Julienque j'aie le plaisir de les voirfais-les parler.

-- Ouiouilui cria Mme de Rênal en s'éloignant.

Elle revint bientôt avec des orangesdes biscuitsune bouteille de vin de Malaga; il lui avait été impossible de voler du pain.

-- Que fait ton mari? dit Julien.

-- Il écrit des projets de marchés avec des paysans.

Mais huit heures avaient sonnéon faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênalon l'eût cherchée partout; elle fut obligée de le quitter. Bientôt elle revintcontre toute prudencelui apportant une tasse de café; elle tremblait qu'il ne mourût de faim. Après le déjeunerelle réussit à amener les enfants sous la fenêtre de la chambre de Mme Derville. Il les trouva fort grandismais ils avaient pris l'air communou bien ses idées avaient changé.

Mme de Rênal leur parla de Julien. L'aîné répondit avec amitié et regrets pour l'ancien précepteur; mais il se trouva que les cadets l'avaient presque oublié.

M. de Rênal ne sortit pas ce matin-là; il montait et descendait sans cesse dans la maisonoccupé à faire des marchés avec des paysansauxquels il vendait sa récolte de pommes de terre. Jusqu'au dînerMme de Rênal n'eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dîner sonné et servielle eut l'idée de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il occupaitportant cette assiette avec précautionelle se trouva face à face avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. Dans ce momentil s'avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme écoutant. Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le domestique s'éloigna un peu confus. Mme de Rênal entra hardiment chez Julien; cette rencontre le fit frémir.

-- Tu as peurlui dit-elle; moije braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu'une chosec'est le moment où je serai seule après ton départet elle le quitta en courant.

-- Ah! se dit Julien exaltéle remords est le seul danger que redoute cette âme sublime!

Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au casino. Sa femme avait annoncé une migraine affreuseelle se retira chez ellese hâta de renvoyer Elisaet se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.

Il se trouva que réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à l'office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Mme de Rênal revintet lui raconta qu'entrant dans l'office sans lumières'approchant d'un buffet où l'on serrait le painet étendant la mainelle avait touché un bras de femme. C'était Elisa qui avait jeté le cri entendu par Julien.

-- Que faisait-elle là?

-- Elle volait quelques sucreriesou bien elle nous épiaitdit Mme de Rênal avec une indifférence complète. Mais heureusement j'ai trouvé un pâté et un gros pain.

-- Qu'y a-t-il donc là? dit Julienen lui montrant les poches de son tablier.

Mme de Rênal avait oublié quedepuis le dînerelles étaient remplies de pain.

Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion; jamais elle ne lui avait semblé si belle. Même à Parisse disait-il confusémentje ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la gaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soinset en même temps le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien autrement terribles.

Pendant que Julien soupait de grand appétitet que son amie le plaisantait sur la simplicité de ce repascar elle avait horreur de parler sérieusementla porte de la chambre fut tout à coup secouée avec force. C'était M. de Rênal.

-- Pourquoi t'es-tu enfermée? lui criait-il.

Julien n'eut que le temps de se glisser sous le canapé.

-- Quoi! vous êtes tout habilléedit M. de Rênal en entrant; vous soupezet vous avez fermé votre porte à clef!

Les jours ordinairescette questionfaite avec toute la sécheresse conjugaleeût troublé Mme de Rênalmais elle sentait que son mari n'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien; car M. de Rênal s'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-à-vis le canapé.

La migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagnée au billard du casinoune poule de dix-neuf francs ma foi! ajoutait-ilelle aperçut sur une chaiseà trois pas devant euxle chapeau de Julien. Son sang-froid redoublaelle se mit à se déshabilleretdans un certain momentpassant rapidement derrière son marijeta une robe sur la chaise au chapeau.

M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa vie au séminaire; hier je ne t'écoutais pasje ne songeaispendant que tu parlaisqu'à obtenir de moi de te renvoyer.

Elle était l'imprudence même. Ils parlaient très haut; et il pouvait être deux heures du matinquand ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C'était encore M. de Rênal.

-- Ouvrez-moi bien viteil y a des voleurs dans la maison! disait-ilSaint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.

-- Voici la fin de touts'écria Mme de Rênalen se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deuxil ne croit pas aux voleurs; je vais mourir dans tes brasplus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchaitelle embrassait Julien avec passion.

-- Sauve la mère de Stanislaslui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinetet me sauver dans le jardinles chiens m'ont reconnu. Fais un paquet de mes habitset jette-le dans le jardin aussitôt que tu pourras. En attendantlaisse enfoncer la porte. Surtoutpoint d'aveuxje le défendsil vaut mieux qu'il ait des soupçons que des certitudes.

-- Tu vas te tuer en sautant! fut sa seule réponse et sa seule inquiétude.

Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il regarda dans la chambredans le cabinetsans mot direet disparut. Les habits de Julien lui furent jetésil les saisitet courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs.

Comme il couraitil entendit siffler une balleet aussitôt le bruit d'un coup de fusil.

Ce n'est pas M. de Rênalpensa-t-ilil tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtésun second coup cassa apparemment la patte à un chiencar il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d'une terrassefit à couvert une cinquantaine de paset se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s'appelaientet vit distinctement le domestiqueson ennemitirer un coup de fusil; un fermier vint aussi tirailler de l'autre côté du jardinmais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s'habillait.

Une heure aprèsil était à une lieue de Verrièressur la route de Genève; si l'on a des soupçonspensa Julienc'est sur la route de Paris qu'on me cherchera.

LIVRE SECOND

Elle n'est pas jolieelle n'a point de rouge. SAINTE-BEUVE.

CHAPITRE PREMIER

LES PLAISIRS DE LA CAMPAGNE

O rus quando ego te aspiciam!

VIRGILE.

-- Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris? lui dit le maître d'une auberge où il s'arrêta pour déjeuner.

-- Celle d'aujourd'hui ou celle de demainpeu m'importedit Julien.

La malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait deux places libres.

-- Quoi! c'est toimon pauvre Falcozdit le voyageur qui arrivait du côté de Genève à celui qui montait en voiture en même temps que Julien.

-- Je te croyais établi aux environs de Lyondit Falcozdans une délicieuse vallée près du Rhône?

-- Joliment établi. Je fuis.

-- Comment! tu fuis? toi Saint-Giraudavec cette mine sagetu as commis quelque crime? dit Falcoz en riant.

-- Ma foiautant vaudrait. Je fuis l'abominable vie que l'on mène en province. J'aime la fraîcheur des bois et la tranquillité champêtrecomme tu sais; tu m'as souvent accusé d'être romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politiqueet la politique me chasse.

-- Mais de quel parti es-tu?

-- D'aucunet c'est ce qui me perd. Voici toute ma politique: J'aime la musiquela peinture; un bon livre est un événement pour moi; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre? Quinzevingttrente ans tout au plus? Eh bien! je tiens que dans trente ansles ministres seront un peu plus adroitsmais tout aussi honnêtes gens que ceux d'aujourd'hui. L'histoire d'Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prérogative; toujours l'ambition de devenir députéla gloire et les centaines de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les gens riches de la province: ils appelleront cela être libéral et aimer le peuple. Toujours l'envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l'Etattout le monde voudra s'occuper de la manoeuvrecar elle est bien payée. N'y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager?

-- Au faitau faitqui doit être fort plaisant avec ton caractère tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta province?

-- Mon mal vient de plus loin. J'avaisil y a quatre ansquarante ans et cinq cent mille francs; j'ai quatre ans de plus aujourd'huiet probablement cinquante mille francs de moinsque je vais perdre sur la vente de mon château de Monfleuryprès du Rhôneposition superbe.

A Parisj'étais las de cette comédie perpétuelleà laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du XIXe siècle. J'avais soif de bonhomie et de simplicité. J'achète une terre dans les montagnes près du Rhônerien d'aussi beau sous le ciel.

Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois; je leur donne à dîner; j'ai quitté Parisleur dis-jepour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. Comme vous le voyezje ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste m'apporte de lettresplus je suis content.

Ce n'était pas le compte du vicaire; bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètestracasseriesetc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvreson me les demande pour des associations pieuses: celle de Saint-Josephcelle de la Viergeetc. je refuse: alors on me fait cent insultes. J'ai la bêtise d'en être piqué. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos montagnessans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêverieset me rappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions des Rogationspar exempledont le chant me plaît (c'est probablement une mélodie grecque)on ne bénit plus mes champsparce quedit le vicaireils appartiennent à un impie. La vache d'une vieille paysanne dévote meurtelle dit que c'est à cause du voisinage d'un étang qui appartient à moi impiephilosophe venant de Pariset huit jours après je trouve tous mes poissons le ventre en l'air empoisonnés avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. Le juge de paixhonnête hommemais qui craint pour sa placeme donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l'on m'a vu abandonné par le vicairechef de la congrégation du villageet non soutenu par le capitaine en retraitechef des libérauxtous me sont tombés dessusjusqu'au maçon que je faisais vivre depuis un anjusqu'au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes charrues.

Afin d'avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procèsje me fais libéral; maiscomme tu disces diables d'élections arriventon me demande ma voix...

-- Pour un inconnu?

-- Pas du toutpour un homme que je ne connais que trop. Je refuseimprudence affreuse! dès ce momentme voilà aussi les libéraux sur les brasma position devient intolérable. Je crois que s'il fût venu dans la tête au vicaire de m'accuser d'avoir assassiné ma servanteil y aurait eu vingt témoins des deux partisqui auraient juré avoir vu commettre le crime.

-- Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisinssans même écouter leurs bavardages. Quelle faute!...

-- Enfin elle est réparée. Monfleury est en venteje perds cinquante mille francss'il le fautmais je suis tout joyeuxje quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent en Francedans un quatrième étage donnant sur les Champs-Elysées. Et encore j'en suis à délibérersi je ne commencerai pas ma carrière politiquedans le quartier du Roulepar rendre le pain bénit à la paroisse.

-- Tout cela ne te fût pas arrivé sous Bonapartedit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret.

-- A la bonne heuremais pourquoi n'a-t-il pas su se tenir en placeton Bonaparte? tout ce dont je souffre aujourd'huic'est lui qui l'a fait.

Ici l'attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz était l'ancien ami d'enfance de M. de Rênalpar lui répudié en 1816et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de ce chef de bureau à la préfecture de...qui savait se faire adjuger à bon compte les maisons des communes.

-- Et tout cela c'est ton Bonaparte qui l'a faitcontinuait Saint-Giraud. Un honnête hommeinoffensif s'il en futavec quarante ans et cinq cent mille francsne peut pas s'établir en province et y trouver la paix; ses prêtres et ses nobles l'en chassent.

-- Ah! ne dis pas de mal de luis'écria Falcozjamais la France n'a été si haut dans l'estime des peuples que pendant les treize ans qu'il a régné. Alorsil y avait de la grandeur dans tout ce qu'on faisait.

-- Ton Empereurque le diable emportereprit l'homme de quarante-quatre ansn'a été grand que sur ses champs de batailleet lorsqu'il a rétabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis? Avec ses chambellanssa pompe et ses réceptions aux Tuileriesil a donné une nouvelle édition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle était corrigéeelle eût pu passer encore un siècle ou deux. Les nobles et les prêtres ont voulu revenir à l'anciennemais ils n'ont pas la main de fer qu'il faut pour la débiter au public.

-- Voilà bien le langage d'un ancien imprimeur!

-- Qui me chasse de ma terre? continua l'imprimeur en colère. Les prêtresque Napoléon a rappelés par son concordatau lieu de les traiter comme l'Etat traite les médecinsles avocatsles astronomesde ne voir en eux que des citoyenssans s'inquiéter de l'industrie par laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd'hui des gentilshommes insolentssi ton Bonaparte n'eût fait des barons et des comtes? Nonla mode en était passée. Après les prêtresce sont les petits nobles campagnards qui m'ont donné le plus d'humeuret m'ont forcé à me faire libéral.

La conversation fut infiniece texte va occuper la France encore un demi-siècle. Comme Saint-Giraud répétait toujours qu'il était impossible de vivre en provinceJulien proposa timidement l'exemple de M. de Rênal.

-- Parbleujeune hommevous êtes bon! s'écria Falcoz; il s'est fait marteau pour n'être pas enclumeet un terrible marteau encore. Mais je le vois débordé par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-là? voilà le véritable. Que dira votre M. de Rênal lorsqu'il se verra destitué un de ces quatre matinset le Valenod mis à sa place?

-- Il restera tête à tête avec ses crimesdit Saint-Giraud. Vous connaissez donc Verrièresjeune homme? Eh bien! Bonaparteque le ciel confondelui et ses friperies monarchiquesa rendu possible le règne des Rênal et des Chélanqui a amené le règne des Valenod et des Maslon.

Cette conversation d'une sombre politique étonnait Julienet le distrayait de ses rêveries voluptueuses.

Il fut peu sensible au premier aspect de Parisaperçu dans le lointain. Les châteaux en Espagne sur son sort à venir avaient à lutter avec le souvenir encore présent des vingt-quatre heures qu'il venait de passer à Verrières. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amieet de tout quitter pour les protégersi les impertinences des prêtres nous donnent la république et les persécutions contre les nobles.

Que serait-il arrivé la nuit de son arrivée à Verrièressiau moment où il appuyait son échelle contre la croisée de la chambre à coucher de Mme de Rênalil avait trouvé cette chambre occupée par un étrangerou par M. de Rênal?

Mais aussi quelles délices les deux premières heuresquand son amie voulait sincèrement le renvoyer et qu'il plaidait sa causeassis auprès d'elle dans l'obscurité! Une âme comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se confondait déjà avec les premières époques de leurs amoursquatorze mois auparavant.

Julien fut réveillé de sa rêverie profondeparce que la voiture s'arrêta. On venait d'entrer dans la cour des postesrue J.-J.-Rousseau. -- Je veux aller à la Malmaisondit-il à un cabriolet qui s'approcha.

-- A cette heuremonsieuret pour quoi faire?

-- Que vous importe! marchez.

Toute vraie passion ne songe qu'à elle. C'est pourquoice me sembleles passions sont si ridicules à Parisoù le voisin prétend toujours qu'on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi! malgré les vilains murs blancs construits cette annéeet qui coupent ce parc en morceaux? Ouimonsieur: pour Julien comme pour la postéritéil n'y avait rien entre ArcoleSainte-Hélène et la Malmaison.

Le soirJulien hésita beaucoup avant d'entrer au spectacleil avait des idées étranges sur ce lieu de perdition.

Une profonde méfiance l'empêcha d'admirer le Paris vivantil n'était touché que des monuments laissés par son héros.

Me voici donc dans le centre de l'intrigue et de l'hypocrisie! Ici règnent les protecteurs de l'abbé de Frilair.

Le soir du troisième jourla curiosité l'emporta sur le projet de tout voir avant de se présenter à l'abbé Pirard. Cet abbé lui expliquad'un ton froidle genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole.

-- Si au bout de quelques mois vous n'êtes pas utilevous rentrerez au séminairemais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquisl'un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l'habit noirmais comme un homme qui est en deuilet non pas comme un ecclésiastique. J'exige quetrois fois la semainevous suiviez vos études en théologie dans un séminaireoù je vous ferai présenter. Chaque jourà midivous vous établirez dans la bibliothèque du marquisqui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et d'autres affaires. Le marquis écriten deux motsen marge de chaque lettre qu'il reçoitle genre de réponse qu'il faut y faire. J'ai prétendu qu'au bout de trois moisvous seriez en état de faire ces réponsesde façon quesur douze que vous présenterez à la signature du marquisil puisse en signer huit ou neuf. Le soirà huit heuresvous mettrez son bureau en ordreet à dix vous serez libre.

Il se peutcontinua l'abbé Pirardque quelque vieille dame ou quelque homme au ton doux vous fasse entrevoir des avantages immensesou tout grossièrement vous offre de l'or pour lui montrer les lettres reçues par le marquis...

-- Ah monsieur! s'écria Julien rougissant.

-- Il est singulierdit l'abbé avec un sourire amerque pauvre comme vous l'êteset après une année de séminaireil vous reste encore de ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez été bien aveugle!

Serait-ce la force du sang? se dit l'abbé à demi-voix et comme se parlant à soi-même. Ce qu'il y a de singulierajouta-t-il en regardant Julienc'est que le marquis vous connaît... Je ne sais comment. Il vous donnepour commencercent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par capricec'est là son défaut; il luttera d'enfantillages avec vous. S'il est contentvos appointements pourront s'élever par la suite jusqu'à huit mille francs.

Mais vous sentez bienreprit l'abbé d'un ton aigrequ'il ne vous donne pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s'agit d'être utile. A votre placemoije parlerais très peuet surtout je ne parlerais jamais de ce que j'ignore.

Ah! dit l'abbéj'ai pris des informations pour vous; j'oubliais la famille de M. de La Mole. Il a deux enfantsune fille et un fils de dix-neuf ansélégant par excellenceespèce de fouqui ne sait jamais à midi ce qu'il fera à deux heures. Il a de l'espritde la bravoure; il a fait la guerre d'Espagne. Le marquis espèreje ne sais pourquoique vous deviendrez l'ami du jeune comte Norbert. J'ai dit que vous étiez un grand latinistepeut-être compte-t-il que vous apprendrez à son fils quelques phrases toutes faitessur Cicéron et Virgile.

A votre placeje ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune homme; etavant de céder à ses avances parfaitement poliesmais un peu gâtées par l'ironieje me les ferais répéter plus d'une fois.

Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser d'abordparce que vous n'êtes qu'un petit bourgeois. Son aïeul à lui était de la Couret eut l'honneur d'avoir la tête tranchée en place de Grève le 26 avril 1574pour une intrigue politique. Vousvous êtes le fils d'un charpentier de Verrièreset de plusaux gages de son père. Pesez bien ces différenceset étudiez l'histoire de cette famille dans Moreri; tous les flatteurs qui dînent chez eux y font de temps en temps ce qu'ils appellent des allusions délicates.

Prenez garde à la façon dont vous répondrez aux plaisanteries de M. le comte Norbert de La Molechef d'escadron de hussards et futur pair de Franceet ne venez pas me faire des doléances par la suite.

-- Il me sembledit Julien en rougissant beaucoupque je ne devrais pas même répondre à un homme qui me méprise.

-- Vous n'avez pas d'idée de ce mépris-là; il ne se montrera que par des compliments exagérés. Si vous étiez un sotvous pourriez vous y laisser prendre; si vous vouliez faire fortunevous devriez vous y laisser prendre.

-- Le jour où tout cela ne me conviendra plusdit Julienpasserai-je pour un ingratsi je retourne à ma petite cellule n° 103?

-- Sans douterépondit l'abbétous les complaisants de la maison vous calomnierontmais je paraîtraimoi. Adsum qui feci . Je dirai que c'est de moi que vient cette résolution.

Julien était navré du ton amer et presque méchant qu'il remarquait chez M. Pirard; ce ton gâtait tout à fait sa dernière réponse.

Le fait est que l'abbé se faisait un scrupule de conscience d'aimer Julienet c'est avec une sorte de terreur religieuse qu'il se mêlait aussi directement du sort d'un autre.

-- Vous verrez encoreajouta-t-il avec la même mauvaise grâceet comme accomplissant un devoir péniblevous verrez Mme la marquise de La Mole. C'est une grande femme blondedévotehautaineparfaitement polieet encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnessi connu par ses préjugés nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d'abrégéen haut reliefde ce qui fait au fond le caractère des femmes de son rang. Elle ne cache pasellequ'avoir eu des ancêtres qui soient allés aux croisades est le seul avantage qu'elle estime. L'argent ne vient que longtemps après: cela vous étonne? Nous ne sommes plus en provincemon ami.

Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de légèreté singulier. Pour Mme de La Moleelle baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont été ROISce qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects d'êtres sans naissancetels que vous et moi. Cependantajouta M. Pirardnous sommes prêtrescar elle vous prendra pour tel; à ce titre elle nous considère comme des valets de chambre nécessaires à son salut.

-- Monsieurdit Julienil me semble que je ne serai pas longtemps à Paris.

-- A la bonne heure; mais remarquez qu'il n'y a de fortunepour un homme de notre robeque par les grands seigneurs. Avec ce je ne sais quoi d'indéfinissabledu moins pour moiqu'il y a dans votre caractèresi vous ne faites pas fortune vous serez persécuté; il n'y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu'ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole; dans un pays social comme celui-civous êtes voué au malheursi vous n'arrivez pas aux respects.

Que seriez-vous devenu à Besançonsans ce caprice du marquis de La Mole? Un jourvous comprendrez toute la singularité de ce qu'il fait pour vousetsi vous n'êtes pas un monstrevous aurez pour lui et sa famille une éternelle reconnaissance. Que de pauvres abbésplus savants que vousont vécu des années à Parisavec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne!... Rappelez-vous ce que je vous contaisl'hiver dernierdes premières années de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-ilpar hasardplus de talent que lui?

Moipar exemplehomme tranquille et médiocreje comptais mourir dans mon séminaire; j'ai eu l'enfantillage de m'y attacher. Eh bien! j'allais être destitué quand j'ai donné ma démission. Savez-vous quelle était ma fortune? J'avais cinq cent vingt francs de capitalni plus ni moins; pas un amià peine deux ou trois connaissances. M. de La Moleque je n'avais jamais vum'a tiré de ce mauvais pas; il n'a eu qu'un mot à direet l'on m'a donné une cure dont tous les paroissiens sont des gens aisésau-dessus des vices grossierset le revenu me fait hontetant il est peu proportionné à mon travail. Je ne vous ai parlé aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tête.

Encore un mot: j'ai le malheur d'être irascible; il est possible que vous et moi nous cessions de nous parler.

Si les hauteurs de la marquiseou les mauvaises plaisanteries de son filsvous rendent cette maison décidément insupportableje vous conseille de finir vos études dans quelque séminaire à trente lieues de Pariset plutôt au nord qu'au midi. Il y a au nord plus de civilisation et moins d'injustices; etajouta-t-il en baissant la voixil faut que je l'avouele voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits tyrans.

Si nous continuons à trouver du plaisir à nous voiret que la maison du marquis ne vous convienne pasje vous offre la place de mon vicaireet je partagerai par moitié avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela et plus encoreajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julienpour l'offre singulière que vous m'avez faite à Besançon. Si au lieu de cinq cent vingt francsje n'avais rien euvous m'eussiez sauvé.

L'abbé avait perdu son ton de voix cruel. A sa grande honteJulien se sentit les larmes aux yeux; il mourait d'envie de se jeter dans les bras de son ami: il ne put s'empêcher de lui direde l'air le plus mâle qu'il put affecter:

-- J'ai été haï de mon père depuis le berceau; c'était un de mes grands malheurs; mais je ne me plaindrai plus du hasardj'ai retrouvé un père en vousmonsieur.

-- C'est bonc'est bondit l'abbé embarrassé; puis rencontrant fort à propos un mot de directeur de séminaire: il ne faut jamais dire le hasardmon enfantdites toujours la Providence.

Le fiacre s'arrêta; le cocher souleva le marteau de bronze d'une porte immense: c'était l'HOTEL DE LA MOLE; etpour que les passants ne pussent en douterces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de la porte.

Cette affectation déplut à Julien. Ils ont tant de peur des jacobins! Ils voient un Robespierre et sa charrette derrière chaque haie; ils en sont souvent à mourir de rireet ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'émeuteet la pille. Il communiqua sa pensée à l'abbé Pirard.

-- Ah! pauvre enfantvous serez bientôt mon vicaire. Quelle épouvantable idée vous est venue là!

-- Je ne trouve rien de si simpledit Julien.

La gravité du portier et surtout la propreté de la cour l'avaient frappé d'admiration. Il faisait un beau soleil.

-- Quelle architecture magnifique! dit-il à son ami.

Il s'agissait d'un de ces hôtels à façade si plate du faubourg Saint-Germainbâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n'ont été si loin l'un de l'autre.

CHAPITRE II

ENTREE DANS LE MONDE

Souvenir ridicule et touchant: le premier salon où à dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui! le regard d'une femme suffisait pour m'intimider. Plus je voulais plaireplus je devenais gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses; ou je me livrais sans motifsou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé d'un air grave. Mais alorsau milieu des affreux malheurs de ma timiditéqu'un beau jour était beau!

KANT.

Julien s'arrêtait ébahi au milieu de la cour.

-- Ayez donc l'air raisonnabledit l'abbé Pirard; il vous vient des idées horribleset puis vous n'êtes qu'un enfant! Où est le nil mirari d'Horace? (Jamais d'enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquaisvous voyant établi iciva chercher à se moquer de vous; ils verront en vous un égalmis injustement au-dessus d'eux. Sous les dehors de la bonhomiedes bons conseilsdu désir de vous guiderils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.

-- Je les en défiedit Julien en se mordant la lèvreet il reprit toute sa méfiance.

Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étageavant d'arriver au cabinet du marquisvous eussent sembléô mon lecteuraussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sontque vous refuseriez de les habiter; c'est la patrie du bâillement et du raisonnement triste. Ils redoublèrent l'enchantement de Julien. Comment peut-on être malheureuxpensait-ilquand on habite un séjour aussi splendide!

Enfinces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe appartement: à peine s'il y faisait jour; làse trouva un petit homme maigreà l'oeil vif et en perruque blonde. L'abbé se retourna vers Julien et le présenta. C'était le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaîtretant il lui trouva l'air poli. Ce n'était plus le grand seigneurà mine si altièrede l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. A l'aide de cette sensationil ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l'ami de Henri III lui parut d'abord avoir une tournure assez mesquine. Il était fort maigre et s'agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le marquis avait une politesse encore plus agréable à l'interlocuteur que celle de l'évêque de Besançon lui-même. L'audience ne dura pas trois minutes. En sortantl'abbé dit à Julien:

-- Vous avez regardé le marquiscomme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politessebientôt vous en saurez plus que moi; mais enfin la hardiesse de votre regard m'a semblé peu polie.

On était remonté en fiacre; le cocher arrêta près du boulevard; l'abbé introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule doréereprésentant un sujet très indécent selon luilorsqu'un monsieur fort élégant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut.

Le monsieur sourit et lui mit la main sur l'épaule. Julien tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L'abbé Pirardmalgré sa gravitérit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.

-- Je vous rends votre liberté pour deux jourslui dit l'abbé en sortant; c'est alors seulement que vous pourrez être présenté à Mme de la Mole. Un autre vous garderait comme une jeune filleen ces premiers moments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suitesi vous avez à vous perdreet je serai délivré de la faiblesse que j'ai de penser à vous. Après-demain matince tailleur vous portera deux habits; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera. Du restene faites pas connaître le son de votre voix à ces Parisiens-là. Si vous dites un motils trouveront le secret de se moquer de vous. C'est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi... Allezperdez-vous... J'oubliaisallez commander des bottesdes chemisesun chapeau aux adresses que voici.

Julien regardait l'écriture de ces adresses.

-- C'est la main du marquisdit l'abbé; c'est un homme actif qui prévoit toutet qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de lui pour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d'esprit pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera à demi-mot? C'est ce que montrera l'avenir: gare à vous!

Julien entra sans dire un seul mot chez les ouvriers indiqués par les adresses; il remarqua qu'il en était reçu avec respectet le bottieren écrivant son nom sur son registremit M. Julien de Sorel.

Au cimetière du Père-Lachaiseun monsieur fort obligeantet encore plus libéral dans ses proposs'offrit pour indiquer à Julien le tombeau du maréchal Neyqu'une politique savante prive de l'honneur d'une épitaphe. Mais en se séparant de ce libéralquiles larmes aux yeuxle serrait presque dans ses brasJulien n'avait plus de montre. Ce fut riche de cette expérience que le surlendemainà midiil se présenta à l'abbé Pirardqui le regarda beaucoup.

-- Vous allez peut-être devenir un fatlui dit l'abbé d'un air sévère. Julien avait l'air d'un fort jeune hommeen grand deuil; il était à la vérité très bienmais le bon abbé était trop provincial lui-même pour voir que Julien avait encore cette démarche des épaules qui en province est à la fois élégance et importance. En voyant Julienle marquis jugea ses grâces d'une manière si différente de celle du bon abbéqu'il lui dit:

-- Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prît des leçons de danse?

L'abbé resta pétrifié.

-- Nonrépondit-il enfinJulien n'est pas prêtre.

Le marquis montant deux à deux les marches d'un petit escalier dérobéalla lui-même installer notre héros dans une jolie mansarde qui donnait sur l'immense jardin de l'hôtel. Il lui demanda combien il avait pris de chemises chez la lingère.

-- Deuxrépondit Julienintimidé de voir un si grand seigneur descendre à ces détails.

-- Fort bienreprit le marquis d'un air sérieux et avec un certain ton impératif et brefqui donna à penser à Julienfort bien! prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.

En descendant de la mansardele marquis appela un homme âgé:

-- Arsènelui dit-ilvous servirez M. Sorel.

Peu de minutes aprèsJulien se trouva seul dans une bibliothèque magnifique; ce moment fut délicieux. Pour n'être pas surpris dans son émotionil alla se cacher dans un petit coin sombre; de là il contemplait avec ravissement le dos brillant des livres: Je pourrai lire tout celase disait-il. Et comment me déplairais-je ici? M. de Rênal se serait cru déshonoré à jamais de la centième partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi.

Maisvoyons les copies à faire. Cet ouvrage terminéJulien osa s'approcher des livres; il faillit devenir fou de joie en trouvant une édition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour n'être pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d'ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils étaient reliés magnifiquementc'était le chef-d'oeuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n'en fallait pas tant pour porter au comble l'admiration de Julien.

Une heure aprèsle marquis entraregarda les copieset remarqua avec étonnement que Julien écrivait cela avec deux ll cella . Tout ce que l'abbé m'a dit de sa science serait-il tout simplement un conte! Le marquis fort découragélui dit avec douceur:

-- Vous n'êtes pas sûr de votre orthographe?

-- Il est vraidit Juliensans songer le moins du monde au tort qu'il se faisait; il était attendri des bontés du marquisqui lui rappelait le ton rogue de M. de Rênal.

C'est du temps perdu que toute cette expérience de petit abbé franc-comtoispensa le marquis; mais j'avais un si grand besoin d'un homme sûr!

-- Cela ne s'écrit qu'avec un l lui dit le marquis; quand vos copies seront terminéescherchez dans le dictionnaire les mots de l'orthographe desquels vous ne serez pas sûr.

A six heuresle marquis le fit demanderil regarda avec une peine évidente les bottes de Julien: J'ai un tort à me reprocherje ne vous ai pas dit que tous les jours à cinq heures et demieil faut vous habiller.

Julien le regardait sans comprendre.

-- Je veux dire mettre des bas. Arsène vous en fera souvenir; aujourd'hui je ferai vos excuses.

En achevant ces motsM. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblablesM. de Rênal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le premier à la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquiset lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte. -- Ah! il est balourd par-dessus le marchése dit celui-ci. Il le présenta à une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'était la marquise. Julien lui trouva l'air impertinentun peu comme Mme de Maugironla sous-préfète de l'arrondissement de Verrièresquand elle assistait au dîner de la Saint-Charles. Un peu troublé de l'extrême magnificence du salonJulien n'entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune évêque d'Agdequi avait daigné lui parler quelques mois auparavant à la cérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julienet ne se soucia point de reconnaître ce provincial.

Les hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint; on parle bas à Pariset l'on n'exagère pas les petites choses.

Un joli jeune hommeavec des moustachestrès pâle et très élancéentra vers les six heures et demie; il avait une tête fort petite.

-- Vous vous ferez toujours attendredit la marquiseà laquelle il baisait la main.

Julien comprit que c'était le comte de La Mole. Il le trouva charmant dès le premier abord.

Est-il possiblese dit-ilque ce soit là l'homme dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison!

A force d'examiner le comte NorbertJulien remarqua qu'il était en bottes et en éperons; et moi je dois être en souliersapparemment comme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sévèreen élevant un peu la voix. Presque en même temps il aperçut une jeune personneextrêmement blonde et fort bien faitequi vint s'asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point; cependant en la regardant attentivementil pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux aussi beaux; mais ils annonçaient une grande froideur d'âme. Par la suiteJulien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examinemais qui se souvient de l'obligation d'être imposant. Mme de Rênal avait cependant de bien beaux yeuxse disait-ille monde lui en faisait compliment; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'était du feu de la saillie que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathildec'est ainsi qu'il l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rênal s'animaientc'était du feu des passionsou par l'effet d'une indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repasJulien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de Mlle de La Mole: Ils sont scintillantsse dit-il. Du resteelle ressemblait cruellement à sa mèrequi lui déplaisait de plus en pluset il cessa de la regarder. En revanchele comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement séduitqu'il n'eut pas l'idée d'en être jaloux et de le haïrparce qu'il était plus riche et plus noble que lui.

Julien trouva que le marquis avait l'air de s'ennuyer.

Vers le second serviceil dit à son fils:

-- Norbertje te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens de prendre à mon état-majoret dont je prétends faire un hommesi cella se peut.

-- C'est mon secrétairedit le marquis à son voisinet il écrit cela avec deux ll .

Tout le monde regarda Julienqui fit une inclination de tête un peu trop marquée à Norbert; mais en général on fut content de son regard.

Il fallait que le marquis eût parlé du genre d'éducation que Julien avait reçuecar un des convives l'attaqua sur Horace: C'est précisément en parlant d'Horace que j'ai réussi auprès de l'évêque de Besançonse dit Julienapparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. A partir de cet instantil fut maître de lui. Ce mouvement fut rendu facileparce qu'il venait de décider que Mlle de La Mole ne serait jamais une femme à ses yeux. Depuis le séminaireil mettait les hommes au piset se laissait difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son sang-froidsi la salle à manger eût été meublée avec moins de magnificence. C'étaitdans le faitdeux glaces de huit pieds de haut chacuneet dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d'Horacequi lui imposaient encore. Ses phrases n'étaient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeuxdont la timidité tremblante ou heureusequand il avait bien réponduredoublait l'éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d'examen jetait un peu d'intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe l'interlocuteur de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible qu'il sût quelque chosepensait-il!

Julien répondit en inventant ses idéeset perdit assez de sa timidité pour montrernon pas de l'espritchose impossible à qui ne sait pas la langue dont on se sert à Parismais il eut des idées nouvelles quoique présentées sans grâce ni à-propos et l'on vit qu'il savait parfaitement le latin.

L'adversaire de Julien était un académicien des Inscriptionsquipar hasardsavait le latin; il trouva en Julien un très bon humanisten'eut plus la crainte de le faire rougiret chercha réellement à l'embarrasser. Dans la chaleur du combatJulien oublia enfin l'ameublement magnifique de la salle à mangeril en vint à exposer sur les poètes latins des idées que l'interlocuteur n'avait lues nulle part. En honnête homme il en fit honneur au jeune secrétaire. Par bonheuron entama une discussion sur la question de savoir si Horace a été pauvre ou riche: un homme aimablevoluptueux et insouciantfaisant des vers pour s'amusercomme Chapellel'ami de Molière et de La Fontaine; ou un pauvre diable de poète lauréat suivant la Cour et faisant des odes pour le jour de naissance du roicomme Southeyl'accusateur de lord Byron. On parla de l'état de la société sous Auguste et sous George IV; aux deux époques l'aristocratie était toute-puissante; mais à Romeelle se voyait arracher le pouvoir par Mécènequi n'était que simple chevalier; et en Angleterre elle avait réduit George à peu près à l'état d'un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l'état de torpeur où l'ennui le plongeait au commencement du dîner.

Julien ne comprenait rien à tous les noms modernescomme Southeylord ByronGeorge IVqu'il entendait prononcer pour la première fois. Mais il n'échappa à personne que toutes les fois qu'il était question de faits passés à Romeet dont la connaissance pouvait se déduire des oeuvres d'Horacede Martialde Taciteetc.il avait une incontestable supériorité. Julien s'empara sans façon de plusieurs idées qu'il avait apprises de l'évêque de Besançondans la fameuse discussion qu'il avait eue avec ce prélat; ce ne furent pas les moins goûtées.

Lorsqu'on fut las de parler de poètesla marquisequi se faisait une loi d'admirer tout ce qui amusait son maridaigna regarder Julien.

-- Les manières gauches de ce jeune abbé cachent peut-être un homme instruitdit à la marquise l'académicien qui se trouvait près d'elle; et Julien en entendit quelque chose. Les phrases toutes faites convenaient assez à l'esprit de la maîtresse de la maison; elle adopta celle-ci sur Julienet se sut bon gré d'avoir engagé l'académicien à dîner. Il amuse M. de La Molepensait-elle.

 

CHAPITRE III

LES PREMIERS PAS

Cette immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de milliers d'hommes éblouit ma vue. Pas un ne me connaîttous me sont supérieurs. Ma tête se perd.

Poemi dell'av. REINA.

Le lendemainde fort bonne heureJulien faisait des copies de lettres dans la bibliothèquelorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte de dégagementfort bien cachée avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette inventionMlle Mathilde paraissait fort étonnée et assez contrariée de le rencontrer là. Julien lui trouva en papillotes l'air durhautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la bibliothèque de son père sans qu'il y parût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matince qui la contraria d'autant plusqu'elle venait chercher le second volume de La Princesse de Babylone de Voltairedigne complément d'une éducation éminemment monarchique et religieusechef-d'oeuvre du Sacré-Coeur! Cette pauvre filleà dix-neuf ansavait déjà besoin du piquant de l'esprit pour s'intéresser à un roman.

Le comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures; il venait étudier un journalpour pouvoir parler politique le soiret fut bien aise de rencontrer Juliendont il avait oublié l'existence. Il fut parfait pour lui; il lui offrit de monter à cheval.

-- Mon père nous donne congé jusqu'au dîner.

Julien comprit ce nous et le trouva charmant.

-- Mon Dieumonsieur le comtedit Juliens'il s'agissait d'abattre un arbre de quatre-vingts pieds de hautde l'équarrir et d'en faire des planchesje m'en tirerais bienj'ose le dire; mais monter à chevalcela ne m'est pas arrivé six fois en ma vie.

-- Eh bience sera la septièmedit Norbert.

Au fondJulien se rappelait l'entrée du roi de***à Verrièreset croyait monter à cheval supérieurement. Maisen revenant du bois de Boulogneau beau milieu de la rue du Bacil tombaen voulant éviter brusquement un cabrioletet se couvrit de boue. Bien lui prit d'avoir deux habits. Au dînerle marquis voulant lui adresser la parolelui demanda des nouvelles de sa promenade; Norbert se hâta de répondre en termes généraux.

-- M. le comte est plein de bontés pour moireprit Julienje l'en remercieet j'en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli; mais enfin il ne pouvait pas m'y attacheretfaute de cette précautionje suis tombé au beau milieu de cette rue si longueprès du pont.

Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire; ensuite son indiscrétion demanda des détails. Julien s'en tira avec beaucoup de simplicité; il eut de la grâce sans le savoir.

-- J'augure bien de ce petit prêtredit le marquis à l'académicien; un provincial simple en pareille occurrence! c'est ce qui ne s'est jamais vu et ne se verra plus; et encore il raconte son malheur devant des dames !

Julien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortunequ'à la fin du dînerlorsque la conversation générale eut pris un autre coursMlle Mathilde faisait des questions à son frère sur les détails de l'événement malheureux. Ses questions se prolongeantet Julien rencontrant ses yeux plusieurs foisil osa répondre directementquoiqu'il ne fût pas interrogéet tous trois finirent par rirecomme auraient pu faire trois jeunes habitants d'un village au fond d'un bois.

Le lendemainJulien assista à deux cours de théologieet revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de luidans la bibliothèqueun jeune homme mis avec beaucoup de soinmais la tournure était mesquineet la physionomie celle de l'envie.

Le marquis entra.

-- Que faites-vous icimonsieur Tanbeau? dit-il au nouveau venu d'un ton sévère.

-- Je croyais...reprit le jeune homme en souriant bassement.

-- Non monsieurvous ne croyiez pas . Ceci est un essaimais il est malheureux.

Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparut. C'était un neveu de l'académicienami de Mme de La Moleil se destinait aux lettres. L'académicien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secrétaire. Tanbeauqui travaillait dans une chambre écartéeayant su la faveur dont Julien était l'objetvoulut la partager et le matin il était venu établir son écritoire dans la bibliothèque.

A quatre heuresJulien osaaprès un peu d'hésitationparaître chez le comte Norbert. Celui-ci allait monter à chevalet fut embarrassécar il était parfaitement poli.

-- Je pensedit-il à Julienque bientôt vous irez au manège; et après quelques semainesje serai ravi de monter à cheval avec vous.

-- Je voulais avoir l'honneur de vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi; croyezmonsieurajouta Julien d'un air fort sérieuxque je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n'est pas blessé par suite de ma maladresse d'hieret s'il est libreje désirerais le monter ce matin.

-- Ma foimon cher Sorelà vos risques et périls. Supposez que je vous ai fait toutes les objections que réclame la prudence; le fait est qu'il est quatre heuresnous n'avons pas de temps à perdre.

Une fois qu'il fut à cheval:

-- Que faut-il faire pour ne pas tomber? dit Julien au jeune comte.

-- Bien des chosesrépondit Norbert en riant aux éclats: par exempletenir le corps en arrière.

Julien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI.

-- Ah! jeune témérairedit Norbertil y a trop de voitureset encore menées par des imprudents! Une fois par terreleurs tilburys vont vous passer sur le corps; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur cheval en l'arrêtant tout court.

Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrantle jeune comte dit à sa soeur:

-- Je vous présente un hardi casse-cou.

A dînerparlant à son pèred'un bout de la table à l'autreil rendit justice à la hardiesse de Julien; c'était tout ce qu'on pouvait louer dans sa façon de monter à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.

Malgré tant de bontéJulien se sentit bientôt parfaitement isolé au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singulierset il manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de chambre.

L'abbé Pirard était parti pour sa cure. Si Julien est un faible roseauqu'il périsse; si c'est un homme de coeurqu'il se tire d'affaire tout seulpensait-il.

 

CHAPITRE IV

L'HOTEL DE LA MOLE

Que fait-il ici? s'y plairait-il? penserait-il y plaire?

RONSARD.

Si tout semblait étrange à Juliendans le noble salon de l'hôtel de La Molece jeune hommepâle et vêtu de noirsemblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa à son mari de l'envoyer en mission les jours où l'on avait à dîner certains personnages.

-- J'ai envie de pousser l'expérience jusqu'au boutrépondit le marquis. L'abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l'amour-propre des gens que nous admettons auprès de nous. On ne s'appuieque sur ce qui résiste etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnuec'est du reste un sourd-muet.

Pour que je puisse m'y reconnaîtreil fautse dit Julienque j'écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.

Il plaça en première ligne cinq ou six amis de la maisonqui lui faisaient la cour à tout hasardle croyant protégé par un caprice du marquis. C'étaient de pauvres hèresplus ou moins plats; maisil faut le dire à la louange de cette classe d'hommes telle qu'on la trouve aujourd'hui dans les salons de l'aristocratieils n'étaient pas plats également pour tous. Tel d'entre eux se fût laissé malmener par le marquisqui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de La Mole.

Il y avait trop de fierté et trop d'ennui au fond du caractère des maîtres de la maison; ils étaient trop accoutumés à outrager pour se désennuyerpour qu'ils pussent espérer de vrais amis. Maisexcepté les jours de pluieet dans les moments d'ennui férocequi étaient rareson les trouvait toujours d'une politesse parfaite.

Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent déserté l'hôtel de La Molela marquise eût été exposée à de grands moments de solitude; etaux yeux des femmes de ce rangla solitude est affreuse: c'est l'emblème de la disgrâce .

Le marquis était parfait pour sa femme; il veillait à ce que son salon fût suffisamment garni; non pas de pairsil trouvait ses nouveaux collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amispas assez amusants pour y être admis comme subalternes.

Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l'entretien des maisons bourgeoises n'est abordée dans celles de la classe du marquisque dans les instants de détresse.

Tel est encoremême dans ce siècle ennuyél'empire de la nécessité de s'amuser que même les jours de dînersà peine le marquis avait-il quitté le salontout le monde s'enfuyait. Pourvu qu'on ne plaisantât ni de Dieuni des prêtresni du roini des gens en placeni des artistes protégés par la Courni de tout ce qui est établi; pourvu qu'on ne dît du bien ni de Bérangerni des journaux de l'oppositionni de Voltaireni de Rousseauni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler; pourvu surtout qu'on ne parlât jamais politiqueon pouvait librement raisonner de tout.

Il n'y a pas de cent mille écus de rentes ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon tonla politesse parfaitel'envie d'être agréablel'ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirsayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une penséeou de trahir quelque lecture prohibéese taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps qu'il faisait.

Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l'émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente; quatre tenaient pour La Quotidienne et trois pour La Gazette de France . L'un d'eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote du Château où le mot admirable n'était pas épargné. Julien remarqua qu'il avait cinq croixles autres n'en avaient en général que trois.

En revancheon voyait dans l'antichambre dix laquais en livréeet toute la soiréeon avait des glaces ou du thé tous les quarts d'heure; etsur le minuitune espèce de souper avec du vin de Champagne.

C'était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu'à la fin; du resteil ne comprenait presque pas que l'on pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce salonsi magnifiquement doré. Quelquefoisil regardait les interlocuteurspour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu'ils disaient. Mon M. de Maistreque je sais par coeura dit cent fois mieuxpensait-ilet encore est-il bien ennuyeux.

Julien n'était pas le seul à s'apercevoir de l'asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirée: Je sors de l'hôtel de La Moleoù j'ai su que la Russieetc.

Julien appritd'un des complaisantsqu'il n'y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignonsous-préfet depuis la Restauration.

Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavantils ne se fâchèrent plus de rien. Rarementle manque d'égards était directmais Julien avait déjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefsentre le marquis et sa femmecruels pour ceux qui étaient placés auprès d'eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n'était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi . Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l'expression du sérieux profondmêlé de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

Au milieu de cette magnificence et de cet ennuiJulien ne s'intéressait à rien qu'à M. de La Mole; il l'entendit avec plaisir protester un jour qu'il n'était pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C'était une attention pour la marquise: Julien savait la vérité par l'abbé Pirard.

Un matin que l'abbé travaillait avec Juliendans la bibliothèque du marquisà l'éternel procès de Frilair:

-- Monsieurdit Julien tout à coupdîner tous les jours avec Mme la marquiseest-ce un de mes devoirsou est-ce une bonté que l'on a pour moi?

-- C'est un honneur insigne! reprit l'abbéscandalisé. Jamais M. N... l'académicienquidepuis quinze ansfait une cour assiduen'a pu l'obtenir pour son neveu M. Tanbeau.

-- C'est pour moimonsieurla partie la plus pénible de mon emploi. Je m'ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu'à Mlle de La Molequi pourtant doit être accoutumée à l'amabilité des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir. De grâceobtenez-moi la permission d'aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.

L'abbévéritable parvenuétait fort sensible à l'honneur de dîner avec un grand seigneur. Pendant qu'il s'efforçait de faire comprendre ce sentiment par Julienun bruit léger leur fit tourner la tête. Julien vit Mlle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n'est pas né à genouxpensa-t-ellecomme ce vieil abbé. Dieu! qu'il est laid.

A dînerJulien n'osait pas regarder Mlle de La Molemais elle eut la bonté de lui adresser la parole. Ce jour-làon attendait beaucoup de mondeelle l'engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n'aiment guère les gens d'un certain âgesurtout quand ils sont mis sans soin. Julien n'avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s'apercevoir que les collègues de M. Le Bourguignonrestés dans le salonavaient l'honneur d'être l'objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-làqu'il y eût ou non de l'affectation de sa partelle fut cruelle pour les ennuyeux.

Mlle de La Mole était le centre d'un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derrière l'immense bergère de la marquise. Làse trouvaient le marquis de Croisenoisle comte de Caylusle vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiersamis de Norbert ou de sa soeur. Ces messieurs s'asseyaient sur un grand canapé bleu. A l'extrémité du canapéopposée à celle qu'occupait la brillante MathildeJulien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants; Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire de son pèreen lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-làMlle de La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur laquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand coeur de ce qu'on disait dans ce petit groupe; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C'était comme une langue étrangère qu'il eût comprise [Variante : et admirée]mais qu'il n'eût pu parler.

Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d'abord la préférencecomme étant mieux connus. On peut juger si Julien était attentif; tout l'intéressaitet le fond des choses et la manière d'en plaisanter.

-- Ah! voici M. Descoulisdit Mathildeil n'a plus de perruque; est-ce qu'il voudrait arriver à la préfecture par le génie? Il étale ce front chauve qu'il dit rempli de hautes pensées.

-- C'est un homme qui connaît toute la terredit le marquis de Croisenois; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amispendant des années de suiteet il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amitiéc'est son talent. Tel que vous le voyezil est déjà crottéà la porte d'un de ses amisdès les sept heures du matinen hiver.

Il se brouille de temps en tempset il écrit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se réconcilieet il a sept ou huit lettres pour les transports d'amitié. Mais c'est dans l'épanchement franc et sincère de l'honnête homme qui ne garde rien sur le coeurqu'il brille le plus. Cette manoeuvre paraîtquand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l'amènerai.

-- Bah! je ne croirais pas à ces propos; c'est jalousie de métier entre petites gensdit le comte de Caylus.

-- M. Descoulis aura un nom dans l'histoirereprit le marquis; il a fait la Restauration avec l'abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.

-- Cet homme a manié des millionsdit Norbertet je ne conçois pas qu'il vienne ici embourser les épigrammes de mon pèresouvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amismon cher Descoulis? lui criait-il l'autre jourd'un bout de la table à l'autre.

-- Mais est-il vrai qu'il ait trahi? dit Mlle de La Mole. Qui n'a pas trahi?

-- Quoi! dit le comte de Caylus à Norbertvous avez chez vous M. Sainclairce fameux libéral; et que diable vient-il y faire? Il faut que je l'approcheque je lui parleque je le fasse parler; on dit qu'il a tant d'esprit.

-- Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir? dit M. de Croisenois. Il a des idées si extravagantessi généreusessi indépendantes...

-- Voyezdit Mlle de La Molevoilà l'homme indépendantqui salue jusqu'à terre M. Descouliset qui saisit sa main. J'ai presque cru qu'il allait la porter à ses lèvres.

-- Sainclair vient ici pour être de l'Académiedit Norbert; voyez comme il salue le baron L...Croisenois.

-- Il serait moins bas de se mettre à genouxreprit M. de Luz.

-- Mon cher Soreldit Norbertvous qui avez de l'espritmais qui arrivez de vos montagnestâchez de ne jamais saluer comme fait ce grand poètefût-ce Dieu le père.

-- Ah! voici l'homme d'esprit par excellenceM. le baron Bâtondit Mlle de La Moleimitant un peu la voix du laquais qui venait de l'annoncer.

-- Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nombaron Bâton! dit M. de Caylus.

-- Que fait le nom? nous disait-il l'autre jourreprit Mathilde. Figurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois; il ne manque au publicà mon égardqu'un peu d'habitude...

Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie légèrepour rire d'une plaisanterieil prétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait dans les propos de ces jeunes gensque le ton de dénigrement généralet en était choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu'à y voir de l'envieen quoi assurément il se trompait.

Le comte Norbertse disait-ilà qui j'ai vu faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonelserait bien heureux s'il avait écrit de sa vie une page comme celles de M. Sainclair.

Passant inaperçu à cause de son peu d'importanceJulien s'approcha successivement de plusieurs groupes; il suivait de loin le baron Bâton et voulait l'entendre. Cet homme de tant d'esprit avait l'air inquietet Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu'il eut trouvé trois ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d'esprit avait besoin d'espace.

Le baron ne pouvait pas dire des mots; il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.

-- Cet homme disserteil ne cause pas disait quelqu'un derrière Julien.

Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C'est l'homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent trouvé son nom dans le Mémorial de Sainte-Hélène et dans les morceaux d'histoire dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa parole; ses traits étaient des éclairsjustesvifsprofonds. S'il parlait d'une affairesur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faitsc'était plaisir de l'entendre. Du resteen politiqueil était cynique effronté.

-- Je suis indépendantmoidisait-il à un monsieur portant trois plaqueset dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines? En ce casmon opinion serait mon tyran.

Quatre jeunes gens gravesqui l'entouraientfirent la mine; ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était allé trop loin. Heureusement il aperçut l'honnête M. Ballandtartufe d'honnêteté. Le comte se mit à lui parler: on se rapprochaon comprit que le pauvre Balland allait être immolé. A force de morale et de moralitéquoique horriblement laidet après des premiers pas dans le monde difficiles à raconterM. Balland a épousé une femme fort richequi est morte; ensuite une seconde femme fort richeque l'on ne voit point dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante mille livres de renteset a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux un cercle de trente personnes. Tout le monde souriaitmême les jeunes gens gravesl'espoir du siècle.

Pourquoi vient-il chez M. de La Moleoù il est le plastron évidemment? pensa Julien. Il se rapprocha de l'abbé Pirardpour le lui demander.

M. Balland s'esquiva.

-- Bon! dit Norbertvoilà un des espions de mon père parti; il ne reste plus que le petit boiteux Napier.

Serait-ce là le mot de l'énigme? pensa Julien. Maisen ce caspourquoi le marquis reçoit-il M. Balland?

Le sévère abbé Pirard faisait la mine dans un coin du salonen entendant les laquais annoncer.

-- C'est donc une cavernedisait-il comme Basileje ne vois arriver que des gens tarés.

C'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute société. Maispar ses amis les jansénistesil avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur extrême finesse au service de tous les partisou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutesce soir-làil répondit d'abondance de coeur aux questions empressées de Julienpuis s'arrêta tout courtdésolé d'avoir toujours du mal à dire de tout le mondeet se l'imputant à péché. Bilieuxjansénisteet croyant au devoir de la charité chrétiennesa vie dans le monde était un combat.

-- Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La Molecomme Julien se rapprochait du canapé.

Julien se sentit irritémais pourtant elle avait raison. M. Pirard était sans contredit le plus honnête homme du salonmais sa figure couperoséequi s'agitait des bourrèlements de sa consciencele rendait hideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomiespensa Julien; c'est dans le moment où la délicatesse de l'abbé Pirard se reproche quelque peccadillequ'il a l'air atroce; tandis que sur la figure de ce Napierespion connu de touson lit un bonheur pur et tranquille. L'abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son partiil avait pris un domestiqueil était fort bien vêtu.

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon: c'était un mouvement de tous les yeux vers la porteet un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tollysur lequel les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort bien. Le baron présidait un collège: il eut l'idée lumineuse d'escamoter les petits carrés de papier portant les votes d'un des partis. Maispour qu'il y eût compensationil les remplaçait à mesure par d'autres petits morceaux de papier portant un nom qui lui était agréable. Cette manoeuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s'empressèrent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient prononcé le mot de galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s'échappa.

-- S'il nous quitte si vitec'est pour aller chez M. Comtedit le comte Chalvetet l'on rit.

Au milieu de quelques grands seigneurs muets et des intrigantsla plupart tarésmais tous gens d'espritquice soir-làabordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un ministère)le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S'il n'avait pas encore la finesse des aperçusil s'en dédommageaitcomme on va voirpar l'énergie des paroles.

-- Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison? disait-il au moment où Julien approcha de son groupe; c'est dans un fond de basse-fosse qu'il faut confiner les reptiles; on doit les faire mourir à l'ombreautrement leur venin s'exalte et devient plus dangereux. A quoi bon le condamner à mille écus d'amende? II est pauvresoittant mieux; mais son parti payera pour lui. Il fallait cinq cents francs d'amende et dix ans de basse-fosse.

Eh! bon dieu! quel est donc le monstre dont on parle? pensa Julienqui admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu favori de l'académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu'il s'agissait du plus grand poète de l'époque.

-- Ah! monstre! s'écria Julien à demi hautet des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah! petit gueux! pensa-t-ilje te revaudrai ce propos.

Voilà pourtantpensa-t-illes enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu'il calomnieque de croixque de sinécures n'eût-il pas accumuléess'il se fût venduje ne dis pas au plat ministère de M. de Nervalmais à quelqu'un de ces ministres passablement honnêtes que nous avons vus se succéder?

L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien; M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julienqui dans ce moment écoutaitles yeux baissésles gémissements d'un évêquefut libre enfinet put approcher de son amiil le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julienet venait lui faire la cour.

Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture? C'était dans ces termesd'une énergie bibliqueque le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivantset il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d'Angleterre.

L'abbé Pirard passa dans un salon voisin; Julien le suivit:

-- Le marquis n'aime pas les écrivailleursje vous en avertis; c'est sa seule antipathie. Sachez le latinle grec si vous pouvezl'histoire des Egyptiensdes Persesetc.il vous honorera et vous protégera comme un savant. Mais n'allez pas écrire une page en françaiset surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le mondeil vous appellerait écrivailleuret vous prendrait en guignon. Commenthabitant l'hôtel d'un grand seigneurne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d'Alembert et Rousseau: «Cela veut raisonner de toutet n'a pas mille écus de rente!»

Tout se saitpensa Julienici comme au séminaire! II avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques: c'était une sorte d'éloge historique du vieux chirurgien-major quidisait-ill'avait fait homme. Et ce petit cahierse dit Juliena toujours été fermé à clef! Il monta chez luibrûla son manuscritet revint au salon. Les coquins brillants l'avaient quittéil ne restait que les hommes à plaques.

Autour de la tableque les gens venaient d'apporter toute serviese trouvaient sept à huit femmes fort noblesfort dévotesfort affectéesâgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il était plus de minuit; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut profondément ému; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.

Le groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C'était le fils unique de ce fameux juifcélèbre par les richesses qu'il avait acquises en prêtant de l'argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le juif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par moiset un nomhélastrop connu! Cette position singulière eût exigé de la simplicité dans le caractèreou beaucoup de force de volonté.

Malheureusementle comte n'était qu'un bon homme garni de toutes sortes de prétentions qui lui étaient inspirées par ses flatteurs.

M. de Caylus prétendait qu'on lui avait donné la volonté de demander en mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenoisqui devait être duc avec cent mille livres de rentefaisait la cour).

-- Ah! ne l'accusez pas d'avoir une volontédisait piteusement Norbert.

Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thalerc'était la faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne d'être roi. Prenant sans cesse conseil de tout le mondeil n'avait le courage de suivre aucun avis jusqu'au bout.

Sa physionomie eût suffi à elle seuledisait Mlle de La Molepour lui inspirer une joie éternelle. C'était un mélange singulier d'inquiétude et de désappointement; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffées d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche de Francequand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolentdisait M. de Croisenois. Le comte de CaylusNorbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu'ils voulurentsans qu'il s'en doutâtet enfin le renvoyèrent comme une heure sonnait:

-- Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu'il fait? lui dit Norbert.

-- Nonc'est un nouvel attelage bien moins cherrépondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me coûte cinq mille francset celui de droite ne vaut que cent louis; mais je vous prie de croire qu'on ne l'attelle que de nuit. C'est que son trot est parfaitement semblable à celui de l'autre.

La réflexion de Norbert fit penser au comte qu'il était décent pour un homme comme lui d'avoir la passion des chevauxet qu'il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partitet ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de lui.

Ainsipensait Julien en les entendant rire dans l'escalieril m'a été donné de voir l'autre extrême de ma situation! Je n'ai pas vingt louis de renteet je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heureet l'on se moquait de lui... Une telle vue guérit de l'envie.

CHAPITRE V

LA SENSIBILITE ET UNE GRANDE DAME DEVOTE

Une idée un peu vive y a l'air d'une grossièretétant on y est accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!

FAUBLAS.

Après plusieurs mois d'épreuvesvoici où en était Julien le jour où l'intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses appointements. M. de La Mole l'avait chargé de suivre l'administration de ses terres en Bretagne et enNormandie. Julien y faisait de fréquents voyages. Il était chargéen chefde la correspondance relative au fameux procès avec l'abbé de Frilair. M. Pirard l'avait instruit.

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui étaient adressésJulien composait des lettres qui presque toutes étaient signées.

A l'école de théologieses professeurs se plaignaient de son peu d'assiduitémais ne l'en regardaient pas moins comme un de leurs élèves les plus distingués. Ces différents travauxsaisis avec toute l'ardeur de l'ambition souffranteavaient bien vite enlevé à Julien les fraîches couleurs qu'il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite aux yeux des jeunes séminaristes ses camarades; il les trouvait beaucoup moins méchantsbeaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de Besançon; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait donné un cheval.

Craignant d'être rencontré dans ses courses à chevalJulien leur avait dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L'abbé Pirard l'avait mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné; l'idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes l'avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de hautlibéral condamné à mort dans son payset dévot. Cet étrange contrastela dévotion et l'amour de la libertéle frappa.

Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu'il répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julienayant manqué une ou deux fois aux convenancess'était prescrit de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était toujours parfaitement poli à son égard à l'hôtel de La Mole; mais il se sentait déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire tout beau tout nouveau .

Peut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers joursou bien le premier enchantement produit par l'urbanité parisienne était passé.

Dès qu'il cessait de travailleril était en proie à un ennui mortel; c'est l'effet desséchant de la politesse admirablemais si mesuréesi parfaitement graduée suivant les positionsqui distingue la haute société. Un coeur un peu sensible voit l'artifice.

Sans douteon peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli; mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l'hôtel de La Mole l'amour-propre de Julien n'était blessé; mais souventà la fin de la journéeen prenant sa bougie dans l'antichambreil se sentait l'envie de pleurer. En provinceun garçon de café prend intérêt à vouss'il vous arrive un accident en entrant dans son café; mais si cet accident offre quelque chose de désagréable pour l'amour-propreen vous plaignantil répétera dix fois le mot qui vous torture. A Parison a l'attention de se cacher pour riremais vous êtes toujours un étranger.

Nous passons sous silence une foule de petites aventures qui eussent donné des ridicules à Juliens'il n'eût pas été en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution: il tirait le pistolet tous les joursil était un des bons élèves des plus fameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instantau lieu de l'employer à lire comme autrefoisil courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manègeil était presque régulièrement jeté par terre.

Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstinéde son silencede son intelligenceetpeu à peului confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où sa haute ambition lui laissait quelque relâchele marquis faisait des affaires avec sagacité; àportée de savoir des nouvellesil jouait à la rente avec bonheur. Il achetait des maisonsdes bois; mais il prenait facilement de l'humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le coeur haut cherchent dans les affaires de l'amusement et non des résultats. Le marquis avait besoin d'un chef d'état-major qui mît un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires d'argent.

Mme de La Molequoique d'un caractère si mesurése moquait quelquefois de Julien. L'imprévu produit par la sensibilitéest l'horreur des grandes dames; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti: S'il est ridicule dans votre salonil triomphe dans son bureau. Juliende son côtécrut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron de La Joumate. C'était un être froidà physionomie impassible. Il était petitmincelaidfort bien mispassait sa vie au Châteaueten généralne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Mme de La Mole eût été passionnément heureusepour la première fois de sa viesi elle eût pu en faire le mari de sa fille.

 

CHAPITRE VI

MANIERE DE PRONONCER

Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la vie journalière des peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes colères pour les petites causesou pour des événements que la voix de la renommée transfigure en les portant au loin.

GRATIUS.

Pour un nouveau débarquéquipar hauteurne faisait jamais de questionsJulien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jourpoussé dans un café de la rue Saint-Honorépar une averse soudaineun grand homme en redingote de castorineétonné de son regard sombrele regarda à son tourabsolument comme jadisà Besançonl'amant de Mlle Amanda.

Julien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer cette première insultepour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication. L'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures: tout ce qui était dans le café les entoura; les passants s'arrêtaient devant la porte. Par une précaution de provincialJulien portait toujours des petits pistolets; sa main les serrait dans sa poche d'un mouvement convulsif. Cependant il fut sageet se borna à répéter à son homme de minute en minute: Monsieurvotre adresse? je vous méprise .

La constance avec laquelle il s'attachait à ces six mots finit par frapper la foule.

Dame! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L'homme à la redingoteentendant cette décision souvent répétéejeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l'atteignit au visageil s'était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L'homme s'en allanon sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.

Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m'émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante?

[Variante : Il eût voulu pouvoir se battre à l'instant. Mais une difficulté l'arrêtait. Dans tout ce grand Paris] Où prendre un témoin? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances; mais toutesrégulièrementau bout de six semaines de relationss'éloignaient de lui. Je suis insociableet m'en voilà cruellement punipensa-t-il. Enfinil eut l'idée de chercher un ancien lieutenant du 96enommé Liévinpauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincère avec lui.

-- Je veux bien être votre témoindit Liévinmais à une condition: si vous ne blessez pas votre hommevous vous battrez avec moiséance tenante.

-- Convenudit Julien enchantéet ils allèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l'adresse indiquée par ses billetsau fond du faubourg Saint-Germain.

Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu'en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de Mme de Rênalemployéjadis à l'ambassade de Rome ou de Napleset qui avait donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.

Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la veilleet une des siennes.

On le fit attendrelui et son témointrois grands quarts d'heure; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance. Ils trouvèrent un grand jeune hommemis comme une poupée; ses traits offraient la perfection et l'insignifiance de la beauté grecque. Sa têteremarquablement étroiteportait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés avec beaucoup de soinpas un cheveu ne dépassait l'autre. C'est pour se faire friser ainsipensa le lieutenant du 96eque ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre barioléele pantalon du matintoutjusqu'aux pantoufles brodéesétait correct et merveilleusement soigné. Sa physionomienoble et videannonçait des idées convenables et rares: l'idéal de l'homme aimablel'horreur de l'imprévu et de la plaisanteriebeaucoup de gravité.

Julienauquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire attendre longtempsaprès lui avoir jeté si grossièrement sa carte à la figureétait une offense de plusentra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l'intention d'être insolentmais il aurait bien voulu en même temps être de bon ton.

Il fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisisde son air à la fois compasséimportant et content de soide l'élégance admirable de ce qui l'entouraitqu'il perdit en un clin d'oeil toute idée d'être insolent. Ce n'était pas son homme de la veille. Son étonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du grossier personnage rencontré au caféqu'il ne put trouver une seule parole. Il présenta une des cartes qu'on lui avait jetées.

-- C'est mon nomdit l'homme à la modeauquel l'habit noir de Juliendès sept heures du matininspirait assez peu de considération; mais je ne comprends pasd'honneur...

La manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur.

-- Je viens pour me battre avec vousmonsieuret il expliqua d'un trait toute l'affaire.

M. Charles de Beauvoisisaprès y avoir mûrement penséétait assez content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staubc'est clairse disait-il en l'écoutant parler; ce gilet est de bon goûtces bottes sont bien; maisd'un autre côtécet habit noir dès le grand matin!... Ce sera pour mieux échapper à la ballese dit le chevalier de Beauvoisis.

Dès qu'il se fut donné cette explicationil revint à une politesse parfaiteet presque d'égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez longl'affaire était délicate; mais enfin Julien ne put se refuser à l'évidence. Le jeune homme si bien né qu'il avait devant lui n'offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage quila veillel'avait insulté.

Julien éprouvait une invincible répugnance à s'en alleril faisait durer l'explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisisc'est ainsi qu'il s'était nommé en parlant de luichoqué de ce que Julien l'appelait tout simplement monsieur.

Il admirait sa gravitémêlée d'une certaine fatuité modestemais qui ne l'abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière singulière de remuer la langue en prononçant les mots... Mais enfindans tout celail n'y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.

Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâcemais l'ex-lieutenant du 96eassis depuis une heureles jambes écartéesles mains sur les cuisseset les coudes en dehorsdécida que son ami M. Sorel n'était point fait pour chercher une querelle d'Allemand à un hommeparce qu'on avait volé à cet homme ses billets de visite.

Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l'attendait dans la courdevant le perron; par hasardJulien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.

Le voirle tirer par sa grande jaquettele faire tomber de son siège et l' accabler de coups de cravache ne fut que l'affaire d'un instant. Deux laquais voulurent défendre leur camarade; Julien reçut des coups de poing: au même instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur eux; ils prirent la fuite. Tout cela fut l'affaire d'une minute.

Le chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravité la plus plaisanterépétant avec sa prononciation de grand seigneur:

-- Qu'est ça? qu'est ça?

Il était évidemment fort curieuxmais l'importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d'intérêt. Quand il sut de quoi il s'agissaitla hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.

Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre: il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les avantages de l'initiative.

-- Pour le coups'écria-t-ilil y a là matière à duel!

-- Je le croirais assezreprit le diplomate.

-- Je chasse ce coquindit-il à ses laquais; qu'un autre monte.

On ouvrit la portière de la voiture: le chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son témoin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisisqui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n'y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre.

Ces messieursquoique très noblespensa Julienne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole; et je vois pourquoiajouta-t-il un instant aprèsils se permettent d'être indécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans un ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes piquantes que Julien et son témoinle lieutenant du 96eignoraient absolument. Julien n'eut point la sottise de prétendre les savoir; il avoua de bonne grâce son ignorance. Cette franchise plut à l'ami du chevalier; il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands détailset fort bien.

Une chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au milieu de la ruepour la procession de la Fête-Dieuarrêta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries; le curésuivant euxétait fils d'un archevêque. Jamais chez le marquis de La Molequi voulait être ducon n'eût osé prononcer un tel mot.

Le duel fut fini en un instant: Julien eut une balle dans le bras; on le lui serra avec des mouchoirs; on les mouilla avec de l'eau-de-vieet le chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le reconduire chez luidans la même voiture qui l'avait amené. Quand Julien indiqua l'hôtel de La Moleil y eut échange de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était làmais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e.

Mon Dieu! un dueln'est-ce que ça! pensait Julien. Que je suis heureux d'avoir retrouvé ce cocher! Quel serait mon malheursi j'avais dû supporter encore cette injure dans un café! La conversation amusante n'avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que l'affectation diplomatique est bonne à quelque chose.

L'ennui n'est donc point inhérentse disait-ilà une conversation entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fête-Dieuils osent raconter et avec détails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politiqueet ce manque-là est plus que compensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je serais heureux de les voir souvent!

A peine se fut-on quittéque le chevalier de Beauvoisis courut aux informations: elles ne furent pas brillantes.

Il était fort curieux de connaître son homme; pouvait-il décemment lui faire une visite? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'étaient pas d'une nature encourageante.

-- Tout cela est affreux! dit-il à son témoin. Il est impossible que j'avoue m'être battu avec un simple secrétaire de M. de La Moleet encore parce que mon cocher m'a volé mes cartes de visite.

-- Il est sûr qu'il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.

Le soir mêmele chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Soreld'ailleurs un jeune homme parfaitétait fils naturel d'un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une fois qu'il fut établile jeune diplomate et son ami daignèrent faire quelques visites à Julienpendant les quinze jours qu'il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu'il n'était allé qu'une fois en sa vie à l'Opéra.

-- Cela est épouvantablelui dit-onon ne va que là; il faut que votre première sortie soit pour le Comte Ory .

A l'Opérale chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur Geronimoqui avait alors un immense succès.

Julien faisait presque la cour au chevalier; ce mélange de respect pour soi-mêmed'importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l'enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut. Jamais Julien n'avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui amuse et la perfection des manières qu'un pauvre provincial doit chercher à imiter.

On le voyait à l'Opéra avec le chevalier de Beauvoisis; cette liaison fit prononcer son nom.

-- Eh bien! lui dit un jour M. de La Molevous voilà donc le fils naturel d'un riche gentilhomme de Franche-Comtémon ami intime?

Le marquis coupa la parole à Julienqui voulait protester qu'il n'avait contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.

-- M. de Beauvoisis n'a pas voulu s'être battu contre le fils d'un charpentier.

-- Je le saisje le saisdit M. de La Mole; c'est à moi maintenant de donner de la consistance à ce récitqui me convient. Mais j'ai une grâce à vous demanderet qui ne vous coûtera qu'une petite demi-heure de votre temps: tous les jours d'Opéraà onze heures et demieallez assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des façons de provinceil faudrait vous en défaire; d'ailleurs il n'est pas mal de connaîtreau moins de vuede grands personnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaître; on vous a donné les entrées.

CHAPITRE VII

UNE ATTAQUE DE GOUTTE

Et j'eus de l'avancementnon pour mon méritemais parce que mon maître avait la goutte.

BERTOLOTTI.

Le lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical; nous avons oublié de dire que depuis six semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte.

Mlle de La Mole et sa mère étaient à Hyèresauprès de la mère de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants; ils étaient fort bien l'un pour l'autremais n'avaient rien à se dire. M. de La Moleréduit à Julienfut étonné de lui trouver des idées. Il se faisait lire les journaux. Bientôt le jeune secrétaire fut en état de choisir les passages intéressants. Il y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait; il avait juré de ne le jamais lireet chaque jour en parlait. Julien riait [Variante: et admirait la pauvreté du duel entre le pouvoir et une idée. Cette petitesse du marquis lui rendait tout le sang-froid qu'il était tenté de perdre en passant des soirées tête-à-tête avec un si grand seigneur.] Le marquisirrité contre le temps présentse fit lire Tite-Live; la traduction improvisée sur le texte latin l'amusait.

Un jour le marquis dit avec ce ton de politesse excessive qui souvent impatientait Julien:

-- Permettezmon cher Sorelque je vous fasse cadeau d'un habit bleu: quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moivous serezà mes yeuxle frère cadet du comte de Chaulnesc'est-à-dire le fils de mon ami le vieux duc.

Julien ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait; le soir même il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un égal. Julien avait un coeur digne de sentir la vraie politessemais il n'avait pas d'idée des nuances. Il eût juréavant cette fantaisie du marquisqu'il était impossible d'être reçu par lui avec plus d'égards. Quel admirable talent! se dit Julien; quand il se leva pour sortirle marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l'accompagner à cause de sa goutte.

Cette idée singulière occupa Julien: Se moquerait-il de moi? pensa-t-il. Il alla demander conseil à l'abbé Pirardquimoins poli que le marquisne lui répondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le lendemain matin Julien se présenta au marquisen habit noiravec son portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l'ancienne manière. Le soir en habit bleuce fut un ton tout différent et absolument aussi poli que la veille.

-- Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bonté de faire à un pauvre vieillard maladelui dit le marquisil faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre viemais franchement et sans songer à autre chose qu'à raconter clairement et d'une façon amusante. Car il faut s'amusercontinua le marquis; il n'y a que cela de réel dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie à la guerre tous les joursou me faire tous les jours cadeau d'un million; mais si j'avais Rivaroliciauprès de ma chaise longuetous les jours il m'ôterait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup connu à Hambourgpendant l'émigration.

Et le marquis conta à Julien les anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s'associaient quatre pour comprendre un bon mot.

M. de La Moleréduit à la société de ce petit abbévoulut l'émoustiller. Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui demandait la véritéJulien résolut de tout dire; mais en taisant deux choses: son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au marquiset la parfaite incrédulité qui n'allait pas trop bien à un futur curé. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la rue Saint-Honoréavec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut l'époque d'une franchise parfaite dans les relations entre le maître et le protégé.

M. de La Mole s'intéressa à ce caractère singulier. Dans les commencementsil caressait les ridicules de Julienafin d'en jouir; bientôt il trouva plus d'intérêt à corriger tout doucement les fausses manières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent toutpensait le marquis; celui-ci hait tout. Ils ont trop d'affectationlui n'en a pas assezet les sots le prennent pour un sot.

L'attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l'hiver et dura plusieurs mois.

On s'attache bien à un bel épagneulse disait le marquispourquoi ai-je tant de honte de m'attacher à ce petit abbé? il est original. Je le traite comme un fils; eh bien! où est l'inconvénient? Cette fantaisiesi elle dureme coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament.

Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégéchaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.

Julien remarqua avec effroi qu'il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des décisions contradictoires sur le même objet.

Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisionset le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.

Cette idée sembla d'abord le comble du ridicule et de l'ennui. Maisen moins de deux moisle marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquieret qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les dépenses des terres que Julien était chargé d'administrer.

Ces mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affairesqu'il put se donner le plaisir d'entreprendre deux ou trois nouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.

-- Prenez trois mille francs pour vousdit-il un jour à son jeune ministre.

-- Monsieurma conduite peut être calomniée.

-- Que vous faut-il donc? reprit le marquis avec humeur.

-- Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l'écrire de votre main sur le registre: cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs. Au restec'est M. l'abbé Pirard qui a eu l'idée de toute cette comptabilité. Le marquisavec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de M. Poissonson intendantécrivit la décision.

Le soirlorsque Julien paraissait en habit bleuil n'était jamais question d'affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l'amour-propre toujours souffrant de notre hérosque bientôtmalgré luiil éprouva une sorte d'attachement pour ce vieillard aimable. Ce n'est pas que Julien fût sensiblecomme on l'entend à Paris; mais ce n'était pas un monstreet personnedepuis la mort du vieux chirurgien-majorne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des ménagements de politesse qu'il n'avait jamais trouvés chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur.

Un jourà la fin d'une audience du matinen habit noir et pour les affairesJulien amusa le marquisqui le retint deux heureset voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom venait de lui apporter de la Bourse.

-- J'espèremonsieur le marquisne pas m'écarter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.

-- Parlezmon ami.

-- Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n'est pas à l'homme en habit noir qu'il est adresséet il gâterait tout à fait les façons que l'on a la bonté de tolérer chez l'homme en habit bleu.

Il salua avec beaucoup de respectet sortit sans regarder.

Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l'abbé Pirard.

-- Il faut que je vous avoue enfin une chosemon cher abbé. Je connais la naissance de Julienet je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.

Son procédé de ce matin est noblepensa le marquiset moi je l'anoblis.

Quelque temps aprèsle marquis put enfin sortir.

-- Allez passer deux mois à Londresdit-il à Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec mes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J'ai calculé que le retard ne sera que de cinq jours.

En courant la poste sur la route de CalaisJulien s'étonnait de la futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l'envoyait.

Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d'horreur il toucha le sol anglais. On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowedans chaque grand seigneur un lord Bathurstordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en recevant la récompense par dix années de ministère.

A Londresil connut enfin la haute fatuité. Il s'était lié avec de jeunes seigneurs russes qui l'initièrent.

-- Vous êtes prédestinémon cher Sorellui disaient-ilsvous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation présente que nous cherchons tant à nous donner.

-- Vous n'avez pas compris votre sièclelui disait le prince Korasoff: Faites toujours le contraire de ce qu'on attend de vous . Voilàd'honneurla seule religion de l'époque. Ne soyez ni founi affectécar alors on attendrait de vous des folies et des affectationset le précepte ne serait plus accompli.

Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folkequi l'avait engagé à dînerainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La façon dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui attendaient est encore citée parmi les jeunes secrétaires d'ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.

Il voulut voirmalgré les dandys ses amisle célèbre Philippe Vanele seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septième année de prison. L'aristocratie ne badine pas en ce pays-cipensa Julien; de plusVane est déshonorévilipendéetc.

Julien le trouva gaillard; la rage de l'aristocratie le désennuyait. Voilàse dit Julien en sortant de prisonle seul homme gai que j'aie vu en Angleterre.

L'idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieului avait dit Vane...

Nous supprimons le reste du système comme cynique.

A son retour:

-- Quelle idée amusante m'apportez-vous d'Angleterre? lui dit M. de La Mole...

Il se taisait.

-- Quelle idée apportez-vousamusante ou non? reprit le marquis vivement.

-- Primodit Julienl'Anglais le plus sage est fou une heure par jour; il est visité par le démon du suicidequi est le dieu du pays.

2° L'esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en débarquant en Angleterre.

3° Rien au monde n'est beauadmirableattendrissant comme les paysages anglais.

-- A mon tourdit le marquis:

Primopourquoi allez-vous direau bal chez l'ambassadeur de Russiequ'il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui désirent passionnément la guerre? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois?

-- On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomatesdit Julien. Ils ont la manie d'ouvrir des discussions sérieuses. Si l'on s'en tient aux lieux communs des journauxon passe pour un sot. Si l'on se permet quelque chose de vrai et de neufils sont étonnésne savent que répondreet le lendemain matin à sept heuresils vous font dire par le premier secrétaire d'ambassade qu'on a été inconvenant.

-- Pas maldit le marquis en riant. Au resteje pariemonsieur l'homme profondque vous n'avez pas deviné ce que vous êtes allé faire en Angleterre.

-- Pardonnez-moireprit Julien; j'y ai été pour dîner une fois la semaine chez l'ambassadeur du roiqui est le plus poli des hommes.

-- Vous êtes allé chercher la croix que voilàlui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noiret je suis accoutumé au ton plus amusant que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu. Jusqu'à nouvel ordreentendez bien ceci: quand je verrai cette croixvous serez le fils cadet de mon ami le duc de Chaulnesqui sans s'en douterest depuis six mois employé dans la diplomatie. Remarquezajouta le marquisd'un air fort sérieuxet coupant court aux actions de grâcesque je ne veux point vous sortir de votre état. C'est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès vous ennuierontou que vous ne me conviendrez plusje demanderai pour vous une bonne curecomme celle de notre ami l'abbé Pirardet rien de plus ajouta le marquis d'un ton fort sec.

-- Cette croix mit à l'aise l'orgueil de Julien; il parla beaucoup plus. Il se crut moins souvent offensé et pris de mire par ces propossusceptibles de quelque explication peu polieet quidans une conversation animéepeuvent échapper à tout le monde.

Cette croix lui valut une singulière visite; ce fut celle de M. le baron de Valenodqui venait à Paris remercier le ministère de sa baronnie et s'entendre avec lui. Il allait être nommé maire de Verrières en remplacement de M. de Rênal.

Julien rit bienintérieurementquand M. de Valenod lui fit entendre qu'on venait de découvrir que M. de Rênal était un jacobin. Le fait est quedans une réélection qui se préparait[Variante: une réélection générale qu'on préparait pour la Chambre des députés] le nouveau baron était le candidat du ministèreet au grand collège du départementà la vérité fort ultrac'était M. de Rênal qui était porté par les libéraux.

Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de Rênal; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalitéet fut impénétrable. Il finit par demander à Julien la voix de son père dans les élections qui allaient avoir lieu. Julien promit d'écrire.

-- Vous devriezmonsieur le chevalierme présenter à M. le marquis de La Mole.

En effetje le devraispensa Julien; mais un tel coquin!...

-- En véritérépondit-ilje suis un trop petit garçon à l'hôtel de La Mole pour prendre sur moi de présenter.

Julien disait tout au marquis: le soir il lui conta la prétention du Valenodainsi que ses faits et gestes depuis 1814.

-- Non seulementreprit M. de La Moled'un air fort sérieuxvous me présenterez demain le nouveau baronmais je l'invite à dîner pour après-demain. Ce sera un de nos nouveaux préfets.

-- En ce casreprit Julien froidementje demande la place de directeur du dépôt de mendicité pour mon père.

-- A la bonne heuredit le marquis en reprenant l'air gai; accordé; je m'attendais à des moralités. Vous vous formez.

M. de Valenod apprit à Julien que le titulaire du bureau de loterie de Verrières venait de mourir: Julien trouva plaisant de donner cette place à M. de Cholince vieil imbécile dont jadis il avait ramassé la pétition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bon coeur de la pétition que Julien récita en lui faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances.

A peine M. de Cholin nomméJulien apprit que cette place avait été demandée par la députation du département pour M. Grosle célèbre géomètre: cet homme généreux n'avait que quatorze cents francs de renteet chaque année prêtait six cents francs au titulaire qui venait de mourirpour l'aider à élever sa famille.

Julien fut étonné de ce qu'il avait fait. [Variante: Cette famille du mortcomment vit-elle aujourd'hui? Cette idée lui serra le coeur.] Ce n'est riense dit-il; il faudra en venir à bien d'autres injusticessi je veux parveniret encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales: pauvre M. Gros! c'est lui qui méritait la croixc'est moi qui l'aiet je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne.

 

CHAPITRE VIII

QUELLE EST LA DECORATION QUI DISTINGUE?

Ton eau ne me rafraîchit pasdit le génie altéré.-- C'est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar Békir.

PELLICO.

Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequiersur les bords de la Seineque M. de La Mole voyait avec intérêtparce quede toutes les siennesc'était la seule qui eût appartenu au célèbre Boniface de La Mole. Il trouva à l'hôtel la marquise et sa fillequi arrivaient d'Hyères.

Julien était un dandy maintenantet comprenait l'art de vivre à Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des détails sur sa manière de tomber de cheval [Variante : avec grâce].

Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taillesa tournure n'avaient plus rien du provincial; il n'en était pas ainsi de sa conversation: on y remarquait encore trop de sérieuxtrop de positif. Malgré ces qualités raisonnablesgrâce à son orgueilelle n'avait rien de subalterne; on sentait seulement qu'il regardait encore trop de choses comme importantes. Mais on voyait qu'il était homme à soutenir son dire.

-- Il manque de légèretémais non pas d'espritdit Mlle de La Mole à son pèreen plaisantant avec lui sur la croix qu'il avait donnée à Julien. Mon frère vous l'a demandée pendant dix-huit moiset c'est un La Mole!...

-- Ouimais Julien a de l'imprévuc'est ce qui n'est jamais arrivé au La Mole dont vous me parlez.

On annonça M. le duc de Retz.

Mathilde se sentit saisie d'un bâillement irrésistible; [Variante : à le voiril lui semblait qu'] elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre à Paris. Et cependant à Hyères elle regrettait Paris.

Et pourtant j'ai dix-neuf ans! pensait-elle: c'est l'âge du bonheurdisent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix volumes de poésies nouvellesaccumuléspendant le voyage de Provencesur la console du salon. Elle avait le malheur d'avoir plus d'esprit que MM. de Croisenoisde Caylusde Luzet ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provencela poésiele midietc.etc.

Ces yeux si beauxoù respirait l'ennui le plus profondetpis encorele désespoir de trouver le plaisirs'arrêtèrent sur Julien. Du moinsil n'était pas exactement comme un autre.

-- Monsieur Soreldit-elle avec cette voix vivebrèveet qui n'a rien de fémininqu'emploient les jeunes femmes de la haute classemonsieur Sorelvenez-vous ce soir au bal de M. de Retz?

-- Mademoiselleje n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à M. le duc. (On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)

-- Il a chargé mon frère de vous amener avec lui; etsi vous y étiez venuvous m'auriez donné des détails sur la terre de Villequier; il est question d'y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est logeableet si les environs sont aussi jolis qu'on le dit. Il y a tant de réputations usurpées!

Julien ne répondait pas.

-- Venez au bal avec mon frèreajouta-t-elle d'un ton fort sec.

Julien salua avec respect. Ainsimême au milieu du balje dois des comptes à tous les membres de la famille. Ne suis-je pas payé comme homme d'affaires? Sa mauvaise humeur ajouta: Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du pèredu frèrede la mère! C'est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y être d'une nullité parfaiteet cependant ne donner à personne le droit de se plaindre.

Que cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Moleque sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modessa robe lui tombe des épaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage... Quels cheveux sans couleurà force d'être blonds! On dirait que le jour passe à travers!... Que de hauteur dans cette façon de saluerdans ce regard! quels gestes de reine!

Mlle de La Mole venait d'appeler son frèreau moment où il quittait le salon.

Le comte Norbert s'approcha de Julien:

-- Mon cher Sorellui dit-iloù voulez-vous que je vous prenne à minuit pour le bal de M. de Retz? Il m'a chargé expressément de vous amener.

-- Je sais bien à qui je dois tant de bontésrépondit Julienen saluant jusqu'à terre.

Sa mauvaise humeurne pouvant rien trouver à reprendre au ton de politesse et même d'intérêt avec lequel Norbert lui avait parlése mit à s'exercer sur la réponse que luiJulienavait faite à ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.

Le soiren arrivant au balil fut frappé de la magnificence de l'hôtel de Retz. La cour d'entrée était couverte d'une immense tente de coutil cramoisi avec des étoiles en or: rien de plus élégant. Au-dessous de cette tentela cour était transformée en un bois d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment les vasesles lauriers et les orangers avaient l'air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.

Cet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n'avait pas l'idée d'une telle magnificence; en un instant son imagination émue fut à mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voitureen venant au balNorbert était heureuxet lui voyait tout en noir; à peine entrés dans la courles rôles changèrent.

Norbert n'était sensible qu'à quelques détailsquiau milieu de tant de magnificencen'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de chaque choseetà mesure qu'il arrivait à un total élevéJulien remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur.

Pour luiil arriva séduitadmirantet presque timide à force d'émotiondans le premier des salons où l'on dansait. On se pressait à la porte du secondet la foule était si grandequ'il lui fut impossible d'avancer. La décoration de ce second salon représentait l'Alhambra de Grenade.

-- C'est la reine du balil faut en convenirdisait un jeune homme à moustachesdont l'épaule entrait dans la poitrine de Julien.

-- Mlle Fourmontqui tout l'hiver a été la plus jolielui répondait son voisins'aperçoit qu'elle descend à la seconde place: vois son air singulier.

-- Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Voisvois ce sourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette contredanse. C'estd'honneurimpayable.

-- Mlle de La Mole a l'air d'être maîtresse du plaisir que lui fait son triomphedont elle s'aperçoit fort bien. On dirait qu'elle craint de plaire à qui lui parle.

-- Très bien! voilà l'art de séduire.

Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme séduisante; sept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de la voir.

-- Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noblereprit le jeune homme à moustaches.

-- Et ces grands yeux bleus qui s'abaissent si lentement au moment où l'on dirait qu'ils sont sur le point de se trahirreprit le voisin. Ma foirien de plus habile.

-- Vois comme auprès d'elle la belle Fourmont a l'air commundit un troisième.

-- Cet air de retenue veut dire: Que d'amabilité je déploierais pour voussi vous étiez l'homme digne de moi!

-- Et qui peut être digne de la sublime Mathilde? dit le premier: quelque prince souverainbeauspirituelbien faitun héros à la guerreet âgé de vingt ans tout au plus.

-- Le fils naturel de l'empereur de Russie... auquelen faveur de ce mariageon ferait une souveraineté... ou tout simplement le comte de Thaleravec son air de paysan habillé...

La porte fut dégagéeJulien put entrer.

Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupéeselle vaut la peine que je l'étudiepensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là.

Comme il la cherchait des yeuxMathilde le regarda. Mon devoir m'appellese dit Julien; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe fort basse des épaules de Mathilde augmenta bien viteà la vérité d'une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunessepensa-t-il. Cinq ou six jeunes gensparmi lesquels Julien reconnut ceux qu'il avait entendus à la porteétaient entre elle et lui.

-- Vous monsieurqui avez été ici tout l'hiverlui dit-ellen'est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison?

Il ne répondait pas.

-- Ce quadrille de Coulon me semble admirable et ces dames le dansent d'une façon parfaite.

Les jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l'homme heureux dont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas encourageante.

-- Je ne saurais être un bon jugemademoiselle; je passe ma vie à écrire: c'est le premier bal de cette magnificence que j'aie vu.

Les jeunes gens à moustaches furent scandalisés.

-- Vous êtes un sagemonsieur Sorelreprit-on avec un intérêt plus marqué; vous voyez tous ces balstoutes ces fêtescomme un philosophecomme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.

Un mot venait d'éteindre l'imagination de Julien et de chasser de son coeur toute illusion. Sa bouche prit l'expression d'un dédain un peu exagéré peut-être.

-- J.-J. Rousseaurépondit-iln'est à mes yeux qu'un sotlorsqu'il s'avise de juger le grand monde; il ne le comprenait paset y portait le coeur d'un laquais parvenu.

-- Il a fait le Contrat social dit Mathilde du ton de la vénération.

-- Tout en prêchant la république et le renversement des dignités monarchiquesce parvenu est ivre de bonheursi un duc change la direction de sa promenade après dîner pour accompagner un de ses amis.

-- Ah! ouile duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet du côté de Paris...reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l'abandon de la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son savoirà peu près comme l'académicien qui découvrit l'existence du roi Feretrius. L'oeil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un moment d'enthousiasme; la froideur de son partner la déconcerta profondément. Elle fut d'autant plus étonnéeque c'était elle qui avait coutume de produire cet effet-là sur les autres.

Dans ce momentle marquis de Croisenois s'avançait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d'ellesans pouvoir pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray était près de luic'était une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mariqui ne l'était que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvrayfort jeune aussiavait tout l'amour niais qui prend un homme quifaisant un mariage de convenance uniquement arrangé par les notairestrouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait être duc à la mort d'un oncle fort âgé.

Pendant que le marquis de Croisenoisne pouvant percer la fouleregardait Mathilde d'un air riantelle arrêtait ses grands yeuxd'un bleu célestesur lui et ses voisins. Quoi de plus platse dit-elleque tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser; il est douxpoliil a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils donnentces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air borné et content. Un an après le mariagema voituremes chevauxmes robesmon château à vingt lieues de Paristout cela sera aussi bien que possibletout à fait ce qu'il faut pour faire périr d'envie une parvenueune comtesse de Roiville par exemple; et après?...

Mathilde s'ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à l'approcheret lui parlaitmais elle rêvait sans l'écouter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait machinalement de l'oeil Julienqui s'était éloigné d'un air respectueuxmais fier et mécontent. Elle aperçut dans un coinloin de la foule circulantele comte Altamiracondamné à mort dans son paysque le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIVune de ses parentes avait épousé un prince de Conti; ce souvenir le protégeait un peu contre la police de la congrégation.

Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un hommepensa Mathilde: c'est la seule chose qui ne s'achète pas.

Ah! c'est un bon mot que je viens de me dire! Quel dommage qu'il ne soit pas venu de façon à m'en faire honneur! Mathilde avait trop de goût pour amener dans la conversation un bon mot fait d'avance; mais elle avait aussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d'elle-même. Un air de bonheur remplaça dans ses traits l'apparence de l'ennui. Le marquis de Croisenoisqui lui parlait toujourscrut entrevoir le succèset redoubla de faconde.

Qu'est-ce qu'un méchant pourrait objecter à mon bon mot? se dit Mathilde. Je répondrais au critique: Un titre de baronde vicomtecela s'achète; une croixcela se donne; mon frère vient de l'avoirqu'a-t-il fait? un gradecela s'obtient. Dix ans de garnisonou un parent ministre de la guerreet l'on est chef d'escadron comme Norbert. Une grande fortune!... c'est encore ce qu'il y a de plus difficile et par conséquent de plus méritoire. Voilà qui est drôle! c'est le contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien! pour la fortuneon épouse la fille de M. Rothschild.

Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore la seule chose que l'on ne soit pas avisé de solliciter.

-- Connaissez-vous le comte Altamira? dit-elle à M. de Croisenois.

Elle avait l'air de revenir de si loinet cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutesque son amabilité en fut déconcertée. C'était pourtant un homme d'esprit et fort renommé comme tel.

Mathilde a de la singularitépensa-t-il; c'est un inconvénientmais elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole; il est lié avec ce qu'il y a de mieux dans tous les partisc'est un homme qui ne peut sombrer. Et d'ailleurscette singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortunele génie n'est point un ridiculeet alors quelle distinction! Elle a si bien d'ailleursquand elle veutce mélange d'espritde caractère et d'à-proposqui fait l'amabilité parfaite... Comme il est difficile de faire bien deux choses à la foisle marquis répondait à Mathilde d'un air videet comme récitant une leçon:

-- Qui ne connaît ce pauvre Altamira? Et il lui faisait l'histoire de sa conspiration manquéeridiculeabsurde.

-- Très absurde! dit Mathildecomme se parlant à elle-mêmemais il a agi. Je veux voir un homme; amenez-le-moidit-elle au marquis très choqué.

Le comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l'air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole; elle était suivant lui l'une des plus belles personnes de Paris.

-- Comme elle serait belle sur un trône! dit-il à M. de Croisenois; et il se laissa amener sans difficulté.

Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien n'est de mauvais ton comme une conspiration; cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succès?

Le regard de Mathilde se moquait du libéralisme d'Altamira avec M. de Croisenoismais elle l'écoutait avec plaisir.

Un conspirateur au balc'est un joli contrastepensait-elle. Elle trouvait à celui-ciavec ses moustaches noiresla figure du lion quand il se repose; mais elle s'aperçut bientôt que son esprit n'avait qu'une attitude: l'utilitél'admiration pour l'utilité .

Excepté ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement de deux Chambresle jeune comte trouvait que rien n'était digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathildela plus séduisante personne du balparce qu'il vit entrer un général péruvien.

Désespérant de l'Europele pauvre Altamira en était réduit à penser quequand les Etats de l'Amérique méridionale seront forts et puissantsils pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée*. [* Cette feuillecomposée le 25 juillet 1830a été imprimée le 4 août. Note de l'éditeur (vraisembalement Stendhal)].

Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s'était approché de Mathilde. Elle avait bien vu qu'Altamira n'était pas séduitet se trouvait piquée de son départ; elle voyait son oeil noir briller en parlant au général péruvien. Mlle de La Mole regardait [Variante : promenait ses regards sur] les jeunes Français avec ce sérieux profond qu'aucune de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d'entre euxpensait-ellepourrait se faire condamner à morten lui supposant même toutes les chances favorables?

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'espritmais inquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de réponse difficile.

Une haute naissance donne cent qualités dont l'absence m'offenserait: je le vois par l'exemple de Julienpensait Mathilde; mais elle étiole ces qualités de l'âme qui font condamner à mort.

En ce moment quelqu'un disait près d'elle:

-- Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentelc'est un Pimentel qui tenta de sauver Conradindécapité en 1268. C'est l'une des plus nobles familles de Naples.

Voilàse dit Mathildequi prouve joliment ma maxime: La haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu'une femme comme une autreeh bien! il faut danser. Elle céda aux instances du marquis de Croisenoisqui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se distraire de son malheur en philosophieMathilde voulut être parfaitement séduisanteM. de Croisenois fut ravi.

Mais ni la danseni le désir de plaire à l'un des plus jolis hommes de la courrien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d'avoir plus de succès. Elle était la reine du balelle le voyaitmais avec froideur.

Quelle vie effacée je vais passer avec un être tel que Croisenois! se disait-ellecomme il la ramenait à sa place une heure après... Où est le plaisir pour moiajouta-t-elle tristementsiaprès six mois d'absenceje ne le trouve pas au milieu d'un bal qui fait l'envie de toutes les femmes de Paris? Et encorej'y suis environnée des hommages d'une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n'y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et cependantajoutait-elle avec une tristesse croissantequels avantages le sort ne m'a-t-il pas donnés: illustrationfortunejeunesse! hélas! toutexcepté le bonheur.

Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m'ont parlé toute la soirée. L'espritj'y croiscar je leur fais peur évidemment à tous. S'ils osent aborder un sujet sérieuxau bout de cinq minutes de conversation ils arrivent tout hors d'haleineet comme faisant une grande découverte à une chose que je leur répète depuis une heure. Je suis bellej'ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout sacrifiéet pourtant il est de fait que je meurs d'ennui. Y a-t-il une raison pour que Je m'ennuie moins quand j'aurai changé mon nom pour celui du marquis de Croisenois?

Maismon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l'envie de pleurern'est-ce pas un homme parfait? C'est le chef-d'oeuvre de l'éducation de ce siècle; on ne peut le regarder sans qu'il trouve une chose aimableet même spirituelleà vous dire; il est brave... Mais ce Sorel est singulierse dit-elleet son oeil quittait l'air morne pour l'air fâché. Je l'ai averti que j'avais à lui parleret il ne daigne pas reparaître!

CHAPITRE IX

LE BAL

Le luxe des toilettesl'éclat des bougiesles parfums: tant de jolis brasde belles épaules; des bouquets; des airs de Rossini qui enlèventdes peintures de Ciceri; Je suis hors de moi!

Voyages d'Uzeri.

-- Vous avez de l'humeurlui dit la marquise de La Mole; je vous en avertisc'est de mauvaise grâce au bal.

-- Je ne me sens que mal à la têterépondit Mathilde d'un air dédaigneuxil fait trop chaud ici.

A ce momentcomme pour justifier Mlle de La Molele vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba; on fut obligé de l'emporter. On parla d'apoplexiece fut un événement désagréable.

Mathilde ne s'en occupa point. C'était un parti prischez ellede ne regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des choses tristes.

Elle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexiequi n'en était pas unecar le surlendemain le baron reparut.

Mais M. Sorel ne vient pointse dit-elle encore après qu'elle eut dansé. Elle le cherchait presque des yeuxlorsqu'elle l'aperçut dans un autre salon. Chose étonnanteil semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel; il n'avait plus l'air anglais.

Il cause avec le comte Altamiramon condamné à mort! se dit Mathilde. Son oeil est plein d'un feu sombre; il a l'air d'un prince déguisé; son regard a redoublé d'orgueil.

Julien se rapprochait de la place où elle étaittoujours causant avec Altamira; elle le regardait fixementétudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être condamné à mort.

Comme il passait près d'elle:

-- Ouidisait-il au comte AltamiraDanton était un homme!

O ciel! serait-il un Dantonse dit Mathilde; mais il a une figure si nobleet ce Danton était si horriblement laidun boucherje crois. Julien était encore assez près d'elleelle n'hésita pas à l'appeler; elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.

-- Danton n'était-il pas un boucher? lui dit-elle.

-- Ouiaux yeux de certaines personneslui répondit Julien avec l'expression du mépris le plus mal déguiséet l'oeil encore enflammé de sa conversation avec Altamiramais malheureusement pour les gens bien nésil était avocat à Méry-sur-Seine; c'est-à-diremademoiselleajouta-t-il d'un air méchantqu'il a commencé comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux de la beautéil était fort laid.

Ces derniers mots furent dits rapidementd'un air extraordinaire et assurément fort peu poli.

Julien attendit un instantle haut du corps légèrement penché et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire: Je suis payé pour vous répondreet je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l'oeil sur Mathilde. Elleavec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés sur luiavait l'air de son esclave. Enfincomme le silence continuaitil la regarda ainsi qu'un valet regarde son maîtreafin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathildetoujours fixés sur lui avec un regard étrangeil s'éloigna avec un empressement marqué.

Luiqui est réellement si beause dit enfin Mathilde sortant de sa rêveriefaire un tel éloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-même! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que mon père prend quand il fait si bien Napoléon au bal. Elle avait tout à fait oublié Danton. Décidémentce soirje m'ennuie. Elle saisit le bras de son frèreetà son grand chagrinle força de faire un tour dans le bal. L'idée lui vint de suivre la conversation du condamné à mort avec Julien.

La foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment oùà deux pas devant elleAltamira s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julienle corps à demi tourné. Il vit un bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La broderie sembla exciter son attention; il se retourna tout à fait pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. A l'instantces yeux si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.

-- Vous voyez cet hommedit-il assez bas à Julien; c'est le prince d'Araceliambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à votre ministre des affaires étrangères de FranceM. de Nerval. Tenezle voilà là-basqui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me livrercar nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l'on me rend à mon roije suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à moustaches qui m'empoignera .

-- Les infâmes! s'écria Julien à demi-haut.

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L'ennui avait disparu.

-- Pas si infâmesreprit le comte Altamira. Je vous ai parlé de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli; toutes les cinq minutesil jette les yeux sur sa Toison d'Or; il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au fond qu'un anachronisme. Il y a cent ansla Toison était un honneur insignemais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête. Aujourd'huiparmi les gens bien nésil faut être un Araceli pour en être enchanté. Il eût fait pendre toute une ville pour l'obtenir.

-- Est-ce à ce prix qu'il l'a eue? dit Julien avec anxiété.

-- Nonpas précisémentrépondit Altamira froidement; il a peut-être fait jeter à la rivière une trentaine de riches propriétaires de son paysqui passaient pour libéraux.

-- Quel monstre! dit encore Julien.

Mlle de La Molepenchant la tête avec le plus vif intérêtétait si près de luique ses beaux cheveux touchaient presque son épaule.

-- Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que j'ai une soeur mariée en Provence; elle est encore joliebonnedouce; c'est une excellente mère de famillefidèle à tous ses devoirspieuse et non dévote.

Où veut-il en venir? pensait Mlle de La Mole.

-- Elle est heureusecontinua le comte Altamira; elle l'était en 1815. Alors j'étais caché chez elledans sa terre près d'Antibes; eh bienau moment où elle apprit l'exécution du maréchal Neyelle se mit à danser!

-- Est-il possible? dit Julien atterré.

-- C'est l'esprit de partireprit Altamira. Il n'y a plus de passions véritables au XIXe siècle: c'est pour cela que l'on s'ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautésmais sans cruauté.

-- Tant pis! dit Julien; du moinsquand on fait des crimesfaut-il les faire avec plaisir: ils n'ont que cela de bonet l'on ne peut même les justifier un peu que par cette raison.

Mlle de La Moleoubliant tout à fait ce qu'elle se devait à elle-mêmes'était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frèrequi lui donnait le brasaccoutumé à lui obéirregardait ailleurs dans la salleetpour se donner une contenanceavait l'air d'être arrêté par la foule.

-- Vous avez raisondisait Altamira; on fait tout sans plaisir et sans s'en souvenirmême les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l'ont oubliéet le monde aussi.

Plusieurs sont émus jusqu'aux larmes si leur chien se casse la patte. Au Père-Lachaisequand on jette des fleurs sur leur tombecomme vous dites si plaisamment à Parison nous apprend qu'ils réunissaient toutes les vertus des preux chevalierset l'on parle des grandes actions de leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Simalgré les bons offices du prince d'Aracelije ne suis pas penduet que je jouisse jamais de ma fortune à Parisje veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins honorés et sans remords.

Vous et moià ce dînernous serons les seuls purs de sangmais je serai méprisé et presque haïcomme un monstre sanguinaire et jacobinet vousméprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.

-- Rien de plus vraidit Mlle de La Mole.

Altamira la regarda étonné; Julien ne daigna pas la regarder.

-- Notez que la révolution à la tête de laquelle je me suis trouvécontinua le comte Altamiran'a pas réussi uniquement parce que je n'ai pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à nos partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j'avais la clef. Mon roiqui aujourd'hui brûle de me faire pendreet quiavant la révolteme tutoyaitm'eût donné le grand cordon de son ordre si j'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces caissescar j'aurais obtenu au moins un demi-succèset mon pays eût eu une charte telle quelle... Ainsi va le mondec'est une partie d'échecs.

-- Alorsreprit Julien l'oeil en feuvous ne saviez pas le jeu; maintenant...

-- Je ferais tomber des têtesvoulez-vous direet je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l'autre jour?... Je vous répondraidit Altamira d'un air tristequand vous aurez tué un homme en duelce qui encore est bien moins laid que de le faire exécuter par un bourreau.

-- Ma foi! dit Julienqui veut la fin veut les moyens; siau lieu d'être un atomej'avais quelque pouvoirje ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des hommes; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout près de luiet ce méprisloin de se changer en air gracieux et civilsembla redoubler.

Elle en fut profondément choquéemais il ne fut plus en son pouvoir d'oublier Julien; elle s'éloigna avec dépitentraînant son frère.

Il faut que je prenne du punchet que je danse beaucoupse dit-elle; je veux choisir ce qu'il y a de mieuxet faire effet à tout prix. Bonvoici ce fameux impertinentle comte de Fervaques. Elle accepta son invitation; ils dansèrent. Il s'agit de voirpensa-t-ellequi des deux sera le plus impertinentmaispour me moquer pleinement de luiil faut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublaitetne trouvant que des paroles élégantesau lieu d'idéesfaisait des mines; Mathildequi avait de l'humeurfut cruelle pour luiet s'en fit un ennemi. Elle dansa jusqu'au jouret enfin se retira horriblement fatiguée. Maisen voiturele peu de force qui lui restait était encore employé à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julienet ne pouvait le mépriser.

Julien était au comble du bonheurravi à son insu par la musiqueles fleursles belles femmesl'élégance généraleetplus que toutpar son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour tous.

-- Quel beau bal! dit-il au comterien n'y manque.

-- Il y manque la penséerépondit Altamira.

Et sa physionomie trahissait ce méprisqui n'en est que plus piquantparce qu'on voit que la politesse s'impose le devoir de le cacher.

-- Vous y êtesmonsieur le comte. N'est-ce pasla pensée est conspirante encore?

-- Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos salons. Il faut qu'elle ne s'élève pas au-dessus de la pointe d'un couplet de vaudeville: alors on la récompense. Mais l'homme qui penses'il a de l'énergie et de la nouveauté dans ses sailliesvous l'appelez cynique . N'est-ce pas ce nom-là qu'un de vos juges a donné à Courier? Vous l'avez mis en prisonainsi que Béranger. Tout ce qui vaut quelque chosechez vouspar l'espritla congrégation le jette à la police correctionnelle; et la bonne compagnie applaudit.

C'est que votre société vieillie prise avant tout les convenances... Vous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire; vous aurez des Muratet jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie imprudenteet le maître de la maison se croit déshonoré.

A ces motsla voiture du comtequi ramenait Juliens'arrêta devant l'hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau complimentévidemment échappé à une profonde conviction: Vous n'avez pas la légèreté françaiseet comprenez le principe de l'utilité . Il se trouvait quejustement l'avant-veilleJulien avait vu Marino Faliero tragédie de M. Casimir Delavigne.

Israël Bertuccio[Variante : un simple charpentier de l'arsenal] n'a-t-il pas plus de caractère que tous ces nobles Vénitiens? se disait notre plébéien révolté; et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte à l'an 700un siècle avant Charlemagnetandis que tout ce qu'il y avait de plus noble ce soir au bal de M. de Retz ne remonteet encore clopin-clopantque jusqu'au XIIIe siècle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venisesi grands par la naissance[Variante : mais si étiolésmais si effacés par le caractère] c'est d'Israël Bertuccio qu'on se souvient.

Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Làun homme prend d'emblée le rang que lui assigne sa manière d'envisager la mort. L'esprit lui-même perd de son empire...

Que serait Danton aujourd'huidans ce siècle des Valenod et des Rênal? pas même substitut du procureur du roi...

Que dis-je? il se serait vendu à la congrégation; il serait ministrecar enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italiesans quoi il eût été arrêté tout court par la pauvretécomme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais volé. Faut-il volerfaut-il se vendre? pensa Julien. Cette question l'arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la Révolution.

Le lendemainen faisant ses lettres dans la bibliothèqueil ne songeait encore qu'à la conversation du comte Altamira.

Dans le faitse disait-ilaprès une longue rêveriesi ces Espagnols libéraux avaient compromis le peuple par des crimeson ne les eût pas balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi! s'écria tout à coup Julien comme se réveillant en sursaut.

Qu'ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diablesqui enfinune fois en la vieont oséont commencé à agir? Je suis comme un homme quiau sortir de tables'écrie: Demain je ne dînerai pas; ce qui ne m'empêchera point d'être fort et allègre comme je le suis aujourd'hui. Qui sait ce qu'on éprouve à moitié chemin d'une grande action? [Variante : Car enfin ces choses-là ne se font pas comme on tire un coup de pistolet...] Ces hautes pensées furent troublées par l'arrivée imprévue de Mlle de La Molequi entrait dans la bibliothèque. Il était tellement animé par son admiration pour les grandes qualités de Dantonde Mirabeaude Carnotqui ont su n'être pas vaincusque ses yeux s'arrêtèrent sur Mlle de La Molemais sans songer à ellesans la saluersans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s'aperçurent de sa présenceson regard s'éteignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.

En vain elle lui demanda un volume de l' Histoire de France de Vélyplacé au rayon le plus élevé ce qui obligeait Julien à aller chercher la plus grande des deux échelles. Julien avait approché l'échelle; il avait cherché le volumeil le lui avait remissans encore pouvoir songer à elle. En remportant l'échelledans sa préoccupation il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothèque; les éclatsen tombant sur le parquetle réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à Mlle de La Mole; il voulut être polimais il ne fut que poli. Mathilde vit avec évidence qu'elle l'avait troubléet qu'il eût mieux aimé songer à ce qui l'occupait avant son arrivéeque lui parler. Après l'avoir beaucoup regardéelle s'en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette actuelle avec l'élégance magnifique de celle de la veille. La différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante. Cette jeune fillesi altière au bal du duc de Retzavait presque en ce moment un regard suppliant. Réellementse dit Juliencette robe noire fait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de reine; mais pourquoi est-elle en deuil?

Si je demande à quelqu'un la cause de ce deuilil se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j'ai faites ce matin; Dieu sait les mots sautés et les balourdises que j'y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée la première de ces lettresil entendit tout près de lui le bruissement d'une robe de soie; il se retourna rapidement; Mlle de La Mole était à deux pas de sa tableelle riait. Cette seconde interruption donna de l'humeur à Julien.

Pour Mathildeelle venait de sentir vivement qu'elle n'était rien pour ce jeune homme; ce rire était fait pour cacher son embarraselle y réussit.

-- Evidemmentvous songez à quelque chose de bien intéressantmonsieur Sorel. N'est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyé à Paris M. le comte Altamira? Dites-moi ce dont il s'agit; je brûle de le savoir; je serai discrèteje vous le jure.

Elle fut étonnée de ce mot en se l'entendant prononcer. Quoi doncelle suppliait un subalterne! Son embarras augmentantelle ajouta d'un petit air léger:

-- Qu'est-ce qui a pu faire de vousordinairement si froidun être inspiréune espèce de prophète de Michel-Ange?

Cette vive et indiscrète interrogationblessant Julien profondémentlui rendit toute sa folie.

-- Danton a-t-il bien fait de voler? lui dit-il brusquement et d'un air qui devenait de plus en plus farouche. Les révolutionnaires du Piémontde l'Espagnedevaient-ils compromettre le peuple par des crimes? donner à des gens même sans mérite toutes les places de l'arméetoutes les croix? les gens qui auraient porté ces croix n'eussent-ils pas redouté le retour du roi? Fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage? En un motmademoiselledit-il en s'approchant d'elle d'un air terriblel'homme qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la tempête et faire le mal comme au hasard?

Mathilde eut peurne put soutenir son regardet recula deux pas. Elle le regarda un instant; puishonteuse de sa peurd'un pas léger elle sortit de la bibliothèque.

CHAPITRE X

LA REINE MARGUERITE

Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir?

Lettre d'une religieuse portugaise .

Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre: Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne! se dit-il; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais! mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était digne de moi.

Pourquoi aussi venir m'interroger sur des choses intimes! Cette question est indiscrète de sa part. Elle a manqué d'usage. Mes pensées sur Danton ne font point partie du service pour lequel son père me paye.

En arrivant dans la salle à mangerJulien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Molequi le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne de la famille n'était en noir.

Après dîneril se trouva tout à fait débarrassé de l'accès d'enthousiasme qui l'avait obsédé toute la journée. Par bonheurl'académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l'homme qui se moquera le moins de moise dit Juliensicomme je le présumema question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.

Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l'avait peintese dit Julien. Je n'ai pas été aimable pour elle ce matinje n'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n'y perd rien. Plus tardsa hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle différence avec ce que j'ai perdu! quel naturel charmant! quelle naïveté! Je savais ses pensées avant elleje les voyais naîtreje n'avais pour antagonistedans son coeurque la peur de la mort de ses enfants; c'était une affection raisonnable et naturelleaimable même pour moi qui en souffrais. J'ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m'ont empêché d'apprécier cette femme sublime.

Quelle différencegrand Dieu! et qu'est-ce que je trouve ici? de la vanité sèche et hautainetoutes les nuances de l'amour-propre et rien de plus.

On se levait de table. Ne laissons pas engager mon académiciense dit Julien. Il s'approcha de lui comme on passait au jardinprit un air doux et soumiset partagea sa fureur contre le succès d' Hernani .

-- Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!... dit-il.

-- Alors il n'eût pas osés'écria l'académicien avec un geste à la Talma.

A propos d'une fleurJulien cita quelques mots des Géorgiques de Virgileet trouva que rien n'était égal aux vers de l'abbé Delille. En un motil flatta l'académicien de toutes les façons. Après quoide l'air le plus indifférent:

-- Je supposelui dit-ilque Mlle de La Mole a hérité de quelque oncle dont elle porte le deuil.

-- Quoi! vous êtes de la maisondit l'académicien en s'arrêtant tout courtet vous ne savez pas sa folie? Au faitil est étrange que sa mère lui permette de telles choses; maisentre nousce n'est pas précisément par la force du caractère qu'on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux touset les mène. C'est aujourd'hui le 30 avril! et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put.

Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maisonporter une robe noireet le 30 avril? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais.

-- Je vous avouerai...dit-il à l'académicienet son oeil continuait à interroger.

-- Faisons un tour de jardindit l'académicienentrevoyant avec ravissement l'occasion de faire une longue narration élégante.

-- Quoi! est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s'est passé le 30 avril 1574?

-- Et où? dit Julien étonné.

-- En place de Grève.

Julien était si étonnéque ce mot ne le mit pas au fait. La curiositél'attente d'un intérêt tragiquesi en rapport avec son caractèrelui donnaient ces yeux brillants qu'un narrateur aime tant à voir chez la personne qui écoute. L'académicienravi de trouver une oreille viergeraconta longuement à Julien comme quoile 30 avril 1574le plus joli garçon de son siècleBoniface de La Moleet Annibal de Coconassogentilhomme piémontaisson amiavaient eu la tête tranchée en place de Grève. La Mole était l'amant adoré de la reine Marguerite de Navarre; et remarquezajouta l'académicienque Mlle de La Mole s'appelle Mathilde-Marguerite . La Mole était en même temps le favori du duc d'Alençonet l'intime ami du roi de Navarredepuis Henri IVmari de sa maîtresse. Le jour du mardi-gras de cette année 1574la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IXqui s'en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amisque la reine Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germainle duc d'Alençon eut peuret La Mole fut jeté au bourreau.

Mais ce qui touche Mlle Mathildece qu'elle m'a avoué elle-mêmeil y a sept à huit ansquand elle en avait douzecar c'est une têteune tête!... et l'académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l'a frappée dans cette catastrophe politiquec'est que la reine Marguerite de Navarrecachée dans une maison de la place de Grèveosa faire demander au bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivanteà minuitelle prit cette tête dans sa voitureet alla l'enterrer elle-même dans une chapelle située au pied de la colline de Montmartre.

-- Est-il possible? s'écria Julien touché.

-- Mlle Mathilde méprise son frèreparce quecomme vous le voyezil ne songe nullement à toute cette histoire ancienneet ne prend point le deuil le 30 avril. C'est depuis ce fameux suppliceet pour rappeler l'amitié intime de La Mole pour Coconassolequel Coconassocomme un Italien qu'il étaits'appelait Annibalque tous les hommes de cette famille portent ce nom. Etajouta l'académicien en baissant la voixce Coconasso futau dire de Charles IX lui-mêmel'un des plus cruels assassins du 24 août 1572... Mais comment est-il possiblemon cher Sorelque vous ignoriez ces chosesvous le commensal de cette maison?

-- Voilà donc pourquoideux fois à dînerMlle de La Mole a appelé son frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.

-- C'était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles folies... Le mari de cette grande fille en verra de belles!

Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimité qui brillaient dans les yeux de l'académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtrespensa-t-il. Mais rien ne doit étonner de la part de cet homme d'académie.

Un jourJulien l'avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soirune petite femme de chambre de Mlle de La Molequi faisait la cour à Juliencomme jadis Elisalui donna cette idéeque le deuil de sa maîtresse n'était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Moleamant aimé de la reine la plus spirituelle de son siècleet qui mourut pour avoir voulu rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! le premier prince du sang et Henri IV.

Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de RênalJulien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris; etpour peu qu'il fût disposé à la tristessene trouvait rien à leur dire. Mlle de La Mole fit exception.

Il commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de coeur le genre de beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Molequiquelquefois après dînerse promenait avec lui dans le jardinle long des fenêtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu'elle lisait l'histoire de d'Aubignéet Brantôme. Singulière lecturepensa Julien; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!

Un jourelle lui racontaavec ces yeux brillants de plaisir qui prouvent la sincérité de l'admirationce trait d'une jeune femme du règne de Henri IIIqu'elle venait de lire dans les Mémoires de l'Etoile: trouvant son mari infidèleelle le poignarda.

L'amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant de respectset quiau dire de l'académicienmenait toute la maisondaignait lui parler d'un air qui pouvait presque ressembler à de l'amitié.

Je m'étais trompépensa bientôt Julien; ce n'est pas de la familiaritéje ne suis qu'un confident de tragédiec'est le besoin de parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m'en vais lire Brantômed'Aubignél'Etoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident passif.

Peu à peu ses conversations avec cette jeune filled'un maintien si imposant et en même temps si aisédevinrent plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savanteet même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes de celles qu'elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa manière d'être ordinairesi altière et si froide.

Les guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la Francelui disait-elle un jouravec des yeux étincelants de génie et d'enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu'il désiraitpour faire triompher son partiet non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur. Convenez qu'il y avait moins d'égoïsme et de petitesse. J'aime ce siècle.

-- Et Boniface de La Mole en fut le héroslui dit-il.

-- Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de l'être. Quelle femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité?

Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisiepour être utiledoit se cacher; et Juliencomme on voitavait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

Voilà l'immense avantage qu'ils ont sur nousse dit Julienresté seul au jardin. L'histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaireset ils n'ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle misère! ajoutait-il avec amertumeje suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. [Variante : Je les vois mal sans doute.] Ma vie n'est qu'une suite d'hypocrisiesparce que je n'ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

-- A quoi rêvez-vous làmonsieur? lui dit Mathildequi revenait en courant.

[Variante : Il y avait de l'intimité dans cette questionet elle revenait en courant et essoufflée pour être avec lui.] Julien était las de se mépriser. Par orgueilil dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait semblé aussi joli à Mathilde; elle lui trouva une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.

A moins d'un mois de làJulien se promenait pensif dans le jardin de l'hôtel de La Molemais sa figure n'avait plus la dureté et la roguerie philosophique qu'y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il venait de reconduire jusqu'à la porte du salon Mlle de La Molequi prétendait s'être fait mal au pied en courant avec son frère.

Elle s'est appuyée sur mon bras d'une façon bien singulière! se disait Julien. Suis-je un fatou serait-il vrai qu'elle a du goût pour moi? Elle m'écoute d'un air si douxmême quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde! On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette physionomie. Très certainement cet air doux et bonelle ne l'a avec personne.

Julien cherchait à ne pas s'exagérer cette singulière amitié. Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvantavant de reprendre le ton presque intime de la veilleon se demandait presque: Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis? [Variante : Dans les premières phrases échangéesle fond des choses n'était plus rien. On n'était attentif des deux côtés qu'à la forme.] Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautainec'était tout perdre. Si je dois me brouillerne vaut-il pas mieux que ce soit de prime aborden défendant les justes droits de mon orgueilqu'en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle?

Plusieurs foisen des jours de mauvaise humeurMathilde essaya de prendre avec lui le ton d'une grande dame; elle mettait une rare finesse à ces tentativesmais Julien les repoussait rudement.

Un jour il l'interrompit brusquement: -- Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son père? lui dit-il; il doit écouter ses ordreset les exécuter avec respect; mais du resteil n'a pas un mot à lui adresser. Il n'est point payé pour lui communiquer ses pensées.

Cette manière d'être et les singuliers doutes qu'avait Julienfirent disparaître l'ennui qu'il trouvait régulièrement [Variante : avait trouvé durant les premiers mois] dans ce salon si magnifiquemais où l'on avait peur de toutet où il n'était convenable de plaisanter de rien.

Il serait plaisant qu'elle m'aimât! Qu'elle m'aime ou noncontinuait Julienj'ai pour confidente intime une fille d'espritdevant laquelle je vois trembler toute la maisonetplus que tous les autresle marquis de Croisenois. Ce jeune homme si polisi douxsi braveet qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le coeur si à l'aise! Il en est amoureux fou[Variante : c'est-à-dire autant qu'un Parisien peut être amoureux] il doit l'épouser. Que de lettres M. de La Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la maindeux heures aprèsici dans le jardinje triomphe de ce jeune homme si aimable: car enfinles préférences sont frappantesdirectes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu'elle a pour moije les obtiens à titre de confident subalterne!

Mais nonou je suis fouou elle me fait la cour; plus je me montre froid et respectueux avec elleplus elle me recherche. Ceci pourrait être un parti prisune affectation; mais je vois ses yeux s'animer quand je parais à l'improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point? Que m'importe! j'ai l'apparence pour moijouissons des apparences. Mon Dieuqu'elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisentvus de prèset me regardant comme ils le font souvent! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l'année passéequand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractèreau milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales! J'étais presque aussi méchant qu'eux.

Dans les jours de méfiance: Cette jeune fille se moque de moipensait Julien. Elle est d'accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement mépriser le manque d'énergie de ce frère! Il est braveet puis c'est toutme dit-elle. [Variante : Et encorebrave devant l'épée des Espagnols. A Paris tout lui fait peuril voit partout le danger du ridicule.] Il n'a pas une pensée qui ose s'écarter de la mode. C'est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans! A cet âge peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite?

D'un autre côtéquand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulièretoujours le comte Norbert s'éloigne. Ceci m'est suspect; ne devrait-il pas s'indigner de ce que sa soeur distingue un domestique de leur maison? car j'ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. A ce souvenir la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque?

Eh bienelle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l'auraije m'en irai ensuiteet malheur à qui me troublera dans ma fuite!

Cette idée devint l'unique affaire de Julien; il ne pouvait plus penser à rien autre chose. Ses journées passaient comme des heures.

A chaque instantcherchant à s'occuper de quelque affaire sérieusesa pensée abandonnait tout [Variante : se perdait dans une rêverie profonde] et il se réveillait un quart d'heure aprèsle coeur palpitant d'ambitionla tête troublée et rêvant de cette idée: M'aime-t-elle?

CHAPITRE XI

L'EMPIRE D'UNE JEUNE FILLE!

J'admire sa beautémais je crains son esprit.

MERIMEE.

Si Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu'il mettait à s'exagérer la beauté de Mathildeou à se passionner contre la hauteur naturelle à sa famillequ'elle oubliait pour luiil eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l'entourait. Dès qu'on déplaisait à Mlle de La Moleelle savait punir par une plaisanterie si mesuréesi bien choisiesi convenable en apparencelancée si à proposque la blessure croissait à chaque instantplus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour l'amour-propre offensé. Comme elle n'attachait aucun prix à bien des choses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de la familleelle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux. Les salons de l'aristocratie sont agréables à citer quand on en sortmais voilà tout; [Variante : l'insignifiance complèteles propos communs surtout qui vont au-devant même de l'hypocrisie finissent par impatienter à force de douceur nauséabonde.] La politesse toute seule n'est quelque chose par elle-même que les premiers jours. Julien l'éprouvait; après le premier enchantementle premier étonnement. La politessese disait-iln'est que l'absence de la colère que donneraient les mauvaises manières. Mathilde s'ennuyait souventpeut-être se fût-elle ennuyée partout. Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai plaisir.

C'était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands-parentsque l'académicien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la courqu'elle avait donné des espérances au marquis de Croisenoisau comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la première distinction. Ils n'étaient pour elle que de nouveaux objets d'épigramme.

Nous avouerons avec peinecar nous aimons Mathildequ'elle avait reçu des lettres de plusieurs d'entre euxet leur avait quelquefois répondu. Nous nous hâtons d'ajouter que ce personnage fait exception aux moeurs du siècle. Ce n'est pas en général le manque de prudence que l'on peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Coeur.

Un jour le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu'elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c'était l'imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

Elle s'amusait des lettres de ces jeunes gens; mais suivant elletoutes se ressemblaient. C'était toujours la passion la plus profondela plus mélancolique.

-- Ils sont tous le même homme parfaitprêt à partir pour la Palestinedisait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt anssuivant le genre d'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l'Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur. Le duc de N***mon onclea été à Wagram.

-- Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre? Et quand cela leur est arrivéils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-Héréditéla cousine de Mathilde.

-- Eh bien! ces récits me font plaisir. Etre dans une véritable batailleune bataille de Napoléonoù l'on tuait dix mille soldatscela prouve du courage. S'exposer au danger élève l'âme et la sauve de l'ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés; et il est contagieuxcet ennui. Lequel d'entre eux a l'idée de faire quelque chose d'extraordinaire? Ils cherchent à obtenir ma mainla belle affaire! Je suis riche et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en trouver un qui fût un peu amusant!

La manière de voir vitenettepittoresque de Mathilde gâtait son langage comme on voit. Souvent un mot d'elle faisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avouési elle eût été moins à la modeque son parler avait quelque chose d'un peu coloré pour la délicatesse féminine.

Ellede son côtéétait bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l'avenir non pas avec terreurc'eût été un sentiment vifmais avec un dégoût bien rare à son âge.

Que pouvait-elle désirer? la fortunela haute naissancel'espritla beauté à ce qu'on disaitet à ce qu'elle croyaittout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.

Voilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germainquand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l'abbé Mauryse dit-elle.

Bientôt cette résistance sincère et non jouéeavec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idéesl'occupa; elle y pensait; elle racontait à son amie les moindres détails des conversationset trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

Une idée l'illumina tout à coup: J'ai le bonheur d'aimerse dit-elle un jouravec un transport de joie incroyable. J'aimej'aimec'est clair! A mon âgeune fille jeunebellespirituelleoù peut-elle trouver des sensationssi ce n'est dans l'amour? J'ai beau faireje n'aurai jamais d'amour pour CroisenoisCayluset tutti quanti . Ils sont parfaitstrop parfaits peut-être: enfinils m'ennuient.

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu'elle avait lues dans Manon Lescaut la Nouvelle Héloïse les Lettres d'une Religieuse portugaise etc.etc. Il n'était questionbien entenduque de la grande passion; l'amour léger était indigne d'une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d'amour qu'à ce sentiment héroïque que l'on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles; maisbien loin de làfaisait faire de grandes choses. Quel malheur pour moi qu'il n'y ait pas une cour véritable comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d'un roi homme de coeurcomme Louis XIIIsoupirant à mes pieds! Je le mènerais en Vendéecomme dit si souvent le baron de Tollyet de là il reconquerrait son royaume; alors plus de charte... et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il? un nom et de la fortune. Il se ferait un nomil acquerrait de la fortune.

Rien ne manque à Croisenoiset il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi ultraà demi libéralun être indécis[Variante : parlant quand il faut agir] toujours éloigné des extrêmeset par conséquent se trouvant le second partout .

Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie qu'elle semble possible aux êtres du commun. Ouic'est l'amour avec tous ses miracles qui va régner dans mon coeur; je le sens au feu qui m'anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale. Voyons: continuera-t-il à me mériter? A la première faiblesse que je vois en luije l'abandonne. Une fille de ma naissanceet avec le caractère chevaleresque que l'on veut bien m'accorder (c'était un mot de son père)ne doit pas se conduire comme une sotte.

N'est-ce pas là le rôle que je jouerais si j'aimais le marquis de Croisenois? J'aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousinesque je méprise si complètement. Je sais d'avance tout ce que me dirait le pauvre marquistout ce que j'aurais à lui répondre. Qu'est-ce qu'un amour qui fait bâiller? autant vaudrait être dévote. J'aurais une signature de contrat comme celle de la cadette de mes cousinesoù les grands-parents s'attendriraientsi pourtant ils n'avaient pas d'humeur à cause d'une dernière condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.

 

CHAPITRE XII

SERAIT-CE UN DANTON?

Le besoin d'anxiété tel était le caractère de la belle Marguerite de Valoisma tantequi bientôt épousa le roi de Navarreque nous voyons de présent régner en France sous le nom de Henry IVe. Le besoin de jouer formait tout le secret du caractère de cette princesse aimable; de là ses brouilles et ses raccommodements avec ses frères dès l'âge de seize ans. Orque peut jouer une jeune fille? Ce qu'elle a de plus précieux: sa réputationla considération de toute sa vie. -

Mémoires du duc d'ANGOULEMEfils naturel de Charles IX.

Entre Julien et moi il n'y a point de signature de contratpoint de notaire [Variante : pour la cérémonie bourgeoise]; tout est héroïquetout sera fils du hasard. A la noblesse prèsqui lui manquec'est l'amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Molel'homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l'audaceet encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. Dès qu'ils se voient seulsils ont peurnon de la lance du Bédouinmais du ridiculeet cette peur les rend fous.

Mon petit Julienau contrairen'aime à agir que seul. Jamaisdans cet être privilégiéla moindre idée de chercher de l'appui et du secours dans les autres! il méprise les autresc'est pour cela que je ne le méprise pas.

Siavec sa pauvretéJulien était noblemon amour ne serait qu'une sottise vulgaireune mésalliance plate; je n'en voudrais pas; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions: l'immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement.

Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnementsque le lendemainsans s'en douterelle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loinqu'elle les piqua.

-- Prenez bien garde à ce jeune hommequi a tant d'énergies'écria son frère; si la révolution recommenceil nous fera tous guillotiner.

Elle se garda de répondreet se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l'énergie. Ce n'est au fond que la peur de rencontrer l'imprévuque la crainte de rester court en présence de l'imprévu...

-- Toujourstoujoursmessieursla peur du ridiculemonstre quipar malheurest mort en 1816.

-- Il n'y a plus de ridiculedisait M. de La Moledans un pays où il y a deux partis.

Sa fille avait compris cette idée.

-- Ainsimessieursdisait-elle aux ennemis de Julienvous aurez eu bien peur toute votre vieet après on vous dira:

Ce n'était pas un loupce n'en était que l'ombre.

Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur; il l'inquiéta beaucoup; maisdès le lendemainelle y voyait la plus belle des louanges.

Dans ce siècleoù toute énergie est morteson énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère; je veux voir la réponse qu'il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.

Ce serait un Danton! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère? Il est écrit d'avance: La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïquesse laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrêterpour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas peur d'être de mauvais goûtlui.

Ce dernier mot la rendit pensive; il réveillait de pénibles souvenirset lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylusde Croisenoisde Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l'air prêtre: humble et hypocrite.

Maisreprit-elle tout à coupl'oeil brillant de joiel'amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouventen dépit d'euxque c'est l'homme le plus distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu'importent ses défautsses ridicules? Il a de la grandeuret ils en sont choquéseux d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu'il est pauvreet qu'il a étudié pour être prêtre; eux sont chefs d'escadronet n'ont pas eu besoin d'études; c'est plus commode.

Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette physionomie de prêtrequ'il lui faut bien avoirle pauvre garçonsous peine de mourir de faimson mérite leur fait peurrien de plus clair. Et cette physionomie de prêtreil ne l'a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et imprévuleur premier regard n'est-il pas pour Julien? Je l'ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parleà moins d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi qu'il adresse la paroleil me croit l'âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu'il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moiil discute des heures entièresil n'est pas sûr de ses idées tant que j'y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hivernous n'avons pas eu de coups de fusil;il ne s'est agi que d'attirer l'attention par des paroles. Eh bienmon pèrehomme supérieuret qui portera loin la fortune de notre maisonrespecte Julien. Tout le reste le haitpersonne ne le mépriseque les dévotes amies de ma mère.

Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux; il passait sa vie dans son écurieet souvent y déjeunait. Cette grande passionjointe à l'habitude de ne jamais rirelui donnait beaucoup de considération parmi ses amis: c'était l'aigle de ce petit cercle.

Dès qu'il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La MoleJulien n'étant point présentM. de Caylussoutenu par Croisenois et par Norbertattaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julienet cela sans à-proposet presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d'une lieueet en fut charmée.

Les voilà tous liguésse dit-ellecontre un homme de génie qui n'a pas dix louis de renteet qui ne peut leur répondre qu'autant qu'il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes?

Jamais elle n'avait été plus brillante. Dès les premières attaqueselle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint:

-- Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comtédit-elle à M. de Cayluss'aperçoive que Julien est son fils naturelet lui donne un nom et quelques milliers de francsdans six semaines il a des moustaches comme vousmessieurs; dans six mois il est officier de housards comme vousmessieurs. Et alors la grandeur de son caractère n'est plus un ridicule. Je vous vois réduitmonsieur le duc futurà cette ancienne mauvaise raison: la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à boutsi j'ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnolprisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléonet quipar scrupule de consciencele reconnaît à son lit de mort?

Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d'assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu'ils virent dans le raisonnement de Mathilde.

Quelque dominé que fût Norbertles paroles de sa soeur étaient si clairesqu'il prit un air grave qui allait assez malil faut l'avouerà sa physionomie souriante et bonne. Il osa dire quelques mots.

-- Etes-vous malademon ami? lui répondit Mathilde d'un petit air sérieux. Il faut que vous soyez bien mal pour répondre à des plaisanteries par de la morale.

-- De la moralevous! est-ce que vous sollicitez une place de préfet?

Mathilde oublia bien vite l'air piqué du comte de Caylusl'humeur de Norbert et le désespoir silencieux de M. de Croisenois. Elle avait à prendre un parti sur une idée fatale qui venait de saisir son âme.

Julien est assez sincère avec moise dit-elle; à son âgedans une fortune inférieuremalheureux comme il l'est par une ambition étonnanteon a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette amie; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractèreil m'eût parlé de cet amour.

Cette incertitudecette discussion avec soi-mêmequi dès cet instant occupa chacun des instants de Mathildeet pour laquelleà chaque fois que Julien lui parlaitelle se trouvait de nouveaux argumentschassa tout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement sujette.

Fille d'un homme d'esprit qui pouvait devenir ministreet rendre ses bois au clergéMlle de La Mole avait étéau couvent du Sacré-Coeurl'objet des flatteries les plus excessives. Ce malheur jamais ne se compense. On lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de naissancede fortuneetc.elle devait être plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies.

Mathilde n'avait point échappé à la funeste influence de cette idée. Quelque esprit qu'on aitl'on n'est pas en garde à dix ans contre les flatteries de tout un couventet aussi bien fondées en apparence.

Du moment qu'elle eut décidé qu'elle aimait Julienelle ne s'ennuya plus. Tous les jours elle se félicitait du parti qu'elle avait pris de se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangerspensait-elle. Tant mieux! mille fois tant mieux!

Sans grande passionj'étais languissante d'ennui au plus beau moment de la viede seize ans jusqu'à vingt. J'ai déjà perdu mes plus belles années; obligée pour tout plaisir à entendre déraisonner les amies de ma mèrequià Coblentz en 1792n'étaient pas tout à faitdit-onaussi sévères que leurs paroles d'aujourd'hui.

C'était pendant que ces grandes incertitudes agitaient Mathilde que Julien ne comprenait pas ses longs regards qui s'arrêtaient sur lui. Il trouvait bien un redoublement de froideur dans les manières du comte Norbertet un nouvel accès de hauteur dans celles de MM. de Caylusde Luz et de Croisenois. Il y était accoutumé. Ce malheur lui arrivait quelquefois à la suite d'une soirée où il avait brillé plus qu'il ne convenait à sa position. Sans l'accueil particulier que lui faisait Mathildeet la curiosité que tout cet ensemble lui inspiraitil eût évité de suivre au jardin ces brillants jeunes gens à moustacheslorsque les après-dîners ils y accompagnaient Mlle de La Mole.

Ouiil est impossible que je me le dissimulese disait JulienMlle de La Mole me regarde d'une façon singulière. Maismême quand ses beaux yeux bleus fixés sur moi sont ouverts avec le plus d'abandonj'y lis toujours un fond d'examende sang-froid et de méchanceté. Est-il possible que ce soit là de l'amour? Quelle différence avec les regards de Mme de Rênal!

Une après-dînéeJulienqui avait suivi M. de La Mole dans son cabinetrevenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans précaution du groupe de Mathildeil surprit quelques mots prononcés très haut. Elle tourmentait son frère. Julien entendit son nom prononcé distinctement deux fois. Il parut; un silence profond s'établit tout à coupet l'on fit de vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frère étaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylusde Croisenoisde Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un froid de glace. Il s'éloigna.

 

CHAPITRE XIII

UN COMPLOT

Des propos décoususdes rencontres par effet du hasard se transforment en preuves de la dernière évidence aux yeux de l'homme à imagination s'il a quelque feu dans le coeur .

SCHILLER.

Le lendemainil surprit encore Norbert et sa soeurqui parlaient de lui. A son arrivéeun silence de mort s'établitcomme la veille. Ses soupçons n'eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probablebeaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de Mlle de La Molepour un pauvre diable de secrétaire. D'abordces gens-là ont-ils des passions? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite supériorité de paroles. Etre jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s'explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me persuader qu'elle me distinguetout simplement pour me donner en spectacle à son prétendu.

Ce cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée trouva dans son coeur un commencement d'amour qu'elle n'eut pas de peine à détruire. Cet amour n'était fondé que sur la rare beauté de Mathildeou plutôt sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde està ce qu'on assurece qui étonne le plus un paysan homme d'espritquand il arrive aux premières classes de la société. Ce n'était point le caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce caractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence.

Par exemplepour tout au mondeMathilde n'aurait pas manqué la messe un dimanche; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Sidans le salon de l'hôtel de La Molequelque imprudent oubliait le lieu où il étaitet se permettait l'allusion la plus éloignée à une plaisanterie contre les intérêts vrais ou supposés du trône ou de l'autelMathilde devenait à l'instant d'un sérieux de glace. Son regardqui était si piquantreprenait toute la hauteur impassible d'un vieux portrait de famille.

Mais Julien s'était assuré qu'elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-même volait souvent quelques tomes de la belle édition si magnifiquement reliée. En écartant un peu chaque volume de son voisinil cachait l'absence de celui qu'il emportaitmais bientôt il s'aperçut qu'une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de séminaireil plaça quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu'il supposait pouvoir intéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines entières.

M. de La Moleimpatienté contre son librairequi lui envoyait tous les faux Mémoires chargea Julien d'acheter toutes les nouveautés un peu piquantes. Maispour que le venin ne se répandît pas dans la maisonle secrétaire avait l'ordre de déposer ces livres dans une petite bibliothèque placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la certitude quepour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intérêts du trône et de l'autelils ne tardaient pas à disparaître. Certesce n'était pas Norbert qui lisait.

Juliens'exagérant cette expériencecroyait à Mlle de La Mole la duplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à ses yeuxpresque l'unique charme moral qu'elle eût. L'ennui de l'hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excès.

Il excitait son imagination plus qu'il n'était entraîné par son amour.

C'était après s'être perdu en rêveries sur l'élégance de la taille de Mlle de La Molesur l'excellent goût de sa toilettesur la blancheur de sa mainsur la beauté de son brassur la disinvoltura de tous ses mouvementsqu'il se trouvait amoureux. Alorspour achever le charmeil la croyait une Catherine de Médicis. Rien n'était trop profond ou trop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait. C'était l'idéal des Maslondes Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse. C'était en un mot pour lui l'idéal de Paris.

Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de croire de la profondeur ou de la scélératesse au caractère parisien?

Il est possible que ce trio se moque de moipensait Julien. On connaît bien peu son caractèresi l'on ne voit pas déjà l'expression sombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de Mathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d'amitié que Mlle de La Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois.

Piqué par cette bizarrerie soudainele coeur de cette jeune fille naturellement froidennuyésensible à l'espritdevint aussi passionnéqu' il était dans sa nature de l'être. Mais il y avait aussi beaucoup d'orgueil dans le caractère de Mathildeet la naissance d'un sentiment qui faisait dépendre d'un autre tout son bonheur fut accompagnée d'une sombre tristesse.

Julien avait déjà assez profité depuis son arrivée à Paris pour distinguer que ce n'était pas là la tristesse sèche de l'ennui. Au lieu d'être avidecomme autrefoisde soiréesde spectacles et de distractions de tous genreselle les fuyait.

La musique chantée par des Français ennuyait Mathilde à la mortet cependant Julienqui se faisait un devoir d'assister à la sortie de l'Opéraremarqua qu'elle s'y faisait mener le plus souvent qu'elle pouvait. Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argentpour ne pas planter là cette fillesi riche qu'elle soit! pensait Julien. Et pour luiindigné des outrages faits à la dignité masculineil redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux réponses peu polies.

Quelque résolu qu'il fût à ne pas être dupe des marques d'intérêt de Mathildeelles étaient si évidentes de certains jourset Juliendont les yeux commençaient à se dessillerla trouvait si joliequ'il en était quelquefois embarrassé.

L'adresse et la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d'expériencese dit-il; il faut partir et mettre un terme à tout ceci. Le marquis venait de lui confier l'administration d'une quantité de petites terres et de maisons qu'il possédait dans le Bas-Languedoc. Un voyage était nécessaire: M. de La Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute ambitionJulien était devenu un autre lui-même.

Au bout du compteils ne m'ont point attrapése disait Julienen préparant son départ. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à ces messieurs soient réelles ou seulement destinées à m'inspirer de la confianceje m'en suis amusé.

S'il n'y a pas conspiration contre le fils du charpentierMlle de La Mole est inexplicablemais elle l'est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hierpar exempleson humeur était bien réelleet j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le plus beau de mes triomphes; il m'égaiera dans ma chaise de posteen courant les plaines du Languedoc.

Il avait fait de son départ un secretmais Mathilde savait mieux que lui qu'il allait quitter Paris le lendemainet pour longtemps. Elle eut recours à un mal de tête fouqu'augmentait l'air étouffé du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardinet poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbertle marquis de CroisenoisCaylusde Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l'hôtel de La Molequ'elle les força de partir. Elle regardait Julien d'une façon étrange.

Ce regard est peut-être une comédiepensa Julien; mais cette respiration presséemais tout ce trouble! Bah! se dit-ilqui suis-je pour juger de toutes ces choses? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration pressée qui a été sur le point de me toucherelle l'aura étudiée chez Léontine Fayqu'elle aime tant.

Ils étaient restés seuls; la conversation languissait évidemment. Non! Julien ne sent rien pour moise disait Mathilde vraiment malheureuse.

Comme il prenait congé d'elleelle lui serra le bras avec force:

-- Vous recevrez ce soir une lettre de moilui dit-elle d'une voix tellement altéréeque le son n'en était pas reconnaissable.

Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.

-- Mon pèrecontinua-t-ellea une juste estime pour les services que vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain; trouvez un prétexte.

Et elle s'éloigna en courant.

Sa taille était charmante. Il était impossible d'avoir un plus joli piedelle courait avec une grâce qui ravit Julien ; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut tout à fait disparu? Il fut offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot il faut . Louis XV aussiau moment de mourirfut vivement piqué du mot il faut maladroitement employé par son premier médecinet Louis XV pourtant n'était pas un parvenu.

Une heure aprèsun laquais remit une lettre à Julien; c'était tout simplement une déclaration d'amour.

Il n'y a pas trop d'affectation dans le stylese dit Juliencherchant par ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le forçait à rire malgré lui.

Enfin mois'écria-t-il tout à coupla passion étant trop forte pour être contenuemoipauvre paysanj'ai donc une déclaration d'amour d'une grande dame!

Quant à moice n'est pas malajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignité de mon caractère. Je n'ai point dit que j'aimais. Il se mit à étudier la forme des caractères; Mlle de La Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait besoin d'une occupation physique pour se distraire d'une joie qui allait jusqu'au délire.

«Votre départ m'oblige à parler... Il serait au-dessus de mes forces de ne plus vous voir...»

Une pensée vint frapper Julien comme une découverteinterrompre l'examen qu'il faisait de la lettre de Mathildeet redoubler sa joie. Je l'emporte sur le marquis de Croisenoiss'écria-t-ilmoiqui ne dis que des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a des moustachesun charmant uniforme il trouve toujours à direjuste au moment convenableun mot spirituel et fin.

Julien eut un instant délicieux; il errait à l'aventure dans le jardinfou de bonheur.

Plus tard il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Molequi heureusement n'était pas sorti. Il lui prouva facilementen lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandieque le soin des procès normands l'obligeait à différer son départ pour le Languedoc.

-- Je suis bien aise que vous ne partiez paslui dit le marquisquand ils eurent fini de parler d'affaires j'aime à vous voir . Julien sortit; ce mot le gênait.

Et moije vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage avec le marquis de Croisenoisqui fait le charme de son avenir: s'il n'est pas ducdu moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l'idée de partir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathildemalgré l'explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.

Que je suis bonse dit-il; moiplébéienavoir pitié d'une famille de ce rang! Moique le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune? En vendant de la rentequand il apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de coup d'Etat. Et moijeté au dernier rang par une Providence marâtremoi à qui elle a donné un coeur noble et pas mille francs de rentec'est-à-dire pas de pain exactement parlant pas de pain ; moi refuser un plaisir qui s'offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif dans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement! Ma foipas si bête; chacun pour soi dans ce désert d'égoïsme qu'on appelle la vie.

Et il se rappela quelques regards remplis de dédainà lui adressés par Mme de La Moleet surtout par les dames ses amies.

Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la déroute de ce souvenir de vertu.

Que je voudrais qu'il se fâchât! dit Julien; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d'épée. Et il faisait le geste du coup de seconde. Avant cecij'étais un cuistreabusant bassement d'un peu de courage. Après cette lettreje suis son égal.

Ouise disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentementnos méritesau marquis et à moiont été peséset le pauvre charpentier du Jura l'emporte.

Bon! s'écria-t-ilvoilà la signature de ma réponse trouvée. N'allez pas vous figurermademoiselle de La Moleque j'oublie mon état. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c'est pour le fils d'un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenoisqui suivit saint Louis à la croisade.

Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au jardin. Sa chambreoù il s'était enfermé à cleflui semblait trop étroite pour y respirer.

Moipauvre paysan du Jurase répétait-il sans cessemoicondamné à porter toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôtj'aurais porté l'uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tuéou général à trente-six ans . Cette lettrequ'il tenait serrée dans sa mainlui donnait la taille et l'attitude d'un héros. Maintenantil est vraiavec cet habit noirà quarante anson a cent mille francs d'appointements et le cordon bleucomme M. l'évêque de Beauvais.

Eh bien! se dit-il en riant comme Méphistophélèsj'ai plus d'esprit qu'eux; je sais choisir l'uniforme de mon siècle. Et il sentit redoubler son ambition et son attachement à l'habit ecclésiastique. Que de cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon compatriote Granvellepar exemple.

Peu à peu l'agitation de Julien se calma; la prudence surnagea. Il se ditcomme son maître Tartufedont il savait le rôle par coeur:

Je puis croire ces motsun artifice honnête. .................................................................... Je ne me fierai point à des propos si doux; Qu'un peu de ses faveursaprès quoi je soupireNe vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire. Tartufe acte IVscène V.

Tartufe aussi fut perdu par une femmeet il en valait bien un autre... Ma réponse peut être montrée...à quoi nous trouvons ce remèdeajouta-t-il en prononçant lentementet avec l'accent de la férocité qui se contientnous la commençons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde.

Ouimais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et m'arrachent l'original.

Noncar je suis bien arméet j'ai l'habitudecomme on saitde faire feu sur les laquais.

Eh bien! l'un d'eux a du courage; il se précipite sur moi. On lui a promis cent napoléons. Je le tue ou je le blesseà la bonne heurec'est ce qu'on demande. On me jette en prison fort légalement; je parais en police correctionnelleet l'on m'envoieavec toute justice et équité de la part des jugestenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et Magalon. Làje couche avec quatre cents gueux pêle-mêle... Et j'aurais quelque pitié de ces gens-làs'écria-t-il en se levant impétueusement. En ont-ils pour les gens du tiers étatquand ils les tiennent? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole quimalgré luile tourmentait jusque-là.

Doucementmessieurs les gentilshommesje comprends ce petit trait de machiavélisme; l'abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n'auraient pas mieux fait. Vous m'enlèverez la lettre provocatrice et je serai le second tome du colonel Caron à Colmar.

Un instantmessieursje vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un paquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est honnête hommejansénisteet en cette qualité à l'abri des séductions du budget. Ouimais il ouvre les lettres... c'est à Fouqué que j'enverrai celle-ci.

Il faut en convenirle regard de Julien était atrocesa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage. C'était l'homme malheureux en guerre avec toute la société.

Aux armes! s'écria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'hôtel. Il entra dans l'échoppe de l'écrivain du coin de la rue; il lui fit peur. Copiezlui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.

Pendant que l'écrivain travaillaitil écrivit lui-même à Fouqué; il le priait de lui conserver un dépôt précieux. Maisse dit-il en s'interrompantle cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez...; nonmessieurs. Il alla acheter une énorme Bible chez un libraire protestantcacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverturefit emballer le toutet son paquet partit par la diligenceadressé à un des ouvriers de Fouquédont personne à Paris ne savait le nom.

Cela faitil rentra joyeux et leste à l'hôtel de La Mole. A nous! maintenants'écria-t-ilen s'enfermant à clef dans sa chambreet jetant son habit:

«Quoi! mademoiselleécrivait-il à Mathildec'est Mlle de La Mole quipar les mains d'Arsènelaquais de son pèrefait remettre une lettre trop séduisante à un pauvre charpentier du Jurasans doute pour se jouer de sa simplicité...» Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu'il venait de recevoir.

La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures; Julienivre de bonheur et du sentiment de sa puissancesi nouveau pour un pauvre diableentra à l'Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait exalté à ce point. Il était un dieu.

CHAPITRE XIV

PENSEES D'UNE JEUNE FILLE

Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre méprisable? Il me méprisera lui-même. Mais il partil s'éloigne.

ALFRED DE MUSSET.

Ce n'était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu'eût été le commencement de son intérêt pour Julienbientôt il domina l'orgueil quidepuis qu'elle se connaissaitrégnait seul dans son coeur. Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueilil était encore fidèle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelèrent pour ainsi dire tout son être moral.

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes courageusesliées à un esprit supérieureut à lutter longuement contre la dignité et tous sentiments de devoirs vulgaires. Un jourelle entra chez sa mèredès sept heures du matinla priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui répondreet lui conseilla d'aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.

La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par les Caylusles de Luzles Croisenoisavait assez peu d'empire sur son âme; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre; elle les eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une terre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d'elle.

Peut-être aussi n'a-t-il que les apparences d'un homme supérieur?

Elle abhorrait le manque de caractèrec'était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s'écarte de la modeou la suit malcroyant la suivreplus ils se perdaient à ses yeux.

Ils étaient braveset voilà tout. Et encorecomment braves? se disait-elle: en duelmais le duel n'est plus qu'une cérémonie. Tout en est su d'avancemême ce que l'on doit dire en tombant. Etendu sur le gazonet la main sur le coeuril faut un pardon généreux pour l'adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaireou bien qui va au bal le jour de votre mortde peur d'exciter les soupçons.

On brave le danger à la tête d'un escadron tout brillant d'aciermais le danger solitairesingulierimprévuvraiment laid?

Hélas! se disait Mathildec'était à la cour de Henri III que l'on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontourje n'aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de forceles Français n'étaient pas des poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres perplexités.

Leur vie n'était pas emprisonnée comme une momie d'Egyptesous une enveloppe toujours commune à toustoujours la même. Ouiajoutait-elleil y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soiren sortant de l'hôtel de Soissonshabité par Catherine de Médicisqu'aujourd'hui à courir à Alger. La vie d'un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation [Variante : et le préfet de police ont] a chassé le hasardplus d'imprévu. S'il paraît dans les idéesil n'est pas assez d'épigrammes pour lui; s'il paraît dans les événementsaucune lâcheté n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peurelle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu'aurait dit Boniface de La Mole silevant hors de la tombe sa tête coupéeil eût vuen 1793dix-sept de ses descendants se laisser prendre comme des moutonspour être guillotinés deux jours après? La mort était certainemais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps héroïques de la Franceau siècle de Boniface de La MoleJulien eût été le chef d'escadronet mon frèrele jeune prêtreaux moeurs convenablesavec la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.

Quelques mois auparavantMathilde désespérait de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se permettant d'écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette hardiesse si inconvenantesi imprudente chez une jeune fillepouvait la déshonorer aux yeux de M. de Croisenoisdu duc de Chaulnes son pèreet de tout l'hôtel de Chaulnesquivoyant se rompre le mariage projetéaurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-làles jours où elle avait écrit une de ses lettresMathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n'étaient que des réponses.

Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.

Cette circonstance assuraiten cas de découverteun déshonneur éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son parti? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le coup de l'affreux mépris des salons?

Et encore parler était affreuxmais écrire! Il est des choses qu'on n'écrit pas s'écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et c'était Julien qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d'avance une leçon.

Mais tout cela n'était rien encorel'angoisse de Mathilde avait d'autres causes. Oubliant l'effet horrible sur la sociétéla tache ineffaçable et toute pleine de mépriscar elle outrageait sa casteMathilde allait écrire à un être d'une bien autre nature que les Croisenoisles de Luzles Caylus.

La profondeurl' inconnu du caractère de Julien eussent effrayémême en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amantpeut-être son maître!

Quelles ne seront pas ses prétentionssi jamais il peut tout sur moi? Eh bien! je me dirai comme Médée: Au milieu de tant de périlsil me reste Moi.

Julien n'avait nulle vénération pour la noblesse du sangcroyait-elle. Bien pluspeut-être il n'avait nul amour pour elle!

Dans ces derniers moments de doutes affreuxse présentèrent les idées d'orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d'une fille comme mois'écria Mathilde impatientée. Alors l'orgueil qu'on lui avait inspiré dès le berceau se battait contre la vertu. Ce fut dans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.

( De tels caractères sont heureusement fort rares.)

Le soirfort tardJulien eut la malice de faire descendre une malle très pesante chez le portier; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette manoeuvre peut n'avoir aucun résultatse dit-ilmais si elle réussitelle me croit parti. Il s'endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l'oeil.

Le lendemainde fort grand matinJulien sortit de l'hôtel sans être aperçumais il rentra avant huit heures.

A peine était-il dans la bibliothèqueque Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de lui parler; rien n'était plus commodedu moinsmais Mlle de La Mole ne voulut pas l'écouter et disparut. Julien en fut charméil ne savait que lui dire.

Si tout ceci n'est pas un jeu convenu avec le comte Norbertil est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l'amour baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu'il ne convientsi jamais je me laissais entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu'il n'avait jamais été.

Dans la bataille qui se prépareajouta-t-ill'orgueil de la naissance sera comme une colline élevéeformant position militaire entre elle et moi. C'est là-dessus qu'il faut manoeuvrer. J'ai fort mal fait de rester à Paris; cette remise de mon départ m'avilit et m'expose si tout ceci n'est qu'un jeu. Quel danger y avait-il à partir? Je me moquais d'euxs'ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalitéje centuplais cet intérêt.

La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de vanité si vivequetout en riant de ce qui lui arrivaitil avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.

C'était une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses fautes. Il était fort contrarié de celle-ciet ne songeait presque plus à la victoire incroyable qui avait précédé ce petit écheclorsquevers les neuf heuresMlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothèquelui jeta une lettre et s'enfuit.

Il paraît que ceci va être le roman par lettresdit-il en relevant celle-ci. L'ennemi fait un faux mouvementmoi je vais faire donner la froideur et la vertu.

On lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifierpendant deux pagesles personnes qui voudraient se moquer de luiet ce fut encore par une plaisanterie qu'il annonçavers la fin de sa réponseson départ décidé pour le lendemain matin.

Cette lettre terminée: Le jardin va me servir pour la remettrepensa-t-ilet il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de Mlle de La Mole.

Elle était au premier étageà côté de l'appartement de sa mèremais il y avait un grand entresol.

Ce premier était tellement élevéqu'en se promenant sous l'allée de tilleulssa lettre à la mainJulien ne pouvait être aperçu de la fenêtre de Mlle de La Mole. La voûte formée par les tilleulsfort bien taillésinterceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeurencore une imprudence! Si l'on a entrepris de se moquer de moime faire voir une lettre à la mainc'est servir mes ennemis.

La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa soeuret si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des tilleulsle comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

Mlle de La Mole parut derrière sa vitre; il montra sa lettre à demi; elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courantet rencontra par hasarddans le grand escalierla belle Mathildequi saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rênalse dit Julienquandmême après six mois de relations intimeselle osait recevoir une lettre de moi! De sa vieje croiselle ne m'a regardé avec des yeux riants.

Il ne s'exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse; avait-il honte de la futilité des motifs? Mais aussi quelle différenceajoutait sa penséedans l'élégance de la robe du matindans l'élégance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distanceun homme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la société. Voilà ce qu'on peut appeler un mérite explicite.

Tout en plaisantantJulien ne s'avouait pas encore toute sa pensée; Mme de Rênal n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n'avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcotqui se faisait appeler de Maugironparce qu'il n'y a plus de Maugirons.

A cinq heuresJulien reçut une troisième lettre; elle lui fut lancée de la porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle manie d'écrire! se dit-il en riantquand on peut se parler si commodément! L'ennemi veut avoir de mes lettresc'est clairet plusieurs! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases élégantespensait-il; mais il pâlit en lisant. Il n'y avait que huit lignes.

«J'ai besoin de vous parler: il faut que je vous parlece soir; au moment où une heure après minuit sonneratrouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits; placez-la contre ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lunen'importe.»

 

CHAPITRE XV

EST-CE UN COMPLOT?

Ah! que l'intervalle est cruel entre un grand projet conçu et son exécution! Que de vaines terreurs! que d'irrésolutions! Il s'agit de la vie. -- Il s'agit de bien plus: de l'honneur!

SCHILLER.

Ceci devient sérieuxpensa Julien... et un peu trop clairajouta-t-il après avoir pensé. Quoi! cette belle demoiselle peut me parler dans la bibliothèque avec une liberté quigrâce à Dieuest entière; le marquisdans la peur qu'il a que je ne lui montre des comptesn'y vient jamais. Quoi! M. de La Mole et le comte Norbertles seules personnes qui entrent icisont absents presque toute la journée; on peut facilement observer le moment de leur rentrée à l'hôtelet la sublime Mathildepour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop nobleveut que je commette une imprudence abominable!

C'est clairon veut me perdre ou se moquer de moitout au moins. D'abordon a voulu me perdre avec mes lettres; elles se trouvent prudentes; eh bien! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable! par le plus beau clair de lune du mondemonter ainsi par une échelle à un premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation! on aura le temps de me voirmême des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle! Julien monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à partir et à ne pas même répondre.

Mais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du coeur. Si par hasardse dit-il tout à coupsa malle ferméeMathilde était de bonne foi! alors moi je joueà ses yeuxle rôle d'un lâche parfait. Je n'ai point de naissancemoiil me faut de grandes qualitésargent comptantsans suppositions complaisantesbien prouvées par des actions parlantes...

Il fut un quart d'heure à réfléchir [Variante : se promener dans sa chambre]. A quoi bon le nier? dit-il enfin; je serai un lâche à ses yeux. Je perds non seulement la personne la plus brillante de la haute sociétéainsi qu'ils disaient tous au bal de M. le duc de Retzmais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenoisle fils d'un ducet qui sera duc lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me manquent: esprit d'à-proposnaissancefortune...

Ce remords va me poursuivre toute ma vienon pour elleil est tant de maîtresses!

-- Mais il n'est qu'un honneur!

dit le vieux don Diègueet ici clairement et nettementje recule devant le premier péril qui m'est offert; car ce duel avec M. de Beauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout différent. Je puis être tiré au blanc par un domestiquemais c'est le moindre danger; je puis être déshonoré.

Ceci devient sérieuxmon garçonajouta-t-il avec une gaieté et un accent gascons. Il y va de l' honur . Jamais un pauvre diablejeté aussi bas que moi par le hasardne retrouvera une telle occasion; j'aurai des bonnes fortunesmais subalternes...

Il réfléchit longtempsil se promenait à pas précipitéss'arrêtant tout court de temps à autre. On avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal Richelieuqui malgré lui attirait ses regards. Ce buste [Variante : éclairé par sa lampe] avait l'air de le regarder d'une façon sévèreet comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit être si naturelle au caractère français. De ton tempsgrand hommeaurais-je hésité?

Au pirese dit enfin Juliensupposons que tout ceci soit un piègeil est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en 1574du temps de Boniface de La Molemais jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle de La Mole est si enviée! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honteet avec quel plaisir!

Les domestiques jasententre euxdes préférences marquées dont je suis l'objetje le saisje les ai entendus...

D'un autre côtéses lettres!... ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambreon me les enlève. J'aurai affaire à deuxtroisquatre hommesque sais-je? Mais ces hommesoù les prendront-ils? où trouver des subalternes discrets à Paris? La justice leur fait peur... Parbleu! les Caylusles Croisenoisles de Luz eux-mêmes. Ce momentet la sotte figure que je ferai au milieu d'eux sera ce qui les aura séduits. Gare le sort d'AbailardM. le secrétaire!

Eh bienparbleu! messieursvous porterez de mes marquesje frapperai à la figurecomme les soldats de César à Pharsale... Quant aux lettresje puis les mettre en lieu sûr.

Julien fit des copies des deux dernièresles cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèqueet porta lui-même les originaux à la poste.

Quand il fut de retour: Dans quelle folie je vais me jeter! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été un quart d'heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.

Maissi je refuseje me méprise moi-même dans la suite! Toute la vie cette action sera un grand sujet de doute pour moi etpour moiun tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant d'Amanda! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair; une fois avouéje cesserais d'y penser.

Quoi! j'aurai été [Variante: un destinincroyable à force de bonheurme tire de la foule pour me mettre] en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de Franceet je me serai moi-mêmede gaieté de coeurdéclaré son inférieur! Au fondil y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide touts'écria Julien en se levant... d'ailleurs elle est bien jolie.

Si ceci n'est pas une trahisonquelle folie elle fait pour moi!... Si c'est une mystificationparbleu! messieursil ne tient qu'à moi de rendre la plaisanterie sérieuseet ainsi ferai-je.

Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre; ils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse!

C'est comme un duelse dit-il en riantil y a parade à toutdit mon maître d'armesmais le bon Dieuqui veut qu'on en finissefait que l'un des deux oublie de parer. Du restevoici de quoi leur répondre: il tirait ses pistolets de poche; et quoique l'amorce fût fulminanteil la renouvela.

Il y avait encore bien des heures à attendre; pour faire quelque choseJulien écrivit à Fouqué: «Mon amin'ouvre la lettre ci-incluse qu'en cas d'accidentsi tu entends dire que quelque chose d'étrange m'est arrivé. Alorsefface les noms propres du manuscrit que je t'envoieet fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de MarseilleBordeauxLyonBruxellesetc.; dix jours plus tardfais imprimer ce manuscritenvoie le premier exemplaire à M. le marquis de La Mole; et quinze jours aprèsjette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières.»

Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conteque Fouqué ne devait ouvrir qu'en cas d'accidentJulien le fit aussi peu compromettant que possible pour Mlle de La Molemais enfin il peignait fort exactement sa position.

Julien achevait de fermer son paquetlorsque la cloche du dîner sonna; elle fit battre son coeur. Son imaginationpréoccupée du récit qu'il venait de composerétait toute aux pressentiments tragiques. Il s'était vu saisi par des domestiquesgarrottéconduit dans une cave avec un bâillon dans la bouche. Làun domestique le gardait à vueet si l'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure eût une fin tragiqueil était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces; alorson disait qu'il était mort de maladieet on le transportait mort dans sa chambre.

Emu de son propre conte comme un auteur dramatiqueJulien avait réellement peur lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'expédition de cette nuit? se disait-il. Dans cette familleles souvenirs de la cour de Henri III sont si présentssi souvent rappelésquese croyant outragésils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il regarda Mlle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille; elle était pâleet avait [Variante: et il lui trouvait] tout à fait une physionomie du Moyen Age. Jamais il ne lui avait trouvé l'air si grandelle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).

En vainaprès dîneril affecta de se promener longtemps dans le jardinMlle de La Mole n'y parut pas. Lui parler eûtdans ce momentdélivré son coeur d'un grand poids.

Pourquoi ne pas l'avouer? Il avait peur. Comme il était résolu à agiril s'abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu'au moment d'agirje me trouve le courage qu'il fautse disait-ilqu'importe ce que je puis sentir en ce moment? Il alla reconnaître la situation et le poids de l'échelle.

C'est un instrumentse dit-il en riantdont il est dans mon destin de me servir! ici comme à Verrières. Quelle différence! Alorsajouta-t-il avec un soupirje n'étais pas obligé de me méfier de la personne pour laquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger!

J'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Iciquels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel de Chaulnesde l'hôtel de Caylusde l'hôtel de Retzetc.partout enfin. Je serai un monstre dans la postérité.

Pendant deux ou trois ansreprit-il en riantet se moquant de soi. Mais cette idée l'anéantissait. Et moioù pourra-t-on me justifier? En supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthumece ne sera qu'une infamie de plus. Quoi! Je suis reçu dans une maisonet pour prix de l'hospitalité que j'y reçoisdes bontés dont on m'y accablej'imprime un pamphlet sur ce qui s'y passe! j'attaque l'honneur des femmes! Ah! mille fois plutôtsoyons dupes!

Cette soirée fut affreuse.

 

CHAPITRE XVI

UNE HEURE DU MATIN

Ce jardin était fort granddessiné depuis peu d'années avec un goût parfait. Mais les arbres [Variante: avaient figuré dans le fameux Pré-aux-Clercssi célèbre du temps de Henry IIIils] avaient plus d'un siècle. On y trouvait quelque chose de champêtre .

MASSINGER.

Il allait écrire un contre-ordre à Fouqué lorsque onze heures sonnèrent. Il fit jouer avec bruit la serrure de la porte de sa chambrecomme s'il se fût enfermé chez lui. Il alla observer à pas de loup ce qui se passait dans toute la maisonsurtout au quatrième étagehabité [Variante: dans les mansardes du quatrièmehabitées] par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soiréeles domestiques prenaient du punch fort gaiement. Ceux qui rient ainsipensa Julienne doivent pas faire partie de l'expédition nocturneils seraient plus sérieux.

Enfin il alla se placer dans un coin obscur du jardin. Si leur plan est de se cacher des domestiques de la maisonils feront arriver par-dessus les murs du jardin les gens chargés de me surprendre.

Si M. de Croisenois porte quelque sang-froid dans tout ceciil doit trouver moins compromettant pour la jeune personne qu'il veut épouser de me faire surprendre avant le moment où je serai entré dans sa chambre.

Il fit une reconnaissance militaire et fort exacte. Il s'agit de mon honneurpensa-t-il; si je tombe dans quelque bévuece ne sera pas une excuse à mes propres yeux de me dire: je n'y avais pas songé.

Le temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune se levaà minuit et demi elle éclairait en plein la façade de l'hôtel donnant sur le jardin.

Elle est follese disait Julien; comme une heure sonnail y avait encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien n'avait eu autant de peuril ne voyait que les dangers de l'entrepriseet n'avait aucun enthousiasme.

Il alla prendre l'immense échelleattendit cinq minutespour laisser le temps à un contre-ordreet à une heure cinq minutes posa l'échelle contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le pistolet à la mainétonné de n'être pas attaqué. Comme il approchait de la fenêtreelle s'ouvrit sans bruit:

-- Vous voilàmonsieurlui dit Mathilde avec beaucoup d'émotion; je suis vos mouvements depuis une heure.

Julien était fort embarrasséil ne savait comment se conduireil n'avait pas d'amour du tout. Dans son embarrasil pensa qu'il fallait oseril essaya d'embrasser Mathilde.

-- Fi donc! lui dit-elle en le repoussant.

Fort content d'être éconduitil se hâta de jeter un coup d'oeil autour de lui: la lune était si brillante que les ombres qu'elle formait dans la chambre de Mlle de La Mole étaient noires. Il peut fort bien y avoir là des hommes cachés sans que je les voiepensa-t-il.

-- Qu'avez-vous dans la poche de côté de votre habit? lui dit Mathildeenchantée de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait étrangement; tous les sentiments de retenue et de timiditési naturels à une fille bien néeavaient repris leur empireet la mettaient au supplice.

-- J'ai toutes sortes d'armes et de pistoletsrépondit Juliennon moins content d'avoir quelque chose à dire.

-- Il faut retirer l'échelledit Mathilde.

-- Elle est immenseet peut casser les vitres du salon en basou de l'entresol.

-- Il ne faut pas casser les vitresreprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire; vous pourriezce me sembleabaisser l'échelle au moyen d'une corde qu'on attacherait au premier échelon. J'ai toujours une provision de cordes chez moi.

Et c'est là une femme amoureuse! pensa Julienelle ose dire qu'elle aime! tant de sang-froidtant de sagesse dans les précautions m'indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement; mais que tout simplement je lui succède. Au faitque m'importe! est-ce que je l'aime? Je triomphe du marquis en ce sens qu'il sera très fâché d'avoir un successeuret plus fâché encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au café Tortonien affectant de ne pas me reconnaître! avec quel air méchant il me salua ensuite quand il ne put plus s'en dispenser!

Julien avait attaché la corde au dernier échelon de l'échelleil la descendait doucementet en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu'elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour me tuerpensa-t-ilsi quelqu'un est caché dans la chambre de Mathilde; mais un silence profond continuait à régner partout.

L'échelle toucha la terreJulien parvint à la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

-- Que va dire ma mèredit Mathildequand elle verra ses belles plantes tout écrasées!... Il faut jeter la cordeajouta-t-elle d'un grand sang-froid. Si on l'apercevait remontant au balconce serait une circonstance difficile à expliquer.

-- Et comment moi m'en aller? dit Julien d'un ton plaisantet en affectant le langage créole. (Une des femmes de chambre de la maison était née à Saint-Domingue.)

-- Vousvous en aller par la portedit Mathilde ravie de cette idée.

Ah! que cet homme est digne de tout mon amour! pensa-t-elle.

Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin; Mathilde lui serra le bras. Il crut être saisi par un ennemiet se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. Ils restèrent immobiles et sans respirer. La lune les éclairait en plein. Le bruit ne se renouvelant pasil n'y eut plus d'inquiétude.

Alors l'embarras recommençail était grand des deux parts. Julien s'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous; il pensait bien à regarder sous le litmais n'osait pas; on avait pu y placer un ou deux laquais. Enfin il craignit un reproche futur de sa prudence et regarda.

Mathilde était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus extrême. Elle avait horreur de sa position.

-- Qu'avez-vous fait de mes lettres? dit-elle enfin.

Quelle bonne occasion de déconcerter ces messieurs s'ils sont aux écouteset d'éviter la bataille! pensa Julien.

-- La première est cachée dans une grosse Bible protestante que la diligence d'hier soir emporte bien loin d'ici.

Il parlait fort distinctement en entrant dans ces détailset de façon à être entendu des personnes qui pouvaient être cachées dans deux grandes armoires d'acajou qu'il n'avait pas osé visiter.

-- Les deux autres sont à la posteet suivent la même route que la première.

-- Ehgrand Dieu! pourquoi toutes ces précautions? dit Mathilde étonnée.

A propos de quoi est-ce que je mentirais? pensa Julienet il lui avoua tous ses soupçons.

-- Voilà donc la cause de la froideur de tes lettres! s'écria Mathilde avec l'accent de la folie plus que de la tendresse.

Julien ne remarqua pas cette nuance. Ce tutoiement lui fit perdre la têteou du moins ses soupçons s'évanouirent[Variante: il se trouva élevé à ses propres yeux] il osa serrer dans ses bras cette fille si belleet qui lui inspirait tant de respect. Il ne fut repoussé qu'à demi.

Il eut recours à sa mémoirecomme jadis à Besançon auprès d'Amanda Binetet récita plusieurs des plus belles phrases de La Nouvelle Héloïse .

-- Tu as un coeur d'hommelui répondit-on sans trop écouter ses phrases; j'ai voulu éprouver ta bravoureje l'avoue. Tes premiers soupçons et ta résolution te montrent plus intrépide encore que je ne croyais.

Mathilde faisait effort pour le tutoyerelle était évidemment plus attentive à cette étrange façon de parler qu'au fond des choses qu'elle disait. Ce tutoiementdépouillé du ton de la tendressene faisait aucun plaisir à Julienil s'étonnait de l'absence du bonheur; enfin pour le sentiril eut recours à sa raison. Il se voyait estimé par cette jeune fille si fièreet qui n'accordait jamais de louanges sans restriction; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur d'amour-propre.

Ce n'était pasil est vraicette volupté de l'âme qu'il avait trouvée quelquefois auprès de Mme de Rênal. [Variante: Quelle différencegrand Dieu!] Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C'était le plus vif bonheur d'ambitionet Julien était surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnéset des précautions qu'il avait inventées. En parlantil songeait aux moyens de profiter de sa victoire.

Mathilde encore fort embarrasséeet qui avait l'air atterrée de sa démarcheparut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. On avait affaire à des gens très clairvoyantsle petit Tanbeau était certainement un espionmais Mathilde et lui n'étaient pas non plus sans adresse.

Quoi de plus facile que de se rencontrer dans la bibliothèquepour convenir de tout?

-- Je puis paraîtresans exciter de soupçonsdans toutes les parties de l'hôtelajoutait Julienet presque jusque dans la chambre de Mme de La Mole. Il fallait absolument la traverser pour arriver à celle de sa fille. Si Mathilde trouvait mieux qu'il arrivât toujours par une échellec'était avec un coeur ivre de joie qu'il s'exposerait à ce faible danger.

En l'écoutant parlerMathilde était choquée de cet air de triomphe. Il est donc mon maître! se dit-elle. Déjà elle était en proie au remords. Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'eût puelle eût anéanti elle et Julien. Quand par instants la force de sa volonté faisait taire les remordsdes sentiments de timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. Elle n'avait nullement prévu l'état affreux où elle se trouvait.

Il faut cependant que je lui parlese dit-elle à la fincela est dans les convenanceson parle à son amant. Et alors pour accomplir un devoiret avec une tendresse qui était bien plus dans les paroles dont elle se servait que dans le son de sa voixelle raconta les diverses résolutions qu'elle avait prises à son égard pendant ces derniers jours.

Elle avait décidé que s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'échelle du jardinierainsi qu'il lui était prescritelle serait toute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous était glacé. C'était à faire prendre l'amour en haine. Quelle leçon de morale pour une jeune imprudente! Vaut-il la peine de perdre son avenir pour un tel moment?

Après de longues incertitudesqui eussent pu paraître à un observateur superficiel l'effet de la haine la plus décidéetant les sentiments qu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder à une volonté aussi fermeMathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable.

A la véritéces transports étaient un peu voulus. L'amour passionné était encore plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité.

Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son amant. Le pauvre garçonse disait-ellea été d'une bravoure achevéeil doit être heureuxou bien c'est moi qui manque de caractère. Mais elle eût voulu racheter au prix d'une éternité de malheur la nécessité cruelle où elle se trouvait.

Malgré la violence affreuse qu'elle se faisaitelle fut parfaitement maîtresse de ses paroles.

Aucun regretaucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui sembla singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différencegrand Dieu! avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières! Ces belles façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâtermême l'amourse disait-il dans son injustice extrême.

Il se livrait à ces réflexions debout dans une des grandes armoires d'acajou où on l'avait fait entrer aux premiers bruits entendus dans l'appartement voisinqui était celui de Mme de La Mole. Mathilde suivit sa mère à la messeles femmes quittèrent l'appartementet Julien s'échappa avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux.

Il monta à cheval et chercha [Variante: alla au pas rechercher] les endroits les plus solitaires d'une des forêts voisines de Paris [Variante: du bois de Meudon]. Il était bien plus étonné qu'heureux. Le bonheur quide temps à autrevenait occuper son âmeétait comme celui d'un jeune sous-lieutenant quià la suite de quelque action étonnantevient d'être nommé colonel d'emblée par le général en chef; il se sentait porté à une immense hauteur. Tout ce qui était au-dessus de lui la veilleétait à ses côtés maintenant ou bien au-dessous. Peu à peu le bonheur de Julien augmenta à mesure qu'il s'éloignait.

S'il n'y avait rien de tendre dans son âmec'est quequelque étrange que ce mot puisse paraîtreMathildedans toute sa conduite avec luiavait accompli un devoir. Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous les événements de cette nuit que le malheur et la honte qu'elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité [Variante: ces transports divins] dont parlent les romans.

Me serais-je trompéen'aurais-je pas d'amour pour lui? se dit-elle.

CHAPITRE XVII

UNE VIEILLE EPEE

I now mean to be serious; -- it is time

Since laughter now-a-days is deem'd too serious

A jest at vice by virtue's called a crime
.

Don JuanC. XIII.

Elle ne parut pas au dîner. Le soir elle vint un instant au salonmais ne regarda pas Julien. Cette conduite lui parut étrange; maispensa-t-il[Variante: je dois me l'avouer] je ne connais leurs usages[Variante: les usages de la bonne compagnie que par les actions de la vie de tous les jours que j'ai vu faire cent fois] elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefoisagité par la plus extrême curiositéil étudiait l'expression des traits de Mathilde; il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air sec et méchant. Evidemment ce n'était pas la même femme quila nuit précédenteavait ou feignait des transports de bonheur trop excessifs pour être vrais.

Le lendemainle surlendemainmême froideur de sa part; elle ne le regardait paselle ne s'apercevait pas de son existence. Juliendévoré par la plus vive inquiétudeétait à mille lieues des sentiments de triomphe qui l'avaient seuls animé le premier jour. Serait-cepar hasardse dit-ilun retour à la vertu? Mais ce mot était bien bourgeois pour l'altière Mathilde.

Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la religionpensait Julienelle l'aime comme très tile aux intérêts de sa caste.

Mais par simple délicatesse [Variante: féminine] ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute [Variante: irréparable] qu'elle a commise? Julien croyait être son premier amant.

Maisse disait-il dans d'autres instantsil faut avouer qu'il n'y a rien de naïfde simplede tendre dans toute sa manière d'être; jamais je ne l'ai vue plus altière [Variante: plus semblable à une reine qui vient de descendre de son trône]. Me mépriserait-elle? Il serait digne d'elle de se reprocher ce qu'elle a fait pour moià cause seulement de la bassesse de ma naissance.

Pendant que Julienrempli de ses préjugés puisés dans les livres et dans les souvenirs de Verrièrespoursuivait la chimère d'une maîtresse tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amantla vanité de Mathilde était furieuse contre lui.

Comme elle ne s'ennuyait plus depuis deux moiselle ne craignait plus l'ennui; ainsisans pouvoir s'en douter le moins du mondeJulien avait perdu son plus grand avantage.

Je me suis donné un maître! se disait Mlle de La Mole en proie au plus noir chagrin [Variante: se promenant agitée dans sa chambre]. Il est rempli d'honneurà la bonne heure; mais si je pousse à bout sa vanitéil se vengera en faisant connaître la nature de nos relations. Jamais Mathilde n'avait eu d'amantet [Variante: Tel est le malheur de notre siècleles plus étranges égarements même ne guérissent pas de l'ennui. Julien était le premier amour de Mathildeet] dans cette circonstance de la vie qui donne quelques illusions tendres même aux âmes les plus sècheselle était en proie aux réflexions les plus amères.

Il a sur moi un empire immensepuisqu'il règne par la terreur et peut me punir d'une peine atrocesi je le pousse à bout. Cette seule idée suffisait pour porter Mle de La Mole à l'outrager. Le courage était la première qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guérir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que l'idée qu'elle jouait à croix ou pile son existence entière.

Le troisième jourcomme Mlle de La Mole s'obstinait à ne pas le regarderJulien la suivit après dîneret évidemment malgré elledans la salle de billard.

-- Eh bienmonsieurvous croyez donc avoir acquis des droits bien puissants sur moilui dit-elle avec une colère à peine retenuepuisque en opposition à ma volonté bien évidemment déclaréevous prétendez me parler?... Savez-vous que personne au monde n'a jamais tant osé?

Rien ne fut plaisant comme le dialogue de ces deux jeunes amantssans s'en douter ils étaient animés l'un contre l'autre des sentiments de la haine la plus vive. Comme ni l'un ni l'autre n'avait le caractère endurantque d'ailleurs ils avaient des habitudes de bonne compagnieils en furent bientôt à se déclarer nettement qu'ils se brouillaient à jamais.

-- Je vous jure un secret éterneldit Julienj'ajouterais même que jamais je ne vous adresserai la parolesi votre réputation ne pouvait souffrir de ce changement trop marqué. Il salua avec respect et partit.

Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir; il était bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours auparavantquand on l'avait caché dans la grande armoire d'acajou. Mais tout changea rapidement dans son âmedu moment qu'il se vit à jamais brouillé avec elle.

Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui dans la réalité l'avait laissé si froid.

Dans la nuit même qui suivit la déclaration de brouille éternelleJulien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il aimait Mlle de La Mole.

Des combats affreux suivirent cette découverte: tous ses sentiments étaient bouleversés.

Deux jours aprèsau lieu d'être fier avec M. de Croisenoisil l'aurait presque embrassé en fondant en larmes.

L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sensil se décida à partir pour le Languedocfit sa malle et alla à la poste.

Il se sentit défaillir quandarrivé au bureau des malles-posteon lui apprit quepar un hasard singulieril y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l'arrêta et revint à l'hôtel de La Moleannoncer son départ au marquis.

M. de La Mole était sorti. Plus mort que vifJulien alla l'attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole?

En le voyant paraîtreelle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre.

Emporté par son malheurégaré par la surpriseJulien eut la faiblesse de lui diredu ton le plus tendre et qui venait de l'âme:

-- Ainsivous ne m'aimez plus?

-- J'ai horreur de m'être livrée au premier venudit Mathilde en pleurant de rage contre elle-même.

-- Au premier venu! s'écria Julienet il s'élança sur une vieille épée du Moyen Agequi était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.

Sa douleurqu'il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à Mlle de La Molevenait d'être centuplée par les larmes de honte qu'il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.

Au moment où il venait de tirer l'épéeavec quelque peinede son fourreau antiqueMathildeheureuse d'une sensation si nouvelles'avança fièrement vers lui; ses larmes s'étaient taries.

L'idée du marquis de La Moleson bienfaiteurse présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille! se dit-ilquelle horreur! Il fit un mouvement pour jeter l'épée. Certainementpensa-t-ilelle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame: il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s'il y eût cherché quelque tache de rouillepuis il la remit dans le fourreauet avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.

Tout ce mouvementfort lent sur la findura bien une minute; Mlle de La Mole le regardait étonnée. J'ai donc été sur le point d'être tuée par mon amant! se disait-elle.

Cette idée la transportait dans les plus beaux temps du siècle de Charles IX et de Henri III.

Elle était immobile devant Julien qui venait de replacer l'épéeelle le regardait avec des yeux où il n'y avait plus de haine [Variante: d'où la haine s'était envolée]. Il faut convenir qu'elle était bien séduisante en ce momentcertainement jamais femme n'avait moins ressemblé à une poupée parisienne (ce mot était la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).

Je vais retomber dans quelque faiblesse pour luipensa Mathilde; c'est bien pour le coup qu'il se croirait mon seigneur et maîtreaprès une rechuteet au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle s'enfuit.

Mon Dieu! qu'elle est belle! dit Julien en la voyant courir: voilà cet être qui se précipitait dans mes bras avec tant de fureur il n'y a pas huit jours... Et ces instants ne reviendront jamais! et c'est par ma faute! Etau moment d'une action si extraordinairesi intéressante pour moije n'y étais pas sensible!... Il faut avouer que je suis né avec un caractère bien plat et bien malheureux.

Le marquis parut; Julien se hâta de lui annoncer son départ.

-- Pour où? dit M. de La Mole.

-- Pour le Languedoc.

-- Non pass'il vous plaîtvous êtes réservé à de plus hautes destinéessi vous partez ce sera pour le Nord... mêmeen termes militairesje vous consigne à l'hôtel. Vous m'obligerez de n'être jamais plus de deux ou trois heures absentje puis avoir besoin de vous d'un moment à l'autre.

Julien saluaet se retira sans mot direlaissant le marquis fort étonné; il était hors d'état de parleril s'enferma dans sa chambre. Làil put s'exagérer en liberté toute l'atrocité de son sort.

Ainsipensait-ilje ne puis pas même m'éloigner! Dieu sait combien de jours le marquis va me retenir à Paris; grand Dieu! que vais-je devenir? et pas un ami que je puisse consulter: l'abbé Pirard ne me laisserait pas finir la première phrasele comte Altamira me proposerait [Variante:pour me distraire] de m'affilier à quelque conspiration.

Et cependant je suis fouje le sens; je suis fou!

Qui pourra me guiderque vais-je devenir?

CHAPITRE XVIII

MOMENTS CRUELS

Et elle me l'avoue! Elle détaille jusqu'aux moindres circonstances! Son oeil si beau fixé sur le mien peint l'amour qu'elle sentit pour un autre!

SCHILLER.

Mademoiselle de La Mole ravie ne songeait qu'au bonheur d'avoir été sur le point d'être tuée. Elle allait jusqu'à se dire: Il est digne d'être mon maîtrepuisqu'il a été sur le point de me tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la société pour arriver à un tel mouvement de passion?

Il faut avouer qu'il était bien joli au moment où il est monté sur la chaisepour replacer l'épéeprécisément dans la position pittoresque que le tapissier décorateur lui a donnée! Après toutje n'ai pas été si folle de l'aimer.

Dans cet instants'il se fût présenté quelque moyen honnête de renouerelle l'eût saisi avec plaisir. Julienenfermé à double tour dans sa chambreétait en proie au plus violent désespoir. Dans ses idées follesil pensait à se jeter à ses pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu écartéil eût erré au jardin et dans l'hôtelde manière à se tenir à portée des occasionsil eût peut-être en un seul instant changé en bonheur le plus vif son affreux malheur.

Mais l'adresse dont nous lui reprochons l'absence aurait exclu le mouvement sublime de saisir l'épée quidans ce momentle rendait si joli aux yeux de Mlle de La Mole. Ce capricefavorable à Juliendura toute la journée; Mathilde se faisait une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l'avait aiméelle les regrettait.

Au faitse disait-ellema passion pour ce pauvre garçon n'a duré à ses yeux que depuis une heure après minuitquand je l'ai vu arriver par son échelle avec tous ses pistolets dans la poche de côté de son habitjusqu'à huit heures du matin. C'est un quart d'heure aprèsen entendant la messe à Sainte-Valèreque j'ai commencé à penser qu'il allait se croire mon maîtreet qu'il pourrait bien essayer de me faire obéir au nom de la terreur.

Après dînerMlle de La Moleloin de fuir Julienlui parla et l'engagea en quelque sorte à la suivre au jardin; il obéit. Cette épreuve lui manquait. Mathilde cédait sans trop s'en douter à l'amour qu'elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrême à se promener à ses côtésc'était avec curiosité qu'elle regardait ces mains qui le matin avaient saisi l'épée pour la tuer.

Après une telle actionaprès tout ce qui s'était passéil ne pouvait plus être question de leur ancienne conversation.

Peu à peuMathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l'état de son coeur. Elle trouvait une singulière volupté dans ce genre de conversation; elle en vint à lui raconter les mouvements d'enthousiasme passagers qu'elle avait éprouvés pour M. de Croisenoispour M. de Caylus...

-- Quoi! pour M. de Caylus aussi! s'écria Julien; et toute l'amère jalousie d'un amant délaissé éclatait dans ce mot. Mathilde en jugea ainsiet n'en fut point offensée.

Elle continua à torturer Julienen lui détaillant ses sentiments d'autrefois de la façon la plus pittoresqueet avec l'accent de la plus intime vérité. Il voyait qu'elle peignait ce qu'elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu'en parlantelle faisait des découvertes dans son propre coeur.

Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.

Soupçonner qu'un rival est aimé est déjà bien cruelmais se voir avouer en détail l'amourqu'il inspire par la femme qu'on adore est sans doute le comble des douleurs.

O combien étaient punisen cet instantles mouvements d'orgueil qui avaient porté Julien à se préférer aux Caylusaux Croisenois! Avec quel malheur intime et senti il s'exagérait leurs plus petits avantages! Avec quelle bonne foi ardente il se méprisait lui-même!

Mathilde lui semblait adorable[Variante: un être au-dessus du divin;] toute parole est faible pour exprimer l'excès de son admiration. En se promenant à côté d'elleil regardait à la dérobée ses mainsses brasson port de reine. Il était sur le point de tomber à ses piedsanéanti d'amour et de malheuret en criant: Pitié!

Et cette personne si bellesi supérieure à toutqui une fois m'a aiméc'est M. de Caylus qu'elle aimera sans doute bientôt!

Julien ne pouvait douter de la sincérité de Mlle de La Mole; l'accent de la vérité était trop évident dans tout ce qu'elle disait. Pour que rien absolument ne manquât à son malheuril y eut des moments oùà force de s'occuper des sentiments qu'elle avait éprouvés une fois pour M. de CaylusMathilde en vint à parler de lui comme si elle l'aimait actuellement. Certainement il y avait de l'amour dans son accentJulien le voyait nettement.

L'intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu'il eût moins souffert. Commentarrivé à cet excès de malheurle pauvre garçon eût-il pu deviner que c'était parce qu'elle parlait à luique Mlle de La Mole trouvait tant de plaisir à repenser aux velléités d'amour qu'elle avait éprouvées jadis pour M. de Caylus ou M. de Luz?

Rien ne saurait exprimer les angoisses de Julien. Il écoutait les confidences détaillées de l'amour éprouvé pour d'autres dans cette même allée de tilleuls oùsi peu de jours auparavantil attendait qu'une heure sonnât pour pénétrer dans sa chambre. Un être humain ne peut soutenir le malheur à un plus haut degré.

Ce genre d'intimité cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantôt semblait recherchertantôt ne fuyait pas les occasions de lui parler; et le sujet de conversation auquel ils semblaient tous deux revenir avec une sorte de volupté cruellec'était le récit des sentiments qu'elle avait éprouvés pour d'autres: elle lui racontait les lettres qu'elle avait écriteselle lui en rappelait jusqu'aux paroleselle lui récitait des phrases entières. Les derniers jourselle semblait contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs étaient une vive jouissance pour elle. [Variante : pour elle; elle y voyait la faiblesse de son tyranelle pouvait donc se permettre de l'aimer.]

On voit que Julien n'avait aucune expérience de la vieil n'avait pas même lu de romans; s'il eût été un peu moins gauche et qu'il eût dit avec quelque sang-froid à cette jeune fillepar lui si adorée et qui lui faisait des confidences si étranges: Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieursc'est pourtant moi que vous aimez...

Peut-être eût-elle été heureuse d'être devinée; du moins le succès eût-il dépendu entièrement de la grâce avec laquelle Julien eût exprimé cette idéeet du moment qu'il eût choisi. Dans tous les cas il sortait bienet avec avantage pour luid'une situation qui allait devenir monotone aux yeux de Mathilde.

-- Et vous ne m'aimez plusmoi qui vous adore! lui dit un jour [Variante:après une longue promenade] Julien éperdu d'amour et de malheur.

Cette sottise était à peu près la plus grande qu'il pût commettre.

Ce mot détruisit en un clin d'oeil tout le plaisir que Mlle de La Mole trouvait à lui parler de l'état de son coeur. Elle commençait à s'étonner qu'après ce qui s'était passé il ne s'offensât pas de ses récits; elle allait jusqu'à s'imaginerau moment où il lui tint ce sot proposque peut-être il ne l'aimait plus. La fierté a sans doute éteint son amourse disait-elle. Il n'est pas homme à se voir impunément préférer des êtres comme Caylusde LuzCroisenoisqu'il avoue lui être tellement supérieurs. Nonje ne le verrai plus à mes pieds!

Les jours précédentsdans la naïveté de son malheurJulien lui faisait un éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs; il allait jusqu'à les exagérer. Cette nuance n'avait point échappé à Mlle de La Moleelle en était étonnéemais n'en devinait point la cause. L'âme frénétique de Julienen louant un rival qu'il croyait aimésympathisait avec son bonheur.

Son mot si francmais si stupidevint tout changer en un instant: Mathildesûre d'être aiméele méprisa parfaitement.

Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit; elle le quittaet son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée au salonde toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemaince mépris occupait tout son coeur; il n'était plus question du mouvement quipendant huit jourslui avait fait trouver tant de plaisir à traiter Julien comme l'ami le plus intime; sa vue lui était désagréable. La sensation de Mathilde alla jusqu'au dégoût; rien ne saurait exprimer l'excès du mépris qu'elle éprouvait en le rencontrant sous ses yeux.

Julien n'avait rien compris à tout ce qui s'était passédans le coeur de Mathildemais il [Variante: sa vanité clairvoyante] discerna le mépris. Il eut le bon sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possibleet jamais ne la regarda.

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu'il se priva en quelque sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s'en augmentait encore. Le courage d'un coeur d'homme ne peut aller plus loinse disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de l'hôtel; la persienne en était fermée avec soinet de là du moins il pouvait apercevoir Mlle de La Mole quand elle paraissait au jardin.

Que devenait-il quand après dîner il la voyait se promener avec M. de CaylusM. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avoué quelque velléité d'amour autrefois éprouvée?

Julien n'avait pas l'idée d'une telle intensité de malheur; il était sur le point de jeter des cris; cette âme si ferme était enfin bouleversée de fond en comble.

Toute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue odieuse; il était incapable d'écrire les lettres les plus simples.

-- Vous êtes foului dit [Variante: un matin] le marquis.

Julientremblant d'être devinéparla de maladie et parvint à se faire croire. Heureusement pour luile marquis le plaisanta à dîner sur son prochain voyage: Mathilde comprit qu'il pouvait être fort long. Il y avait déjà plusieurs jours que Julien la fuyaitet les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait à cet être si pâle et si sombreautrefois aimé d'ellen'avaient plus le pouvoir de la tirer de sa rêverie.

Une fille ordinairese disait-elleeût cherché l'homme qu'elle préfère parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon; mais un des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans l'ornière tracée par le vulgaire.

Compagne d'un homme tel que Julienauquel il ne manque que de la fortune que j'aij'exciterai continuellement l'attentionje ne passerai point inaperçue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une révolution comme mes cousinesqui de peur du peuple n'osent pas gronder un postillon qui les mène malje serai sûre de jouer un rôle et un grand rôlecar l'homme que j'ai choisi a du caractère et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il? des amisde l'argent? Je lui en donne. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur dont on se fait quand on veut. [Variante: fait la fortune quand et comment on veut et de l'amour duquel on ne se permet pas même de douter.]

 

CHAPITRE XIX

L'OPERA BOUFFE

O how this spring of love resembleth

The uncertain glory of an April day;

Which now shows all the beauty of the sun

And by and by a cloud takes all away!


SHAKESPEARE.

Occupée de l'avenir et du rôle singulier qu'elle espéraitMathilde en vint bientôt jusqu'à regretter les discussions sèches et métaphysiques qu'elle avait souvent avec Julien. Fatiguée de si hautes penséesquelquefois aussi elle regrettait les moments de bonheur qu'elle avait trouvés auprès de lui; ces derniers souvenirs ne paraissaient point sans remordselle en était accablée dans de certains moments.

Mais si l'on a une faiblessese disait-elleil est digne d'une fille telle que moi de n'oublier ses devoirs que pour un homme de mérite; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à cheval qui m'ont séduitemais ses profondes discussions sur l'avenir qui attend la Franceses idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre. J'ai été séduiterépondait-elle à ses remordsje suis une faible femmemais du moins je n'ai pas été égarée comme une poupée par les avantages extérieurs.

S'il y a une révolutionpourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rôle de Rolandet moi celui de Mme Roland? J'aime mieux ce rôle que celui de Mme de Staël: l'immoralité de la conduite sera un obstacle dans notre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse; j'en mourrais de honte.

Les rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi gravesil faut l'avouerque les pensées que nous venons de transcrire.

Elle regardait Julien [Variante: à la dérobée]elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions.

Sans doutese disait-elleje suis parvenue à détruire chez lui jusqu'à la plus petite idée qu'il a des droits.

L'air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m'a dit ce mot d'amour [Variante: naïfau jardin]il y a huit joursle prouve de reste; il faut convenir que j'ai été bien extraordinaire de me fâcher d'un mot où brillaient tant de respecttant de passion. Ne suis-je pas sa femme? Son mot était natureletil faut l'avoueril était bien aimable. Julien m'aimait encore après des conversations éternelles dans lesquelles je ne lui avais parléet avec bien de la cruautéj'en conviensque des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène m'avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. Ah! s'il savait combien ils sont peu dangereux pour moi! combien auprès de lui ils me semblent étiolés et tous copies les uns des autres.

En faisant ces réflexionsMathilde [Variante:pour se donner une contenance aux yeux de sa mère qui la regardait] traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'étonnala ravit: il ressemblait à Julien d'une manière frappante. C'est la voix du ciel! Voilà un des miracles de l'amours'écria-t-elle avec transport: sans m'en douter je fais son portrait.

Elle s'enfuit dans sa chambres'y enferma[Variante: prit des couleurs] s'appliqua beaucoupchercha sérieusement à faire le portrait de Julienmais elle ne put réussir; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant; Mathilde en fut enchantéeelle y vit une preuve évidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tardquand la marquise la fit appeler pour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut qu'une idéechercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner.

Il ne parut point; ces dames n'eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l'opéraMathilde rêva à l'homme qu'elle aimait avec les transports de la passion la plus vive; mais au second acte une maxime d'amour chantéeil faut l'avouersur une mélodie digne de Cimarosapénétra son coeur. L'héroïne de l'opéra disait: Il faut me punir de l'excès d'adoration que je sens pour luije l'aime trop!

Du moment qu'elle eut entendu cette cantilène sublimetout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlaitelle ne répondait pas; sa mère la grondaità peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilènepleine d'une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa positionoccupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musiqueelle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à Julien. L'amour de tête a plus d'esprit sans doute que l'amour vraimais il n'a que des instants d'enthousiasme; il se connaît tropil se juge sans cesse; loin d'égarer la penséeil n'est bâti qu'à force de pensées.

De retour à la maisonquoi que pût dire Mme de La MoleMathilde prétendit avoir la fièvreet passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air célèbre qui l'avait charmée:

Devo punirmidevo punirmiSe troppo amaietc.

Le résultat de cette nuit de folie fut qu'elle crut être parvenue à triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d'une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l'accuseront d'indécence. Il ne fait point l'injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris de supposer qu'une seule d'entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d'imaginationet même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui parmi tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXe siècle.

Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l'ornement des bals de cet hiver.

Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortunedes chevauxde belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de l'ennui dans tous ces avantagesils sont en général l'objet des désirs les plus constantset s'il y a passion dans les coeurs elle est pour eux.

Ce n'est point l'amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens doués de quelque talent comme Julien; ils s'attachent d'une étreinte invincible à une coterieet quand la coterie fait fortunetoutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à l'homme d'étude qui n'est d'aucune coterieon lui reprochera jusqu'à de petits succès fort incertainset la haute vertu triomphera en le volant. Ehmonsieurun roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieuxtantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral! Son miroir montre la fangeet vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbieret plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former.

Maintenant qu'il est bien convenu que le caractère de Mathilde est impossible dans notre sièclenon moins prudent que vertueuxje crains moins d'irriter en continuant le récit des folies de cette aimable fille.)

Pendant toute la journée du lendemain elle épia les occasions de s'assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de déplaire en tout à Julien; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.

Julien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manoeuvre de passion aussi compliquéeencore moins put-il voir tout ce qu'elle avait de favorable pour lui: il en fut la victime; jamais peut-être son malheur n'avait été aussi excessif. Ses actions étaient tellement peu sous la direction de son espritque si quelque philosophe chagrin lui eût dit: «Songez à profiter rapidement des dispositions qui vont vous être favorables; dans ce genre d'amour de têteque l'on voit à Parisla même manière d'être ne peut durer plus de deux jours»il ne l'eût pas compris. Mais quelque exalté qu'il fûtJulien avait de l'honneur. Son premier devoir était la discrétion; il le comprit. Demander conseilraconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du malheureux quitraversant un désert enflamméreçoit du ciel une goutte d'eau glacée. Il connut le périlil craignit de répondre par un torrent de larmes à l'indiscret qui l'interrogerait; il s'enferma chez lui.

Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin; quand enfin elle l'eut quittéil y descendit; il s'approcha d'un rosier où elleavait pris une fleur.

La nuit était sombreil put se livrer à tout son malheur sans craindre d'être vu. Il était évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle l'avait aimé luimais elle avait connu son peu de mérite.

Et en effetj'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction; je suis au total un être bien platbien vulgairebien ennuyeux pour les autresbien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté de toutes ses bonnes qualitésde toutes les choses qu'il avait aimées avec enthousiasme; et dans cet état d' imagination renversée il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d'un homme supérieur.

Plusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui; cette image était pleine de charmesc'était comme un repos délicieux; c'était le verre d'eau glacée offert au misérable quidans le désertmeurt de soif et de chaleur.

Ma mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi! s'écria-t-il. Quel souvenir je laisserai!

Tombé dans ce dernier abîme du malheurun être humain n'a de ressources que le courage. Julien n'eut pas assez de génie pour se dire: Il faut oser; mais comme [Variante: le soir] il regardait la fenêtre de la chambre de Mathildeil vit à travers les persiennes qu'elle éteignait sa lumière: il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vuehélas! une fois en sa vie. Son imagination n'allait pas plus loin.

Une heure sonna; entendre le son de la cloche et se dire: Je vais monter avec l'échellene fut qu'un instant.

Ce fut l'éclair du génieles bonnes raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux! se disait-il. Il courut à l'échellele jardinier l'avait enchaînée. A l'aide du chien d'un de ses pistoletsqu'il brisaJulienanimé dans ce moment d'une force surhumainetordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l'échelle; il en fut maître en peu de minuteset la plaça contre la fenêtre de Mathilde.

Elle va se fâcherm'accabler de méprisqu'importe? Je lui donne un baiserun dernier baiserje monte chez moi et je me tue...; mes lèvres toucheront sa joue avant que de mourir!

Il volait en montant l'échelleil frappe à la persienne ; après quelques instants Mathilde l'entendelle veut ouvrir la persiennel'échelle s'y oppose: Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la persienne ouverteetau risque de se précipiter mille foisdonne une violente secousse à l'échelle et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.

Il se jette dans la chambre plus mort que vif:

-- C'est donc toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras... ................................................................................

Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut presque égal.

Elle lui parlait contre elle-mêmeelle se dénonçait à lui.

-- Punis-moi de mon orgueil atrocelui disait-elleen le serrant dans ses bras de façon à l'étouffer; tu es mon maîtreje suis ton esclaveil faut que je te demande pardon à genoux d'avoir voulu me révolter. Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds. Ouitu es mon maîtrelui disait-elle encore ivre de bonheur et d'amour; règne à jamais sur moipunis sévèrement ton esclave quand elle voudra se révolter.

Dans un autre momentelle s'arrache de ses brasallume la bougieet Julien a toutes les peines du monde à l'empêcher de se couper tout un côté de ses cheveux.

-- Je veux me rappelerlui dit-elleque je suis ta servante: si jamais un exécrable orgueil vient m'égarermontre-moi ces cheveux et dis: Il n'est plus question d'amouril ne s'agit pas de l'émotion que votre âme peut éprouver en ce momentvous avez juré d'obéirobéissez sur l'honneur.

Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel degré d'égarement et de félicité.

La vertu de Julien fut égale à son bonheur.

-- Il faut que je descende par l'échelledit-il à Mathildequand il vit l'aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de l'orientau-delà des jardins. Le sacrifice que je m'impose est digne de vousje me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu'une âme humaine puisse goûterc'est un sacrifice que je fais à votre réputation: si vous connaissez mon coeurvous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi ce que vous êtes en ce moment? Mais l'honneur parleil suffit. Apprenez quelors de notre première entrevuetous les soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d'espionson sait ce qu'il fait chaque nuit...

A cette idéeMathilde rit aux éclats. Sa mère et une femme de service furent éveillées ; tout à coup on lui adressa la parole à travers la porte. Julien la regardaelle pâlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.

-- Mais si elles ont l'idée d'ouvrir la fenêtreelles voient l'échelle! lui dit Julien.

Il la serra encore une fois dans ses brasse jeta sur l'échelle et se laissa glisser plutôt qu'il ne descendit; en un moment il fut à terre.

Trois secondes aprèsl'échelle était sous l'allée de tilleulset l'honneur de Mathilde sauvé. Julienrevenu à luise trouva tout en sang et presque nuil s'était blessé en se laissant glisser sans précaution.

L'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère: vingt hommes se fussent présentésque les attaquer seulen cet instantn'eût été qu'un plaisir de plus. Heureusementsa vertu militaire ne fut pas mise à l'épreuve: il coucha l'échelle à sa place ordinaire; il replaça la chaîne qui la retenait; il n'oublia point de revenir effacer l'empreinte que l'échelle avait laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.

Commedans l'obscuritéil promenait sa main sur la terre molle pour s'assurer que l'empreinte était entièrement effacéeil sentit tomber quelque chose sur ses mainsc'était tout un côté des cheveux de Mathildequ'elle avait coupé et qu'elle lui jetait.

Elle était à sa fenêtre.

-- Voilà ce que t'envoie ta servantelui dit-elle assez hautc'est le signe d'une obéissance éternelle. Je renonce à l'exercice de ma raisonsois mon maître.

Julienvaincufut sur le point d'aller reprendre l'échelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.

Rentrer du jardin dans l'hôtel n'était pas chose facile. Il réussit à forcer la porte d'une cave; parvenu dans la maisonil fut obligé d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissédans la petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidementjusqu'à la clef qui était dans la poche de son habit. Pourvupensa-t-ilqu'elle songe à cacher toute cette dépouille mortelle!

Enfinla fatigue l'emporta sur le bonheuret comme le soleil se levaitil tomba dans un profond sommeil.

La cloche du déjeuner eut grand'peine à l'éveilleril parut à la salle à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L'orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l'amour qui éclatait dans les yeux de cette personne si belle et environnée de tant d'hommages; mais bientôt sa prudence eut lieu d'être effrayée.

Sous prétexte du peu de temps qu'elle avait eu pour soigner sa coiffureMathilde avait arrangé ses cheveux de façon que Julien pût apercevoir du premier coup d'oeil toute l'étendue du sacrifice qu'elle avait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi belle figure avait pu être gâtée par quelque choseMathilde y serait parvenue; tout un côté de ses beaux cheveuxd'un blond cendréétait coupé [Variante: inégalement] à un demi-pouce de la tête.

A déjeunertoute la manière d'être de Mathilde répondit à cette première imprudence. On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusementce jour-làM. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d'une promotion de cordons bleusqui allait avoir lieuet dans laquelle M. de Chaulnes n'était pas compris. Vers la fin du repasil arriva à Mathildequi parlait à Juliende l'appeler mon maître . Il rougit jusqu'au blanc des yeux.

Soit hasard ou fait exprès de la part de Mlle de La MoleMathilde ne fut pas un instant seule ce jour-là. Le soiren passant de la salle à manger au salonelle trouva pourtant le moment de dire à Julien:

-- [Variante: Tous mes projets sont renversés.] Croirez-vous que ce soit un prétexte de ma part? Maman vient de décider qu'une de ses femmes s'établira la nuit dans mon appartement.

Cette journée passa comme un éclair. Julien était au comble du bonheur. Dès sept heures du matinle lendemainil était installé dans la bibliothèque; il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître; il lui avait écrit une lettre infinie.

Il ne la vit que bien des heures aprèsau déjeuner. Elle était ce jour-là coiffée avec le plus grand soin; un art merveilleux s'était chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux fois Julienmais avec des yeux polis et calmesil n'était plus question de l'appeler mon maître .

L'étonnement de Julien l'empêchait de respirer... Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui.

En y pensant mûrementelle avait décidé que c'était un êtresi ce n'est tout à fait commundu moins ne sortant pas assez de la ligne pour mériter toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. Au totalelle ne songeait guère à l'amour; ce jour-làelle était lasse d'aimer.

Pour Julienles mouvements de son coeur furent ceux d'un enfant de seize ans. Le doute affreuxl'étonnementle désespoir l'occupèrent tour à tour pendant ce déjeuner qui lui sembla d'une éternelle durée.

Dès qu'il put décemment se lever de tableil se précipita plutôt qu'il ne courut à l'écuriesella lui-même son chevalet partit au galop; il craignait de se déshonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon coeur à force de fatigue physiquese disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu'ai-je faitqu'ai-je dit pour mériter une telle disgrâce?

Il faut ne rien fairene rien dire aujourd'huipensa-t-il en rentrant à l'hôtelêtre mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plusc'est son cadavre qui s'agite encore.

CHAPITRE XX

LE VASE DU JAPON

Son coeur ne comprend pas d'abord tout l'excès de son malheur; il est plus troublé qu'ému. Mais à mesure que la raison revient. il sent la profondeur de son infortune. Tous les plaisirs de la vie se trouvent anéantis pour luiil ne peut sentir que les vives pointes du désespoir qui le déchire. Mais à quoi bon parler de douleur physique? Quelle douleur sentie par le corps seulement est comparable à celle-ci?

JEAN PAUL.

On sonnait le dînerJulien n'eut que le temps de s'habiller; il trouva au salon Mathildequi faisait des instances à son frère et à M. de Croisenois pour les engager à ne pas aller passer la soirée à Suresneschez madame la maréchale de Fervaques.

Il eût été difficile d'être plus séduisante et plus aimable pour eux. Après dîner parurent MM. de Luzde Caylus et plusieurs de leurs amis. On eût dit que mademoiselle de La Mole avait reprisavec le culte de l'amitié fraternellecelui des convenances les plus exactes. Quoique le temps fût charmant ce soir-làelle insista pour ne pas aller au jardin; elle voulut que l'on ne s'éloignât pas de la bergère où madame de La Mole était placée. Le canapé bleu fut le centre du groupecomme en hiver.

Mathilde avait de l'humeur contre le jardinou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux: il était lié au souvenir de Julien.

Le malheur diminue l'esprit. Notre héros eut la gaucherie de s'arrêter auprès de cette petite chaise de paillequi jadis avait été témoin de triomphes si brillants. Aujourd'hui personne ne lui adressa la parole; sa présence était comme inaperçue et pire encore. Ceux des amis de mademoiselle de La Molequi étaient placés près de lui à l'extrémité du canapéaffectaient en quelque sorte de lui tourner le dosdu moins il en eut l'idée.

C'est une disgrâce de courpensa-t-il. Il voulut étudier un instant les gens qui prétendaient l'accabler de leur dédain.

L'oncle de M. de Luz avait une grande charge auprès du roid'où il résultait que ce bel officier plaçait au commencement de sa conversationavec chaque interlocuteur qui survenaitcette particularité piquante: son oncle s'était mis en route à sept heures pour Saint-Cloudet le soir il comptait y coucher. Ce détail était amené avec toute l'apparence de la bonhomiemais toujours il arrivait.

En observant M. de Croisenois avec l'oeil sévère du malheurJulien remarqua l'extrême influence que cet aimable et bon jeune homme supposait aux causes occultes. C'était au point qu'il s'attristait et prenait de l'humeur s'il voyait attribuer un événement un peu important à une cause simple et toute naturelle. Il y a là un peu de foliese dit Julien. Ce caractère a un rapport frappant avec celui de l'empereur Alexandre tel que me l'a décrit le prince Korasoff. Durant la première année de son séjour à Parisle pauvre Julien sortant du séminaireébloui par les grâces pour lui si nouvelles de tous ces aimables jeunes gensn'avait pu que les admirer. Leur véritable caractère commençait seulement à se dessiner à ses yeux.

Je joue ici un rôle indignepensa-t-il tout à coup. Il s'agissait de quitter sa petite chaise de paille d'une façon qui ne fût pas trop gauche. Il voulut inventeril demandait quelque chose de nouveau à une imagination tout occupée ailleurs. Il fallait avoir recours à la mémoirela sienne étaitil faut l'avouerpeu riche en ressources de ce genre; le pauvre garçon avait encore bien peu d'usageaussi fut-il d'une gaucherie parfaite et remarquée de tous lorsqu'il se leva pour quitter le salon. Le malheur était trop évident dans toute sa manière d'être. Il jouait depuis trois quarts d'heure le rôle d'un importun subalterne auquel on ne se donne pas la peine de cacher ce qu'on pense de lui.

Les observations critiques qu'il venait de faire sur ses rivaux l'empêchèrent toutefois de prendre son malheur trop au tragique; il avaitpour soutenir sa fiertéle souvenir de ce qui s'était passé l'avant-veille. Quels que soient leurs avantages sur moipensait-il en entrant seul au jardinMathilde n'a été pour aucun d'eux ce que deux fois dans ma vie elle a daigné être pour moi.

Sa sagesse n'alla pas plus loin. Il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse absolue de tout son bonheur.

Il s'en tint la journée suivante à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya plus de s'approcherle soirdu canapé bleuauquel Mathilde était fidèle. Il remarqua que le comte Norbert ne daignait pas même le regarder en le rencontrant dans la maison. Il doit se faire une étrange violencepensa-t-illui naturellement si poli.

Pour Julienle sommeil eût été le bonheur. En dépit de la fatigue physiquedes souvenirs trop séduisants commençaient à envahir toute son imagination. Il n'eut pas le génie de voir que par ses grandes courses à cheval dans les bois des environs de Parisn'agissant que sur lui-même et nullement sur le coeur ou sur l'esprit de Mathildeil laissait au hasard la disposition de son sort.

Il lui semblait qu'une chose apporterait à sa douleur un soulagement infini ce serait de parler à Mathilde. Mais cependant qu'oserait-il lui dire?

C'est à quoiun matin à sept heuresil rêvait profondément lorsque tout à coup il la vit entrer dans la bibliothèque.

-- Je saismonsieurque vous désirez me parler.

-- Grand Dieu! qui vous l'a dit?

-- Je le saisque vous importe? Si vous manquez d'honneurvous pouvez me perdreou du moins le tenter; mais ce dangerque je ne crois pas réelne m'empêchera certainement pas d'être sincère. Je ne vous aime plusmonsieurmon imagination folle m'a trompée...

A ce coup terribleéperdu d'amour et de malheurJulien essaya de se justifier. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire? Mais la raison n'avait plus aucun empire sur ses actions. Un instinct aveugle le poussait à retarder la décision de son sort. Il lui semblait que tant qu'il parlaittout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses parolesleur son l'irritaitelle ne concevait pas qu'il eût l'audace de l'interrompre.

Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient ce matin-là également malheureuse. Elle était en quelque sorte anéantie par l'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbéfils d'un paysan. C'est à peu prèsse disait-elle dans les moments où elle s'exagérait son malheurcomme si j'avais à me reprocher une faiblesse pour un des laquais.

Dans les caractères hardis et fiersil n'y a qu'un pas de la colère contre soi-même à l'emportement contre les autres; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif.

En un instantMlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des marques de mépris les plus excessives. Elle avait infiniment d'espritet cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.

Pour la première fois de sa vieJulien se trouvait soumis à l'action d'un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente. Loin de songer le moins du monde à se défendre en cet instantil en vint à se mépriser soi-même. En s'entendant accabler de marques de mépris si cruelleset calculées avec tant d'esprit pour détruire toute bonne opinion qu'il pouvait avoir de soiil lui semblait que Mathilde avait raisonet qu'elle n'en disait pas assez.

Pour elleelle trouvait un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi elle et lui de l'adoration qu'elle avait sentie quelques jours auparavant.

Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la première fois les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance. Elle ne faisait que répéter ce que depuis huit jours disait dans son coeur l'avocat du parti contraire à l'amour.

Chaque mot centuplait l'affreux malheur de Julien. Il voulut fuirMlle de La Mole le retint par le bras avec autorité.

-- Daignez remarquerlui dit-ilque vous parlez très hauton vous entendra de la pièce voisine.

-- Qu'importe! reprit fièrement Mlle de La Molequi osera dire qu'on m'entend? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées qu'il a pu se figurer sur mon compte.

Lorsque Julien put sortir de la bibliothèqueil était tellement étonnéqu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne m'aime plusse répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jourset moi je l'aimerai toute la vie.

Est-il bien possibleelle n'était rien! rien pour mon coeuril y a si peu de jours!

Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre à tout jamais! Triompher si complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendraet une fois pour toutesqu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuseque réellement elle n'avait plus d'amour en ce moment.

Après une scène aussi atroceaussi humiliantechez un être moins passionné que Julienl'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un seul instant de ce qu'elle se devait à elle-mêmeMlle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréablestellement bien calculéesqu'elles peuvent paraître une véritémême quand on s'en souvient de sang-froid.

La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si étonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout était fini à tout jamais entre euxet cependant le lendemainau déjeuneril fut gauche et timide devant elle. C'était un défaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les grandes chosesil savait nettement ce qu'il devait et voulait faireet l'exécutait.

Ce jour-làaprès le déjeunercomme Mme de La Mole lui demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rareque le matin son curé lui avait apportée en secretJulienen la prenant sur une consolefit tomber un vieux vase de porcelaine bleulaid au possible.

Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux japondisait-elleil me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille...

Mathilde avait suivi le mouvement de sa mèreravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.

-- Ce vaselui dit-ilest à jamais détruitainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie d'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit.

-- On dirait en véritédit Mme de La Mole comme il s'en allaitque ce M. Sorel est fier et content de ce qu'il vient de faire.

Ce mot tomba directement sur le coeur de Mathilde. Il est vraise dit-ellema mère a deviné justetel est le sentiment qui l'anime. Alors seulement cessa la joie de la scène qu'elle lui avait faite la veille. Eh bientout est finise dit-elle avec un calme apparent; il me reste un grand exemplecette erreur est affreusehumiliante! elle me vaudra la sagesse pour tout le reste de la vie.

Que n'ai-je dit vrai? pensait Julienpourquoi l'amour que j'avais pour cette folle me tourmente-t-il encore?

Cet amourloin de s'éteindre comme il l'espéraitfit des progrès rapides. Elle est folleil est vraise disait-ilen est-elle moins adorable? Est-il possible d'être plus jolie? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirsn'était-il pas réuni comme à l'envi chez Mlle de La Mole? Ces souvenirs de bonheur passé s'emparaient de Julienet détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison.

La raison lutte en vain contre les souvenirs de ce genre; ses essais sévères ne font qu'en augmenter le charme.

Vingt-quatre heures après la rupture du vase de vieux japonJulien était décidément l'un des hommes les plus malheureux.

CHAPITRE XXI

LA NOTE SECRETE

Car tout ce que je raconteje l'ai vu; et si j'ai pu me tromper en le voyantbien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.

Lettre à l'Auteur.

Le marquis le fit appeler; M. de La Mole semblait rajeunison oeil était brillant.

-- Parlons un peu de votre mémoiredit-il à Julienon dit qu'elle est prodigieuse! Pourriez-vous apprendre par coeur quatre pages et aller les réciter à Londres? mais sans changer un mot!...

Le marquis chiffonnait avec humeur La Quotidienne du jouret cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vumême lorsqu'il était question du procès Frilair.

Julien avait déjà assez d'usage pour sentir qu'il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu'on lui montrait.

-- Ce numéro de La Quotidienne n'est peut-être pas fort amusant; maissi monsieur le marquis le permetdemain matin j'aurai l'honneur de le lui réciter tout entier.

-- Quoi! même les annonces?

-- Fort exactementet sans qu'il y manque un mot.

-- M'en donnez-vous votre parole? reprit le marquis avec une gravité soudaine.

-- Ouimonsieurla crainte d'y manquer pourrait seule troubler ma mémoire.

-- C'est que j'ai oublié de vous faire cette question hier: je ne vous demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez entendre; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J'ai répondu de vousje vais vous mener dans un salon où se réuniront douze personnes; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

Ne soyez pas inquietce ne sera point une conversation confusechacun parlera à son tourje ne veux pas dire avec ordreajouta le marquis en reprenant l'air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parleronsvous écrirez une vingtaine de pages; vous reviendrez ici avec moinous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin au lieu de tout le numéro de La Quotidienne . Vous partirez aussitôt après; il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n'être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d'un grand personnage. Làil vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure; car parmi ses secrétairesparmi ses domestiquesil y a des gens vendus à nos ennemiset qui guettent nos agents au passage pour les intercepter.

Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.

Au moment où Son Excellence vous regarderavous tirerez ma montre que voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vousc'est toujours autant de faitdonnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.

Cela faitmais non plus tôtremarquez bienvous pourrezsi Son Excellence vous interrogeraconter la séance à laquelle vous allez assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyagec'est qu'entre Paris et la résidence du ministreil y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; carmon chercomment saurons-nous votre mort? Votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement completreprit le marquis d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soigné. En voyageau contrairevous serez comme à l'ordinaire. Cela vous surprendvotre méfiance devine? Ouimon amiun des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignementsau moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opiumle soirdans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.

-- Il vaut mieuxdit Julienfaire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Romeje suppose...

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

-- C'est ce que vous saurezmonsieurquand je jugerai à propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions.

-- Ceci n'en était pas unereprit Julien avec effusion; je vous le juremonsieurje pensais tout hautje cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.

--Ouiil paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeuret de votre âge encorene doit pas avoir l'air de forcer la confiance.

Julien fut très mortifiéil avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

-- Comprenez doncajouta M. de La Moleque toujours on en appelle à son coeur quand on a fait quelque sottise.

Une heure aprèsJulien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalternedes habits antiquesune cravate d'un blanc douteuxet quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyantle marquis éclata de rireet alors seulement la justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahitse disait M. de La Moleà qui se fier? et cependant quand on agitil faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit ont du coeurde la fidélité pour cent mille; s'il fallait se battreils périraient sur les marches du trôneils savent tout... excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme ses aïeuxc'est aussi le mérite d'un conscrit...

Le marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuerdit-il avec un soupirpeut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui...

-- Montons en voituredit le marquis comme pour chasser une idée importune.

-- Monsieurdit Julienpendant qu'on m'arrangeait cet habitj'ai appris par coeur la première page de La Quotidienne d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal. Julien récita sans se tromper d'un seul mot. Bondit le marquisfort diplomate ce soir-là; pendant ce temps ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparenceen partie boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salonun laquais renfrogné achevait d'établir une grande table à mangerqu'il changea plus tard en table de travailau moyen d'un immense tapis vert tout taché d'encredépouille de quelque ministère.

Le maître de la maison était un homme énormedont le nom ne fut point prononcé; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui digère.

Sur un signe du marquisJulien était resté au bas bout de la table. Pour se donner une contenanceil se mit à tailler des plumes. Il compta du coin de l'oeil sept interlocuteursmais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l'égalitéles autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entra sans être annoncé. Ceci est singulierpensa Julienon n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venuJulien en fut réduit à ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et épaishaut en couleurl'oeil brillant et sans expression autre qu'une méchanceté de sanglier.

L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arrivée presque immédiate d'un être tout différent. C'était un grand hommetrès maigreet qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil était caressantson geste poli.

C'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançonpensa Julien. Cet homme appartenait évidemment à l'Egliseil n'annonçait pas plus de cinquante à cinquante-cinq anson ne pouvait pas avoir l'air plus paterne.

Le jeune évêque d'Agde parutil eut l'air fort étonné quandfaisant la revue des présentsses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ciconnaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullementet le regard de ce jeune évêque me glace! Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux.

Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracaset se mit à parler dès la porte; il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès l'arrivée de ce parleur impitoyabledes groupes se formèrentapparemment pour éviter l'ennui de l'écouter.

En s'éloignant de la cheminéeon se rapprochait du bas bout de la tableoccupé par Julien. Sa contenance devenait de plus en plus embarrassée; car enfinquelque effort qu'il fîtil ne pouvait pas ne pas entendreet quelque peu d'expérience qu'il eûtil comprenait toute l'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement; et combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce qu'elles restassent secrètes!

Déjàle plus lentement possibleJulien avait taillé une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oublié.

Ce que je fais est ridiculese disait Julien en taillant ses plumes; mais des gens à physionomie aussi médiocreet chargés par d'autres ou par eux-mêmes d'aussi grands intérêtsdoivent être fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueuxqui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeuxj'aurai l'air de faire collection de leurs paroles.

Son embarras était extrêmeil entendait de singulières choses.

 

CHAPITRE XXII

LA DISCUSSION

La république -- pour unaujourd'huiqui sacrifierait tout au bien publicil en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissancesleur vanité. On est considéréà Parisà cause de sa voiture et non à cause de sa vertu.

NAPOLEONMémorial.

Le laquais entra précipitamment en disant:

-- Monsieur le duc de***.

-- Taisez-vousvous n'êtes qu'un sotdit le duc en entrant.

Il dit si bien ce motet avec tant de majestéquemalgré luiJulien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivantqu'il trembla que son regard ne fût une indiscrétion.

Ce duc était un homme de cinquante ansmis comme un dandyet marchant par ressorts. Il avait la tête étroiteavec un grand nezet un visage busqué et tout en avant; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance.

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques par la voix de M. de La Mole.

-- Je vous présente M. l'abbé Soreldisait le marquis; il est doué d'une mémoire étonnante; il n'y a qu'une heure que je lui ai parlé de la mission dont il pouvait être honoréetafin de donner une preuve de sa mémoireil a appris par coeur la première page de La Quotidienne .

-- Ah! les nouvelles étrangères de ce pauvre N...dit le maître de la maison.

Il prit le journal avec empressementet regardant Julien d'un air plaisantà force de chercher à être important:

-- Parlezmonsieurlui dit-il.

Le silence était profondtous les yeux fixés sur Julien; il récita si bienqu'au bout de vingt lignes: Il suffitdit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le présidentcar à peine en placeil montra à Julien une table de jeuet lui fit signe de l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

-- Monsieur Soreldit le ducretirez-vous dans la pièce voisineon vous fera appeler.

Le maître de la maison prit l'air fort inquiet: Les volets ne sont pas fermésdit-il à demi bas à son voisin. -- Il est inutile de regarder par la fenêtrecria-t-il sottement à Julien. --Me voici fourré dans une conspiration tout au moinspensa celui-ci. Heureusementelle n'est pas de celles qui conduisent en place de Grève. Quand il y aurait du dangerje dois cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour!

Tout en pensant à ses folies et à son malheuril regardait les lieux de façon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rueet le marquis avait fait prendre un fiacrece qui ne lui arrivait jamais.

Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoireet sur la cheminéele livre Du Pape de M. de Maistredoré sur trancheset magnifiquement relié. Julien l'ouvrit pour ne pas avoir l'air d'écouter. De moment en moment on parlait très haut dans la pièce voisine. Enfinla porte s'ouvriton l'appela.

-- Songezmessieursdisait le présidentque de ce moment nous parlons devant le duc de***. Monsieurdit-il en montrant Julienest un jeune lévitedévoué à notre sainte causeet qui redira facilementà l'aide de sa mémoire étonnantejusqu'à nos moindres discours.

La parole est à monsieurdit-il en indiquant le personnage à l'air paterneet qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu'il eût été plus naturel de nommer le monsieur aux gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.

(Ici l'auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâcedit l'éditeuret pour un écrit aussi frivolemanquer de grâcec'est mourir.

-- La politiquereprend l'auteurest une pierre attachée au cou de la littératureet quien moins de six moisla submerge. La politique au milieu des intérêts d'imaginationc'est un coup de pistolet au milieu d'un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s'accorde avec le son d'aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs et ennuyer l'autre qui l'a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin...

-- Si vos personnages ne parlent pas politiquereprend l'éditeurce ne sont plus des Français de 1830et votre livre n'est plus un miroircomme vous en avez la prétention...)

Le procès-verbal de Julien avait vingt-six pages; voici un extrait bien pâle; car il a fallucomme toujourssupprimer les ridicules dont l'excès eût semblé odieux ou peu vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux .)

L'homme aux gilets et à l'air paterne (c'était un évêque peut-être) souriait souventet alors ses yeuxentourés de paupières flottantesprenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de coutume. Ce personnageque l'on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc? se disait Julien)apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat généralparut à Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions décidées que l'on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussionle duc alla même jusqu'à le lui reprocher.

Après plusieurs phrases de morale et d'indulgente philosophiel'homme aux gilets dit:

-- La noble Angleterreguidée par un grand hommel'immortel Pitta dépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si cette assemblée me permet d'aborder avec quelque franchise une idée tristel'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que Bonapartequand surtout on n'avait à lui opposer qu'une collection de bonnes intentionsil n'y avait de décisif que les moyens personnels...

-- Ah! encore l'éloge de l'assassinat! dit le maître de la maison d'un air inquiet.

-- Faites-nous grâce de vos homélies sentimentaless'écria avec humeur le président; son oeil de sanglier brilla d'un éclat féroce. Continuezdit-il à l'homme aux gilets. Les joues et le front du président devinrent pourpres.

-- La noble Angleterrereprit le rapporteurest écrasée aujourd'huicar chaque Anglaisavant de payer son painest obligé de payer l'intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre les jacobins. Elle n'a plus de Pitt...

-- Elle a le duc de Wellingtondit un personnage militaire qui prit l'air fort important.

-- De grâcesilencemessieurss'écria le président; si nous disputons encoreil aura été inutile de faire entrer M. Sorel.

-- On sait que monsieur a beaucoup d'idéesdit le duc d'un air piqué en regardant l'interrupteurancien général de Napoléon.

Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit; le général transfuge parut outré de colère.

-- Il n'y a plus de Pittmessieursreprit le rapporteur de l'air découragé d'un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui l'écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterreon ne mystifie pas deux fois une nation par les mêmes moyens...

-- C'est pourquoi un général vainqueurun Bonaparteest désormais impossible en Frances'écria l'interrupteur militaire.

Pour cette foisni le président ni le duc n'osèrent se fâcherquoique Julien crût lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeuxet le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l'humeur.

-- On est pressé de me voir finirdit-il avec feuet en laissant tout à fait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l'expression de son caractère: on est pressé de me voir finiron ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n'offenser les oreilles de personnede quelque longueur qu'elles puissent être. Eh bienmessieursje serai bref.

Et je vous dirai en paroles bien vulgaires: l'Angleterre n'a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendraitqu'avec tout son génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires anglaiscar ils savent que la brève campagne de Waterloo leur à coûtéà elle seuleun milliard de francs. Puisque l'on veut des phrases nettesajouta le rapporteur en s'animant de plus en plusje vous dirai: Aidez-vous vous-mêmescar l'Angleterre n'a pas une guinée à votre serviceet quand l'Angleterre ne paye pasl'Autrichela Russiela Prussequi n'ont que du courage et pas d'argentne peuvent faire contre la France plus d'une campagne ou deux.

L'on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme seront battus à la première campagneà la seconde peut-être; mais à la troisièmedussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenusà la troisième vous aurez les soldats de 1794qui n'étaient plus les paysans enrégimentés de 1792.

Ici l'interruption partit de trois ou quatre points à la fois.

-- Monsieurdit le président à Julienallez mettre au net dans la pièce voisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d'aborder des probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.

Ils ont peur que je ne me moque d'euxpensa-t-il. Quand on le rappelaM. de La Mole disaitavec un sérieux quipour Julien qui le connaissaitsemblait bien plaisant:

-- ... Ouimessieursc'est surtout de ce malheureux peuple qu'on peut dire:

Sera-t-il dieutable ou cuvette ?

Il sera dieu! s'écrie le fabuliste. C'est à vousmessieursque semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmeset la noble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l'avaient faite et que nos regards l'ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

L'Angleterreses nobles lords du moinsexècre autant que nous l'ignoble jacobinisme: sans l'or anglaisl'Autrichela Russiela Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupationcomme celle que M. de Richelieu gaspilla si bêtement en 1817? Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruptionmais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait encore de l'ancien général impérialqui désirait le cordon bleuet voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.

-- Je ne le crois pasreprit M. de La Mole après le tumulte.

Il insista sur le Je avec une insolence qui charma Julien. Voilà du bien jouése disait-il tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien ditM. de La Mole anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.

-- Ce n'est pas à l'étranger tout seulcontinua le marquis du ton le plus mesuréque nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse qui fait des articles incendiaires dans Le Globe vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitainesparmi lesquels peut se trouver un Kléberun Hocheun Jourdanun Pichegrumais moins bien intentionné.

-- Nous n'avons pas su lui faire de la gloiredit le présidentil fallait le maintenir immortel.

-- Il faut enfin qu'il y ait en France deux partisreprit M. de La Molemais deux partisnon pas seulement de nomdeux partis bien netsbien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistesles électeursl'opinionen un motla jeunesse et tout ce qui l'admire. Pendant qu'elle s'étourdit du bruit de ses vaines parolesnousnous avons l'avantage certain de consommer le budget.

Ici encore interruption.

-- Vous. monsieurdit M. de La Mole à l'interrupteur avec une hauteur et une aisance admirablesvous ne consommez passi le mot vous choquevous dévorez quarante mille francs portés au budget de l'Etatet quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

Eh bienmonsieurpuisque vous m'y forcezje vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent saint Louis à la croisadevous devriezpour ces cent vingt mille francsnous montrer au moins un régimentune compagnieque dis-je! une demi-compagniene fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattreet dévoués à la bonne causeà la vie et à la mort. Vous n'avez que des laquais quien cas de révoltevous feraient peur à vous-même.

Le trônel'autella noblesse peuvent périr demainmessieurstant que vous n'aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents hommes dévoués ; mais je dis dévouésnon seulement avec toutela bravoure françaisemais aussi avec la constance espagnole.

La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfantsde nos neveuxde vrais gentilshommes enfin. Chacun d'eux aura à ses côtésnon pas un petit bourgeois bavardprêt à arborer la cocarde tricolore si 1815 se présente de nouveaumais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau; notre gentilhomme l'aura endoctrinéce sera son frère de lait s'il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son revenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par département. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère. Jamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu'à Dijon seulements'il n'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pénibledirez-vous; messieursnotre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme gentilshommesil y a guerre à mort. Devenez des manufacturiersdes paysansou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulezmais ne soyez pas stupides; ouvrez les yeux.

Formez vos bataillons vous dirai-je avec la chanson des jacobins; alors il se trouvera quelque noble GUSTAVE-ADOLPHEquitouché du péril imminent du principe monarchiques'élancera à trois cents lieues de son payset fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n'y aura plus en Europe que des présidents de républiqueet pas un roi. Et avec ces trois lettres ROI s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

Vous avez beau dire que la France n'a pas en ce moment un général accréditéconnu et aimé de tousque l'armée n'est organisée que dans l'intérêt du trône et de l'autelqu'on lui a ôté tous les vieux troupierstandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre...

-- Trêve de vérités désagréablesdit d'un ton suffisant un grave personnageapparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiquescar M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcherce qui fut un grand signe pour Julien.

Trêve de vérités désagréablesrésumons-nousmessieurs: l'homme à qui il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien: cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l'expressionmessieursle noble duc de *** est notre chirurgien.

Voilà enfin le grand mot prononcépensa Julien; c'est vers le ... que je galoperai cette nuit.

CHAPITRE XXIII

LE CLERGELES BOISLA LIBERTE

La première loi de tout êtrec'est de se conserverc'est de vivre. Vous semez de la ciguë et prétendez voir mûrir des épis!

MACHIAVEL.

Le grave personnage continuait; on voyait qu'il savait; il exposait avec une éloquence douce et modéréequi plut infiniment à Juliences grandes vérités:

1° L'Angleterre n'a pas une guinée à notre service; l'économie et Hume y sont à la mode. Les Saints même ne nous donneront pas d'argentet M. Brougham se moquera de nous.

2° Impossible d'obtenir plus de deux campagnes des rois de l'Europesans l'or anglais; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.

3° Nécessité de former un parti armé en Francesans quoi le principe monarchique d'Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.

-- Le quatrième point que j'ose vous proposer comme évident est celui-ci:

Impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé. Je vous le dis hardimentparce que je vais vous le prouvermessieurs. Il faut tout donner au clergé.

1° Parce que s'occupant de son affaire nuit et jouret guidé par des hommes de haute capacité établis loin des orages à trois cents lieues de vos frontières...

-- Ah! RomeRome! s'écria le maître de la maison...

-- Ouimonsieur Rome! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeuneje dirai hautementen 1830que le clergéguidé par Romeparle seul au petit peuple.

Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par les chefset le peuplequiaprès toutfournit les soldatssera plus touché de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde...

(Cette personnalité excita des murmures.)

-- Le clergé a un génie supérieur au vôtrereprit le cardinal en haussant la voix; tous les pas que vous avez faits vers ce point capitalavoir en France un parti arméont été faits par nous. Ici parurent des faits... Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en Vendée?... etc.etc.

Tant que le clergé n'a pas ses boisil ne tient rien. A la première guerrele ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les curés. Au fondla France ne croit paset elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donneil sera doublement populairecar faire la guerrec'est affamer les jésuitespour parler comme le vulgaire; faire la guerrec'est délivrer ces monstres d'orgueilles Françaisde la menace de l'intervention étrangère.

Le cardinal était écouté avec faveur...

-- Il faudraitdit-ilque M. de Nerval quittât le ministèreson nom irrite inutilement.

A ce mottout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer encorepensa Julien; mais le sage président lui-même avait oublié la présence et l'existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de Nervalle premier ministrequ'il avait aperçu au bal de M. le duc de Retz.

Le désordre fut à son comble comme disent les journaux en parlant de la Chambre. Au bout d'un gros quart d'heure le silence se rétablit un peu.

Alors M. de Nerval se levaetprenant le ton d'un apôtre:

-- Je ne vous affirmerai pointdit-il d'une voix singulièreque je ne tiens pas au ministère.

Il m'est démontrémessieursque mon nom double les forces des jacobins en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre; maisajouta-t-il en regardant fixement le cardinalj'ai une mission; le ciel m'a dit: Tu porteras ta tête sur un échafaudou tu rétabliras la monarchie en Franceet réduiras les Chambres à ce qu'était le parlement sous Louis XVet celamessieursje le ferai.

Il se tutse rassitet il y eut un grand silence.

Voilà un bon acteurpensa Julien. Il se trompaittoujours comme à l'ordinaireen supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats d'une soirée aussi viveet surtout par la sincérité de la discussiondans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand couragecet homme n'avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot je le ferai . Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et de funèbre. Il était ému.

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissanteet surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonnerpensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plébéien?

Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nervalle ministreétait sorti à une heure trois quartsnon sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru mettre à l'aise tout le monde.

Pendant qu'on renouvelait les bougies-- Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.

Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rareet même effronterieà se présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au ministère; mais le portefeuille change toutnoie tous lesintérêts d'un hommeil eût dû le sentir.

A peine le ministre sorti le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce momentil parla de sa santéde ses blessuresconsulta sa montre et s'en alla.

-- Je parierais. dit l'homme aux giletsque le général court après le ministre; il va s'excuser de s'être trouvé iciet prétendre qu'il nous mène.

Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement des bougies:

-- Délibérons enfinmessieursdit le présidentn'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui dans quarante-huit heures sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittésque nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

-- Rien de plus facilece me sembleque de résumer notre positiondit le jeune évêque d'Agde avec le feu concentré et contraint du fanatisme le plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence; son oeil que Julien avait observéd'abord doux et calmes'était enflammé après la première heure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du Vésuve.

-- De 1806 à 1814l'Angleterre n'a eu qu'un tortdit-ilc'est de ne pas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellansdès qu'il eut rétabli le trônela mission que Dieu lui avait confiée était finie; il n'était plus bon qu'à immoler. Les saintes Ecritures nous enseignent en plus d'un endroit la manière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

Aujourd'huimessieursce n'est plus un homme qu'il faut immolerc'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le malque la nouvelle Babylone périsse.

Entre l'autel et Parisil faut en finir. Cette catastrophe est même dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé soufflersous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch...

............................................................................ .............................................

Ce ne fut qu'à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.

Le marquis était honteux et fatigué. Pour la première foisen parlant à Julienil y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais révéler les excès de zèlece fut son motdont le hasard venait de le rendre témoin.

-- N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'Etat soit renversé? ils seront cardinauxet se réfugieront à Rome. Nousdans nos châteauxnous serons massacrés par les paysans.

La note secrète que le marquis rédigea d'après le grand procès-verbal de vingt-six pagesécrit par Julienne fut prête qu'à quatre heures trois quarts.

-- Je suis fatigué à la mortdit le marquiset on le voit bien à cette note qui manque de netteté vers la fin; j'en suis plus mécontent que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenezmon amiajouta-t-ilallez vous reposer quelques heureset de peur qu'on ne vous enlèvemoi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.

Le lendemainle marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliersque Julien jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom supposémais indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calèche.

Le marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoireJulien lui avait récité plusieurs fois la note secrètemais il craignait fort qu'il ne fût intercepté.

-- Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le tempslui dit-il avec amitiéau moment où il quittait le salon. Il y avait peut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission pour ne songer qu'aux mépris de Mathilde.

Dans un village à quelques lieues au-delà de Metzle maître de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il était dix heures du soir; Julienfort contrariédemanda à souper. Il se promena devant la porteet insensiblementsans qu'il y parûtpassa dans la cour des écuries. Il n'y vit pas de chevaux.

L'air de cet homme était pourtant singulierse disait Julien; son oeil grossier m'examinait.

Il commençaitcomme on voità ne pas croire exactement tout ce qu'on lui disait. Il songeait à s'échapper après souperet pour apprendre toujours quelque chose sur le paysil quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d'y trouver il signor Geronimole célèbre chanteur!

Etabli dans un fauteuil qu'il avait fait apporter près du feule Napolitain gémissait tout haut et parlait plusà lui tout seulque les vingt paysans allemands qui l'entouraient ébahis.

-- Ces gens-ci me ruinentcria-t-il à Julienj'ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes souverains sont accourus pour m'entendre. Mais allons prendre l'airajouta-t-il d'un air significatif.

Quand il fut à cent pas sur la routeet hors de la possibilité d'être entendu:

-- Savez-vous de quoi il retourne? dit-il à Julien; ce maître de poste est un fripon. Tout en me promenantj'ai donné vingt sous à un petit polisson qui m'a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie à l'autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.

-- Vraiment? dit Julien d'un air innocent.

Ce n'était pas le tout que de découvrir la fraudeil fallait partir: c'est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir. Attendons le jourdit enfin le chanteuron se méfie de nous. C'est peut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un bon déjeuner; pendant qu'on le prépare nous allons promenernous nous échapponsnous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

-- Et vos effets? dit Julienqui pensait que peut-être Geronimo lui-même pouvait être envoyé pour l'intercepter.

Il fallut souper et se coucher. Julien était encore dans le premier sommeilquand il fut réveillé en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambresans trop se gêner.

Il reconnut le maître de postearmé d'une lanterne sourde. La lumière était dirigée vers le coffre de la calècheque Julien avait fait monter dans sa chambre. A côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habitqui étaient noires et fort serrées.

C'est une soutanese dit-ilet il saisit doucement de petits pistolets qu'il avait placés sous son oreiller.

-- Ne craignez pas qu'il se réveillemonsieur le curédisait le maître de poste. Le vin qu'on leur a servi était de celui que vous avez préparé vous-même.

-- Je ne trouve aucune trace de papiersrépondait le curé. Beaucoup de linged'essencesde pommadesde futilités; c'est un jeune homme du siècleoccupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autrequi affecte de parler avec un accent italien.

Ces gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il était bien tenté de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie... Je ne serais qu'un sot se dit-ilje compromettrais ma mission. Son habit fouillé: Ce n'est pas là un diplomatedit le prêtre: il s'éloigna et fit bien.

S'il me touche dans mon litmalheur à lui! se disait Julien; il peut fort bien venir me poignarderet c'est ce que je ne souffrirai pas.

Le curé tourna la têteJulien ouvrait les yeux à demi; quel ne fut pas son étonnement! c'était l'abbé Castanède! En effetquoique les deux personnes voulussent parler assez basil lui avait semblédès l'abordreconnaître une des voix. Julien fut saisi d'une envie démesurée de purger la terre d'un de ses plus lâches coquins...

-- Mais ma mission! se dit-il.

Le curé et son acolyte sortirent. Un quart d'heure aprèsJulien fit semblant de s'éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.

-- Je suis empoisonnés'écriait-ilje souffre horriblement! Il voulait un prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxié par le laudanum contenu dans le vin.

Julien craignant quelque plaisanterie de ce genreavait soupé avec du chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez Geronimo pour le décider à partir.

-- On me donnerait tout le royaume de Naplesdisait le chanteurque je ne renoncerais pas en ce moment à la volupté de dormir.

-- Mais les sept princes souverains!

-- Qu'ils attendent.

Julien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une audience. Par bonheurvers les quatre heuresle duc voulut prendre l'air. Julien le vit sortir à piedil n'hésita pas à l'approcher et à lui demander l'aumône. Arrivé à deux pas du grand personnageil tira la montre du marquis de La Moleet la montra avec affectation. Suivez-moi de loin lui dit-on sans le regarder.

A un quart de lieue de là le duc entra brusquement dans un petit Café-hauss . Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini: Recommencez et allez plus lentement lui dit-on.

Le prince prit des notes. Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre calèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrezet le vingt-deux du mois (on était au dix) trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss. N'en sortez que dans une demi-heure. Silence!

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsipensa-t-ilqu'on traite les affaires; que dirait ce grand homme d'Etats'il entendait les bavards passionnés d'il y a trois jours?

Julien en mit deux à gagner Strasbourgil lui semblait qu'il n'avait rien à y faire. Il prit un grand détour. Si ce diable d'abbé Castanède m'a reconnuil n'est pas homme à perdre facilement ma trace... Et quel plaisir pour lui de se moquer de moiet de faire échouer ma mission!

L'abbé Castanèdechef de la police de la congrégationsur toute la frontière du nordne l'avait heureusement pas reconnu. Et les jésuites de Strasbourgquoique très zélésne songèrent nullement à observer Julienquiavec sa croix et sa redingote bleueavait l'air d'un jeune militaire fort occupé de sa personne.

 

CHAPITRE XXIV

STRASBOURG

Fascination! tu as de l'amour toute son énergietoute sa puissance d'éprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteursses douces jouissances sont seuls au-delà de ta sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir: elle est toute à moiavec sa beauté d'ange et ses douces faiblesses! La voilà livrée à ma puissancetelle que le ciel la fit dans sa miséricorde pour enchanter un coeur d'homme.

Ode de SCHILLER.

Forcé de passer huit jours à StrasbourgJulien cherchait à se distraire par des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Etait-il donc amoureux? il n'en savait rienil trouvait seulement dans son âme bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l'énergie de son caractère pour se maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n'avait pas quelque rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambitionles simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé; il la trouvait partout dans l'avenir.

De toutes partsdans cet avenirJulien voyait le manque de succès. Cet être que l'on a vu à Verrières si rempli de présomptionsi orgueilleuxétait tombé dans un excès de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanèdeet sià Strasbourgun enfant se fût pris de querelle avec luiil eût donné raison à l'enfant. En repensant aux adversairesaux ennemisqu'il avait rencontrés dans sa vieil trouvait toujours que luiJulienavait eu tort.

C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissanteautrefois sans cesse employée à lui peindre dans l'avenir des succès si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l'empire de cette noire imagination. Quel trésor n'eût pas été un ami! Maisse disait Julienest-il donc un coeur qui batte pour moi? Et quand j'aurais un amil'honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel?

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl; c'est un bourg sur le bord du Rhinimmortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseauxles cheminsles îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom. Julienconduisant son cheval de la main gauchetenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

C'était le prince Korasoffcet ami de Londresqui lui avait dévoilé quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce grand artKorasoffarrivé de la veille à Strasbourgdepuis une heure à Kehlet qui de la vie n'avait lu une ligne sur le siège de 1796se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysanil regardait avec étonnement ce beau jeune hommeil admirait sa grâce à monter à cheval.

L'heureux caractère! se disait-il. Comme son pantalon va bien; avec quelle élégance sont coupés ses cheveux! Hélas! si j'eusse été ainsipeut-être qu'après m'avoir aimé trois jourselle ne m'eût pas pris en aversion.

Quand le prince eut fini son siège de Kehl:

-- Vous avez la mine d'un trappistedit-il à Julienvous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L'air triste ne peut être de bon ton; c'est l'air ennuyé qu'il faut. Si vous êtes tristec'est donc quelque chose qui vous manquequelque chose qui ne vous a pas réussi.

C'est montrer soi inférieur. Etes-vous ennuyéau contrairec'est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez doncmon chercombien la méprise est grave.

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

-- Biendit le princeil y a de la grâceun noble dédain! fort bien! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivitrempli d'une admiration stupide.

Ah! si j'eusse été ainsielle ne m'eût pas préféré Croisenois! Plus sa raison était choquée des ridicules du princeplus il se méprisait de ne pas les admireret s'estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvant décidément triste: -- Ah! çàmon cherlui dit-il en rentrant à Strasbourg[Variante: vous êtes de mauvaise compagnie] avez-vous perdu tout votre argentou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?

Les Russes copient les moeurs françaisesmais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l'amour mirent des larmes dans les yeux de Julien:

Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout à coup.

-- Eh bien ouimon cherdit-il au princevous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une femme charmantequi habite une ville voisinem'a planté là après trois jours de passionet ce changement me tue.

Il peignit au princesous des noms supposésles actions et le caractère de Mathilde.

-- N'achevez pasdit Korasoff: pour vous donner confiance en votre médecinje vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d'une fortune énormeou bien plutôt elle appartientelleà la plus haute noblesse du pays. Il faut qu'elle soit fière de quelque chose.

Julien fit un signe de têteil n'avait plus le courage de parler.

-- Fort biendit le princevoici trois drogues assez amères que vous allez prendre sans délai:

1° Voir tous les jours Mme...comment l'appelez-vous?

-- Mme de Dubois.

-- Quel nom! dit le prince en éclatant de rire; mais pardonil est sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Duboisn'allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué; rappelez-vous le grand principe de votre siècle: soyez le contraire de ce à quoi l'on s'attend. Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d'être honoré de ses bontés.

-- Ah! j'étais tranquille alorss'écria Julien avec désespoirje croyais la prendre en pitié...

-- Le papillon se brûle à la chandellecontinua le princecomparaison vieille comme le monde.

1° Vous la verrez tous les jours;

2° Vous ferez la cour à une femme de sa sociétémais sans vous donner les apparences de la passionentendez-vous? Je ne vous le cache pasvotre rôle est difficile; vous jouez la comédieet si l'on devine que vous la jouezvous êtes perdu.

-- Elle a tant d'espritet moi si peu! Je suis perdudit Julien tristement.

-- Nonvous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondément occupée d'elle-mêmecomme toutes les femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d'argent. Elle se regarde au lieu de vous regarderdonc elle ne vous connaît pas. Pendant les deux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveurà grand effort d'imaginationelle voyait en vous le héros qu'elle avait rêvéet non pas ce que vous êtes réellement...

Mais que diablece sont là les élémentsmon cher Sorelêtes-vous tout à fait un écolier?...

Parbleu! entrons dans ce magasin; voilà un col noir charmanton le dirait fait par John Andersonde Burlington street; faites-moi le plaisir de le prendreet de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

Ah çàcontinua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourgquelle est la société de Mme de Dubois? grand Dieu! quel nom! Ne vous fâchez pasmon cher Sorelc'est plus fort que moi... A qui ferez-vous la cour?

-- A une prude par excellencefille d'un marchand de bas immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du mondeet qui me plaisent infiniment; elle tient sans doute le premier rang dans le pays; mais au milieu de toutes ses grandeurselle rougit au point de se déconcerter si quelqu'un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheurson père était l'un des marchands les plus connus de Strasbourg.

-- Ainsi si l'on parle d' industrie dit le prince en riantvous êtes sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utileil vous empêchera d'avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès est certain.

Julien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à l'hôtel de La Mole. C'était une belle étrangère qui avait épousé le maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n'avoir d'autre objet que de faire oublier qu'elle était fille d'un industriel et pour être quelque chose à Pariselle s'était mise à la tête de la vertu.

Julien admirait sincèrement le prince; que n'eût-il pas donné pour avoir ses ridicules! La conversation entre les deux amis fut infinie; Korasoff était ravi: jamais un Français ne l'avait écouté aussi longtemps. Ainsij'en suis enfin venuse disait le prince charméà me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres!

-- Nous sommes bien d'accordrépétait-il à Julien pour la dixième foispas l'ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beautéfille du marchand de bas de Strasbourgen présence de Mme de Dubois. Au contrairepassion brûlante en écrivant. Lire une lettre d'amour bien écrite est le souverain plaisir pour une prude; c'est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédieelle ose écouter son coeur; donc deux lettres par jour.

-- Jamaisjamais! dit Julien découragé; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de composer trois phrases; je suis un cadavremon chern'espérez plusrien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

-- Et qui vous parle de composer des phrases? J'ai dans mon nécessaire six volumes de lettres d'amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femmej'en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n'a pas fait la cour à Richemond-la-Terrassevous savezà trois lieues de Londresà la plus jolie quakeresse de toute l'Angleterre?

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copisteet deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d'amour bien numérotéesdestinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

-- Il n'y en a pas cinquante-quatredit le princeparce que Kalisky se fit éconduire; mais que vous importe d'être maltraité par la fille du marchand de baspuisque vous ne voulez agir que sur le coeur de Mme de Dubois?

Tous les jours on montait à cheval: le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaineil finit par lui offrir la main d'une de ses cousinesriche héritière de Moscou. -- Et une fois mariéajouta-t-ilmon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.

-- Mais cette croix n'est pas donnée par Napoléonil s'en faut bien.

-- Qu'importedit le princene l'a-t-il pas inventée? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d'accepter; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage; en quittant Korasoff il promit d'écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu'il avait apportéeet courut vers Paris; mais à peine eut-il été seul deux jours de suiteque quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n'épouserai pas les millions que m'offre Korasoffse dit-ilmais je suivrai ses conseils.

Après toutl'art de séduire est son métier; il ne songe qu'à cette seule affaire depuis plus de quinze anscar il en a trente. On ne peut pas dire qu'il manque d'esprit; il est fin et cauteleux; l'enthousiasmela poésie sont une impossibilité dans ce caractère: c'est un procureur ; raison de plus pour qu'il ne se trompe pas.

Il le fautje vais faire la cour à Mme de Fervaques.

Elle m'ennuiera bien peut-être un peumais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au monde.

Elle est étrangère; c'est un caractère nouveau à observer.

Je suis fouje me noieje dois suivre les conseils d'un ami et ne pas m'en croire moi-même.

CHAPITRE XXV

LE MINISTERE DE LA VERTU

Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspectionce ne sera plus un plaisir pour moi.

LOPE DE VEGA.

A peine de retour à Pariset au sortir du cabinet du marquis de La Molequi parut fort déconcerté des dépêches qu'on lui présentaitnotre héros courut chez le comte Altamira. A l'avantage d'être condamné à mortce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur d'être dévot; ces deux méritesetplus que toutla haute naissance du comteconvenaient tout à fait à Mme de Fervaquesqui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu'il en était fort amoureux.

-- C'est la vertu la plus pure et la plus hauterépondit Altamiraseulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sertmais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l'idée que je ne sais pas le français aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustosdit le comte Altamiraqui était un esprit d'ordre; il a fait la cour à Mme la maréchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l'affairesans rien direcomme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine avec des moustaches noireset une gravité sans pareille; du restebon carbonaro.

-- Je comprendsdit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amantsn'en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir? voilà la question. C'est vous dire quepour ma partj'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piquéje me fais ce raisonnement: souvent elle a de l'humeuretcomme je vous le raconterai bientôtelle n'est pas mal vindicative.

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génieet jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C'est au contraire à la façon d'être flegmatique et tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l'Espagnol; de temps en tempsmalgré luiquelques monosyllabes lui échappaient.

-- Voulez-vous m'écouter? lui dit gravement don Diego Bustos.

Pardonnez à la furia francese; je suis tout oreilledit Julien.

-- La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine; elle poursuit impitoyablement des gens qu'elle n'a jamais vusdes avocatsde pauvres diables d'hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collévous savez?

J'ai la marotte D'aimer Maroteetc.

Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien aise de chanter en français.

Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d'impatience. Quand elle fut finie:

-- La maréchaledit don Diego Bustosa fait destituer l'auteur de cette chanson:

Un jour l'amour au cabaret...

Julien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de l'analyser. Réellement elle était impie et peu décente.

-- Quand la maréchale se prit de colère contre cette chansondit don Diegoje lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on publie. Quelques progrès que fassent la piété et la gravitéil y aura toujours en France une littérature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à l'auteurpauvre diable en demi-soldeune place de dix-huit cents francs: Prenez gardelui dis-jevous avez attaqué ce rimailleur avec vos armesil peut vous répondre avec ses rimes: il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorés seront pour vous; les gens qui aiment à rire répéteront ses épigrammes. Savez-vousmonsieurce que la maréchale me répondit? -- Pour l'intérêt du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

-- Et elle les a superbess'écria Julien.

-- Je vois que vous êtes amoureux... Doncreprit gravement don Diego Bustoselle n'a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtantc'est qu'elle est malheureuseje soupçonne là malheur intérieur . Ne serait-ce point une prude lasse de son métier?

L'Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

-- Voilà toute la questionajouta-t-il gravementet c'est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J'y ai beaucoup réfléchi pendant les deux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre avenirmonsieur qui êtes amoureuxdépend de ce grand problème: Est-ce une prude lasse de son métieret méchante parce qu'elle est malheureuse?

-- Ou biendit Altamira sortant enfin de son profond silenceserait-ce ce que je t'ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité française; c'est le souvenir de son pèrele fameux marchand de drapsqui fait le malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n'y aurait qu'un bonheur pour ellecelui d'habiter Tolèdeet d'être tourmentée par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l'enfer tout ouvert.

Comme Julien sortait:

-- Altamira m'apprend que vous êtes des nôtreslui dit don Diegotoujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre libertéainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la maréchale; voici quatre lettres de sa main.

-- Je vais les copiers'écria Julienet vous les rapporter.

-- Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?

-- Jamaissur l'honneur! s'écria Julien.

-- Ainsi Dieu vous soit en aide! ajouta l'Espagnolet il reconduisit silencieusementjusque sur l'escalierAltamira et Julien.

Cette scène égaya un peu notre héros; il fut sur le point de sourire. Et voilà le dévot Altamirase disait-ilqui m'aide dans une entreprise d'adultère.

Pendant toute la grave conversation de don Diego BustosJulien avait été attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel d'Aligre.

Celle du dîner approchaitil allait donc revoir Mathilde! Il rentraet s'habilla avec beaucoup de soin.

Première sottisese dit-il en descendant l'escalier; il faut suivre à la lettre l'ordonnance du prince.

Il remonta chez luiet prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.

Maintenantpensa-t-ilil s'agit des regards. Il n'était que cinq heures et demieet l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au salonqu'il trouva solitaire. A la vue du canapé bleuil fut ému jusqu'aux larmes ; bientôt [Variante: il se précipita à genoux et baisa l'endroit où Mathilde appuyait son brasil répandit des larmes] ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette sensibilité sottese dit-il avec colère; elle me trahirait. Il prit un journal pour avoir une contenanceet passa trois ou quatre fois du salon au jardin.

Ce ne fut qu'en tremblant et bien caché par un grand chênequ'il osa lever les yeux jusqu'à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était hermétiquement fermée; il fut sur le point de tomberet resta longtemps appuyé contre le chêne; ensuited'un pas chancelantil alla revoir l'échelle du jardinier.

Le chaînonjadis forcé par lui en des circonstanceshélas! si différentesn'avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de folieJulien le pressa contre ses lèvres.

Après avoir erré longtemps du salon au jardinJulien se trouva horriblement fatigué; ce fut un premier succès qu'il sentit vivement. Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas! Peu à peules convives arrivèrent au salon; jamais la porte ne s'ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le coeur de Julien.

On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Moletoujours fidèle à son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien; on ne lui avait pas dit son arrivée. D'après la recommandation du prince KorasoffJulien regarda ses mains; elles tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverteil fut assez heureux pour ne paraître que fatigué.

M. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un instant aprèset lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant: Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Molemais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce que j'étais réellement huit jours avant mon malheur... Il eut lieu d'être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première fois envers la maîtresse de la maisonil fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.

Sa politesse fut récompensée: sur les huit heureson annonça Mme la maréchale de Fervaques. Julien s'échappa et reparut bientôtvêtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respectet voulut lui témoigner sa satisfactionen parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien s'établit auprès de la maréchalede façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsisuivant toutes les règles de l'artMme de Fervaques fut pour lui l'objet de l'admiration la plus ébahie. C'est par une tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

La maréchale annonça qu'elle allait à l'Opéra-Buffa. Julien y courut; il trouva le chevalier de Beauvoisisqui l'emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambrejustement à côté de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il fautse dit-ilen rentrant à l'hôtelque je tienne un journal de siège; autrement j'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeuxet parvint ainsichose admirable! à ne presque pas penser à Mlle de La Mole.

Mathilde l'avait presque oublié pendant son voyage. Ce n'est après tout qu'un être communpensait-elleson nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d'honneur; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec le marquis de Croisenoispréparé depuis si longtemps. Il était fou de joie; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathildequi le rendait si fier.

Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au vraic'est là mon marise dit-elle; si je reviens de bonne foi aux idées de sagessec'est évidemment lui que je dois épouser.

Elle s'attendait à des importunitésà des airs de malheur de la part de Julien; elle préparait ses réponses: car sans douteau sortir du dîneril essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de làil resta ferme au salonses regards ne se tournèrent pas même vers le jardinDieu sait avec quelle peine! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explicationpensa Mlle de La Mole; elle alla seule au jardinJulien n'y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du salon; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux châteaux en ruine qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu'on appelle esprit dans certains salons.

Le prince Korasoff eût été bien fiers'il se fût trouvé à Paris: cette soirée était exactement ce qu'il avait prédit.

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l'ordre. Le marquis de La Mole avait la même prétention pour son beau-père; ils réunirent leurs effortset la maréchale vint presque tous les jours à l'hôtel de La Mole. Ce fut d'elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre: il offrait à la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Chartesans commotionen trois ans.

Julien pouvait espérer un évêchési M. de La Mole arrivait au ministère; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s'étaient comme recouverts d'un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L'affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa manière d'être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu'après cinq ou six ans de soinsil parviendrait à s'en faire aimer de nouveau.

Cette tête si froide étaitcomme on voitdescendue à l'état de déraison complet. De toutes les qualités qui l'avaient distingué autrefoisil ne lui restait qu'un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoffchaque soir il se plaçait assez près du fauteuil de Mme de Fervaquesmais il lui était impossible de trouver un mot à dire.

L'effort qu'il s'imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âmeil restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé; ses yeux mêmeainsi que dans l'extrême souffrance physiqueavaient perdu tout leur feu.

Comme la manière de voir de Mme de La Mole n'était jamais qu'une contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchessedepuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.

 

CHAPITRE XXVI

L'AMOUR MORAL

There also was of course in Adeline
That calm patrician polish in the address
Which ne'er can pass the equinoctial line
Of any thing which Nature would express:
Just as a Mandarin finds nothing fine
At least his manner suffers not to guess
That any thing he views can greatly please.

Don Juan. C. XIIIstanza 84 .

Il y a un peu de folie dans la façon de voir de toute cette famillepensait la maréchale; ils sont engoués de leur jeune abbéqui ne sait qu'écouter avec d'assez beaux yeuxil est vrai.

Juliende son côtétrouvait dans les façons de la maréchale un exemple à peu près parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus l'impossibilité d'aucune vive émotion. L'imprévu dans les mouvementsle manque d'empire sur soi-mêmeeût scandalisé Mme de Fervaques presque autant que l'absence de majesté envers les inférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût été à ses yeux comme une sorte d'ivresse morale dont il faut rougiret qui nuit fort à ce qu'une personne d'un rang élevé se doit à soi-même. Son grand bonheur était de parler de la dernière chasse du roison livre favori les Mémoires du duc de Saint-Simon surtout pour la partie généalogique.

Julien savait la place quid'après la disposition des lumièresconvenait au genre de beauté de Mme de Fervaques. Il s'y trouvait d'avancemais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde. Etonnée de cette constance à se cacher d'elleun jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d'une petite table voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d'assez près par-dessous le chapeau de Mme de Fervaques. Ces yeuxqui disposaient de son sortl'effrayèrent d'abord[Variante: aperçus de si près] ensuite le jetèrent violemment hors de son apathie habituelle; il parla et fort bien.

Il adressait la parole à la maréchalemais son but unique était d'agir sur l'âme de Mathilde. Il s'anima de telle sorte que Mme de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu'il disait.

C'était un premier mérite. Si Julien eût eu l'idée de le compléter par quelques phrases de mysticité allemandede haute religiosité et de jésuitismela maréchale l'eût rangé d'emblée parmi les hommes supérieurs appelés à régénérer le siècle.

Puisqu'il est d'assez mauvais goûtse disait Mlle de La Molepour parler aussi longtemps et avec tant de feu à Mme de Fervaquesje ne l'écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soiréeelle tint parolequoique avec peine.

A minuitlorsqu'elle prit le bougeoir de sa mèrepour l'accompagner à sa chambreMme de La Mole s'arrêta sur l'escalier pour faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l'humeur; elle ne pouvait trouver le sommeil. Une idée la calma: ce que je méprise peut encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.

Pour Julienil avait agiil était moins malheureux; ses yeux tombèrent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les cinquante-trois lettres d'amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en noteau bas de la première lettre: On envoie le n°1 huit jours après la première vue .

Je suis en retard! s'écria Juliencar il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre d'amour; c'était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse à périr; Julien eut le bonheur de s'endormir à la seconde page.

Quelques heures aprèsle grand soleil le surprit appuyé sur sa table. Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matinen s'éveillantil apprenait son malheur. Ce jour-làil acheva la copie de sa lettre presque en riant. Est-il possiblese disait-ilqu'il se soit trouvé un jeune homme pour écrire ainsi! Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l'originalil aperçut une note au crayon.

On porte ces lettres soi-même: à chevalcravate noireredingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit; profonde mélancolie dans le regard. Si l'on aperçoit quelque femme de chambreessuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole à la femme de chambre.

Tout cela fut exécuté fidèlement.

Ce que je fais est bien hardipensa Julien en sortant de l'hôtel de Fervaquesmais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si célèbre! Je vais en être traité avec le dernier mépriset rien ne m'amusera davantage. C'est au fond la seule comédie à laquelle je puisse être sensible. Ouicouvrir de ridicule cet être si odieuxque j'appelle moi m'amusera. Si je m'en croyaisje commettrais quelque crime pour me distraire.

Depuis un moisle plus beau moment de la vie de Julien était celui où il remettait son cheval à l'écurie. Korasoff avait expressément défendu de regardersous quelque prétexte que ce fûtla maîtresse qui l'avait quitté. Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bienla manière avec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l'écurie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derrière le rideau de sa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien voyait à travers. En regardant d'une certaine façon sous le bord de son chapeauil apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par conséquentse disait-ilelle ne peut voir les mienset ce n'est point là la regarder.

Le soirMme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'eût pas reçu la dissertation philosophiquemystique et religieuse quele matinil avait remise à son portier avec tant de mélancolie. La veillele hasard avait révélé à Julien le moyen d'être éloquent; il s'arrangea de façon à voir les yeux de Mathilde. Ellede son côtéun instant après l'arrivée de la maréchalequitta le canapé bleu: c'était déserter sa société habituelle. M. de Croisenois parut consterné de ce nouveau caprice; sa douleur évidente ôta à Julien ce que son malheur avait de plus atroce.

Cet imprévu dans sa vie le fit parler comme un ange; et comme l'amour-propre se glisse même dans les coeurs qui servent de temple à la vertu la plus auguste: Mme de La Mole a raisonse dit la maréchale en remontant en voiturece jeune prêtre a de la distinction. Il faut queles premiers joursma présence l'ait intimidé. Dans le faittout ce que l'on rencontre dans cette maison est bien léger; je n'y vois que des vertus aidées par la vieillesseet qui avaient grand besoin des glaces de l'âge. Ce jeune homme aura su voir la différence; il écrit bien; mais je crains fort que cette demande de l'éclairer de mes conseils qu'il me fait dans sa lettrene soit au fond qu'un sentiment qui s'ignore soi-même.

Toutefoisque de conversions ont ainsi commencé! Ce qui me fait bien augurer de celle-cic'est la différence de son style avec celui des jeunes gens dont j'ai eu l'occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaître de l'onctionun sérieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lévite; il aura la douce vertu de Massillon.

CHAPITRE XXVII

LES PLUS BELLES PLACES DE L'EGLISE

Des services! des talents! du mérite! bah! soyez d'une coterie.

TELEMAQUE.

Ainsi l'idée d'évêché était pour la première fois mêlée avec celle de Julien dans la tête d'une femme qui tôt ou tard devait distribuer les plus belles places de l'Eglise de France. Cet avantage n'eût guère touché Julien; en cet instantsa pensée ne s'élevait à rien d'étranger à son malheur actuel: tout le redoublait; par exemplela vue de sa chambre lui était devenue insupportable. Le soirquand il rentrait avec sa bougiechaque meublechaque petit ornement lui semblait prendre une voix pour lui annoncer aigrement quelque nouveau détail de son malheur.

Ce jour-làj'ai un travail forcése dit-il en rentrant et avec une vivacité que depuis longtemps il ne connaissait plus: espérons que la seconde lettre sera aussi ennuyeuse que la première.

Elle l'était davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurdequ'il en vint à transcrire ligne par lignesans songer au sens.

C'est encore plus emphatiquese disait-ilque les pièces officielles du traité de Munsterque mon professeur de diplomatie me faisait copier à Londres.

Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oublié de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha; elles étaient réellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague était complet. Cela voulait tout dire et ne rien dire. C'est la harpe éolienne du stylepensa Julien. Au milieu des plus hautes pensées sur le néantsur la mortsur l'infinietc.je ne vois de réel qu'une peur abominable du ridicule.

Le monologue que nous venons d'abréger fut répété pendant quinze jours de suite. S'endormir en transcrivant une sorte de commentaire de l'Apocalypsele lendemain aller porter une lettre d'un air mélancoliqueremettre le cheval à l'écurie avec l'espérance d'apercevoir la robe de Mathildetravaillerle soir paraître à l'Opéra quand Mme de Fervaques ne venait pas à l'hôtel de La Moletels étaient les événements monotones de la vie de Julien. Elle avait plus d'intérêt quand Mme de Fervaques venait chez la marquise; alors il pouvait entrevoir les yeux de Mathilde sous une aile du chapeau de la maréchaleet il était éloquent. Ses phrases pittoresques et sentimentales commençaient à prendre une tournure plus frappante à la fois et plus élégante.

Il sentait bien que ce qu'il disait était absurde aux yeux de Mathildemais il voulait la frapper par l'élégance de la diction. Plus ce que je dis est fauxplus je dois lui plairepensait Julien; et alorsavec une hardiesse abominableil exagérait certains aspects de la nature. Il s'aperçut bien vite quepour ne pas paraître vulgaire aux yeux de la maréchaleil fallait surtout se bien garder des idées simples et raisonnables. Il continuait ainsiou abrégeait ses amplifications suivant qu'il voyait le succès ou l'indifférence dans les yeux des deux grandes dames auxquelles il fallait plaire.

Au totalsa vie était moins affreuse que lorsque ses journées se passaient dans l'inaction.

Maisse disait-il un soirme voici transcrivant la quinzième de ces abominables dissertations; les quatorze premières ont été fidèlement remises au suisse de la maréchale. Je vais avoir l'honneur de remplir toutes les cases de son bureau. Et cependant elle me traite exactement comme si je n'écrivais pas! Quelle peut être la fin de tout ceci? Ma constance l'ennuierait-elle autant que moi? Il faut convenir que ce Russeami de Korasoffet amoureux de la belle quakeresse de Richemondfut en son temps un homme terrible; on n'est pas plus assommant.

Comme tous les êtres médiocres que le hasard met en présence des manoeuvres d'un grand généralJulien ne comprenait rien à l'attaque exécutée par le jeune Russe sur le coeur de la belle Anglaise. Les quarante premières lettres n'étaient destinées qu'à se faire pardonner la hardiesse d'écrire. Il fallait faire contracter à cette douce personnequi peut-être s'ennuyait infinimentl'habitude de recevoir des lettres peut-être un peu moins insipides que sa vie de tous les jours.

Un matinon remit une lettre à Julien; il reconnut les armes de Mme de Fervaqueset brisa le cachet avec un empressement qui lui eût semblé bien impossible quelques jours auparavant: ce n'était qu'une invitation à dîner.

Il courut aux instructions du prince Korasoff. Malheureusementle jeune Russe avait voulu être léger comme Doratlà où il eût fallu être simple et intelligible; Julien ne put deviner la position morale qu'il devait occuper au dîner de la maréchale.

Le salon était de la plus haute magnificencedoré comme la galerie de Diane aux Tuileriesavec des tableaux à l'huile aux lambris. Il y avait des taches claires dans ces tableaux. Julien apprit plus tard que les sujets avaient semblé peu décents à la maîtresse du logisqui avait fait corriger les tableaux. Siècle moral! pensa-t-il.

Dans ce salon il remarqua trois des personnages qui avaient assisté à la rédaction de la note secrète. L'un d'euxMgr l'évêque de ***oncle de la maréchaleavait la feuille des bénéfices etdisait-onne savait rien refuser à sa nièce. Quel pas immense j'ai faitse dit Julien en souriant avec mélancolieet combien ii m'est indifférent! Me voici dînant avec le fameux évêque de ***.

Le dîner fut médiocre et la conversation impatientante. C'est la table d'un mauvais livrepensait Julien. Tous les plus grands sujets des pensées des hommes y sont fièrement abordés. Ecoute-t-on trois minuteson se demande ce qui l'emporte de l'emphase du parleur ou de son abominable ignorance.

Le lecteur a sans doute oublié ce petit homme de lettresnommé Tanbeauneveu de l'académicien et futur professeur quipar ses basses calomniessemblait chargé d'empoisonner le salon de l'hôtel de La Mole.

Ce fut par ce petit homme que Julien eut la première idée qu'il se pourrait bien que Mme de Fervaquestout en ne répondant pas à ses lettresvît avec indulgence le sentiment qui les dictait. L'âme noire de M. Tanbeau était déchirée en pensant aux succès de Julien; mais comme d'un autre côtéun homme de méritepas plus qu'un sot ne peut être en deux endroits à la foissi Sorel devient l'amant de la sublime maréchalese disait le futur professeurelle le placera dans l'Eglise de quelque manière avantageuseet j'en serai délivré à l'hôtel de La Mole.

M. l'abbé Pirard adressa aussi à Julien de longs sermons sur ses succès à l'hôtel de Fervaques. Il y avait jalousie de secte entre l'austère janséniste et le salon jésuitiquerégénérateur et monarchique de la vertueuse maréchale.

CHAPITRE XXVIII

MANON LESCAUT

Orune fois qu'il fut bien convaincu de la sottise et ânerie du prieuril réussissait assez ordinairement en appelant noir ce qui était blancet blanc ce qui était noir.

LICHTENBERG.

Les instructions russes prescrivaient impérieusement de ne jamais contredire de vive voix la personne à qui on écrivait. On ne devait s'écartersous aucun prétextedu rôle de l'admiration la plus extatique; les lettres partaient toujours de cette supposition.

Un soirà l'Opéradans la loge de Mme de FervaquesJulien portait aux nues le ballet de Manon Lescaut . Sa seule raison pour parler ainsic'est qu'il le trouvait insignifiant.

La maréchale dit que ce ballet était bien inférieur au roman de l'abbé Prévost.

Comment! pensa Julien étonné et amuséune personne d'une si haute vertu vanter un roman! Mme de Fervaques faisait professiondeux ou trois fois la semainedu mépris le plus complet pour les écrivains quiau moyen de ces plats ouvragescherchent à corrompre une jeunesse qui n'esthélas! que trop disposée aux erreurs des sens.

Dans ce genre immoral et dangereux Manon Lescaut continua la maréchaleoccupedit-onun des premiers rangs. Les faiblesses et les angoisses méritées d'un coeur bien criminel y sontdit-ondépeintes avec une vérité qui a de la profondeur; ce qui n'empêche pas votre Bonaparte de prononcer à Sainte-Hélène que c'est un roman écrit pour des laquais.

Ce mot rendit toute son activité à l'âme de Julien. On a voulu me perdre auprès de la maréchale; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce fait l'a assez piquée pour qu'elle cède à la tentation de me le faire sentir. Cette découverte l'amusa toute la soirée et le rendit amusant. Comme il prenait congé de la maréchale sous le vestibule de l'Opéra: -- Souvenez-vousmonsieurlui dit-ellequ'il ne faut pas aimer Bonaparte quand on m'aime; on peut tout au plus l'accepter comme une nécessité imposée par la Providence. Du restecet homme n'avait pas l'âme assez flexible pour sentir les chefs-d'oeuvre des arts.

Quand on m'aime! se répétait Julien; cela ne veut rien direou veut tout dire. Voilà des secrets de langage qui manquent à nos pauvres provinciaux. Et il songea beaucoup à Mme de Rênalen copiant une lettre immense destinée à la maréchale.

-- Comment se fait-illui dit-elle le lendemain d'un air d'indifférence qu'il trouva mal jouéque vous me parliez de Londres et de Richemond dans une lettre que vous avez écrite hier soirà ce qu'il sembleau sortir de l'Opéra?

Julien fut très embarrassé; il avait copié ligne par lignesans songer à ce qu'il écrivaitet apparemment avait oublié de substituer aux mots Londres et Richemond qui se trouvaient dans l'originalceux de Paris et Saint-Cloud. Il commença deux ou trois phrasesmais sans possibilité de les achever; il se sentait sur le point de céder au rire fou. Enfinen cherchant ses motsil parvint à cette idée: Exalté par la discussion des plus sublimesdes plus grands intérêts de l'âme humainela mienneen vous écrivanta pu avoir une distraction.

Je produis une impressionse dit-ildonc je puis m'épargner l'ennui du reste de la soirée. Il sortit en courant de l'hôtel de Fervaques. Le soiren revoyant l'original de la lettre par lui copiée la veilleil arriva bien vite à l'endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres et de Richemond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque tendre.

C'était le contraste de l'apparente légèreté de ses proposavec la profondeur sublime et presque apocalyptique de ses lettres qui l'avait fait distinguer. La longueur des phrases plaisait surtout à la maréchale; ce n'est pas là ce style sautillant mis à la mode par Voltairecet homme immoral! Quoique notre héros fît tout au monde pour bannir toute espèce de bon sens de sa conversationelle avait encore une couleur antimonarchique et impie qui n'échappait pas à Mme de Fervaques. Environnée de personnages éminemment morauxmais qui souvent n'avaient pas une idée par soiréecette dame était profondément frappée de tout ce qui ressemblait à une nouveauté; mais en même tempselle croyait se devoir à elle-même d'en être offensée. Elle appelait ce défaut garder l'empreinte de la légèreté du siècle ...

Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l'ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage.

Pendant tout le temps usurpé dans la vie de Julien par l'épisode FervaquesMlle de La Mole avait besoin de prendre sur elle pour ne pas songer à lui. Son âme était en proie à de violents combats: quelquefois elle se flattait de mépriser ce jeune homme si triste; maismalgré ellesa conversation la captivait. Ce qui l'étonnait surtoutc'était sa fausseté parfaite; il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensongeou du moins un déguisement abominable de sa façon de penserque Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets. Ce machiavélisme la frappait. Quelle profondeur! se disait-elle; quelle différence avec les nigauds emphatiques ou les fripons communstels que M. Tanbeauqui tiennent le même langage!

ToutefoisJulien avait des journées affreuses. C'était pour accomplir le plus pénible des devoirs qu'il paraissait chaque jour dans le salon de la maréchale. Ses efforts pour jouer un rôle achevaient d'ôter toute force à son âme. Souventla nuiten traversant la cour immense de l'hôtel de Fervaquesce n'était qu'à force de caractère et de raisonnement qu'il parvenait à se maintenir un peu au-dessus du désespoir.

J'ai vaincu le désespoir au séminairese disait-il: pourtant quelle affreuse perspective j'avais alors! je faisais ou je manquais ma fortunedans l'un comme dans l'autre casje me voyais obligé de passer toute ma vie en société intime avec ce qu'il y a sous le ciel de plus méprisable et de plus dégoûtant. Le printemps suivantonze petits mois après seulementj'étais le plus heureux peut-être des jeunes gens de mon âge.

Mais bien souvent tous ces beaux raisonnements étaient sans effet contre l'affreuse réalité. Chaque jour il voyait Mathilde au déjeuner et à dîner. D'après les lettres nombreuses que lui dictait M. de La Moleil la savait à la veille d'épouser M. de Croisenois. Déjà cet aimable jeune homme paraissait deux fois par jour à l'hôtel de La Mole: l'oeil jaloux d'un amant délaissé ne perdait pas une seule de ses démarches.

Quand il avait cru voir que Mlle de La Mole traitait bien son prétenduen rentrant chez luiJulien ne pouvait s'empêcher de regarder ses pistolets avec amour.

Ah! que je serais plus sagese disait-ilde démarquer mon lingeet d'aller dans quelque forêt solitaireà vingt lieues de Parisfinir cette exécrable vie! Inconnu dans le paysma mort serait cachée pendant quinze jourset qui songerait à moi après quinze jours! .

Ce raisonnement était fort sage. Mais le lendemainle bras de Mathildeentrevu entre la manche de sa robe et son gantsuffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruelset qui cependant l'attachaient à la vie. Eh bien! se disait-il alorsje suivrai jusqu'au bout cette politique russe. Comment cela finira-t-il?

A l'égard de la maréchalecertesaprès avoir transcrit ces cinquante-trois lettresje n'en écrirai pas d'autres.

A l'égard de Mathildeces six semaines de comédie si pénibleou ne changeront rien à sa colèreou m'obtiendront un instant de réconciliation. Grand Dieu! j'en mourrais de bonheur! Et il ne pouvait achever sa pensée.

Quandaprès une longue rêverieil parvenait à reprendre son raisonnement: Doncse disait-ilj'obtiendrais un jour de bonheuraprès quoi recommenceraient ses rigueurs fondéeshélas! sur le peu de pouvoir que j'ai de lui plaireet il ne me resterait plus aucune ressourceje serais ruinéperdu à jamais...

Quelle garantie peut-elle me donner avec son caractère? Hélas! mon peu de mérite répond à tout. Je manquerai d'élégance dans mes manièresma façon de parler sera lourde et monotone. Grand Dieu! Pourquoi suis-je moi?

CHAPITRE XXIX

L'ENNUI

Se sacrifier à ses passionspasse; mais à des passions qu'on n'a pas! O triste XIXe siècle!

GIRODET.

Après avoir lu sans plaisir d'abord les longues lettres de JulienMme de Fervaques commençait à en être occupée; mais une chose la désolait: Quel dommage que M. Sorel ne soit pas décidément prêtre! On pourrait l'admettre à une sorte d'intimité; avec cette croix et cet habit presque bourgeoison est exposé à des questions cruelleset que répondre? Elle n'achevait pas sa pensée: Quelque amie maligne peut supposer et même répandre que c'est un petit cousin subalterneparent de mon pèrequelque marchand décoré par la garde nationale.

Jusqu'au moment où elle avait vu Julienle plus grand plaisir de Mme de Fervaques avait été d'écrire le mot maréchale à côté de son nom. Ensuite une vanité de parvenuemaladive et qui s'offensait de toutcombattit un commencement d'intérêt.

Il me serait si facilese disait la maréchaled'en faire un grand vicaire dans quelque diocèse voisin de Paris! Mais M. Sorel tout courtet encore petit secrétaire de M. de La Mole! c'est désolant.

Pour la première foiscette âme qui craignait tout était émue d'un intérêt étranger à ses prétentions de rang et de supériorité sociale. Son vieux portier remarqua quelorsqu'il apportait une lettre de ce beau jeune hommequi avait l'air si tristeil était sûr de voir disparaître l'air distrait et mécontent que la maréchale avait toujours soin de prendre à l'arrivée d'un de ses gens.

L'ennui d'une façon de vivre toute ambitieuse d'effet sur le publicsans qu'il y eût au fond du coeur jouissance réelle pour ce genre de succèsétait devenu si intolérable depuis qu'on pensait à Julienque pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitées de toute une journéeil suffisait que pendant la soirée de la veille on eût passé une heure avec ce jeune homme singulier. Son crédit naissant résista à des lettres anonymesfort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit à MM. de Luzde Croisenoisde Caylus deux ou trois calomnies fort adroites et que ces messieurs prirent plaisir à répandre sans trop se rendre compte de la vérité des accusations. La maréchaledont l'esprit n'était pas fait pour résister à ces moyens vulgairesracontait ses doutes à Mathildeet toujours était consolée.

Un jouraprès avoir demandé trois fois s'il y avait des lettresMme de Fervaques se décida subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire de l'ennui. A la seconde lettrela maréchale fut presque arrêtée par l'inconvenance d'écrire de sa main une adresse aussi vulgaire: A M. Sorelchez M. le marquis de La Mole .

-- Il fautdit-elle le soir à Julien d'un air fort secque vous m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.

Me voilà constitué amant valet de chambrepensa Julienet il s'inclina en prenant plaisir à se grimer comme Arsènele vieux valet de chambre du marquis.

Le soir même il apporta des enveloppeset le lendemainde fort bonne heureil eut une troisième lettre: il en lut cinq ou six lignes au commencementet deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d'une petite écriture fort serrée.

Peu à peu on prit la douce habitude d'écrire presque tous les jours. Julien répondait par des copies fidèles des lettres russeset tel est l'avantage du style emphatique: Mme de Fervaques n'était point étonnée du peu de rapport des réponses avec ses lettres.

Quelle n'eût pas été l'irritation de son orgueilsi le petit Tanbeauqui s'était constitué espion volontaire des démarches de Julieneût pu lui apprendre que toutes ses lettres non décachetées étaient jetées au hasard dans le tiroir de Julien.

Un matinle portier lui apportait dans la bibliothèque une lettre de la maréchale; Mathilde rencontra cet hommevit la lettre et l'adresse de l'écriture de Julien. Elle entra dans la bibliothèque comme le portier en sortait; la lettre était encore sur le bord de la table; Julienfort occupé à écrirene l'avait pas placée dans son tiroir.

-- Voilà ce que je ne puis souffrirs'écria Mathilde en s'emparant de la lettre; vous m'oubliez tout à faitmoi qui suis votre épouse. Votre conduite est affreusemonsieur.

A ces motsson orgueilétonné de l'effroyable inconvenance de sa démarchela suffoqua; elle fondit en larmeset bientôt parut à Julien hors d'état de respirer.

SurprisconfonduJulien ne distinguait pas bien tout ce que cette scène avait d'admirable et d'heureux pour lui. Il aida Mathilde à s'asseoir; elle s'abandonnait presque dans ses bras.

Le premier instant où il s'aperçut de ce mouvement fut de joie extrême. Le second fut une pensée pour Korasoff: je puis tout perdre par un seul mot.

Ses bras se raidirenttant l'effort imposé par la politique était pénible. Je ne dois pas même me permettre de presser contre mon coeur ce corps souple et charmantou elle me méprise et me maltraite. Quel affreux caractère!

Et en maudissant le caractère de Mathildeil l'en aimait cent fois plus; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.

L'impassible froideur de Julien redoubla le malheur d'orgueil qui déchirait l'âme de Mlle de La Mole. Elle était loin d'avoir le sang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu'il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder; elle tremblait de rencontrer l'expression du mépris.

Assise sur le divan de la bibliothèqueimmobile et la tête tournée du côté opposé à Julienelle était en proie aux plus vives douleurs que l'orgueil et l'amour puissent faire éprouver à une âme humaine. Dans quelle atroce démarche elle venait de tomber!

Il m'était réservémalheureuse que je suis! de voir repousser les avances les plus indécentes! et repoussées par qui? ajoutait l'orgueil fou de douleurrepoussées par un domestique de mon père.

-- C'est ce que je ne souffrirai pasdit-elle à haute voix.

Etse levant avec fureurelle ouvrit le tiroir de la table de Julien placée à deux pas devant elle. Elle resta comme glacée d'horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertessemblables en tout à celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresseselle reconnaissait l'écriture de Julienplus ou moins contrefaite.

-- Ainsis'écria-t-elle hors d'elle-mêmenon seulement vous êtes bien avec ellemais encore vous la méprisez. Vousun homme de rienmépriser Mme la maréchale de Fervaques!

Ah! pardonmon amiajouta-t-elle en se jetant à ses genouxméprise-moi si tu veuxmais aime-moije ne puis plus vivre privée de ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.

La voilà donccette orgueilleuseà mes pieds! se dit Julien.

 

CHAPITRE XXX

UNE LOGE AUX BOUFFES

As the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.


Don JuanC. 1st. 73 .

Au milieu de tous ces grands mouvementsJulien était plus étonné qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe était sage. Peu parlerpeu agir voilà mon unique moyen de salut.

Il releva Mathildeet sans mot dire la replaça sur le divan. Peu à peu les larmes la gagnèrent.

Pour se donner une contenanceelle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques; elle les décachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marqué quand elle reconnut l'écriture de la maréchale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres; la plupart avaient six pages.

-- Répondez-moidu moinsdit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliantmais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j'ai de l'orgueil; c'est le malheur de ma position et même de mon caractèreje l'avouerai; Mme de Fervaques m'a donc enlevé votre coeur... A-t-elle fait pour vous tous les sacrifices où ce fatal amour m'a entraînée?

Un morne silence fut toute la réponse de Julien. De quel droitpensait-ilme demande-t-elle une indiscrétion indigne d'un honnête homme?

Mathilde essaya de lire les lettres; ses yeux remplis de larmes lui en ôtaient la possibilité.

Depuis un mois elle était malheureusemais cette âme hautaine était loin de s'avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amené cette explosion. Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emporté sur l'orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de lui. Il voyait ses cheveux et son cou d'albâtre; un moment il oublia tout ce qu'il se devait; il passa le bras autour de sa tailleet la serra presque contre sa poitrine.

Elle tourna la tête vers lui lentement: il fut étonné de l'extrême douleur qui était dans ses yeuxc'était à ne pas reconnaître leur physionomie habituelle.

Julien sentit ses forces l'abandonnertant était mortellement pénible l'acte de courage qu'il s'imposait.

Ces yeux n'exprimeront bientôt que le plus froid dédainse dit Juliensi je me laisse entraîner au bonheur de l'aimer. Cependantd'une voix éteinte et avec des paroles qu'elle avait à peine la force d'acheverelle lui répétait en ce moment l'assurance de tous ses regrets pour des démarches que trop d'orgueil avait pu conseiller.

-- J'ai aussi de l'orgueillui dit Julien d'une voix à peine forméeet ses traits peignaient le point extrême de l'abattement physique.

Mathilde se retourna vivement vers lui. Entendre sa voix était un bonheur à l'espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce momentelle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudireelle eût voulu trouver des démarches insolitesincroyablespour lui prouver jusqu'à quel point elle l'adorait et se détestait elle-même.

-- C'est probablement à cause de cet orgueilcontinua Julienque vous m'avez distingué un instant; c'est certainement à cause de cette fermeté courageuse et qui convient à un homme que vous m'estimez en ce moment. Je puis avoir de l'amour pour la maréchale...

Mathilde tressaillit; ses yeux prirent une expression étrange. Elle allait entendre prononcer son arrêt. Ce mouvement n'échappa point à Julien; il sentit faiblir son courage.

Ah! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa bouchecomme il eût fait un bruit étranger; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâleset que tu ne le sentisses pas!

-- Je puis avoir de l'amour pour la maréchalecontinuait-il... et sa voix s'affaiblissait toujours; mais certainementje n'ai de son intérêt pour moi aucune preuve décisive...

Mathilde le regarda: il soutint ce regarddu moins il espéra que sa physionomie ne l'avait pas trahi. Il se sentait pénétré d'amour jusque dans les replis les plus intimes de son coeur. Jamais il ne l'avait adorée à ce point; il était presque aussi fou que Mathilde. Si elle se fût trouvée assez de sang-froid et de courage pour manoeuvreril fût tombé à ses piedsen abjurant toute vaine comédie. Il eut assez de force pour pouvoir continuer à parler. Ah! Korasoffs'écria-t-il intérieurementque n'êtes-vous ici! quel besoin j'aurais d'un mot pour diriger ma conduite! Pendant ce temps sa voix disait:

-- A défaut de tout autre sentimentla reconnaissance suffirait pour m'attacher à la maréchale; elle m'a montré de l'indulgenceelle m'a consolé quand on me méprisait... Je puis ne pas avoir une foi illimitée en de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doutemais peut-être aussi bien peu durables.

-- Ah! grand Dieu! s'écria Mathilde.

-- Eh bien! quelle garantie me donnerez-vous? reprit Julien avec un accent vif et fermeet qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantiequel dieu me répondra que la position que vous semblez disposée à me rendre en cet instant vivra plus de deux jours?

-- L'excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m'aimez pluslui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.

Le mouvement violent qu'elle venait de faire avait un peu déplacé sa pèlerine: Julien apercevait ses épaules charmantes. Ses cheveux un peu dérangés lui rappelèrent un souvenir délicieux...

Il allait céder. Un mot imprudentse dit-ilet je fais recommencer cette longue suite de journées passées dans le désespoir. Mme de Rênal trouvait des raisons pour faire ce que son coeur lui dictait: cette jeune fille du grand monde ne laisse son coeur s'émouvoir que lorsqu'elle s'est prouvé par bonnes raisons qu'il doit être ému.

Il vit cette vérité en un clin d'oeileten un clin d'oeil aussiretrouva du courage.

Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et avec un respect marqués'éloigna un peu d'elle. Un courage d'homme ne peut aller plus loin. Il s'occupa ensuite à réunir toutes les lettres de Mme de Fervaques qui étaient éparses sur le divanet ce fut avec l'apparence d'une politesse extrême et si cruelle en ce moment qu'il ajouta:

-- Mademoiselle de La Mole daignera me permettre de réfléchir sur tout ceci.

Il s'éloigna rapidement et quitta la bibliothèque; elle l'entendit refermer successivement toutes les portes.

Le monstre n'est point troublése dit-elle...

Mais que dis-jemonstre! il est sageprudentbon; c'est moi qui ai plus de torts qu'on n'en pourrait imaginer.

Cette manière de voir dura. Mathilde fut presque heureuse ce jour-làcar elle fut toute à l'amour; on eût dit que jamais cette âme n'avait été agitée par l'orgueilet quel orgueil!

Elle tressaillit d'horreur quandle soir au salonun laquais annonça Mme de Fervaques; la voix de cet homme lui parut sinistre. Elle ne put soutenir la vue de la maréchale et s'éloigna rapidement. Julienpeu enorgueilli de sa pénible victoireavait craint ses propres regardset n'avait pas dîné à l'hôtel de La Mole.

Son amour et son bonheur augmentaient rapidement à mesure qu'il s'éloignait du moment de la bataille; il en était déjà à se blâmer. Comment ai-je pu lui résister! se disait-il; si elle allait ne plus m'aimer! un moment peut changer cette âme altièreet il faut convenir que je l'ai traitée d'une façon affreuse.

Le soiril sentit bien qu'il fallait absolument paraître aux Bouffes dans la loge de Mme de Fervaques. Elle l'avait expressément invité: Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie. Malgré l'évidence de ce raisonnementil n'eut pas la forceau commencement de la soiréede se plonger dans la société. En parlantil allait perdre la moitié de son bonheur.

Dix heures sonnèrent: il fallut absolument se montrer.

Par bonheuril trouva la loge de la maréchale remplie de femmeset fut relégué près de la porteet tout à fait caché par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule; les accents divins du désespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. Mme de Fervaques vit ces larmes; elles faisaient un tel contraste avec la mâle fermeté de sa physionomie habituelleque cette âme de grande dame dès longtemps saturée de tout ce que la fierté de parvenue a de plus corrodant en fut touchée. Le peu qui restait chez elle d'un coeur de femme la porta à parler. Elle voulut jouir du son de sa voix en ce moment.

-- Avez-vous vu les dames de La Molelui dit-elleelles sont aux troisièmes. A l'instant Julien se pencha dans la salle en s'appuyant assez impoliment sur le devant de la loge: il vit Mathilde; ses yeux étaient brillants de larmes.

Et cependant ce n'est pas leur jour d'Opérapensa Julien; quel empressement!

Mathilde avait décidé sa mère à venir aux Bouffesmalgré l'inconvenance du rang de la loge qu'une complaisante de la maison s'était empressée de leur offrir. Elle voulait voir si Julien passerait cette soirée avec la maréchale.

CHAPITRE XXXI

LUI FAIRE PEUR

Voilà donc le beau miracle de votre civilisation! De l'amour vous avez fait une affaire ordinaire.

BARNAVE.

Julien courut dans la loge de Mme de La Mole. Ses yeux rencontrèrent d'abord les yeux en larmes de Mathilde; elle pleurait sans nulle retenueil n'y avait là que des personnages subalternesl'amie qui avait prêté la loge et des hommes de sa connaissance. Mathilde posa sa main sur celle de Julien; elle avait comme oublié toute crainte de sa mère. Presque étouffée par ses larmeselle ne lui dit que ce seul mot: Des garanties!

Au moinsque je ne lui parle passe disait Julien fort ému lui-mêmeet se cachant tant bien que mal les yeux avec la mainsous prétexte du lustre qui éblouit le troisième rang de loges. Si je parleelle ne peut plus douter de l'excès de mon émotionle son de ma voix me trahiratout peut être perdu encore.

Ses combats étaient bien plus pénibles que le matinson âme avait eu le temps de s'émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité. Ivre d'amour et de voluptéil prit sur lui de ne pas lui parler.

C'estselon moil'un des plus beaux traits de son caractère; un être capable d'un tel effort sur lui-même peut aller loin si fata sinant .

Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l'hôtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d'ellelui parla constamment et empêcha qu'il ne pût dire un mot à sa fille. On eût pensé que la marquise soignait le bonheur de Julien; ne craignant plus de tout perdre par l'excès de son émotionil s'y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu'en rentrant dans sa chambreJulien se jeta à genoux et couvrit de baisers les lettres d'amour données par le prince Korasoff?

O grand homme! que ne te dois-je pas? s'écria-t-il dans sa folie.

Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille. L'avantage est certainimmensese dit-il; mais que se passera-t-il demain? un instant peut tout perdre.

Il ouvrit d'un mouvement passionné les Mémoires dictés à Sainte-Hélène par Napoléonet pendant deux longues heures se força à les lire; ses yeux seuls lisaientn'importeil s'y forçait. Pendant cette singulière lecturesa tête et son coeurmontés au niveau de tout ce qu'il y a de plus grandtravaillaient à son insu. Ce coeur est bien différent de celui de Mme de Rênalse disait-ilmais il n'allait pas plus loin.

LUI FAIRE PEURs'écria-t-il tout à coup en jetant le livre au loin. L'ennemi ne m'obéira qu'autant que je lui ferai peuralors il n'osera me mépriser.

Il se promenait dans sa petite chambreivre de joie. A la véritéce bonheur était plus d'orgueil que d'amour.

Lui faire peur! se répétait-il fièrementet il avait raison d'être fier. Même dans ses moments les plus heureuxMme de Rênal doutait toujours que mon amour fût égal au sien. Icic'est un démon que je subjuguedonc il faut subjuguer .

Il savait bien que le lendemain dès huit heures du matinMathilde serait à la bibliothèque; il n'y parut qu'à neuf heuresbrûlant d'amourmais sa tête dominait son coeur. Une seule minute peut-être ne se passa pas sans qu'il ne se répétât: La tenir toujours occupée de ce grand doute: M'aime-t-il?Sa brillante positionles flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.

Il la trouva pâlecalmeassise sur le divanmais hors d'état apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main:

-- Amije t'ai offenséil est vrai; tu peux être fâché contre moi?...

Julien ne s'attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.

-- Vous voulez des garantiesmon amiajouta-t-elle après un silence qu'elle avait espéré voir rompre; il est juste. Enlevez-moipartons pour Londres... Je serai perdue à jamaisdéshonorée...

Elle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s'en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu féminine étaient rentrés dans cette âme...

-- Eh bien! déshonorez-moidit-elle enfin avec un soupirc'est une garantie .

Hier j'ai été heureuxparce que j'ai eu le courage d'être sévère avec moi-mêmepensa Julien. Après un petit moment de silenceil eut assez d'empire sur son coeur pour dire d'un ton glacial:

-- Une fois en route pour Londresune fois déshonoréepour me servir de vos expressionsqui me répond que vous m'aimerez? que ma présence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune? Je ne suis pas un monstrevous avoir perdue dans l'opinion ne sera pour moi qu'un malheur de plus. Ce n'est pas votre position avec le monde qui fait obstaclec'est par malheur votre caractère. Pouvez-vous vous répondre à vous-même que vous m'aimerez huit jours?

(Ah! qu'elle m'aime huit jourshuit jours seulementse disait tout bas Julienet j'en mourrai de bonheur. Que m'importe l'avenirque m'importe la vie? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veuxil ne dépend que de moi!)

Mathilde le vit pensif.

-- Je suis donc tout à fait indigne de vousdit-elle en lui prenant la main.

Julien l'embrassamais à l'instant la main de fer du devoir saisit son coeur. Si elle voit combien je l'adoreje la perds. Etavant de quitter ses brasil avait repris toute la dignité qui convient à un homme.

Ce jour-là et les suivantsil sut cacher l'excès de sa félicité; il y eut des moments où il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses bras.

Dans d'autres instantsle délire du bonheur l'emportait sur tous les conseils de la prudence.

C'était auprès d'un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l'échelledans le jardinqu'il avait coutume d'aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathildeet pleurer son inconstance. Un fort grand chêne était tout prèset le tronc de cet arbre l'empêchait d'être vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement l'excès de son malheurle contraste du désespoir passé et de la félicité présente fut trop fort pour son caractère; des larmes inondèrent ses yeuxetportant à ses lèvres la main de son amie:

-- Icije vivais en pensant à vous; icije regardais cette persiennej'attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette main l'ouvrir...

Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec ces couleurs vraiesqu'on n'invente pointl'excès de son désespoir d'alors. De courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce...

Que fais-jegrand Dieu! se dit Julien revenant à lui tout à coup. Je me perds.

Dans l'excès de son alarmeil crut déjà voir moins d'amour dans les yeux de Mlle de La Mole. C'était une illusion; mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d'une pâleur mortelle. Ses yeux s'éteignirent un instantet l'expression d'une hauteur non exempte de méchanceté succéda bientôt à celle de l'amour le plus vrai et le plus abandonné.

-- Qu'avez-vous donc mon ami? lui dit Mathilde avec tendresse et inquiétude.

-- Je mensdit Julien avec humeuret je mens à vous. Je me le reprocheet cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m'aimezvous m'êtes dévouéeet je n'ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.

-- Grand Dieu! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes?

-- Et je me les reproche vivementchère amie. Je les ai composées autrefois pour une femme qui m'aimait et m'ennuyait... C'est le défaut de mon caractèreje me dénonce moi-même à vouspardonnez-moi.

Des larmes amères inondaient les joues de Mathilde.

-- Dès que par quelque nuance qui m'a choquéj'ai un moment de rêverie forcéecontinuait Julienmon exécrable mémoireque je maudis en ce momentm'offre une ressource et j'en abuse.

-- Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura déplu? dit Mathilde avec une naïveté charmante.

-- Un jourje m'en souvienspassant près de ces chèvrefeuillesvous avez cueilli une fleurM. de Luz vous l'a priseet vous la lui avez laissée. J'étais à deux pas.

-- M. de Luz? c'est impossiblereprit Mathildeavec la hauteur qui lui était si naturelle: je n'ai point ces façons.

-- J'en suis sûrrépliqua vivement Julien.

-- Eh bien! il est vraimon amidit Mathilde en baissant les yeux tristement. Elle savait positivement que depuis bien des mois elle n'avait pas permis une telle action à M. de Luz.

Julien la regarda avec une tendresse inexprimable: Nonse dit-ilelle ne m'aime pas moins .

Elle lui reprocha le soiren riantson goût pour Mme de Fervaques:

-- Un bourgeois aimer une parvenue! Les coeurs de cette espèce sont peut-être les seuls que mon Julien ne puisse rendre fous. Elle avait fait de vous un vrai dandydisait-elle en jouant avec ses cheveux.

Dans le temps qu'il se croyait méprisé de MathildeJulien était devenu l'un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espèce; une fois sa toilette arrangéeil n'y songeait plus.

Une chose piquait MathildeJulien continuait à copier les lettres russeset à les envoyer à la maréchale.

CHAPITRE XXXII

LE TIGRE

Hélas! pourquoi ces choses et non pas d'autres?

BEAUMARCHAIS.

Un voyageur anglais raconte l'intimité où il vivait avec un tigre; il l'avait élevé et le caressaitmais toujours sur sa table tenait un pistolet armé.

Julien ne s'abandonnait à l'excès de son bonheur que dans les instants où Mathilde ne pouvait en lire l'expression dans ses yeux. Il s'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathildequ'il observait avec étonnementet l'excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire sur lui-mêmeil avait le courage de la quitter brusquement.

Pour la première fois Mathilde aima.

La viequi toujours pour elle s'était traînée à pas de tortuevolait maintenant.

Comme il fallait cependant que l'orgueil se fît jour de quelque façonelle voulait s'exposer avec témérité à tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir. C'était Julien qui avait de la prudence; et c'était seulement quand il était question de danger qu'elle ne cédait pas à sa volonté; mais soumise et presque humble avec luielle n'en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l'approchaitparents ou valets.

Le soir au salonau milieu de soixante personneselle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.

Le petit Tanbeau s'établissant un jour à côté d'euxelle le pria d'aller lui chercher dans la bibliothèque le volume de Smollett où se trouve la révolution de 1688; et comme il hésitait:

-- Que rien ne vous presseajouta-t-elle avec une expression d'insultante hauteur qui fut un baume pour l'âme de Julien.

-- Avez-vous remarqué le regard de ce petit monstre? lui dit-il.

-- Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salonsans quoi je le ferais chasser à l'instant.

Sa conduite envers MM. de Croisenoisde Luzetc.parfaitement polie pour la formen'était guère moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julienet d'autant plus qu'elle n'osait lui avouer qu'elle avait exagéré les marques d'intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs avaient été l'objet.

Malgré les plus belles résolutionssa fierté de femme l'empêchait tous les jours de dire à Julien: C'est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire la faiblesse que j'avais de ne pas retirer ma mainlorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre venait à l'effleurer un peu.

Aujourd'huià peine un de ces messieurs lui parlait-il quelques instantsqu'elle se trouvait avoir une question à faire à Julienet c'était un prétexte pour le retenir auprès d'elle.

Elle se trouva enceinte et l'apprit avec joie à Julien.

-- Maintenant douterez-vous de moi? N'est-ce pas une garantie? Je suis votre épouse à jamais.

Cette annonce frappa Julien d'un étonnement profond. Il fut sur le point d'oublier le principe de sa conduite. Comment être volontairement froid et offensant envers cette pauvre jeune fille qui se perd pour moi? Avait-elle l'air un peu souffrantmême les jours où la sagesse faisait entendre sa voix terribleil ne se trouvait plus le courage de lui adresser un de ces mots cruels si indispensablesselon son expérienceà la durée de leur amour.

-- Je veux écrire à mon pèrelui dit un jour Mathilde; c'est plus qu'un père pour moi; c'est un ami: comme tel je trouverais indigne de vous et de moi de chercher à le tromperne fût-ce qu'un instant.

-- Grand Dieu! qu'allez-vous faire? dit Julien effrayé.

-- Mon devoirrépondit-elle avec des yeux brillants de joie.

Elle se trouvait plus magnanime que son amant.

-- Mais il me chassera avec ignominie!

-- C'est son droitil faut le respecter. Je vous donnerai le bras et nous sortirons par la porte cochèreen plein midi.

Julien étonné la pria de différer d'une semaine.

-- Je ne puisrépondit-ellel'honneur parlej'ai vu le devoiril faut le suivreet à l'instant.

-- Eh bien! je vous ordonne de différerdit enfin Julien. Votre honneur est à couvertje suis votre époux. Notre état à tous les deux va être changé par cette démarche capitale. Je suis aussi dans mon droit. C'est aujourd'hui mardi; mardi prochain c'est le jour du duc de Retz; le soirquand M. de La Mole rentrerale portier lui remettra la lettre fatale... Il ne pense qu'à vous faire duchessej'en suis certainjugez de son malheur!

-- Voulez-vous dire: jugez de sa vengeance?

-- Je puis avoir pitié de mon bienfaiteurêtre navré de lui nuire; mais je ne crains et ne craindrai jamais personne.

Mathilde se soumit. Depuis qu'elle avait annoncé son nouvel état à Julienc'était la première fois qu'il lui parlait avec autorité; jamais il ne l'avait tant aimée. C'était avec bonheur que la partie tendre de son âme saisissait le prétexte de l'état où se trouvait Mathilde pour se dispenser de lui adresser des mots cruels. L'aveu à M. de La Mole l'agita profondément. Allait-il être séparé de Mathilde? et avec quelque douleur qu'elle le vît partirun mois après son départsongerait-elle à lui?

Il avait une horreur presque égale des justes reproches que le marquis pouvait lui adresser.

Le soiril avoua à Mathilde ce second sujet de chagrinet ensuite égaré par son amour il fit l'aveu du premier.

Elle changea de couleur.

-- Réellementlui dit-ellesix mois passés loin de moi seraient un malheur pour vous!

-- Immensele seul au monde que je voie avec terreur.

Mathilde fut bien heureuse. Julien avait suivi son rôle avec tant d'applicationqu'il était parvenu à lui faire penser qu'elle était celle des deux qui avait le plus d'amour.

Le mardi fatal arriva. A minuiten rentrantle marquis trouva une lettre avec l'adresse qu'il fallait pour qu'il l'ouvrît lui-mêmeet seulement quand il serait sans témoins.

«MON PERE

«Tous les liens sociaux sont rompus entre nousil ne reste plus que ceux de la nature. Après mon marivous êtes et serez toujours l'être qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmesje songe à la peine que je vous causemais pour que ma honte ne soit pas publiquepour vous laisser le temps de délibérer et d'agirje n'ai pu différer plus longtemps l'aveu que je vous dois. Si votre amitiéque je sais être extrême pour moiveut m'accorder une petite pensionj'irai m'établir où vous voudrezen Suissepar exempleavec mon mari. Son nom est tellement obscurque personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme Sorelbelle-fille d'un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m'a fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colèresi juste en apparence. Je ne serai pas duchessemon père; mais je le savais en l'aimant; car c'est moi qui l'ai aimé la premièrec'est moi qui l'ai séduit. Je tiens de vous [Variante: et de nos aïeux] une âme trop élevée pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C'est en vain que dans le dessein de vous plaire j'ai songé à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux? Vous me l'avez dit vous-même à mon retour d'Hyères: ce jeune Sorel est le seul être qui m'amuse; le pauvre garçon est aussi affligé que mois'il est possiblede la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne soyez irrité comme père; mais aimez-moi toujours comme ami.

«Julien me respectait. S'il me parlait quelquefoisc'était uniquement à cause de sa profonde reconnaissance pour vous: car la hauteur naturelle de son caractère le porte à ne jamais répondre qu'officiellement à tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de la différence des positions sociales. C'est moije l'avoueen rougissantà mon meilleur amiet jamais un tel aveu ne sera fait à un autrec'est moi qui un jour au jardin lui ai serré le bras.

«Après vingt-quatre heurespourquoi seriez-vous irrité contre lui? Ma faute est irréparable. Si vous l'exigezc'est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire. Vous ne le verrez point; mais j'irai le rejoindre où il voudra. C'est son droitc'est mon devoiril est le père de mon enfant. Si votre bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivreje les recevrai avec reconnaissance: sinon Julien compte s'établir à Besançon où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. De quelque bas degré qu'il partej'ai la certitude qu'il s'élèvera. Avec lui je ne crains pas l'obscurité. S'il y a révolutionje suis sûre pour lui d'un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux qui ont demandé ma main? Ils ont de belles terres! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. Mon Julien atteindrait une haute position même sous le régime actuels'il avait un million et la protection de mon père...»

Mathildequi savait que le marquis était un homme tout de premier mouvementavait écrit huit pages.

Que faire? se disait Julien[Variante: en se promenant à minuit dans le jardin] pendant que M. de La Mole lisait cette lettre; où est 1° mon devoir2° mon intérêt? Ce que je lui dois est immense: j'eusse été sans lui un coquin subalterneet pas assez coquin pour n'être pas haï et persécuté par les autres. Il m'a fait un homme du monde. Mes coquineries nécessaires seront 1° plus rares2° moins ignobles. Cela est plus que s'il m'eût donné un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair.

S'il tenait la plume pour prescrire ma conduitequ'est-ce qu'il écrirait?...

Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole.

-- Le marquis vous demande à l'instant vêtu ou non vêtu.

Le valet ajouta à voix basseen marchant à côté de Julien:

-- M. le marquis est hors de luiprenez garde à vous.

CHAPITRE XXXIII

L'ENFER DE LA FAIBLESSE

En taillant ce diamantun lapidaire malhabile lui a ôté quelques-unes de ses plus vives étincelles. Au Moyen Ageque dis-je? encore sous Richelieule Français avait la force de vouloir.

MIRABEAU.

Julien trouva le marquis furieux: pour la première fois de sa viepeut-êtrece seigneur fut de mauvais ton; il accabla Julien de toutes les injures qui lui vinrent à la bouche. Notre héros fut étonnéimpatientémais sa reconnaissance n'en fut point ébranlée. Que de beaux projets depuis longtemps chéris au fond de sa pensée le pauvre homme voit crouler en un instant! Mais je lui dois de lui répondremon silence augmenterait sa colère. La réponse fut fournie par le rôle de Tartufe.

-- Je ne suis pas un ange... Je vous ai bien servivous m'avez payé avec générosité... J'étais reconnaissantmais j'ai vingt-deux ans... Dans cette maisonma pensée n'était comprise que de vouset de cette personne aimable...

-- Monstre! s'écria le marquis. Aimable! aimable! Le jour où vous l'avez trouvée aimablevous deviez fuir.

-- Je l'ai tenté; alorsje vous demandai de partir pour le Languedoc.

Las de se promener avec fureurle marquisdompté par la douleurse jeta dans un fauteuil; Julien l'entendit se dire à demi-voix: Ce n'est point là un méchant homme.

-- Nonje ne le suis pas pour vouss'écria Julien en tombant à ses genoux. Mais il eut une honte extrême de ce mouvementet se releva bien vite.

Le marquis était réellement égaré. A la vue de ce mouvement il recommença à l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre. La nouveauté de ces jurons était peut-être une distraction.

-- Quoi! ma fille s'appellera Mme Sorel! quoi! ma fille ne sera pas duchesse! Toutes les fois que ces deux idées se présentaient aussi nettementM. de La Mole était torturé et les mouvements de son âme n'étaient plus volontaires. Julien craignit d'être battu.

Dans les intervalles lucideset lorsque le marquis commençait à s'accoutumer à son malheuril adressait à Julien des reproches assez raisonnables:

-- Il fallait fuirmonsieurlui disait-il... Votre devoir était de fuir... Vous êtes le dernier des hommes...

Julien s'approcha de la table et écrivit:

« Depuis longtemps la vie m'est insupportablej'y mets un terme. Je prie monsieur le marquis d'agréeravec l'expression d'une reconnaissance sans bornesmes excuses de l'embarras que ma mort dans son hôtel peut causer. »

-- Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moidit Julienou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matinje vais me promener au jardin vers le mur du fond.

-- Allez à tous les diableslui cria le marquis comme il s'en allait.

-- Je comprendspensa Julien; il ne serait pas fâché de me voir épargner la façon de ma mort à son valet de chambre... Qu'il me tueà la bonne heurec'est une satisfaction que je lui offre... Maisparbleuj'aime la vie... Je me dois à mon fils.

Cette idéequi pour la première fois paraissait aussi nettement à son imaginationl'occupa tout entier après les premières minutes de promenade données au sentiment du danger.

Cet intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux... Il n'a aucune raisonil est capable de tout. Fouqué est trop éloignéd'ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d'un coeur tel que celui du marquis.

Le comte Altamira... Suis-je sûr d'un silence éternel? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une actionet complique ma position. Hélas! il ne me reste que le sombre abbé Pirard... Son esprit est rétréci par le jansénisme... Un coquin de jésuite connaîtrait le mondeet serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battreau seul énoncé du crime.

Le génie de Tartufe vint au secours de Julien: Eh bienj'irai me confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu'il prit au jardin après s'être promené deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il pouvait être surpris par un coup de fusil; le sommeil le gagnait.

Le lendemainde très grand matinJulien était à plusieurs lieues de Parisfrappant à la porte du sévère janséniste. Il trouvaà son grand étonnementqu'il n'était point trop surpris de sa confidence.

-- J'ai peut-être des reproches à me fairese disait l'abbé plus soucieux qu'irrité. J'avais cru deviner cet amour. Mon amitié pour vouspetit malheureuxm'a empêché d'avertir le père...

-- Que va-t-il faire? lui dit vivement Julien.

(Il aimait l'abbé en ce momentet une scène lui eût été fort pénible.)

-- Je vois trois partiscontinua Julien: 1° M. de La Mole peut me faire donner la mort; et il raconta la lettre de suicide qu'il avait laissée au marquis; 2° Me faire tirer au blanc par le comte Norbertqui me demanderait un duel.

-- Vous accepteriez? dit l'abbé furieuxet se levant.

-- Vous ne me laissez pas achever. Certainement je ne tirerais jamais sur le fils de mon bienfaiteur.

3° Il peut m'éloigner. S'il me dit: Allez à Edimbourgà New-Yorkj'obéirai. Alors on peut cacher la position de Mlle de La Mole; mais je ne souffrirai point qu'on supprime mon fils.

-- Ce sera làn'en doutez pointla première idée de cet homme corrompu...

A ParisMathilde était au désespoir. Elle avait vu son père vers les sept h eures. Il lui avait montré la lettre de Julienelle tremblait qu'il n'eût trouvé noble de mettre fin à sa vie: Et sans ma permission? se disait-elle avec une douleur qui était de la colère.

-- S'il est mortje mourraidit-elle à son père. C'est vous qui serez cause de sa mort... Vous vous en réjouirez peut-être... Mais je le jure à ses mânesd'abord je prendrai le deuilet serai publiquement Mme veuve Sorel ; j'enverrai mes billets de faire-partcomptez là-dessus... Vous ne me trouverez ni pusillanime ni lâche.

Son amour allait jusqu'à la folie. A son tourM. de La Mole fut interdit.

Il commença à voir les événements avec quelque raison. Au déjeunerMathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d'un poids immenseet surtout flattéquand il s'aperçut qu'elle n'avait rien dit à sa mère.

[Variante : Vers les midi Julien arriva. On entendit le pas du cheval retentir dans la cour. Julien descendit.] Julien descendait de cheval. Mathilde le fit appeleret se jeta dans ses bras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très reconnaissant de ce transportil sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conférence avec l'abbé Pirard. Son imagination était éteinte par le calcul des possibles. Mathildeles larmes aux yeuxlui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide.

--Mon père peut se raviser; faites-moi le plaisir de partir à l'instant même pour Villequier. Remontez à chevalsortez de l'hôtel avant qu'on ne se lève de table.

Comme Julien ne quittait point l'air étonné et froidelle eut un accès de larmes.

-- Laisse-moi conduire nos affairess'écria-t-elle avec transportet en le serrant dans ses bras. Tu sais bien que ce n'est pas volontairement que je me sépare de toi. Ecris sous le couvert de ma femme de chambreque l'adresse soit d'une main étrangèremoi je t'écrirai des volumes. Adieu! fuis.

Ce dernier mot blessa Julienil obéit cependant. Il est fatalpensait-ilquemême dans leurs meilleurs momentsces gens-là trouvent le secret de me choquer.

Mathilde résista avec fermeté à tous les projets prudents de son père. Elle ne voulut jamais établir la négociation sur d'autres bases que celles-ci: Elle serait Mme Sorelet vivrait pauvrement avec son mari en Suisseou chez son père à Paris. Elle repoussait bien loin la proposition d'un accouchement clandestin.

-- Alors commencerait pour moi la possibilité de la calomnie et du déshonneur. Deux mois après le mariagej'irai voyager avec mon mariet il nous sera facile de supposer que mon fils est né à une époque convenable.

D'abord accueillie par des transports de colèrecette fermeté finit par donner des doutes au marquis.

Dans un moment d'attendrissement:

-- Tiens! dit-il à sa fillevoilà une inscription de dix mille livres de renteenvoie-la à ton Julienet qu'il me mette bien vite dans l'impossibilité de la reprendre.

Pour obéir à Mathildedont il connaissait l'amour pour le commandementJulien avait fait quarante lieues inutiles: il était à Villequierréglant les comptes des fermiers; ce bienfait du marquis fut l'occasion de son retour. Il alla demander asile à l'abbé Pirardquipendant son absenceétait devenu l'allié le plus utile de Mathilde. Toutes les fois qu'il était interrogé par le marquisil lui prouvait que tout autre parti que le mariage public serait un crime aux yeux de Dieu.

-- Et par bonheurajoutait l'abbéla sagesse du monde est ici d'accord avec la religion. Pourrait-on compter un instantavec le caractère fougueux de Mlle de La Molesur le secret qu'elle ne se serait pas imposé à elle-même? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage publicla société s'occupera beaucoup plus longtemps de cette mésalliance étrange. Il faut tout dire en une foissans apparence ni réalité du moindre mystère.

-- Il est vraidit le marquis pensif. Dans ce systèmeparler de ce mariage après trois joursdevient un rabâchage d'homme qui n'a pas d'idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure anti-jacobine du gouvernement pour se glisser incognito à la suite.

Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abbé Pirard. Le grand obstacleà leurs yeuxétait le caractère décidé de Mathilde. Mais après tant de beaux raisonnementsl'âme du marquis ne pouvait s'accoutumer à renoncer à l'espoir du tabouret pour sa fille.

Sa mémoire et son imagination étaient remplies des roueries et des faussetés de tous genres qui étaient encore possibles dans sa jeunesse. Céder à la nécessitéavoir peur de la loi lui semblait chose absurde et déshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces rêveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir de cette fille chérie.

Qui l'eût pu prévoir? se disait-il. Une fille d'un caractère si altierd'un génie si élevéplus fière que moi du nom qu'elle porte! dont la main m'était demandée d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en France!

Il faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est fait pour tout confondre! nous marchons vers le chaos.

CHAPITRE XXXIV

UN HOMME D'ESPRIT

Le préfet cheminant sur son cheval se disait: Pourquoi ne serais-je pas ministreprésident du conseilduc? Voici comment je ferai la guerre...
Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers...


LE GLOBE.

Aucun argument ne vaut pour détruire l'empire de dix années de rêveries agréables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâchermais ne pouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par accidentse disait-il quelquefois. C'est ainsi que cette imagination attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les plus absurdes. Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de l'abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que la négociation fît un pas.

Dans cette affaire de famillecomme dans celles de la politiquele marquis avait des aperçus brillants dont il s'enthousiasmait pendant trois jours. Alors un plan de conduite ne lui plaisait pasparce qu'il était étayé par de bons raisonnements; mais les raisonnements ne trouvaient grâce à ses yeux qu'autant qu'ils appuyaient son plan favori. Pendant trois joursil travaillait avec toute l'ardeur et l'enthousiasme d'un poèteà amener les choses à une certaine position; le lendemain il n'y songeait plus.

D'abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis; maisaprès quelques semainesil commença à deviner que M. de La Mole n'avaitdans cette affaireaucun plan arrêté.

Mme de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l'administration des terres; il était caché au presbytère de l'abbé Pirardet voyait Mathilde presque tous les jours; ellechaque matinallait passer une heure avec son pèremais quelquefois ils étaient des semaines entières sans parler de l'affaire qui occupait toutes leurs pensées.

-- Je ne veux pas savoir où est cet hommelui dit un jour le marquis; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut:

«Les terres de Languedoc rendent 20.600 francs. Je donne 10.600 francs à ma filleet 10.000 ffrancs à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmesbien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation séparés et de me les apporter demain; après quoiplus de relations entre nous. Ah! Monsieurdevais-je m'attendre à tout ceci?

«Le marquis DE LA MOLE.»

-- Je vous remercie beaucoupdit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au château d'Aiguillonentre Agen et Marmande. On dit que c'est un pays aussi beau que l'Italie.

Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n'était plus l'homme sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait d'avance toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez considérable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyaità sa femme ou à lui36.000 livres de rente. Pour Mathildetous ses sentiments étaient absorbés dans son adoration pour son maricar c'est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grandeson unique ambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait sa vie à s'exagérer la haute prudence qu'elle avait montrée en liant son sort à celui d'un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa tête.

L'absence presque continuela multiplicité des affairesle peu de temps que l'on avait pour parler d'amour vinrent compléter le bon effet de la sage politiqueautrefois inventée par Julien.

Mathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle était parvenue à aimer réellement.

Dans un moment d'humeur elle écrivit à son pèreet commença sa lettre comme Othello:

«Que j'aie préféré Julien aux agréments que la société offrait à la fille de M. le marquis de La Molemon choix le prouve assez. Ces plaisirs de considération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt six semaines que je vis séparée de mon mari. C'est assez pour vous témoigner mon respect. Avant jeudi prochainje quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret que le respectable abbé Pirard. J'irai chez lui; il nous marieraet une heure après la cérémonie nous serons en route pour le Languedocet ne reparaîtrons jamais à Paris que d'après vos ordres. Mais ce qui me perce le coeurc'est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moicontre vous. Les épigrammes d'un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien? Dans cette circonstanceje le connaisje n'aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à genouxô mon père! venez assister à mon mariagedans l'église de M. Pirardjeudi prochain. Le piquant de l'anecdote maligne sera adouciet la vie de votre fils uniquecelle de mon mari seront assurées»etc.etc.

L'âme du marquis fut jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il fallait donc à la fin prendre un parti . Toutes les petites habitudestous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette étrange circonstanceles grands traits du caractèreimprimés par les événements de la jeunessereprirent tout leur empire. Les malheurs de l'émigration en avaient fait un homme à imagination. Après avoir joui pendant deux ans d'une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour1790 l'avait jeté dans les affreuses misères de l'émigration. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux ans. Au fondil était campé au milieu de ses richesses actuellesplus qu'il n'en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son âme de la gangrène de l'orl'avait jeté en proie à une folle passion pour voir sa fille décorée d'un beau titre.

Pendant les six semaines qui venaient de s'écoulertantôt poussé par un capricele marquis avait voulu enrichir Julien; la pauvreté lui semblait ignobledéshonorante pour lui M. de La Moleimpossible chez l'époux de sa fille; il jetait l'argent. Le lendemainson imagination prenant un autre coursil lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette générosité d'argentchanger de noms'exiler en Amériqueécrire à Mathilde qu'il était mort pour elle... M. de La Mole supposait cette lettre écriteil suivait son effet sur le caractère de sa fille...

Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de Mathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire disparaîtreil rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d'une de ses terres; et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? M. le duc de Chaulnesson beau-pèrelui avait parlé plusieurs foisdepuis que son fils unique avait été tué en Espagnedu désir de transmettre son titre à Norbert...

L'on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude aux affairesde la hardiessepeut-être même du brillant se disait le marquis... Mais au fond de ce caractère je trouve quelque chose d'effrayant. C'est l'impression qu'il produit sur tout le mondedonc il y a là quelque chose de réel (plus ce point réel était difficile à saisirplus il effrayait l'âme imaginative du vieux marquis).

Ma fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre supprimée): «Julien ne s'est affilié à aucun salonà aucune coterie.» Il ne s'est ménagé aucun appui contre moipas la plus petite ressource si je l'abandonne... Mais est-ce là ignorance de l'état actuel de la société?... Deux ou trois fois je lui ai dit: Il n'y a de candidature réelle et profitable que celle des salons...

Nonil n'a pas le génie adroit et cauteleux d'un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité... Ce n'est point un caractère à la Louis XI. D'un autre côtéje lui vois les maximes les plus antigénéreuses... Je m'y perds... Se répéterait-il ces maximespour servir de digue à ses passions?

Du resteune chose surnage: il est impatient du méprisje le tiens par là.

Il n'a pas la religion de la haute naissanceil est vraiil ne nous respecte pas d'instinct... C'est un tort; mais enfinl'âme d'un séminariste devrait n'être impatiente que du manque de jouissance et d'argent. Luibien différentne peut supporter le mépris à aucun prix.

Pressé par la lettre de sa filleM. de La Mole vit la nécessité de se décider: Enfinvoici la grande question: l'audace de Julien est-elle allée jusqu'à entreprendre de faire la cour à ma filleparce qu'il sait que je l'aime avant toutet que j'ai cent mille écus de rente?

Mathilde proteste du contraire... Nonmon Julienvoilà un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

Y a-t-il eu amour véritableimprévu? ou bien désir vulgaire de s'élever à une belle position? Mathilde est clairvoyanteelle a senti d'abord que ce soupçon peut le perdre auprès de moide là cet aveu: c'est elle qui s'est avisée de l'aimer la première...

Une fille d'un caractère si altier se serait oubliée jusqu'à faire des avances matérielles!... Lui serrer le bras au jardinun soirquelle horreur! comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins indécents de lui faire connaître qu'elle le distinguait.

Qui s'excuse s'accuse ; je me défie de Mathilde... Ce jour-làles raisonnements du marquis étaient plus concluants qu'à l'ordinaire. Cependant l'habitude l'emportail résolut de gagner du temps et d'écrire à sa fille. Car on s'écrivait d'un côté de l'hôtel à l'autre. M. de La Mole n'osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il avait peur de tout finir par une concession subite.

LETTRE

«Gardez-vous de faire de nouvelles folies; voici un brevet de lieutenant de hussards pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pasne m'interrogez pas. Qu'il parte dans vingt-quatre heurespour se faire recevoir à Strasbourgoù est son régiment. Voici un mandat sur mon banquier; qu'on m'obéisse.»

L'amour et la joie de Mathilde n'eurent plus de bornes; elle voulut profiter de la victoireet répondit à l'instant:

«M. de La Vernaye serait à vos piedséperdu de reconnaissances'il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Maisau milieu de cette générositémon père m'a oubliée; l'honneur de votre fille est en danger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelleet que vingt mille écus de rente ne répareraient pas. Je n'enverrai le brevet à M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole quedans le courant du mois prochainmon mariage sera célébré en publicà Villequier. Bientôt après cette époqueque je vous supplie de ne pas outrepasservotre fille ne pourra paraître en public qu'avec le nom de Mme de La Vernaye. Que je vous remerciecher papade m'avoir sauvée de ce nom de Sorel»etc.etc.

La réponse fut imprévue.

«Obéissezou je me rétracte de tout. Tremblezjeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julienet vous-même vous le savez moins que moi. Qu'il parte pour Strasbourget songe à marcher droit. Je ferai connaître mes volontés d'ici à quinze jours.»

Cette réponse si ferme étonna Mathilde. Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une rêveriequi bientôt finit par les suppositions les plus enchanteresses; mais elle les croyait la vérité. L'esprit de mon Julien n'a pas revêtu le petit uniforme mesquin des salonset mon père ne croit pas à sa supérioritéprécisément à cause de ce qui la prouve...

Toutefoissi je n'obéis pas à cette velléité de caractèreje vois la possibilité d'une scène publique; un éclat abaisse ma position dans le mondeet peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après l'éclat... pauvreté pour dix ans; et la folie de choisir un mari à cause de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon pèreà son âgeil peut m'oublier... Norbert épousera une femme aimableadroite: le vieux Louis XIV fut séduit par la duchesse de Bourgogne...

Elle se décida à obéirmais se garda de communiquer la lettre de son père à Julien; ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.

Le soirlorsqu'elle apprit à Julien qu'il était lieutenant de hussardssa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l'ambition de toute sa vieet par la passion qu'il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d'étonnement.

Après toutpensait-ilmon roman est finiet à moi seul tout le mérite. J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueilajoutait-il en regardant Mathilde; son père ne peut vivre sans elleet elle sans moi.

CHAPITRE XXXV

UN ORAGE

Mon Dieudonnez-moi la médiocrité!

MIRABEAU.

Son âme était absorbée; il ne répondait qu'à demi à la vive tendresse qu'elle lui témoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n'avait paru si grandsi adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilité de son orgueil qui viendrait déranger toute la position.

Presque tous les matinselle voyait l'abbé Pirard arriver à l'hôtel. Par luiJulien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose des intentions de son père? Le marquis lui-mêmedans un moment de capricene pouvait-il pas lui avoir écrit? Après un aussi grand bonheurcomment expliquer l'air sévère de Julien? Elle n'osa l'interroger.

Elle n'osa! elleMathilde! Il y eut dès ce moment dans son sentiment pour Juliendu vaguede l'imprévupresque de la terreur. Cette âme sèche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire.

Le lendemain de grand matinJulien était au presbytère de l'abbé Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise délabréelouée à la poste voisine.

-- Un tel équipage n'est plus de saisonlui dit le sévère abbéd'un air rechigné. Voici vingt mille francs dont M. de La Mole vous fait cadeau; il vous engage à les dépenser dans l'annéemais en tâchant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi fortejetée à un jeune hommele prêtre ne voyait qu'une occasion de pécher.)

Le marquis ajoute: M. Julien de La Vernaye aura reçu cet argent de son pèrequ'il est inutile de désigner autrement. M. de La Vernaye jugera peut-être convenable de faire un cadeau à M. Sorelcharpentier à Verrièresqui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la commissionajouta l'abbé; j'ai enfin déterminé M. de La Mole à transiger avec cet abbé de Frilairsi jésuite. Son crédit est décidément trop fort pour le nôtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besançon sera une des conditions tacites de l'arrangement.

Julien ne fut plus maître de son transportil embrassa l'abbéil se voyait reconnu.

-- Fi donc! dit M. Pirard en le repoussant; que veut dire cette vanité mondaine?... Quant à Sorel et à ses filsje leur offriraien mon nomune pension annuelle de cinq cents francsqui leur sera payée à chacuntant que je serai content d'eux.

Julien était déjà froid et hautain. Il remerciamais en termes très vagues et n'engageant à rien. Serait-il bien possiblese disait-ilque je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos montagnes par le terrible Napoléon? A chaque instant cette idée lui semblait moins improbable... Ma haine pour mon père serait une preuve... Je ne serais plus un monstre!

Peu de jours après ce monologuele quinzième régiment de hussardsl'un des plus brillants de l'arméeétait en bataille sur la place d'armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l'Alsacequi lui avait coûté six mille francs. Il était reçu lieutenantsans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles d'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler.

Son air impassibleses yeux sévères et presque méchantssa pâleurson inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour. Peu aprèssa politesse parfaite et pleine de mesureson adresse au pistolet et aux armesqu'il fit connaître sans trop d'affectationéloignèrent l'idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq ou six jours d'hésitationl'opinion publique du régiment se déclara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune hommedisaient les vieux officiers goguenardsexcepté de la jeunesse.

De StrasbourgJulien écrivit à M. Chélanl'ancien curé de Verrièresqui touchait maintenant aux bornes de l'extrême vieillesse:

«Vous aurez appris avec une joiedont je ne doute pasles événements qui ont porté ma famille à m'enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruitni mention aucune de mon nomaux malheureux pauvres maintenant comme je le fus autrefoiset que sans doute vous secourez comme autrefois vous m'avez secouru.»

Julien était ivre d'ambition et non pas de vanité; toutefois il donnait une grande part de son attention à l'apparence extérieure. Ses chevauxses uniformesles livrées de ses gens étaient tenus avec une correction qui aurait fait honneur à la ponctualité d'un grand seigneur anglais. A peine lieutenantpar faveur et depuis deux joursil calculait déjà quepour commander en chef à trente ansau plus tardcomme tous les grands générauxil fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il ne pensait qu'à la gloire et à son fils.

Ce fut au milieu des transports de l'ambition la plus effrénée qu'il fut surpris par un jeune valet de pied de l'hôtel de La Molequi arrivait en courrier.

«Tout est perdului écrivait Mathilde; accourez le plus vite possiblesacrifiez toutdésertez s'il le faut. A peine arrivéattendez-moi dans un fiacreprès la petite porte du jardinau n°... de la rue... J'irai vous parler; peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perduet je le crainssans ressource; comptez sur moivous me trouverez dévouée et ferme dans l'adversité. Je vous aime.»

En quelques minutesJulien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg à franc étrier; mais l'affreuse inquiétude qui le dévorait ne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu'il arriva au lieu indiquéprès la petite porte du jardin de l'hôtel de La Mole. Cette porte s'ouvritet à l'instant Mathildeoubliant tout respect humainse précipita dans ses bras. Heureusement il n'était que cinq heures du matin et la rue était encore déserte.

-- Tout est perdu; mon pèrecraignant mes larmesest parti dans la nuit de jeudi. Pour où? personne ne le sait. Voici sa lettre; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.

«Je pouvais tout pardonnerexcepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilàmalheureuse fillel'affreuse vérité. Je vous donne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au loinhors des frontières de Franceou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j'avais demandés. L'impudent m'avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vilet vous retrouverez un père.»

-- Où est la lettre de Mme de Rênal? dit froidement Julien.

-- La voici. Je n'ai voulu te la montrer qu'après que tu aurais été préparé.

LETTRE

«Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m'obligemonsieurà la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous; une règlequi ne peut faillirm'ordonne de nuire en ce moment à mon prochainmais afin d'éviter un plus grand scandale. La douleur que j'éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n'est que trop vraimonsieurla conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalitéla prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduiteque vous désirez connaîtrea été dans le fait extrêmement condamnableet plus que je ne puis le dire. Pauvre et avidec'est à l'aide de l'hypocrisie la plus consomméeet par la séduction d'une femme faible et malheureuseque cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C'est une partie de mon pénible devoir d'ajouter que je suis obligée de croire que M. J... n'a aucun principe de religion. En conscienceje suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour réussir dans une maisonest de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de romanson grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels»etc.etc.etc.

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal; elle était même écrite avec plus de soin qu'à l'ordinaire.

-- Je ne puis blâmer M. de La Moledit Julien après l'avoir finie; il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme! Adieu!

Julien sauta à bas du fiacreet courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathildequ'il semblait avoir oubliéefit quelques pas pour le suivre; mais les regards des marchands qui s'avançaient sur la porte de leurs boutiqueset desquels elle était connuela forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.

Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapideil ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projetsa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.

Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du paysqui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était la nouvelle du pays.

Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu'il voulait une paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets.

Les trois coups sonnaient; c'est un signal bien connu dans les villages de Franceet quiaprès les diverses sonneries de la matinéeannonce le commencement immédiat de la messe.

Julien entra dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l'édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de Mme de Rênal. Il lui sembla qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d'une telle façonqu'il ne put d'abord exécuter son dessein. Je ne le puisse disait-il à lui-même; physiquementje ne le puis.

En ce momentle jeune clerc qui servait la messe sonna pour l' élévation . Mme de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua; il tira un second coupelle tomba.

 

CHAPITRE XXXVI

DETAILS TRISTES

Ne vous attendez point de ma part à de la faiblesse. Je me suis vengé. J'ai mérité la mortet me voici. Priez pour mon âme .

SCHILLER.

Julien resta immobileil ne voyait plus. Quand il revint un peu à luiil aperçut tous les fidèles qui s'enfuyaient de l'église; le prêtre avait quitté l'autel. Julien se mit à suivre d'un pas assez lent quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femmequi voulait fuir plus vite que les autresle poussa rudementil tomba. Ses pieds s'étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule; en se relevantil se sentit le cou serré; c'était un gendarme en grande tenue qui l'arrêtait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits pistoletsmais un second gendarme s'emparait de ses bras.

Il fut conduit à la prison. On entra dans une chambreon lui mit les fers aux mainson le laissa seul; la porte se ferma sur lui à double tour; tout cela fut exécuté très viteet il y fut insensible.

Ma foitout est finidit-il tout haut en revenant à lui... Ouidans quinze jours la guillotine... ou se tuer d'ici là.

Son raisonnement n'allait pas plus loin; il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence. Il regarda pour voir si quelqu'un le tenait. Après quelques instantsil s'endormit profondément.

Mme de Rênal n'était pas blessée mortellement. La première balle avait percé son chapeau; comme elle se retournaitle second coup était parti. La balle l'avait frappée à l'épauleet chose étonnanteavait été renvoyée par l'os de l'épauleque pourtant elle cassacontre un pilier gothiquedont elle détacha un énorme éclat de pierre.

Quandaprès un pansement long et douloureuxle chirurgienhomme gravedit à Mme de Rênal: Je réponds de votre vie comme de la mienneelle fut profondément affligée.

Depuis longtempselle désirait sincèrement la mort. La lettre qui lui avait été imposée par son confesseur actuelet qu'elle avait écrite à M. de La Moleavait donné le dernier coup à cet être affaibli par un malheur trop constant. Ce malheur était l'absence de Julien; elle l'appelaitelle le remords . Le directeurjeune ecclésiastique vertueux et ferventnouvellement arrivé de Dijonne s'y trompait pas.

Mourir ainsimais non de ma maince n'est point un péchépensait Mme de Rênal. Dieu me pardonnera peut-être de me réjouir de ma mort. Elle n'osait ajouter: Et mourir de la main de Julienc'est le comble des félicités.

A peine fut-elle débarrassée de la présence du chirurgien et de tous les amis accourus en foulequ'elle fit appeler Elisa sa femme de chambre.

-- Le geôlierlui dit-elle en rougissant beaucoupest un homme cruel. Sans doute il va le maltraitercroyant en cela faire une chose agréable pour moi... Cette idée m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-même remettre au geôlier ce petit paquet qui contient quelques louis? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le maltraite... Il faut surtout qu'il n'aille pas parler de cet envoi d'argent.

C'est à la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l'humanité du geôlier de Verrières; c'était toujours ce M. Noiroudministériel parfaitauquel nous avons vu la présence de M. Appert faire une si belle peur.

Un juge parut dans la prison.

-- J'ai donné la mort avec préméditationlui dit Julien; j'ai acheté et fait charger les pistolets chez un tell'armurier. L'article 1342 du Code pénal est clairje mérite la mortet je l'attends.

Le jugeétonné de cette façon de répondrevoulut multiplier les questions pour faire en sorte que l'accusé se coupât dans ses réponses.

-- Mais ne voyez-vous paslui dit Julien en souriantque je me fais aussi coupable que vous pouvez le désirer? Allezmonsieurvous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Epargnez-moi votre présence.

Il me reste un ennuyeux devoir à remplirpensa Julienil faut écrire à Mlle de La Mole.

«Je me suis vengélui disait-il. Malheureusementmon nom paraîtra dans les journauxet je ne puis m'échapper de ce monde incognito. [Variante: Je vous en demande pardon.] Je mourrai dans deux mois. La vengeance a été atrocecomme la douleur d'être séparé de vous. De ce momentje m'interdis d'écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moimême à mon fils: le silence est la seule façon de m'honorer. Pour le commun des hommes je serai un assassin vulgaire... Permettez-moi la vérité en ce moment suprême: vous m'oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivantaura épuisé pour plusieurs années tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractère. Vous étiez faite pour vivre avec les héros du moyen âge; montrez [Variante: en cette occurrence] leur ferme caractère. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nomet n'aurez pas de confident. S'il vous faut absolument le secours d'un amije vous lègue l'abbé Pirard.

Ne parlez à nul autresurtout pas aux gens de votre classe: les de Luzles Caylus.

Un an après ma mortépousez M. de Croisenois; je vous en prieje vous l'ordonne comme votre époux. Ne m'écrivez pointje ne répondrais pas. Bien moins méchant que Iagoà ce qu'il me sembleje vais dire comme lui: From this time forth I never will speak word.

On ne me verra ni parler ni écrire; vous aurez eu mes dernières paroles comme mes dernières adorations.

J. S.»

Ce fut après avoir fait partir cette lettre quepour la première foisJulienun peu revenu à luifut très malheureux. Chacune des espérances de l'ambition dut être arrachée successivement de son coeur par ce grand mot: Je mourrai. La morten elle-mêmen'était pas horrible à ses yeux. Toute sa vie n'avait été qu'une longue préparation au malheuret il n'avait eu garde d'oublier celui qui passe pour le plus grand de tous.

Quoi donc! se disait-ilsi dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme très fort sur les armesest-ce que j'aurais la faiblesse d'y penser sans cesseet la terreur dans l'âme?

Il passa plus d'une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport.

Quand il eut vu clair dans son âmeet que la vérité parut devant ses yeux aussi nettement qu'un des piliers de sa prisonil pensa au remords!

Pourquoi en aurais-je? J'ai été offensé d'une manière atroce; j'ai tuéje mérite la mortmais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon compte envers l'humanité. Je ne laisse aucune obligation non remplieje ne dois rien à personne; ma mort n'a rien de honteux que l'instrument: cela seulil est vraisuffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verrières; mais sous le rapport intellectuel quoi de plus méprisable! Il me reste un moyen d'être considérable à leurs yeux: c'est de jeter au peuple des pièces d'or en allant au supplice. Ma mémoireliée à l'idée de l' or sera resplendissante pour eux.

Après ce raisonnementqui au bout d'une minute lui sembla évident: Je n'ai plus rien à faire sur la terrese dit Julienet il s'endormit profondément.

Vers les neuf heures du soirle geôlier le réveilla en lui apportant à souper.

-- Que dit-on dans Verrières?

-- Monsieur Julienle serment que j'ai prêté devant le crucifixà la cour royalele jour que je fus installé dans ma placem'oblige au silence.

Il se taisaitmais restait. La vue de cette hypocrisie vulgaire amusa Julien. Il fautpensa-t-ilque je lui fasse attendre longtemps les cinq francs qu'il désire pour me vendre sa conscience.

Quand le geôlier vit le repas finir sans tentative de séduction:

-- L'amitié que j'ai pour vousmonsieur Juliendit-il d'un air faux et douxm'oblige à parler; quoiqu'on dise que c'est contre l'intérêt de la justiceparce que cela peut vous servir à arranger votre défense... Monsieur Julienqui est bon garçonsera bien content si je lui apprends que Mme de Rênal va mieux.

-- Quoi! elle n'est pas morte? s'écria Julien [Variante: en se levant de table] hors de lui.

-- Quoi! vous ne saviez rien! dit le geôlier d'un air stupide qui bientôt devint de la cupidité heureuse. Il sera bien juste que monsieur donne quelque chose au chirurgien quid'après la loi et la justicene devait pas parler. Mais pour faire plaisir à monsieurje suis allé chez luiet il m'a tout conté...

-- Enfinla blessure n'est pas mortellelui dit Julien impatienté [Variante: en s'avançant vers lui]tu m'en réponds sur ta vie?

Le geôliergéant de six pieds de hauteut peur et se retira vers la porte. Julien vit qu'il prenait une mauvaise route pour arriver à la véritéil se rassit et jeta un napoléon à M. Noiroud.

A mesure que le récit de cet homme prouvait à Julien que la blessure de Mme de Rênal n'était pas mortelleil se sentait gagné par les larmes.

-- Sortez! dit-il brusquement.

Le geôlier obéit. A peine la porte fut-elle fermée: Grand Dieu! elle n'est pas morte! s'écria Julien; et il tomba à genouxpleurant à chaudes larmes.

Dans ce moment suprêmeil était croyant. Qu'importent les hypocrisies des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la sublimité de l'idée de Dieu?

Seulement alorsJulien commença à se repentir du crime commis. Par une coïncidence qui lui évita le désespoiren cet instant seulementvenait de cesser l'état d'irritation physique et de demi-folie où il était plongé depuis son départ de Paris pour Verrières.

Ses larmes avaient une source généreuseil n'avait aucun doute sur la condamnation qui l'attendait.

Ainsi elle vivra! se disait-il... Elle vivra pour me pardonner et pour m'aimer...

Le lendemain matin fort tardquand le geôlier le réveilla:

-- Il faut que vous ayez un fameux coeurmonsieur Julienlui dit cet homme. Deux fois je suis venu et n'ai pas voulu vous réveiller. Voici deux bouteilles d'excellent vin que vous envoie M. Maslonnotre curé.

-- Comment? ce coquin est encore ici? dit Julien.

-- Ouimonsieurrépondit le geôlier en baissant la voixmais ne parlez pas si hautcela pourrait vous nuire.

Julien rit de bon coeur.

-- Au point où j'en suismon amivous seul pourriez me nuire si vous cessiez d'être doux et humain... Vous serez bien payédit Julien en s'interrompant et reprenant l'air impérieux. Cet air fut justifié à l'instant par le don d'une pièce de monnaie.

M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands détails tout ce qu'il avait appris sur Mme de Rênalmais il ne parla point de la visite de Mlle Elisa.

Cet homme était bas et soumis autant que possible. Une idée traversa la tête de Julien: Cette espèce de géant difforme peut gagner trois ou quatre cents francscar sa prison n'est guère fréquentée; je puis lui assurer dix mille francss'il veut se sauver en Suisse avec moi... La difficulté sera de le persuader de ma bonne foi. L'idée du long colloque à avoir avec un être aussi vil inspira du dégoût à Julienil pensa à autre chose.

Le soiril n'était plus temps. Une chaise de poste vint le prendre à minuit. Il fut très content des gendarmesses compagnons de voyage. Le matinlorsqu'il arriva à la prison de Besançonon eut la bonté de le loger dans l'étage supérieur d'un donjon gothique. Il jugea l'architecture du commencement du XIVe siècle; il en admira la grâce et le légèreté piquante. Par un étroit intervalle entre deux murs au-delà d'une cour profondeil avait une échappée de vue superbe.

Le lendemainil y eut un interrogatoireaprès quoipendant plusieurs jours on le laissa tranquille. Son âme était calme. Il ne trouvait rien que de simple dans son affaire: J'ai voulu tuerje dois être tué.

Sa pensée ne s'arrêta pas davantage à ce raisonnement. Le jugementl'ennui de paraître en publicla défenseil considérait tout cela comme de légers embarrasdes cérémonies ennuyeuses auxquelles il serait temps de songer le jour même. Le moment de la mort ne l'arrêtait guère plus: J'y songerai après le jugement. La vie n'était point ennuyeuse pour luiil considérait toutes choses sous un nouvel aspect. Il n'avait plus d'ambition. Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords l'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l'image de Mme de Rênalsurtout pendant le silence des nuitstroublé seulementdans ce donjon élevépar le chant de l'orfraie!

Il remerciait le ciel de ne l'avoir pas blessée à mort. Chose étonnante! se disait-ilje croyais que par sa lettre à M. de La Mole elle avait détruit à jamais mon bonheur à veniretmoins de quinze jours après la date de cette lettreje ne songe plus à tout ce qui m'occupait alors... Deux ou trois mille livres de rente pour vivre tranquille dans un pays de montagnes comme Vergy... J'étais heureux alors... Je ne connaissais pas mon bonheur!

Dans d'autres instantsil se levait en sursaut de sa chaise. Si j'avais blessé à mort Mme de Rênalje me serais tué... J'ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur à moi-même.

Me tuer! voilà la grande questionse disait-il. Ces juges si formalistessi acharnés après le pauvre accuséqui feraient pendre le meilleur citoyenpour accrocher la croix... Je me soustrairais à leur empireà leurs injures en mauvais françaisque le journal du département va appeler de l'éloquence...

Je puis vivre encore cinq ou six semainesplus ou moins... Me tuer! ma foi nonse dit-il après quelques joursNapoléon a vécu...

D'ailleursla vie m'est agréable; ce séjour est tranquille; je n'y ai point d'ennuyeuxajouta-t-il en riantet il se mit à faire la note des livres qu'il voulait faire venir de Paris.

CHAPITRE XXXVII

UN DONJON

Le tombeau d'un ami .

STERNE.

Il entendit un grand bruit dans le corridor; ce n'était pas l'heure où l'on montait dans sa prison; l'orfraie s'envola en criantla porte s'ouvritet le vénérable curé Chélantout tremblant et la canne à la mainse jeta dans ses bras.

-- Ah! grand Dieu! est-il possiblemon enfant... Monstre! devrais-je dire.

Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne tombât. Il fut obligé de le conduire à une chaise. La main du temps s'était appesantie sur cet homme autrefois si énergique. Il ne parut plus à Julien que l'ombre de lui-même.

Quand il eut repris haleine:

-- Avant-hier seulementje reçois votre lettre de Strasbourgavec vos cinq cents francs pour les pauvres de Verrières; on me l'a apportée dans la montagne à Liveru où je suis retiré chez mon neveu Jean. Hierj'apprends la catastrophe... O ciel! est-il possible!

Et le vieillard ne pleurait plusil avait l'air privé d'idéeet ajouta machinalement: Vous aurez besoin de vos cinq cents francsje vous les rapporte.

-- J'ai besoin de vous voirmon père! s'écria Julien attendri. J'ai de l'argent de reste.

Mais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De temps à autreM. Chélan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue; puis il regardait Julienet était comme étourdi de le voir lui prendre les mains et les porter à ses lèvres. Cette physionomie si vive autrefoiset qui peignait avec tant d'énergie les plus nobles sentimentsne sortait plus de l'air apathique. Une espèce de paysan vint bientôt chercher le vieillard. -- Il ne faut pas le fatiguer [Variante: et le faire trop parler]dit-il à Julienqui comprit que c'était le neveu.

Cette apparition laissa Julien plongé dans un malheur cruel et qui éloignait les larmes. Tout lui paraissait triste et sans consolation; il sentait son coeur glacé dans sa poitrine.

Cet instant fut le plus cruel qu'il eût éprouvé depuis le crime. Il venait de voir la mortet dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d'âme et de générosité s'étaient dissipées comme un nuage devant la tempête.

Cette affreuse situation dura plusieurs heures. Après l'empoisonnement moralil faut des remèdes physiques et du vin de Champagne. Julien se fût estimé un lâche d'y avoir recours. Vers la fin d'une journée horriblepassée tout entière à se promener dans son étroit donjon: Que je suis fou! s'écria-t-il. C'est dans le cas où je devrais mourir comme un autreque la vue de ce pauvre vieillard aurait dû me jeter dans cette affreuse tristesse; mais une mort rapide et à la fleur des ans me met précisément à l'abri de cette triste décrépitude.

Quelques raisonnements qu'il se fîtJulien se trouva attendri comme un être pusillanimeet par conséquent malheureux de cette visite.

Il n'y avait plus rien de rude et de grandiose en luiplus de vertu romaine; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteuret comme chose moins facile.

Ce sera là mon thermomètrese dit-il. Ce soir je suis à dix degrés au-dessous du courage qui me conduit de niveau à la guillotine. Ce matinje l'avais ce courage. Au restequ'importe! pourvu qu'il me revienne au moment nécessaire. Cette idée de thermomètre l'amusaet enfin parvint à le distraire.

Le lendemain à son réveilil eut honte de la journée de la veille. Mon bonheurma tranquillité sont en jeu. Il résolut presque d'écrire à M. le procureur général pour demander que personne ne fût admis auprès de lui. Et Fouqué? pensa-t-il. S'il peut prendre sur lui de venir à Besançonquelle ne serait pas sa douleur!

Il y avait deux mois peut-être qu'il n'avait songé à Fouqué. J'étais un grand sot à Strasbourgma pensée n'allait pas au-delà du collet de mon habit. Le souvenir de Fouqué l'occupa beaucoup et le laissa plus attendri. Il se promenait avec agitation. Me voici décidément de vingt degrés au-dessous du niveau de la mort... Si cette faiblesse augmenteil vaudra mieux me tuer. Quelle joie pour les abbés Maslon et les Valenod si je meurs comme un cuistre!

Fouqué arriva; cet homme simple et bon était éperdu de douleur. Son unique idées'il en avaitétait de vendre tout son bien pour séduire le geôlier et faire sauver Julien. Il lui parla longuement de l'évasion de M. de Lavalette.

-- Tu me fais peinelui dit Julien; M. de Lavalette était innocentmoi je suis coupable. Sans le vouloirtu me fais songer à la différence...

Maisest-il vrai? Quoi! tu vendrais tout ton bien? dit Julien redevenant tout à coup observateur et méfiant.

Fouquéravi de voir enfin son ami répondre à son idée dominantelui détailla longuement et à cent francs prèsce qu'il tirerait de chacune de ses propriétés.

Quel effort sublime chez un propriétaire de campagne! pensa Julien. Que d'économiesque de petites demi-lésineries qui me faisaient tant rougir lorsque je les lui voyais faireil sacrifie pour moi! Un de ces beaux jeunes gens que j'ai vus à l'hôtel de La Moleet qui lisent René n'aurait aucun de ces ridicules; mais excepté ceux qui sont fort jeunes et encore enrichis par héritageet qui ignorent la valeur de l'argentquel est celui de ces beaux Parisiens qui serait capable d'un tel sacrifice?

Toutes les fautes de françaistous les gestes communs de Fouqué disparurentil se jeta dans ses bras. Jamais la provincecomparée à Parisn'a reçu un plus bel hommage. Fouquéravi du moment d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son amile prit pour un consentement à la fuite.

Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que l'apparition de M. Chélan lui avait fait perdre. Il était encore bien jeune; maissuivant moice fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusécomme la plupart des hommesl'âge lui eût donné la bonté facile à s'attendriril se fût guéri d'une méfiance folle... Mais à quoi bon ces vaines prédictions?

Les interrogatoires devenaient plus fréquentsen dépit des efforts de Juliendont toutes les réponses tendaient à abréger l'affaire:

-- J'ai tué ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec préméditationrépétait-il chaque jour. Mais le juge était formaliste avant tout. Les déclarations de Julien n'abrégeaient nullement les interrogatoires; l'amour-propre du juge fut piqué. Julien ne sut pas qu'on avait voulu le transférer dans un affreux cachotet que c'était grâce aux démarches de Fouqué qu'on lui laissait sa jolie chambre à cent quatre-vingts marches d'élévation.

M. l'abbé de Frilair était au nombre des hommes importants qui chargeaient Fouqué de leur provision de bois de chauffage. Le bon marchand parvint jusqu'au tout-puissant grand vicaire. A son inexprimable ravissementM. de Frilair lui annonça quetouché des bonnes qualités de Julien et des services qu'il avait autrefois rendus au séminaireil comptait le recommander aux juges. Fouqué entrevit l'espoir de sauver son amiet en sortantet se prosternant jusqu'à terrepria M. le grand vicaire de distribuer en messespour implorer l'acquittement de l'accuséune somme de dix louis.

Fouqué se méprenait étrangement. M. de Frilair n'était point un Valenod. Il refusa et chercha même à faire entendre au bon paysan qu'il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu'il était impossible d'être clair sans imprudenceil lui conseilla de donner cette somme en aumônespour les pauvres prisonniersquidans le faitmanquaient de tout.

Ce Julien est un être singulierson action est inexplicablepensait M. de Frilairet rien ne doit l'être pour moi... Peut-être sera-t-il possible d'en faire un martyr... Dans tous les casje saurai le fin de cette affaire et trouverai peut-être une occasion de faire peur à cette Mme de Rênalqui ne nous estime pointet au fond me déteste... Peut-être pourrai-je rencontrer dans tout ceci un moyen de réconciliation éclatante avec M. de La Molequi a un faible pour ce petit séminariste.

La transaction sur le procès avait été signée quelques semaines auparavantet l'abbé Pirard était reparti de Besançonnon sans avoir parlé de la mystérieuse naissance de Julienle jour même où le malheureux assassinait Mme de Rênal dans l'église de Verrières.

Julien ne voyait plus qu'un événement désagréable entre lui et la mortc'était la visite de son père. Il consulta Fouqué sur l'idée d'écrire à M. le procureur généralpour être dispensé de toute visite. Cette horreur pour la vue d'un pèreet dans un tel momentchoqua profondément le coeur honnête et bourgeois du marchand de bois.

Il crut comprendre pourquoi tant de gens haïssaient passionnément son ami. Par respect pour le malheuril cacha sa manière de sentir.

-- Dans tous les cas lui répondit-il froidementcet ordre de secret ne serait pas appliqué à ton père.

CHAPITRE XXXVIII

UN HOMME PUISSANT

Mais il y a tant de mystère dans ses démarches et d'élégance dans sa taille! Qui peut-elle être ?

SCHILLER.

Les portes du donjon s'ouvrirent de fort bonne heure le lendemain. Julien fut réveillé en sursaut.

Ah! bon Dieupensa-t-ilvoilà mon père. Quelle scène désagréable!

Au même instantune femme vêtue en paysanne se précipita dans ses brasil eut peine à la reconnaître. C'était Mlle de La Mole.

-- Méchantje n'ai su que par ta lettre où tu étais. Ce que tu appelles ton crimeet qui n'est qu'une noble vengeance qui me montre toute la hauteur du coeur qui bat dans cette poitrineje ne l'ai su qu'à Verrières...

Malgré ses préventions contre Mlle de La Moleque d'ailleurs il ne s'avouait pas bien nettementJulien la trouva fort jolie. Comment ne pas voir dans toute cette façon d'agir et de parler un sentiment nobledésintéressébien au-dessus de tout ce qu'aurait osé une âme petite et vulgaire? Il crut encore aimer une reineet après quelques instantsce fut avec une rare noblesse d'élocution et de pensée qu'il lui dit:

-- L'avenir se dessinait à mes yeux fort clairement. Après ma mortje vous remariais à M. de Croisenoisqui aurait épousé une veuve. L'âme noble mais un peu romanesque de cette veuve charmanteétonnée et convertie au culte de la prudence vulgairepar un événement singuliertragique et grand pour elleeût daigné comprendre le mérite fort réel du jeune marquis. Vous vous seriez résignée à être heureuse du bonheur de tout le monde: la considérationles richessesle haut rang... Maischère Mathildevotre arrivée à Besançonsi elle est soupçonnéeva être un coup mortel pour M. de La Moleet voilà ce que jamais je ne me pardonnerai. Je lui ai déjà causé tant de chagrin! L'académicien va dire qu'il a réchauffé un serpent dans son sein.

-- J'avoue que je m'attendais peu à tant de froide raisonà tant de souci pour l'avenirdit Mlle de La Mole à demi fâchée. Ma femme de chambrepresque aussi prudente que vousa pris un passeport pour elleet c'est sous le nom de Mme Michelet que j'ai couru la poste.

-- Et Mme Michelet a pu arriver aussi facilement jusqu'à moi?

-- Ah! tu es toujours l'homme supérieurcelui que j'ai distingué! D'abordj'ai offert cent francs à un secrétaire de jugequi prétendait que mon entrée dans ce donjon était impossible. Mais l'argent reçucet honnête homme m'a fait attendrea élevé des objectionsj'ai pensé qu'il songeait à me voler...

Elle s'arrêta.

-- Eh bien? dit Julien.

-- Ne te fâche pasmon petit Julienlui dit-elle en l'embrassantj'ai été obligée de dire mon nom à ce secrétairequi me prenait pour une jeune ouvrière de Parisamoureuse du beau Julien... En vérité ce sont ses termes. Je lui ai juré que j'étais ta femmeet j'aurai une permission pour te voir chaque jour.

La folie est complètepensa Julienje n'ai pu l'empêcher. Après toutM. de La Mole est un si grand seigneurque l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout; et il se livra avec délices à l'amour de Mathilde; c'était de la foliede la grandeur d'âmetout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui.

Après ces premiers transportset lorsqu'elle se fut rassasiée du bonheur de voir Julienune curiosité vive s'empara tout à coup de son âme. Elle examinait son amantqu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscitémais plus héroïque.

Mathilde vit les premiers avocats du paysqu'elle offensa en leur offrant de l'or trop crûment; mais ils finirent par accepter.

Elle arriva rapidement à cette idéequ'en fait de choses douteuses et d'une haute portéetout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair.

Sous le nom obscur de Mme Micheletelle trouva d'abord d'insurmontables difficultés pour parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. Mais le bruit de la beauté d'une jeune marchande de modesfolle d'amouret venue de Paris à Besançon pour consoler le jeune abbé Julien Sorelse répandit dans la ville.

Mathilde courait seule à pieddans les rues de Besançon; elle espérait n'être pas reconnue. Dans tous les caselle ne croyait pas inutile à sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait à le faire révolter pour sauver Julien marchant à la mort. Mlle de La Mole croyait être vêtue simplement et comme il convient à une femme dans la douleur; elle l'était de façon à attirer tous les regards.

Elle était à Besançon l'objet de l'attention de touslorsque après huit jours de sollicitationselle obtint une audience de M. de Frilair.

Quel que fût son courageles idées de congréganiste influent et de profonde et prudente scélératesse étaient tellement liées dans son espritqu'elle trembla en sonnant à la porte de l'évêché. Elle pouvait à peine marcher lorsqu'il lui fallut monter l'escalier qui conduisait à l'appartement du premier grand vicaire. La solitude du palais épiscopal lui donnait froid. Je puis m'asseoir sur un fauteuilet ce fauteuil me saisir les brasj'aurai disparu. A qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir... Je suis isolée dans cette grande ville!

A son premier regard dans l'appartementMlle de La Mole fut rassurée. D'abord c'était un laquais en livrée fort élégante qui lui avait ouvert. Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicatsi différent de la magnificence grossièreet que l'on ne trouve à Paris que dans les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui venait à elle d'un air paternetoutes les idées de crime atroce disparurent. Elle ne trouva pas même sur cette belle figure l'empreinte de cette vertu énergique et quelque peu sauvagesi antipathique à la société de Paris. Le demi-sourire qui animait les traits du prêtrequi disposait de tout à Besançonannonçait l'homme de bonne compagniele prélat instruitl'administrateur habile. Mathilde se crut à Paris.

Il ne fallut que quelques instants à M. de Frilair pour amener Mathilde à lui avouer qu'elle était la fille de son puissant adversairele marquis de La Mole.

-- Je ne suis point en effet Mme Micheletdit-elle en reprenant toute la hauteur de son maintienet cet aveu me coûte peucar je viens vous consultermonsieursur la possibilité de procurer l'évasion de M. de La Vernaye. D'abord il n'est coupable que d'une étourderie; la femme sur laquelle il a tiré se porte bien. En second lieupour séduire les subalternesje puis remettre sur-le-champ cinquante mille francset m'engager pour le double. Enfinma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauvé M. de La Vernaye.

M. de Frilair paraissait étonné de ce nom. Mathilde lui montra plusieurs lettres du ministre de la guerreadressées à M. Julien Sorel de La Vernaye.

-- Vous voyezmonsieurque mon père se chargeait de sa fortune. [Variante: C'est tout simple] Je l'ai épousé en secretmon père désirait qu'il fût officier supérieuravant de déclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole.

Mathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce s'évanouissait rapidement à mesure que M. de Frilair arrivait à des découvertes importantes. Une finesse mêlée de fausseté profonde se peignit sur sa figure.

L'abbé avait des doutesil relisait lentement les documents officiels.

Quel parti puis-je tirer de ces étranges confidences? se disait-il. Me voici tout d'un coup en relation intime avec une amie de la célèbre maréchale de Fervaquesnièce toute-puissante de Mgr l'évêque de ***par qui l'on est évêque en France.

Ce que je regardais comme reculé dans l'avenir se présente à l'improviste. Ceci peut me conduire au but de tous mes voeux.

D'abord Mathilde fut effrayée du changement rapide de la physionomie de cet homme si puissantavec lequel elle se trouvait seule dans un appartement reculé. Mais quoi! se dit-elle bientôtla pire chance n'eût-elle pas été de ne faire aucune impression sur le froid égoïsme d'un prêtre rassasié de pouvoir et de jouissances?

Ebloui de cette voie rapide et imprévue qui s'ouvrait à ses yeux pour arriver à l'épiscopatétonné du génie de Mathildeun instant M. de Frilair ne fut plus sur ses gardes. Mlle de La Mole le vit presque à ses piedsambitieux et vif jusqu'au tremblement nerveux.

Tout s'éclaircitpensa-t-ellerien ne sera impossible ici à l'amie de Mme de Fervaques. Malgré un sentiment de jalousie encore bien douloureuxelle eut le courage d'expliquer que Julien était l'ami intime de la maréchaleet rencontrait presque tous les jours chez elle Mgr l'évêque de ***.

-- Quand l'on tirerait au sort quatre ou cinq fois de suite une liste de trente-six jurés parmi les notables habitants de ce départementdit le grand vicaire avec l'âpre regard de l'ambition et en appuyant sur les motsje me considérerais comme bien peu chanceux si dans chaque liste je ne comptais pas huit ou dix amis et les plus intelligents de la troupe. Presque toujours j'aurai la majoritéplus qu'elle mêmepour condamner; voyezmademoiselleavec quelle grande facilité je puis faire absoudre...

L'abbé s'arrêta tout à coupcomme étonné du son de ses paroles; il avouait des choses que l'on ne dit jamais aux profanes.

Mais à son tour il frappa Mathilde de stupeur quand il lui apprit que ce qui étonnait et intéressait surtout la société de Besançon dans l'étrange aventure de Julienc'est qu'il avait inspiré autrefois une grande passion à Mme de Rênalet l'avait longtemps partagée. M. de Frilair s'aperçut facilement du trouble extrême que produisait son récit.

J'ai ma revanche! pensa-t-il. Enfinvoici un moyen de conduire cette petite personne si décidée; je tremblais de n'y pas réussir. L'air distingué et peu facile à mener redoublait à ses yeux le charme de la rare beauté qu'il voyait presque suppliante devant lui. Il reprit tout son sang-froidet n'hésita point à retourner le poignard dans son coeur.

-- Je ne serais pas surpris après toutlui dit-il d'un air légerquand nous apprendrions que c'est par jalousie que M. Sorel a tiré deux coups de pistolet à cette femme autrefois tant aimée. Il s'en faut bien qu'elle soit sans agrémentset depuis peu elle voyait fort souvent un certain abbé Marquinot de Dijonespèce de janséniste sans moeurscomme ils sont tous.

M. de Frilair tortura voluptueusement et à loisir le coeur de cette jolie filledont il avait surpris le côté faible.

-- Pourquoidisait-il en arrêtant des yeux ardents sur MathildeM. Sorel aurait-il choisi l'églisesi ce n'est parce queprécisément en cet instantson rival y célébrait la messe? Tout le monde accorde infiniment d'espritet encore plus de prudence à l'homme heureux que vous protégez. Quoi de plus simple que de se cacher dans les jardins de M. de Rênal qu'il connaît si bien? làavec la presque certitude de n'être ni vuni prisni soupçonnéil pouvait donner la mort à la femme dont il était jaloux.

Ce raisonnementsi juste en apparenceacheva de jeter Mathilde hors d'elle-même. Cette âme altièremais saturée de toute cette prudence sèchequi passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le coeur humainn'était pas faite pour comprendre vite le bonheur de se moquer de toute prudencequi peut être si vif pour une âme ardente. Dans les hautes classes de la société de Parisoù Mathilde avait vécula passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudenceet c'est du cinquième étage qu'on se jette par la fenêtre.

Enfinl'abbé de Frilair fut sûr de son empire. Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait)qu'il pouvait disposer à son gré du ministère publicchargé de soutenir l'accusation contre Julien.

Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la sessionil ferait une démarche directe et personnelle envers trente jurés au moins.

Si Mathilde n'avait pas semblé si jolie à M. de Frilairil ne lui eût parlé aussi clairement qu'à la cinq ou sixième entrevue.

CHAPITRE XXXIX

L'INTRIGUE

Castres 1676. -- Un frère vient d'assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d'un meurtre. Son pèreen faisant distribuer secrètement cinq cents écus aux conseillerslui a sauvé la vie .

LOCKEVoyage en France.

En sortant de l'évêchéMathilde n'hésita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l'arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d'obtenir une lettre pour M. de Frilairécrite en entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Elle allait jusqu'à la supplier d'accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d'une âme jalouse et fière.

D'après le conseil de Fouquéelle avait eu la prudence de ne point parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été durant sa vieil avait des remords non seulement envers M. de La Molemais aussi pour Mathilde.

Quoi donc! se disait-ilje trouve auprès d'elle des moments de distraction et même de l'ennui. Elle se perd pour moiet c'est ainsi que je l'en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l'eût bien peu occupé quand il était ambitieux; alors ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.

Son malaise moralauprès de Mathildeétait d'autant plus décidéqu'il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire pour le sauver.

Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l'emportait sur tout son orgueilelle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les projets les plus étrangesles plus périlleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les geôliersbien payésla laissaient régner dans la prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa réputation; peu lui importait de faire connaître son état à toute la société. Se jeter à genoux pour demander la grâce de Juliendevant la voiture du roi allant au galopattirer l'attention du princeau risque de se faire mille fois écraserétait une des moindres chimères que rêvait cette imagination exaltée et courageuse. Par ses amis employés auprès du roielle était sûre d'être admise dans les parties réservées du parc de Saint-Cloud.

Julien se trouvait peu digne de tant de dévouementà vrai dire il était fatigué d'héroïsme. C'eût été à une tendresse simplenaïve et presque timidequ'il se fût trouvé sensibletandis qu'au contraireil fallait toujours l'idée d'un public et des autres à l'âme hautaine de Mathilde.

Au milieu de toutes ses angoissesde toutes ses craintes pour la vie de cet amantauquel elle ne voulait pas survivre[Variante: Julien sentait qu'] elle avait un besoin secret d'étonner le public par l'excès de son amour et la sublimité de ses entreprises.

Julien prenait de l'humeur de ne point se trouver touché de tout cet héroïsme. Qu'eût-ce étés'il eût connu toutes les folies dont Mathilde accablait l'esprit dévouémais éminemment raisonnable et borné du bon Fouqué?

Il ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde; car lui aussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d'or jetée par Mathilde. Les premiers joursles sommes ainsi dépensées en imposèrent à Fouquéqui avait pour l'argent toute la vénération d'un provincial.

Enfinil découvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souventetà son grand soulagementtrouva un mot pour blâmer ce caractère si fatigant pour lui: elle était changeante . De cette épithète à celle de mauvaise tête le plus grand anathème en provinceil n'y a qu'un pas.

Il est singulierse disait Julienun jour que Mathilde sortait de sa prisonqu'une passion si vive et dont je suis l'objet me laisse tellement insensible! et je l'adorais il y a deux mois! J'avais bien lu que l'approche de la mort désintéresse de tout; mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.

L'ambition était morte en son coeurune autre passion y était sortie de ses cendres; il l'appelait le remords d'avoir assassiné Mme de Rênal.

Dans le faitil en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quandlaissé absolument seul et sans crainte d'être interrompuil pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu'il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris; il en était ennuyé.

Ces dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie de Mathilde. Elle s'apercevait fort clairement qu'elle avait à lutter contre l'amour de la solitude. Quelquefoiselle prononçait avec terreur le nom de Mme de Rênal. Elle voyait frémir Julien. Sa passion n'eut désormais ni bornesni mesure.

S'il meurtje meurs après luise disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer à ce point un amant destiné à la mort? Pour trouver de tels sentimentsil faut remonter au temps des héros; c'étaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les coeurs du siècle de Charles IX et de Henri III.

Au milieu des transports les plus vifsquand elle serrait contre son coeur la tête de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreurcette tête charmante serait destinée à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammée d'un héroïsme qui n'était pas sans bonheurmes lèvresqui se pressent contre ces jolis cheveuxseront glacées moins de vingt-quatre heures après.

Les souvenirs de ces moments d'héroïsme et d'affreuse volupté l'attachaient d'une étreinte invincible. L'idée de suicidesi occupante par elle-mêmeet jusqu'ici si éloignée de cette âme altièrey pénétraet bientôt y régna avec un empire absolu. Nonle sang de mes ancêtres ne s'est point attiédi en descendant jusqu'à moise disait Mathilde avec orgueil.

-- J'ai une grâce à vous demanderlui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice à VerrièresMme de Rênal surveillera la nourrice.

-- Ce que vous me dites là est bien dur... Et Mathilde pâlit.

-- Il est vraiet je t'en demande mille fois pardons'écria Julien sortant de sa rêverieet la serrant dans ses bras.

Après avoir séché ses larmesil revint à sa penséemais avec plus d'adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie mélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour lui.

-- Il faut convenirchère amieque les passions sont un accident dans la viemais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures... La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l'orgueil de votre famillec'est ce que devineront les subalternes. La négligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte... J'espère qu'à une époque que je ne veux point fixermais que pourtant mon courage entrevoitvous obéirez à mes dernières recommandations: Vous épouserez M. le marquis de Croisenois.

-- Quoidéshonorée!

-- Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vôtre. Vous serez une veuve et la veuve d'un fouvoilà tout. J'irai plus loin: mon crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point déshonorant. Peut-être à cette époquequelque législateur philosophe aura obtenudes préjugés de ses contemporainsla suppression de la peine de mort. Alorsquelque voix amie dira comme un exemple: Tenezle premier époux de Mlle de La Mole était un foumais non pas un méchant hommeun scélérat. Il fut absurde de faire tomber cette tête... Alors ma mémoire ne sera point infâme; du moins après un certain temps... Votre position dans le mondevotre fortuneetpermettez-moi de le direvotre génieferont jouer à M. de Croisenoisdevenu votre épouxun rôle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n'a que de la naissance et de la bravoureet ces qualités toutes seulesqui faisaient un homme accompli en 1729sont un anachronisme un siècle plus tardet ne donnent que des prétentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer à la tête de la jeunesse française.

Vous porterez le secours d'un caractère ferme et entreprenant au parti politique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez succéder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde... Mais alorschère amiele feu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.

Permettez-moi de vous le direajouta-t-il après beaucoup d'autres phrases préparatoiresdans quinze ans vous regarderez comme une folie excusablemais pourtant comme une foliel'amour que vous avez eu pour moi...

Il s'arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau vis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde: Dans quinze ans Mme de Rênal adorera mon filset vous l'aurez oublié.

 

CHAPITRE XL

LA TRANQUILLITE

C'est parce qu'alors j'étais fou qu'aujourd'hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d'instantanéque tes vues sont courtes! Ton oeil n'est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions .

Mme GOETHE.

Cet entretien fut coupé par un interrogatoiresuivi d'une conférence avec l'avocat chargé de la défense. Ces moments étaient les seuls absolument désagréables d'une vie pleine d'incurie et de rêveries tendres.

-- Il y a meurtreet meurtre avec préméditationdit Julien au juge comme à l'avocat. J'en suis fâchémessieursajouta-t-il en souriant; mais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose.

Après toutse disait Julienquand il fut parvenu à se délivrer de ces deux êtresil faut que je sois braveet apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des mauxcomme le roi des épouvantements ce duel à issue malheureusedont je ne m'occuperai sérieusement que le jour même.

C'est que j'ai connu un plus grand malheurcontinua Julien en philosophant avec lui-même. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage à Strasbourgquand je me croyais abandonné par Mathilde... Et pouvoir dire que j'ai désiré avec tant de passion cette intimité parfaite qui aujourd'hui me laisse si froid!... Dans le faitje suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude...

L'avocathomme de règle et de formalitésle croyait fou et pensait avec le public que c'était la jalousie qui lui avait mis le pistolet à la main. Un jouril hasarda de faire entendre à Julien que cette allégationvraie ou fausseserait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l'accusé redevint en un clin d'oeil un être passionné et incisif.

-- Sur votre viemonsieurs'écria Julien hors de luisouvenez-vous de ne plus proférer cet abominable mensonge.

Le prudent avocat eut peur un instant d'être assassiné.

Il préparait sa plaidoirieparce que l'instant décisif approchait rapidement. Besançon et tout le département ne parlaient que de cette cause célèbre. Julien ignorait ce détailil avait prié qu'on ne lui parlât jamais de ces sortes de choses.

Ce jour-làFouqué et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publicsfort propresselon euxà donner des espérancesJulien les avait arrêtés dès le premier mot.

-- Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseriesvos détails de la vie réelleplus ou moins froissants pour moime tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu'à ma manière. Que m'importent les autres ? Mes relations avec les autres vont être tranchées brusquement. De grâcene me parlez plus de ces gens-là: c'est bien assez de voir le juge et l'avocat.

Au faitse disait-il à lui-mêmeil paraît que mon destin est de mourir en rêvant. Un être obscurtel que moisûr d'être oublié avant quinze joursserait bien dupeil faut l'avouerde jouer la comédie...

Il est singulier pourtant que je n'aie connu l'art de jouir de la vie que depuis que j'en vois le terme si près de moi.

Il passait ces dernières journées à se promener sur l'étroite terrasse au haut du donjonfumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoyé chercher en Hollande par un courrieret sans se douter que son apparition était attendue chaque jour par tous les télescopes de la ville. Sa pensée était à Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rênal à Fouquémais deux ou trois fois cet ami lui dit qu'elle se rétablissait rapidementet ce mot retentit dans son coeur.

Pendant que l'âme de Julien était presque toujours tout entière dans le pays des idéesMathildeoccupée des choses réellescomme il convient à un coeur aristocrateavait su avancer à un tel point l'intimité de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilairque déjà le grand mot évêché avait été prononcé.

Le vénérable prélatchargé de la feuille des bénéficesajouta en apostille à une lettre de sa nièce: Ce pauvre Sorel n'est qu'un étourdij'espère qu'on nous le rendra.

A la vue de ces lignesM. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien.

-- Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d'une liste innombrable de juréset qui n'a d'autre but réel que d'enlever toute influence aux gens bien nésdisait-il à Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jurés de la sessionj'aurais répondu du verdict . J'ai bien fait acquitter le curé N...

Ce fut avec plaisir que le lendemainparmi les noms sortis de l'urneM. de Frilair trouva cinq congréganistes de Besançonet parmi les étrangers à la villeles noms de MM. Valenodde Moirodde Cholin.

-- Je réponds d'abord de ces huit jurés-cidit-il à Mathilde. Les cinq premiers sont des machines . Valenod est mon agentMoirod me doit toutde Cholin est un imbécile qui a peur de tout.

Le journal répandit dans le département les noms des jurés et Mme de Rênalà l'inexprimable terreur de son marivoulut venir à Besançon. Tout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son litafin de ne pas avoir le désagrément d'être appelée en témoignage.

-- Vous ne comprenez pas ma positiondisait l'ancien maire de Verrièresje suis maintenant libéral de la défection comme ils disent; nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n'obtiennent facilement du procureur général et des juges tout ce qui pourra m'être désagréable.

Mme de Rênal céda sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais à la cour d'assisesse disait-ellej'aurais l'air de demander vengeance.

Malgré toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et à son marià peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa main à chacun des trente-six jurés:

«Je ne paraîtrai point le jour du jugementmonsieurparce que ma présence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne désire qu'une chose au monde et avec passionc'est qu'il soit sauvé. N'en doutez pointl'affreuse idée qu'à cause de moi un innocent a été conduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l'abrégerait. Comment pourriez-vous le condamner à morttandis que moi je vis? Nonsans doutela société n'a point le droit d'arracher la vieet surtout à un être tel que Julien Sorel. Tout le mondeà Verrièreslui a connu des moments d'égarement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; maismême parmi ses ennemis (et combien n'en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez jugermonsieur. Durant près de dix-huit mois nous l'avons tous connu pieuxsageappliqué; maisdeux ou trois fois par anil était saisi par des accès de mélancolie qui allaient jusqu'à l'égarement. Toute la ville de Verrièrestous nos voisins de Vergy où nous passons la belle saisonma famille entièreM. le sous-préfetlui-mêmerendront justice à sa piété exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se fût-il appliqué pendant des années à apprendre le livre saint? Mes fils auront l'honneur de vous présenter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interrogermonsieurils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore nécessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner. Bien loin de me vengervous me donneriez la mort.

«Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure qui a été le résultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes remarquaient chez leur précepteurest tellement peu dangereusequ'après moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de Verrières à Besançon. Si j'apprendsmonsieurque vous hésitiez le moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si peu coupableje sortirai de mon litoù me retiennent uniquement les ordres de mon mariet j'irai me jeter à vos pieds.

«Déclarezmonsieurque la préméditation n'est pas constanteet vous n'aurez pas à vous reprocher le sang d'un innocent»etc.etc.

 

CHAPITRE XLI

LE JUGEMENT

Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L'intérêt pour l'accusé était porté jusqu'à l'agitation: c'est que son crime était étonnant et pourtant pas atroce. L'eût-il étéce jeune homme était si beau! Sa haute fortunesitôt finieaugmentait l'attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissanceet on les voyait pâlissantes attendre la réponse .

SAINTE-BEUVE.

Enfin parut ce jourtellement redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.

L'aspect étrange de la ville redoublait leur terreuret ne laissait pas sans émotion même l'âme ferme de Fouqué. Toute la province était accourue à Besançon pour voir juger cette cause romanesque.

Depuis plusieurs joursil n'y avait plus de place dans les auberges. M. le président des assises était assailli par des demandes de billets; toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julienetc.etc.

Mathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en entier de la main de Mgr l'évêque de ***. Ce prélatqui dirigeait l'Église de France et faisait des évêquesdaignait demander l'acquittement de Julien. La veille du jugementMathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.

A la fin de l'entrevuecomme elle s'en allait fondant en larmes: -- Je réponds de la déclaration du jurylui dit M. de Frilairsortant enfin de sa réserve diplomatiqueet presque ému lui-même. Parmi les douze personnes chargées d'examiner si le crime de votre protégé est constantet surtout s'il y a eu préméditationje compte six amis dévoués à ma fortuneet je leur ai fait entendre qu'il dépendait d'eux de me porter à l'épiscopat. Le baron Valenodque j'ai fait maire de Verrièresdispose entièrement de deux de ses administrésMM. de Moirod et de Cholin. A la véritéle sort nous a donné pour cette affaire deux jurés fort mal pensants; maisquoique ultra-libérauxils sont fidèles à mes ordres dans les grandes occasionset je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J'ai appris qu'un sixième juréindustriel immensément riche et bavard libéralaspire en secret à une fourniture au Ministère de la guerreet sans doute il ne voudrait pas me déplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.

-- Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.

-- Si vous le connaissiezvous ne pourriez douter du succès. C'est un parleur audacieuximpudentgrossierfait pour mener des sots. 1814 l'a pris à la misèreet je vais en faire un préfet. Il est capable de battre les autres jurés s'ils ne veulent pas voter à sa guise.

Mathilde fut un peu rassurée.

Une autre discussion l'attendait dans la soirée. Pour ne pas prolonger une scène désagréable et dont à ses yeux le résultat était certainJulien était résolu à ne pas prendre la parole.

-- Mon avocat parlerac'est bien assezdit-il à Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposé en spectacle à tous mes ennemis. Ces provinciaux ont été choqués de la fortune rapide que je vous doisetcroyez-m'enil n'en est pas un qui ne désire ma condamnationsauf à pleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.

-- Ils désirent vous voir humiliéil n'est que trop vrairépondit Mathildemais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et le spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes; votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos jugestout l'auditoire est pour vousetc.etc.

Le lendemain à neuf heuresquand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du Palais de Justicece fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense entassée dans la cour. Julien avait bien dormiil était fort calmeet n'éprouvait d'autre sentiment qu'une pitié philosophique pour cette foule d'envieux quisans cruautéallaient applaudir à son arrêt de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d'un quart d'heure au milieu de la fouleil fut obligé de reconnaître que sa présence inspirait au public une pitié tendre. Il n'entendit pas un seul propos désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyaisse dit-il.

En entrant dans la salle de jugementil fut frappé de l'élégance de l'architecture. C'était un gothique propreet une foule de jolies petites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.

Mais bientôt toute son attention fut absorbée par douze ou quinze jolies femmes quiplacées vis-à-vis la sellette de l'accuséremplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurés. En se retournant vers le publicil vit que la tribune circulaire qui règne au-dessus de l'amphithéâtre était remplie de femmes: la plupart étaient jeunes et lui semblèrent fort jolies; leurs yeux étaient brillants et remplis d'intérêt. Dans le reste de la sallela foule était énorme; on se battait aux porteset les sentinelles ne pouvaient obtenir le silence.

Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s'aperçurent de sa présenceen le voyant occuper la place un peu élevée réservée à l'accuséil fut accueilli par un murmure d'étonnement et de tendre intérêt.

On eût dit ce jour-là qu'il n'avait pas vingt ans; il était mis fort simplementmais avec une grâce parfaite; ses cheveux et son front étaient charmants; Mathilde avait voulu présider elle-même à sa toilette. La pâleur de Julien était extrême. A peine assis sur la selletteil entendit dire de tous côtés: Dieu! comme il est jeune!... Mais c'est un enfant... Il est bien mieux que son portrait.

-- Mon accusélui dit le gendarme assis à sa droitevoyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l'amphithéâtre où sont placés les jurés. C'est Mme la préfètecontinua le gendarmeà côté Mme la Marquise de M***celle-là vous aime bien; je l'ai entendue parler au juge d'instruction. Après c'est Mme Derville...

-- Mme Derville! s'écria Julienet une vive rougeur couvrit son front.

Au sortir d'icipensa-t-ilelle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait l'arrivée de Mme de Rênal à Besançon.

Les témoins furent entendus. Dès les premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat généraldeux de ces dames placées dans le petit balcontout à fait en face de Julienfondirent en larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsipensa Julien. Cependant il remarqua qu'elle était fort rouge.

L'avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie du crime commis; Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l'air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurésapparemment de la connaissance de ces damesleur parlaient et semblaient les rassurer. Voilà qui ne laisse pas d'être de bon augurepensa Julien.

Jusque-là il s'était senti pénétré d'un mépris sans mélange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L'éloquence plate de l'avocat général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d'âme de Julien disparut devant les marques d'intérêt dont il était évidemment l'objet.

Il fut content de la mine ferme de son avocat.

-- Pas de phraseslui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.

-- Toute l'emphase pillée à Bossuetqu'on a étalée contre vousvous a servidit l'avocat. En effetà peine avait-il parlé pendant cinq minutesque presque toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L'avocatencouragéadressa aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémitil se sentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes ennemis?

Il allait céder à l'attendrissement qui le gagnaitlorsqueheureusement pour luiil surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.

Les yeux de ce cuistre sont flamboyantsse dit-il; quel triomphe pour cette âme basse! Quand mon crime n'aurait amené que cette seule circonstanceje devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi [Variante :dans les soirées d'hiver] à Mme de Rênal!

Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt aprèsJulien fut rappelé à lui-même par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu'il était convenable de lui serrer la main. Le temps avait passé rapidement.

On apporta des rafraîchissements à l'avocat et à l'accusé. Ce fut alors seulement que Julien fut frappé d'une circonstance: aucune femme n'avait quitté l'audience pour aller dîner.

-- Ma foije meurs de faimdit l'avocatet vous?

-- Moi de mêmerépondit Julien.

-- Voyezvoilà Mme la préfète qui reçoit aussi son dînerlui dit l'avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon couragetout va bien. La séance recommença.

Comme le président faisait son résuméminuit sonna. Le président fut obligé de s'interrompre; au milieu du silence de l'anxiété universellele retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle.

Voilà le dernier de mes jours qui commencepensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l'idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissementet gardé sa résolution de ne point parler; mais quand le président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouteril se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville quiaux lumièreslui semblèrent bien brillants. Pleurerait-ellepar hasard? pensa-t-il.

«Messieurs les jurés

«L'horreur du méprisque je croyais pouvoir braver au moment de la mortme fait prendre la parole. Messieursje n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classevous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune.

«Je ne vous demande aucune grâcecontinua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusionla mort m'attend: elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respectsde tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroceet il fut prémédité . J'ai donc mérité la mortmessieurs les jurés. Quand je serais moins coupableje vois des hommes quisans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitiévoudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens quinés dans une classe inférieureet en quelque sorte opprimés par la pauvretéont le bonheur de se procurer une bonne éducationet l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société.

«Voilà mon crimemessieurset il sera puni avec d'autant plus de sévéritéquedans le faitje ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichimais uniquement des bourgeois indignés...»

Pendant vingt minutesJulien parla sur ce ton; il dit tout ce qu'il avait sur le coeur; l'avocat généralqui aspirait aux faveurs de l'aristocratiebondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussiontoutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finirJulien revint à la préméditationà son repentirau respectà l'adoration filiale et sans bornes quedans les temps plus heureuxil avait pour Mme de Rênal ... Mme Derville jeta un cri et s'évanouit.

Une heure sonnait comme les jurés se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n'avait abandonné sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d'abord très vives; mais peu à peula décision du jury se faisant attendrela fatigue générale commença à jeter du calme dans l'assemblée. Ce moment était solennel; les lumières jetaient moins d'éclat. Julientrès fatiguéentendait discuter auprès de lui la question de savoir si ce retard était de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux étaient pour lui; le jury ne revenait pointet cependant aucune femme ne quittait la salle.

Comme deux heures venaient de sonnerun grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jurés s'ouvrit. M. le baron de Valenod s'avança d'un pas grave et théâtralil était suivi de tous les jurés. Il toussapuis déclara qu'en son âme et conscience la déclaration unanime du jury était que Julien Sorel était coupable de meurtreet de meurtre avec préméditation: cette déclaration entraînait la peine de mort; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda sa montreet se souvint de M. de Lavaletteil était deux heures et un quart. C'est aujourd'hui vendredipensa-t-il.

Ouimais ce jour est heureux pour le Valenodqui me condamne... Je suis trop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette... Ainsidans trois joursà cette même heureje saurai à quoi m'en tenir sur le grand peut-être .

En ce momentil entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient; il vit que toutes les figures étaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement d'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y était cachée. Comme le cri ne se renouvela pastout le monde se remit à regarder Julienauquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foule.

Tâchons de ne pas apprêter à rire à ce fripon de Valenodpensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononcé la déclaration qui entraîne la peine de mort! tandis que ce pauvre président des assisestout juge qu'il est depuis nombre d'annéesavait la larme à l'oeil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalité auprès de Mme de Rênal!... Je ne la verrai donc plus! C'en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nousje le sens... Que j'aurais été heureux de lui dire toute l'horreur que j'ai de mon crime!

Seulement ces paroles: Je me trouve justement condamné.

CHAPITRE XLII

En ramenant Julien en prisonon l'avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort. Lui quid'ordinaireremarquait jusqu'aux plus petites circonstancesne s'était point aperçu qu'on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu'il dirait à Mme de Rênalsiavant le dernier momentil avait le bonheur de la voir. Il pensait qu'elle l'interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle actioncomment lui persuader que je l'aime uniquement? car enfinj'ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.

En se mettant au lit il trouva des draps d'une toile grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah! je suis au cachotse dit-ilcomme condamné à mort. C'est juste.

Le comte Altamira me racontait quela veille de sa mortDanton disait avec sa grosse voix: C'est singulierle verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps; on peut bien dire: Je serai guillotinétu seras guillotinémais on ne dit pas: J'ai été guillotiné.

Pourquoi pasreprit Julien. s'il y a une autre vie?... Ma foisi je trouve le Dieu des chrétiensje suis perdu: c'est un despoteetcomme telil est rempli d'idées de vengeance; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne l'ai jamais aimé; je n'ai même jamais voulu croire qu'on l'aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d'une manière abominable...

Mais si je trouve le Dieu de Fénelon! Il me dira peut-être: Il te sera beaucoup pardonnéparce que tu as beaucoup aimé...

Ai-je beaucoup aimé? Ah! j'ai aimé Mme de Rênalmais ma conduite a été atroce. Làcomme ailleursle mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant...

Mais aussiquelle perspective!... Colonel de hussardssi nous avions la guerre; secrétaire de légation pendant la paix; ensuite ambassadeur... car bientôt j'aurais su les affaires...et quand je n'aurais été qu'un sotle gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalité à craindre? Toutes mes sottises eussent été pardonnéesou plutôt comptées pour des mérites. Homme de mériteet jouissant de la plus grande existence à Vienne ou à Londres...

-- Pas précisémentmonsieurguillotiné dans trois jours. Julien rit de bon coeur de cette saillie de son esprit. En véritél'homme a deux êtres en luipensa-t-il. Qui diable songeait à cette réflexion maligne?

Eh bien! ouimon amiguillotiné dans trois joursrépondit-il à l'interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtrede compte à demi avec l'abbé Maslon. Eh bienpour le prix de location de cette fenêtrelequel de ces deux dignes personnages volera l'autre?

Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup:

LADISLAS.

... Mon âme est toute prête.

LE ROIpère de Ladislas.

L'échafaud l'est aussi; portez-y votre tête.

Belle réponse! pensa-t-ilet il s'endormit. Quelqu'un le réveilla le matin en le serrant fortement.

-- Quoidéjà! dit Julien en ouvrant un oeil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.

C'était Mathilde. Heureusementelle ne m'a pas compris. Cette réflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six mois de maladie: réellement elle n'était pas reconnaissable.

-- Cet infâme Frilair m'a trahielui disait-elle en se tordant les mains; la fureur l'empêchait de pleurer.

-- N'étais-je pas beau hier quand j'ai pris la parole? répondit Julien. J'improvisaiset pour la première fois de ma vie! Il est vrai qu'il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière.

Dans ce momentJulien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang-froid d'un pianiste habile qui touche un piano...

-- L'avantage d'une naissance illustre me manqueil est vraiajouta-t-ilmais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu'à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses juges?

Mathildece jour-làétait tendre sans affectationcomme une pauvre fille habitant un cinquième étage; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendaitsans le savoirle tourment qu'elle lui avait souvent infligé.

On ne connaît point les sources du Nilse disait Julien; il n'a point été donné à l'oeil de l'homme de voir le roi des fleuves dans l'état de simple ruisseau: ainsi aucun oeil humain ne verra Julien faibled'abord parce qu'il ne l'est pas. Mais j'ai le coeur facile à toucher; la parole la plus communesi elle est dite avec un accent vraipeut attendrir ma voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les coeurs secs ne m'ont-ils pas méprisé pour ce défaut! Ils croyaient que je demandais grâce: voilà ce qu'il ne faut pas souffrir.

On dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l'échafaud; mais Danton avait donné de la force à une nation de freluquetset empêchait l'ennemi d'arriver à Paris... Moi seulje sais ce que j'aurais pu faire... Pour les autresje ne suis tout au plus qu'un PEUT-ÊTRE.

Si Mme de Rênal était icidans mon cachotau lieu de Mathildeaurais-je pu répondre de moi? L'excès de mon désespoir et de mon repentir eût passé aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du payspour l'ignoble peur de la mort; ils sont si fiersces coeurs faiblesque leur position pécuniaire met au-dessus des tentations! Voyez ce que c'estauraient dit MM. de Moirod et de Cholinqui viennent de me condamner à mortque de naître fils d'un charpentier! On peut devenir savantadroitmais le coeur!... le coeur ne s'apprend pas. Même avec cette pauvre Mathildequi pleure maintenantou plutôt qui ne peut plus pleurerdit-il en regardant ses yeux rouges... et il la serra dans ses bras: l'aspect d'une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme... Elle a pleuré toute la nuit peut-êtrese dit-il; mais un jourquelle honte ne lui fera pas ce souvenir! Elle se regardera comme ayant été égaréedans sa première jeunessepar les façons de penser basses d'un plébéien... Le Croisenois est assez faible pour l'épouseretma foiil fera bien. Elle lui fera jouer un rôle.

Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l'esprit grossier des vulgaires humains.

Ah çà! voici qui est plaisant: depuis que je dois mourirtous les vers que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un signe de décadence...

Mathilde lui répétait d'une voix éteinte: Il est làdans la pièce voisine. Enfin il fit attention à ces paroles. Sa voix est faiblepensa-t-ilmais tout ce caractère impérieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fâcher.

-- Et qui est là? lui dit-il d'un air doux.

-- L'avocatpour vous faire signer votre appel.

-- Je n'appellerai pas.

-- Comment! vous n'appellerez pasdit-elle en se levant et les yeux étincelants de colèreet pourquois'il vous plaît?

-- Parce queen ce momentje me sens le courage de mourir sans trop faire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux moisaprès un long séjour dans ce cachot humideje serai aussi bien disposé? Je prévois des entrevues avec des prêtresavec mon père... Rien au monde ne peut m'être aussi désagréable. Mourons.

Cette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abbé de Frilair avant l'heure où l'on ouvre les cachots de la prison de Besançon; sa fureur retomba sur Julien. Elle l'adoraitet pendant un grand quart d'heureil retrouva dans ses imprécations contre son caractèrede lui Juliendans ses regrets de l'avoir aimétoute cette âme hautaine qui jadis l'avait accablé d'injures si poignantesdans la bibliothèque de l'hôtel de La Mole.

-- Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître hommelui dit-il.

Mais quant à moipensait-ilje serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce séjour dégoûtanten butte à tout ce que la faction patricienne peut inventer d'infâme et d'humiliant*et ayant pour unique consolation les imprécations de cette folle... Eh bienaprès-demain matinje me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable... Fort remarquabledit le parti méphistophélès; il ne manque jamais son coup. [* C'est un jacobin qui parle.]

Eh biensoità la bonne heure (Mathilde continuait à être éloquente). Parbleu nonse dit-ilje n'appellerai pas.

Cette résolution priseil tomba dans la rêverie... Le courrier en passant apportera le journal à six heures comme à l'ordinaire; à huit heuresaprès que M. de Rênal l'aura luElisa marchant sur la pointe du piedviendra le déposer sur son lit. Plus tard elle s'éveillera: tout à coupen lisantelle sera troublée; sa jolie main tremblera; elle lira jusqu'à ces mots... A dix heures et cinq minutes il avait cessé d'exister.

Elle pleurera à chaudes larmesje la connais; en vain j'ai voulu l'assassinertout sera oublié. Et la personne à qui j'ai voulu ôter la vie sera la seule qui sincèrement pleurera ma mort.

Ah! ceci est une antithèse! pensa-t-iletpendant un grand quart d'heure que dura encore la scène que lui faisait Mathildeil ne songea qu'à Mme de Rênal. Malgré luiet quoique répondant souvent à ce que Mathilde lui disaitil ne pouvait détacher son âme du souvenir de la chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d'un mouvement convulsif; il voyait Mme de Rênal pleurer... Il suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.

Mlle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julienfit entrer l'avocat. C'était heureusement un ancien capitaine de l'armée d'Italiede 1796où il avait été camarade de Manuel.

Pour la formeil combattit la résolution du condamné. Julienvoulant le traiter avec estimelui déduisit toutes ses raisons.

-- Ma foion peut penser comme vousfinit par lui dire M. Félix Vaneau; c'était le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeleret il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s'ouvrait sous la prisond'ici à deux moisvous seriez sauvé. Vous pouvez mourir de maladiedit-il en regardant Julien.

Julien lui serra la main.

-- Je vous remercievous êtes un brave homme. A ceci je songerai.

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l'avocatil se sentait beaucoup plus d'amitié pour l'avocat que pour elle.

CHAPITRE XLIII

Une heure aprèscomme il dormait profondémentil fut éveillé par des larmes qu'il sentait couler sur sa main. Ah! c'est encore Mathildepensa-t-il à demi éveillé. Elle vientfidèle à la théorieattaquer ma résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette nouvelle scène dans le genre pathétiqueil n'ouvrit pas les yeux. Les vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.

Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeuxc'était Mme de Rênal.

-- Ah! je te revois avant que de mourirest-ce une illusion? s'écria-t-il en se jetant à ses pieds.

Mais pardonmadameje ne suis qu'un assassin à vos yeuxdit-il à l'instanten revenant à lui.

-- Monsieur... je viens vous conjurer d'appelerje sais que vous ne le voulez pas... Ses sanglots l'étouffaient; elle ne pouvait parler.

-- Daignez me pardonner.

-- Si tu veux que je te pardonnelui dit-elle en se levant et se jetant dans ses brasappelle tout de suite de ta sentence de mort.

Julien la couvrait de baisers.

-- Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?

-- Je te le jure. Tous les joursà moins que mon mari ne me le défende.

-- Je signe! s'écria Julien. Quoi! tu me pardonnes! est-il possible!

Il la serrait dans ses bras; il était fou. Elle jeta un petit cri.

-- Ce n'est rienlui dit-elletu m'as fait mal.

-- A ton épaules'écria Julien fondant en larmes. Il s'éloigna un peuet couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l'eût dit la dernière fois que je te visdans ta chambreà Verrières?...

-- Qui m'eût dit alors que j'écrirais à M. de La Mole cette lettre infâme?...

-- Sache que je t'ai toujours aiméeque je n'ai aimé que toi.

-- Est-il bien possible! s'écria Mme de Rênalravie à son tour.

Elle s'appuya sur Julienqui était à ses genouxet longtemps ils pleurèrent en silence.

A aucune époque de sa vieJulien n'avait trouvé un moment pareil.

Bien longtemps aprèsquand on put parler:

-- Et cette jeune Mme Micheletdit Mme de Rênal ou plutôt cette Mlle de La Molecar je commence en vérité à croire cet étrange roman!

-- Il n'est vrai qu'en apparencerépondit Julien. C'est ma femmemais ce n'est pas ma maîtresse...

En s'interrompant cent fois l'un l'autreils parvinrent à grand-peine à se raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênalet ensuite copiée par elle.

-- Quelle horreur m'a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j'ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre...

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n'avait été aussi fou d'amour.

-- Je me crois pourtant pieuselui disait Mme de Rênal dans la suite de la conversation. Je crois sincèrement en Dieu; je crois égalementet même cela m'est prouvéque le crime que je commets est affreuxet dès que je te voismême après que tu m'as tiré deux coups de pistolet...

Et icimalgré elleJulien la couvrit de baisers.

-- Laisse-moicontinua-t-elleje veux raisonner avec toide peur de l'oublier... Dès que je te voistous les devoirs disparaissentje ne suis plus qu'amour pour toiou plutôtle mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mélange de respectd'amourd'obéissance... En véritéje ne sais pas ce que tu m'inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlierque le crime serait commis avant que j'y eusse songé. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitteje veux voir clair dans mon coeur; car dans deux mois nous nous quittons... A proposnous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.

-- Je retire ma paroles'écria Julien en se levant; je n'appelle pas de la sentence de mortsi par poisoncouteaupistoletcharbon ou de toute autre manière quelconquetu cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.

La physionomie de Mme de Rênal changea tout à coup; la plus vive tendresse fit place à une rêverie profonde.

-- Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.

-- Qui sait ce que l'on trouve dans l'autre vie? répondit Julien; peut-être des tourmentspeut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d'une manière délicieuse? Deux moisc'est bien des jours. Jamais je n'aurai été aussi heureux?

-- Jamais tu n'auras été aussi heureux!

-- Jamaisrépéta Julien raviet je te parle comme je me parle à moi-même. Dieu me préserve d'exagérer.

-- C'est me commander que de parler ainsidit-elle avec un sourire timide et mélancolique.

-- Eh bien! tu juressur l'amour que tu as pour moide n'attenter à ta vie par aucun moyen directni indirect... songeajouta-t-ilqu'il faut que tu vives pour mon filsque Mathilde abandonnera à des laquais dès qu'elle sera marquise de Croisenois.

-- Je jurereprit-elle froidementmais je veux emporter ton appel écrit et signé de ta main. J'irai moi-même chez M. le procureur général.

-- Prends gardetu te compromets.

-- Après la démarche d'être venue te voir dans ta prisonje suis à jamaispour Besançon et toute la Franche-Comtéune héroïne d'anecdotesdit-elle d'un air profondément affligé. Les bornes de l'austère pudeur sont franchies... Je suis une femme perdue d'honneur; il est vrai que c'est pour toi...

Son accent était si tristeque Julien l'embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n'était plus l'ivresse de l'amourc'était reconnaissance extrême. Il venait d'apercevoirpour la première foistoute l'étendue du sacrifice qu'elle lui avait fait.

Quelque âme charitable informasans douteM. de Rênal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien; carau bout de trois jours il lui envoya sa voitureavec l'ordre exprès de revenir sur-le-champ à Verrières.

Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On l'avertitdeux ou trois heures aprèsqu'un certain prêtre intrigant et qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les jésuites de Besançons'était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prisondans la rue. Il pleuvait beaucoupet là cet homme prétendait jouer le martyr. Julien était mal disposécette sottise le toucha profondément.

Le matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtremais cet homme s'était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besançonpar toutes les confidences qu'il prétendrait en avoir reçues.

Il déclarait à haute voix qu'il allait passer la journée et la nuit à la porte de la prison: -- Dieu m'envoie pour toucher le coeur de cet autre apostat... Et le bas peupletoujours curieux d'une scènecommençait à s'attrouper.

-- Ouimes frèresleur disait-ilje passerai ici la journéela nuitainsi que toutes les journéeset toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m'a parléj'ai une mission d'en haut; c'est moi qui dois sauver l'âme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes prièresetc.etc.

Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l'attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s'échapper du monde incognito; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rênalet il était éperdument amoureux.

La porte de la prison était située dans l'une des rues les plus fréquentées. L'idée de ce prêtre crottéfaisant foule et scandaletorturait son âme. -- Etsans nul douteà chaque instantil répète mon nom! Ce moment fut plus pénible que la mort.

Il appela deux ou trois foisà une heure d'intervalleun porte-clefs qui lui était dévouépour l'envoyer voir si le prêtre était encore à la porte de la prison.

-- Monsieuril est à deux genoux dans la bouelui disait le porte-clefs; il prie à haute voix et dit les litanies pour votre âme...

L'impertinent! pensa Julien. En ce momenten effetil entendit un bourdonnement sourdc'était le peuple répondant aux litanies. Pour comble d'impatienceil vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en répétant les mots latins.

-- On commence à direajouta le porte-clefsqu'il faut que vous ayez le coeur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.

-- O ma patrie! que tu es encore barbare! s'écria Julien ivre de colère. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du porte-clefs.

-- Cet homme veut un article dans le journalet le voilà sûr de l'obtenir.

Ah! maudits provinciaux! à Parisje ne serais pas soumis à toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme.

-- Faites entrer ce saint prêtredit-il enfin au porte-clefset la sueur coulait à grands flots sur son front. Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.

Ce saint prêtre se trouva horriblement laidil était encore plus crotté. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurité et l'humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julienet se mit à s'attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop évidente; de sa vie Julien n'avait été aussi en colère.

Un quart d'heure après l'entrée du prêtreJulien se trouva tout à fait un lâche. Pour la première fois la mort lui parut horrible. Il pensait à l'état de putréfaction où serait son corps deux jours après l'exécutionetc.etc.

Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prêtre et l'étrangler avec sa chaînelorsqu'il eut l'idée de prier le saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francsce jour-là même.

Oril était près de midile prêtre décampa.

 

CHAPITRE XLIV

Dès qu'il fut sortiJulien pleura beaucoupet pleura de mourir. Peu à peu il se dit quesi Mme de Rênal eût été à Besançonil lui eût avoué sa faiblesse...

Au moment où il regrettait le plus l'absence de cette femme adoréeil entendit le pas de Mathilde.

Le pire des malheurs en prisonpensa-t-ilc'est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l'irriter.

Elle lui raconta quele jour du jugementM. de Valenod ayant en poche sa nomination de préfetil avait osé se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner à mort.

-- Quelle idée a eue votre amivient de me dire M. de Frilaird'aller réveiller et attaquer la petite vanité de cette aristocratie bourgeoise ! Pourquoi parler de caste ? Il leur a indiqué ce qu'ils devaient faire dans leur intérêt politique: ces nigauds n'y songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à leurs yeux l'horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grâcesa mort sera une sorte de suicide ...

Mathilde n'eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas encore: c'est que l'abbé de Frilairvoyant Julien perducroyait utile à son ambition d'aspirer à devenir son successeur.

Presque hors de luià force de colère impuissante et de contrariété: -- Allez écouter une messe pour moidit-il à Mathildeet laissez-moi un instant de paix. Mathildedéjà fort jalouse des visites de Mme de Rênalet qui venait d'apprendre son départcomprit la cause de l'humeur de Julien et fondit en larmes.

Sa douleur était réelleJulien le voyait et n'en était que plus irrité. Il avait un besoin impérieux de solitudeet comment se la procurer?

EnfinMathildeaprès avoir essayé de tous les raisonnements pour l'attendrirle laissa seulmais presque au même instant Fouqué parut.

-- J'ai besoin d'être seuldit-il à cet ami fidèle...

Et comme il le vit hésiter:

-- Je compose un mémoire pour mon recours en grâce... du reste... fais-moi un plaisirne me parle jamais de la mort. Si j'ai besoin de quelques services particuliers ce jour-làlaisse-moi t'en parler le premier.

Quand Julien se fut enfin procuré la solitudeil se trouva plus accablé et plus lâche qu'auparavant. Le peu de forces qui restait à cette âme affaiblieavait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à Fouqué.

Vers le soirune idée le consola:

Si ce matindans le moment où la mort me paraissait si laideon m'eût averti pour l'exécutionl' oeil du public eût été aiguillon de gloire ; peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d'empesécomme celle d'un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyantss'il en est parmi ces provinciauxeussent pu deviner ma faiblesse... mais personne ne l'eût vue.

Et il se sentit délivré d'une partie de son malheur. Je suis un lâche en ce momentse répétait-il en chantantmais personne ne le saura.

Un événement presque plus désagréable encore l'attendait pour le lendemain. Depuis longtempsson père annonçait sa visite; ce jour-làavant le réveil de Julienle vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

Julien se sentit faibleil s'attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensationce matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.

Le hasard nous a placés l'un près de l'autre sur la terrese disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachotet nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.

Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu'ils furent sans témoin.

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières! Ils sont bien grands en Franceils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu'ici je pouvais au moins me dire: Ils reçoivent de l'argentil est vraitous les honneurs s'accumulent sur euxmais moi j'ai la noblesse du coeur.

Et voilà un témoin que tous croirontet qui certifiera à tout Verrièreset en l'exagérantque j'ai été faible devant la mort! J'aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent!

Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

-- J'ai fait des économies! s'écria-t-il tout à coup.

Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.

-- Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille: l'effet produit lui avait ôté tout sentiment d'infériorité.

Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argentdont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.

-- Eh bien! le Seigneur m'a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.

-- Fort biendit le vieillardce reste m'est dû; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre coeursi vous voulez mourir en bon chrétienil convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j'ai avancéset auxquels vous ne songez pas...

Voilà donc l'amour de père! se répétait Julien l'âme navréelorsqu'enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.

-- Monsieuraprès la visite des grands parentsj'apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu chersix francs la bouteillemais cela réjouit le coeur.

-- Apportez trois verreslui dit Julien avec un empressement d'enfantet faites entrer deux des prisonniers que j'entends se promener dans le corridor.

Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se préparaient à retourner au bagne. C'étaient des scélérats fort gais et réellement très remarquables par la finessele courage et le sang-froid.

-- Si vous me donnez vingt francsdit l'un d'eux à Julienje vous conterai ma vie en détail. C'est du chenu .

-- Mais vous allez me mentir? dit Julien.

-- Non pasrépondit-il; mon ami que voilàet qui est jaloux de mes vingt francsme dénoncera si je dis faux.

Son histoire était abominable. Elle montrait un coeur courageuxoù il n'y avait plus qu'une passioncelle de l'argent.

Après leur départJulien n'était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La douleur atroceenvenimée par la pusillanimitéà laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de Rênals'était tournée en mélancolie.

A mesure que j'aurais été moins dupe des apparencesse disait-ilj'aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d'honnêtes gens tels que mon pèreou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raisonjamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante: Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité! etappelés au juryils condamnent fièrement l'homme qui a volé un couvert d'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim.

Mais y a-t-il une cours'agit-il de perdre ou de gagner un portefeuillemes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens...

Il n'y a point de droit naturel : ce mot n'est qu'une antique niaiserie bien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jouret dont l'aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chosesous peine de punition. Avant la loi il n'y a de naturel que la force du lionou le besoin de l'être qui a faimqui a froidle besoin en un mot... nonles gens qu'on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n'être pas pris en flagrant délit. L'accusateur que la société lance après moia été enrichi par une infamie... J'ai commis un assassinatet je suis justement condamnémaisà cette seule action prèsle Valenod qui m'a condamné est cent fois plus nuisible à la société.

Eh bien! ajouta Julien tristementmais sans colèremalgré son avaricemon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m'a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette crainte de manquer d'argentcette vue exagérée de la méchanceté des hommes qu'on appelle avarice lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche après dîneril montrera son or à tous ses envieux de Verrières. A ce prixleur dira son regardlequel d'entre vous ne serait pas charmé d'avoir un fils guillotiné?

Cette philosophie pouvait être vraiemais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli et doux envers Mathildequ'il voyait exaspérée par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son âme était énervée par le malheur profond où l'avait jeté le départ de Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plusni dans la vie réelleni dans l'imagination. Le défaut d'exercice commençait à altérer sa santé et à lui donner le caractère exalté et faible d'un jeune étudiant allemand. Il perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement certaines idées peu convenablesdont l'âme des malheureux est assaillie.

J'ai aimé la vérité... Où est-elle?... Partout hypocrisieou du moins charlatanismemême chez les plus vertueuxmême chez les plus grands; et ses lèvres prirent l'expression du dégoût... Nonl'homme ne peut pas se fier à l'homme.

Mme de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelinsme disait que tel prince venait de donner dix louis; mensonge. Mais que dis-je? Napoléon à Sainte-Hélène!... Pur charlatanismeproclamation en faveur du roi de Rome.

Grand Dieu! si un tel hommeet encore quand le malheur doit le rappeler sévèrement au devoirs'abaisse jusqu'au charlatanismeà quoi s'attendre du reste de l'espèce?...

Où est la vérité? Dans la religion... Ouiajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême méprisdans la bouche des Maslondes Frilairdes Castanède... Peut-être dans le vrai christianismedont les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l'ont été?... Mais saint Paul fut payé par le plaisir de commanderde parlerde faire parler de soi...

Ah! s'il y avait une vraie religion... Sot que je suis! je vois une cathédrale gothiquedes vitraux vénérables; mon coeur faible se figure le prêtre de ces vitraux... Mon âme le comprendraitmon âme en a besoin... Je ne trouve qu'un fat avec des cheveux sales... aux agréments prèsun chevalier de Beauvoisis.

Mais un vrai prêtreun Massillonun Fénelon... Massillon a sacré Dubois. Les Mémoires de Saint-Simon m'ont gâté Fénelon; mais enfin un vrai prêtre... Alors les âmes tendres auraient un point de réunion dans le monde... Nous ne serions pas isolés... Ce bon prêtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Biblepetit despote cruel et plein de la soif de se venger... mais le Dieu de Voltairejusteboninfini...

Il fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu'il savait par coeur... Mais commentdès qu'on sera trois ensemble croire à ce grand nom de DIEUaprès l'abus effroyable qu'en font nos prêtres?

Vivre isolé!... Quel tourment!...

Je deviens fou et injustese dit Julien en se frappant le front. Je suis isolé ici dans ce cachot; mais je n'ai pas vécu isolé sur la terre; j'avais la puissante idée du devoir . Le devoir que je m'étais prescrità tort ou à raison... a été comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyais pendant l'orage; je vacillaisj'étais agité. Après tout je n'étais qu'un homme... mais je n'étais pas emporté.

C'est l'air humide de ce cachot qui me fait penser à l'isolement...

Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l'hypocrisie? Ce n'est ni la mortni le cachotni l'air humidec'est l'absence de Mme de Rênal qui m'accable. Sià Verrièrespour la voirj'étais obligé de vivre des semaines entièrescaché dans les caves de sa maisonest-ce que je me plaindrais?

L'influence de mes contemporains l'emportedit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-mêmeà deux pas de la mortje suis encore hypocrite... O dix-neuvième siècle!

... Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêtsa proie tombeil s'élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux piedsdétruit l'habitation des fourmissème au loin les fourmisleurs oeufs... Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noirimmenseeffroyable: la botte du chasseurqui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapiditéet précédée d'un bruit épouvantableaccompagné de gerbes d'un feu rougeâtre...

Ainsi la mortla viel'éternitéchoses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir...

Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d'étépour mourir à cinq heures du soir; comment comprendrait-elle le mot nuit ?

Donnez-lui cinq heures d'existence de pluselle voit et comprend ce que c'est que la nuit.

Ainsi moije mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie de pluspour vivre avec Mme de Rênal.

Il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes!

1° Je suis hypocrite comme s'il y avait là quelqu'un pour m'écouter.

2° J'oublie de vivre et d'aimerquand il me reste si peu de jours à vivre... Hélas! Mme de Rênal est absente; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançonet continuer à se déshonorer.

Voilà ce qui m'isoleet non l'absence d'un Dieu justetout-puissantpoint méchantpoint avide de vengeance.

Ah! s'il existait... Hélas! je tomberais à ses pieds. J'ai mérité la mortlui dirais-je; maisgrand DieuDieu bonDieu indulgentrends-moi celle que j'aime!

La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d'un sommeil paisiblearriva Fouqué.

Julien se sentait fort et résolu comme l'homme qui voit clair dans son âme.

CHAPITRE XLV

-- Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appelerdit-il à Fouqué; il n'en dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un jansénisteami de M. Pirard et inaccessible à l'intrigue.

Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s'acquitta avec décence de tout ce qu'on doit à l'opinionen province. Grâce à M. l'abbé de Frilairet malgré le mauvais choix de son confesseurJulien était dans son cachot le protégé de la congrégation; avec plus d'esprit de conduiteil eût pu s'échapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effetsa raison diminuait. Il n'en fut que plus heureux au retour de Mme de Rênal.

-- Mon premier devoir est envers toilui dit-elle en l'embrassant; je me suis sauvée de Verrières...

Julien n'avait point de petit amour-propre à son égardil lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

Le soirà peine sortie de la prisonelle fit venir chez sa tante le prêtre qui s'était attaché à Julien comme à une proie; comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à la haute société de BesançonMme de Rênal l'engagea facilement à aller faire une neuvaine à l'abbaye de Bray-le-Haut.

Aucune parole ne peut rendre l'excès et la folie de l'amour de Julien.

A force d'oret en usant et abusant du crédit de sa tantedévote célèbre et richeMme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.

A cette nouvellela jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'à l'égarement. M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n'allait pas jusqu'à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d'une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d'un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était indigne d'elle.

Au milieu de tous ces tourments elle ne l'en aimait que pluset presque chaque jourlui faisait une scène horrible.

Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu'à la fin envers cette pauvre jeune fille qu'il avait si étrangement compromise; maisà chaque instantl'amour effréné qu'il avait pour Mme de Rênal l'emportait. Quandpar de mauvaises raisonsil ne pouvait venir à bout de persuader Mathilde de l'innocence des visites de sa rivale: désormaisla fin du drame doit être bien prochese disait-il; c'est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thalercet homme si riches'était permis des propos désagréables sur la disparition de Mathilde; M. de Croisenois alla le prier de les démentir: M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adresséeset remplies de détails rapprochés avec tant d'art qu'il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vérité.

M. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de colère et de malheurM. de Croisenois exigea des réparations tellement fortesque le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha; et l'un des hommes de Paris les plus dignes d'être aimés trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.

Cette mort fit une impression étrange et maladive sur l'âme affaiblie de Julien.

-- Le pauvre Croisenoisdisait-il à Mathildea été réellement bien raisonnable et bien honnête homme envers nous; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans le salon de madame votre mèreet me chercher querelle; car la haine qui succède au mépris est ordinairement furieuse...

La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur l'avenir de Mathilde; il employa plusieurs journées à lui prouver qu'elle devait accepter la main de M. de Luz.

-- C'est un homme timidepoint trop jésuitelui disait-ilet quisans douteva se mettre sur les rangs. D'une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenoiset sans duché dans sa familleil ne fera aucune difficulté d'épouser la veuve de Julien Sorel.

-- Et une veuve qui méprise les grandes passionsrépliqua froidement Mathilde; car elle a assez vécu pour voiraprès six moisson amant lui préférer une autre femmeet une femme origine de tous leurs malheurs.

-- Vous êtes injuste; les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases singulières à l'avocat de Paris chargé de mon recours en grâce; il peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire effetet peut-être un jour vous me verrez le sujet de quelque mélodrameetc.

Une jalousie furieuse et impossible à vengerla continuité d'un malheur sans espoir (carmême en supposant Julien sauvécomment regagner son coeur?)la honte et la douleur d'aimer plus que jamais cet amant infidèleavaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morneet dont les soins empressés de M. de Frilairpas plus que la rude franchise de Fouquéne pouvaient la faire sortir.

Pour Julienexcepté dans les moments usurpés par la présence de Mathildeil vivait d'amour et sans presque songer à l'avenir. Par un étrange effet de cette passionquand elle est extrême et sans feinte aucuneMme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté.

-- Autrefoislui disait Julienquand j'aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergyune ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon coeur ce bras charmant qui était si près de mes lèvresl'avenir m'enlevait à toi; j'étais aux innombrables combats que j'aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale... Nonje serais mort sans connaître le bonheursi vous n'étiez venue me voir dans cette prison.

Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julientout janséniste qu'il étaitne fut point à l'abri d'une intrigue de jésuitesetà son insudevint leur instrument.

Il vint lui dire un jour qu'à moins de tomber dans l'affreux péché du suicideil devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Orle clergé ayant beaucoup d'influence au Ministère de la justice à Parisun moyen facile se présentait: il fallait se convertir avec éclat...

-- Avec éclat! répéta Julien. Ah! je vous y prendsvous aussimon pèrejouant la comédie comme un missionnaire...

-- Votre âgereprit gravement le jansénistela figure intéressante que vous tenez de la Providencele motif même de votre crimequi reste inexplicableles démarches héroïques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveurtout enfinjusqu'à l'étonnante amitié que montre pour vous votre victimetout a contribué à vous faire le héros des jeunes femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vousmême la politique...

Votre conversion retentirait dans leurs coeurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez être d'une utilité majeure à la religionet moi j'hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient la même marche en pareille occasion! Ainsimême dans ce cas particulier qui échappe à leur rapacitéils nuiraient encore! Qu'il n'en soit pas ainsi... Les larmes que votre conversion fera répandre annuleront l'effet corrosif de dix éditions des oeuvres impies de Voltaire.

-- Et que me restera-t-ilrépondit froidement Juliensi je me méprise moi-même? J'ai été ambitieuxje ne veux point me blâmer; alorsj'ai agi suivant les convenances du temps. Maintenantje vis au jour le jour. Mais à vue de paysje me ferais fort malheureuxsi je me livrais à quelque lâcheté...

L'autre incident qui fut bien autrement sensible à Julienvint de Mme de Rênal. Je ne sais quelle amie intrigante était parvenue à persuader à cette âme naïve et si timide qu'il était de son devoir de partir pour Saint-Cloudet d'aller se jeter aux genoux du roi Charles X.

Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julienet après un tel effortle désagrément de se donner en spectaclequi en d'autres temps lui eût semblé pire que la mortn'était plus rien à ses yeux.

-- J'irai au roij'avouerai hautement que tu es mon amant: la vie d'un homme et d'un homme tel que Julien doit l'emporter sur toutes les considérations. Je dirai que c'est par jalousie que tu as attenté à ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce cas par l'humanité du juryou celle du roi...

-- Je cesse de te voirje te fais fermer ma prisons'écria Julienet bien certainement le lendemain je me tue de désespoirsi tu ne me jures de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idée d'aller à Paris n'est pas de toi. Dis-moi le nom de l'intrigante qui te l'a suggérée...

Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence; mon crime n'est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Pariscrois bien qu'elle fait ce qui est humainement possible. Ici en provincej'ai contre moi tous les gens riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces gens riches et surtout modéréspour qui la vie est chose si facile... N'apprêtons point à rire aux Maslonaux Valenod et à mille gens qui valent mieux.

Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheurle jour où on lui annonça qu'il fallait mourirun beau soleil réjouissait la natureet Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieusecomme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allonstout va biense dit-ilje ne manque point de courage.

Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.

Tout se passa simplementconvenablementet de sa part sans aucune affectation.

L'avant-veilleil avait dit à Fouqué:

-- Pour de l'émotionje ne puis en répondre; ce cachot si laidsi humideme donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas; mais de la peurnon on ne me verra point pâlir.

Il avait pris ses arrangements d'avance pour que le matin du dernier jourFouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.

-- Emmène-les dans la même voiturelui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l'une de l'autreou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux casles pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.

Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu'elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.

-- Qui sait? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mortdisait-il un jour à Fouqué. J'aimerais assez à reposerpuisque reposer est le motdans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs foisje te l'ai contéretiré la nuit dans cette grotteet ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de Francel'ambition a enflammé mon coeur: alors c'était ma passion... Enfincette grotte m'est chèreet l'on ne peut disconvenir qu'elle ne soit située d'une façon à faire envie à l'âme d'un philosophe... Eh bien! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout; si tu sais t'y prendreils te vendront ma dépouille mortelle...

Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambreauprès du corps de son amilorsqu'à sa grande surpriseil vit entrer Mathilde. Peu d'heures auparavantil l'avait laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.

-- Je veux le voirlui dit-elle.

Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher; là était enveloppé ce qui restait de Julien.

Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.

Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarderelle avait placé sur une petite table de marbredevant ellela tête de Julienet la baisait au front...

Mathilde suivit son amant jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière età l'insu de tousseule dans sa voiture drapéeelle porta sur ses genoux la tête de l'homme qu'elle avait tant aimé.

Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d'une des hautes montagnes du Juraau milieu de la nuitdans cette petite grotte magnifiquement illuminée d'un nombre infini de ciergesvingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne traversés par le convoi l'avaient suiviattirés par la singularité de cette étrange cérémonie.

Mathilde parut au milieu d'eux en longs vêtements de deuiletà la fin du serviceleur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.

Restée seule avec Fouquéelle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.

Par les soins de Mathildecette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands fraisen Italie.

Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie; mais trois jours après Julienelle mourut en embrassant ses enfants.