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Stendhal (Henri Beyle)Armanceou Quelques scènes d'un salon de Paris en 1827 

AVANT-PROPOS

Une femmed'espritqui n'a pas des idées bien arrêtées surles mérites littérairesm'a priémoi indignede corriger le style de ce roman. Je suis loin d'adopter certainssentiments politiques qui semblent mêlés à lanarration; voilà ce que j'avais besoin de dire au lecteur.L'aimable auteur et moi nous pensons d'une manière opposéesur bien des chosesmais nous avons également en horreur cequ'on appelle des applications. On fait à Londres desromans très piquants: Vivian GreyAlmak's HighLifeMatildaetc.qui ont besoin d'une clé.Ce sont des caricatures fort plaisantes contre des personnes que leshasards de la naissance ou de la fortune ont placées dans uneposition qu'on envie.

Voilàun genre de mérite littéraire dont nous nevoulons point. L'auteur n'est pas entrédepuis 1814 aupremier étage du palais des Tuileries; il a tant d'orgueilqu'il ne connaît pas même de nom les personnes qui sefont sans doute remarquer dans un certain monde.

Mais il amis en scène des industriels et des privilégiésdont il a fait la satire. Si l'on demandait des nouvelles du Jardindes Tuileries aux tourterelles qui soupirent au faîte desgrands arbreselles diraient : « C'est une immense plaine deverdure où l'on jouit de la plus vive clarté. »Nouspromeneursnous répondrions: « C'est unepromenade délicieuse et sombre ou l'on est à l'abri dela chaleur et surtout du grand jour désolant en été.»

C'estainsi que la même chosechacun la juge d'après saposition; c'est dans des termes aussi opposés que parlent del'état actuel de la société des personneségalement respectables qui veulent suivre des routesdifférentes pour nous conduire au bonheur. Mais chacun prêtedes ridicules au parti contraire.

Imputerez-vousà un tour méchant dans l'esprit de l'auteur lesdescriptions malveillantes et fausses que chaque parti fait dessalons du parti opposé? Exigerez-vous que des personnagespassionnés soient de sages philosophesc'est-à-diren'aient point de passions? En 1760 il fallait de la grâcedel'esprit et pas beaucoup d'humeurni pas beaucoup d'honneurcommedisait le régentpour gagner la faveur du maître et dela maîtresse.

Il faut del'économiedu travail opiniâtrede la soliditéet l'absence de toute illusion dans une têtepour tirer partide la machine à vapeur. Telle est la différence entrele siècle qui finit en 1789 et celui qui commença vers1815.

Napoléonchantonnait constamment en allant en Russie ces mots qu'il avaitentendus si bien dits par Porto (dans la Molinara) :

Sibatte nel mio cuore

L'inchiostro e la farina *
.

[*Faut-il être meunierfaut-il être notaire?]


C'est ceque pourraient répéter bien des jeunes gens qui ont àla fois de la naissance et de l'esprit.

En parlantde notre sièclenous nous trouvons avoir esquissé deuxdes caractères principaux de la Nouvelle suivante. Elle n'apeut-être pas vingt pages qui avoisinent le danger de paraîtresatiriques; mais l'auteur suit une autre route ; mais le siècleest tristeil a de l'humeuret il faut prendre ses précautionsavec luimême en publiant une brochure quije l'ai déjàdit à l'auteursera oubliée au plus tard dans sixmoiscomme les meilleures de son espèce.

Enattendantnous sollicitons un peu de l'indulgence que l'on a montréeaux auteurs de la comédie des Trois Quartiers. Ils ontprésenté un miroir au public; est-ce leur faute si lesgens laids ont passé devant ce miroir? De quel parti est unmiroir.

Ontrouvera dans le style de ce roman des façons de parlernaïvesque je n'ai pas eu le courage de changer. Riend'ennuyeux pour moi comme l'emphase germanique et romantique.L'auteur disait : « Une trop grande recherche des tournuresnobles produit à la fin du respect et de la sécheresse;elles font lire avec plaisir une pagemais ce précieuxcharmant fait fermer le livre au bout du chapitreet nousvoulons qu'on lise je ne sais combien de chapitres; laissez-moi doncma simplicité agreste ou bourgeoise. »

Notez quel'auteur serait au désespoir que je lui crusse un stylebourgeois. Il y a de la fierté à l'infini dansce coeur-là. Ce coeur appartient à une femme qui secroirait vieillie de dix ans si l'on savait son nom. D'ailleurs untel sujet!...

STENDHAL

Saint-Gigoufle 24 juillet 1827.

CHAPITREPREMIER

It is oldand plain

...It is silly sooth

And dallies with theinnocence of love.


TwelfthNightact. II



A peineâgé de vingt ansOctave venait de sortir de l'écolepolytechnique. Son pèrele marquis de Malivertsouhaitaretenir son fils unique à Paris. Une fois qu'Octave se futassuré que tel était le désir constant d'un pèrequ'il respectait et de sa mère qu'il aimait avec une sorte depassionil renonça au projet d'entrer dans l'artillerie. Ilaurait voulu passer quelques années dans un régimentet ensuite donner sa démission jusqu'à la premièreguerre qu'il lui était assez égal de faire commelieutenant ou avec le grade de colonel. C'est un exemple dessingularités qui le rendaient odieux aux hommes vulgaires.

Beaucoupd'espritune taille élevéedes manièresnoblesde grands yeux noirs les plus beaux du monde auraient marquéla place d'Octave parmi les jeunes gens les plus distingués dela sociétési quelque chose de sombreempreint dansces yeux si douxn'eût porté à le plaindre plusqu'à l'envier. Il eût fait sensation s'il eûtdésiré parler; mais Octave ne désirait rienrien ne semblait lui causer ni peine ni plaisir. Fort souvent maladedurant sa première jeunessedepuis qu'il avait recouvrédes forces et de la santéon l'avait toujours vu se soumettresans balancer à ce qui lui semblait prescrit par le devoir;mais on eût dit que si le devoir n'avait pas élevéla voixil n'y eût pas eu chez lui de motif pour agir.Peut-être quelque principe singulierprofondémentempreint dans ce jeune coeuret qui se trouvait en contradictionavec les événements de la vie réelletels qu'illes voyait se développer autour de luile portait-il àse peindre sous des images trop sombreset sa vie à venir etses rapports avec les hommes. Quelle que fût la cause de saprofonde mélancolieOctave semblait misanthrope avant l'âge.Le commandeur de Soubiraneson oncledit un jour devant lui qu'ilétait effrayé de ce caractère. -- "Pourquoi me montrerais-je autre que je ne suis? réponditfroidement Octave. Votre neveu sera toujours sur la ligne de laraison. -- Mais Jamais en deçà ni au-delàreprit le commandeur avec sa vivacité provençale ; d'oùje conclus que si tu n'es pas le Messie attendu par les Hébreuxtu es Lucifer en personnerevenant exprès dans ce monde pourme mettre martel en tête. Que diable es-tu? Je ne puis tecomprendre; tu es le devoir incarné. -- Que je seraisheureux de n'y jamais manquer! dit Octave; que je voudrais pouvoirrendre mon âme pure au Créateur comme je l'ai reçue!-- Miracle! s'écria le commandeur: voilà depuis un anle premier désir que je vois exprimer par cette âme sipure qu'elle en est glacée! " Et fort content de saphrase le commandeur quitta le salon en courant.

Octaveregarda sa mère avec tendresseelle savait si cette âmeétait glacée. On pouvait dire de Mme de Malivertqu'elle était restée jeune quoiqu'elle approchâtde cinquante ans. Ce n'est pas seulement parce qu'elle étaitencore bellemais avec l'esprit le plus singulier et le pluspiquantelle avait conservé une sympathie vive et obligeantepour les intérêts de ses amiset même pour lesmalheurs et les joies des jeunes gens. Elle entrait naturellementdans leurs raisons d'espérer ou de craindre et bientôtelle semblait espérer ou craindre elle-même. Cecaractère perd de sa grâce depuis que l'opinion semblel'imposer comme une convenance aux femmes d'un certain âge quine sont pas dévotesmais jamais l'affectation n'approcha deMme de Malivert.

Ses gensremarquaient depuis un certain temps qu'elle sortait en fiacreetsouventen rentrantelle n'était pas seule. Saint-Jeanunvieux valet de chambre curieuxqui avait suivi ses maîtresdans l'émigration voulut savoir quel était un homme queplusieurs fois Mme de Malivert avait amené chez elle. Lepremier JourSaint-Jean perdit l'inconnu dans une foule ; àla seconde tentativela curiosité de cet homme eut plus desuccès: il vit le personnage qu'il suivait entrer àl'hôpital de la Charitéet apprit du portier que cetinconnu était le célèbre Dr Duquerrel. Les gensde Mme de Malivert découvrirent que leur maîtresseamenait successivement chez elle les médecins les pluscélèbres de Pariset presque toujours elle trouvaitl'occasion de leur faire voir son fils.

Frappéedes singularités qu'elle observait chez Octaveelle redoutaitpour lui une affection de poitrine. Mais elle pensait que si elleavait le malheur de deviner justenommer cette maladie cruelleceserait hâter ses progrès. Des médecinsgensd'espritdirent à Mme de Malivert que son fils n'avaitd'autre maladie que cette sorte de tristesse mécontente etjugeante qui caractérise les jeunes gens de son époqueet de son rang; mais ils l'avertirent qu'elle-même devaitdonner les plus grands soins à sa poitrine. Cette nouvellefatale fut divulguée dans la maison par un régimeauquel il fallut se soumettreet M. de Malivertauquel on voulut envain cacher le nom de la maladieentrevit pour sa vieillesse lapossibilité de l'isolement.

Fortétourdi et fort riche avant la révolutionle marquisde Malivertqui n'avait revu la France qu'en 1814à la suitedu roise trouvait réduitpar les confiscationsàvingt ou trente mille livres de rente. Il se croyait à lamendicité. La seule occupation de cette tête qui n'avaitjamais été bien forteétait maintenant dechercher à marier Octave. Mais encore plus fidèle àl'honneur qu'à l'idée fixe qui le tourmentaitle vieuxmarquis de Malivert ne manquait jamais de commencer par ces mots lesouvertures qu'il faisait dans la société: " Jepuis offrir un beau nomune généalogie certainedepuis la croisade de Louis le Jeuneet je ne connais à Parisque treize familles qui puissent marcher la tête levée àcet égard; mais du reste je me vois réduit à lamisèreà l'aumôneje suis un gueux. "

Cettemanière de voir chez un homme âgé n'est pas faitepour produire cette résignation douce et philosophique qui estla gaieté de la vieillesse; et sans les incartades du vieuxcommandeur de Soubiraneméridional un peu fou et assezméchantla maison où vivait Octave eût marquépar sa tristessemême dans le faubourg Saint-Germain. Mme deMalivertque rien ne pouvait distraire de ses inquiétudes surla santé de son filspas même ses propres dangerspritoccasion de l'état languissant où elle se trouvait pourfaire sa société habituelle de deux médecinscélèbres. Elle voulut gagner leur amitié. Commeces messieurs étaient l'un le chefet l'autre l'un des plusfervents promoteurs de deux sectes rivalesleurs discussions quoiquesur un sujet si triste pour qui n'est pas animé par l'intérêtde la science et du problème à résoudreamusaient quelquefois Mme de Malivertqui avait conservé unesprit vif et curieux. Elle les engageait à parleret grâceà euxau moinsde temps à autre quelqu'un élevaitla voix dans le salon si noblement décorémais sisombrede l'hôtel de Malivert.

Unetenture de velours vertsurchargée d'ornements doréssemblait faite exprès pour absorber toute la lumièreque pouvaient fournir deux immenses croisées garnies de glacesau lieu de vitres. Ces croisées donnaient sur un jardinsolitaire divisé en compartiments bizarres par des bordures debuis. Une rangée de tilleuls taillés régulièrementtrois fois par anen garnissait le fondet leurs formes immobilessemblaient une image vivante de la vie morale de cette famille. Lachambre du jeune vicomtepratiquée au-dessus du salon etsacrifiée à la beauté de cette pièceessentielleavait à peine la hauteur d'un entre-sol. Cettechambre était l'horreur d'Octaveet vingt foisdevant sesparentsil en avait fait l'éloge. Il craignait que quelqueexclamation involontaire ne vint le trahir et montrer combien cettechambre et toute la maison lui étaient insupportables.

Ilregrettait vivement sa petite cellule de l'écolepolytechnique. Le séjour de cette école lui avait étécherparce qu'il lui offrait l'image de la retraite et de latranquillité d'un monastère. Pendant longtemps Octaveavait pensé à se retirer du monde et à consacrersa vie à Dieu. Cette idée avait alarmé sesparents et surtout le marquisqui voyait dans ce dessein lecomplément de toutes ses craintes relativement àl'abandon qu'il redoutait pour ses vieux jours. Mais en cherchant àmieux connaître les vérités de la religionOctave avait été conduit à l'étude desécrivains qui depuis deux siècles ont essayéd'expliquer comment l'homme pense et comment il veutet ses idéesétaient bien changées; celles de son père nel'étaient point. Le marquis voyait avec une sorte d'horreur unjeune gentilhomme se passionner pour les livres; il craignaittoujours quelque rechuteet c'était un de ses grands motifspour désirer le prompt mariage d'Octave.

Onjouissait des derniers beaux jours de l'automne quià Parisest le printemps; Mme de Malivert dit à son fils: " Vousdevriez monter à cheval. " Octave ne vit dans cetteproposition qu'un surcroît de dépenseet comme lesplaintes continuelles de son père lui faisaient croire lafortune de sa famille bien plus réduite qu'elle ne l'étaiten effetil refusa longtemps: " A quoi bonchère maman? répondait-il toujours; je monte fort bien à chevalmais je n'y trouve aucun plaisir. " Mme de Malivert fit amenerdans l'écurie un superbe cheval anglais dont la jeunesse et lagrâce firent un étrange contraste avec les deux ancienscheva ux normands quidepuis douze anss'acquittaient du service dela maison. Octave fut embarrassé de ce cadeau; pendant deuxjours il en remercia sa mère ; mais le troisièmesetrouvant seul avec ellecomme on vint à parler du chevalanglais : " Je t'aime trop pour te remercier encoredit-il enprenant la main de Mme de Malivert et la pressant contre ses lèvres;faut-il qu'une fois en sa vie ton fils n'ait pas étésincère avec la personne qu'il aime le mieux au monde? Cecheval vaut quatre mille francstu n'es pas assez riche pour quecette dépense ne te gêne pas. "

Mme deMalivert ouvrit le tiroir d'un secrétaire: " Voilàmon testamentdit-elleje te donnais mes diamantsmais sous unecondition expressec'est que tant que durerait le produit de leurventetu aurais un cheval que tu monterais quelquefois par monordre. J'ai fait vendre en secret deux de ces diamants pour avoir lebonheur de te voir un joli cheval de mon vivant. L'un des plus grandssacrifices que m'ait imposé ton pèrec'estl'obligation de ne pas me défaire de ces ornements qui meconviennent si peu. Il a je ne sais quelle espérance politiquepeu fondée selon moiet il se croirait deux fois plus pauvreet plus déchu le jour où sa femme n'aurait plus dediamants. " Une profonde tristesse parut sur le front d'Octaveet il replaça dans le tiroir du secrétaire ce papierdont le nom rappelait un événement si cruel et peutêtre si prochain. Il reprit la main de sa mère et lagarda entre les siennesce qu'il se permettait rarement. " Lesprojets de ton pèrecontinua Mme de Maliverttiennent àcette loi d'indemnité dont on nous parle depuis trois ans. --Je désire de tout mon coeur qu'elle soit rejetéeditOctave. -- Et pourquoireprit sa mère ravie de le voirs'animer pour quelque chose et lui donner cette preuve d'estime etd'amitiépourquoi voudrais-tu la voir rejeter ? -- D'abordparce quen'étant pas complèteelle me semble peujuste; en second lieuparce qu'elle me mariera. J'ai par malheur uncaractère singulierje ne me suis pas crééainsi; tout ce que j'ai pu fairec'est de me connaître.Excepté dans les moments où je jouis du bonheur d'êtreseul avec toimon unique plaisir consiste a vivre isoléetsans personne au monde qui ait le droit de m'adresser la parole. --Cher Octavece goût singulier est l'effet de ta passiondésordonnée pour les sciences; tes études mefont tremblertu finiras comme le Faust de Goethe. Voudrais-tu mejurercomme tu le fis dimancheque tu ne lis pas uniquement de bienmauvais livres ? -- Je lis les ouvrages que tu m'as désignéschère mamanen même temps que ceux qu'on appelle demauvais livres. -- Ah! ton caractère a quelque chose demystérieux et de sombre qui me fait frémir; Dieu saitles conséquences que tu tires de tant de lectures! -- Chèremamanje ne puis me refuser à croire vrai ce qui me sembletel. Un être tout-puissant et bon pourrait-il me punird'ajouter foi au rapport des organes que lui-même il m'a donnés? -- Ah! j'ai toujours peur d'irriter cet être terribleditMme de Malivert les larmes aux yeux; il peut t'enlever à monamour. Il est des jours où la lecture de Bourdaloue me glacede terreur. Je vois dans la Bible que cet être tout-puissantest impitoyable dans ses vengeanceset tu l'offenses sans doutequand tu lis les philosophes du XVIIIe siècle. Je te l'avoueavant-hier je suis sortie de Saint-Thomas d'Aquin dans un étatvoisin du désespoir. Quand la colère du Tout-Puissantcontre les livres impies ne serait que la dixième partie de cequ'annonce M. l'abbé Fay ***je pourrais encore trembler dete perdre. Il est un journal abominable que M. l'abbé Fay ***n'a pas même osé nommer dans son sermon et que tu listous les joursj'en suis sûre. - Ouimamanje le lismaisje suis fidèle à la promesse que je t'ai faiteje lisimmédiatement après le journal dont la doctrine est laplus opposée à la sienne.

-- CherOctavec'est la violence de tes passions qui m'alarmeet surtout lechemin qu'elles font en secret dans ton coeur. Si je te voyaisquelques-uns des goûtsde ton âge pour faire diversion àtes idées singulièresje serais moins effrayée.Mais tu lis des livres impies et bientôt tu en viendras àdouter même de l'existence de Dieu. Pourquoi réfléchirsur ces sujets terribles? Te souvient-il de ta passion pour la chimie? Pendant dix-huit moistu n'as voulu voir personnetu as indisposépar ton absence nos parents les plus proches; tu manquais aux devoirsles plus indispensables. -- Mon goût pour la chimierepritOctaven'était pas une passionc'était un devoir queje m'étais imposé; et Dieu saitajouta-t-il ensoupirants'il n'eût pas été mieux d'êtrefidèle à ce dessein et de faire de moi un savant retirédu monde! "

Ce soir-làOctave resta chez sa mère jusqu'à une heure. Vainementl'avait-elle pressé d'aller dans le monde ou du moins auspectacle. -- " Je reste où je suis le plus heureuxdisait Octave. -- Il y a des moments où je te croiset c'estquand je suis avec toirépondait son heureuse mère;mais si pendant deux jours je ne t'ai vu que devant le mondelaraison reprend le dessus. Il est impossible qu'une telle solitudeconvienne à un homme de ton âge. J'ai là poursoixante-quatorze mille francs de diamants inutileset ils le serontlongtempspuisque tu ne veux pas te marier encore; dans le faittues bien jeunevingt ans et cinq jours! et Mme de Malivert se leva desa chaise longue pour embrasser son fils. J'ai bien envie de fairevendre ces diamants inutilesje placerai le prixet le revenu decette somme je l'emploierai à augmenter ma dépense; jeprendrais un jouretsous prétexte de ma mauvaise santéje ne recevrais absolument que des gens contre lesquels tu n'auraispas d'objection. -- Hélas! chère mamanla vue de tousles hommes m'attriste également; je n'aime que toi au monde..." Lorsque son fils l'eut quittéemalgré l'heureavancéeMme de Maliverttroublée par de sinistrespressentimentsne put trouver le sommeil. Elle essayait en vaind'oublier combien Octave lui était cheret de le juger commeelle eût fait d'un étranger. Toujours au lieu de suivreun raisonnementson âme s'égarait dans des suppositionsromanesques sur l'avenir de son fils; le mot du commandeur luirevenait. " Certainementdisait-elleje sens en lui quelquechose de surhumain; il vit comme un être à partséparédes autres hommes. " Revenant ensuite à des idéesplus raisonnablesMme de Malivert ne pouvait concevoir que son filseût les passions les plus vives ou du moins les plus exaltéeset cependant une telle absence de goût pour tout ce qu'il y ade réel dans la vie. On eût dit que ses passions avaientleur source ailleurs et ne s'appuyaient sur rien de ce qui existeici-bas. Il n'y avait pas jusqu'à la physionomie si nobled'Octave qui n'alarmât sa mère; ses yeux si beaux et sitendres lui donnaient de la terreur. Ils semblaient quelquefoisregarder au ciel et réfléchir le bonheur qu'ils yvoyaient. Un Instant aprèson y lisait les tourments del'enfer.

On éprouveune sorte de pudeur à interroger un être dont le bonheurparaît aussi fragileet sa mère le regardait bien plusqu'elle n'osait lui parler. Dans les moments plus calmesles yeuxd'Octave semblaient songer à un bonheur absent; on eûtdit une âme tendre séparée par un long espaced'un objet uniquement chéri. Octave répondait avecsincérité aux questions que lui adressait sa mèreet cependant elle ne pouvait deviner le mystère de cetterêverie profonde et souvent agitée. Dès l'âgede quinze ansOctave était ainsiet Mme de Malivert n'avaitjamais pensé sérieusement à la possibilitéde quelque passion secrète. Octave n'était-il pasmaître de lui et de sa fortune?

Elleobservait constamment que la vie réelleloin d'être unesource d'émotions pour son filsn'avait d'autre effet que del'impatientercomme si elle fût venue le distraire etl'arracher d'une façon importune à sa chèrerêverie. Au malheur près de cette manière devivre qui semblait étrangère à tout ce quil'environnaitMme de Malivert ne pouvait s'empêcher dereconnaître chez Octave une âme droite et fortetoute degénie et d'honneur. Mais cette âme savait fort bienquels étaient ses droits à l'indépendance et àla libertéet ses nobles qualités s'alliaientétrangement avec une profondeur de dissimulation incroyable àcet âge. Cette cruelle réalité vint détruireen un instanttous les rêves de bonheur qui avaient portéle calme dans l'imagination de Mme de Malivert.

Rienn'était plus importun à son filset l'on peut direplus odieuxcar il ne savait pas aimer ou haïr à demique la société de son oncle le commandeuret cependanttout le monde croyait à la maison qu'il aimait par-dessus toutfaire la partie d'échecs de M. de Soubiraneou aller avec luiflâner sur le boulevard. Ce mot était ducommandeurquimalgré ses soixante ansavait autant deprétentions pour le moins qu'en 1789; seulement la fatuitédu raisonnement et de la profondeur avant remplacé lesaffectations de la jeunesse qui ont du moins pour excuse les grâceset la gaieté. Cet exemple d'une dissimulation aussi facileeffrayait Mme de Malivert. J'ai questionné mon fils sur leplaisir qu'il trouve à vivre avec son oncleet il m'a répondupar la vérité; maisse disait-ellequi sait siquelque étrange dessein ne se cache pas au fond de cette âmesingulière? Et Si jamais je ne l'interroge à ce sujetjamais de lui-même il n'aura l'idée de m'en parler. Jesuis une simple femmese disait Mme de Malivertéclairéeuniquement sur quelques petits devoirs à ma portée.Comment oserais-je me croire faite pour donner des conseils àun être aussi fort et aussi singulier? Je n'ai point pour leconsulter d'ami doué d'une raison assez supérieure;d'ailleurspuis-je trahir la confiance d'Octave; ne lui ai-je paspromis un secret absolu?

Aprèsque ces tristes pensées l'eurent agitée jusqu'au jourMme de Malivert conclutcomme de coutumequ'elle devait employertoute l'influence qu'elle avait sur son fils pour l'engager àaller beaucoup chez Mme la marquise de Bonnivet. C'était sonamie intime et sa cousinefemme de la plus haute considérationet dont le salon réunissait souvent ce qu'il y a de plusdistingué dans la bonne compagnie. Mon métier àmoise disait Mme de Malivertc'est de faire la cour aux gens demérite que je vois chez Mme de Bonnivet afin de savoir cequ'ils pensent d'Octave. On allait chercher dans ce salon le plaisird'être de la société de Mme de Bonnivetetl'appui de son maricourtisan habile chargé d'ans etd'honneurset presque aussi bien venu de son maître que cetaimable amiral de Bonnivetson aïeulqui fit faire tant desottises à François Ier et s'en punit si noblement *.

[* A labataille de Paviesur le soirvoyant que tout était perdul'amiral s'écria: Il ne sera pas dit que je survis à untel désastre; et s'élançantla visièrelevéeau milieu des ennemisil eut la consolation d'en tuerplusieurs avant que de tomber percé de coups (24 février1525).]

CHAPITREII

Melancholymark'd him for her ownwhose ambitious heart overrates the happinesshe cannot enjoy.

MARLOW.

Lelendemaindès huit heures du matinil se fit un grandchangement dans la maison de Mme de Malivert. Toutes les sonnettes setrouvèrent tout à coup en mouvement. Bientôt levieux marquis se fit annoncer chez sa femme qui était encoreau lit; lui-même ne s'était pas donné le temps des'habiller. Il vint l'embrasser les larmes aux yeux: " Ma chèreamielui dit-ilnous verrons nos petits-enfants avant que demouriret le bon vieillard pleurait à chaudes larmes. Dieusaitajouta-t-ilque ce n'est pas l'idée de cesser d'êtreun gueux qui me met en cet état... La loi d'indemnitéest certaine et vous aurez deux millions. "

A cemoment Octaveque le marquis avait fait appelerfit demander lapermission d'entrer; son père se leva pour aller se jeter dansses bras. Octave vit des larmes et peut-être se mépritsur leur cause; car une rougeur presque imperceptible parut sur sesjoues si pâles. " Ouvrez les rideaux tout à fait;grand jour! dit sa mère avec vivacité. Approche-toiregarde-moi "ajouta-t-elle du même tonetsansrépondre à son marielle examinait la rougeurimperceptible qui était venue se placer sur le haut des jouesd'Octave. Elle savaitpar ses conversations avec les médecinsque la couleur rouge cernée sur les joues est un signe desmaladies de poitrine; elle tremblait pour la santé de sonfilset ne songeait plus aux deux millions d'indemnité.

Quand Mmede Malivert fut rassurée-- " Ouimon filsdit enfinle marquisun peu impatienté de tout ce tracasje viensd'obtenir la certitude que la loi d'indemnité sera proposéeet nous avons 319 voix sûres sur 420. Ta mère a perdu unbien que j'estime à plus de six millionset quels que soientles sacrifices que la crainte des jacobins impose à la justicedu roinous pouvons compter largement sur deux millions. Ainsi je nesuis plus un gueuxc'est-à-dire tu n'es plus un gueuxtafortune va se trouver de nouveau en rapport avec ta naissance et jepuis maintenant te chercher et non plus te mendier une épouse.-- Maismon cher amidit Mme de Malivertprenez garde que votreempressement à croire ces grandes nouvelles ne vous expose auxpetites remarques de notre parente Mme la duchesse d'Ancre et de sasociété. Elle jouit réellementellede tousces millions que vous nous promettez; n'allez pas vendre la peau del'ours. -- Il y a déjà vingt-cinq minutesdit le vieuxmarquis en tirant sa montreque je suis sûrmais ce qu'onappelle sûrque la loi d'indemnité passera. "

Il fallaitbien que le marquis eût raisoncar le soir lorsquel'impassible Octave parut chez Mme de Bonnivetil trouva unenuance d'empressement dans l'accueil qu'il reçut de tout lemonde. Il y eut aussi une nuance de hauteur dans sa manière derépondre à cet intérêt subit ; au moins lavieille duchesse d'Ancre en fit-elle la remarque. L'impressiond'Octave fut tout à la fois de déplaisance et demépris. Il se voyait mieux accueilli à cause del'espérance de deux millions dans la sociétéde Paris et du monde où il était reçu avec leplus d'intimité. Cette âme ardenteaussi juste etpresque aussi sévère envers les autres que pourelle-mêmefinit par tirer une profonde impression demélancolie de cette triste vérité. Ce n'est pasque la hauteur d'Octave s'abaissât jusqu'à en vouloiraux êtres que le hasard avait réunis dans ce salon; ilavait pitié de son sort et de celui de tous les hommes. Jesuis donc si peu aimése disait-ilque deux millionschangent tous les sentiments qu'on avait pour moi ; au lieu dechercher à mériter d'être aiméj'auraisdû chercher à m'enrichir par quelque commerce. Enfaisant ces tristes réflexionsOctave se trouvait placésur un divanvis-à-vis une petite chaise qu'occupait Armancede Zohiloffsa cousineet par hasard ses yeux s'arrêtèrentsur elle. Il remarqua qu'elle ne lui avait pas adressé laparole de toute la soirée. Armance était une nièceassez pauvre de Mmes de Bonnivet et de Malivertà peu prèsde l'âge d'Octaveet comme ces deux êtres n'avaient quede l'indifférence l'un pour l'autreils se parlaient avectoute franchise. Depuis trois quarts d'heure le coeur d'Octave étaitabreuvé d'amertumeil fut saisi de cette idée: Armancene me fait pas de complimentelle seule ici est étrangèreà ce redoublement d'intérêt que je dois àde l'argentelle seule ici a quelque noblesse d'âme. Et ce futpour lui une consolation que de regarder Armance. Voilà doncun être estimablese dit-ilet comme la soirées'avançaitil vit avec un plaisir égal au chagrin quid'abord avait inondé son coeur qu'elle continuait à nepoint lui parler.

Une seulefoiscomme un provincialmembre de la Chambre des députésfaisait à Octave un compliment gauche sur les deux millionsqu'il allait lui voter (ce furent les mots de cet homme)Octave surprit un regard d'Armance qui arrivait jusqu'à lui.L'expression de ce regard était impossible àméconnaître ; du moins la raison d'Octaveplus sévèrequ'on ne peut se l'imagineren décida ainsi; ce regard étaitdestiné à l'observeret ce qui lui fit un plaisirsensiblece regard s'attendait à être obligé demépriser. Le député qui se préparaitàvoter des millions fut la victime d'Octave; le méprisdu jeune vicomte fut trop évident même pour unprovincial. " Voilà comme ils sont tousdit le députédu département d'*** au commandeur de Soubirane qu'il joignitun instant après. Ah! messieurs de la noblesse de coursinous pouvions nous voter nos indemnités sans passer lesvôtresvous n'en tâteriezmorbleuqu'après nousavoir donné des garanties. Nous ne voulons pluscommeautrefoisvous voir colonels à vingt-trois ans et nouscapitaines à quarante. Sur les trois cent dix-neuf députéspensant biennous sommes deux cent douze de cette noblesse deprovince sacrifiée jadis... " Le commandeurtrèsflatté de se voir adresser une telle plaintese mit àjustifier les gens de qualité. Cette conversationquel'importance de M. de Soubirane appelait politiquedura toute lasoiréeet malgré le vent de nord le plus perçantelle s'établit dans l'embrasure d'une croiséepositionde rigueur pour parler politique.

Lecommandeur ne la quitta qu'une minuteen suppliant le députéde l'excuser et de l'attendre. -- Il faut que je demande à monneveu ce qu'il a fait de ma voitureet il vint dire àl'oreille d'Octave: Parlezon remarque votre silencece n'est pointpar de la hauteur que cette nouvelle fortune doit marquer chez vous.Songez que ces deux millions sont une restitution et rien de plus. Oùen seriez-vous donc si le roi vous avait fait cordon bleu? " Etle commandeur regagna l'embrasure de sa fenêtre en courantcomme un jeune hommeet répétant à demi-haut :" Ah! les chevaux à onze heures et demie. "

Octaveparlaet s'il n'atteignit pas à l'aisance et àl'enjouement qui font les succès parfaitssa beautéremarquable et le sérieux profond de ses manièresdonnèrent aux yeux de bien des femmes un prix singulier auxmots qu'il leur adressait. Ses idées étaient vivesclaireset de celles qui grandissent à mesure qu'on lesregarde. Il est vrai que la simplicité pleine de noblesse aveclaquelle il s'énonçait lui faisait perdre l'effet dequelques traits piquants; on ne s'en étonnait qu'une secondeaprès. La hauteur de son caractère ne lui permit jamaisde dire d'un ton marqué ce qui lui semblait joli. C'étaitun de ces esprits que leur fierté met dans la position d'unejeune femme qui arrive sans rouge dans un salon où l'usage durouge est général; pendant quelques instants sa pâleurla fait paraître triste. Si Octave eut des succèsc'estque le mouvement d'esprit et l'excitation qui lui manquaient souventétaient suppléés ce soir-là par lesentiment de l'ironie la plus amère.

Cetteapparence de méchanceté engagea les femmes d'un certainâge à lui pardonner la simplicité de sesmanièreset les sots auxquels il fit peur se hâtèrentde l'applaudir. Octaveexprimant finement tout le mépris dontil était dévorétrouvait dans la sociétéle seul bonheur qu'elle pût lui donnerlorsque la duchessed'Ancre s'approcha du divan sur lequel il était assiset ditnon à luimais pour luiet à voix très basseà Mme de la Ronze son amie intime: " Voyez cette petitesotte d'Armancene s'avise-t-elle pas d'être jalouse de lafortune qui tombe des nues à M. de Malivert? Dieu ! quel'envie sied mal à une femme ! " L'amie devina laduchesse et saisit le regard fixe d'Octave quitout en ayant l'airde ne voir que la figure vénérable de M. l'évêquede ** qui lui parlait en cet instantavait tout entendu. En moins detrois minutes. le silence de Mlle Zohiloff se trouva expliquéet elle convaincuedans l'esprit d'Octavede tous les sentimentsbas dont on venait de l'accuser. Grand Dieuse dit-ilil n'y a doncplus d'exception à la bassesse de sentiments de toute cettesociété ! Et sous quel prétexte m'imaginerais-jeque les autres sociétés sont différentes decelle-ci? Si l'on ose afficher une telle adoration pour l'argent dansl'un des salons les mieux composés de Franceet oùchacun ne peut ouvrir l'histoire sans retrouver un héros deson nomque sera-ce parmi de malheureux marchands millionnairesaujourd'huimais dont hier encore le père portait la balle?Dieu ! que les hommes sont vils !

Octaves'enfuit du salon de Mme de Bonnivetle monde lui faisait horreur;il laissa la voiture de famille à son oncle le commandeur etrevint à pied chez lui. Il pleuvait à versela pluielui faisait plaisir. Bientôt il ne s'aperçut plus del'espèce de tempête qui inondait Paris en cet instant.La seule ressource contre cet avilissement généralpensait-ilserait de trouver une belle âmenon encore aviliepar la prétendue sagesse des duchesses d'Ancrede s'yattacher pour jamaisde ne voir qu'ellede vivre avec elle etuniquement pour elle et pour son bonheur. Je l'aimerais avecpassion... Je l'aimerais! moimalheureux !... En ce momentune voiture qui débouchait au galop de la rue de Poitiers dansla rue de Bourbonfaillit écraser Octave. La roue de derrièreserra fortement sa poitrine et déchira son giletil restaimmobile; la vue de la mort lui avait rafraîchi le sang.

Dieu! quen'ai-je été anéanti ! dit-il en regardant leciel. Et la pluie qui tombait par torrents ne lui fit point baisserla tête; cette pluie froide lui faisait du bien. Ce ne futqu'au bout de quelques minutes qu'il se remit à marcher. Ilmonta chez lui en courantchangea d'habitset demanda si sa mèreétait visible. Comme elle ne l'attendait paselle s'étaitcouchée de bonne heure. Seul avec lui-mêmetout luidevint importunmême le sombre Alfieridont il essaya de lireune tragédie. Il se promena longtemps dans sa chambre si vasteet si basse. Pourquoi ne pas en finir? se dit-il enfin; pourquoicette obstination à lutter contre le destin qui m'accable?J'ai beau faire les plans de conduite les plus raisonnables enapparencema vie n'est qu'une suite de malheurs et de sensationsamères. Ce mois-ci ne vaut pas mieux que le mois passé;cette année-ci ne vaut pas mieux que l'autre année;d'où vient cette obstination à vivre? Manquerais-je defermeté? Qu'est-ce que la mort? se dit-il en ouvrant la caissede ses pistolets et les considérant. Bien peu de chose envérité; il faut être fou pour s'en passer. Mamèrema pauvre mère se meurt de la poitrine; encore unpeu de temps et je devrai la suivre. Je puis aussi partir avant ellesi la vie est pour moi une douleur trop amère. Si une tellepermission pouvait se demanderelle me l'accorderait... Lecommandeurmon père lui-même ! ils ne m'aiment pas; ilsaiment le nom que je porteils chérissent en moi un prétexted'ambition. C'est un bien petit devoir qui m'attache à eux...Ce mot devoir fut comme un coup de foudre pour Octave. Unpetit devoir! s'écria-t-il en s'arrêtantundevoir de peu d'importance !... Est-il de peu d'importancesi c'estle seul qui me reste? Si je ne surmonte pas les difficultésque le hasard me présente dans ma position actuellede queldroit osé-je me croire si sûr de vaincre toutes cellesqui pourront s'offrir par la suite? Quoi ! j'ai l'orgueil de mecroire supérieur à tous les dangersà toutesles sortes de maux qui peuvent attaquer un hommeet cependant jeprie la douleur qui se présente de prendre une nouvelle formede choisir une figure qui puisse me convenirc'est-à-dire dese diminuer de moitié. Quelle petitesse ! et je me croyais siferme ! je n'étais qu'un présomptueux.

Avoir cenouvel aperçu et se faire le serment de surmonter la douleurde vivre ne fut qu'un instant. Bientôt le dégoûtqu'Octave éprouvait pour toutes choses fut moins violent; etil se parut à lui-même un être moins misérable.Cette âmeaffaissée et désorganisée enquelque sorte par l'absence si longue de tout bonheurreprit un peude vie et de courage avec l'estime pour elle-même. Des idéesd'un autre genre se présentèrent à Octave. Leplafond si écrasé de sa chambre lui déplaisaitmortellement; il envia le magnifique salon de l'hôtel deBonnivet. Il a au moins vingt pieds de hautse dit-il; comme j'yrespirerais à l'aise ! Ah ! s'écria-t-il avec lasurprise gaie d'un enfantvoilà un emploi pour ces millions.J'aurai un salon magnifique comme celui de l'hôtel de Bonnivet;et moi seul j'y entrerai. Tous les moisà peineouile 1erdu moisun domestique pour époussetermais sous mes yeux;qu'il n'aille pas chercher à deviner mes pensées par lechoix de mes livreset surprendre ce que j'écris pour guidermon âme dans ses moments de folie... J'en porterai toujours laclé à ma chaîne de montreune petite cléd'acier imperceptibleplus petite que celle d'un portefeuille. J'yferai placer trois glaces de sept pieds de haut chacune. J'aitoujours aimé cet ornement sombre et magnifique. Quelle est ladimension des plus grandes glaces que l'on fabrique àSaint-Gobain? Et l'homme qui pendant trois quarts d'heure venait desonger à terminer sa vieà l'instant mêmemontait sur une chaise pour chercher dans sa bibliothèque letarif des glaces de Saint-Gobain. Il passa une heure à écrirele devis de la dépense de son salon. Il sentait qu'il faisaitl'enfantmais n'en écrivait qu'avec plus de rapiditéet de sérieux. Cette besogne terminée et l'additionvérifiéequi portait à 57 350 f la dépensede la salle à établir en élevant le toit de sachambre à coucher-- si ce n'est pas là vendre la peaude l'oursse dit Octave en riantjamais on n'eut ce ridicule... Ehbien! je suis malheureux! reprit-il en se promenant à grandspas; ouije suis malheureuxmais je serai plus fort que monmalheur. -- Je me mesurerai avec luiet je serai plus grand. Brutussacrifia ses enfantsc'était la difficulté qui seprésentait à luimoije vivrai. -- Il écrivitsur un petit mémento caché dans le secret de sonbureau: 14 décembre 182... Agréable effet de deux m.-- Redoublement d'amitié. -- Envie chez Ar. -- Finir. -- Jeserai plus grand que lui. -- Glaces de Saint-Gobain.

Cetteamère réflexion était notée en caractèresgrecs. Ensuite il déchiffra sur son piano tout un acte de DonJuanet les accords si sombres de Mozart lui rendirent la paixde l'âme.



CHAPITREIII

As themost forward bud

Is Eden by the cocker ere it blow

Evenso by love the young and tender wit

Is turn'd to folly..................


.............So eating love

Inhabitsin the finest wits of all.

TwoGentlemen of Veronaact. I.



Ce n'étaitpas toujours de nuit et seul qu'Octave était saisi par cesaccès de désespoir. Une violence extrêmeuneméchanceté extraordinaire marquaient alors toutes sesactionset sans doutes'il n'eût été qu'unpauvre étudiant en droitsans parents ni protectionon l'eûtenfermé comme fou. Mais aussi dans cette position socialeiln'eût pas eu l'occasion d'acquérir cette élégancede manières quivenant polir un caractère aussisingulierfaisait de lui un être à partmêmedans la société de la cour. Octave devait un peu cetteextrême distinction à l'expression de ses traits; elleavait de la force et de la douceur et non point de la force et de laduretécomme il arrive parmi le vulgaire des hommes quidoivent un regard à leur beauté. Il possédaitnaturellement l'art difficile de communiquer sa penséequellequ'elle fûtsans jamais offenser ou du moins sans jamaisinfliger d'offense inutileet grâces à cette mesureparfaite dans les relations ordinaires de la viel'idée defolie était éloignée.

Il n'yavait pas un an qu'un jeune laquaiseffrayé de la figured'Octaveayant eu l'air de s'opposer à son passageun soirqu'il sortait en courant du salon de sa mèreOctavefurieuxs'était écrié: " Qui es-tu pour t'opposer àmoi! si tu es fortfais preuve de force. " Et en disant cesmotsil l'avait saisi à bras-le-corps et jeté par lafenêtre. Ce laquais tomba dans le jardin sur un vase delaurier-rose et se fit peu de mal. Pendant deux mois Octave seconstitua le domestique du blessé; il avait fini par luidonner trop d'argentet chaque jour il passait plusieurs heures àfaire son éducation. Toute la famille désirant lesilence de cet hommeil reçut des présentset se vitl'objet de complaisances excessives qui en firent un mauvais sujetque l'on fut obligé de renvoyer dans son pays avec unepension. On peut comprendre maintenant les chagrins de Mme deMalivert.

Ce quil'avait surtout effrayée lors de ce funeste événementc'est que le r epentir d'Octavequoique extrêmen'avaitéclaté que le lendemain. La nuit en rentrantcomme onlui rappelait par hasard le danger que cet homme avait couru: "Il est jeuneavait-il ditpourquoi ne s'est-il pas défendu?(Quand il a voulu m'empêcher de sortirne lui ai-je pas dit dese défendre? Mme de Malivert croyait avoir observé queces accès de fureur saisissaient son fils précisémentdans les instants où il paraissait avoir le plus oubliécette rêverie sombre qu'elle lisait toujours dans ses traits.C'étaitpar exempleau milieu d'une charade en actionetlorsqu'il jouait gaiement depuis une heure avec quelques jeunes genset cinq ou six jeunes personnes de sa connaissance intimequ'ils'était enfui du salon en jetant le domestique par la fenêtre.

Quelquesmois avant la soirée des deux millionsOctave s'étaitéchappé d'une façon à peu prèsaussi brusque d'un bal que donnait Mme de Bonnivet. Il venait dedanser avec une grâce remarquable quelques contredanses et desvalses. Sa mère était ravie de ses succèset ilne pouvait les ignorer; plusieurs femmesà qui leur beautéavait valu dans le monde une grande célébritélui adressaient la parole de l'air le plus flatteur. Ses cheveux duplus beau blond qui retombaient en grosses boucles sur le front qu'ilavait superbeavaient surtout frappé la célèbreMme de Claix. Et à propos des modes suivies par les jeunesgens à Naplesd'où elle arrivaitelle lui faisait uncompliment fort viflorsque tout à coup les traits d'Octavese couvrirent de rougeuret il quitta le salon d'un pas dont ilcherchait en vain à dissimuler la rapidité. Sa mèrealarméele suivit et ne le trouva plus. Elle l'attenditinutilement toute la nuitil ne reparut que le lendemain et dans unétat singulier; il avait reçu trois coups de sabreàla vérité peu dangereux. Les médecins pensaientque cette monomanie était tout à fait moralec'était leur motet devait provenir non point d'une causephysiquemais de l'influence de quelque idée singulière.Aucun signe n'annonçait les migraines de M. le vicomte Octavecomme disaient les gens. Ces accès avaient étébien plus rapprochés durant la première année deson séjour à l'école polytechnique et avantqu'il n'eut songé à se faire prêtre. Sescamarades avec lesquels il avait des querelles fréquenteslecroyaient alors complètement fouet souvent cette idéelui évita des coups d'épée.

Retenudans son lit par les blessures légères dont nous venonsde parleril avait dit à sa mèresimplement comme ildisait tout: " J'étais furieuxj'ai cherchéquerelle à des soldats qui me regardaient en riantje me suisbattu et n'ai trouvé que ce que je mérite "aprèsquoi il avait parlé d'autre chose. Avec Armance de Zohiloffsa cousineil était entré dans de plus grands détails." J'ai des moments de malheur et de fureur qui ne sont pas de lafolielui disait-il un soirmais qui me feront passer pour fou dansle monde comme à l'école polytechnique. C'est unmalheur comme un autre; mais ce qui est au dessus de mon couragec'est la crainte de me trouver tout à coup avec un sujet deremords éternelainsi qu'il faillit m'arriver lors del'accident de ce pauvre Pierre. -- Vous l'avez noblement réparévous lui donniez non pas seulement votre pensionmais votre tempset s'il se fût trouvé les moindres principesd'honnêtetévous auriez fait sa fortune. Quepouviez-vous de plus? -- Rien sans douteune fois l'accident arrivéou je serais un monstre de ne l'avoir pas fait. Mais ce n'est pastoutces accès de malheur qui sont de la folie à tousles yeuxsemblent faire de moi un être à part. Je voisles plus pauvresles plus bornésles plus malheureuxenapparencedes jeunes gens de mon âgeavoir un ou deux amisd'enfance qui partagent leurs joies et leurs chagrins. Le soirjeles vois s'aller promener ensembleet ils se disent tout ce qui lesintéresse; moi seulje me trouve isolé sur la terre.Je n'ai et je n'aurai jamais personne à qui le puisselibrement confier ce que je pense. Que serait-ce de mes sentiments sij'en avais qui me serrent le coeur! Suis-je donc destiné àvivre toujours sans amiset ayant à peine des connaissances!Suis-je donc un méchant? ajouta-t-il en soupirant. -- Non sansdoutemais vous fournissez des prétextes aux personnes qui nevous aiment paslui dit Armance du ton sévère del'amitiéet cherchant à cacher la pitié tropréelle que lui inspiraient ses chagrins. Par exemplevous quiêtes d'une politesse parfaite avec tout le mondepourquoin'avoir pas paru avant-hier au bal de Mme de Claix? -- Parce que cesont ses sots compliments au bal d'il y a six moisque m'ont valu lahonte d'avoir tort avec de jeunes paysans portant un sabre. -- A labonne heurereprit Mlle de Zohiloff; mais remarquez que vous trouveztoujours des raisons pour vous dispenser de voir la société.Il ne faudrait pas ensuite vous plaindre de l'isolement oùvous vivez. -- Ah! c'est d'amis que j'ai besoinet non pas de voirla société. Est-ce dans les salons que je rencontreraiun ami? -- Ouipuisque vous n'avez pas su le trouver àl'école polytechnique. -- Vous avez raisonréponditOctave après un long silence; je vois comme vous en ce momentet demainlorsqu'il sera question d'agirj'agirai d'une manièreopposée à ce qui me semble raisonnable aujourd'huiettout cela par orgueil! Ah! si le ciel m'avait fait le fils d'unfabricant de drapsj'aurais travaillé au comptoir dèsl'âge de seize ans; au lieu que toutes mes occupations n'ontété que de luxe; j'aurais moins d'orgueil et plus debonheur... Ah! que je me déplais à moi-même!... "

Cesplaintesquoique égoïstes en apparenceintéressaientArmance; les yeux d'Octave exprimaient tant de possibilitéd'aimer et quelquefois ils étaient si tendres!

Ellesansse le bien expliquersentait qu'Octave était la victime decette sorte de sensibilité déraisonnable qui fait leshommes malheureux et dignes d'être aimés. Uneimagination passionnée le portait à s'exagérerles bonheurs dont il ne pouvait jouir. S'il eût reçu duciel un coeur secfroidraisonnableavec tous les autres avantagesqu'il réunissait d'ailleursil eût pu être fortheureux. Il ne lui manquait qu'une âme commune.

C'étaitseulement en présence de sa cousine qu'Octave osaitquelquefois penser tout haut. On voit pourquoi il avait étési péniblement affecté en trouvant que les sentimentsde cette aimable cousine changeaient avec la fortune.

Lelendemain du jour où Octave avait souhaité la mortdèssept heures du matin il fut réveillé en sursaut par sononcle le commandeur qui entra dans sa chambre en affectant de faireun tapage effroyable. Cet homme n'était jamais hors del'affectation. La colère que ce bruit donna à Octave nedura pas trois secondes; l'idée du devoir lui apparutet ilreçut M. de Soubirane du ton plaisant et léger quipouvait le mieux lui convenir.

Cette âmevulgaire quiavant ou après la naissancene voyait au mondeque l'argentexpliqua longuement au noble Octave qu'il ne fallaitpas être tout à fait fou de bonheurquand de vingt-cinqmille livres de rente on passait à l'espoir d'en avoir cent.Ce discours philosophique et presque chrétien se termina parle conseil de jouer à la bourse dès qu'on aurait touchéun vingtième sur les deux millions. Le marquis ne manqueraitpas de mettre à la disposition d'Octave une partie de cetteaugmentation de fortune; mais il fallait n'opérer à laBourse que d'après les avis du commandeur; il connaissait Mmela comtesse de ***et l'on pourrait jouer sur la rente àcoup sûr. Ce mot à coup sûr fit faireun haut-le-corps à Octave. Ouimon amidit le commandeurqui prit ce mouvement pour un signe de douteà coup sûr.J'ai un peu négligé la comtesse depuis son procédéridicule chez M. le prince de S...; mais enfin nous sommes un peuparentset je te quitte pour aller chercher notre ami communle ducde *** qui nous rapatriera. "

CHAPITREIV

Half adupehalf dupingthe first deceived perhaps by her deceit and fairwordsas all those philosophers. Philosophers the say ? mark thisDiegothe devil can cite scripture for his purpose. Owhat a goodlyoutside falsehood hath

MASSINGER.



La sotteapparition du commandeur faillit replonger Octave dans samisanthropie de la veille. Son dégoût pour les hommesétait au comblequand son domestique lui remit un gros volumeenveloppé avec beaucoup de soin dans du papier vélind'Angleterre. L'empreinte du cachet était supérieurementgravéemais l'objet peu attrayant; sur un champ de sable onvoyait deux os en sautoir. Octave qui avait un goût parfaitadmira la vérité du dessin de ces deux tibias etla perfection de la gravure. C'est de l'école de Piklersedit-il; ce sera quelque folie de ma cousine la dévote Mme deC***. Il fut détrompé en voyant un magnifiqueexemplaire de la Biblerelié par Thouvenin. Les dévotesne donnent pas la Bibledit Octave en ouvrant la lettre d'envoi ;mais il chercha en vain la signatureil n'y en avait paset il jetala lettre sous la cheminée. Un moment aprèssondomestiquele vieux Saint-Jacquesentra avec un petit air malin. "Qui a remis ce paquet? dit Octave. -- C'est un mystèreonveut se cacher de M. le vicomte; mais c'est tout simplement le vieuxPerrin qui l'a déposé chez le portieret s'est sauvécomme un voleur. -- Et qu'est-ce que le vieux Perrin? -- C'est unhomme de Mme la marquise de Bonnivetqu'elle a renvoyé enapparenceet qui est passé aux commissions secrètes.-- Est-ce qu'on soupçonne Mme de Bonnivet de quelquegalanterie? -- Ah! mon Dieunonmonsieur. Les commissions secrètessont pour la nouvelle religion. C'est une Biblepeut-êtrequeMme la marquise envoie à monsieur en grand secret. Monsieur apu reconnaître l'écriture de Mme Rouvierla femme dechambre de Mme la marquise. " Octave regarda sous la cheminéeet se fit donner la lettre qui avait volé au-delà de laflamme et n'était point brûlée. Il vit avecsurprise que l'on savait fort bien qu'il lisait HelvétiusBenthamBayle et autres mauvais livres. On lui en faisait unreproche. La vertu la plus pure ne saurait en garantirse dit-il àlui-même; dès qu'onest sectairel'on descend àemployer l'intrigue et l'on a des espions. C'est apparemment depuisla loi d'indemnité que je suis devenu digne que l'on s'occupede mon salut et de l'influence que je puis avoir un jour.

Pendant lereste de la journéela conversation du marquis de Malivertdu commandeur et de deux ou trois amis véritables que l'onenvoya chercher pour dînerfut une allusion presquecontinuelle et d'assez mauvais goût au mariage d'Octave et àsa nouvelle position. Encore ému de la crise morale qu'ilavait eue à soutenir pendant la nuitil fut moins glacial quede coutume. Sa mère le trouvait plus pâleet ils'imposa le devoirsinon d'être gaidu moins de ne paraîtres'occuper que d'idées conduisant à des imagesagréables; il y mit tant d'espritqu'il parvint àfaire illusion aux personnes qui l'entouraient. Rien ne putl'arrêterpas même les plaisanteries du commandeur surl'effet prodigieux que deux millions produisaient sur l'esprit d'unphilosophe. Octave profita de son étourderie prétenduepour dire quefût-il princeil ne se marierait pas avantvingt-six ansc'était l'âge où son pères'était marié. -- " Il est évident que cegarçon-là nourrit la secrète ambition de sefaire évêque ou cardinaldit le commandeur aussitôtqu'Octave fut sorti; sa naissance et sa doctrine le porteront auchapeau. " Ce proposqui fit sourire Mme de Malivertdonna devives inquiétudes au marquis. -- Vous avez beau direrépondit-il au sourire de sa femmemon fils ne voit avecquelque intimité que des ecclésiastiques ou de jeunessavants de même acabitetchose qui ne s'est jamaisrencontrée dans ma familleil montre un dégoûtmarqué pour les jeunes militaires. -- Il y a quelque chosed'étrange dans ce jeune homme "reprit M. de Soubirane.Cette réflexion fit soupirer à son tour Mme deMalivert.

Octaveexcédé de l'ennui que lui avait donnél'obligation de parlerétait sorti de bonne heure pour allerau Gymnase; il ne pouvait souffrir l'esprit des jolies piècesde M. Scribe. Maisse disait-ilrien n'a pourtant unsuccèsplus véritableet mépriser sans connaîtreestun ridicule trop commun dans ma société pour que j'aiedu mérite à l'éviter. Ce fut en vain qu'il semit en expérience pendant deux des plus jolies esquisses duthéâtre de Madame. Les mots les plus agréables etles plus fins lui semblaient entachés de grossièretéet la clef que l'on rend dans le second acte du Mariage de raisonle chassa du spectacle. Il entra chez un restaurateuretfidèleau mystère qui marquait toutes ses actionsil demanda desbougies et un potage; le potage venuil s'enferma à cleflutavec intérêt deux journaux qu'il venait d'acheterlesbrûla sous la cheminée avec le plus grand soinpaya etsortit. Il vint s'habilleret se trouva ce soir-là une sorted'empressement à paraître chez Mme de Bonnivet. Quipourrait m'assurerpensait-ilque cette méchante duchessed'Ancre n'a pas calomnié Mlle de Zohiloff? Mon oncle croitbien que j'ai la tête tournée de ces deux millions.Cette idéequi était venue à Octave àpropos d'un mot indifférent qu'il avait trouvé dans sesjournauxle rendait heureux. Il songeait à Armancemaiscomme à son seul amiou plutôt comme au seul êtrequi fût pour lui presque un ami.

Il étaitbien loin de songer à aimeril avait ce sentiment en horreur.Ce jour-làson âme fortifiée par la vertu et lemalheuret qui n'était que vertu et forceéprouvantsimplement la crainte d'avoir condamné trop légèrementun ami.

Octave neregarda pas une seule fois Armance; mais de toute la soiréeses yeux ne laissèrent échapper aucun de sesmouvements. Il débuta à son entrée dans le salonpar faire une cour marquée à la duchesse d'Ancre; Illui parlait avec une attention si profonde que cette dame eut leplaisir de le croire converti aux égards dus à sonrang. Depuis qu'il a l'espoir d'être richece philosophe estdes nôtresdit-elle tout bas à Mme de la Ronze.

Octavevoulait s'assurer du degré de perversité de cette femme; la trouver bien méchantec'était en quelque sortevoir Mlle de Zohiloff innocente. Il observa que le seul sentiment dela haine portait quelque vie dans le coeur desséché deMme d'Ancre; mais en revanchece n'étaient que les chosesgénéreuses et nobles qui lui inspiraient del'éloignement. On eût dit qu'elle éprouvait lebesoin de s'en venger. L'ignoble et le bas dans les sentimentsmaisl'ignoble revêtu de l'expression la plus éléganteavait seul le privilège de faire briller les petits yeux de laduchesse.

Octavesongeait à se débarrasser de l'intérêtavec lequel on l'écoutait quand il entendit Mme de Bonnivetdésirer son jeu d'échecs. C'était un petitchef-d'oeuvre de sculpture chinoise que M. l'abbé Dubois avaitrapporté de Canton. Octave saisit cette occasion de s'éloignerde Mme d'Ancreet pria sa cousine de lui confier la clef duserre-papier où la crainte de la maladresse des gens faisaitdéposer ce magnifique jeu d'échecs. Armance n'étaitplus dans le salon; elle l'avait quitté peu d'instantsauparavant avec Méry de Mersan son amie intimesi Octaven'eût pas réclamé la clef du serre-papieron sefût aperçu désagréablement de l'absence deMlle de Zohiloffet à son retour elle aurait peut-êtreeu à essuyer quelque petit regard fort mesurémaisfort dur. Armance était pauvreelle n'avait que dix-huit anset Mme de Bonnivet avait trente ans passés; elle étaitfort belle encoremais Armance aussi était belle.

Les deuxamies s'étaient arrêtées devant la cheminéed'un grand boudoir voisin du salon. Armance avait voulu montrer àMéry un portrait de lord Byron dont M. Philipsle peintreanglaisvenait d'envoyer une épreuve à sa tante.Octave entendit très distinctement ces mots comme il passaitdans le dégagement près du boudoir: " Que veux-tu?Il est comme tous les autres! Une âme que je croyais si belleêtre bouleversée par l'espoir de deux millions! "L'accent qui accompagnait ces mots si flatteursque je croyais sibellefrappa Octave comme un coup de foudre; il resta immobile.Quand il continua à marcherses pas étaient si légersque l'oreille la plus fine n'aurait pu les entendre. Comme ilrepassait près du boudoir avec le jeu d'échecs àla mainil s'arrêta un instantbientôt il rougit de sonindiscrétion et rentra au salon. Les paroles qu'il venait desurprendre n'étaient pas décisives dans un monde oùl'envie sait revêtir toutes les formes; mais l'accent decandeur et d'honnêteté qui les avait accompagnéesretentissait dans son coeur. Ce n'était pas là le tonde l'envie.

Aprèsavoir remis le jeu chinois à la marquiseOctave se sentit lebesoin de réfléchir; il alla se placer dans un coin dusalon derrière une table de wisket là son imaginationlui répéta vingt fois le son des paroles qu'il venaitd'entendre. Cette profonde et délicieuse rêveriel'occupait depuis longtempslorsque la voix d'Armance frappa sonoreille. Il ne songeait pas encore aux moyens à employer pourregagner l'estime de sa cousine; il jouissait avec délices dubonheur de l'avoir perdue. Comme il se rapprochait du groupe de Mmede Bonnivetet revenait du coin éloigné occupépar les tranquilles joueurs de wiskArmance remarqua l'expression deses regards; ils s'arrêtaient sur elle avec cette sorted'attendrissement et de fatigue quiaprès les grandes joiesrend les yeux comme incapables de mouvements trop rapides

Octave nedevait pas trouver un second bonheur ce jour-là; il ne putadresser le moindre mot à Armance. Rien n'est plus difficileque de me justifierse disait-il en ayant l'air d'écouter lesexhortations de la duchesse d'Ancre quisortant la dernièredu salon avec luiinsista pour le ramener. Il faisait un froid secet un clair de lune magnifique; Octave demanda son cheval et allafaire quelques milles sur le boulevard neuf. En rentrant vers lestrois heures du matinsans savoir pourquoi et sans le remarquerilvint passer devant l'hôtel de Bonnivet.



CHAPITREV

Her glossyhair was cluster'd o'er a brow

Bright with intelligenceandfair and smooth;

Her eyebrow's shape was like the aerial bow

Her cheek all purple with the beam of youth

Mountingat timesto a transparent glow

As if her veins ranlightning


DonJuan c. I



Commentpourrai-je prouver à Mlle de Zohiloffpar des faits et nonpar de vaines parolesque le plaisir de voir quadrupler la fortunede mon père ne m'a pas absolument tourné la tête?Chercher une réponse à cette question fut pendantvingt-quatre heures l'unique occupation d'Octave. Pour la premièrefois de sa vieson âme était entraînée àson insu.

Depuisbien des années il avait toujours eu la conscience de sessentimentset commandait à leur attention les objets qui luisemblaient raisonnables. C'était au contraire avec toutel'impatience d'un jeune homme de vingt ans qu'il attendait l'heure àlaquelle il devait rencontrer Mlle de Zohiloff. Il n'avait pas leplus petit doute sur la possibilité de parler à unepersonne qu'il voyait deux fois presque tous les jours; il n'étaitembarrassé que par le choix des paroles les plus propres àla convaincre. Carenfindisait-ilje ne puis pas trouver envingt-quatre heures d'action prouvant d'une manière décisiveque je suis au-dessus de la petitesse dont elle m'accuse au fond deson coeuret il doit m'être permis de protester d'abord pardes paroles. Beaucoup de paroles en effet se présentaientsuccessivement à lui; tantôt elles lui semblaient avoirtrop d'emphase; tantôt il craignait de traiter avec trop delégèreté une imputation aussi grave. Il n'étaitpoint encore décidé sur ce qu'il devait dire àMlle de Zohilofflorsque onze heures sonnèrentet il arrival'un des premiers dans le salon de l'hôtel de Bonnivet. Maisquel ne fut pas son étonnement quand il remarqua que Mlle deZohiloff qui lui adressa la parole plusieurs fois pendant la soiréeet en apparence comme à l'ordinairelui ôtait cependanttoutes les occasions de lui dire un mot destiné àn'être entendu que d'elle! Octave fut vivement piquécette soirée passa comme un éclair.

Lelendemainil fut aussi malheureux; le surlendemainles jourssuivantsil ne put pas davantage parler à Armance. Chaquejour il espérait trouver l'occasion de dire ce mot siessentiel pour son honneuret chaque joursans qu'on pûtapercevoir la moindre affectation dans la conduite de Mlle deZohiloffil voyait son espoir s'évanouir. Il perdait l'amitiéet l'estime de la seule personne qui lui semblât digne de lasienneparce qu'on lui croyait des sentiments opposés àceux qu'il avait réellement. Rien assurément n'étaitplus flatteur au fondmais rien aussi n'était plusimpatientant. Octave fut profondément préoccupéde ce qui lui arrivait; il eut besoin de plusieurs jours pours'accoutumer à sa nouvelle position. Sans y songerlui quiavait tant aimé le silenceprit l'habitude de parler beaucouplorsque Mlle de Zohiloff était à portée del'entendre. A la véritépeu lui importait de paraîtrebizarre ou décousu. A quelque femme brillante ou considérablequ'il adressât la paroleil ne parlait jamais en effet qu'àMlle de Zohiloff et pour elle.

Par cemalheur réel Octave fut distrait de sa noire tristesseiloublia l'habitude de chercher toujours à juger de la quantitéde bonheur dont il jouissait dans le moment présent. Ilperdait son unique amieil se voyait refuser une estime qu'il étaitsi sûr de mériter; mais ces malheursquelque cruelsqu'ils fussentn'allaient point jusqu'à lui inspirer ceprofond dégoût pour la vie qu'il éprouvaitautrefois. Il se disait: Quel homme n'a pas étécalomnié? La sévérité dont on use enversmoi est un gage de l'empressement avec lequel on réparera cetort quand la vérité sera enfin connue.

Octavevoyait un obstacle qui le séparait du bonheurmais il voyaitle bonheurou du moins la fin de sa peine et d'une peine àlaquelle il songeait uniquement. Sa vie eut un but nouveauildésirait passionnément reconquérir l'estimed'Armance; ce n'était pas une entreprise aisée. Cettejeune fille avait un caractère singulier. Née sur lesconfins de l'empire russe vers les frontières du CaucaseàSébastopol où son père commandaitMlle deZohiloff cachait sous l'apparence d'une douceur parfaite une volontéfermedigne de l'âpre climat où elle avait passéson enfance. Sa mèreproche parente de Mmes de Bonnivet et deMalivertse trouvant à la cour de Louis XVIII àMittauavait épousé un colonel russe. M. de Zohiloffappartenait à l'une des plus nobles familles du gouvernementde Moscou; mais le père et le grand-père de cetofficierayant eu le malheur de s'attacher à des favorisbientôt après envoyés en Sibérieavaientvu rapidement diminuer leur fortune.

La mèred'Armance mourut en 1811 ; elle perdit bientôt après legénéral de Zohiloffson pèretué àla bataille de Montmirail. Mme de Bonnivetapprenant qu'elle avaitune parente isolée dans une petite ville au fond de la Russieavec cent louis de rente pour toute fortunen'hésita pas àla faire venir en France. Elle l'appelait sa nièce et comptaitla marier en obtenant quelque grâce de la cour; le bisaïeulmaternel d'Armance avait été cordon bleu. On voit qu'àpeine âgée de dix-huit ansMlle de Zohiloff avait déjàéprouvé d'assez grands malheurs. C'est pour celapeut-être que les petits événements de la viesemblaient glisser sur son âme sans parvenir àl'émouvoir. Quelquefois il n'était pas impossible delire dans ses yeux qu'elle pouvait être vivement affectéemais on voyait que rien de vulgaire ne parviendrait à latoucher. Cette sérénité parfaitequ'il eûtété si flatteur de lui faire oublier un instants'alliait chez elle à l'esprit le plus finet lui valait uneconsidération au-dessus de son âge.

Elledevait à ce singulier caractèreet surtout à degrands yeux bleus foncés qui avaient ces regards enchanteursl'amitié de tout ce qui se trouvait de femmes distinguéesdans la société de Mme de Bonnivet; mais Mlle deZohiloff avait aussi beaucoup d'ennemies. C'est en vain que sa tanteavait cherché à la corriger de l'impossibilitéoù elle était de faire attention aux gens qu'ellen'aimait pas. On voyait trop qu'en leur parlant elle songeait àautre chose. Il y avait d'ailleurs bien des petites façons dedire et d'agir qu'Armance n'eût pas osé désapprouverchez les autres femm es; peut-être même ne songeait-ellepas à se les interdire; mais si elle se les fûtpermisespendant longtemps elle eût rougi toutes les foisqu'elle s'en serait souvenue. Dès son enfanceses sentimentspour des bagatelles de son âge avaient été siviolents qu'elle se les était vivement reprochés. Elleavait pris l'habitude de se juger peu relativement à l'effetproduit sur les autresmais beaucoup relativement à sessentiments d'aujourd'huidont demain peut-être le souvenirpouvait empoisonner sa vie.

Ontrouvait quelque chose d'asiatique dans les traits de cette jeunefillecomme dans sa douceur et sa nonchalance quimalgré sonâgesemblaient encore tenir à l'enfance. Aucune de sesactions ne réveillait d'une façon directe l'idéedu sentiment exagéré de ce qu'une femme se doit àelle-mêmeet cependant un certain charme de grâce et deretenue enchanteresse se répandait autour d'elle. Sanschercher en aucune façon à se faire remarqueret enlaissant échapper à chaque instant des occasions desuccèscette jeune fille intéressait. On voyaitqu'Armance ne se permettait pas une foule de choses que l'usageautorise et que l'on trouve journellement dans la conduite des femmesles plus distinguées. Enfinje ne doute pas que sans sonextrême douceur et sa jeunesseles ennemies de Mlle deZohiloff ne l'eussent accusée de pruderie.

L'éducationétrangère qu'elle avait reçueet l'époquetardive de son arrivée en Franceservaient encore d'excuse àce que l'oeil de la haine aurait pu découvrir de légèrementsingulier dans sa manière d'être frappée desévénementset même dans sa conduite.

Octavepassait sa vie avec les ennemies que ce singulier caractèreavait suscitées à Mlle de Zohiloff; la faveur marquéedont elle jouissait auprès de Mme de Bonnivet était ungrief que les amies de cette femmesi considérable dans lemondene pouvaient lui pardonner. Sa droiture impassible leurfaisait peur. Comme il est assez difficile d'attaquer les actionsd'une jeune filleon attaquait sa beauté. Octave étaitle premier à convenir que sa jeune cousine aurait pufacilement être beaucoup plus jolie. Elle étaitremarquable par ce que j'appelleraissi je l'osaisla beautérusse: c'était une réunion de traitsqui tout enexprimant à un degré fort élevé unesimplicité et un dévouement que l'on ne trouve pluschez les peuples trop civilisésoffraientil faut l'avouerun singulier mélange de la beauté circassienne la pluspure et de quelques formes allemandes un peu trop tôtprononcées. Rien n'était commun dans le contour de cestraits si profondément sérieuxmais qui avaient un peutrop d'expressionmême dans le calmepour répondreexactement à l'idée que l'on se fait en France de labeauté qui convient à une jeune fille.

C'est ungrand avantage auprès des âmes généreusespour ceux qu'on accuse devant ellesque leurs défauts soientd'abord indiqués par une bouche ennemie. Quand la haine desbonnes amies de Mme de Bonnivet daignait descendre jusqu'àêtre ouvertement jalouse de la pauvre petite existenced'Armanceelles se moquaient beaucoup du mauvais effet produit parles fronts trop avancés et par des traits quiaperçusde faceétaient peut-être un peu trop marqués.

La seuleprise réelle que put donner à ses ennemies l'expressionde la physionomie d'Armancec'était un regard singulierqu'elle avait quelquefois lorsqu'elle y songeait le moins. Ce regardfixe et profond était celui de l'extrême attention; iln'avait riencertesqui pût choquer la délicatesse laplus sévèreon n'y voyait ni coquetterieniassurance; mais on ne peut nier qu'il ne fût singulieret àce titredéplacé chez une jeune personne. Lescomplaisantes de Mme de Bonnivetlorsqu'elles étaient sûresd'en être regardéescontrefaisaient quelquefois ceregarden se parlant d'Armance entre elles; mais ces âmesvulgaires en ôtaient ce qu'elles n'avaient garde d'y voir. "C'est ainsileur dit un jour Mme de Malivert impatientée deleur méchancetéque deux anges exilés parmi leshommeset obligés de se cacher sous des formes mortellesseregardaient entre eux pour se reconnaître. "

L'onconviendra qu'auprès d'un caractère aussi ferme dansses croyances et aussi francce n'était pas chose facile quede se justifier d'un tort grave par des demi-mots adroits. Il eûtfallu à Octavepour y parvenirune présence d'espritet surtout un degré d'assurance qui n'étaient pas deson âge.

Sans levouloirArmance lui laissait-elle voirpar un motqu'elle ne leregardait plus comme un ami intimeson coeur se serraitil enperdait la parole pour un quart d'heure. Il était bien loin detrouver dans la forme de la phrase d'Armance un prétexte poury répondre et reconquérir ses droits. Quelquefois ilessayait de parlermais il était trop tardet sa répliquemanquait d'à-propos; toutefois elle avait un certain airpénétré. En cherchant en vain les moyens de sejustifier de l'accusation qu'Armance lui adressait en secretOctavelaissait voirsans s'en doutercombien profondément il enétait touché; c'était peut-être la manièrela plus adroite de mériter son pardon.

Depuis quele parti pris à l'égard de la loi d'indemnitén'était plus un secretmême pour le gros de la sociétéOctaveà son grand étonnementse trouvait une sortede personnage. Il se voyait l'objet de l'attention des gens graves.On le traitait d'une façon toute nouvellesurtout de fortgrandes dames qui pouvaient voir en lui un époux pour leursfilles. Cette manie des mères de ce siècled'êtreconstamment à la chasse au marichoqua Octave à unpoint difficile à exprimer. La duchesse de *** dont il avaitl'honneur d'être un peu parent et qui lui parlait àpeine avant la loijugea nécessaire de s'excuser de ne paslui avoir réservé de place dans une loge retenue auGymnase pour le lendemain. -- " Je saismon cher cousinluidisait-elletoute votre injustice pour ce joli théâtrele seul qui m'amuse. -- Je conviens de mes tortsdit Octavelesauteurs ont raisonet leurs mots piquants ne sont point entachésde grossièreté; mais cette palinodie n'a point pourobjet de vous demander une place. J'avoue que je ne suis fait ni pourle mondeni pour ce genre de comédie quiapparemmenten estune copie agréable. " Ce ton de misanthropiechez unaussi beau jeune homme parut fort ridicule aux deux petites filles dela duchessequi en firent des plaisanteries toute la soiréemais le lendemain n'en furent pas moins avec Octave d'une simplicitéparfaite. Il remarqua ce changement et haussa les épaules.

Étonnéde ses succèset encore plus du peu de peine qu'ils luicoûtaientOctavetrès fort sur la théorie de lavies'attendit à éprouver les attaques de l'envie; caril faut biense dit-ilque cette indemnité me procure aussice plaisir-là. Il ne l'attendit pas trop longtemps; peu dejours aprèson lui apprit que quelques jeunes officiers de lasociété de Mme de Bonnivet plaisantaient volontiers sursa nouvelle fortune : " Quel malheur pour ce pauvre Malivertdisait l'unque ces deux millions qui lui tombent sur la têtecomme une tuile! il ne pourra plus se faire prêtre! cela estdur! -- L'on ne conçoit pasreprenait un secondque dans cesiècle où la noblesse est si rudement attaquéel'on ose porter un titre et se soustraire au baptême de sang.-- C'est pourtant la seule vertu que le parti jacobin ne se soit pasencore avisé d'accuser d'hypocrisieajoutait un troisième."

A la suitede ces proposOctave se répandit davantageparut dans tousles balsfut très hautainet mêmeautant qu'il étaiten luiimpertinent envers les jeunes gens; mais cela ne produisitrien. A son grand étonnement (il n'avait que vingt ans)iltrouva qu'on l'en respectait un peu plus. A la véritéil fut décidé que l'indemnité lui avaitabsolument tourné la tête; mais la plupart des femmesajoutaient : " Il ne lui manquait que cet air libre et fier! "C'était le nom que l'on voulait bien donner à ce quilui semblait à lui-même de l'insolenceet qu'il ne sefût jamais permis si on ne lui eût rendu les mauvaispropos tenus sur son compte. Octave jouissait de l'accueil étonnantqu'il recevait dans le mondeet qui allait si bien à cettedisposition à se tenir à l'écart qui lui étaitnaturelle. Ses succès lui plaisaient surtout à cause dubonheur qu'il lisait dans les yeux de sa mère; c'étaitsur les instances réitérées de Mme de Malivertqu'il avait abandonné sa chère solitude. Mais l'effetle plus ordinaire des attentions dont il se voyait l'objet étaitde lui rappeler sa disgrâce auprès de Mlle de Zohiloff.Elle semblait augmenter chaque jour. Il y eut des moments oùcette disgrâce alla presque jusqu'à l'impolitessec'était du moins l'éloignement le mieux décidéet qui marquait d'autant plus que la nouvelle existence qu'Octavedevait à l'indemnité n'étant nulle part plusévidente qu'à l'hôtel de Bonnivet.

Depuisqu'il pouvait un jour se trouver à la tête d'un saloninfluentla marquise voulait absolument l'arracher à cettearide philosophie de l'utile. C'était le nom qu'elledonnait depuis quelques mois à ce qu'on appelle ordinairementla philosophie du XVIIIe siècle. " Quand jetterez-vous aufeului disait-elleles livres de ces hommes si tristes que vousseul lisez encore parmi les jeunes gens de votre âge et devotre rang? "

C'étaità une sorte de mysticisme allemand que Mme de Bonnivetespérait convertir Octave. Elle daignait examiner avec luis'il possédait le sentiment religieux. Octave mit cetessai de conversion au nombre des choses les plus singulièresqui lui fussent arrivéesdepuis qu'il avait quitté lavie solitaire. Voilà de ces foliespensait-ilque jamais onne prévoirait.

Mme lamarquise de Bonnivet pouvait passer pour l'une des femmes les plusremarquables de la société. Des traits d'une régularitéparfaitede fort grands yeux et qui avaient le regard le plusimposantune taille superbe et des manières fort noblesunpeu trop noblespeut-êtrela mettaient au premier rang dansquelque lieu qu'elle se trouvât. Les salons un peu vastesétaient extrêmement favorables à Mme de Bonnivetetpar exemplele jour de l'ouverture de la dernière sessiondes chambreselle avait été citée la premièreparmi les femmes les plus brillantes. Octave vit avec plaisir l'effetqu'allaient produire les recherches sur le sentiment religieux.Cet êtrequi se croyait si exempt de fausseténe sutpas se défendre d'un mouvement de plaisir à la vued'une fausseté que le public allait se figurer sur son compte.

La hautevertu de Mme de Bonnivet était au-dessus de la calomnie. Sonimagination ne s'occupait que de Dieu et des angesou tout au plusde certains êtres intermédiaires entre Dieu et l'hommeet quisuivant les plus modernes des philosophes allemandsvoltigent à quelques pieds au-dessus de nos têtes. C'estde ce poste élevéquoique rapprochéqu'ilsmagnétisent nos âmesetc.etc. Cette réputationde sagesse dont Mme de Bonnivet jouissait à si juste titredepuis son entrée dans le mondeet que n'avaient pu entamerles savants demi-mots des jésuites de robe courteelle va lahasarder pour moise disait Octaveet le plaisir d'attirer d'unefaçon marquée l'attention d'une femme aussiconsidérable lui faisait supporter avec patience les longuesexplications qu'elle jugeait nécessaires à saconversion.

Bientôtparmi ses nouvelles connaissances Octave fut désignécomme l'inséparable de cette marquise de Bonnivetsi célèbredans un certain mondeet quià ce qu'elle pensaitfaisaitsensation à la cour quand elle daignait y paraître.Quoique la marquise fût une fort grande dame tout à faità la modeet d'ailleurs fort belle encoreces avantages nefaisaient aucune impression sur Octave; il avait le malheur de voirun peu d'affectation dans ses manièreset dès qu'ilapercevait ce défaut quelque partson esprit n'étaitplus disposé qu'à se moquer. Mais ce sage de vingt ansétait loin de pénétrer la véritable causedu plaisir qu'il trouvait à se laisser convertir. Luiquitant de fois s'était fait des serments contre l'amourquel'on peut dire que la haine de cette passion était la grandeaffaire de sa vieil allait avec plaisir à l'hôtel deBonnivet parce que toujours cette Armance qui le méprisaitqui le haïssait peut-êtreétait à quelquespas de sa tante. Octave n'avait aucune présomption; laprincipale erreur de son caractère était même des'exagérer ses désavantagesmais s'il s'estimait unpeuc'était sous le rapport de l'honneur et de la forced'âme. Il s'était dégagé sans ostentationet sans faiblesse aucune de plusieurs opinions ridicules maisagréables à avoiret qui sont des principes pour laplupart des jeunes gens de sa classe et de son âge.

Cesvictoires qu'il ne pouvait se dissimulerpar exemple son amour pourl'état militaireindépendant de toute ambition degrade et d'avancementces victoiresdis-jelui avaient inspiréune grande confiance dans sa fermeté. " C'est par lâchetéet non par manque de lumières que nous ne lisons pas dansnotre coeur "disait-il quelquefoiset à l'aide de cebeau principeil comptait un peu trop sur sa clairvoyance. Un motqui lui eût dénoncé qu'un jour il pourrait avoirde l'amour pour Mlle de Zohilofflui eût fait quitter Paris àl'instant; mais dans sa position actuelleil était loin decette idée. Il estimait Armance beaucoup et pour ainsi direuniquement; il se voyait méprisé par elleet ill'estimait précisément à cause de ce mépris.N'était-il pas tout simple de vouloir regagner son estime? Iln'y avait là nul désir suspect de plaire à cettejeune fille. Ce qui était fait pour éloigner jusqu'àla naissance du moindre soupçon d'aimerc'est que quandOctave se trouvait avec les ennemies de Mlle de Zohiloffil étaitle premier à convenir de ses défauts. Mais l'étatd'inquiétude et d'espérance sans cesse déçueoù le retenait le silence que sa cousine observait àson égardl'empêchait de voir qu'il n'étaitaucun de ces défauts qu'on lui reprochait en sa présencequi dans son esprit ne tînt à quelque grande qualité.

Un jourpar exempleon attaquait la prédilection d'Armance pour lescheveux courts et retombant en fort grosses boucles autour de latêtecomme on les porte à Moscou. " Mlle deZohiloff trouve cet usage commodedit une des complaisantes de lamarquise; elle ne veut pas sacrifier trop de temps à satoilette. " La malignité d'Octave vit avec plaisir toutle succès que ce raisonnement obtenait auprès desfemmes de la société. Elles laissaient entendrequ'Armance avait raison de tout sacrifier aux devoirs que luiimposait son dévouement pour sa tante et leurs regardssemblaient dire de tout sacrifier à ses devoirs de dame decompagnie. La fierté d'Octave était bien loin de songerà répliquer à cette insinuation. Pendant que lamalignité en jouissaitil se livrait en silence et avecdélices à un petit mouvement d'admiration passionnée.Il sentait plutôt qu'il ne se le disait: cette femme ainsiattaquée par toutes les autres est cependant la seule icidigne de mon estime! Elle est aussi pauvre que ces autres femmes sontricheset à elle seule il pourrait être permis des'exagérer l'importance de l'argent. Elle le méprisepourtantelle qui n'a pas mille écus de rente; et il estuniquement et bassement adoré par ces femmes qui toutesjouissent de la plus grande aisance.



CHAPITREVI

CromwellI charge theefling away ambition;

By that sin fell theangelshow can man then

The Image of his Makerhope to winby't?


KingHenry VIIIact. III.



Un soiraprès l'établissement des parties et l'arrivéedes grandes dames pour lesquelles Mme de Bonnivet se dérangeaitelle parlait à Octave avec un intérêt singulier:" Je ne conçois pas votre êtrelui répétait-ellepour la centième fois. -- Si vous me juriezlui répondit-ilde ne jamais trahir mon secretje vous le confierais et personne nel'a jamais su. -- Quoi! pas même Mme de Malivert? -- Monrespect me défend de l'inquiéter. " Mme deBonnivetmalgré toute l'idéalité de sacroyancene fut point insensible au charme de savoir le grand secretd'un des hommes qui à ses yeux approchaient le plus de laperfection; d'ailleurs ce secret n'avait jamais étéconfié.

Sur le motd'Octave qui demandait une discrétion éternelleMme deBonnivet sortit du salon et revint quelque temps après portantà la chaîne d'or qui retenait sa montre un ornementsingulier: c'était une sorte de croix de fer fabriquéeà Koenigsberg; elle la prit dans sa main gauche et dit àOctave d'une voix basse et solennelle: " Vous me demandez unsecret éterneldans toutes les circonstancesenvers tous. Jevous le déclare par Jéhovahouije garderai cesecret.

-- EhbienMadamedit Octaveamusé par cette petite cérémonieet l'air sacramentel de sa noble cousinece qui souvent me met dunoir dans l'âmece que je n'ai jamais confié àpersonnec'est cet horrible malheur: je n'ai point de conscience.Je ne trouve en moi rien de ce que vous appelez le sens intimeaucun éloignement instinctif pour le crime. Quandj'abhorre le vicec'est tout vulgairement par l'effet d'unraisonnement et parce que je le trouve nuisible. Et ce qui me prouvequ'il n'est absolument rien chez moi de divin ou d'instinctifc'est que je puis toujours me rappeler toutes les parties duraisonnement en vertu duquel je trouve le vice horrible. -- Ah! queje vous plainsmon cher cousin! vous me navrezdit Mme de Bonnivetd'un ton qui décelait le plus vif plaisirvous êtesprécisément ce que nous appelons l'êtrerebelle. "

En cemomentson intérêt pour Octave fut évident auxyeux de quelques observateurs malinscar ils étaientobservés. Son geste perdit toute affectation et prit quelquechose de solennel et de vrai; ses yeux jetaient une douce flamme enécoutant ce beau jeune homme et surtout en le plaignant. Lesbonnes amies de Mme de Bonnivetqui la regardaient de loinselivraient aux jugements les plus témérairestandisqu'elle n'était transportée que du plaisir d'avoirenfin trouvé un être rebelle. Octave luiannonçait une victoire mémorable si elle parvenait àréveiller en lui la conscience et le sens intime.Un médecin célèbre du dernier siècleappelé chez un grand seigneurson amiaprès avoirexaminé les symptômes du malpendant longtemps et ensilences'écria tout à coup transporté de joie:" Ah! M. le marquisc'est une maladie perdue depuis lesanciens! la pituite vitrée! maladie superbemortelleau premier chef. Ah! je l'ai retrouvéeje l'ai retrouvée!" Telle était la joie de Mme de Bonnivet; c'étaiten quelque sorte une joie d'artiste.

Depuisqu'elle s'occupait à propager le nouveau protestantismequidoit succéder au christianisme dont le temps est passéet quicomme on saitest sur le point de subir sa quatrièmemétamorphoseelle entendait parler d'êtres rebelles;ils forment la seule objection au système du mysticismeallemandfondé sur l'existence de la conscience intime dubien et du mal. Elle avait le bonheur d'en découvrir un; elleseule au monde connaissait son secretet cet être rebelleétait parfait: par sa conduite morale se trouvant strictementhonnêteaucun soupçon d'intérêt personnelne venait attaquer la pureté de son diabolicisme.

Je nerépéterai point toutes les bonnes raisons que Mme deBonnivet donna ce jour-là à Octave pour lui persuaderqu'il avait un sens intime. Le lecteur n'a peut-être pasle bonheur de se trouver à trois pas d'une cousine charmantequi le méprise de tout son coeur et dont il brûle dereconquérir l'amitié. " Ce sens intimecomme sonnom l'indiquene peut se manifester par aucun signe extérieur;mais rien de plus simple et de plus facile à comprendredisait Mme de Bonnivetvous êtes un être rebelleetc.etc. Ne voyez-vous pasne sentez-vous pas quehors l'espaceet la duréeil n'y a rien de réel ici-bas ? "

Pendanttous ces beaux raisonnementsune joie réellement un peudiabolique brillait dans les regards du vicomte de Malivertet Mmede Bonnivetfemme d'ailleurs fort clairvoyantes'écriait : "Ah! mon cher Octavela rébellion est évidentedans vos yeux ". Il faut avouer que ces grands yeux noirsordinairement si découragés et dont les traits deflamme s'échappaient à travers les boucles des plusbeaux cheveux blonds du mondeétaient bien touchants en cemoment. Ils avaient ce charme mieux senti en France peut-êtreque partout ailleurs: ils peignaient une âme que l'on a crueglacée pendant bien des années et qui s'anime tout àcoup pour vous. L'effet électrique produit sur Mme de Bonnivetpar cet instant de beauté parfaite et le naturel plein desentiment qu'il communiquait à ses accentsla rendirentvraiment séduisante. En cet instantelle eût marchéau martyre pour assurer le triomphe de sa nouvelle religion; lagénérosité et le dévouement brillaientdans ses yeux. Quel triomphe pour la malignité quil'observait!

Et cesdeux êtresles plus remarquables du salonoù sans s'endouter ils formaient spectaclene songeaient nullement à seplaireet rien ne les occupait moins. C'est ce qui eût sembléparfaitement incroyable à Mme la duchesse d'Ancre et àses voisinesles femmes de France les plus fines. Voilàcomment on juge dans le monde des choses de sentiment.

Armanceavait mis une constance parfaite dans son parti pris à l'égardde son cousin. Plusieurs mois s'étaient écoulésdepuis qu'elle ne lui adressait plus la parole pour des chosespersonnelles à eux. Souvent elle ne lui parlait pas de touteune soiréeet Octave commençait à remarquer lesjours où elle avait daigné s'apercevoir de sa présence.

Attentif àne pas paraître déconcerté par la haine de Mllede ZohiloffOctave ne marquait plus dans le monde par son silenceinvincible et par l'air singulier et parfaitement noble avec lequelautrefois ses yeux si beaux avaient l'air de s'ennuyer. Il parlaitbeaucoup et sans se soucier en aucune façon des absurditésauxquelles il pouvait être entraîné. Il devintainsisans y songerl'un des hommes les plus à la mode dansles salons qui dépendaient en quelque sorte de celui de Mme deBonnivet. Il devait au désintérêt parfait qu'ilportait en toutes chosesune supériorité réellesur ses rivaux; il arrivait sans prétentions au milieu de gensqui en étaient dévorés. Sa gloiredescendant du salon de l'illustre marquise de Bonnivet dans lessociétés où cette dame était enviéel'avait placé sans nul effort dans une position fort agréable.Sans avoir encore rien faitil se voyait dès son débutdans le monde classé comme un être à part. Il n'yavait pas jusqu'au dédaigneux silence que lui inspirait tout àcoup la présence des gens qu'il croyait incapables decomprendre les façons de sentir élevéesqui nepassât pour une singularité piquante. Mlle de Zohiloffvit ce succès et en fut étonnée. Depuis troismois Octave n'était plus le même homme. Il n'étaitpas étonnant que sa conversationsi brillante pour tout lemondeeût un charme secret pour Armance; elle n'avait pour butque de lui plaire.

Vers lemilieu de l'hiverArmance crut qu'Octave allait faire un grandmariageet il fut facile de juger de la position sociale oùpeu de mois avaient suffi pour porter le jeune vicomte de Malivert.On voyait quelquefois dans le salon de Mme de Bonnivet un fort grandseigneur qui toute sa vie avait été à l'affûtdes choses ou des personnes qui allaient être à la mode.Sa manie était de s'y attacheret il avait dû àcette idée singulière d'assez grands succès;homme fort communil s'était tiré du pair. Ce grandseigneurservile envers les ministres comme un commisétaitau mieux avec euxet il avait une petite filleson héritièreuniqueau mari de laquelle il pouvait faire passer les plus grandshonneurs et les plus grands avantages dont puisse disposer legouvernement monarchique. Tout l'hiver il avait paru remarquerOctavemais on était loin de prévoir le vol qu'allaitprendre la faveur du jeune vicomte. M. le duc de... donnait unegrande partie de chasse à courre dans ses forêts deNormandie. C'était une distinction que d'y être admis;et depuis trente ans il n'avait pas fait une invitation dont leshabiles n'eussent pu deviner le pourquoi.

Tout àcoup et sans en avoir prévenuil écrivit un billetcharmant au vicomte de Malivert et l'invita à venir chasseravec lui.

Il futdécidédans la famille d'Octaveparfaitement au faitdes allures et du caractère du vieux duc de.... que s'ilréussissait pendant sa visite au château de Ranvilleonle verrait un jour duc et pair. Il partit chargé des bons avisdu commandeur et de toute la maison; il eut l'honneur de voir un cerfet quatre chiens excellents se précipiter dans la Seine duhaut d'un rocher de cent pieds de hautet le troisième jouril était de retour à Paris.

"Vous êtes fou apparemmentlui dit Mme de Bonnivet en présenced'Armance. Est-ce que la demoiselle vous déplaît? -- Jel'ai peu examinéerépondit-il d'un grand sang-froidelle me semble même fort bien: mais quand arrivait l'heure oùje viens icije me sentais du noir dans l'âme ".

Lesdiscussions religieuses reprirent de plus belle après ce grandtrait de philosophie. Octave semblait un être étonnant àMme de Bonnivet. Enfinl'instinct des convenancessi je puishasarder cette expressionou quelques sourires surprisfirentcomprendre à la belle marquise qu'un salon où seréunissent cent personnes tous les soirsn'est pasprécisément le lieu du monde le mieux choisi pourl'investigation de la rébellion. Elle dit un jour àOctave de venir chez ellele lendemain à midiaprèsle déjeuner. Ce motdepuis longtemps Octave l'attendait.

Lelendemain fut une des plus brillantes journées du moisd'avril. Le printemps s'annonçait par une brise délicieuseet des bouffées de chaleur. Mme de Bonnivet eut l'idéede transporter dans son jardin la conférence théologique.Elle comptait bien puiser dans le spectacle toujours nouveaude la naturequelque argument frappant en faveur d'une des idéesfondamentales de sa philosophie: Ce qui est fort beau estnécessairement toujours vrai. La marquise parlait en effetfort bien et depuis assez longtempslorsqu'une femme de chambre vintla chercher pour un devoir à rendre à une princesseétrangère. C'était un rendez-vous pris depuishuit jours ; mais l'intérêt de la nouvelle religiondont on croyait qu'Octave serait un jour le saint Paul avait toutfait oublier. Comme la marquise se sentait en verveelle pria Octaved'attendre son retour. " Armance vous tiendra compagnie "ajouta-t-elle.

Dèsque Mme de Bonnivet se fut éloignée: " Savez-vousma cousinece que me dit ma conscience? " repritaussitôt Octave sans nulle timiditécar la timiditéest fille de l'amour qui se connaît et qui prétend; "c'est que depuis trois mois vous me méprisez comme un espritvulgaire qui a la tête absolument tournée par l'espoird'une augmentation de fortune. J'ai longtemps cherché àme justifier auprès de vousnon par de vaines paroles maispar des actions. Je n'en trouve aucune qui soit décisive; moiaussije ne puis avoir recours qu'à votre sens intime.Or voici ce qui m'est arrivé. Pendant que je parleraivoyezdans mes yeux si je mens. " Et Octave se mit à raconter àsa jeune parenteavec beaucoup de détails et une naïvetéparfaitetoute la suite des sentiments et des démarches quenous avons fait connaître au lecteur. Il n'eut garde d'oublierle mot adressé par Armance à son amie Méry deTersanet qu'il avait surpris en allant chercher le jeu d'échecschinois.-- " Ce mot a disposé de ma vie; depuis ce momentje n'ai pensé qu'à regagner votre estime. " Cesouvenir toucha profondément Armanceet quelques larmessilencieuses commencèrent à couler le long de sesjoues.

Ellen'interrompit point Octave ; quand il eut cessé de parlerelle se tut encore pendant longtemps. " Vous me croyez coupable!" dit Octave extrêmement touché de ce silence. Ellene répondit pas. " J'ai perdu votre estime "s'écria-t-ilet les larmes tremblaient dans ses yeux. "Indiquez-moi une action au monde par laquelle je puisse regagner laplace que j'avais autrefois dans votre coeuret à l'instantelle est accomplie. " Ces derniers motsprononcés avecune énergie contenue et profonde furent trop forts pour lecourage d'Armance ; il ne lui fut plus possible de feindreseslarmes la gagnèrentet elle pleura ouvertement. Elle craignitqu'Octave n'ajoutât quelque mot qui aurait augmenté sontrouble et lui aurait fait perdre le peu d'empire qu'elle avaitencore sur elle-même. Elle redoutait surtout de parler. Elle sehâta de lui donner la main ; et faisant un effort pour parleret ne parler qu'en amie: " Vous avez toute mon estime "lui dit-elle. Elle fut bien heureuse de voir venir de loin une femmede chambre; la nécessité de cacher ses larmes àcette fille lui fournit un prétexte pour quitter le jardin.



CHAPITREVII

Butpassion most dissembles yet betrays

Even by its darkness ; asthe blackest sky

Foretells the heaviest tempestit displays

Its workings through the vainly guarded eye

And inwhatever aspect it arrays

Itself'tis still the samehypocrisy;

Coldness or angereven disdain or hate

Aremasks if often wearsand still too late.


DonJuanc. I



Octaveresta immobileles yeux remplis de larmeset ne sachant s'il devaitse réjouir ou s'affliger. Après une si longue attenteil avait donc pu livrer enfin cette bataille tant désiréemais l'avait-il perdue ou gagnée? Si elle est perduesedit-iltout est fini pour moi. Armance me croit tellement coupablequ'elle feint de se payer de la première excuse que jeprésenteet ne daigne pas entrer en explication avec un hommesi peu digne de son amitié. Que veulent dire ces paroles sibrèves: Vous avez toute mon estime? Peut-on rien voirde plus froid? Est-ce un retour parfait à l'ancienne intimité?Est-ce une manière polie de couper court à uneexplication désagréable? Le départ d'Armancesibrusquelui semblait surtout de bien mauvais augure.

Pendantqu'Octave en proie à un étonnement profond tâchaitde se rappeler exactement ce qui venait de lui arriveressayait d'entirer des conséquenceset tremblaitau milieu de ses effortspour raisonner justed'arriver tout à coup à quelquedécouverte décisive qui tirât toute incertitudeen lui prouvant que sa cousine le trouvait indigne de son estimeArmance était en proie à la plus vive douleur. Seslarmes la suffoquaient; mais elles étaient de honte et nonplus de bonheur.

Elle sehâta de se renfermer dans sa chambre. Grand Dieusedisait-elle dans l'excès de sa confusionqu'est-ce qu'Octaveva penser de l'état où il m'a vue? A-t-il compris meslarmes? Hélaspuis-je en douter? Depuis quand une simpleconfidence de l'amitié fait-elle répandre des pleurs àune fille de mon âge? O Dieu ! après une telle hontecomment oser reparaître devant lui? Il manquait àl'horreur de ma situation d'avoir mérité ses mépris.Maisse dit Armancece n'est pas aussi une simple confidence; il ya trois mois que j'évitais de lui parler; c'est une sorte deréconciliation entre amis qui étaient brouilléset l'on dit qu'on pleure dans ces sortes de réconciliations-- ouimais on ne prend pas la fuitemais on n'est pas jetédans le trouble le plus extrême.

Au lieu deme trouver renfermée et fondant en larmes chez moije devraisêtre au jardin et continuer à lui parlerheureuse dusimple bonheur de l'amitié. Ouise dit Armanceje doisretourner au jardin; Mme de Bonnivet n'est peut-être pas encorerevenue. En se levant elle se regarda dans une glace et vit qu'elleétait hors d'état de paraître devant Octave. Ah!s'écria-t-elle en se laissant tomber de désespoir surune chaiseje suis une malheureuse perdue d'honneur et perdue auxyeux de qui? aux yeux d'Octave. Ses sanglots et son désespoirl'empêchèrent de penser.

Quoi! sedit-elleaprès quelques momentssi tranquillesi heureusemêmemalgré mon fatal secretil y a une demi-heureetperdue maintenant! perdue à jamaissans ressource! un hommed'autant d'esprit aura vu toute l'étendue de ma faiblesseetcette faiblesse est du nombre de celles qui doivent le plus choquersa sévère raison. Les larmes d'Armance la suffoquaient.Cet état violent se prolongea pendant plusieurs heures; ilproduisit un léger mouvement de fièvre qui valut àArmance la permission de ne pas quitter sa chambre de la soirée.

La fièvreaugmentabientôt parut une idée: Je ne suis qu'àdemi méprisablecar enfin je n'ai pas avoué en proprestermes mon fatal amour. Mais d'après ce qui vient d'arriverje ne puis répondre de rien. Il faut élever unebarrière éternelle entre Octave et moi. Il faut mefaire religieuseje choisirai l'ordre qui laisse le plus desolitudeun couvent situé au milieu de montagnes élevéesavec une vue pittoresque. Là jamais je n'entendrai parler delui. Cette idée est le devoirse dit la malheureuseArmance. Dès ce moment le sacrifice fut fait. Elle ne sedisait paselle sentait (le dire en détail eût étécomme en douter)elle sentait cette vérité: du momentque j'ai aperçu le devoirne pas le suivre àl'instanten aveuglesans débatsc'est agir comme une âmevulgairec'est être indigne d'Octave. Que de fois ne m'a-t-ilpas ditque tel est le signe secret auquel on reconnaît lesâmes nobles! Ah! je me soumettrai à votre arrêtmon noble amimon cher Octave! La fièvre lui donnait l'audacede prononcer ce nom à demi-voixet elle trouvait du bonheur àle répéter.

BientôtArmance se vit religieuse. Il y eut des moments où elle étaitétonnée des ornements mondains qui paraient sa petitechambre. Cette belle gravure de la madone de San Sisto que m'adonnée Mme de Malivertil faudra la donner à mon tourse dit-elle; elle a été choisie par Octaveil l'apréférée au Mariage de la Madonelepremier tableau de Raphaël. Déjà dans ce temps-làje me souviens que je disputais avec lui sur la bonté de sonchoixuniquement pour avoir le plaisir de le voir le défendre.L'aimais-je donc sans le savoir? l'ai-je toujours aimé? Ah! ilfaut arracher de mon coeur cette passion affreuse. Et la malheureuseArmancecherchant à oublier son cousintrouvait son souvenirmêlé à toutes les actions de sa vie mêmeles plus indifférentes. Elle était seuleelle avaitrenvoyé sa femme de chambre afin de pouvoir pleurer sanscontrainte. Elle sonna et fit transporter ses gravures dans la piècevoisine. Bientôt la petite chambre fut dépouilléeet seulement ornée de son joli papier bleu lapis. Est-ilpermis à une religieusese dit-elled'avoir un papier danssa cellule? Elle pensa longtemps à cette difficulté;son âme avait besoin de se figurer exactement l'état oùelle serait réduite dans sa cellule ; l'incertitude àcet égard était au delà de tous les mauxcarc'était l'imagination qui se chargeait de les peindre. Nonsedit-elle enfinles papiers ne doivent pas être permisilsn'étaient pas inventés du temps des fondatrices desordres religieux; ces ordres viennent d'Italie ; le prince Touboskinenous disait qu'une muraille blanchie chaque année avec de lachaux est le seul ornement de tant de beaux monastères. Ah!reprit-elle dans son délireil faut peut-être allerprendre le voile en Italie ; le prétexte serait la santé.

-- Oh!non. Du moins ne pas quitter la patrie d'Octavedu moins entendretoujours parler sa langue. En ce moment Méry de Tersan entradans sa chambre; la nudité des murailles frappa cette jeunefilleelle pâliten s'approchant de son amie. Armanceexaltée par la fièvre et par un certain enthousiasme devertu qui était encore une manière d'aimer Octavevoulut se lier par une confidence. " Je veux me fairereligieusedit-elle à Méry. -- Quoi! la sécheressed'âme d'une certaine personne serait-elle allée jusqu'àblesser ta délicatesse ? -- Ah! mon Dieu nonje n'ai rien àreprocher à Mme de Bonnivet; elle a autant d'amitiépour moi qu'elle peut en sentir pour une fille pauvre et qui n'estrien dans le monde. Même elle me chérit quand elle a duchagrinet ne pourrait être pour personne meilleure que pourmoi. Je serais injusteet j'aurais l'âme de ma positionsi jelui faisais le moindre reproche. " Un des derniers mots de cetteréponse fit pleurer Méry qui était riche et quiavait les nobles sentiments qui distinguent son illustre famille.Sans se parler autrement que par leurs larmes et leurs serrements demainsles deux amies passèrent ensemble une grande partie dela soirée. Armance dit enfin à Méry toutes lesraisons qu'elle avait pour se retirer au couventhors une seule: quepouvait devenir dans le monde une fille pauvreet qu'aprèstout on ne pouvait pas marier à un petit marchand du coin dela rue? quel sort l'attendait? Dans uncouvent on ne dépend quede la règle. S'il n'y a pas ces distractions que l'on doit auxbeaux-arts ou à l'esprit des gens du monde et dont ellejouissait auprès de Mme de Bonnivetjamais aussi il n'y anécessité absolue de plaire à une seulepersonneet humiliation si l'on n'y réussit pas. Armanceserait morte de honte plutôt que de prononcer le nom d'Octave.Tel est le comble de mon malheurpensait-elle en pleurant et sejetant dans les bras de Méryje ne puis demander de conseilsmême à l'amitié la plus dévouéeetla plus vertueuse.

Pendantqu'Armance pleurait dans sa chambreOctavepar un mouvement quemalgré sa philosophieil était loin de s'expliquersachant que de toute la soirée il ne verrait pas Mlle deZohiloffse rapprocha des femmes qu'il négligeaitordinairement pour les arguments religieux de Mme de Bonnivet. Il yavait déjà plusieurs mois qu'Octave se voyait poursuivipar des avances fort polies et qui n'en étaient que pluscontrariantes. Il était devenu misanthrope et chagrin; chagrincomme Alceste sur l'article des filles à marier. Dèsqu'on lui parlait d'une femme de la société qu'il neconnaissait passon premier mot était: " A-t-elle unefille à marier? " Depuis peu mêmesa prudenceavait appris à ne plus se contenter d'une premièreréponse négative.

"Madame une telle n'a pas de fille à marierdisait-ilmaisn'aurait-elle point quelque nièce? "

Pendantqu'Armance était dans une sorte de délireOctavequicherchait à se distraire de l'incertitude où leplongeait l'événement du matinnon seulement parla àtoutes les femmes qui avaient des niècesmais encore ilaborda quelques-unes de ces mères redoutables qui ont jusqu'àtrois filles. Peut-être tant de courage était-il rendufacile par la vue de la petite chaise où s'asseyaitordinairement Armance près du fauteuil de Mme de Bonnivet;elle venait d'être occupée par une des demoiselles deClaix dont les belles épaules allemandesfavoriséespar le peu d'élévation de la petite chaise d'Armanceprofitaient de l'occasion pour étaler toute leur fraîcheur.Quelle différence! pensait ou plutôt sentait Octave;comme ma cousine serait humiliée de ce qui fait le triomphe deMlle de Claix! pour celle-cice n'est que de la coquetterie permise;ce n'est pas même une faute; là encore on peut dire:noblesse oblige. Octave se mit à faire la cour à Mllede Claix. Il eût fallu avoir quelque intérêt àle deviner ou plus d'habitude de la simplicité habituelle deson expressionpour voir dans sa prétendue gaieté toutce qu'elle avait d'amer et de méprisant. On fut assez bon pourtrouver du trait dans ce qu'il disait; ses mots les plus applaudislui semblaient à lui-même fort communs et quelquefoismême entachés de grossièreté. Comme il nes'était point arrêté ce soir-là auprèsde Mme de Bonnivetquand elle passait près de luielle legrondait à voix basseet Octave justifiait sa désertionpar des mots qui semblaient charmants à la marquise. Elleétait fort contente de l'esprit de son futur prosélyteet de l'aplomb qu'il prenait dans le monde.

Elle fitson éloge avec la bonhomie de l'innocencesi le mot nerougissait pas de se voir employé à l'occasion d'unefemme qui avait de si belles poses dans sa bergère et desmouvements d'eux si pittoresques en regardant le ciel. Il faut avouerque quelquefoisen regardant fixement une moulure d'or du plafond deson salonelle parvenait à se dire : làdans cetespace videdans cet airil y a un génie qui m'écoutemagnétise mon âme et lui donne les sentiments singulierset pour moi bien réellement imprévus que j'exprimequelquefois avec tant d'éloquence. Ce soir-là Mme deBonnivetfort contente d'Octave et du rôle auquel son disciplepourrait s'élever un jourdisait à Mme de Claix: "Il ne manquait réellement au jeune vicomte que l'assurance quedonne la fortune. Quand je n'aimerais pas cette excellente loid'indemnitéparce qu'elle est si juste envers nos pauvresémigrésje l'aimerais pour l'âme nouvellequ'elle donne à mon cousin. " Mme d'Ancre regarda Mme deClaix et Mme la comtesse de la Ronze; et comme Mme de Bonnivetquittait ces dames pour aller au-devant d'une jeune duchesse quientrait: " Il me semble que tout ceci est fort clairdit-elle àMme de Claix. -- Trop clairrépondit celle-ci; nous arrivonsau scandale; encore un peu plus d'amabilité de la part del'étonnant Octaveet notre chère marquise nepourra s'empêcher de nous prendre tout à fait pour sesconfidentes. -- C'est toujours ainsireprit Mme d'Ancreque j'ai vufinir ces grandes vertus qui s'avisent de dogmatiser sur la religion.Ah! ma belle marquiseheureuse la femme qui écoute toutbonnement le curé de sa paroisse et rend le pain bénit!-- Cela vaut mieux assurément que de faire relier des Biblespar Thouvenin "reprit Mme de Claix.

Mais toutela prétendue amabilité d'Octave avait disparu en unclin d'oeil. Il venait de voir Méry qui revenait de la chambred'Armance parce que sa mère avait demandé sa voitureet Méry avait la figure renversée. Elle partit si vitequ'Octave ne put lui parler. Il sortit lui-même àl'instant. Il lui eût été impossible désormaisde dire une parole à qui que ce soit. L'air affligé deMlle de Tersan lui apprenait qu'il se passait quelque chosed'extraordinaire; peut-être Mlle de Zohiloff allait-ellequitter Paris pour le fuir. Ce qui est admirablec'est que notrephilosophe n'eut pas la moindre idée qu'il aimait Armanced'amour. Il s'était fait les serments les plus forts contrecette passionet comme il manquait de pénétration etnon pas de caractèreil eût probablement tenu sesserments.



CHAPITREVIII

What shallI do the while? Where bide? How live?

Or in my life whatcomfortwhen I am

Dead to him ?


Cymbelineact. III.



Armanceétait loin de se faire une semblable illusion. Il y avait déjàlongtemps que voir Octave était le seul intérêtde sa vie. Lorsqu'un hasard imprévu était venu changerla position sociale de son jeune parentque de combats avaientdéchiré son âme! Que d'excuses n'avait-elle pasinventées pour le changement soudain qui avait paru dans laconduite d'Octave! Elle se demandait sans cesse: A-t-il une âmevulgaire ?

Lorsqueenfin elle fut parvenue à se prouver qu'Octave étaitfait pour sentir d'autres bonheurs que ceux de l'argent et de lavanitéun nouveau sujet de chagrins était venus'emparer de son attention. Je serais doublement mépriséese disait-ellesi l'on soupçonnait mon sentiment pour lui;moi la plus pauvre de toutes les jeunes filles qui paraissent dans lesalon de Mme de Bonnivet. Ce profond malheur qui la menaçaitde toutes partset qui aurait dû engager Armance à seguérir de sa passionne fiten la portant à unemélancolie profondeque la livrer plus aveuglément auseul plaisir qui lui restât dans le mondecelui de songer àOctave.

Tous lesjours elle le voyait pendant plusieurs heureset les petitsévénements de chaque journée venaient changer samanière de penser sur son cousin; comment eût-elle puguérir? C'est par crainte de se trahir et non par méprisqu'elle avait mis tant d'attention à n'avoir jamais avec luide conversation intime.

Lelendemain de l'explication dans le jardinOctave vint deux fois àl'hôtel de Bonnivetmais Armance ne parut point. Cette absencesingulière augmenta beaucoup l'incertitude qui l'agitait surle résultat favorable ou funeste de la démarche qu'ils'était permise. Le soiril vit son arrêt dansl'absence de sa cousine et n'eut pas le courage de se distraire parle son de vaines paroles; il ne put prendre sur lui de parler àqui que ce soit.

A chaquefois qu'on ouvrait la porte du salon il lui semblait que son coeurétait sur le point de se briser; enfin une heure sonnailfallut partir. En sortant de l'hôtel de Bonnivetle vestibulela façadele marbre noir au-dessus de la portele murantique du jardin toutes ces choses assez communeslui semblèrentavoir une physionomie particulière qu'elles devaient àla colère d'Armance. Ces formes vulgaires devinrent chèresà Octavepar la mélancolie qu'elles lui inspiraient.Oserai-je dire qu'elles acquirent rapidement à ses yeux unesorte de noblesse tendre?Il tressaillit le lendemain en trouvant uneressemblance entre le vieux mur du jardin de sa maison couronnéde quelques violiers jaunes en fleur et le mur d'enceinte de l'hôtelde Bonnivet.

Letroisième jour après celui où il avait oséparler à sa cousineil vint chez Mme de Bonnivetbienconvaincu qu'il était à jamais relégué aurang des simples connaissances. Quel ne fut pas son trouble enapercevant Armance au piano! Elle le salua avec amitié. Il latrouva pâle et fort changée. Et cependantce quil'étonna beaucoup et fut sur le point de lui rendre un peud'espoiril crut apercevoir dans ses yeux un certain air de bonheur.

Le tempsétait magnifique et Mme de Bonnivet voulut profiter d'une desplus jolies matinées de printemps pour faire quelque longuepromenade. " Etes-vous des nôtresmon cousin? dit-elle àOctave. -- Ouimadames'il ne s'agit ni du bois de Boulogne ni deMousseaux. " Octave savait que ces buts de promenadedéplaisaient à Armance. -- " Le jardin du Roisil'on y va par le boulevardtrouvera-t-il grâce à vosyeux? -- Il y a plus d'un an que je n'y suis allé. -- Je n'aipas vu le jeune éléphantdit Armanceen sautant dejoieet allant chercher son chapeau. " On partit gaiement.Octave était comme hors de lui; Mme de Bonnivet passa encalèche devant Tortoni avec son bel Octave. C'est ainsi queparlèrent les hommes de la société qui lesaperçurent. Ceux dont la santé n'était pas enbon état se livrèrentà cette occasionàde tristes réflexions sur la légèreté desgrandes dames qui reprenaient les façons d'agir de la cour deLouis XV. Dans les circonstances graves vers lesquelles nousmarchonsajoutaient ces pauvres gensil est bien maladroit dedonner au tiers état et à l'industrie l'avantage de larégularité des moeurs et de la décence desmanières. Les jésuites ont bien raison de débuterpar la sévérité.

Armancedit que le libraire venait d'envoyer trois volumes intitulés:Histoire de... -- Me conseillez-vous cet ouvrage? dit lamarquise à Octave. Il est si effrontément prônédans les journaux que je m'en méfie. -- Vous le trouverezcependant fort bien fait; l'auteur sait raconter et il ne s'estencore vendu à aucun parti. -- Mais est-il amusant? ditArmance. -- Ennuyeux comme la peste "répondit Octave.On parla de certitude historiquepuis de monuments. " Ne medisiez-vous pasun de ces joursreprit Mme de Bonnivetqu'il n'y ade certain que les monuments. -- Ouipour l'histoire des Romains etdes Grecsgens riches qui eurent des monuments; mais lesbibliothèques renferment des milliers de manuscrits sur lemoyen âgeet c'est paresse toute pure chez nos prétendussavants si nous n'en profitons pas. -- Mais ces manuscrits sontécrits en si mauvais latinreprit Mme de Bonnivet. -- Peuintelligible peut-être pour nos savantsmais pas si mauvais.Vous seriez fort contente des lettres d'Héloïse àAbailard. -- Leur tombeau étaitdit-onau Muséefrançaisdit Armancequ'en a-t-on fait ?

" Onl'a mis au Père-Lachaise. -- Allons le voir "dit Mme deBonnivetet quelques minutes après on arriva à cejardin anglaisle seul vraiment beau par sa position qui existe àParis. On visita le monument d'Abailardl'obélisque deMasséna; on chercha la tombe de Labédoyère.Octave vit le lieu où repose la jeune B.... et lui donna deslarmes.

Laconversation était sérieusegravemais d'un intérêttouchant. Les sentiments osaient se montrer sans aucun voile. A lavéritéon ne parlait que de sujets peu capables decompromettremais le charme céleste de la candeur n'en étaitpas moins vivement senti par les promeneursquand ils virents'avancer de leur côté un groupe où régnaitla spirituelle comtesse de G... Elle venait en ce lieu chercher desinspirationsdit-elle à Mme de Bonnivet.

Ce mot fitpresque sourire nos amis; jamais ce qu'il a de commun et d'affecténe leur avait paru si choquant. Mme de G...comme tout ce qu'il y ade vulgaire en Franceexagérait ses impressions pour arriverà l'effetet les personnes dont elle troublait l'entretiendiminuaient un peu leurs sentiments en les exprimantnon parfaussetémais par une sorte de pudeur instinctiveinconnuedes gens communsquelque esprit qu'ils aient.

Aprèsquelques mots de conversation généralecomme l'alléeétait fort étroiteOctave et Armance se trouvèrentun peu en arrière:

"Vous avez été indisposée avant-hierdit Octaveet même la pâleur de votre amie Méryen sortantde chez vousme fit craindre que vous ne fussiez trèssouffrante.

-- Jen'étais point maladedit Armance d'un ton de légèretéun peu marquéet l'intérêt que prend à cequi me regarde votre vieille amitiépour parler comme Mme deG...me fait un devoir de vous apprendre la cause de mes petitschagrins. Depuis quelque temps il est question d'un mariage pour moi;avant-hieron a été sur le point de tout rompreetc'est pourquoi j'étais un peu troublée au jardin. Maisje vous demande un secret absoludit Armance effrayée d'unmouvement de Mme de Bonnivet qui se rapprochait d'eux. Je compte surun secret éternelmême avec Madame votre mère etsurtout envers ma tante. " Cet aveu étonna beaucoupOctave; Mme de Bonnivet s'étant éloignée denouveau: " Voulez-vous me permettre une questionreprit-il;est-ce un mariage de convenance toute seule? "

Armanceàqui le mouvement et le grand air avaient donné les plus bellescouleurspâlit tout à coup. La veilleen formant sonprojet héroïqueelle n'avait pas prévu cettequestion si simple. Octave vit qu'il était indiscretetcherchait une plaisanterie pour changer de discourslorsque Armancelui dit en essayant de dominer sa douleur : " J'espèreque la personne qu'on propose méritera votre amitié;elle a toute la mienne. Mais si vous voulezne parlons plus de cetarrangementpeut-être encore assez éloigné. "Peu aprèson remonta en calèche et Octavequi netrouvait plus rien à direse fit descendre au Gymnase.



CHAPITREIX

Que lapaix habite dans ton seinpauvre logisqui te gardes toi-même.

Cymbeline.



La veilleaprès une journée affreuseet dont on ne pourrait seformer qu'une faible idée en pensant à l'étatd'un malheureux dépourvu de courageet qui se prépareà subir une opération de chirurgie souvent mortelleune idée était apparue à Armance: Je suis assezliée avec Octave pour lui dire qu'un ancien ami de ma famillesonge à me marier. Si mes larmes m'ont trahiecetteconfidence me rétablira dans son estime. Ce mariage prochainet les inquiétudes qu'il me causeferont attribuer mes larmesà quelque allusion un peu trop directe à la situationoù je me trouvais. S'il a un peu d'amour pour moihélas!il s'en guériramais du moins je pourrai être son amie;je ne serai pas exilée dans un couvent et condamnée àne plus le voirmême une seule foisdans toute ma vie.

Armancecompritles jours suivantsqu'Octave cherchait à devinerquelle était la personne préférée. Ilfaut qu'il connaisse l'homme dont il s'agitse dit-elle ensoupirant; mon cruel devoir s'étend jusque-là; ce n'estqu'à ce prix qu'il peut m'être permis de le voir encore.

Elle pensaau baron de Rissetancien chef vendéenpersonnage héroïquequi paraissait assez souvent dans le salon de Mme de Bonnivetmaisqui y paraissait pour se taire.

Dèsle lendemain Armance parla au baron des Mémoires de Mme de laRochejaquelein; elle savait qu'il en était jaloux; il en parlafort mal et fort au long. Mlle de Zohiloff aime-t-elle un neveu dubaronse dit Octaveou serait-il possible que les hauts faits duvieux général fissent oublier ses cinquante-cinq ans?Ce fut en vain qu'Octave essaya de faire parler le taciturne baronencore plus silencieux et méfiant depuis qu'il se voyaitl'objet de ces singulières prévenances.

Je ne saisquelle politesse trop marquéequi fut adressée àOctave par une mère qui avait des filles à mariereffaroucha sa misanthropie et lui fit dire à sa cousinequifaisait l'éloge de ces demoisellesqu'eussent-elles uneprotectrice encore plus éloquenteil s'étaitgrâceà Dieuinterdit toute admiration exclusive jusqu'àl'âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappa Armancecomme un coup de foudre ; de sa vie elle n'avait étéaussi heureuse. Dix fois peut-être depuis sa nouvelle fortuneOctave avait parlé devant elle de l'époque où ilsongerait à se marier. A la surprise que lui causa le mot deson cousinelle s'aperçut qu'elle l'avait oublié.

Cetinstant de bonheur fut délicieux. Tout occupée laveille de la douleur extrême que cause un grand sacrifice àfaire au devoirArmance avait entièrement oublié cetteadmirable source de consolation. C'étaient ces sortes d'oublisqui la faisaient accuser de manquer d'esprit par ces gens du monde àqui les mouvements de leur coeur laissent le loisir d'êtreattentifs à tout. Comme Octave venait d'avoir vingt ansArmance pouvait espérer d'être sa meilleure amie encorependant six années et de l'être sans remords. Etqui saitse disait-ellej'aurai peut-être le bonheur demourir avant la fin de ces six années?

Unenouvelle manière d'être commença pour Octave.Autorisé par la confiance qu'Armance lui témoignaitilosait la consulter sur les petits événements de sa vie.Presque chaque soir il avait le bonheur de pouvoir lui parler sansêtre précisément entendu des voisins. Il vit avecdélices que ses confidencesquelque minutieuses qu'ellesfussentn'étaient jamais à charge. Pour donner ducourage à sa méfianceArmance lui parlait aussi de seschagrinset il s'établit entre eux une intimité fortsingulière.

L'amour leplus heureux a ses orages; on peut même dire qu'il vit autantde ses terreurs que de ses félicités. Ni les oragesniles inquiétudes ne troublèrent jamais l'amitiéd'Armance et d'Octave. Il sentait qu'il n'avait aucun titre auprèsde sa cousine; il n'aurait pu se plaindre de rien.

Bien loinde s'exagérer la gravité de leurs relationsjamais cesâmes délicates ne s'étaient dit un mot àse sujet; le mot d'amitié même n'avait pas étéprononcé entre elles depuis la confidence de mariagefaiteauprès du tombeau d'Abailard. Commese voyant sans cesseilspouvaient se parler rarement sans être entendusils avaienttoujours dans leurs courts moments de liberté tant de choses às'apprendretant de faits à se communiquer rapidementquetoute vaine délicatesse était bannie de leurs discours.

Il fautconvenir qu'Octave aurait difficilement pu trouver un sujet deplainte. Tous les sentiments que l'amour le plus exaltéleplus tendrele plus purpeut faire naître dans un coeur defemmeArmance les éprouvait pour lui. L'espoir de la mortqui formait toute la perspective de cet amourdonnait même àson langage quelque chose de céleste et de résignétout à fait d'accord avec le caractère d'Octave.

Le bonheurtranquille et parfait dont le pénétrait la douce amitiéd'Armancefut si vivement senti par lui qu'il espéra changerde caractère.

Depuisqu'il avait fait la paix avec sa cousineil n'était plusretombé dans des moments de désespoir tel que celui quilui fit regretter de n'avoir pas été tué par lavoiture qui débouchait au galop dans la rue de Bourbon. Il dità sa mère: " Je commence à croire que jen'aurai plus de ces accès de fureur qui te faisaient craindrepour ma raison. "

Octaveétait plus heureuxil eut plus d'esprit. Il s'étonnaitde voir dans la société bien des choses qui nel'avaient jamais frappé auparavantquoique depuis longtempselles fussent sous ses yeux. Le monde lui semblait moins haïssableet surtout moins occupé de lui nuire. Il se disait qu'exceptédans la classe des femmes dévotes ou laideschacun songeaitbeaucoup plus à soiet beaucoup moins à nuire auvoisin qu'il n'avait cru l'apercevoir autrefois.

Ilreconnut qu'une légèreté de tous les momentsrend tout esprit de suite impossible; il s'aperçut enfin quece monde qu'il avait eu le fol orgueil de croire arrangé d'unemanière hostile pour lui n'était tout simplementque mal arrangé. Maisdisait-il à Armancetel qu'ilestil est à prendre ou à laisser. Il faut ou toutfinir rapidement et sans délai par quelques gouttes d'acideprussique ou prendre la vie gaiement. En parlant ainsiOctavecherchait à se convaincre bien plus qu'il n'exprimait uneconviction. Son âme était séduite par le bonheurqu'il devait à Armance.

Sesconfidences n'étaient pas toujours sans péril pourcette jeune fille. Quand les réflexions d'Octave prenaient unecouleur sombre; quand il était malheureux par la perspectivede l'isolement à venirArmance avait de la peine à luicacher combien elle eût été malheureuse de sefigurer qu'un instant dans sa vie elle pourrait être séparéede lui.

"Quand on n'a pas d'amis à mon âgelui disait Octave unsoirpeut-on espérer d'en acquérir encore? Aime-t-onpar projet? " Armance qui sentait ses larmes prêtes àla trahirfut obligée de le quitter brusquement. " Jevoislui dit-elleque ma tante veut me dire un mot. "

Octaveappuyé contre la fenêtrecontinua tout seul le cours deses réflexions sombres. Il ne faut pas bouder le mondesedit-il enfin. Il est si méchantqu'il ne daignerait pass'apercevoir qu'un jeune hommeenfermé à double tourdans un second étage de la rue Saint-Dominiquele hait avecpassion. Hélas! un seul être s'apercevrait que je manquedans le mondeet son amitié en serait navrée;et il se mit à regarder de loin Armance; elle étaitassise sur sa petite chaise auprès de la marquiseet luiparut dans cet instant d'une beauté ravissante. Tout lebonheur d'Octave qu'il croyait si ferme et si bien assurénetenait cependant qu'à ce seul petit mot amitiéqu'il venait de prononcer. On échappe difficilement àla maladie de son siècle: Octave se croyait philosophe etprofond.

Tout àcoup Mlle de Zohiloff se rapprocha de lui avec l'air de l'inquiétudeet presque de la colère. " On vient de raconter àma tantelui dit-elleune singulière calomnie sur votrecompte. Une personne graveet qui jusqu'ici ne s'est point montréevotre ennemieest venue lui dire que souvent à minuitquandvous sortez d'icivous allez finir la soirée dans d'étrangessalons qui ne sont à peu près que des maisons de jeu.

" Etce n'est pas tout; dans ces lieux où règne le ton leplus avilissantvous vous distinguez par des excès quiétonnent leurs plus anciens habitués. Non seulementvous vous trouvez environné de femmes dont la vue est unetachemais vous parlezvous tenez le dé dans leurconversation. L'on est allé jusqu'à dire que vousbrillez en ces lieux et par des plaisanteries dont le mauvais goûtpasse toute croyance. Les gens qui s'intéressent àvouscar il s'en est rencontré même dans ces salonsvous ont d'abord fait l'honneur de prendre ces mots pour de l'espritappris. Le vicomte de Malivert est jeunese sont-ils ditilaura vu employer ces plaisanteries dans quelque réunionvulgaire pour raviver l'attention et faire briller le plaisir dansles yeux de quelques hommes grossiers. Mais vos amis ont remarquéavec douleur que vous vous donniez la peine d'inventer sur place vosmots les plus révoltants. Enfin le scandale incroyable devotre prétendue conduite vous aurait valu une célébritémalheureuse parmi ce que Paris renferme de jeunes gens du plusmauvais ton.

" Lapersonne qui vous calomniecontinua Armance que le silence obstinéd'Octave commençait à déconcerter un peua finipar des détails que l'étonnement seul de ma tante l'aempêchée de contredire ".

Octaveremarquait avec délices que la voix d'Armance tremblaitpendant ce long récit. " Tout ce qu'on vous a racontéest vrailui dit-il enfinmais ne le sera plus à l'avenir.Je ne reparaîtrai pas dans des lieux où jamais l'onn'aurait dû voir votre ami ".

L'étonnementet l'affliction d'Armance furent extrêmes. Un instant elleéprouva un sentiment qui ressemblait à du mépris.Mais le lendemainlorsqu'elle revit Octavesa manière devoir sur ce qui est convenable dans la conduite d'un homme étaitbien changée. Elle trouvait dans le noble aveu de son cousinet surtout dans ce serment si simple fait à elleune raisonde l'aimer davantage. Armance crut être assez sévèreenvers elle-même en faisant le voeu de quitter Paris et de nejamais revoir Octave s'il reparaissait dans ces maisons si peu dignesde lui.



CHAPITREX

Oconoscenza! non è senza il suo perché che il fedelprete ti chiamô: al più gran dei mali. Ègli eratutto disturbatoe pero non dubitava ancoraal più al piudubitava di esser presto sul punto di dubitare. O conoscenza! tu seifatale a quellinei quali l'oprar segue da vicino il credo.

ILCARDINAL GERDIL.



Faut-ildire qu'Octave fut fidèle à sa promesse? Il abandonnades plaisirs proscrits par Armance.

Le besoind'agir et le désir d'observer des choses nouvelles l'avaientpoussé à voir la mauvaise compagniesouvent moinsennuyeuse que la bonne. Dès qu'il était heureuxunesorte d'instinct le portait à se mêler avec les hommes;il voulait les dominer.

Pour lapremière foisOctave avait entrevu l'ennui des manièrestrop parfaites et des excès de la froide politesse: le mauvaiston permet de parler de soià tort et à traversetl'on est moins isolé. Lorsqu'on a servi du punch dans cesbrillants salons de l'extrémité de la rue de Richelieuque les étrangers prennent pour la bonne compagnieon n'a pascette sensation: je suis ici dans un désert d'hommes. Aucontraireon peut se croire vingt amis intimesdont on ne sait pasle nom. Oserons-nous le dire au risque de compromettreà lafoiset nous et notre héros? Octave regretta quelques-uns deses compagnons de souper.

La partiede sa vie qui s'était écoulée avant son intimitéavec les habitants de l'hôtel de Bonnivetcommençait àlui paraître folle et entachée de duperie. Il pleuvaitse disait-il dans ses façons de penser originales et vives; aulieu de prendre un parapluieje m'irritais follement contre l'étatdu cielet dans des moments d'enthousiasme pour le beau et le justequi n'étaient au fond que des accès de foliejem'imaginais que la pluie tombait exprès pour me jouer unmauvais tour.

Charméde pouvoir parler à Mlle de Zohiloff des observations qu'ilavait faitescomme un autre Philibertdans de certains bals fortélégants: « J'y trouvais un peu d'imprévului disait-il. Je ne suis plus content de cette bonne compagnie parexcellenceque j'ai tant aimée. Il me semble que sous desmots adroits elle proscrit toute énergietoute originalité.Si l'on n'est copieelle vous accuse de mauvaises manières.Et puis la bonne compagnie usurpe. Elle avait autrefois privilègede juger de ce qui est bien; mais depuis qu'elle se croitattaquéeelle condamnenon plus ce qui est grossier etdésagréable sans compensationmais qu'elle croitnuisible à ses intérêts. »

Armanceécoutait froidement son cousinelle lui enfin: -- « Dece que vous pensez aujourd'huiau jacobinisme il n'y a qu'un pas. --J'en serais au désespoirreprit vivement Octave. -- Audésespoir de quoi? de connaître la véritédit Armance. Car apparemmentvous ne vous laisseriez pas convertirpar une doctrine entachée de fausseté. » Pendanttout le reste de la soiréeOctave ne put s'empêcher deparaître rêveur.

Depuisqu'il voyait un peu plus la société telle qu'elle estOctave commençait à soupçonner que Mme deBonnivetavec la prétention suprême de ne songer jamaisau monde et de mépriser les succèsétaitl'esclave d'une ambition sans bornes.

Certainescalomnies des ennemies de la marquiseque le hasard avait portéesjusqu'à lui et qui lui paraissaient le comble de l'horreurquelques mois auparavantne furent plus à ses yeux que desexagération perfides ou de mauvais goût. Ma bellecousine n'est point satisfaitese disait-ild'une naissanceillustred'une fortune immense. La grande existence que lui assurentsa conduite irréprochablela prudence de son espritsabienfaisance savante est peut-être pour elle un moyen et nonpas un but

Mme deBonnivet a besoin de pouvoir. Mais elle est fort délicate surl'espèce de ce pouvoir. Les respects qu'on obtient par legrand état dans le mondepar le crédit à lacourpar tous les avantages que l'on peut réunir dans unemonarchiene sont plus rien pour elleelle en jouit depuis troplongtempsils l'ennuient. Quand on est roique peut-il manquer? --d'être Dieu.

Elle estblasée sur les plaisirs donnés par les respects desintérêtsil lui faut les respects du coeur. Elle abesoin de la sensation qu'éprouve Mahomet quand il parle àSeïdeet il me semble que j'ai été fort prèsde l'honneur d'être Seïde.

Ma bellecousine ne peut remplir sa vie avec la sensibilité qui luimanque. Il lui fautnon pas des illusions touchantes ou sublimesnon pas le dévouement et la passion d'un seul hommemais sevoir regarder comme une prophétesse par une foule d'adepteset surtout si l'un d'eux se révoltepouvoir le briser àl'instant. Elle a trop de positif dans le caractèrepour secontenter d'illusions; il lui faut la réalité de lapuissanceet si je continue à lui parler à coeurouvert sur bien des chosesun jour ce pouvoir absolu pourras'exercer à mes dépens.

Il ne sepeut pas qu'elle ne soit bientôt assiégée par deslettres anonymes; on lui reprochera mes visites trop fréquentes.La duchesse d'Ancrepiquée de mes négligences pour sonsalonse permettrapeut-êtrede la calomnie directe. Mafaveur ne peut résister à ce double danger. Bientôten gardant soigneusement tous les dehors de l'amitié la plusempresséeet en m'accablant de reproches sur la raretéde mes visitesMme de Bonnivet me mettrait dans la nécessitéde les rendre fort rares.

Parexemple j'ai l'air d'être à demi converti au mysticismeallemand; elle me demandera quelque démarche publique et partrop ridicule. Si je m'y soumets par amitié pour Armancebientôt l'on me proposera quelque chose de tout à faitimpossible.



CHAPITREXI

Somewhatlight as air.

There's language in her eyeher cheekherlip

Nayher foot speaks; her wanton spirits look out

Atevery joint and motive of her body.

O these encountererssoglib of tongue

That give accosting welcome ere it comes.


Troilusand Cressidaact. IV.

Il étaitpeu de salons agréables appartenant à la sociétéqui trois fois par an va chez le roidans lesquels Octave ne fûtadmis et fêté. Il remarqua la célébritéde Mme la comtesse d'Aumale. C'était la coquette la plusbrillante et peut-être la plus spirituelle de l'époque.Un étranger de mauvaise humeur a dit que les femmes de lahaute société en France ont un peu le tour d'espritd'un vieil ambassadeur. C'était le caractère del'enfance qui brillait dans les manières de Mme d'Aumale. Lanaïveté de ses reparties et la gaieté folle de sesactionstoujours inspirées par la circonstance du momentfaisaient le désespoir de ses rivales. Elle avait des capricesd'un imprévu admirableet comment imiter un caprice?

Le naturelet l'imprévu n'étaient point la partie brillante de laconduite d'Octave. C'était un être tout mystère.Jamais d'étourderie chez luisi ce n'est quelquefois dans sesconversations avec Armance. Mais il lui fallait la certitude den'être pas interrompu à l'improviste. On ne pouvait luireprocher de la fausseté ; il eût dédaignéde mentirmais jamais il n'allait directement à son but.

Octaveprit à son service un valet de pied qui sortait de chez Mmed'Aumale; cet hommeancien soldatétait intéresséet très fin. Octave le faisait monter à cheval avecluidans de grandes promenades de sept à huit lieuesqu'ilfaisait dans les bois qui entourent Pariset il y avait des momentsd'ennui apparent où il lui permettait de parler. En moins dequelques semainesOctave eut les renseignements les plus certainssur la conduite de Mme d'Aumale. Cette jeune femmequi s'étaitfort compromise par une étourderie sans bornesméritaitréellement toute l'estime que quelques personnes ne luiaccordaient plus.

Octavecalcula la quantité de temps et de soins que lui prendrait lasociété de Mme d'Aumaleet il espérasans tropse gênerpouvoir passer bientôt pour amoureux de cettefemme brillante. Il arrangea si bien les chosesque ce fut Mme deBonnivet elle-même quiau milieu d'une fête qu'elledonnait à son château d'Andillyle présenta àMme d'Aumale; et la manière fut pittoresque et frappante pourl'étourderie de la jeune comtesse.

Dans ledessein d'égayer une promenade que l'on faisaitde nuitsousles bois charmants qui couronnent les hauteurs d'AndillyOctaveparut tout à coup déguisé en magicienetéclairé par des feux du Bengale adroitement cachésderrière le tronc de quelques vieux arbres. Octave étaitfort beau ce soir-làet Mme de Bonnivetsans s'en douterparlait de lui avec une sorte d'exaltation. Moins d'un mois aprèscette première entrevueon commença à dire quele vicomte de Malivert avait succédé à M. deR... et à tant d'autres dans l'emploi d'ami intime de Mmed'Aumale.

Cettefemme si légère que ni elle-même ni personne nesavait jamais ce qu'elle ferait le quart d'heure d'aprèsavait remarqué que la pendule d'un salonen sonnant minuitrenvoie chez eux la plupart des ennuyeuxgens fort rangés; etelle recevait de minuit à deux heures. Octave sortait toujoursle dernier du salon de Mme de Bonnivet et crevait ses chevaux pourarriver plus tôt chez Mme d'Aumalequi habitait la chausséed'Antin. Là il trouvait une femme qui remerciait le ciel de sahaute naissance et de sa fortuneuniquement à cause duprivilège qu'elle en tiraitde faire à chaque minutede la journée ce que lui inspirait le caprice du moment.

A lacampagneà minuitquand tout le monde quitte le salonMmed'Aumale remarquait-elleen traversant le vestibuleun temps douxet un clair de lune agréableelle prenait le bras du jeunehomme quice soir-là lui semblait le plus amusantet allaitcourir les bois. Un sot se proposait-il pour la suivre dans sapromenade; elle le priait sans façon de se diriger d'un autrecôté; mais le lendemainpour peu que son promeneur dela veille l'eût ennuyéeelle ne lui reparlait pas Ilfaut convenir qu'en présence d'un esprit aussi vifau serviced'une aussi mauvaise têteil était fort difficile de nepas paraître un peu terne.

C'est cequi fit la fortune d'Octavela partie amusante de son caractèreétait parfaitement invisible aux gens qui avant que d'agirsongent toujours à un modèle à suivre et auxconvenances. En revanche personne ne devait y être plussensible que la plus jolie femme de Paris toujours courant aprèsquelque idée nouvelle qui pût lui faire passer la soiréed'une manière piquante. Octave suivait partout Mme d'Aumale etpar exemple au Théâtre-Italien.

Pendantles deux ou trois dernières représentations de MmePasta où la mode avait amené tout Parisil se donna lapeine de parler très haut à la jeune comtesseet defaçon à troubler entièrement le spectacle. Mmed'Aumaleamusée par ce qu'il lui disaitfut ravie de l'airsimple avec lequel il était impertinent.

Rien nesemblait de plus mauvais goût à Octave; mais ilcommençait à ne se point mal tirer des sottises. Ladouble attention qu'en se permettant une chose ridiculeil donnaitmalgré lui à l'impertinence qu'il faisait et àla démarche sage dont elle prenait la placemettait dans sesyeux un certain feu qui amusait Mme d'Aumale. Octave trouvaitplaisant de faire répéter partout qu'il étaitamoureux fou de la comtesseet de ne jamais rien dire à cettejeune et charmante femmeavec laquelle il passait sa viequiressemblât le moins du monde à de l'amour.

Mme deMalivertétonnée de la conduite de son filsallaquelquefois dans les salons où il se trouvait à lasuite de Mme d'Aumale. Un soir en sortant de chez Mme de Bonnivetelle la pria de lui céder Armance pour la journée dulendemain. -- « J'ai beaucoup de papiers à mettre enordreet il me faut les yeux de mon Armance. »

Lelendemaindès onze heures du matinavant le déjeunerainsi qu'on en était convenula voiture de Mme de Malivertvint chercher Armance. Ces dames déjeunèrent seules.Quand la femme de chambre de Mme de Malivert les quitta: --Souvenez-vousdit sa maîtresseque je n'y suis pour personnepas plus pour Octave que pour M. de Malivert. Elle poussa laprécaution jusqu'à fermer elle-même le verrou deson antichambre.

Quand ellefut bien établie dans sa bergèreet Armance assisedevant elle sur sa petite chaise: `« Ma petitelui dit-elleje vais te parler d'une chose à laquelle je suis décidéedepuis longtemps. Tu n'as que cent louis de rentevoilà toutce que mes ennemis pourront dire contre le désir passionnéque j'ai de te faire épouser mon fils. » En disant cesmotsMme de Malivert se jeta dans les bras d'Armance. Ce moment futle plus beau de la vie de cette pauvre fille; de douces larmesinondaient son visage.



CHAPITREXII

Estavaslinda Ignezposta em socego

De teus annos colhendo docefruto

Naquelle engano da alma ledo e cego

Que afortunanaô deixa durar muito.


OsLusiadascant. III.



Maischère mamandit Armance longtemps après et lorsqu'oneut repris un peu la faculté de parler raisonOctave ne m'ajamais dit qu'il me fût attaché comme il me semble qu'unmari doit l'être à sa femme. -- S'il ne fallait pas melever pour te conduire devant un miroirrépondit Mme deMalivert je te ferais voir tes yeux brillants de bonheur en cemomentet je te prierais de me redire que tu n'es pas sûre ducoeur d'Octave. J'en suis sûremoiqui ne suis que sa mère.Au resteje ne me fais point illusion sur les défauts quepeut avoir mon filset je ne veux pas de ta réponse avanthuit grands jours. »

Je ne saissi c'est au sang sarmate qui circulait dans ses veinesou àses malheurs si précoces qu'Armance devait la facultéd'apercevoir d'un coup d'oeil tout ce qu'un changement soudain dansla vie renfermait de conséquences. Et que cette nouvelleposition des choses pût décider de son sort ou de celuid'un indifférentelle en voyait les suites avec la mêmenetteté. Cette force de caractère ou d'esprit luivalait à la fois les confidences de tous les jours et lesréprimandes de Mme de Bonnivet. La marquise la consultaitvolontiers sur ses projets les plus intimes; et dans d'autresmoments: « Avec cet esprit-làlui disait-elleunejeune fille n'est jamais bien ».

Aprèsle premier moment de bonheur et de profonde reconnaissanceArmancepensa qu'elle ne devait rien dire à Mme de Malivert de lafausse confidence qu'elle avait faite à Octave relativement àun prétendu mariageMme de Malivert n'a pas consultéson filspensa-t-elleou bien il lui a caché l'obstacle quis'oppose à son dessein. Cette seconde possibilité jetabeaucoup de sombre dans l'âme d'Armance.

Ellevoulait croire qu'Octave n'avait pas d'amour pour elle; chaque jourelle avait besoin de cette certitude pour justifier à sespropres yeux bien des prévenances que se permettait sa tendreamitiéet cependant cette preuve terrible de l'indifférencede son cousinqui lui arrivait tout à coupaccablait soncoeur d'un poids énormeet lui ôtait jusqu'à laforce de parler.

Parcombien de sacrifices Armance n'eût-elle pas acheté encet instant le pouvoir de pleurer en liberté! Si ma cousinesurprend une larme dans mes yeuxse disait-ellequelle conséquencedécisive ne se croirait-elle pas en droit d'en tirer? Qui saitmême sidans son empressement pour ce mariageelle ne citerapas mes larmes à son filscomme une preuve que je répondsà sa prétendue tendresse? Mme de Malivert ne fut pointétonnée de l'air de rêverie profonde qui s'emparad'Armance à la fin de cette journée.

Ces damesretournèrent ensemble à l'hôtel de Bonnivetetquoique Armance n'eût pas vu son cousin de toute la journéemême sa présencequand elle l'aperçut dans lesalonne put l'arracher à sa noire tristesse. A peine luirépondait-elle; elle n'en avait pas la force. Sa préoccupationparut évidente à Octavenon moins que son indifférencepour lui ; il lui dit tristement: « Aujourd'huivous n'avezpas le temps de songer que je suis votre ami ».

Pour touteréponseArmance le regarda fixement et ses yeux prirentsansqu'elle y songeâtcette expression sérieuse et profondequi lui valait de si belles morales de la part de sa tante.

Ce motd'Octave lui perçait le coeur; il ignorait donc la démarchede sa mèreou plutôt n'y prenait aucun intérêtet ne voulait être qu'ami. Quand après avoir vu partirla société et reçu les confidences de Mme deBonnivet sur l'état où se trouvaient tous ses diversprojetsArmance put enfin se voir seule dans sa petite chambreellese trouva en proie à la plus sombre douleur. Jamais elle nes'était sentie aussi malheureuse; jamais vivre ne lui avaitfait tant de mal. Avec quelle amertume ne se reprocha-t-elle pas lesromans dans lesquels elle laissait quelquefois son imaginations'égarer ! Dans ces moments heureuxelle osait se dire : Sij'étais née avec de la fortune et qu'Octave eûtpu me choisir pour la compagne de sa vied'après soncaractère tel que je le connaisil eût rencontréplus de bonheur auprès de moi qu'auprès d'aucune autrefemme au monde.

Ellepayait cher maintenant ces suppositions dangereuses. La profondedouleur d'Armance ne diminua point les jours suivants; elle nepouvait s'abandonner un instant à la rêveriesansarriver au plus parfait dégoût de toutes choseset elleavait le malheur de sentir vivement son état. Les obstaclesétrangers à un mariage auqueldans toutes lessuppositionselle n'eût jamais consentisemblaient s'aplanir;mais le coeur seul d'Octave n'était point pour elle.

Mme deMalivertaprès avoir vu naître la passion de son filspour Armanceavait été alarmée de sesassiduités auprès de la brillante comtesse d'Aumale.Mais il lui avait suffi de les voir ensemblepour deviner que cetterelation était un devoir que la bizarrerie de son fils s'étaitimposé; Mme de Malivert savait bien que si elle l'interrogeaità cet égardil lui répondrait par la vérité;mais elle s'était soigneusement abstenue des questions mêmeles plus indirectes. Ses droits ne lui semblaient pas aller jusquelà. Par égard pour ce qu'elle croyait devoir àla dignité de son sexeelle avait voulu parler de ce mariageà Armanceavant de s'en ouvrir avec son filsde la passionduquel elle était sûre.

Aprèsavoir fait part de son projet à Mlle de ZohiloffMme deMalivert s'arrangea pour se trouver des heures entières dansle salon de Mme de Bonnivet. Elle crut voir qu'il se passait quelquechose d'étrange entre Armance et son fils. Armance étaitévidemment fort malheureuse. Serait-il possiblese dit Mme deMalivertqu'Octave qui l'adore et la voit sans cesse ne lui aitjamais dit qu'il l'aime?

Le jour oùMlle de Zohiloff devait donner sa réponse était arrivé.Le matinde bonne heureMme de Malivert lui envoya sa voiture et unpetit billet par lequel elle la priait de venir passer une heure avecelle. Armance arriva avec la physionomie qu'on a après unelongue maladie; elle n'eût pas eu la force de venir àpied. Dès qu'elle fut seule avec Mme de Malivertelle lui ditavec une douceur parfaiteau fond de laquelle on entrevoyait cettefermeté que donne le désespoir : « Mon cousin ade l'originalité dans le caractère; son bonheur exigeet peut-être le mienajouta-t-elle en rougissant beaucoupquejamais mon adorable maman ne lui parle d'un projet que lui a inspiréson extrême prévention en ma faveur ». Mme deMalivert affecta d'accorder avec beaucoup de peine son consentement àce qu'on lui demandait. « Je puis mourir plus tôt que jene le pensedisait-elle à Armanceet alors mon filsn'obtiendra pas la seule femme au monde qui puisse adoucir le malheurde son caractère. Je suis sûre que c'est la raisond'argent qui te décidedisait-elleen d'autres moments;Octavequi a sans cesse quelque confidence à te fairen'apas été dupe au point de ne pas t'avouer ce dont jesuis sûrec'est qu'il t'aime avec toute la passion dont il estcapableet c'est beaucoup diremon enfant. Si certains momentsd'exaltationqui deviennent plus rares tous les jourspeuventdonner lieu à quelques objections contre le caractèredu mari que je t'offretu auras la douceur d'être aiméecomme peu de femmes le sont aujourd'hui. Dans les temps orageux quipeuvent survenirla fermeté de caractère chez un hommesera une grande probabilité de bonheur pour sa famille.

« Tusais toi-mêmemon Armanceque les obstacles extérieursqui écrasent les hommes vulgaires ne sont rien pour Octave. Sison âme est paisiblele monde entier ligué contre luine lui donnerait pas un quart d'heure de tristesse. Orje suiscertaine que la paix de son âme dépend de tonconsentement. Juge toi-même de l'ardeur avec laquelle je doisle solliciter; de toi dépend le bonheur de mon fils. Depuisquatre ans je pense jour et nuit au moyen de l'assurerje n'avais pule découvrir: enfin il t'a aimée. Quant à moije serai la victime de ta délicatesse excessive. Tu ne veuxpas encourir le blâme d'épouser un mari beaucoup plusriche que toiet je mourrai avec les plus grandes inquiétudessur l'avenir d'Octaveet sans avoir vu mon fils uni à lafemme quede ma viej'ai le plus estimée. »

Cesassurances de l'amour d'Octave étaient déchirantes pourArmance. Mme de Malivert remarquait dans les réponses de sajeune parente un fonds d'irritation et de fierté blessée.Le soirchez Mme de Bonnivetelle observa que la présence deson fils n'ôtait point à Mlle de Zohiloff cette sorte demalheur qui vient de la crainte de n'avoir pas eu assez d'orgueilenvers ce qu'on aimeet d'avoir peut-être ainsi perdu de sonestime. Est-ce une fille pauvre et sans famillese disait Armancequi doit tomber dans ces sortes d'oublis?

Mme deMalivert elle-même était fort inquiète. Aprèsbien des nuits passées sans sommeilelle s'arrêta enfinà l'idée singulièremais probable àcause de l'étrange caractère de son filsqueréellementainsi qu'Armance l'avait ditil ne lui avaitpoint parlé de son amour.

Est-ilpossiblepensait Mme de Malivertqu'Octave soit timide à cepoint? Il aime sa cousine; elle est la seule personne au monde quipuisse le garantir des accès de mélancolie qui m'ontfait trembler pour lui.

Aprèsy avoir bien réfléchielle prit son parti; un jourelle dit à Armance d'un ton assez indifférent: «Je ne sais pas ce que tu as fait à mon filsafin de ledécourager; mais tout en m'avouant qu'il a pour toil'attachement le plus profondl'estime la plus parfaiteetqu'obtenir ta main serait à ses yeux le premier des biensilajoute que tu opposes un obstacle invincible à ses voeux lesplus cherset que certainement il ne voudrait pas te devoir auxpersécutions que nous te ferions subir en sa faveur ».



CHAPITREXIII

Ay! que yasiento en mi cuidoso pecho

Labrarme poco a poco un vivo fuego

Y desde alli con movimiento blando

Ir por venas yhuesos penetrando.


Araucanac. XXII.



L'extrêmebonheur qui se peignit dans les yeux d'Armance consola Mme deMalivertqui sentait bien quelque remords de mêler un petitmensonge à une négociation aussi grave. Aprèstoutse disait-elle quel mal peut-il y avoir de hâter lemariage de deux enfants charmantsmais un peu fierset qui ont l'unpour l'autre une passion telle qu'on en voit si rarement dans lemonde? Conserver la raison de mon filsn'est-ce pas mon premierdevoir?

Lesingulier parti auquel venait de se résoudre Mme de Malivertavait délivré Armance de la plus profonde douleurqu'elle eût éprouvée de sa vie. Un peu auparavantelle désirait la mort; et ce motqu'on supposait prononcépar Octavela plaçait au comble de la félicité.Elle était bien résolue à ne jamais accepter lamain de son cousin; mais ce mot charmant lui permettait de nouveaul'espoir de bien des années de bonheur. Je pourrai l'aimer ensecretse disait-ellependant les six années quis'écouleront avant son mariageet je serai aussi heureuse etpeut-être bien plus que si j'étais sa compagne. Nedit-on pas que le mariage est le tombeau de l'amourqu'il peut yavoir des mariages agréablesmais qu'il n'en est aucun dedélicieux? Je tremblerais d'épouser mon cousin. Si jene le voyais pas le plus heureux des hommesje serais moi-mêmeau comble du désespoir. Vivant au contraire dans notre pure etsainte amitiéaucun des petits intérêts de lavie ne pourra jamais atteindre à la hauteur de nos sentimentset venir les flétrir.

Armancepesa avec tout le calme du bonheur les raisons qu'elle s'étaitdonnées autrefois pour ne jamais accepter la main d'Octave. Jepasserais dans le monde pour une dame de compagnie qui a séduitle fils de la maison. J'entends d'ici ce que dirait Mme la duchessed'Ancre et même les femmes les plus respectablespar exemplela marquise de Seyssins qui voit dans Octave un époux pourl'une de ses filles.

La pertede ma réputation serait d'autant plus rapideque j'ai vécudans l'intimité de plusieurs des femmes les plus accréditéesde Paris. Elles peuvent tout dire sur mon compteelles seront crues.Ciel! dans quel abîme de honte elles peuvent me précipiter!Et Octave pourrait un jour m'ôter son estimecar je n'ai aucunmoyen de défense. Où est le salon où je pourraisélever la voix? Où sont mes amis? Et d'ailleursd'après la bassesse évidente d'une telle actionquellejustification serait possible? Quand j'aurais une familleun frèreun pèrecroiraient-ils jamais que si Octave était àma place et moi fort richeje lui serais aussi dévouéeque je le suis en ce moment?

Armanceavait une raison pour sentir vivement le genre d'indélicatessequi a rapport à l'argent. Fort peu de jours auparavantOctavelui avait dità propos d'une certaine majorité qui fitdu bruit: « J'espèrequand j'aurai pris ma place dansla vie activene pas me laisser acheter comme ces messieurs. Je puisvivre avec cinq francs par jouret sous un nom supposé ilm'est possible en tout pays de gagner le double de cette sommeenqualité de chimiste attaché à quelquemanufacture. »

Armanceétait si heureusequ'elle ne se refusa l'examen d'aucuneobjectionquelque périlleuse qu'en fût la discussion.Si Octave me préférait à la fortune et àl'appui qu'il peut attendre de la famille d'une épousesonégale pour le rangnous pourrions aller vivre dans lasolitude. Pourquoi ne pas passer dix mois de l'année danscette jolie terre de Maliverten Dauphinédont il me parlesouvent? Le monde nous oublierait bien vite. -- Oui; mais moijen'oublierais pas qu'il est un lieu sur la terre où je suismépriséeet méprisée par les âmesles plus nobles.

Voirl'amour s'éteindre dans le coeur d'un époux qu'on adoreest le plus grand de tous les malheurs pour une jeune personne néeavec de la fortuneeh bience malheur si affreux ne serait encorerien pour moi. Même quand il continuerait à me chérirchaque jour serait empoisonné par la crainte qu'Octave ne vîntà penser que je l'ai préféré àcause de la différence de nos fortunes. Cette idée nese présentera pas à luije veux le croire; des lettresanonymes comme celles qu'on adresse à Mme de Bonnivetviendront la mettre sous ses yeux. Je tremblerai à chaquepaquet qu'il recevra de la poste. Nonquoi qu'il puisse arriverilne faut jamais accepter la main d'Octaveet le parti commandépar l'honneur est aussi le plus sûr pour notre bonheur.

Lelendemain du jour qui fut si heureux pour ArmanceMmes de Malivertet de Bonnivet allèrent s'établir dans un joli châteaucaché dans les bois qui couronnent les hauteurs d'Andilly. Lesmédecins de Mme de Malivert lui avaient recommandé despromenades à cheval et au pas; et dès le lendemain deson arrivée à Andillyelle voulut essayer deuxcharmants petits poneys qu'elle avait fait venir d'Écosse pourArmance et pour elle. Octave accompagna ces dames dans leur premièrepromenade. On avait à peine fait un quart de lieuequ'il crutremarquer un peu plus de réserve dans les manières desa cousine à son égardet surtout une dispositionmarquée à la gaieté.

Cettedécouverte lui donna beaucoup à penseret ce qu'ilobserva pendant le reste de la promenade le confirma dans sessoupçons. Armance n'était plus la même pour lui.Il était clair qu'elle allait se marier; il allait perdre leseul ami qu'il eût au monde. En aidant Armance àdescendre de chevalil trouva l'occasion de lui diresans êtreentendu de Mme de Malivert: « Je crains bien que ma joliecousine ne change bientôt de nom; cet événementva m'enlever la seule personne au monde qui voulût bienm'accorder quelque amitié. -- JAMAISlui dit Armanceje necesserai d'avoir pour vous l'amitié la plus dévouéeet la plus exclusive. » Mais pendant qu'elle prononçaitrapidement ces motsil y avait tant de bonheur dans ses yeuxqu'Octave prévenu y vit la certitude de toutes ses craintes.

La bontél'air d'intimitéen quelque sortequ'Armance eut avec luipendant la promenade du lendemainachevèrent de lui ôtertoute tranquillité: Je voisse disait-ilun changementdécidé dans la manière d'être de Mlle deZohiloff; elle était fort agitée il y a quelques jourselle est maintenant fort heureuse. J'ignore la cause de cechangementdonc il ne peut être que contre moi.

Qui eutjamais la sottise de choisir pour amie intime une jeune fille dedix-huit ans? Elle se marie et tout est fini. C'est mon exécrableorgueil qui fait que je mourrais plutôt mille fois que d'oserdire à un homme ce que je confie à Mlle de Zohiloff.

Le travailpourrait être une ressource; mais n'ai-je pas abandonnétoute occupation raisonnable? A vrai diredepuis six moistâcherde me rendre aimable aux yeux d'un monde égoïste et platn'est-ce pas mon seul travail? Pour se livrer au moins à cegenre de gêne utiletous les joursaprès la promenadede sa mèreOctave quittait Andilly et venait faire desvisites à Paris. Il cherchait des habitudes nouvelles pouroccuper le vide que laisserait dans sa vie cette charmante cousinequand elle quitterait sa société pour suivre son mari;cette idée lui donnait le besoin d'un exercice violent.

Plus soncoeur était serré de tristesseplus il parlait etcherchait à se plaire; ce qu'il redoutaitc'était dese trouver seul avec lui-même; c'était surtout la vue del'avenir. Il se répétait sans cesse: J'étais unenfant de choisir une jeune fille pour amie. Ce motpar sonévidencedevint bientôt une sorte de proverbe àses yeuxet l'empêcha de pousser plus avant ses recherchesdans son propre coeur.

Armancequi voyait sa tristesseen était attendrieet se reprochaitsouvent la fausse confidence qu'elle lui avait faite. Il ne sepassait pas de jour qu'en le voyant partir pour Pariselle ne fûttentée de lui dire la vérité. Mais ce mensongefait toute ma force contre luise disait-elle; si je lui avoueseulement que je ne suis pas engagéeil me suppliera de céderaux voeux de sa mèreet comment résister? Cependantjamais et sous aucun prétexte je ne dois consentir ; noncemariage prétendu avec un inconnu que je préfèreest ma seule défense contre un bonheur qui nous perdrait tousdeux.

Pourdissiper la tristesse de ce cousin trop chériArmance sepermettait avec lui les petites plaisanteries de l'amitié laplus tendre. Il y avait tant de grâce et de gaieté naïvedans les assurances d'éternelle amitié de cette jeunefille si naturelle dans toutes ses actionsque souvent la noiremisanthropie d'Octave en était désarmée. Ilétait heureux en dépit de lui-même; et dans cesmoments rien aussi ne manquait au bonheur d'Armance. Qu'il est douxse disait-ellede faire son devoir! Si j'étais l'époused'Octavemoifille pauvre et sans familleserais-je aussicontente? Mille soupçons cruels m'assiégeraient sanscesse. Mais après ces moments où elle était sisatisfaite d'elle-même et des autresArmance finissait partraiter Octave mieux qu'elle n'aurait voulu. Elle veillait bien surses paroleset jamais ses paroles n'exprimaient autre chose que laplus sainte amitié. Mais le ton dont certains mots étaientdits! les regards qui quelquefois les accompagnaient! tout autrequ'Octave eût su y voir l'expression de la passion la plusvive. Il en jouissait sans les comprendre.

Dèsqu'il pouvait songer sans cesse à sa cousinesa penséene s'arrêtait plus avec passion sur rien autre au monde. Ilredevint juste et même indulgent et son bonheur lui fitdéserter ses raisonnements sévères sur bien deschoses: les sots ne lui semblaient plus que des êtresmalheureusement nés.

«Est-ce la faute d'un homme s'il a les cheveux noirs? disait-il àArmance. Mais c'est à moi de fuir soigneusement cet hommesila couleur de ses cheveux me fait mal. »

Octavepassait pour méchant dans quelques sociétésetles sots avaient de lui une peur instinctive; à cette époqueils se réconcilièrent avec lui. Souvent il portait dansle monde tout le bonheur qu'il devait à sa cousine. On lecraignit moinson trouva son amabilité plus jeune. Il fautavouer que dans toutes ses démarches il y avait un peu del'enivrement que donne ce genre de bonheur que l'on ne s'avoue pas àsoi-même; la vie coulait pour lui rapidement et avec délices.Ses raisonnements sur lui- même ne portaient plus l'empreintede cette logique inexorabledureet se complaisant dans sa duretéqui pendant sa première jeunesse avait dirigé toutesses actions. Prenant souvent la parole sans savoir comment ilfinirait sa phraseil partait beaucoup mieux.



CHAPITREXIV

Il giovincuore o non vede affatto i difetti di chi li sta vicino o li vedeimmensi. Error commune ai giovinetti che portono fuoco nell' internodell'anima.

LAMPUGNANI.



Un jourOctave apprit à Paris qu'un des hommes qu'il voyait le plussouvent et avec le plus d'agrémentqu'un de ses amiscommeon dit dans le mondedevait la belle fortune qu'il dépensaitavec grâce à l'action la plus basse à ses yeux(un héritage capté). Mlle de Zohiloffàlaquelle il se hâtadès son arrivée àAndillyde faire part de cette fâcheuse découvertetrouva qu'il la supportait fort bien. Il n'eut point d'accèsde misanthropieil ne voulut point rompre outrageusement avec cethomme.

Un autrejouril revint de fort bonne heure d'un château de Picardie oùil devait passer toute la soirée. -- « Que cesconversations sont insipidesdit-il à Armance! Toujours lachassela beauté de la campagnela musique de Rossinilesarts! et encore ils mentent en s'y intéressant. Ces gens ontla sottise d'avoir peurils se croient dans une ville assiégéeet s'interdisent de parler des nouvelles du siège. La pauvreespèce! et que je suis contrarié d'en être! -- Ehbien! allez voir les assiégeantsdit Armanceleurs ridiculesvous aideront à supporter ceux de l'armée au milieu delaquelle vous a jeté votre naissance. -- C'est une grandequestiondit Octave. Dieu sait si je souffre quand je vois dans unde nos salons un de nos amis ouvrir un avis ou absurde ou cruelmaisenfin je puis me taire avec honneur. Ma douleur est tout invisible.Mais si je me fais présenter au banquier Martigny... -- Ehbiendit Armancecet homme si finsi spirituelsi esclave de savanitévous recevra à bras ouverts. -- Sans doutemais de mon côtéquelque modéréquelquemodestequelque silencieuxque je cherche à me fairejefinirai par exprimer mon avis sur quelque chose ou sur quelqu'un. Uneseconde aprèsla porte du salon s'ouvre avec fracas; onannonce monsieur un telfabricant à...qui d'une voix destentors'écrie dès la porte : Croiriez- vousmoncher Martignyqu'il y a des ultras assez bêtesassez platsassez stupides pour dire que... Et là-dessusce bravefabricant répètemot pour motle petit bout d'opinionque je viens d'énoncer en toute modestie. -- Que faire? -- Nepas entendre. -- Tel serait mon goût. Je ne suis pas en cemonde pour corriger les manières grossières ni lesesprits de travers; encore moins veux-je donner à cet hommeen lui parlantle droit de me serrer la main dans la ruequand ilme rencontrera. Mais dans ce salonj'ai le malheur de ne pas êtreexactement comme un autre. Plût à Dieu que je pusse ytrouver l'égalité dont ces messieurs font tantde bruit! Par exemple que voulez-vous que je fasse du titre que jeporte quand on m'annonce chez M. Martigny? -- Mais vous avez leprojet de quitter ce titre si jamais vous le pouvez sans choquer M.votre père. -- Sans doute ; mais l'oubli de ce titreendisant mon nom au laquais de M. Martignyn'aurait-il pas l'air d'unelâcheté? C'est comme Rousseau qui appelait son chienTurc au lieu de Ducparce qu'il y avait un duc dans lachambre *.

[*CommeRousseaule pauvre Octave se bat contre des chimères. Il eûtpassé inaperçu dans tous les salons de Parismalgréle mot qui précède son nom . Il règne d'ailleursdans sa peinture de la partie de la société qu'il n'ajamais vueun ton d'animosité ridicule dont il se corrigera.Les sots sont de toutes les classes. S'il en était une qu'àtort ou à raison on accusât de grossièretéelle se distinguerait bientôt par une grande pruderie etsolennité de manières.]

-- Maisl'on ne hait pas tant les titres chez les banquiers libérauxdit Armance; l'autre jour Mme de Claix qui va partouts'est trouvéeau bal de M. Montangeet vous savez bien que le soir elle nous afait rire en prétendant qu'ils aiment tant les titres qu'elleavait entendu annoncer: madame la colonelle. -- Depuis que lamachine à vapeur est la reine du mondeun titre est uneabsurditémais enfinje suis affublé de cetteabsurdité. Elle m'écrasera si je ne la soutiens. Cetitre attire l'attention sur moi. Si je ne réplique pas àcette voix tonnante du fabricant qui crie dès la porte que ceque je viens de dire est une âneriequelques regards ne mechercheront-ils pas? Telle est la faiblesse de mon caractère:Je ne puis secouer les oreilles et me moquer de toutcomme le veutMme d'Aumale. Si j'aperçois ces regardstout plaisir va mefuir pour le reste de la soirée. La discussion qui s'établiraau dedans de moipour savoir si l'on a voulu m'insulterpeut m'ôterla paix de l'âme pour trois jours.

-- Maisêtes-vous bien sûrdit Armancede cette prétenduegrossièreté de manières dont vous gratifiez sigénéreusement le parti contraire? N'avez-vous pas vul'autre jour que les enfants de Talma et les fils d'un duc sontélevés dans le même pensionnat? -- Ce sont leshommes de quarante-cinq ansenrichis pendant la révolutionqui tiennent le dé dans les salonset non les camarades desenfants de Talma. -- Je gagerais qu'ils ont plus d'esprit quebeaucoup des nôtres. Qui est-ce qui brille dans la chambre desPairs? L'autre jour vous-même vous en faisiez la remarquedouloureuse.

-- Ah! sije donnais encore des leçons de logique à ma joliecousinecomme je me moquerais d'elle! Que me fait l'esprit d'unhomme? ce sont ses manières qui peuvent me donner de latristesse. L'homme le plus sot parmi nousM. de *** par exemplepeut être fort ridiculemais il n'est jamais offensant.L'autre jour je racontais chez les d'Aumale mon petit voyage àLiancourt; je parlais des dernières machines que le bon duc afait venir de Manchester. Un homme qui était là dittout à coup: Ça n'est pas çaça n'estpas vrai. Je m'assurai qu'il ne voulait pas me donner un démenti;mais cette grossièreté m'a rendu muet pour une heure.

-- Et cethomme était banquier? -- Il n'était pas des nôtres.Ce qu'il y a de plaisantc'est que j'ai écrit au contremaîtrede la carderie de Liancourtet il se trouve que mon homme au démentin'a pas même raison. -- Je ne trouve point que M. Montangelejeune banquier qui vient chez Mme de Claixait des manièresrudes. -- Il les a mielleusesc'est une métamorphose desmanières rudesquand elles ont peur.

-- Leursfemmes me semblent bien joliesreprit Armance. Je voudrais savoir sileur conversation est gâtée par cette nuance de haine oude dignité qui craint qu'on la blessequi se montrequelquefois parmi nous. Ah! que je voudrais qu'un bon juge comme moncousin pût me raconter ce qui se passe dans ces salons-là!Quand je vois les dames banquières dans leurs logesauThéâtre-Italienje meurs d'envie d'entendre ce qu'ellesse disentet de me mêler à leur conversation. Si j'enaperçois une jolieet il y en a de charmantesje meursd'envie de lui sauter au cou. Tout cela vous paraîtra del'enfantillage; mais à vousmonsieur le philosophesi fortsur la logiqueje vous dirai comment connaître les hommes sivous ne voyez qu'une classe? Et la classe la moins énergiqueparce qu'elle est la plus éloignée des besoins réels!

-- Et laclasse qui a le plus d'affectationparce qu'elle se croit regardée.Avouez que pour un philosophe il est beau de fournir des arguments àson adversairedit Octave en riant. Croiriez-vous que hierchez lesSaint-ImierM. le marquis de *** quil'autre jouricise moquaittant des petits journaux dont il prétendait ignorer jusqu'àl'existenceétait aux angesparce que l'Aurore donneune plaisanterie sale contre son ennemiM. le comte de *** qui vientd'être fait conseiller d'État? Il avait le numérodans sa poche. -- C'est un des malheurs de notre positionvoir dessots faire les mensonges les plus ridicules et n'oser leurdire: beaumasqueje te connais. -- Il faut nous priver des plaisanteries lesplus gaiesparce qu'elles pourraient faire rire le parti contraires'il les entendait.

-- Je neconnais les banquiersdit Armanceque par notre doucereux Montangeet par la charmante comédie du Romanmais je doute quepour le fond de l'adoration de l'argentils l'emportent sur certainsdes nôtres. Savez-vous qu'il est dur de prendre l'entreprise dela perfection de toute une classe. Je ne vous parlerai plus duplaisir que j'aurais à savoir des nouvelles de ces dames.Maiscomme disait le vieux duc de *** à Pétersbourgquand il faisait venir le Journal de l'Empire à sigrands fraiset au risque de choquer l'empereur Alexandre: Nefaut-il pas lire le Mémoire de sa partie adverse ?

Je vousdirai bien plusmais avec confidence

comme ditsi bien Talma dans Polyeucte: Au fondvous et moinous nevoulons certainement pas vivre avec ces gens-là; mais surbeaucoup de questions nous pensons comme eux. -- Et il est triste ànotre âgereprit Armancede se résoudre à êtretoute sa vie du parti battu.

-- Noussommes comme les prêtres des idoles du paganismeau moment oùla religion chrétienne allait l'emporter. Nous persécutonsencore aujourd'huinous avons encore la police et le budget pournousmais demain peut-êtrenous serons persécutéspar l'opinion. -- Vous nous faites bien de l'honneur de nous comparerà ces bons prêtres du paganisme. Je vois quelque chosede plus faux dans notre positionà vous et à moi. Nousne sommes de ce parti que pour en partager les malheurs. -- Il esttrop vrainous voyons ses ridicules sans oser en rire et sesavantages nous pèsent. Que me fait l'ancienneté de monnom? Il faudrait me gêner pour tirer parti de cet avantage.

-- Lesdiscours des jeunes gens de votre espèce vous donnentquelquefois envie de hausser les épauleset de peur de céderà la tentationvous vous hâtez de parler du bel albumde Mlle de Claix ou du chant de Mme Pasta. D'un autre côtévotre titre et les manières peut-être un peu raboteusesdes gens qui pensent comme vous sur les trois quarts des questionsvous empêchent de les voir.

-- Ah! queje voudrais commander un canon ou une machine à vapeur! que jeserais heureux d'être un chimiste attaché àquelque manufacture; car peu m'importe la rudesse des manièreson s'y fait en huit jours. -- Outre que vous n'êtes point sisûr qu'elles soient si rudesdit Armance. Le fussent-elles dixfois plusreprit Octavecela a le piquant de douer la langueétrangère; mais il faudrait s'appeler M. Martin ou M.Lenoir. -- Ne pourriez-vous pas trouver un homme de sens qui eûtfait une campagne de découverte dans les salons libéraux?-- Plusieurs de mes amis y vont danserils disent que les glaces ysont parfaiteset voilà tout. Un beau jour je me hasarderaimoi-mêmecar rien de sot comme de penser un an de suite àun danger qui peut-être n'existe pas. »

Armancefinit par obtenir l'aveu qu'il avait songé à un moyenpour paraître dans les sociétés où c'estla richesse qui donne le pas et non la naissance: -- « Eh bienouije l'ai trouvédisait Octave; mais le remèdeserait pire que le malcar il me coûterait plusieurs mois dema viequ'il me faudrait passer loin de Paris.

-- Quelest ce moyen? dit Armancedevenue tout à coup fort sérieuse.-- J'irais à Londresj'y verrais naturellement tout ce qu'ily a de distingué dans la haute société. Commentaller en Angleterre et ne pas se faire présenter au marquis deLansdowneà M. Broughamà lord Holland? Ces messieursme parleront de nos gens célèbres de France; ilss'étonneront de ce que je ne les connais pas; j'en témoigneraibeaucoup de regretet à mon retourje me ferai présenterà tout ce qu'il y a de populaire en France. Ma démarchesi l'on me fait l'honneur d'en parler chez la duchesse d'Ancren'aura point l'air d'une désertion des idées que l'onpeut croire inséparables de mon nom: ce serait tout simplementle désir bien naturel de connaître les gens supérieursdu siècle où l'on vit. Je ne me pardonnerai jamais den'avoir pas vu M. le général Foy. » Armance setaisait.

«N'est-ce pas une chose humiliantereprit Octaveque tous nossoutienset enfin jusqu'aux écrivains monarchiqueschargés de prôner tous les matins dans le journal lesavantages de la naissance et de la religionnous soient fournis parcette classe qui a tous les avantagesexcepté la naissance?-- Ah! si M. de Soubirane vous entendait! -- Ne m'attaquez pas sur leplus grand de mes malheursêtre obligé de mentir toutela journée...

Le ton del'intimité parfaite tolère des parenthèses àl'infiniqui plaisent parce qu'elles prouvent une confiance sansbornesmais peuvent fort bien ennuyer un tiers. Il nous suffitd'avoir indiqué que la position brillante du vicomte deMalivert était bien loin d'être pour lui une source deplaisirs sans mélange.

Ce n'estpas sans danger que nous aurons été historiens fidèles.La politique venant couper un récit aussi simplepeut fairel'effet d'un coup de pistolet au milieu d'un concert. Ensuite Octaven'est point un philosophe et il a caractérisé fortinjustement les deux nuances quide son tempsdivisaient lasociété. Quel scandale qu'Octave ne raisonne pas commeun sage de cinquante ans *?

[* Onn'est pas assez reconnaissant envers le ministère Villèle.Les trois pour centle droit d'aînesse les lois sur la presseont amené la fusion des partis Les relations nécessairesentre les Pairs et les Députés ont commencé cerapprochement qu'Octave ne pouvait prévoiret heureusementles idées de ce jeune homme orgueilleux et timide sont encoremoins exactes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient il y aquelques mois; mais c'est ainsi qu'il devait voir les chosesd'aprèsson caractère donné. Fallait-il laisser incomplètel'esquisse d'un caractère bizarre parce qu'il est injusteenvers tout le monde? C'est précisément cette injusticequi fait son malheur.]

CHAPITREXV

How am Iglutted with conceit of this!

Shall I make spirits fetch mewhat I please ?

Resolve me of all ambiguities ?

Performwhat desperate enterprise I will


DOCTORFAUSTUS.



Octavepartait si souvent d'Andilly pour aller chercher Mme d'Aumale àParisque quelques légers sentiments de jalousie vinrent unjour éteindre la gaieté d'Armance. Au retour de soncousinle soirelle fit acte de souveraineté. «Voulez-vous obliger madame votre mère sur une chose dontjamais elle ne vous parlera? -- Sans doute. -- Hé bienpendant trois moisce qui veut dire pendant quatre-vingt-dix joursne refusez aucune invitation de balet ne quittez un bal qu'aprèsavoir dansé.

--J'aimerais mieux quinze jours d'arrêtsdit Octave. -- Vousn'êtes pas difficilereprit Armancemais promettez-vous ounon? -- Je promets toutexcepté les trois mois de constance.Puisque l'on me tyrannise icidit Octave en riantmoijedéserterai. J'ai une ancienne idée quimalgrémoim'a occupé exclusivement hier toute la soiréeàla fête magnifique de M. de ***où j'ai dansécomme si j'eusse deviné vos ordres. Si j'abandonnais Andillypour six moisj'ai deux projets plus amusants que d'aller enAngleterre.

« Lepremier est de me faire appeler M. Lenoir; sous ce beau nomj'iraisen province donner des leçons d'arithmétiquedegéométrie appliquée aux artsde tout ce qu'onvoudra. Je prendrais ma route par BourgesAurillacCahors; j'auraisfacilement des lettres de plusieurs pairsmembres de l'Institutquirecommanderaient aux préfets le savant et royaliste Lenoiretc.

«Mais l'autre projet vaut mieux. En ma qualité de professeurje ne verrais que de petits jeunes gens enthousiastes et changeantsqui bientôt m'ennuieraientet quelques intrigues de lacongrégation.

»J'hésite à vous avouer le plus beau de mes projets; jeprendrais le nom de Pierre Gerlatj'irais débuter àGenève ou à Lyon et je me ferais le valet de chambre dequelque jeune homme destiné à jouer à peu prèsle même rôle que moi dans le monde. Pierre Gerlat seraitporteur d'excellents certificats du vicomte de Malivert qu'il a serviavec fidélité pendant six ans. En un mot je prendraisle nom et l'existence de ce pauvre Pierre que j'ai une fois jetépar la fenêtre. Deux ou trois de mes connaissancesm'accorderont des certificats de complaisance. Ils les scelleront deleurs armes avec des paquets de cire énormesetpar cemoyenj'espère me placer chez quelque jeune Anglais fortriche ou fils de pair. J'aurai soin de me gâter les mains avecun acide étendu d'eau. J'ai appris à cirer les bottesde mon domestique actuelle vaillant caporal Voreppe. Depuis troismois je lui ai volé tous ses talents.

-- Un soirvotre maîtreen rentrant ivredonnera des coups de pied àPierre Gerlat.

-- Quandil me jetterait par la fenêtrej'ai prévu cetteobjection. Je me défendraiet le lendemain demanderai moncongéet ne lui en voudrai nullement.

-- Vousvous rendriez coupable d'un abus de confiance fort condamnable. Onlaisse voir les défauts de son caractère à unjeune paysan qui est incapable d'en comprendre les traits les plussinguliersmais on se garderait bienje supposed'agir ainsidevant un homme de sa classe.

-- Jamaisje ne répéterai ce que j'aurai surpris. D'ailleurs unmaîtrepour parler comme Pierre Gerlatcourt bien lachance de tomber sur un friponil n'aura qu'un curieux.Connaissez mes misèrespoursuivit Octave. Mon imagination esttellement sotte en de certains momentset s'exagère si fortce que je dois à ma position quesans être souverainj'ai soif de l'incognito.. Je suis souverain par le malheurpar le ridiculepar l'extrême importance que j'attache àcertaines choses. J'éprouve un besoin impérieux de voiragir un autre vicomte de Malivert. Puisque malheureusement je suisembarqué dans ce rôlepuisqu'à mon grand etsincère regret je ne puis pas être le fils du premiercontremaître de la fabrique de cardes de M. de Liancourtil mefaut six mois de domesticité pour corriger le vicomte deMalivert de plusieurs de ses faiblesses.

» Cemoyen est le seul; mon orgueil élève un mur de diamantentre moi et les autres hommes. Votre présencechèrecousinefait disparaître ce mur de diamant. Devant vousje neprendrais rien en mauvaise part; mais par malheur je n'ai pas letapis magique pour vous transporter en tous lieux. Je ne puis vousvoir en tiers quand je monte à cheval au bois de Boulogne avecun de mes amis. Bientôt après la premièreconnaissanceil n'en est aucun que mes discours n'étrangentde moi. Quand enfin au bout d'un anet bien malgré moiilsme comprennent tout à faitils s'enveloppent dans la réservela plus sévère et aimeraient mieuxje croisque leursactions et leurs pensées intimes fussent connues du diable quede moi. Je ne voudrais pas jurer que plusieurs ne me prennent pourLucifer lui-mêmecomme dit M. de Soubirane dont c'estun des bons motsincarné tout exprès pour leurmettre martel en tête. »

Octaveracontait ces étranges idées à sa cousine en sepromenant dans les bois de Montlignonà quelques pas de Mmesde Bonnivet et de Malivert. Ces folies occupèrent beaucoupArmance. Le lendemainaprès que son cousin fut parti pourParisl'air libre et enjoué qui allait souvent jusqu'àla folie fut remplacé par ces regards attendris et fixesdesquelsquand Octave était présentil ne pouvaitdétacher les siens.

Mme deBonnivet invita beaucoup de mondeet Octave n'eut plus l'occasion departir si souvent pour Pariscar Mme d'Aumale vint s'établirà Andilly. En même temps qu'ellearrivèrent septou huit femmes fort à la modeet la plupart remarquables parle brillant de l'esprit ou l'influence qu'elles avaient obtenue dansla société. Mais leur amabilité ne fitqu'ajouter au triomphe de la charmante comtesse; sa seule présencedans un salon vieillissait ses rivales.

Octaveavait trop d'esprit pour ne pas le sentiret les moments de rêveried'Armance devinrent plus fréquents. De qui pourrais-je meplaindrese disait-elle? De personneet surtout d'Octave moins quede personne. Ne lui ai-je pas dit que je préfère unautre homme? et il a trop de fierté dans le caractèrepour se contenter de la seconde place dans un coeur. Il s'attache àMme d'Aumale; c'est une beauté brillante et citéepartoutet moije ne suis pas même jolie. Ce que je puis direà Octave est d'un intérêt bien pâlejesuis sûre que souvent je l'ennuieou je l'intéressecomme une soeur. La vie de Mme d'Aumale est gaiesingulière;jamais rien ne languit dans les lieux où elle se trouveet ilme semble que je m'ennuierais souvent dans le salon de ma tante sij'écoutais ce qu'on y dit. Armance pleuraitmais cette âmenoble ne s'abaissa point jusqu'à avoir de la haine pour Mmed'Aumale. Elle observait chacune des actions de cette femme aimableavec une attention profonde et qui la conduisait souvent à desmoments fort vifs d'admiration. Mais chaque acte d'admiration étaitun coup de poignard pour son coeur. Le bonheur tranquille disparutArmance fut en proie à toutes les angoisses des passions. Laprésence de Mme d'Aumale en vint à la troubler plus quecelle d'Octave lui-même. Le tourment de la jalousie est surtoutaffreux quand il déchire des coeurs à qui leur penchantcomme leurs positions interdisent également tous les moyens deplaire un peu hasardés.

CHAPITREXVI

Let Romein Tyber melt! and the wide arch

Of the rang'd empire fall!Here is my space;

Kingdoms are clay : our dungy earth alike

Feeds beast as man : the nobleness of life

Is to lovethus.


Antonyand Cleopatraact. I.



Un soiraprès une journée d'une accablante chaleuron sepromenait lentement dans les jolis bosquets de châtaigniers quicouronnent les hauteurs d'Andilly. Quelquefois de jources bois sontgâtés par la présence des curieux. Dans cettenuit charmante qu'éclairait la lumière tranquille d'unebelle lune d'étéces collines solitaires offraient desaspects enchanteurs. Une brise douce se jouait parmi les arbresetcomplétait les charmes de cette soirée délicieuse.Par je ne sais quel capriceMme d'Aumale voulaitce jour-làavoir toujours Octave auprès d'elle; elle lui rappelait aveccomplaisance et sans nul ménagement pour les hommes quil'entouraientque c'était dans ces bois qu'elle l'avait vupour la première fois: « Vous étiez déguiséen magicienet jamais première entrevue ne fut plusprophétiqueajoutait-ellecar jamais vous ne m'avez ennuyéeet il n'est pas d'homme de qui je puisse en dire autant. »

Armancequi se promenait avec euxne pouvait s'empêcher de trouver cessouvenirs fort tendres. Rien n'était aimable comme cettebrillante comtesseordinairement si gaiedaignant parler d'une voixsérieuse des grands intérêts de la vie et desroutes à suivre pour arriver au bonheur. Octave s'éloignadu groupe de Mme d'Aumaleet se trouvant bientôt avec Armanceà quelques pas du reste des promeneursil se mit à luiraconter avec les plus grands détails tout l'épisode desa vieoù Mme d'Aumale se trouvait mêlée. J'aicherché cette liaison brillantelui dit-ilpour ne paschoquer la prudence de Mme de Bonnivet quisans cette précautionaurait bien pu finir par m'éloigner de son intimité.Une chose si tendre fut dite sans parler d'amour.

QuandArmance put espérer que sa voix ne trahirait plus le troubleextrême où ce récit l'avait jetée: «Je croismon cher cousinlui dit-elleje croiscomme je le doistout ce que vous me racontezce sont pour moi paroles d'Évangile.Je remarque pourtant que jamais vous n'avez attendupour me faireconfidence d'une de vos démarchesqu'elle fût aussiavancée. -- A cela j'ai une réponse toute prête.Mlle Méry de Tersan et vousvous prenez quelquefois lalicence de vous moquer de mes succès: il y a deux moisparexempleun certain soirvous m'avez presque accusé defatuité. J'aurais bien pu dès ce temps-là vousconfier le sentiment décidé que j'ai pour Mme d'Aumale;mais il fallait en être bien traité sous vos yeux. Avantle succèsvotre esprit malin n'eût pas manqué dese moquer de mes petits projets. Aujourd'hui la seule présencede Mlle de Tersan manque à mon bonheur. »

Il y avaitdans l'accent profond et presque attendri avec lequel Octave disaitces vaines parolesune si grande impossibilité d'aimer lesgrâces un peu hasardées de la jolie femme dont ilparlaitet un dévouement si passionné pour l'amie àlaquelle il se confiaitqu'elle n'eut pas le courage de résisterau bonheur de se voir aimée ainsi. Elle s'appuyait sur le brasd'Octave et l'écoutait comme ravie en extase. Tout ce que saprudence pouvait obtenir d'ellec'était de ne pas parler; leson de sa voix eût fait connaître à son cousintoute la passion qu'il inspirait. Le bruissement léger desfeuillesagitées par le vent du soirsemblait prêterun nouveau charme à leur silence.

Octaveregardait les grands yeux d'Armance qui se fixaient sur les siens.Tout à coup ils comprirent un certain bruit qui depuis quelquetemps frappait leur oreille sans attirer leur attention. Mmed'Aumaleétonnée de l'absence d'Octaveet trouvantqu'il lui manquaitl'appelait de toutes ses forces: « Onvous appelle »dit Armanceet le ton de voix briséavec lequel elle dit ces mots si simpleseût appris àtout autre qu'Octave l'amour qu'on avait pour lui. Mais il étaitsi étonné de ce qui se passait dans son coeursitroublé par le beau bras d'Armance à peine voiléd'une gaze légère qu'il tenait contre sa poitrinequ'il n'avait d'attention pour rien. Il était hors de luiilgoûtait les plaisirs de l'amour le plus heureuxet sel'avouait presque. Il regardait le chapeau d'Armance qui étaitcharmantil regardait ses yeux. Jamais Octave ne s'étaittrouvé dans une position aussi fatale à ses sermentscontre l'amour. Il avait cru plaisanter comme de coutume avecArmanceet la plaisanterie avait pris tout à coup un tourgrave et imprévu. Il se sentait entraînéil neraisonnait plusil était au comble du bonheur. Ce fut un deces instants rapides que le hasard accorde quelquefoiscommecompensation de tant de mauxaux âmes faites pour sentir avecénergie. La vie se presse dans les coeursl'amour faitoublier tout ce qui n'est pas divin comme luiet l'on vit plus enquelques instants que pendant de longues périodes.

Onentendait encore de temps en temps la voix de Mme d'Aumale quiappelait Octave; et le son de cette voix achevait d'ôtertoute prudence à la pauvre Armance. Octave sentait qu'ildevait flatter le beau bras qu'il pressait un peu contre sa poitrine;il devait se séparer d'Armance; il s'en fallut de bien peuqu'en la quittant il n'osât lui prendre la main et la pressercontre ses lèvres. S'il se fût permis cette marqued'amourArmance était si troublée en ce moment qu'ellelui eût laissé voir et peut-être avoué toutce qu'elle sentait pour lui.

Ils serapprochèrent des autres promeneurs. Octave marchait un peu enavant. A peine Mme d'Aumale le revit-ellequ'elle lui dit d'un petitair boudeur et sans qu'Armance pût l'entendre: « Je suisétonnée de vous revoir sitôtcomment avez-vouspu quitter Armance pour moi? Vous êtes amoureux de cette bellecousinene vous en défendez pasje m'y connais. »

Octaven'était pas encore remis de l'ivresse qui venait de s'emparerde lui; il voyait toujours ce beau bras d'Armance pressécontre sa poitrine. Le mot de Mme d'Aumale fut un coup de foudre pourluiil se sentit frappé.

Cette voixfrivole lui sembla comme un arrêt du destin qui tombait d'enhaut. Il lui trouva un son extraordinaire. Ce mot imprévuendécouvrant à Octave la véritable situation deson coeurle précipita du comble de la félicitédans un malheur affreux et sans espoir.



CHAPITREXVII

What is aman

If his chief goodand market of his time

Bebut to sleepand feed: a beastno more.

....Rightly to begreat

Isnot to stir without great argument ;

Butgreatly to find quarrel in a straw

When honour's at thestake.


Hamletact. IV.



Il avaitdonc eu la faiblesse de violer les serments qu'il s'étaitfaits tant de fois! Un instant avait renversé l'ouvrage detoute sa vie. Il venait de perdre tous les droits à sa propreestime. Le monde désormais était fermé pour lui:il n'avait pas assez de vertu pour y vivre. Il ne lui restait que lasolitude et l'habitation au fond de quelque désert. L'excèsde la douleur et son arrivée imprévue auraient pucauser un peu de trouble à l'âme la plus ferme.Heureusement Octave vit à l'instant que s'il ne répondaitpas rapidement et de l'air le plus calme à Mme d'Aumalelaréputation d'Armance pouvait souffrir. Il passait sa vie avecelleet le mot de Mme d'Aumale avait été saisi pardeux ou trois personnages qui le détestaient ainsi qu'Armance.

«Moiaimer! dit-il à Mme d'Aumale. Hélas! c'est unavantage qu'apparemment le ciel m'a refusé; je ne l'ai jamaismieux sentini plus vivement regretté. Je vois tous les jourset moins souvent que je ne le voudrais la femme la plus séduisantede Paris; lui plaire est sans doute le plus beau projet que puisseformer un jeune homme de mon âge. Sans doute elle n'eûtpas accepté mes hommages; mais enfin jamais je ne me suissenti le degré de folie qui m'eût rendu digne de les luiprésenter. Jamais je n'ai perdu auprès d'elle le plusbeau sang-froid. Après un tel trait de sauvagerie etd'insensibilitéje désespère de jamais perdreterre auprès d'aucune femme. »

JamaisOctave n'avait tenu ce langage. Cette explication presqueparlementaire fut adroitement prolongée et avidement écoutée.Il y avait là deux ou trois hommes faits pour plaire et quicroyaient souvent voir un rival heureux dans Octave. Celui-ci eut lebonheur de rencontrer quelques mots piquants. Il parla beaucoupcontinua d'alarmer les amours-propreset enfin eut lieu d'espérerque personne ne songeait plus au mot trop vrai qui venait d'échapperà Mme d'Aumale.

Ellel'avait dit d'un air senti; Octave pensa qu'il devait l'occuperfortement d'elle-même. Après avoir prouvé qu'ilne pouvait pas aimerpour la première fois de sa vie il sepermit avec Mme d'Aumale les demi-mots presque tendres; elle en futétonnée.

A la finde la soiréeOctave était tellement certain d'avoiréloigné tout soupçonqu'il commença àavoir le temps de penser à lui. Il redoutait le moment oùl'on se sépareraitet où il aurait la libertéde regarder son malheur en face. Il commençait àcompter les heures que marquait l'horloge du château; minuitétait déjà sonné depuis longtempsmaisla soirée était si belle qu'on aimait à laprolonger. Une heure sonna et Mme d'Aumale renvoya ses amis.

Octave eutencore un moment de répit. Il fallait aller chercher le valetde chambre de sa mère pour lui dire qu'il allait coucher àParis. Ce devoir rempliil rentra dans le boiset ici lesexpressions me manquent pour donner quelque idée de la douleurqui s'empara de ce malheureux. - J'aimese dit-il d'une voixétouffée! moi aimer! grand Dieu! et le coeur serréla gorge contractéeles yeux fixes et levés au cielil resta immobile comme frappé d'horreur; bientôt aprèsil marchait à pas précipités. Incapable de sesouteniril se laissa tomber sur le tronc d'un vieux arbre quibarrait le cheminet dans ce moment il lui sembla voir encore plusclairement toute l'étendue de son malheur.

Je n'avaispour moi que ma propre estimese dit-il; je l'ai perdue. L'aveu deson amour qu'il se faisait bien nettement et sans trouver aucun moyende le nierfut suivi de transports de rage et de cris de fureurinarticulés. La douleur morale ne peut aller plus loin.

Une idéeressource ordinaire des malheureux qui ont du couragelui apparutbien vite; mais il se dit: Si je me tueArmance sera compromise;toute la société recherchera curieusement pendant huitjours les plus petites circonstances de celle soirée; etchacun de ces messieurs qui étaient présentsseraautorisé à faire un récit différent.

Riend'égoïsterien de ce qui se rattache aux intérêtsvulgaires de la vie ne se rencontra dans cette âme noblepours'opposer aux transports de l'affreuse douleur qui la déchirait.Cette absence de tout intérêt communcapable de fairediversion en de tels momentsest une des punitions que le cielsemble prendre plaisir à infliger aux âmes élevées.

Les heuress'écoulaient rapidement sans diminuer le désespoird'Octave. Quelquefois immobile pendant plusieurs minutesil sentaitcette affreuse douleur qui comble la torture des plus grandscriminels: il se méprisait parfaitement lui-même.

Il nepouvait pleurer. La honte dont il se trouvait si digne l'empêchaitd'avoir pitié de lui-mêmeet séchait ses larmes.Ah! s'écria-t-il dans un de ces instants cruelssi je pouvaisen finir! et il s'accorda la permission de savourer en idée lebonheur de cesser de sentir. Avec quel plaisir il se serait donnéla morten punition de sa faiblesse et comme pour se faireréparation d'honneur! -- Ouise disait-ilmon coeur estdigne de mépris parce qu'il a commis une action que je m'étaisdéfendue sous peine de la vieet mon esprit ests'il sepeutencore plus méprisable que mon coeur. Je n'ai pas vu unechose évidente: j'aime Armanceet je l'aime depuis que je mesuis soumis à entendre les dissertations de Mme de Bonnivetsur la philosophie allemande.

J'avais lafolie de me croire philosophe. Dans ma présomption sottejem'estimais infiniment supérieur aux vains raisonnements de Mmede Bonnivetet je n'ai pas su voir dans mon coeur ce que la plusfaible femme aurait lu dans le sien: une passion puissanteévidenteet qui dès longtemps a détruit tout l'intérêtque je prenais autrefois aux choses de la vie.

Tout cequi ne peut pas me parler d'Armance est pour moi comme non existant.Je me jugeais sans cesse moi-même et je n'ai pas vu ces choses!Ah! que je suis méprisable!

La voix dudevoir qui commençait à se faire entendre prescrivait àOctave de fuir Mlle de Zohiloff à l'instant; mais loin d'elleil ne pouvait voir aucune action qui valût la peine de vivre.Rien ne lui semblait digne de lui inspirer le moindre intérêt.Tour lui paraissait également insipidel'action la plus noblecomme l'occupation la plus vulgairement utile: marcher au secours dela Grèceet aller se faire tuer à côté deFabviercomme faire obscurément des expériencesd'agriculture au fond d'un département.

Sonimagination parcourait rapidement toute l'échelle des actionspossiblespour retomber ensuite avec plus de douleur sur ledésespoir le plus profondle plus sans ressourcele plusdigne de son nom; ah! que la mort eût étéagréable dans ces instants!

Octave sedisait à haute voix des chose folles et de mauvais goûtdont il observait curieusement le mauvais goût et la folie. Aquoi bon m'abuser encore? s'écria-t-il tout à coupdans un moment où il se détaillait à lui-mêmedes expériences d'agriculture à faire parmi les paysansdu Brésil. A quoi bon avoir la lâcheté dem'abuser encore? Pour comble de douleurje puis me dire qu'Armance ade l'amour pour moiet mes devoirs n'en sont que plus sévères.Quoi! si Armance était engagéel'homme à quielle a promis sa main eût-il souffert qu'elle passât savie uniquement avec moi? Et sa joie si calme en apparence mais siprofonde et si vraiequand hier soir je lui ai révéléle plan de ma conduite avec Mme d'Aumaleà quoi faut-ill'attribuer? N'est-ce pas là une preuve plus claire que lejour? Et j'ai pu m'abuser! Mais j'étais donc hypocrite avecmoi-même? Mais j'étais donc sur le chemin qu'ont suiviles plus vils scélérats? Quoi! hier soirà dixheuresje n'ai pas aperçu une chosequiquelques heuresplus tardme semble de la dernière évidence? Ah! queje suis faible et méprisable!

Avec toutl'orgueil d'un enfanten toute ma vie je ne me suis élevéà aucune action d'homme; et non seulement j'ai fait mon propremalheurmais j'ai entraîné dans l'abîme l'êtredu monde qui m'était le plus cher. O ciel! comment s'yprendrait-on pour être plus vil que moi? Ce moment produisitpresque le délire. La tête d'Octave était commedésorganisée par une chaleur brûlante. A chaquepas que faisait son espritil découvrait une nouvelle nuancede malheurune nouvelle raison pour se mépriser.

Cetinstinct de bien-être qui existe toujours chez l'hommemêmedans les instants les plus cruelsmême au pied de l'échafaudfit qu'Octave voulut comme s'empêcher de penser. Il se serraitla tête des deux mainsil faisait comme des efforts physiquespour ne pas penser.

Peu àpeu tout lui devint indifférentexcepté le souvenird'Armance qu'il devait fuir pour toujourset ne jamais revoir sousquelque prétexte que ce fût. L'amour filial mêmesi profondément empreint dans son âmeen avait disparu.

Il n'eutplus que deux idéesquitter Armance et ne jamais se permettrede la revoir; supporter ainsi la vie un an ou deuxjusqu'à cequ'elle fût mariée ou que la société l'eûtoublié. Après quoicomme on ne songerait plus àluiil serait libre de finir. Tel fut le dernier sentiment de cetteâme épuisée par les souffrances. Octave s'appuyacontre un arbre et tomba évanoui.

Lorsqu'ilrevint à la vieil éprouvait un sentiment de froidextraordinaire. Il ouvrit les yeux. Le jour commençait àpoindre. Il se trouva soigné par un paysan qui tâchaitde le faire revenir à luien l'inondant de l'eau froide qu'ilallait prendredans son chapeau à une source voisine. Octaveeut un instant de troubleses idées n'étaient pasnettes: il se trouvait placé sur le revers d'un fosséau milieu d'une clairièredans un bois; il voyait de grandesmasses arrondies de brouillards qui passaient rapidement devant lui.Il ne reconnaissait point le lieu où il était.

Tout àcoup tous ses malheurs se présentèrent à sapensée. On ne meurt pas de douleurou il fût mort encet instant. Il lui échappa quelques cris qui alarmèrentle paysan. La frayeur de cet homme rappela Octave au sentiment dudevoir. Il ne fallait pas que ce paysan parlât. Octave prit sabourse pour lui offrir quelque argent; il dit à cet hommequiparaissait avoir pitié de son étatqu'il se trouvaitdans le bois à cette heurepar suite d'un pari imprudentetqu'il était fort important pour lui qu'on ne sût pas quela fraîcheur de la nuit l'avait incommodé.

Le paysanavait l'air de ne pas comprendre. « Si l'on sait que je me suisévanouidit Octaveon se moquera de moi. -- Ah! j'entendsdit le paysancomptez que je ne soufflerai motil ne sera pas ditque je vous ai fait perdre votre pari. Il est heureux pour vouscependant que je sois passécar ma foi vous aviez l'air mort.» Octaveau lieu de l'écouterregardait sa bourse.C'était une nouvelle douleurc'était un présentd'Armance; il avait du plaisir à sentir sous ses doigtschacune des petites perles d'acier qui étaient attachéesau tissu sombre.

Dèsque le paysan l'eut quittéOctave rompit une jeune tige dechâtaignieravec laquelle il fit un trou dans la terre; il sepermit de donner un baiser à la bourseprésentd'Armanceet il l'enterra au lieu même où il s'étaitévanoui. Voilàse dit-ilma première actionvertueuse. Adieuadieupour la viechère Armance! Dieu saitsi je t'ai aimée!



CHAPITREXVIII

Sur sonsein d'albâtre elle porte une croix brillante oùl'enfant de Jacob imprimerait ses lèvres avec respectet quel'infidèle adorerait.

SCHILLER.



Unmouvement instinctif le précipita vers le château. Ilsentait confusément que raisonner avec lui-même étaitle plus grand des maux; mais il avait vu quel était sondevoiret il comptait se trouver le courage nécessaire pouraccomplir les actions qui se présenteraient quelles qu'ellesfussent. Il justifia son retour au châteauque lui inspiraitl'horreur de se trouver seulpar l'idée que quelquedomestique pouvait arriver de Pariset dire qu'on ne l'avait pas vudans la rue Saint-Dominiquece qui aurait pu faire découvrirsa folie et donner de l'inquiétude à sa mère.

Octave setrouvait assez loin du château : ah! se dit-il en traversant lebois pour y revenirhier encore il y avait ici des enfants quichassaient; si quelque enfant maladroiten tirant un oiseau derrièreune haiepouvait me tuerje n'aurais aucun reproche à mefaire. Dieu! quelles délices de recevoir un coup de fusil danscette tête brûlante! Comme je le remercierais avant quede mourir si j'en avais le temps!

On voitqu'il entrait un peu de folie dans la manière d'êtred'Octavece matin-là. L'espérance romanesque d'êtretué par un enfant lui fit ralentir le paset son âmepar l'effet d'une petite faiblesse à demi aperçueserefusa à considérer la légitimité decette action. Enfin il rentra au château par la petite porte dujardinet la première personne qu'il aperçutce futArmance. Il demeura immobileson sang se glaçail ne croyaitpas la rencontrer sitôt. Dès qu'elle l'aperçut deloinArmance accourut en souriant ; elle avait la grâce et lalégèreté d'un oiseau: jamais il ne l'avaittrouvée si jolie; elle songeait à ce qu'il lui avaitdit la veille sur sa liaison avec Mme d'Aumale.

Je la voisdonc pour la dernière fois! se dit Octave. Et il la regardaitavidement. Le grand chapeau de paille d'Armancesa taille noblelesgrosses boucles de cheveux qui s'échappaient sur ses jouesetfaisaient un contraste charmant avec ses regards si pénétrantset cependant si douxil cherchait à tout graver dans son âme.Mais ces regards si riants à mesure qu'Armance approchaitperdaient bien vite leur air de bonheur. Elle trouvait quelque chosede sinistre dans la manière d'être d'Octave. Elleremarqua que ses vêtements étaient trempés d'eau.

Elle luidit d'une voix que l'émotion faisait trembler: «Qu'avez-vousmon cousin? ». En prononçant ces mots sisimpleselle put à peine retenir ses larmestant elleapercevait une étrange expression dans ses regards. «Mademoisellelui répondit-il d'un air glacialvous mepermettrez de n'être pas fort sensible à un intérêtqui s'attache à moi comme pour me priver de toute liberté.Il est vraij'arrive de Pariset mes habits sont mouillés:si ces explications ne suffisent pas à la curiositéj'en donnerai de plus détaillées... » Ici lacruauté d'Octave fut arrêtée malgré lui.

Armancedont les traits étaient d'une mortelle pâleursemblaitfaire de vains efforts pour s'éloigner; elle chancelaitvisiblement et était sur le point de tomber. Il s'approchapour lui donner le bras; Armance le regardait avec des yeux mourantsmais qui d'ailleurs semblaient incapables d'aucune idée.

Octaveprit sa main avec assez de brusqueriela plaça sous son braset marcha vers le château. Mais il sentait que les forces luimanquaient aussi; prêt à tomber lui-mêmeil eutcependant le courage de lui dire: « Je vais partirje doispartir pour un long voyage en Amérique; j'écrirai; jecompte sur vous pour consoler ma mère; dites-lui que jereviendrai certainement. Quant à vousmademoiselleon aprétendu que j'avais de l'amour pour vous; je suis bienéloigné d'avoir une telle prétention.D'ailleursl'ancienne amitié qui nous unit devait suffireceme semblepour s'opposer à la naissance de l'amour. Nous nousconnaissons trop bien pour avoir l'un pour l'autre ces sortes desentiments qui supposent toujours un peu d'illusion. »

En cemoment Armance se trouva hors d'état de marcher; elle relevases yeux baissés et regarda Octave; ses lèvrestremblantes et pâles semblaient vouloir prononcer quelquesmots. Elle voulut s'appuyer sur la caisse d'un orangermais ellen'eut pas la force de se retenir; elle glissa et tomba près decet orangerprivée de tout sentiment.

Sans lasecourir aucunementOctave resta immobile à la regarder; elleétait profondément évanouieses yeux si beauxétaient encore à demi ouvertsles contours de cettebouche charmante avaient conservé l'expression d'une douleurprofonde. Toute la rare perfection de ce corps délicat setrahissait sous un simple vêtement du matin. Octave remarquaune petite croix de diamants qu'Armance portait ce jour-làpour la première fois.

Il eut lafaiblesse de prendre sa main. Toute sa philosophie avait disparu. Ilvit que la caisse de l'oranger le dérobait à lacuriosité des habitants du château; il se mit àgenoux à côté d'Armance: « Pardonômon cher angedit-il à voix basse et en couvrant de baiserscette main glacéejamais je ne t'ai tant aimée! »

Armancefit un mouvement; Octave se releva comme par un effort convulsif:bientôt Armance put marcheret il la reconduisit au châteausans oser la regarder. Il se reprochait amèrement l'indignefaiblesse à laquelle il venait d'être entraîné;si Armance l'avait aperçuetoute la cruauté de sespropos devenait inutile. Elle se hâta de le quitter en rentrantau château.

Dèsque Mme de Malivert fut visibleOctave se fit annoncer chez elle etse précipita dans ses bras. « Chère mamandonne-moi la permission de voyagerc'est la seule ressource qui mereste pour éloigner un mariage abhorrésans manquer aurespect que je dois à mon père. » Mme deMalivertfort étonnéeessaya en vain d'obtenir de sonfils quelques mots plus positifs sur ce prétendu mariage:

«Quoi! lui disait-elleni le nom de la demoiselleni l'indication dela familleje ne puis rien savoir de toi! Mais il y a de la folie! »Bientôt Mme de Malivert n'osa plus se servir de ce motqui luisemblait trop vrai. Tout ce qu'elle put obtenir de son filsquisemblait déterminé à partir dans la journéece fut qu'il n'irait pas en Amérique. Le but du voyage étaitégal à Octaveil n'avait songé qu'à ladouleur du départ.

En parlantà sa mèrecomme il s'efforçaitpour ne pasl'effrayerd'avoir des idées plus modéréesuneraison plausible lui vint tout à coup: -- « Chèremamanun homme qui porte le nom de Malivert et qui a le malheur den'avoir encore rien fait à vingt ansdoit commencer par allerà la croisade comme nos aïeux. Je te prie de permettreque je passe en Grèce. Si tu l'exigesje dirai à monpère que je vais à Naples; làcomme par hasardla curiosité m'entraînera vers la Grèceetn'est-il pas naturel qu'un gentilhomme la voie l'épée àla main? Cette manière d'annoncer mon voyage le dépouillerade tout air de prétention... »

Ce projetdonna de vives inquiétudes à Mme de Malivert; mais ilavait quelque chose de généreux et il étaitd'accord avec ses idées sur le devoir. Après uneconversation de deux heuresqui fut un moment de repos pour Octaveil obtint le consentement de sa mère. Pressé dans lesbras de cette tendre amieil eut pendant un court moment le bonheurde pouvoir pleurer. Il consentit à des conditions qu'il eûtrefusées en entrant chez elle. Il lui promit quesi ellel'exigeaitdouze mois après le jour de son débarquementen Grèceil viendrait passer quinze jours avec elle.

«Maischère mamanpour ne pas avoir le désagrémentde voir mon voyage dans le journalconsens à recevoir mavisite dans ta terre de Maliverten Dauphiné. » Toutfut arrangé suivant ses désirset des larmes detendresse scellèrent les conditions de ce départimprévu.

Au sortirde chez sa mèreayant accompli ses devoirs à l'égardd'ArmanceOctave se trouva le sang-froid nécessaire pourentrer chez le marquis. « Mon pèredit-il aprèsl'avoir embrassépermets à ton fils de te faire unequestion: quelle fut la première action d'Enguerrand deMalivertqui vivait en 1147sous Louis le Jeune? »

Le marquisouvrit son bureau avec empressementen tira un beau parchemin rouléqui ne le quittait jamais: c'était la généalogiede sa famille. Il vit avec un extrême plaisir que la mémoirede son fils l'avait bien servi. Mon amidit le vieillard en déposantses lunettesEnguerrand de Malivert partit en l147 pour la croisadeavec son roi. -- N'est-ce pas dix-neuf ans qu'il avait alors? repritOctave. -- Précisément dix-neuf ans »dit lemarquis de plus en plus satisfait du respect dont le jeune vicomtefaisait preuve pour l'arbre généalogique de la famille.

QuandOctave eut donné au contentement de son père le tempsde se développer et de bien s'établir dans son âme« mon pèrelui dit-il d'une voix fermenoblesseoblige! J'ai vingt ans passésje me suis assez occupéde livres. Je viens vous demander votre bénédiction etla permission de voyager en Italie et en Sicile. Je ne vous cacheraipointmais c'est à vous seul que je ferai cet aveuque deSicile je serai entraîné à passer en Grèce;je tâcherai d'assister à un combat et reviendrai auprèsde vousun peu plus digne peut-être du beau nom que vousm'avez transmis. »

Lemarquisquoique fort braven'avait point l'âme de ses aïeuxdu temps de Louis le Jeune; il était père et un tendrepère du XIXe siècle. Il resta tout interdit de lasoudaine résolution d'Octave; il se fût volontiersaccommodé d'un fils moins héroïque. Toutefoisl'air austère de ce filset la fermeté de résolutionque trahissaient ses manièreslui imposèrent. Lavigueur de caractère n'avait jamais été sonfortet il n'osa refuser une permission qu'on lui demandait d'un airà s'en passer s'il la refusait.

« Tume perces le coeur »dit le bon vieillard en s'approchant deson bureau; et sans que son fils le lui eût demandéd'une main tremblanteil écrivit un bon d'une somme assezforte sur un notaire qui avait des fonds à lui. «Prendsdit-il à Octaveet plaise à Dieu que ce nesoit pas le dernier argent que je te donne! »

Ledéjeuner sonna. Heureusement Mmes d'Aumale et de Bonnivet setrouvaient à Pariset cette triste famille ne fut pas obligéede cacher sa douleur par de vaines paroles.

Octaveunpeu fortifié par la conscience d'avoir fait son devoirsesentit le courage de continuer; il avait eu l'idée de partiravant le déjeuner; il pensa qu'il était mieux d'agirexactement comme à l'ordinaire. Les domestiques pouvaientparler. Il se plaça à la petite table du déjeunervis-à-vis d'Armance.

C'est pourla dernière fois de ma vie que je la voisse disait-il.Armance eut le bonheur de se brûler d'une manière assezdouloureuse en faisant le thé. Ce hasard aurait servi d'excuseà son troublesi quelqu'un dans cette petite salle se fûttrouvé assez de sang-froid pour le remarquer. M. de Malivertavait la voix tremblante; pour la première fois de sa vieilne trouvait rien d'agréable à dire. Il cherchait siquelque prétexte compatible avec le grand mot Noblesseoblige! que son fils lui avait cité si à proposnepourrait point lui fournir le moyen de retarder ce départ.



CHAPITREXIX

Heunworthy you say?

'Tis impossible. It would

Be moreeasy to die.


DECKAR.

Octavecrut remarquer que Mlle de Zohiloff le regardait quelquefois avecassez de tranquillité. En dépit de sa farouche vertuqui lui défendait hautement de songer à des rapportsqui n'existaient plusil ne put s'empêcher de penser quec'était la première fois qu'il la revoyait depuis qu'ils'était avoué qu'il l'aimait; le matindans le jardinil était troublé par la nécessité d'agir.C'est donc làse disait-ill'impression que fait la vued'une femme qu'on aime. Mais il est possible qu'Armance n'ait pourmoi que de l'amitié. Cette nuitc'était encore unmouvement de présomption qui me faisait penser le contraire.

Durant cepénible déjeuneron ne dit pas un mot du sujet quioccupait tous les coeurs. Pendant qu'Octave était chez sonpèreMme de Malivert avait fait appeler Armance pour luiapprendre l'étrange projet de voyage. Cette pauvre fille avaitbesoin de sincérité; elle ne put s'empêcher dedire à Mme de Malivert: « Eh bienmamanvous voyez sivos idées étaient fondées! »

Ces deuxaimables femmes étaient plongées dans la plus amèredouleur. « Quelle est la cause de ce départ? répétaitMme de Malivertcar ce ne peut être un trait de folietu l'enas guéri. » Il fut convenu qu'on ne parlerait àpersonne du voyage d'Octavepas même à Mme de Bonnivet.Il ne fallait par le lier à son projet« et peut-êtredisait Mme de Malivertnous est-il encore permis d'espérer.Il abandonnera un dessein si brusquement conçu. »

Cetteconversation rendit plus cruelles'il est possiblela douleurd'Armance; toujours fidèle au silence éternel qu'ellecroyait devoir au sentiment qui existait entre elle et son cousinelle portait la peine de sa discrétion. Les paroles de Mme deMalivertde cette amie si prudenteet qui l'aimait si tendrementportant sur des faits qu'elle ne connaissait que d'une manièreimparfaiten'étaient d'aucune consolation pour Armance.

Etcependant quel besoin n'eut-elle pas eu de consulter une amie sur lesdiverses causes qui lui semblaient avoir pu amener égalementla conduite si bizarre de son cousin! Mais rien au mondepas mêmela douleur atroce qui déchirait son âmene pouvait luifaire oublier ce qu'une femme se doit à elle-même. Elleserait morte de honte plutôt que de répéter lesparoles que l'homme qu'elle préférait lui avaitadressées le matin. Si je faisais une telle confidencesedisait-elleet qu'Octave le sûtil cesserait de m'estimer.

Aprèsle déjeunerOctave se hâta de partir pour Paris. Ilagissait brusquementil avait renoncé à se rendreraison de ses mouvements. Il commençait à sentir toutel'amertume de son projet de départ et redoutait le danger dese trouver seul avec Armance. Si son angélique bontén'était pas irritée de l'effroyable dureté de saconduitesi elle daignait lui parlerpouvait-il se promettre de nepas s'attendrir en disant un éternel adieu à cettecousine si belle et si parfaite?

Elleverrait qu'il l'aimaitil n'en faudrait pas moins partir ensuiteetavec le remords éternel de n'avoir pas fait son devoir mêmeen ce moment suprême. Ses devoirs les plus sacrésn'étaient-ils pas envers l'être qui lui était leplus cher au mondeet dont peut-être il avait compromis latranquillité?

Octavesortit de la cour du château avec le sentiment qu'on aurait enmarchant à la mort; età vrai direil eût étéheureux de n'avoir que la douleur d'un homme qu'on mène ausupplice. Il avait redouté la solitude du voyageil nesouffrit presque pas; il s'étonna de ce moment de répitque lui donnait le malheur.

Il venaitd'avoir une leçon de modestie trop sévère pourattribuer cette tranquillité à cette vaine philosophiequi faisait autrefois son orgueil. A cet égard le malheuravait fait de lui un homme nouveau. Ses forces étaientépuisées par tant d'efforts et de sentiments violents;il ne pouvait plus sentir. A peine fut-il descendu d'Andilly dans laplainequ'il tomba dans un sommeil léthargiqueet il futétonnéen arrivant à Parisde se trouverconduit par le domestique qui en partantétait derrièreson cabriolet.

Armancecachée dans les combles du châteauderrière unepersienneavait suivi de l'oeil tous les détails de cedépart. Lorsque le cabriolet d'Octave eut disparu derrièreles arbresimmobile à sa placeelle se dit: Tout est finiil ne reviendra pas.

Vers lesoiraprès qu'elle eut longtemps pleuréune questionqui se présenta fit un peu diversion à sa douleur.Comment cet Octave si distingué par la politesse de sesmanièreset dont l'amitié était si attentivesi dévouéepeut-être même si tendreajouta-t-elle en rougissanthier soir lorsque nous nous promenionsensemblea-t-il pu prendre un ton si dursi insultantsi étrangerà toute sa manière d'êtredans l'intervalle dequelques heures? Certainement il n'a pu rien apprendre de moi qui pûtl'offenser.

Armancecherchait à se rappeler tous les détails de saconduiteavec le désir secret de rencontrer quelque faute quipût justifier le ton bizarre qu'Octave avait pris avec elle.Elle ne trouvait rien de répréhensible; elle étaitmalheureuse de ne se voir aucun tortlorsque tout à coup uneancienne idée se réveilla.

Octaven'avait-il point éprouvé une rechute de cette fureurqui autrefois l'avait porté à plusieurs violencessingulières? Ce souvenirquoique fort pénible d'abordfut un trait de lumière. Armance était si malheureuseque tous les raisonnements qu'elle put faire lui prouvèrentbientôt que cette explication était la plus probable. Nepas voir Octave injustequelle que pût être son excuseétait pour elle une extrême consolation.

Quant àsa folies'il était fouelle ne l'en aimait qu'avec plus depassion. Il aura besoin de tout mon dévouementet jamais cedévouement ne lui manqueraajoutait-elle les larmes aux yeuxet son coeur palpitait de générosité et decourage. Peut-être en ce moment Octave s'exagère-t-ill'obligation où se trouve un jeune gentilhomme qui n'a encorerien faitd'aller au secours de la Grèce. Son père nevoulait-il pasil y a quelques annéeslui faire prendre lacroix de Malte? Plusieurs membres de sa famille ont étéchevaliers de Malte. Peut-êtrecomme il hérite de leurillustrationse croit-il obligé à tenir les sermentsqu'ils ont faits de combattre les Turcs?

Armance sesouvint qu'Octave lui avait dit le jour où l'on apprit laprise de Missolonghi: `« Je ne conçois pas la belletranquillité de mon oncle le commandeurlui qui a fait desserments et quiavant la révolutiontouchait les fruits d'unbénéfice considérable. Et nous voulons êtrerespectés du parti industriel! »

A force desonger à cette manière consolante d'expliquer laconduite de son cousinArmance se dit: Peut-être quelque motifpersonnel est-il venu se joindre à cette obligation généralepar laquelle il est fort possible que l'âme noble d'Octave secroie liée?

L'idéede se faire prêtre qu'il a eue autrefoisavant les succèsd'une partie du clergéa peut-être fait tenir sur soncompte quelque propos récent. Peut-être croit-il plusdigne de son nom d'aller montrer en Grèce qu'il n'a pasdégénéré de ses ancêtres que dechercher à Paris quelque affaire obscure dont le motif seraittoujours pénible à expliquer et pourrait faire tache?

Il ne mel'a pas ditparce que ces sortes de choses ne se racontent pas àune femme. Il a craint que l'habitude de confiance qu'il a pour moine le portât à me l'avouer; de là la duretéde ses paroles. Il ne voulait pas être entraîné àme faire quelque confidence peu convenable...

C'estainsi que l'imagination d'Armance s'égarait dans dessuppositions consolantespuisqu'elles lui peignaient Octave innocentet généreux. Ce n'est que par excès de vertusedisait-elleles larmes aux yeuxqu'une telle âme peut avoirl'apparence d'un tort.



CHAPITREXX

A finewoman ! a fair woman ! a sweet woman!

-- Nayyou must forgetthat.

-- Othe world has not a sweeter creature.


Othelloact. IV.



Pendantqu'Armance se promenait seule dans une partie du bois d'Andillyinaccessible à tous les yeuxOctave était àParis occupé des préparatifs de son départ. Iléprouvait des alternatives d'une sorte de tranquillitéétonnée d'elle-mêmesuivie d'instants dudésespoir le plus poignant. Essayerons-nous de rappeler lesdifférents genres de douleur qui marquaient chaque instant desa vie? Le lecteur ne se lassera-t-il pas de ces tristes détails?

Il luisemblait entendre constamment parler tout près de son oreilleet cette sensation étrange et imprévue l'empêchaitd'oublier un instant son malheur.

Les objetsles plus indifférents lui rappelaient Armance. Sa folie allaitau point de ne pouvoir apercevoir à la tête d'uneaffiche ou sur une enseigne de boutique un A ou un Zsans être violemment entraîné à penser àcette Armance de Zohiloff qu'il s'était juré d'oublier.Cette pensée s'attachait à lui comme un feu dévorantet avec tout cet attrait de nouveautéavec tout l'intérêtqu'il y eût missi depuis des siècles l'idée desa cousine ne lui fût apparue.

Toutconspirait contre lui; il aidait son domestique le brave Voreppeàemballer des pistolets; le bavardage de cet hommeenchanté departir seul avec son maîtreet de disposer de tous lesdétailsle distrayait un peu. Tout à coupil aperçoitces mots gravés en caractères abrégés surla garniture d'un des pistolets: Armance essaye de faire feu aveccette armele 3 septembre 182*.

Il prendune carte de la Grèce; en la dépliantil fait tomberune de ces aiguilles garnies d'un petit drapeau rougeaveclesquelles Armance marquait les positions des Turcs lors du siègede Missolonghi.

La cartede la Grèce lui échappa des mains. Il resta immobile dedésespoir. Il m'est donc défendu de l'oublier!s'écria-t-il en regardant le ciel. C'était en vainqu'il cherchait à se donner quelque fermeté. Tous lesobjets qui l'environnaient portaient les marques du souvenird'Armance. L'abrégé de ce nom chérisuivi dequelque date intéressanteétait écrit partout.

Octaveerrait à l'aventure dans sa chambre ; il donnait des ordresqu'il révoquait à l'instant. Ah! je ne sais ce que jeveuxse dit-ilau comble de la douleur. O ciel! comment peut-onsouffrir davantage?

Il netrouvait de soulagement dans aucune position. Il faisait lesmouvements les plus bizarres. S'il en recueillait un peu d'étonnementet de douleur physiquependant une demi-secondeil étaitdistrait de l'image d'Armance. Il essaya de se causer une douleurphysique assez violente toutes les fois que son esprit lui rappelaitArmance. De toutes les ressources qu'il imaginacelle-ci fut lamoins inefficace.

Ah! sedisait-il en d'autres momentsil ne faut jamais la revoir! cettedouleur l'emporte sur toutes les autres. C'est une arme acéréedont il faut user la pointe à force de m'en percer le coeur.

Il envoyason domestique acheter quelqu'une des choses nécessaires auvoyage; il avait besoin d'être débarrassé de saprésence autour de lui; il voulait pendant quelques instantsse livrer à son affreuse douleur. La contrainte semblaitl'envenimer encore.

Il n'yavait pas cinq minutes que ce domestique était hors de lachambrequ'il lui sembla qu'il aurait trouvé du soulagement àpouvoir lui adresser la parole; souffrir dans la solitude étaitdevenu le pire des tourments. Et ne pouvoir se tuer! s'écria-t-il.Il se mit à la fenêtre pour tâcher de voir quelquechose qui pût l'occuper un instant.

Le soirvintl'ivresse ne lui fut d'aucun secours. Il en avait espéréun peu de sommeilelle ne lui donna que de la folie.

Effrayédes idées qui se présentaient à luiet quipouvaient le rendre la fable de la maison et compromettre Armanceindirectement: il vaudrait mieuxse dit-ilm'accorder la permissionde finiret il s'enferma à clé.

La nuitétait avancée; immobile sur le balcon de sa fenêtreil regardait le ciel. Le moindre bruit attirait son attention; maispeu à peu tous les bruits cessèrent. Ce parfaitsilenceen le laissant tout entier à lui-mêmeluiparut ajouter encore à l'horreur de sa position. L'extrêmefatigue lui procurait-elle un instant de demi-reposle bourdonnementconfus de paroles humaines qu'il lui semblait entendre auprèsde son oreillele réveillait en sursaut.

Lelendemainlorsqu'on entra chez luile tourment moral qui lepoussait à agir était si atrocequ'il se sentitl'envie de sauter au cou du coiffeur qui lui coupait les cheveuxetde lui dire combien il était à plaindre. C'est par uncri sauvage que le malheureux que torture le bistouri du chirurgiencroit soulager sa douleur.

Dans lesmoments les plus supportablesOctave se trouvait le besoin de fairela conversation avec son domestique. Les minuties les plus puérilessemblaient absorber toute son attentionet il s'y appliquait avec unsoin marqué.

Sonmalheur lui avait donné une excessive modestie. Sa mémoirelui rappelait-elle quelqu'un de ces petits différends que l'onrencontre dans le monde? il s'étonnait toujours de l'énergiepeu polie qu'il avait déployée; il lui semblait que sonadversaire avait eu toute raison et lui tous les torts.

L'image dechacun des malheurs qu'il avait rencontrés dans sa viesereprésentait à lui avec une intensitédouloureuse ; et parce qu'il ne devait plus voir Armancele souvenirde cette foule de petits maux qu'un de ses regards lui eût faitoublier se réveillait plus acerbe que jamais il n'avait été.Lui qui avait tant abhorré les visites ennuyeusesil lesdésirait maintenant. Un sot qui vint le voir fut sonbienfaiteur pendant une heure. Il eut à écrire unelettre de politesse à une parente éloignée;cette parente fut tentée d'y voir une déclarationd'amourtant il parlait de lui-même avec sincéritéet profondeuret tant on y voyait que l'auteur avait besoin depitié.

Au milieude ces alternatives douloureusesOctave était arrivéau soir du second jour depuis qu'il avait quitté Armance; ilsortait de chez son sellier. Tous ses préparatifs allaientenfin être terminés dans la nuitet dès lelendemain matin il pourrait partir.

Devait-ilretourner à Andilly? Telle était la question qu'ilagitait avec lui-même. Il voyait avec horreur qu'il n'aimaitplus sa mèrecar elle n'entrait pour rien dans les raisonsqu'il se donnait pour revoir Andilly. Il redoutait la vue de Mlle deZohiloffet d'autant plus que dans de certains moments il se disait:Mais toute ma conduite n'est-elle pas une duperie?

Il n'osaitse répondre: ouimais alors le parti de la tentation disait:N'est-ce pas un devoir sacré de revoir ma pauvre mère àqui je l'ai promis? -- Nonmalheureuxs'écriait laconscience; cette réponse n'est qu'un subterfugetu n'aimesplus ta mère.

Dans cemoment d'angoisses ses yeux s'arrêtèrent machinalementsur une affic he de spectacleil y vit le mot Otello écriten fort gros caractères. Ce mot lui rappela l'existence de Mmed'Aumale. Peut-être sera-t-elle venue à Paris pourOtello; en ce casil est de mon devoir de lui parler encoreune fois. Il faut lui faire envisager mon voyage si subit commel'idée d'un homme qui s'ennuie. J'ai longtemps dérobéce projet à mes amis; mais depuis plusieurs mois mon départn'était retardé que par ces sortes de difficultésd'argent dont on ne peut parler à des amis riches.

CHAPITREXXI

Durateetvosmet rebus servate secundis.

VIRGILE.



Octaveentra au Théâtre-Italien; il y trouva en effet Mmed'Aumale et dans sa loge un marquis de Crêveroche; c'étaitun des fats qui obsédaient le plus cette femme aimable; maisavec moins d'esprit ou plus de suffisance que les autresil secroyait distingué. A peine Octave parut-ilque Mme d'Aumalene vit plus que luiet le marquis de Crêverocheoutréde dépitsortit sans que son départ fût mêmeremarqué.

Octaves'établit sur le devant de la logeetpar habitude prisecarce jour-làil était loin de chercher àaffecter quoi que ce soitil se mit à parler à Mmed'Aumale d'une voix qui quelquefois couvrait celle des acteurs. Nousavouerons qu'il outre-passa un peu le degré d'impertinencetoléréet si le parterre du Théâtre-Italieneut été composé comme celui des autresspectaclesil eût eu la distraction d'une scènepublique.

Au milieudu second acte d'Otellole petit commissionnaire qui vend leslibretti d'Opéra et les annonce d'une voix nasillarde)vint lui apporter le billet suivant : « J'ai naturellementMonsieurassez de mépris pour toutes les affectations; on envoit tant dans le mondeque je ne m'en occupe que lorsqu'elles megênent. Vous me gênez par le tapage que vous faites avecla petite d'Aumale. Taisez-vous. J'ai l'honneur d'êtreetc.

Le marquisDE CRÊVEROCHE.

Rue deVerneuilno 54. »

Octave futprofondément étonné de ce billet qui lerappelait aux intérêts vulgaires de la vie; il futd'abord comme un homme qu'on aurait tiré de l'enfer pour uninstant. Sa première idée fut d'affecter la joie quibientôt inonda son âme. Il pensa que la lorgnette de M.de Crêveroche devait être dirigée vers la loge deMme d'Aumaleet que ce serait un avantage pour son rivalsi elleavait l'air de moins s'amuser après son billet.

Ce mot derival qu'il employa en se parlant à lui-même lefit pouffer de rire; son regard était étrange. -- «Qu'avez-vous donc? dit Mme d'Aumale. -- Je pense à mes rivaux.Peut-il y avoir sur la terre un homme qui prétende vous plaireautant que je le fais? » Une aussi belle réflexionvalait mieux pour la jeune comtesse que les accents les pluspassionnés de la sublime Pasta.

Le soirfort tardaprès avoir reconduit chez elle Mme d'Aumale quivoulut souperOctaverendu à lui-mêmeétaittranquille et gai. Quelle différence avec l'état oùil se trouvait depuis la nuit passée dans la forêt!

Il étaitassez malaisé pour lui d'avoir un témoin. Ses manièrestenaient tellement à distanceet il avait si peu d'amisqu'il craignait beaucoup d'être indiscret en priant un de sescompagnons de vie de l'accompagner chez M. de Crêveroche. Il sesouvint enfin d'un M. Dolierofficier à demi-soldequ'ilvoyait fort peumais qui était son parent.

Il envoyaà trois heures du matin un billet chez le portier de M.Dolier; à cinq heures et demieil y était lui-mêmeet peu aprèsces messieurs se présentèrent chezM. de Crêverochequi les reçut avec une politesse unpeu maniéréemais enfinfort pure de formes. -- «Je vous attendaismessieursleur dit-il d'un air libre; j'ai eul'espérance que vous voudriez bien me faire l'honneur deprendre du thé avec mon ami M. de Meylan que j'ai l'honneur devous présenter et moi. »

On prit duthé. En se levant de tableM. de Crêveroche nomma lebois de Meudon.

« Lapolitesse affectée de ce monsieur-là commence àme donner de l'humeur pour mon comptedit l'officier de l'anciennearméeen remontant dans le cabriolet d'Octave. Laissez-moimenerne vous gâtez pas la main. Combien y a t-il de temps quevous n'êtes entré dans une salle d'armes? -- Trois ouquatre ansdit Octavec'est du plus loin qu'il me souvienne. --Quand avez-vous tiré le pistolet en dernier lieu? -- Il y asix mois peut-êtremais jamais je n'ai songé àme battre au pistolet. -- Diabledit M. Doliersix mois! ceci mecontrarie. -- Tendez le bras vers moi. Vous tremblez comme lafeuille. -- C'est un malheur que j'ai toujours eu »ditOctave.

M. Dolierfort mécontentne dit plus mot. L'heure silencieuse que l'onmit pour aller de Paris à Meudon fut pour Octave l'instant leplus doux qu'il eût trouvé depuis son malheur. Iln'avait nullement cherché ce combat. Il comptait se défendrevivement; mais enfins'il était tuéil n'auraitamical reproche à se faire. Dans l'état oùétaient ses affairesla mort était pour lui le premierdes bonheurs.

On arrivadans un lieu reculé du bois de Meudon; mais M. de Crêverocheplus affecté et plus dandy qu'à l'ordinairetrouva desobjections ridicules contre deux ou trois places. M. Dolier secontenait à peine; Octave avait beaucoup de peine à leretenir. -- « Laissez-moi du moins le témoindit M.Dolierje veux lui faire entendre ce que je pense de tous les deux.-- Renvoyez ces idées à demain reprit Octave d'un tonsévère; songez qu'aujourd'hui vous avez eu la bontéde me promettre de me rendre un service. »

Le témoinde M. de Crêveroche nomma les pistolets avant de parlerd'épées. Octave trouva la chose de mauvais goûtet fit un signe à M. Dolier qui accepta sur-le-champ. Enfinl'on fit feu: M. de Crêverochetireur fort habileeut lepremier coup; Octave fut blessé à la cuisse; le sangcoulait avec abondance. « J'ai le droit de tirer »dit-il froidement; et M. de Crêveroche eut une jambe effleurée.-- « Serrez-moi la cuisse avec mon mouchoir et le vôtredit Octave à son domestique; il faut que le sang ne coule paspendant quelques minutes. -- Quel est donc votre projet? dit M.Dolier. -- De continuerreprit Octaveje ne me sens point faiblej'ai autant de force qu'en arrivant; je finirais toute autre affairepourquoi ne pas terminer celle-ci? -- Mais elle me semble plus queterminéedit M. Dolier -- Et votre colère d'il y a dixminutesqu'est-elle devenue? -- Cet homme n'a voulu nous insulter enrienreprit M. Dolier; c'est un sot tout simplement. »

Lestémoinsaprès s'être parlés'opposèrentnettement à un nouveau feu. Octave s'était aperçuque le témoin de M. de Crêveroche était un êtresubalterne peut-être poussé dans le monde par sabravouremais au fond en état d'adoration constante devant lemarquis; il adressa quelques mots piquants à celui-ci. M. deMeylan fut réduit au silence par un mot ferme de son amietle témoin d'Octave ne put plus décemment ouvrir labouche. Tout en parlantOctave était peut-être plusheureux qu'il ne l'avait été de sa vie entière.Je ne sais quel espoir vague et criminel il fondait sur sa blessurequi allait le retenir quelques jours chez sa mèreet parconséquent pas fort loin d'Armance. EnfinM. de Crêverocherouge de colèreet Octave le plus heureux des hommesobtinrent au bout d'un quart d'heure qu'on rechargerait lespistolets.

M. deCrêverochefurieux de la crainte de ne pouvoir danser dequelques semainesà cause de son écorchure à lajambeproposa en vain de tirer à bout portant; les témoinsmenacèrent de les planter là avec leurs domestiquesetd'emporter les pistolets s'ils se rapprochaient d'un pas. Le sortfavorisa encore M. de Crêveroche; il visa longtemps et fit àOctave une blessure grave au bras droit. -- « Monsieurluicria Octavevous devez attendre mon feupermettez que je fasseserrer mon bras. » Cette opération rapidement terminéeet le domestique d'Octaveancien soldatayant mouillé lemouchoir avec de l'eau-de-viece qui le fit serrer très ferme« je me sens assez fort »dit Octave à M. Dolier.Il tiraM. de Crêveroche tomba et mourut deux minutes après.

Octaveappuyé sur son domestiquese rapprocha de son cabrioletetmonta sans dire un seul mot. M. Dolier ne put s'empêcher deplaindre ce beau jeune homme expirantet dont on voyait les membresse raidir à quelques pas d'eux. « Ce n'est qu'un fat demoins »dit froidement Octave.

Au bout devingt minutesquoique le cabriolet n'allât qu'au pas«le bras me fait bien maldit Octave à M. Dolierle mouchoirme serre trop »et tout à coup il s'évanouit. Ilne reprit connaissance qu'une heure aprèsdans la chaumièred'un jardinierbonhomme fort humain et que M. Dolier avait commencépar bien payer en entrant chez lui.

«Vous savezmon cher cousinlui dit Octavecombien ma mèreest souffrante; quittez-moipassez rue Saint-Dominique; si vous netrouvez pas ma mère à Parisayez l'extrême bontéd'aller jusqu'à Andilly; apprenez-luiavec tous lesménagements possiblesque j'ai fait une chute de cheval et mesuis cassé un os du bras droit. Ne parlez ni de duel ni deballe. J'ai lieu d'espérer que certaines circonstancesque jevous conterai plus tardempêcheront que cette légèreblessure ne mette ma mère au désespoir; ne parlez deduel qu'à la police s'il le fautet envoyez-moi unchirurgien. SI vous allez jusqu'au château d'Andillyqui est àcinq minutes du villagefaites demander Mlle Armance de Zohiloffelle préparera ma mère au récit que vous avez àlui faire. »

NommerArmance fit une révolution dans la situation d'Octave. Ilosait donc prononcer ce nomchose qu'il s'était tantdéfendue! il ne la quitterait pas d'un mois peut-être!Cet instant fut rempli de délices.

Pendant lecombatOctave avait souvent entrevu l'idée d'Armancemais ilse la défendait sévèrement. Après l'avoirnomméeil osa penser à elle un instant ; peu aprèsil se sentit bien faible. Ah! si j'allais mourirse dit-il avecjoieet il se permit de penser à Armance comme avant lafatale découverte de l'amour qu'il avait pour elle. Octaveremarqua que les paysans qui l'entouraient paraissaient fort alarmés;les signes de leur inquiétude diminuèrent ses remordsde la permission qu'il se donnait de penser à sa cousine. Simes blessures tournent malse dit-ilil me sera permis de luiécrirej'ai été bien cruel envers elle.

L'idéed'écrire à Armance ayant paru une foiss'empara tout àfait de l'esprit d'Octave. Si je me sens mieuxse dit-il enfin pourcalmer les reproches qu'il se faisaitje serai toujours le maîtrede brûler ma lettre. Octave souffrait beaucoupil étaitsurvenu un violent mal de tête: je puis mourir tout àcoupse dit-il gaiement et en s'efforçant de se rappelerquelques idées d'anatomie. Ah! il doit m'être permisd'écrire!

Enfin ileut la faiblesse de demander une plumedu papier et de l'encre. Onput bien lui procurer une feuille de gros papier d'écolier etune mauvaise plume; mais il n'y avait pas d'encre dans la maison.Oserons-nous l'avouer? Octave eut l'enfantillage d'écrire avecson sang qui coulait encore un peu à travers le bandage de sonbras droit. Il écrivit de la main gaucheet avec plus defacilité qu'il ne l'espérait:

« Machère cousine

« Jeviens de recevoir deux blessures qui peuvent me retenir à lamaison quinze jours chacune. Comme vous êtesaprès mamèrece que je révère le plus au mondeje vousfais ces lignes pour vous annoncer ce que dessus. Si je couraisquelque dangerje vous le dirais. Vous m'avez accoutumé auxpreuves de votre tendre amitié; auriez-vous la bonté devous trouver comme par hasard chez ma mèreà laquelleM. Dolier va parler d'une simple chute de cheval et d'une fracture dubras droit? Savez-vousma chère Armanceque nous avons deuxos à la partie du bras qui joint la main? C'est un de ces osqui est cassé. Parmi les blessures qui retiennent un mois àla maisonc'est la plus simple que j'aie pu imaginer. Je ne sais siles convenances permettent que vous me voyiez pendant ma maladie; jecrains que non. J'ai envie de commettre une indiscrétion: àcause de mon petit escalieron proposera peut-être de placermon lit dans le salon qu'il faut traverser pour aller à lachambre de ma mèreet j'accepterai. Je vous prie de brûlerma lettre à l'instant même... Je viens de m'évanouirc'est l'effet naturel et nullement dangereux de l'hémorragie;me voilà déjà dans les termes savants. Vous avezété ma dernière pensée en perdantconnaissanceet ma première en revenant à la vie. Sivous le trouvez convenablevenez à Paris avant ma mère;le transport d'un blesséquand il ne s'agirait que d'unesimple entorsea toujours quelque chose de sinistre qu'il faut luiépargner. Un de vos malheurschère Armancec'est den'avoir plus vos parents; si je meurs par hasardet contre touteapparencevous serez séparée de qui vous aimait mieuxqu'un père n'aime sa fille. Je prie Dieu qu'il vous accorde lebonheur dont vous êtes digne. C'est beaucoupbeaucoup dire.

Octave.

P. S.Pardonnez des mots dursqui alors étaient nécessaires.»

L'idéede la mort étant venue à Octaveil fit chercher uneseconde feuille de papierau milieu de laquelle il écrivit:

« Jelègue la propriété de tout ce que je possèdemaintenant à Mlle Armance de Zohiloffma cousinecomme unfaible témoignage de ma reconnaissance pour les soins que jesuis sûr qu'elle donnera à ma mère lorsque je neserai plus. Fait à Clamartle... 182*.

OCTAVE DEMALIVERT. »

Et il fitsigner deux témoinsla qualité de l'encre lui donnantquelques doutes sur la validité d'un tel acte.



CHAPITREXXII

To thedull plodding man whose vulgar soul is awake only to the gross andpaltry interests of every day lifethe spectacle of a noble beingplunged in misfortune by the resistless force of passionserves onlyas an object of scorn and ridicule.

DECKAR.



Comme lestémoins achevaient de signeril s'évanouit de nouveau;les paysans fort inquiets étaient allés chercher leurcuré. Enfin deux chirurgiens arrivèrent de Paris etjugèrent qu'Octave était fort mal. Ces messieurs furentfrappés de l'ennui qu'il y aurait pour eux à venirchaque jour à Clamartet décidèrent que leblessé serait transporté à Paris.

Octaveavait expédié sa lettre à Armance par un jeunepaysan de bonne volonté qui prit un cheval à la posteet promit d'êtreen moins de deux heuresau châteaud'Andilly. Cette lettre précéda M. Dolier qui étaitresté longtemps à Paris pour trouver des chirurgiens.Le jeune paysan sut fort bien se faire introduire auprès deMlle de Zohiloff sans faire de bruit dans la maison. Elle lut lalettre. A peine eut-elle la force de faire quelques questions. Toutson courage l'avait abandonnée.

Elle setrouvaiten recevant cette fatale nouvelledans cette dispositionau découragement qui suit les grands sacrifices commandéspar le devoirmais qui n'ont produit qu'une situation tranquille etsans mouvement. Elle cherchait à s'accoutumer à lapensée de ne jamais revoir Octavemais l'idée de samort ne s'était point présentée à elle.Cette dernière rigueur de la fortune la prit au dépourvu.

Enécoutant les détails fort alarmants que donnait lejeune paysanses sanglots l'étouffaientet Mmes de Bonnivetet de Malivert étaient dans la pièce voisine! Armancefrémit de l'idée d'en être entendue et deparaître à leurs yeux dans l'état où ellese trouvait.

Cette vueeût donné la mort à Mme de Malivertet plustardMme de Bonnivet en eût fait une anecdote tragique ettouchante fort désagréable pour l'héroïne.

Mlle deZohiloff ne pouvaitdans aucun caslaisser voir à une mèremalheureuse cette lettre écrite avec le sang de son fils. Elles'arrêta à l'idée de venir à Paris et dese faire accompagner par une femme de chambre. Cette femmel'encouragea à prendre le jeune paysan avec elle dans lavoiture. Je ne dirai rien des tristes détails qui lui furentrépétés pendant ce voyage. On arriva dans la rueSaint-Dominique.

Ellefrémit en apercevant de loin la maison dans une chambre delaquelle Octave rendait peut-être le dernier soupir. Il setrouva qu'il n'était point encore arrivé; Armance n'eutplus de douteselle le crut mort dans la chaumière du paysande Clamart. Son désespoir l'empêchait de donner lesordres les plus simples; elle parvint enfin à dire qu'ilfallait préparer un lit dans le salon. Les domestiques étonnéslui obéissaient sans la comprendre.

Armanceavait envoyé chercher une voitureet ne songeait qu'àtrouver un prétexte qui lui permit d'aller à Clamart.Tout lui parut devoir céder à l'obligation de secourirOctave dans ses derniers moments s'il vivait encore. Que me fait lemonde et ses vains jugements? se disait-elleje ne le ménageaisque pour lui; et d'ailleurssi l'opinion est raisonnableelle doitm'approuver.

Comme elleallait partirà un grand bruit qui se fit à la portecochèreelle comprit qu'Octave arrivait. La fatigue causéepar le mouvement du voyage l'avait fait retomber dans un étatd'insensibilité complète. Armanceentr'ouvrant unefenêtre qui donnait sur la couraperçut entre lesépaules des paysans qui portaient le brancardla figure pâled'Octave profondément évanoui. Cette têteinanimée qui suivait le mouvement du brancard et allait decôté et d'autre sur l'oreillerfut un spectacle tropcruel pour Armancequi tomba sans mouvement sur la fenêtre.

Lorsqueles chirurgiensaprès avoir posé le premier appareilvinrent lui rendre compte de l'état du blessé comme àla seule personne de la famille qui fût dans la maisonils latrouvèrent silencieuseles regardant fixementne pouvantrépondreet dans un état qu'ils jugèrent voisinde la folie.

Ellen'ajouta pas la moindre foi à tout ce qu'ils lui dirent; ellecroyait ce qu'elle avait vu. Cette personne si raisonnable avaitperdu tout empire sur elle-même. Étouffée par sessanglotselle relisait sans cesse la lettre d'Octave. Dansl'égarement de sa douleuren présence d'une femme dechambreelle osait la porter à ses lèvres. A force derelire cette lettreArmance y vit l'ordre de la brûler.

Jamaissacrifice ne fut plus pénible ; il fallait donc se séparerde tout ce qui lui resterait d'Octave ; mais il l'avait désiré.Malgré ses sanglotsArmance entreprit de copier cette lettreelle s'interrompait à chaque lignepour la presser contre seslèvres. Enfinelle eut le courage de la brûler sur lemarbre de sa petite table; elle en recueillit les cendresprécieusement.

Ledomestique d'Octavele fidèle Voreppesanglotait auprèsde son lit ; il se souvint qu'il avait une seconde lettre écritepar son maître: c'était le testament. Ce papier avertitArmance qu'elle n'était pas seule à souffrir. Ilfallait repartir pour Andillyet aller porter des nouvelles d'Octaveà sa mère. Elle passa devant le lit du blessédont l'extrême pâleur et l'immobilité semblaientannoncer la mort prochainecependant il respirait encore.L'abandonner en cet état aux soins des domestiques et d'unpetit chirurgien du voisinagequ'elle avait fait appelerfut lesacrifice le plus pénible de tous.

Enarrivant à AndillyArmance trouva M. Dolier qui n'avait pasencore vu la mère d'Octave; Armance avait oublié que cematin-là toute la société avait fait la partied'aller au château d'Écouen. On attendit longtemps leretour de ces dameset M. Dolier eut le temps de dire ce qui s'étaitpassé le matin . il ne savait pas l'objet de la querelle avecM. de Crêveroche.

Enfin onentendit les chevaux rentrant dans la cour. M. Dolier voulut seretirer pour ne paraître que dans le cas où M. deMalivert désirerait sa présence. Armancede l'air lemoins alarmé qu'elle put prendreannonça à Mmede Malivert que son fils venait de faire une chute de cheval dans unepromenade du matin et s'était cassé un os du brasdroit. Mais ses sanglotsque dès la seconde phrase elle nefut plus maîtresse de retenirdémentaient son récità chaque mot.

Il seraitsuperflu de parler du désespoir de Mme de Malivert ; le pauvremarquis était atterré. Mme de Bonnivetfort touchéeelle-mêmeet qui voulut absolument les suivre à Parisne pouvait lui rendre le moindre courage. Mme d'Aumale s'étaitéchappée au premier mot de l'accident d'Octaveetgalopait sur la route de la barrière de Clichy ; elle arrivarue Saint-Dominique longtemps avant la familleapprit toute lavérité du domestique d'Octaveet disparut quand elleentendit la voiture de Mme de Malivert s'arrêter à laporte.

Leschirurgiens avaient dit que dans l'état de faiblesse extrêmeoù se trouvait le blessétoute émotion fortedevait être soigneusement évitée. Mme de Malivertpassa derrière le lit de son fils de manière àle voir sans en être aperçue.

Elle sehâta de faire appeler son amile célèbrechirurgien Duquerrel; le premier jourcet homme habile augura biendes blessures d'Octave ; on espéra dans la maison. PourArmanceelle avait été frappée dès lepremier instantet ne se fit jamais la moindre illusion. Octavenepouvant lui parler en présence de tant de témoinsunefois essaya de lui serrer la main.

Lecinquième jour le tétanos parut. Dans un moment oùun redoublement de fièvre lui donnait des forcesOctave priafort sérieusement M. Duquerrel de lui dire toute la vérité.

Cechirurgienhomme d'un vrai courage et plus d'une fois atteintlui-même sur les champs de bataille par la lance du Cosaquelui répondit: « Monsieurje ne vous cacherai pas qu'ily a du dangermais j'ai vu plus d'un blessé dans votre étatrésister au tétanos. -- Dans quelle proportion? repritOctave. -- Puisque vous voulez finir en hommedit M. Duquerrelil ya deux à parier contre un que dans trois jours vous nesouffrirez plus ; si vous avez à vous réconcilier avecle cielc'est le moment. » Octave resta pensif aprèscette déclaration ; mais bientôt un sentiment de joie etun sourire très marqué succédèrent àses réflexions. L'excellent Duquerrel fut alarmé decette joie qu'il prit pour un commencement de délire.

CHAPITREXXIII

Tu sei unnienteo morte! Ma sarebbe mai dopo sceso il primo gradino della miatombache mi verrebbe dato di veder la vita come ella èrealmente?

GUASCO.



Jusqu'àce momentArmance n'avait jamais vu son cousin qu'en présencede sa mère. Ce jour-làaprès la sortie duchirurgienMme de Malivert crut apercevoir dans les yeux d'Octaveune force inusitée et le désir de parler à Mllede Zohiloff. Elle pria sa jeune parente de la remplacer un instantauprès de son filspendant qu'elle irait écrire dansla pièce voisine un mot indispensable.

Octavesuivit sa mère des yeux; dès qu'il ne la vit plus: «Chère Armancedit-ilje vais mourir; ce moment a quelquesprivilègeset vous ne vous offenserez pas de ce que je vaisvous dire pour la première fois de ma vie; je meurs comme j'aivécuen vous aimant avec passion; et la mort m'est douceparce qu'elle me permet de vous faire cet aveu ».

Lesaisissement d'Armance l'empêcha de répondre; les larmesinondèrent ses yeuxetchose étrangeces larmesétaient de bonheur. -- « L'amitié la plus dévouéeet la plus tendrelui dit-elle enfinattache ma destinée àla vôtre. -- J'entendsreprit Octaveje suis doublementheureux de mourir. Vous m'accordez votre amitiémais votrecoeur appartient à un autreà cet homme heureux qui areçu la promesse de votre main. »

L'accentd'Octave était trop plein de malheur; Armance n'eut pas lecourage de l'affliger en ce moment suprême. -- « Nonmoncher cousinlui dit-elleje ne puis avoir pour vous que del'amitié; mais personne sur la terre ne m'est plus cher quevous ne l'êtes. -- Et le mariage dont vous m'aviez parlé?dit Octave. -- Je ne me suis permis dans toute ma vie que ce seulmensongeet je vous supplie de me le pardonner. Je n'ai vu que cemoyen de résister à un projet qu'avait inspiré àMme de Malivert l'excès de sa prévention pour moi.Jamais je ne serai sa fillemais jamais je n'aimerai personne plusque je ne vous aime; c'est à vousmon cousinde voir si vousvoulez de mon amitié à ce prix. -- Si je devais vivreje serais heureux. -- J'ai encore une condition à faireajouta Armance. Pour que j'ose goûter sans contrainte lebonheur d'être parfaitement sincère avec vouspromettez-moi que si le ciel nous accorde votre guérisonjamais il ne sera question de mariage entre nous. -- Quelle étrangecondition! dit Octave. Voudriez-vous encore me jurer que vous n'avezd'amour pour personne? -- Je vous jurereprit Armance les larmes auxyeuxque de ma vie je n'ai aimé qu'Octaveet qu'il est debien loin ce que je chéris le plus aumonde; mais je ne puisavoir pour lui que de l'amitiéajouta-t-elle en rougissantbeaucoup du mot qui venait de lui échapperet jamais je nepourrai lui accorder ma confiances'il ne me donne sa paroled'honneur que quoi qu'il puisse arriverde sa vie il ne fera aucunedémarche directe ou indirecte pour obtenir ma main. -- Je vousle juredit Octave profondément étonné... maisArmance me permettra-t-elle de lui parler de mon amour? -- Ce sera lenom que vous donnerez à notre amitiédit Armance avecun regard enchanteur. -- Il n'y a que peu de joursreprit Octaveque je sens que je vous aime. Ce n'est pas que depuis longtempsjamais cinq minutes aient passé sans que le souvenir d'Armancene vînt décider si je devais m'estimer heureux oumalheureux; mais j'étais aveugle.

« Uninstant après notre conversation dans le bois d'Andillyuneplaisanterie de Mme d'Aumale me prouva que je vous aimais. Cettenuit-làj'éprouvai ce que le désespoir a deplus cruelje croyais devoir vous fuirje pris la résolutionde vous oublier et de partir. Le matinen rentrant de la forêtje vous rencontrai dans le jardin du châteauet je vous parlaiavec duretéafin que votre juste indignation contre unprocédé si atroce me donnât des forces contre lesentiment qui me retenait en France. Si vous m'aviez adresséune seule de ces paroles si douces que vous me disiez quelquefoissivous m'aviez regardéjamais je n'aurais retrouvé lecourage qu'il me fallait pour partir. Me pardonnez-vous? -- Vousm'avez rendue bien malheureusemais je vous avais pardonnéavant l'aveu que vous venez de me faire. »

Il y avaitune heure qu'Octave goûtait pour la première fois de savie le bonheur de parler de son amour à l'être qu'ilaimait.

Un seulmot venait de changer du tout au tout la position d'Octave etd'Armance; et comme depuis longtempspenser l'un à l'autreoccupait tous les instants de leur existenceun étonnementrempli de charmes leur faisait oublier le voisinage de la mort; ilsne pouvaient se dire un mot sans découvrir de nouvellesraisons de s'aimer.

Plusieursfois Mme de Malivert était venue sur la pointe du piedjusqu'à la porte de sa chambre. Elle n'avait point étéaperçue par deux êtres qui avaient tout oubliéjusqu'à la mort cruelle prête à les séparer.Elle craignit à la fin que l'agitation d'Octave n'augmentâtle danger; elle s'approcha et leur dit presque en riant: «Savez-vousmes enfantsqu'il y a plus d'une heure et demie que vousvous parlezcela peut augmenter ta fièvre. -- Chèremamanje puis t'assurerrépondit Octaveque depuis quatrejours je ne me suis pas senti aussi bien. » Il dit àArmance: « Une chose m'agite quand j'ai la fièvre trèsfort. Ce pauvre marquis de Crêveroche avait un chien fort beauqui paraissait lui être très attaché. Je crainsque cette pauvre bête ne soit négligée depuis queson maître n'est plus. Voreppe ne pourrait-il pas se déguiseren braconnier et aller acheter ce beau chien braque? Je voudrais dumoins avoir la certitude qu'il est bien traité. J'espèrele voir. Dans tous les casje vous le donnema chèrecousine. »

Aprèscette journée si agitéeOctave tomba dans un profondsommeilmais le lendemain le tétanos reparut. M. Duquerrel secrut obligé de parler au marquiset le désespoir futau comble dans cette maison. Malgré la raideur de soncaractèreOctave était chéri des domestiques;on aimait sa fermeté et sa justice.

Pour luiquoiqu'il souffrît quelquefois d'une manière atroceplus heureux qu'il ne l'avait été dans le cours detoute sa viel'approche de la fin de cette vie la lui faisait jugerenfin d'une manière raisonnable et qui redoublait son amourpour Armance. C'était à elle qu'il devait le peud'instants heureux qu'il apercevait au milieu de cet océan desensations amères et de malheurs. Par ses conseilsau lieu debouder le mondeil avait agiet s'était guéri debeaucoup de faux jugements qui augmentaient sa misère. Octavesouffrait beaucoup mais au grand étonnement du bon Duquerrelil vivaitil avait même des forces.

Il eutbesoin de huit jours entiers pour renoncer au serment de ne jamaisaimer qui avait été la grande affaire de toute sa vie.Le voisinage de la mort l'engagea d'abord à se pardonnersincèrement la violation de ce serment. On meurt comme onpeutse disait-ilmoi je meurs au comble du bonheur; le hasard medevait peut-être cette compensation après avoir fait demoi un être constamment si misérable.

Mais jepuis vivrepensait-ilet alors il était plus embarrassé.Enfin il arriva à se dire que dans le cas peu probable oùil survivrait à ses blessuresle manque de caractèreconsisterait à tenir ce voeu téméraire qu'ilavait fait dans sa jeunesseet non pas à le violer. Carenfince serment ne fut fait que dans l'intérêt de monbonheur et de mon honneur Pourquoisi je visne pas continuer àgoûter auprès d'Armance les douceurs de cette amitiési tendre qu'elle m'a jurée? Est-il en mon pouvoir de ne passentir l'amour passionné que j'ai pour elle?

Octaveétait étonné de vivre; quand enfinaprèshuit jours de combatsil eut résolu tous les problèmesqui troublaient son âmeet qu'il se fut entièrementrésigné à accepter le bonheur imprévu quele ciel lui envoyaiten vingt-quatre heures son état changeadu tout au toutet les médecins les plus pessimistes osèrentrépondre à Mme de Malivert de la vie de son fils. Peuaprèsla fièvre cessaet il tomba dans une faiblesseextrêmeil ne pouvait presque parler.

A sonretour à la vieOctave fut saisi d'un long étonnement;tout était changé pour lui. -- « Il me sembledisait-il à Armancequ'avant cet accident j'étais fou.A chaque instant je songeais à vouset j'avais l'art de tirerdu malheur de cette idée charmante. Au lieu de conformer maconduite aux événements que je rencontrais dans la vieje m'étais fait une règle antérieure àtoute expérience. -- Voilà de la mauvais philosophiedisait Armance en riantvoilà pourquoi ma tante voulaitabsolument vous convertir. Vous êtes vraiment fous par excèsd'orgueilmessieurs les gens sages; je ne sais pourquoi nous vouspréféronscar vous n'êtes point gais. Pour moije m'en veux de ne pas avoir de l'amitié pour quelque jeunehomme bien inconséquent et qui ne parle que de son tilbury. »

Quand ileut toute sa têteOctave se fit bien encore quelques reprochesd'avoir violé ses serments; il s'estimait un peu moins. Maisle bonheur de tout dire à Mlle de Zohiloffmême lesremords qu'il éprouvait de l'aimer avec passionformait pourcet êtrequi de la vie ne s'était confié àpersonneun état de félicité tellementau-dessus de tout ce qu'il avait penséqu'il n'eut jamaisl'idée sérieuse de reprendre ses préjugéset sa tristesse d'autrefois.

En mepromettant à moi-même de ne jamais aimerje m'étaisimposé une tâche au-dessus des forces de l'humanité;aussi ai-je été constamment malheureux. Et cet étatviolent a duré cinq années! J'ai trouvé un coeurtel que jamais je n'avais eu la moindre idée qu'il pûten exister un semblable sur la terre. Le hasarddéjouant mafolieme fait rencontrer le bonheuret je m'en offensej'en suispresque en colère! En quoi est-ce que j'agis contre l'honneur?Qui a connu mon voeu pour me reprocher de le violer? Mais c'est unehabitude méprisable que celle d'oublier ses serments; n'est-cedonc rien que d'avoir à rougir à ses propres yeux? Maisil y a là cercle vicieux; ne me suis-je pas donné àmoi-même d'excellentes raisons pour violer ce serment témérairefait par un enfant de seize ans? L'existence d'un coeur comme celuid'Armance répond à tout.

Toutefoistel est l'empire d'une longue habitude: Octave n'étaitparfaitement heureux qu'auprès de sa cousine. Il avait besoinde sa présence.

Un doutevenait quelquefois troubler le bonheur d'Armance. Il lui semblaitqu'Octave ne lui faisait pas une confidence bien complète desmotifs qui l'avaient porté à la fuir et àquitter la France après la nuit passée dans le boisd'Andilly. Elle trouvait au-dessous de sa dignité de faire desquestionsmais elle lui dit un jouret même d'un air assezsévère: « Si vous voulez que je me livre aupenchant que je me sens à avoir pour vous beaucoup d'amitiéil faut que vous me rassuriez contre la crainte d'êtreabandonnée tout à coupen vertu de quelque idéebizarre qui vous aura passé par la tête. Promettez-moide ne jamais quitter le lieu où je serai avec vousParis ouAndilly peu importesans me dire tous vos motifs. »Octavepromit.

Lesoixantième jour après sa blessureil put se leveretla marquisequi sentait vivement l'absence de Mlle de Zohilofflaredemanda à Mme de Malivertà qui ce départ fitune sorte de plaisir.

Ons'observe moins dans l'intimité de la vie domestique etpendant l'inquiétude d'une grande douleur. Le vernis brillantd'une extrême politesse est alors moins sensibleet les vraiesqualités de l'âme reprennent tout leur avantage. Lemanque de fortune de cette jeune parente et son nom étrangerque M. de Soubirane avait soin de toujours mal prononceravaientporté le commandeur et même quelquefois M. de Malivertà lui parler un peu comme à une dame de compagnie.

Mme deMalivert tremblait qu'Octave ne s'en aperçût. Le respectqui lui fermait la bouche à l'égard de son pèrene lui eût fait prendre la chose qu'avec plus de hauteur enversM. de Soubiraneet l'amour-propre irritable du commandeur n'eûtpas manqué de se venger par quelque histoire fâcheusequ'il aurait fait courir sur le compte de Mlle de Zohiloff.

Ces propospouvaient revenir à Octaveet avec la violence de soncaractèreMme de Malivert prévoyait les scènesles plus pénibles et peut-être les moins possibles àcacher. Heureusementrien de ce qu'avait rêvé sonimagination un peu vive n'arrivaOctave ne s'était aperçude rien. Armance avait repris l'égalité envers M. deSoubirane par quelques épigrammes détournées surla vivacité de la guerre que dans les derniers temps leschevaliers de Malte faisaient aux Turcstandis que les officiersrussesavec leurs noms peu connus dans l'histoireprenaientIsmaïloff.

Mme deMalivertsongeant d'avance aux intérêts de sabelle-fille et au désavantage immense d'entrer dans le mondesans fortune et sans nomfit à quelques amis intimes desconfidences destinées à discréditer d'avancetout ce que la vanité blessée pourrait inspirer àM. de Soubirane. Ces précautions excessives n'eussentpeut-être pas été déplacées; maisle commandeurqui jouait à la bourse depuis l'indemnitéde sa soeuret qui jouait à coup sûrfit une perteassez considérablequi lui fit oublier ses velléitésde haine.

Aprèsle départ d'ArmanceOctavequi ne la voyait plus qu'enprésence de Mme de Bonniveteut des idées sombres; ilsongeait de nouveau à son ancien serment. Comme sa blessure aubras le faisait souffrir constammentet même quelquefois luidonnait la fièvreles médecins proposèrent del'envoyer aux eaux de Barèges; mais M. Duquerrelqui savaitne pas traiter tous ses malades de la même manièreprétendit qu'un air un peu vif suffirait au rétablissementdu maladeet lui ordonna de passer l'automne sur les coteauxd'Andilly.

Ce lieuétait cher à Octave; dès le lendemain il y futétabli. Ce n'est pas qu'il eût l'espoir d'y retrouverArmance; Mme de Bonnivet parlait depuis longtemps d'un voyage au fonddu Poitou. Elle faisait rétablir à grands fraisl'antique château où l'amiral de Bonnivet avait jadis eul'honneur de recevoir François Ieret Mlle de Zohiloff devaitl'accompagner.

Mais lamarquise eut l'avis secret d'une promotion prochaine dans l'ordre duSaint-Esprit. Le feu roi avait promis le cordon bleu à M. deBonnivet. En conséquencel'architecte poitevin écrivitbientôt que la présence de Madame serait sans objet dansle moment présentparce qu'on manquait d'ouvrierset peu dejours après l'arrivée d'OctaveMme de Bonnivet vints'établir à Andilly.

CHAPITREXXIV

Le bruitdes domestiqueslogés dans les mansardespouvant incommoderOctaveMme de Bonnivet les établit dans la maison d'un paysanvoisin. C'était dans ces sortes d'égards matérielspour ainsi dire que triomphait le génie de la marquise; elle yportait une grâce parfaiteet savait fort adroitement employersa fortune à étendre la réputation de sonesprit.

Le fond desa société était composé de ces gens quipendant quarante ans n'ont jamais fait que ce qui est de laconvenance la plus exactede ces gens qui font la mode et ensuites'en étonnent. Ils déclarèrent que Mme deBonnivet s'imposant le sacrifice de ne pas aller dans ses terres etde passer l'automne à Andilly pour faire compagnie àson amie intime Mme de Malivertil était de devoir étroitpour tous les coeurs sensibles de venir partager sa solitude.

Elle futtellecette solitudeque la marquise fut obligée de prendredes chambres dans le petit village à mi-côte pour logerses amis qui accouraient en foule. Elle y faisait mettre des papierset des lits. Bientôt la moitié du village fut embelliepar ses ordres et occupée. On se disputait les logementsonlui écrivait de tous les châteaux des environs de Parispour solliciter une chambre. Il devint convenable de venir tenircompagnie à cette admirable marquise qui soignait cette pauvreMme de Malivertet Andilly fut brillant pendant le mois de septembrecomme un village d'eaux. Il fut question de cette mode même àla cour. « Si nous avions vingt femmes d'esprit comme Mme deBonnivetdit quelqu'unon pourrait risquer d'aller habiterVersailles. » Et le cordon bleu de M. de Bonnivet parut assuré.

JamaisOctave n'avait été aussi heureux. La duchesse d'Ancretrouvait ce bonheur bien naturel. « Octavedisait-ellepeutse croire en quelque sorte le centre de tout ce mouvement d'Andilly:le matin chacun envoie chercher des nouvelles de sa santé;quoi de plus flatteur à son âge! Ce petit homme est bienheureuxajoutait la duchesseil va être connu de tout Pariset son impertinence en sera augmentée de moitié. »Ce n'était pas là précisément la cause dubonheur d'Octave.

Il voyaitparfaitement heureuse cette mère chérie àlaquelle il venait de causer tant d'inquiétudes. Ellejouissait de la manière brillante dont son fils débutaitdans le monde. Depuis ses succèselle commençait àne plus se dissimuler que son genre de mérite avait trop desingularitéet se trouvait trop peu copie des méritesconnuspour ne pas avoir besoin d'être soutenu par latoute-puissante influence de la mode. Privé de ce secoursileût passé inaperçu.

Un desgrands bonheurs de Mme de Malivert à cette époque futun entretien qu'elle eut avec le fameux prince de R... qui vintpasser vingt-quatre heures au château d'Andilly.

Cecourtisan si délié et dont les aperçus faisaientloi dans le mondeeut l'air de remarquer Octave. -- «Avez-vous observé comme moimadamedit-il à Mme deMalivertque monsieur votre fils ne dit jamais un mot de cetesprit appris qui est le ridicule de notre âge? Il dédaignede se présenter dans un salon avec sa mémoireet sonesprit dépend des sentiments qu'on fait naître chez lui.C'est pourquoi les sots en sont quelquefois si mécontents etleur suffrage lui manque. Quand on intéresse le vicomte deMalivertson esprit paraît jaillir tout à coup de soncoeur ou de son caractèreet ce caractère me sembledes plus grands. Ne pensez-vous pasmadameque le caractèreest un organe usé chez les hommes de notre siècle?Monsieur votre fils me semble appelé à jouer un rôlesingulier. Il aura justement le mérite le plus rare parmi sescontemporains: c'est l'homme le plus substantiel et le plusclairement substantiel que je connaisse. Je voudrais qu'il parvîntde bonne heure à la pairie ou que vous le fissiez maîtredes requêtes. -- Maisreprit Mme de Malivertrespirant àpeine du plaisir que lui faisait le suffrage d'un si bon jugelesuccès d'Octave n'est rien moins que général. --C'est un avantage de plusreprit en souriant M. de R...; il faudrapeut-être trois ou quatre ans aux nigauds de ce pays-ci pourcomprendre Octaveet vous pourrez avant l'apparition de l'envie lepousser tout près de sa place; je ne vous demande qu'unechose: empêchez monsieur votre fils d'imprimeril a trop denaissance pour cela. »

Le vicomtede Malivert avait bien des progrès à faire avant d'êtredigne du brillant horoscope qu'on traçait pour lui; il avait àvaincre bien des préjugés. Son dégoût pourles hommes était profondément enraciné dans sonâme; heureuxils lui inspiraient de l'éloignement;malheureuxleur vue ne lui en était que plus à charge.Il n'avait pu que rarement essayer de se guérir de ce dégoûtpar la bienfaisance. S'il y fût parvenuune ambition sansbornes l'eût précipité au milieu des hommes etdans les lieux où la gloire s'achète par les plusgrands sacrifices.

A l'époqueoù nous sommes parvenusOctave était loin de sepromettre des destinées brillantes. Mme de Malivert avait eule bon esprit de ne pas lui parler de l'avenir singulier que luiprédisait M. le prince de R...; ce n'était qu'avecArmance qu'elle osait se livrer au bonheur de discuter cetteprédiction.

Armanceavait l'art suprême d'éloigner de l'esprit d'Octave tousles chagrins que lui donnait le monde. Maintenant qu'il osait les luiavouerelle était de plus en plus étonnée de cesingulier caractère. Il y avait encore des journées oùil tirait les conséquences les plus noires des propos les plusindifférents. On parlait beaucoup de lui à Andilly: «Vous éprouvez la conséquence immédiate de lacélébritélui disait Armance; on dit beaucoupde sottises sur votre compte. Voulez-vous qu'un sotpar cela seulqu'il a l'honneur de parler de voustrouve des choses d'esprit? »L'épreuve était singulière pour un hommeombrageux.

Armanceexigea qu'il lui fît une confidence entière et promptede tous les mots offensants pour lui qu'il pourrait surprendre dansla société. Elle lui prouvait facilement qu'on n'avaitpas songé à lui en les disantou qu'ils neprésentaient que ce degré de malveillance que tout lemonde a avec tout le monde.

L'amour-propred'Octave n'avait plus de secrets pour Armanceet ces deux jeunescoeurs étaient arrivés à cette confiance sansbornes qui fait peut-être le plus doux charme de l'amour. Ilsne pouvaient parler de rien au monde sans comparer secrètementle charme de leur confiance actuelle avec l'état de contrainteoù ils se trouvaient quelques mois auparavant en parlant desmêmes choses. Et cette contrainte elle-mêmedont lesouvenir était si vif et malgré laquelle ils étaientdéjà si heureux à cette époqueétaitune preuve de l'ancienneté et de la vivacité de leuramitié.

Lelendemainen arrivant à AndillyOctave n'était passans quelque espoir qu'Armance y viendrait; il se dit malade et nesortit pas du château. Peu de jours aprèsArmancearriva en effet avec Mme de Bonnivet. Octave arrangea sa premièresortie de manière qu'elle pût avoir lieu précisémentà sept heures du matin. Armance le rencontra dans le jardinet il la conduisit auprès d'un oranger placé sous lesfenêtres de sa mère. Làquelques moisauparavantArmancele coeur navré par les paroles étrangesqu'il lui adressaitétait tombée dans unévanouissement d'un moment. Elle reconnut cet arbreellesourit et s'appuya contre la caisse de l'oranger en fermant les yeux.A la pâleur prèselle était presque aussi belleque le jour où elle se trouva mal par amour pour lui. Octavesentit vivement la différence de position. Il reconnut cettepetite croix de diamant qu'Armance avait reçue de Russie etqui était un voeu de sa mère. Elle était cachéeordinairementelle parut par le mouvement que fit Armance. Octaveeut un moment d'égarement; il prit sa main comme le jour oùelle s'était évanouie et ses lèvres osèrenteffleurer sa joue. Armance se releva vivement et rougit beaucoup.Elle se reprocha amèrement ce badinage. -- Voulez-vous medéplaire? lui dit-elle. Voulez-vous me forcer à nesortir qu'avec une femme de chambre? »

Unebrouillerie de quelques jours fut la suite de l'indiscrétiond'Octave. Mais entre deux êtres qui avaient l'un pour l'autreun attachement parfaitles sujets de querelle étaient rares:quelque démarche qu'Octave eût à faireavant desonger si elle lui serait agréable à lui-mêmeilcherchait à deviner si Armance pourrait y voir une nouvellepreuve de son dévouement.

Le soirquand ils étaient aux deux extrémités opposéesde l'immense salon où Mme de Bonnivet réunissait cequ'il y avait alors de plus remarquable et de plus influent àParissi Octave avait à répondre à unequestionil se servait de tel mot qu'Armance venait d'employeretelle voyait que le plaisir de répéter ce mot luifaisait oublier l'intérêt qu'il pouvait prendre àce qu'il disait. Sans projet il s'établissait ainsi pour euxau milieu de la société la plus agréable et laplus animéenon pas une conversation particulièremais comme une sorte d'écho quisans rien exprimer biendistinctementsemblait parler d'amitié parfaite et desympathie sans bornes.

Oserons-nousaccuser d'un peu de sécheresse l'extrême politesse quele moment présent croit avoir hérité de cetheureux dix-huitième siècle où il n'y avait rienà haïr ?

Enprésence de cette civilisation si avancée qui pourchaque actionsi indifférente qu'elle soitse charge de vousfournir un modèle qu'il faut suivreou du moins auquel ilfaut faire son procèsce sentiment de dévouementsincère et sans bornes est bien près de donner lebonheur parfait.

Armance nese trouvait jamais seule avec son cousin qu'à la promenade aujardinsous les fenêtres du château dont on habitait lerez-de-chausséeou dans la chambre de Mme de Malivert et ensa présence. Mais cette chambre était fort grandeetsouvent la faible santé de Mme de Malivert lui faisait unbesoin de quelques instants de repos; elle engageait alors sesenfantsc'était le nom qu'elle leur donnait toujoursàaller se placer dans l'embrasure de la croisée qui donnait surle jardinafin de ne pas l'empêcher de reposer par le bruit deleurs paroles. Cette manière de vivre tranquille et touted'intimité du matinétait remplacée le soir parla vie du plus grand monde.

Outre lasociété habitant au villagebeaucoup de voituresarrivaient de Pariset y retournaient après souper. Ces jourssans nuage passèrent rapidement. Ces coeurs bien jeunes encoreétaient loin de se dire qu'ils jouissaient d'un des bonheursles plus rares que l'on puisse rencontrer ici-bas; ils croyaient aucontraire avoir encore bien des choses à désirer. Sansexpérienceils ne voyaient pas que ces moments fortunésne pouvaient être que de bien courte durée. Tout au plusce bonheur tout de sentiment et auquel la vanité et l'ambitionne fournissaient rieneût-il pu subsister au sein de quelquefamille pauvre et ne voyant personne. Mais ils vivaient dans le grandmondeils n'avaient que vingt ansils passaient leur vie ensembleet pour comble d'imprudence on pouvait deviner qu'ils étaientheureuxet ils avaient l'air de fort peu songer à la société.Elle devait se venger.

Armance nesongeait point à ce péril. Elle n'était troubléede temps en temps que par la nécessité de se faire denouveau le serment de ne jamais accepter la main de son cousinquoiqu'il pût arriver. Mme de Malivertde son côtéétait fort tranquille; elle ne doutait pas que la manièrede vivre actuelle de son fils ne préparât un événementqu'elle souhaitait avec passion.

Malgréles jours heureux dont Armance remplissait la vie d'Octaveen sonabsence il avait des moments plus sombres où il rêvait àsa destinéeet il arriva à ce raisonnement: l'illusionla plus favorable pour moi règne dans le coeur d'Armance. Jepourrais lui avouer les choses les plus étranges sur moncompteetloin de me mépriserou de me prendre en horreurelle me plaindrait.

Octave dità son amie que dans sa jeunesse il avait eu la passion devoler. Armance fut atterrée des détails affreux danslesquels l'imagination d'Octave se plut à entrer sur lessuites funestes de cette étrange faiblesse. Cet aveubouleversa son existence; elle tomba dans une profonde rêveriedont on lui fit la guerre; mais à peine huit jours s'étaientécoulés depuis cette étrange confidencequ'elleplaignait Octave et étaits'il se peutplus douce enverslui. Il a besoin de mes consolationsse disait-ellepour separdonner à lui-même.

Octaveassuré par cette expérience du dévouement sansbornes de ce qu'il aimaitet n'ayant plus à dissimuler desombres penséesdevint bien plus aimable dans le monde. Avantl'aveu de son amour amené par le voisinage de la mortc'étaitun jeune homme fort spirituel et très remarquable plutôtqu'aimable; il plaisait surtout aux personnes tristes. Ellescroyaient voir en lui le tous les jours d'un homme appeléà faire de grandes choses. L'idée du devoir paraissaittrop dans sa manière d'êtreet allait quelquefoisjusqu'à lui donner une physionomie anglaise. Sa misanthropiepassait pour de la hauteur et de l'humeur auprès de la partieâgée de la sociétéet fuyait sa conquête.S'il eût été pair à cette époqueon lui eût fait une réputation.

C'estl'école du malheur qui manque souvent au mérite desjeunes gens faits pour être les plus aimables un jour. Octavevenait d'être façonné par les leçons de cemaître terrible. On peut dire qu'à l'époque dontnous parlonsrien ne manquait à la beauté du jeunevicomte et à l'existence brillante dont il jouissait dans lemonde. Il y était prôné comme à l'envi parMmes d'Aumale et de Bonnivet et par les gens âgés.

Mmed'Aumale avait raison de dire que c'était l'homme le plusséduisant qu'elle eût jamais rencontrécar iln'ennuie jamaisdisait-elle étourdiment. « Avant dele voirje n'avais pas même rêvé ce genre demériteet le principal est d'être amusé. »-- Et moise disait Armance en entendant ce propos naïfjerefuse à cet homme si bien accueilli ailleurs la permission deme serrer la main; c'est un devoirajoutait-elle en soupirantetjamais je n'y manquerai. Il y eut des soirées où Octavese livra au suprême bonheur de ne pas parleret de voirArmance agir sous ses yeux. Ces moments ne furent perdus ni pour Mmed'Aumalepiquée de ce qu'on négligeait de l'amusernipour Armanceravie de voir l'homme qu'elle adorait s'occuper d'elleuniquement.

Lapromotion dans l'ordre du Saint-Esprit paraissait retardée; ilfut question du départ de Mme de Bonnivet pour le vieuxchâteau situé au fond du Poitouqui donnait son nom àla famille. Un nouveau personnage devait être du voyagec'était M. le chevalier de Bonnivetle plus jeune des filsque le marquis avait eus d'un premier mariage.

CHAPITREXXV

Totusmundus stult.

HUNGARIAE....



A peu prèsà l'époque de la blessure d'Octaveun nouveaupersonnage était arrivé de Saint-Acheul dans la sociétéde la marquise. C'était le chevalier de Bonnivettroisièmefils de son mari.

Sil'ancien régime eût encore existéon l'eûtdestiné à l'ordre épiscopalet quoique bien deschoses soient changéesune sorte d'habitude de famille avaitpersuadé à tout le monde et à lui-mêmequ'il devait appartenir à l'Église.

Ce jeunehommeà peine âgé de vingt anspassait pourfort savant; il annonçait surtout une sagesse au-dessus de sonâge. C'était un être petitfort pâle; ilavait le visage groset au total quelque chose de l'air prêtre.

Un soir onapporta l'Étoile. L'unique bande de papier qui ferme cejournal se trouvait mal posée; il était évidentque le portier l'avait lue. « Et ce journal aussi! s'écriainvolontairement le chevalier de Bonnivetpour faire la plateéconomie d'une seconde bande de papier grisqui couperaitl'autre en forme de croixil ne craint pas de courir la chance quele peuple le lisecomme si le peuple était fait pour lire!comme si le peuple pouvait distinguer le bon du mauvais! Que faut-ilattendre des journaux jacobins quand on voit les feuillesmonarchiques se conduire ainsi?

Cemouvement d'éloquence involontaire fit beaucoup d'honneur auchevalier. Il lui concilia sur-le-champ les gens âgés ettout ce qui dans la société d'Andilly avait plus deprétention que d'esprit. Le silencieux baron de Rissetdontle lecteur se souvient à peinese leva gravement et vintembrasser le chevalier sans mot dire. Cette action mit pendantquelques minutes de la solennité dans le salon et amusa Mmed'Aumale. Elle appela le chevalierchercha à le faire parleret le prit en quelque sorte sous sa protection.

Toutes lesjeunes femmes suivirent ce mouvement. On fit du chevalier une sortede rival pour Octavequi alors était blessé et retenuchez luià Paris.

Maisbientôt on éprouvait auprès du chevalier deBonnivetquoique si jeuneune sorte de repoussement. On sentait enlui une singulière absence de sympathie pour tout ce qui nousintéresse; ce jeune homme avait un avenir à part. Ondevinait en lui quelque chose de profondément perfide pourtout ce qui existe.

Lelendemain du jour où il avait brillé aux dépensde l'Étoilele chevalier de Bonnivetqui vit Mmed'Aumale dès le matindébuta avec elle à peuprès comme Tartuffe lorsqu'il offre un mouchoir àDorine afin qu'elle couvre des choses que l'on ne saurait voir.Il lui fit une réprimande sérieuse sur je ne sais quelpropos léger qu'elle venait de se permettre au sujet d'uneprocession.

La jeunecomtesse lui répliqua vivementl'engagea beaucoup àreveniret fut enchantée de ce ridicule. C'est absolumentcomme mon maripensait-elle. Quel dommage que le pauvre Octave nesoit pas icicomme nous ririons!

Lechevalier de Bonnivet était surtout choqué de la sorted'éclat qui s'attachait au vicomte de Malivertdont ilretrouvait le nom dans toutes les bouches. Octave vint àAndilly et reparut dans le monde. Le chevalier le crut amoureux deMme d'Aumaleet sur cette idéelui-même forma leprojet de prendre une passion pour la jolie comtesse auprès delaquelle il était fort aimable.

Laconversation du chevalier était une allusion perpétuelleet fort spirituelle aux chefs-d'oeuvre des grands écrivains etdes grands poètes des littératures française etlatine. Mme d'Aumalequi savait peuse faisait expliquerl'allusionet rien ne l'amusait davantage. La mémoireréellement prodigieuse du chevalier le servait bien; il disaitsans hésiter les vers de Racine ou les phrases de Bossuetqu'il avait voulu rappeleret montrait avec clarté etélégance le genre de rapport de l'allusion qu'il avaitvoulu faire avec le sujet de la conversation. Tout cela avait lecharme de la nouveauté aux yeux de Mme d'Aumale.

Un jourle chevalier dit : « Un seul petit article de la Pandoreest fit pour gâter tout le plaisir que donne le pouvoir ».Ceci passa pour très profond.

Mmed'Aumale admira beaucoup le chevalier; mais à peine quelquessemaines étaient-elles passéesqu'il lui fit peur. «Vous me faites l'effetlui dit-elled'une bête venimeuse queje rencontrerais dans un lieu solitaire au fond des bois. Plus vousavez d'espritplus vous avez de pouvoir pour me faire du mal. »

Elle luidit un autre jour qu'elle gagerait qu'il avait deviné toutseul ce grand principe: que la parole a été donnéeà l'homme pour cacher sa pensée.

Lechevalier avait de grands succès auprès des autrespersonnes de la société. Par exempleséparéde son père depuis huit années qu'il avait passéesà Saint-Acheulà Brigget en d'autres lieuxsouventignorés du marquis lui-mêmeà peine revenuauprès de luien moins de deux mois il parvint às'emparer complètement de l'esprit de ce vieillardl'un desfins courtisans de l'époque.

M. deBonnivet avait toujours craint de voir finir la restauration deFrance comme celle d'Angleterre; mais depuis un an ou deux la peur enavait fait un véritable avare. On fut donc très étonnédans le monde de lui voir donner trente mille francs à sonfils le chevalier pour contribuer à l'établissement dequelques maisons de jésuites.

Tous lessoirsà Andillyle chevalier faisait la prière encommun avec les quarante ou cinquante domestiques attachés auxpersonnes qui logeaient au château ou dans les maisons depaysans arrangées pour les amis de la marquise. Cette prièreétait suivie d'une courte exhortation improvisée etfort bien faite.

Les femmesâgées commencèrent par se rendre dansl'orangerieoù avait lieu cet exercice du soir. Le chevaliery fit placer des fleurs charmantes et souvent renouveléesqu'on apportait de Paris. Bientôt cette exhortation pieuse etsévère excita un intérêt général;elle faisait bien contraste avec la manière frivole dont onemployait le reste de la soirée.

Lecommandeur de Soubirane se déclara l'un des fauteurs les pluschauds de cette façon de ramener aux bons principes tous lessubalternes qui environnent nécessairement les gensconsidérables et quiajoutait-ilont montré tant decruauté lors de la première apparition du régimede la terreur. C'était une des façons de parler ducommandeurqui allait annonçant partout qu'avant dix anssil'on ne rétablissait l'ordre de Malte et les jésuiteson aurait un second Robespierre.

Mme deBonnivet n'avait pas manqué d'envoyer aux exercices pieux deson beau-fils ceux de ses gens dont elle était sûre.Elle fut bien étonnée d'apprendre qu'il distribuait del'argent aux domestiques qui venaient lui confier en particulierqu'ils éprouvaient des besoins.

Lapromotion dans l'ordre du Saint-Esprit paraissant différéeMme de Bonnivet annonça que son architecte lui mandait dePoitou qu'il avait réussi à rassembler un nombresuffisant d'ouvriers. Elle se prépara au voyage ainsiqu'Armance. Elle ne fut que médiocrement satisfaite du projetqu'annonça le chevalier de l'accompagner à Bonnivetafin de revoirdisait-ill'antique châteauberceau de safamille.

Lechevalier vit bien que sa présence contrariait sa belle-mère;ce fut une raison de plus pour lui de l'accompagner dans ce voyage.Il espérait faire valoir auprès d'Armance le souvenirde la gloire de ses aïeux; car il avait remarquéqu'Armance était l'amie du vicomte de Malivertet il voulaitla lui enlever. Ces projetsmédités de longue mainneparurent qu'au moment de l'exécution.

Aussiheureux avec les jeunes gens qu'auprès de la partie grave dela sociétéavant de quitter Andillyle chevalier deBonnivet avait eu l'art d'inspirer beaucoup de jalousie àOctave. Après le départ d'ArmanceOctave alla jusqu'àpenser que ce chevalier de Bonnivetqui affichait pour elle uneestime et un respect sans bornespourrait bien être cet épouxmystérieux que lui avait trouvé un ancien ami de samère.

En sequittantArmance et son cousin étaient tous les deuxtourmentés par de sombres soupçons. Armance sentaitqu'elle laissait Octave auprès de Mme d'Aumalemais elle necrut pas pouvoir se permettre de lui écrire.

Durantcette absence cruelleOctave ne put qu'adresser à Mme deBonnivet deux ou trois lettres fort jolies; mais d'un ton singulier.Si un homme étranger à cette société lesavait vuesil eût pensé qu'Octave était amoureuxfou de Mme de Bonnivet et n'osait lui avouer son amour.

Pendantcette absence d'un moisMlle de Zohiloffdont le bon sens n'étaitplus troublé par le bonheur de vivre sous le même toitque son ami et de le voir trois fois par jourfit des réflexionssévères. Quoique sa conduite fût parfaitementconvenableelle ne put se dissimuler qu'il devait être facilede lire dans ses yeux quand elle regardait son cousin.

Leshasards du voyage lui permirent de surprendre quelques mots desfemmes de Mme de Bonnivet qui lui firent verser bien des larmes. Cesfemmescomme tout ce qui approche les personnes considérablesne voyant partout que l'intérêt d'argentattribuaient àce motif les apparences de passion qu'Armance se donnaitdisaient-ellesafin de devenir vicomtesse de Malivert; ce quin'était pas mal pour une pauvre demoiselle de si petitenaissance.

L'idéed'être calomniée à ce point n'était jamaisvenue à Armance. Je suis une fille perduese dit-elle; monsentiment pour Octave est plus que soupçonnéet cen'est pas même le plus grand des torts que l'on me suppose; jevis dans la même maison que luiet il n'est pas possible qu'ilm'épouse... Dès cet instantl'idée descalomnies dont elle était l'objetqui survivait à tousles raisonnements d'Armanceempoisonna sa vie.

Il y eutdes moments où elle crut avoir oublié jusqu'àson amour pour Octave. Le mariage n'est pas fait pour ma positionjene l'épouserai paspensait-elleet il faut vivre beaucoupplus séparée de lui. S'il m'oubliecomme il est fortpossiblej'irai finir mes jours dans un couvent; ce sera un asilefort convenable et fort désiré pour le reste de monexistence. Je penserai à luij'apprendrai ses succès.Les souvenirs de la société offrent bien des existencessemblables à celle que je mènerai.

Cesprévoyances étaient justes; mais l'idée affreusepour une jeune fille de pouvoiravec quelque apparence de justiceêtre exposée à la calomnie de toute une maisonet encore de la maison où vivait Octavejeta sur la vied'Armance un sombre que rien ne put dissiper. Si elle entreprenait dese soustraire au souvenir de ses tortscar c'est le nom qu'elledonnait au genre de vie qu'elle avait suivi à Andillyellesongeait à Mme d'Aumaleet s'exagérait son amabilitésans qu'elle s'en aperçût; la société duchevalier de Bonnivet contribuait à lui faire voir encore plusirrémédiables qu'ils ne le sont en effet tous les mauxque peut infliger la société quand on l'a choquée.Vers la fin de son séjour dans l'antique château deBonnivetArmance passait toutes ses nuits à pleurer. Sa tantes'aperçut de cette tristesse et ne lui cacha pas toutel'humeur qu'elle en ressentait.

Ce futpendant son séjour en Poitou qu'Armance apprit un événementqui la toucha peu. Elle avait trois oncles au service de Russie; cesjeunes gens périrent par le suicide durant les troubles de cepays. On cacha leur mort; mais enfinaprès plusieurs moisdes lettres que la police ne parvint pas à supprimer furentremises à Mlle de Zohiloff. Elle héritait d'une fortuneagréable et qui pouvait la rendre un parti sortable pourOctave.

Cetévénement n'était pas fait pour diminuerl'humeur de Mme de Bonnivetà laquelle Armance étaitnécessaire. Cette pauvre fille eut à essuyer un motfort dur sur la préférence qu'elle accordait au salonde Mme de Malivert. Les grandes dames n'ont pas plus de méchancetéque le vulgaire des femmes riches; mais on acquiert auprèsd'elles plus de susceptibilitéet l'on sent plus profondémentet plus irrémédiablementsi j'ose parler ainsilesmots désagréables.

Armancecroyait que rien ne manquait à son malheurlorsque lechevalier de Bonnivet lui appritun matinde cet air indifférentque l'on a pour une nouvelle déjà anciennequ'Octaveétait de nouveau assez malet que sa blessure au bras s'étaitrouverte et donnait des inquiétudes. Depuis le départd'ArmanceOctavequi était devenu difficile en bonheurs'ennuyait souvent au salon. Il commit des imprudences à lachasse qui eurent des suites graves. Il avait eu l'idée detirer de la main gauche un petit fusil fort léger; il obtintdes succès qui l'encouragèrent.

Un jouren poursuivant un perdreau blesséil sauta un fossé etse heurta le bras contre un arbrece qui lui redonna la fièvre.Durant cette fièvre et l'état de malaise qui la suivitle bonheur artificielpour ainsi diredont il avait joui sous lesyeux d'Armancesembla ne plus avoir que la consistance d'un rêve.

Mlle deZohiloff revint enfin à Pariset dès le lendemainauchâteau d'Andillyles amants se revirentmais ils étaientfort tristeset cette tristesse était de la pire espèceelle venait de doutes réciproques. Armance ne savait quel tonprendre avec son cousinet ils ne se parlèrent presque pas lepremier jour.

Pendantque Mme de Bonnivet se donnait le plaisir de bâtir des toursgothiques en Poitouet de croire reconstruire le douzièmesiècleMme d'Aumale avait fait une démarche décisivepour le grand succès qui venait enfin de couronner la vieilleambition de M. de Bonnivet. Elle était l'héroïned'Andilly. Pour ne pas se séparer d'une amie si utilependantl'absence de la marquiseMme de Bonnivet avait obtenu de la comtessed'Aumale qu'elle occuperait un petit appartement dans les combles duchâteautout près de la chambre d'Octave. Et Mmed'Aumale paraissait à tout le monde se souvenir beaucoup quec'était en quelque sorte pour elle qu'Octave avait reçula blessure qui lui donnait la fièvre. Il était de bienmauvais goût de rappeler le souvenir de cette affairequiavait coûté la vie au marquis de Crêveroche ;cependantMme d'Aumale ne pouvait s'empêcher d'y faire souventallusion: c'est que l'usage du monde est à la délicatessed'âme à peu près ce que la science est àl'esprit. Ce caractère tout en dehors et pas du toutromanesque était surtout frappé des choses réelles.A peine Armance eut-elle passé quelques heures àAndillyque ce retour fréquent aux mêmes idéesdans une âme ordinairement si légèrela frappavivement.

Ellearrivait fort triste et fort découragée; elle sentitpour la seconde fois de sa vie les atteintes d'un sentiment affreuxsurtout quand il se rencontre dans le même coeur avec lesentiment exquis des convenances. Armance croyait avoir à cetégard de graves reproches à se faire. Je dois veillersur moi d'une manière sévèrese disait-elle endétournant ses regardsqui s'arrêtaient sur Octaveetles portant sur la brillante comtesse d'Aumale. Et chacune des grâcesde la comtesse était pour Armance l'occasion d'un acted'humilité excessive. Comment Octave ne lui donnerait-il pasla préférence? se disait-elle; moi-mêmeje sensqu'elle est adorable.

Dessentiments aussi pénibles réunis aux remords qu'Armanceéprouvaitsans doute à tortmais qui n'en étaientpas moins cruelsla rendirent fort peu aimable pour Octave. Lelendemain de son arrivéeelle ne descendit point au jardin debonne heurec'était son habitude autrefois; et elle savaitbien qu'Octave l'y attendait.

Dans lajournéeOctave lui adressa la parole deux on trois fois. Uneextrême timidité qui la saisiten songeant que tout lemonde les observaitla rendit immobileet elle répondit àpeine.

Cejour-làau dîneron parla de la fortune que le hasardvenait d'envoyer à Armanceet elle remarqua que cette annonceétait sans doute peu agréable à Octavequisurcet événementne lui dit pas un mot. Ce mot qui ne futpas prononcési son cousin le lui eût adressén'eût pas fait naître dans son coeur un plaisir égalà la centième partie de la douleur que son silence luicausa.

Octaven'écoutait pasil pensait à la singulièremanière d'être qu'Armance avait envers lui depuis sonretour. Sans doute elle ne m'aime plusse disait-ilou elle a prisdes engagements définitifs avec le chevalier de Bonnivet.L'indifférence d'Octave à l'annonce de la fortuned'Armance ouvrit à cette pauvre fille une source de malheursnouvelle et immense. Pour la première foiselle pensalonguement et sérieusement à cet héritage quilui arrivait du Nordet quisi Octave l'eût aiméeaurait fait d'elle un parti à peu près convenable pourlui.

Octavepour avoir un prétexte de lui écrire une pageluiavait envoyé en Poitou un petit poème sur la Grèceque venait de publier lady Nelcombeune jeune Anglaise amie de Mmede Bonnivet. Il n'y avait en France que deux exemplaires de ce poèmedont on parlait beaucoup. Si l'exemplaire qui avait fait le voyage dePoitou eût paru dans le salonvingt demandes indiscrètesse seraient avancées pour l'intercepter. Octave pria sacousine de le faire porter chez lui. Armancefort intimidéene se sentit pas le courage de donner une telle commission àsa femme de chambre. Elle monta au second étage du châteauet plaça ce petit poème anglais sur la poignéede la porte d'Octavede manière à ce qu'il ne pûtpas rentrer chez lui sans l'apercevoir.

Octaveétait fort troublé; il voyait qu'Armance décidémentne voulait pas lui parler. Ne se sentant nullement d'humeur àlui parler lui-mêmeil quitta le salon avant dix heures. Ilétait agité de mille pensées sinistres. Mmed'Aumale se déplut bientôt au salon; on parlaitpolitique et d'une façon dolente; elle parlaellede mal detêteet avant dix heures et demie était rentréedans son appartement. Probablement Octave et Mme d'Aumale sepromenaient ensemble; cette idéequi vint à tout lemondefit pâlir Armance. Ensuite elle se reprocha sa douleurmême comme une inconvenance qui la rendait moins digne del'estime de son cousin.

Lelendemain matin de bonne heureArmance se trouvait chez Mme deMalivertqui eut besoin d'un certain chapeau. Sa femme de chambreétait allée au village; Armance court à lachambre où se trouvait le chapeau; il fallait passer devant lachambre d'Octave. Elle resta comme frappée de la foudre enapercevant le petit poème anglais appuyé sur la poignéede la porteainsi qu'elle l'avait placé la veille au soir. Ilétait clair qu'Octave n'était pas rentré chezlui.

Rienn'était plus vrai. Il était allé à lachasse malgré le dernier accident de son braset afin depouvoir se lever matin et n'être pas aperçuil avaitpassé la nuit chez le garde-chasse. Il voulait rentrer auchâteau à onze heuresà la cloche du déjeuneret éviter ainsi les reproches qu'on lui aurait adresséssur son imprudence.

Enrentrant chez Mme de MalivertArmance eut besoin de dire qu'elle setrouvait mal. De ce moment elle ne fut plus la même. Je porteune juste peinese dit-ellede la fausse position dans laquelle jeme suis placéeet qui est si inconvenante pour une jeunepersonne. J'en suis venue à avoir des douleurs que je ne puispas même m'avouer.

Lorsqu'ellerevit OctaveArmance n'eut pas le courage de lui faire la moindrequestion sur le hasard qui l'avait empêché de voir lepoème anglais; elle eût cru manquer à tout cequ'elle se devait. Ce troisième jour fut encore plus sombreque les précédents.

CHAPITREXXVI

Octaveconsterné du changement qu'il voyait dans la manièred'être d'Armancepensaquemême en sa qualitéd'amiil pouvait espérer qu'elle lui confierait le sujet deses inquiétudes; car elle était malheureuseOctave nepouvait en douter. Il était également évidentpour lui que le chevalier de Bonnivet cherchait à leur ôtertoutes les occasions de se dire un mot qu'auraient pu leur offrir leshasards de la promenade ou du salon.

Lesdemi-mots qu'Octave hasardait quelquefois n'obtenaient pas deréponse. Pour qu'elle avouât sa douleur et renonçâtau système de retenue parfaite qu'elle s'était imposéil aurait fallu qu'Armance fût profondément émue.Octave était trop jeune et trop malheureux lui-même pourfaire cette découverte et en profiter.

Lecommandeur de Soubirane était venu dîner àAndilly ; le soir il y eut de l'orageil plut beaucoup. On engageale commandeur à resteret on le logea dans une chambrevoisine de celle qu'Octave venait de prendre au second étagedu château. Ce soir-là Octave avait entrepris de rendreà Armance un peu de gaieté; il avait besoin de la voirsourire; il eût vu dans ce sourire une image de l'ancienneintimité. Sa gaieté réussit fort mal et déplutfort à Armance. Comme elle ne répondait pasil étaitobligé d'adresser ses discours à Mme d'Aumalequiétait présente et qui riait beaucouptandis qu'Armancegardait un silence morne.

Octave sehasarda à lui faire une question qui semblait exiger une assezlongue réponse: on répondit en deux mots fort secs.Désespéré de l'évidence de sa disgrâceil quitta le salon à l'instant. En prenant l'air dans lejardinil rencontra le garde-chasse à qui il dit qu'ilchasserait le lendemain de bonne heure.

Mmed'Aumalene voyant au salon que des gens gravesdont laconversation lui était à chargeprit son parti etdisparut. Ce second rendez-vous sembla trop clair à lamalheureuse Armance. Indignée surtout de la duplicitéd'Octavequile soir mêmeen passant d'une pièce àl'autrelui avait dit quelques mots fort tendreselle monta chezelle pour prendre un volume qu'elle eut l'idée de placercomme le petit poème anglaissur la poignée de laporte d'Octave. En avançant dans le corridor qui conduisait àla chambre de son cousinelle entendit du bruit chez lui ; sa porteétait ouverteet il arrangeait son fusil. Il y avait un trèspetit cabinet servant de dégagement à la chambre quel'on venait de préparer pour le commandeuret la porte de cecabinet donnait sur le corridor. Par malheur cette porte étaitouverte. Octave se rapprocha de la porte de sa chambre comme Armances'avançait et fit un mouvement comme pour entrer dans lepassage. Il eût été affreux pour Armance d'êtrerencontrée par Octave en ce moment. Elle n'eut que le temps dese jeter dans cette porte ouverte qui se présentait àelle. Dès qu'Octave sera sortise dit-elleje placerai lelivre. Elle était si troublée par l'idée de ladémarche qu'elle osait se permettreet qui était unegrande fautequ'à peine faisait-elle des raisonnementssuivis.

Octavesortit en effet de sa chambreil passa devant la porte ouverte dupetit cabinet où se trouvait Armance; mais il n'alla quejusqu'au bout du corridor. Il se mit à une fenêtre etsiffla deux foiscomme pour donner un signal. Le garde-chassequibuvait à l'officene répondant pasOctave resta àla fenêtre. Le silence qui régnait dans cette partie duchâteaula société se trouvant au salon durez-de-chaussée et les domestiques dans l'étagesouterrainétait si profondqu'Armancedont le coeurbattait avec forcen'osa faire aucun mouvement. D'ailleurslamalheureuse Armance ne pouvait se dissimuler qu'Octave venait dedonner un signal; et quelque peu féminin qu'il fûtillui semblait que Mme d'Aumale pouvait fort bien l'avoir choisi.

La fenêtresur laquelle Octave s'appuyait était à la tête dupetit escalier qui descendait au premieril était impossiblede passer. Octave siffla une troisième fois comme onze heuresvenaient de sonner; le garde-chasse qui était àl'office avec les domestiques ne répondit pas. Vers les onzeheures et demie Octave rentra chez lui.

Armancequi de la vie ne s'était trouvée engagée dansune démarche dont elle eût à rougirétaitsi troublée qu'elle se trouvait hors d'état de marcher.Il était évident qu'Octave donnait un signalon allaity répondreou bientôt il sortirait de nouveau. Onzeheures trois quarts sonnèrent à l'horloge du châteauensuite minuit. Cette heure indue augmenta les remords d'Armance;elle se décida à quitter le cabinet qui lui avait servide refugeet comme minuit achevaient de sonnerelle se mit enmarche. Elle était tellement troublée qu'ellequiavait ordinairement la démarche si légèrefaisait assez de bruit.

Ens'avançant dans le corridorelle aperçut dans l'ombreà la fenêtre près de l'escalierune figure quise dessinait sur le cielelle reconnut bientôt M. deSoubirane. Il attendait son domestique qui lui apportait une bougieet au moment où Armance immobile regardait la figure ducommandeur qu'elle venait de reconnaîtrela lumière dela bougie qui commençait à monter l'escalier parut auplafond du corridor.

Avec dusang-froid Armance aurait pu essayer de se cacher derrière unegrande armoire qui était dans le coin du corridorprèsde l'escalierpeut-être elle eût étésauvée. Immobile de terreurelle perdit deux secondeset ledomestique arrivant sur la dernière marche de l'escalierlalumière de la bougie donna en plein sur elleet le commandeurla reconnut. Un sourire affreux parut sur ses lèvres. Sessoupçons sur l'intelligence d'Armance et de son neveu étaientconfirmésmais en même temps il avait un moyen de lesperdre à jamais. -- Saint-Pierredit-il à sondomestiquen'est-ce pas là Mlle Armance de Zohiloff? -- Ouimonsieurdit le domestique tout interdit. -- Octave va mieuxmademoisellej'espère? » dit le commandeur d'un tongoguenard et grossieret il passa.



CHAPITREXXVII



Armanceau désespoirse vit à la fois déshonoréeà jamaiset trahie par son amant. Elle s'assit un instant surla dernière marche de l'escalier. Elle eut l'idéed'aller frapper à la porte de la femme de chambre de Mme deMalivert. Cette fille dormait et ne répondit pas. Mme deMalivertcraignant vaguement que son fils ne fût maladepritsa veilleuse et vint elle-même ouvrir la porte de sa chambre ;elle fut effrayée de la figure d'Armance. « Qu'est-ilarrivé à Octave? s'écria Mme de Malivert. --Rienmadamerien au monde à Octaveil se porte biencen'est que moi qui suis malheureuse et au désespoir de troublervotre sommeil. Mon projet était de parler à Mme Dérienet de ne me présenter chez vous que si l'on me disait que vousne dormiez pas encore.-- Ma petitetu redoubles ma frayeur avec tonmot de madame. Il y a quelque chose d'extraordinaire. Octave est-ilmalade? -- Nonmamandit Armance en fondant en larmesce n'est quemoi qui suis une fille perdue.

Mme deMalivert la fit entrer dans sa chambreet elle raconta ce qui venaitde lui arriversans rien dissimuler ni passer sous silencepas mêmesa jalousie. Le coeur d'Armanceépuisé par tant demalheursn'avait plus la force de rien cacher.

Mme deMalivert fut épouvantée. Tout à coup: « Ilne faut pas perdre de tempss'écria-t-elledonne-moi mapelissema pauvre fillema chère filleet elle lui donnadeux ou trois baisers avec toute la passion d'une mère. Allumemon bougeoir; toireste ici. » Mme de Malivert courut chez sonfils; la porte heureusement n'était pas fermée; elleentre doucementéveille Octave et lui raconte ce qui vient dese passer. « Mon frère peut nous perdredit Mme deMalivertet suivant les apparences il n'y manquera pas. Lève-toientre dans sa chambredis-lui que j'ai eu une sorte de coup de sangchez toi. Trouves-tu quelque chose de mieux? -- Ouimamandèsdemain épouser Armance si cet ange veut encore de moi. »

Ce motimprévu comble les voeux de Mme de Malivertelle embrasse sonfils; mais elle ajoute par réflexion: « Ton oncle n'aimepas Armanceil pourra parler; il promettra le silencemais il a sondomestique qui par son ordre parleraet qu'il chassera ensuite pouravoir parlé. Je tiens à mon idée de coup desang. Cette comédie nous occupera désagréablementpendant trois joursmais l'honneur de ta femme est plus précieuxque tout. Songe que tu dois te montrer très effrayé.Dès que tu auras averti le commandeurdescends chez moifaispart de notre idée à Armance. Quand le commandeur l'arencontrée sur l'escalierj'étais dans ta chambreetelle allait chercher Mme Dérien. » Octave courut avertirson oncle qu'il trouva fort éveillé. Le commandeur leregarda d'un air goguenard qui changea en colère toute sonémotion. Octave quitta M. de Soubirane pour voler dans lachambre de sa mère « Est-il possibledit-il àArmanceque vous n'aimiez pas le chevalier de Bonnivet et qu'il nesoit pas cet époux mystérieux dont vous m'aviez parléautrefois? -- Le chevalier me fait horreur. Mais vousOctaven'aimez-vous pas Mme d'Aumale? -- De ma vie je ne la reverrai ni nepenserai à elledit Octave. Chère Armancedaignezdire que vous m'acceptez comme époux. Le ciel me punit de vousavoir fait un secret de mes parties de chasseje sifflais legarde-chasse qui ne m'a pas répondu. » Les protestationsd'Octave avaient toute la chaleurmais non pas toute la délicatessede la vraie passion ; Armance croyait voir qu'il accomplissait undevoir en pensant à autre chose. -- Vous ne m'aimez pas dansce momentlui dit-elle. -- Je vous aime de toute la force de monâmemais je suis transporté de colère contre cetignoble commandeurhomme vilsur le silence duquel on ne peut pascompter. » Octave renouvelait ses sollicitations. -- «Est-il sûr que ce soit l'amour qui parlelui dit Armancepeut-être n'est-ce que la générositéetaimez-vous Mme d'Aumale? Vous abhorriez le mariagecette conversionsubite m'est suspecte. -- Au nom du cielchère Armanceneperdons pas de temps; tout le reste de ma vie te répondra demon amour. » Il était si persuadé de ce qu'ildisait qu'il finit par persuader à son tour. Il remontarapidementil trouva le commandeur auprès de sa mère àqui sa joie du prochain mariage d'Octave donnait le courage de fortbien jouer la comédie. Toutefois le commandeur ne semblait pastrès persuadé de l'accident de sa soeur. Il se permitune plaisanterie sur les courses nocturnes d'Armance. Monsieurj'aiencore un bon brass'écria Octave en se levant tout àcoup et se précipitant sur luisi vous ajoutez un seul motje vous jette par la fenêtre que voilà. La fureurcontenue d'Octave fit pâlir le commandeuril se souvint àpropos des accès de folie de son neveu et vit qu'il étaitirrité au point de commettre un crime.

Armanceparut en ce momentmais Octave ne trouva rien à lui dire. Ilne put même la regarder avec amourle calme l'avait mis horsde lui. Le commandeurpour faire bonne contenanceavant voulu direquelques mots gaisOctave craignit qu'il ne blessât Mlle deZohiloff. -- Monsieurlui dit-ilen lui serrant fortement le brasje vous engage à vous retirer à l'instant chez vous. »Le commandeur hésitantOctavele saisit par le brasl'entraîna dans sa chambrel'y jetaferma la porte àclefet mit la clef dans sa poche.

A sonretour auprès des damesil était furieux. -- Si je netue cette âme mercenaire et basses'écriait-il comme separlant à lui-mêmeil osera parler mal de ma femme.Malheur à lui!

-- Pourmoij'aime M. de Soubiranedit Armance effrayée et quivoyait la peine qu'Octave faisait à sa mère. J'aime M.de Soubiraneet si vous continuez à être furieuxjepourrai penser que vous avez de l'humeur à cause d'un certainengagement un peu prompt que nous venons de lui annoncer.

-- Vous nele croyez pasdit Octave en l'interrompantj'en suis sûr.Mais vous avez raison comme toujours. A le bien prendreje dois desactions de grâce à cette âme basse »; et peuà peu sa colère disparut. Mme de Malivert se fittransporter chez elle jouant fort bien la comédie du coup desang. Elle envoya chercher son médecin à Paris.

Le restede la nuit fut charmant. La gaieté de cette heureuse mèrese communiqua à Octave et à son amie. Engagéepar les paroles gaies de Mme de MalivertArmanceencore toutetroublée et qui avait perdu tout empire sur elle-mêmeosait montrer à Octave combien il lui était cher. Elleavait le plaisir extrême de le voir jaloux du chevalier deBonnivet. C'était ce sentiment fortuné qui expliquaitd'une manière si heureuse pour elle son apparente indifférencedes jours précédents. Mmes d'Aumale et de Bonnivetqu'on avait réveillées malgré les ordres de Mmede Malivertne vinrent que fort tard et tout le monde alla secoucher au petit jour.

CHAPITREXXVIII


Thisis the state of man ; to-day he puts forth

The tender leavesof hopeto-morrow blossoms

And bears his blushing honoursthick upon him.

The third daycomes a frosta killingfrost;

And then he falls -- see his character.


KingHenry VIIIact. III.



Dèsle lendemain de fort bonne heureMme de Malivert vint à Parisproposer à son mari le mariage d'Octave. Il batailla pendanttoute la journée; « ce n'est pasdisait le marquisqueje ne m'attende depuis longtemps à cette fâcheuseproposition. C'est à tort que je ferais l'étonné.Mlle de Zohiloff ne manque pas absolument de fortunej'en conviensses oncles russes sont morts fort à propos pour elle. Maiscette fortune n'excède pas ce que nous pourrions trouverailleurset ce qui est de la plus grande conséquence pour monfilsil n'y a pas de famille dans cette alliance; je n'y vois qu'unefuneste analogie de caractères. Octave n'a pas assez deparents dans la sociétéet sa manière d'êtretout en dedans ne lui donne pas d'amis. Il sera Pair après soncousin et après moivoilà toutet comme vous lesavezma bonne amieen Francetant vaut l'hommetant vaut laplace. Je suis de la vieille générationcomme disentces insolents; je disparaîtrai bientôtet avec moi tousles liens que mon fils peut avoir avec la société; caril est un instrument de notre chère marquise de Bonnivetmaisn'est pas un objet pour elle. Il fallait chercheren mariant Octavedes appuis dans le monde plutôt même que de la fortune.Je lui vois un de ces mérites distinguéssi vousvoulezpour réussir tout seul. J'ai toujours vu que ces genssi sublimes ont besoin d'être prônéset mon filsloin de flatter les faiseurs de réputationsemble trouver unmalin plaisir à les braver et à leur rompre en visière.Ce n'est pas ainsi qu'on réussit. Avec une famille nombreuseet bien établie il eût passé dans la sociétépour être digne du ministère; il n'est vanté parpersonneil ne sera qu'un original. »

Mme deMalivert se récria beaucoup sur ce mot Elle voyait quequelqu'un avait chambré son mari.

Ilcontinua de plus belle. -- « Ouima bonne amieje ne voudraispas jurer que la facilité à se piquer que montreOctaveet sa passion pour ce qu'on appelle des principesdepuis que les jacobins ont tout changé parmi nousmêmenotre languene le jettent un jour dans la pire des sottisesdansce que vous appelez l'opposition. Le seul homme marquantqu'ait eu votre oppositionle comte de Mirabeaua fini par sevendre; c'est un vilain dénouement et que je ne voudrais pasnon plus pour mon fils. -- Et c'est aussi ce que vous ne devez pascraindrerépliqua vivement Mme de Malivert. -- Nonc'estdans le précipice opposé qu'ira s'engloutir la fortunede mon fils. Ce mariage-ci n'en fera qu'un bourgeois vivant au fondde sa provinceclaquemuré dans son château. Soncaractère sombre ne le porte déjà que trop àce genre de vie. Notre chère Armance a de la bizarrerie dansla manière de voir; loin de tendre à changer ce que jetrouve à reprendre chez Octaveelle fortifiera ses habitudesbourgeoiseset par ce mariage vous abîmez notre famille. --Octave est appelé à la chambre des Pairsil y sera unnoble représentant de la jeunesse françaiseet par sonéloquence conquerra de la considération personnelle. --Il y a presse; tous ces jeunes Pairs prétendent àl'éloquence. Eh mon Dieu! ils seront dans leur chambre commedans le mondeparfaitement polisfort instruitset voilàtout. Tous ces jeunes représentants de la jeunesse françaiseseront les plus grands ennemis d'Octave qui a au moins une manièrede sentir originale. »

Mme deMalivert revint fort tard à Andillyavec une lettre charmantepour Armancedans laquelle M. de Malivert lui demandait sa main pourOctave.

Quoiquebien fatiguée de sa journéeMme de Malivert s'empressade passer chez Mme de Bonnivet qui ne devait apprendre ce mariage quepar elle. Elle lui fit voir la lettre de M. de Malivert àArmance; elle était bien aise de prendre cette précautioncontre les gens qui pourraient faire changer l'opinion de son mari.Cette démarche était d'ailleurs nécessairelamarquise était en quelque sorte la tutrice d'Armance. Ce titrelui ferma la bouche. Mme de Malivert fut reconnaissante de l'amitiédont Mme de Bonnivet fit preuve pour Octave en n'ayant point l'air aufond d'approuver ce mariage. La marquise se renferma dans les grandeslouanges du caractère de Mlle de Zohiloff. Mme de Malivertn'eut garde d'oublier la démarche qu'elle avait faite auprèsd'Armance plusieurs mois auparavantet le noble refus de la jeuneorphelinealors sans fortune.

«Eh! ce ne sont pas les nobles qualités d'Armance surlesquelles mon amitié pour Octave a besoin d'êtreraniméedit la marquise. Elle ne tient à quelque choseque par nous. Ces mariages de famille ne conviennent qu'avec desbanquiers puissamment riches; comme leur principal but est l'argentils sont certains de le trouver et sans procès.

-- Nousmarchons vers un tempsrépliquait Mme de Malivertoùla faveur de la Courà moins qu'on ne veuille l'acheter pardes soins personnels de tous les instantsne sera qu'un objetsecondaire pour un homme de grande naissancePair de Franceet fortriche. Voyez notre ami milord N...; son immense crédit dansson pays provient de ce qu'il nomme onze membres de la chambre descommunes. Du resteil ne voit jamais le roi. »

Telle futaussi la réponse de Mme de Malivert aux objections de sonfrère dont l'opposition fut beaucoup plus vive. Furieux de lascène de la veille et comptant bien ne pas laisser échapperl'occasion de feindre une grande colèreil voulaitlorsqu'ilse laisserait apaiserplacer son neveu sous le poids d'unereconnaissance éternelle.

Il eûtpardonné à Octave tout seulcar enfin il fallait oupardonner ou renoncer aux rêves de fortune qui l'occupaientexclusivement depuis un an. A l'égard de la scène de lanuitsa vanité aurait eu pour consolation auprès deses intimesla folie bien reconnue d'Octave qui jetait par lesfenêtres les laquais de sa mère.

Maisl'idée d'Armance toute-puissante sur le coeur d'un mari quil'aimait à la folie décida M. de Soubirane àdéclarer que de sa vie il ne reparaîtrait àAndilly. On était fort heureux à Andillyon le prit aumot en quelque sorteet après lui avoir fait toutes sortesd'excuses et d'avanceson l'oublia.

Depuisqu'il s'était vu fortifié par l'arrivée duchevalier de Bonnivet qui le fournissait de bonnes raisonset dansl'occasionde phrases toutes faitesson éloignement pourMlle de Zohiloff était devenu de la haine. Il ne luipardonnait pas ses allusions à la bravoure russe déployéedevant les murs d'Ismaïlofftandis que les chevaliers de Malteennemis jurés des Turcsse reposaient sur leur rocher.Le commandeur eût oublié une épigramme qu'ilavait provoquée; mais le fait est qu'il y avait de l'argentau fond de toute cette colère contre Armance. La têteassez faible du commandeur était absolument tournée del'idée de faire une grande fortune à la Bourse. Commechez toutes les âmes communesvers les cinquante ansl'intérêt qu'il prenait aux choses de ce monde s'étaitanéantiet l'ennui avait paru; comme de coutume encorelecommandeur avait voulu être successivement homme de lettresintrigant politique et dilettante de l'opéra italien. Je nesais quel malentendu l'avait empêché d'êtrejésuite de robe courte.

Enfin lejeu de la Bourse avait paru et s'était trouvé unsouverain remède à un immense ennui. Mais pour jouer àla Bourse il ne lui manquait que des fonds et du crédit.L'indemnité s'était présentée fort àproposet le commandeur avait juré qu'il dirigeraitfacilement son neveu qui n'était qu'un philosophe. Il comptaitfermement porter à la Bourse une bonne part de ce qu'Octaverecevrait pour l'indemnité de sa mère.

Au plusbeau de sa passion pour les millionsArmance s'étaitprésentée au commandeur comme un obstacle invincible.Maintenant son admission dans la famille anéantissait àjamais son crédit sur son neveu et ses châteaux enEspagne. Le commandeur ne perdait pas son temps à Parisetallait ameutant contre le mariage de son neveu chez Mme la duchessede C...protectrice de la familleMme la duchesse d'AncreMme dela RonzeMme de Claix avec lesquelles il passait sa vie.L'inconvenance de cette alliance fut bientôt décidéepar tous les amis de la famille.

En moinsde huit jours le mariage du jeune vicomte fut connu de tout le mondeet non moins généralement blâmé. Lesgrandes dames qui avaient des filles à marier étaientfurieuses.

«Mme de Malivertdisait la comtesse de Claixa la cruauté deforcer ce pauvre Octave à épouser sa dame de compagnieapparemment pour épargner les gages qu'elle aurait dûpayer à cette fillec'est à faire pitié. »

Au milieude tout cela le commandeur se croyait oublié à Paris oùil mourait d'ennui. Le cri général contre le mariaged'Octave ne pouvait pas être plus éternel qu'autrechose. Il fallait profiter de ce déchaînement universelpendant qu'il existait. On ne rompt les mariages arrêtésque de fort près.

Enfintoutes ces bonnes raisons et l'ennui plus qu'elles firent qu'un beaumatin l'on vit arriver le commandeur à Andillyoù ilreprit sa chambre et son train de vie ordinaire comme si de rienn'eût été.

On futtrès poli envers le nouvel arrivantqui ne manqua pas defaire à sa future nièce les avances les plusempressées. « L'amitié a ses illusions non moinsque l'amourdit-il à Armanceet si j'ai blâméd'abord un certain arrangementc'est que moi aussi j'aime Octaveavec passion. »

CHAPITREXXIX

Ses mauxles plus cruels sont ceux qu'il se fait lui-même.

BALZAC.



Armanceeût pu être trompée par ces avances polie maiselle ne s'arrêta pas à penser au commandeur; elle avaitd'autres sujets d'inquiétude.

Depuis querien ne s'opposait plus à son mariageOctave avait des accèsd'humeur noire qu'il pouvait à peine dissimuler; il prenait leprétexte de maux de tête violents et allait se promenerseul dans les bois d'Écouen et de Senlis. Il faisaitquelquefois sept ou huit lieues de suite au galop. Ces symptômesparurent funestes à Armance ; elle remarqua qu'en de certainsmoments il la regardait avec des yeux où le soupçon sepeignait plus que l'amour.

Il estvrai que ces accès d'humeur sombre se terminaient souvent pardes transports d'amour et par un abandon passionné qu'elle nelui avait jamais vu du temps de leur bonheur. C'est ainsiqu'elle commença à appeler en écrivant àMéry de Tersan le temps qui s'était écouléentre la blessure d'Octave et la fatale imprudence qu'elle avaitfaite en se cachant dans le cabinet près de la chambre ducommandeur.

Depuis ladéclaration de son mariageArmance avait eu la consolation depouvoir ouvrir son coeur à son amie intime. Méryélevée dans une famille fort désunie et toujoursagitée par des intrigues nouvellesétait fort capablede lui donner des conseils sensés.

Pendantune de ces longues promenades qu'elle faisait avec Octave dans lejardin du château et sous les fenêtres de Mme deMalivertArmance lui dit un jour : « Votre tristesse a quelquechose de si extraordinaireque moiqui vous aime uniquement aumondej'ai eu besoin de prendre conseil d'une amieavant d'oservous parler comme je vais le faire. Vous étiez plus heureuxavant cette nuit cruelle où je fus si imprudente et je n'aipas besoin de vous dire que tout mon bonheur a disparu bien plusrapidement que le vôtre. J'ai une proposition à vousfaire: revenons à un état parfaitement heureux et àcette douce intimité qui a fait le charme de ma viedepuisque j'ai su que vous m'aimiezjusqu'à cette fatale idéede mariage. Je prendrai sur moi toute la bizarrerie du changement. Jedirai au monde que j'ai fait voeu de ne jamais me marier. On blâmeracette idéeelle nuira à l'opinion que quelques amisveulent bien avoir de moi; que m'importe? l'opinion après toutn'est importante pour une fille riche qu'autant qu'elle songe àse marier; orcertainement jamais je ne me marierai. » Pourtoute réponseOctave lui prit la mainet d'abondantes larmess'échappèrent de ses yeux. -- O mon cher angeluidit-ilcombien vous valez mieux que moi! » La vue de ceslarmes chez un homme peu sujet à une telle faiblesseet cemot si simple déconcertèrent toute la résolutiond'Armance.

Enfin ellelui dit avec effort: « Répondez-moimon ami. Acceptezune proposition qui va me rendre le bonheur. Nous n'en passerons pasmoins notre vie ensemble. Elle vit un domestique s'avancer. -- «Le déjeuner va sonnerajouta-t-elle avec troublemonsieurvotre père arrivera de Parisensuite je ne pourrai plus vousparleret si je ne vous parle pasje serai malheureuse et agitéeencore toute cette journéecar je douterai un peu de vous. --Vous! douter de moi! dit Octave avec un regard qui pour un instantdissipa toutes les craintes d'Armance.

Aprèsquelques minutes de promenade silencieuse: « NonOctavereprit Armanceje ne doute pas de vous; si je doutais de votreamourj'espère que Dieu me ferait la grâce de mourir;mais enfin vous êtes moins heureux depuis que votre mariage estdécidé. -- Je vous parlerai comme à moi-mêmedit Octave avec impétuosité. Il y a des moments oùje suis beaucoup plus heureuxcar enfin j'ai la certitude que rienau monde ne pourra me séparer de vous; je pourrai vous voir etvous parler à toute heuremaisajouta-t-il... et iltomba dans un de ces moments de silence sombre qui faisaient ledésespoir d'Armance.

La craintede la cloche du déjeuner qui allait les séparer pourtoute la journée peut-êtrelui donna pour la secondefois le courage d'interrompre la rêverie l'Octave: '«Mais quoicher ami? lui dit-elledites-moi tout; ce maisaffreux va me rendre cent fois plus malheureuse que tout ce que vouspourriez ajouter.

-- Ehbien! dit Octave en s'arrêtantse tournant vers elle et laregardant fixementnon plus comme un amantmais de façon àvoir ce qu'elle allait penservous saurez tout; la mort me seraitmoins pénible que le récit que je dois vous fairemaisaussi je vous aime bien plus que la vie. Ai-je besoin de vous jurernon plus comme votre amant (et dans ce moment ses regards n'étaientplus en effet ceux d'un amant)mais en honnête homme et commeje le jurerais à monsieur votre père si la bontédu ciel nous l'eût conservéai-je besoin de vous jurerque je vous aime uniquement au mondecomme jamais je n'ai aimécomme jamais je n'aimerai? Etre séparé de vous seraitla mort pour moi et cent fois plus que la mort; mais j'ai un secretaffreux que jamais je n'ai confié à personnece secretva vous expliquer mes fatales bizarreries. »

En disantces mots mal articulésles traits d'Octave se contractèrentil y avait de l'égarement dans ses yeux; on eût ditqu'il ne voyait plus Armance ; des mouvements convulsifs agitaientses lèvres. Armance plus malheureuse que luis'appuya sur unecaisse d'oranger; elle tressaillit en reconnaissant cet oranger fatalauprès duquel elle s'était évanouie lorsqueOctave lui parla durement après la nuit passée dans laforêt. Octave était arrêté droit devantelle comme frappé d'horreur et n'osant continuer. Ses yeuxeffrayés regardaient fixement devant lui comme s'il eûteu la vision d'un monstre.

«Cher amilui dit Armancej'étais plus malheureuse quand vousme parlâtes avec cruauté auprès de ce mêmeoranger il y a plusieurs mois; alors je doutais de votre amour. Quedis-je? reprit-elle avec passionce jour fatal j'eus la certitudeque vous ne m'aimiez pas. Ah! mon amique je suis plus heureuseaujourd'hui! »

L'accentde vérité avec lequel Armance prononça cesderniers motssembla diminuer la douleur aigre et méchante àlaquelle Octave était en proie. Armanceoubliant sa retenueordinairelui serrait la main avec passion et le pressait de parler;la figure d Armance se trouva un moment si près de celled'Octave qu'il sentit la chaleur de sa respiration. Cette sensationl'attendrit; parler lui devint facile.

«Ouichère amielui dit-il en la regardant enfinje t'adoretu ne doutes pas de mon amour; mais quel est l'homme qui t'adore?c'est un monstre. »

A cesmotsl'attendrissement d'Octave sembla l'abandonner; tout àcoup il devint comme furieuxse dégagea des bras d'Armancequi essaya en vain de le reteniret prit la fuite. Armance restasans mouvement. Au même instant la cloche du déjeunersonna. Plus morte que viveelle n'eut besoin que de paraîtredevant Mme de Malivert pour obtenir la permission de ne pas rester àtable. Le domestique d'Octave vint dire bientôt aprèsqu'une affaire venait d'obliger son maître à partir augalop pour Paris.

Ledéjeuner fut silencieux et froid; le seul être heureuxétait le commandeur. Frappé de cette absence simultanéedes deux jeunes gensil surprit des larmes d'inquiétude dansles yeux de sa soeuril eut un moment de joie. Il lui sembla quel'affaire du mariage n'allait plus aussi bien; on en rompt de plusavancésse dit-il à lui-mêmeet l'excèsde sa préoccupation l'empêchait d'être aimablepour Mmes d'Aumale et de Bonnivet. L'arrivée du marquis quivenait de Paris malgré un ressentiment de goutteet quimontra beaucoup d'humeur lorsqu'il ne vit pas Octave qu'il avaitprévenu de son voyage augmenta la joie du commandeur. Lemoment est favorablese dit-ilpour faire entendre le langage de laraison. A peine le déjeuner finiMmes d'Aumale et de Bonnivetremontèrent chez elles; Mme de Malivert passa dans la chambred'Armanceet le commandeur fut animéc'est-a-dire heureuxpendant cinq quarts d'heure qu'il employa à tâcherd'ébranler la résolution de son beau-frèrerelativement au mariage d'Octave.

Il y avaitun grand fond de probité dans tous ce que répondait levieux marquis. « L'indemnité appartient à votresoeurdisait-il; moije suis un gueux. C'est cette indemnitéqui nous met à même de songer à un établissementpour Octave; votre soeur désire plus que luije croiscemariage avec Armancequi d'ailleurs ne manque pas de fortune; entout celaje ne puisen honnête hommeque donner des avis;je ne saurais ici faire parler mon autorité; j'aurais l'air devouloir priver ma femme de la douceur de passer sa vie avec son amieintime. »

Mme deMalivert avait trouvé Armance fort agitéemais peucommunicative. Pressée par l'amitiéArmance parlaassez vaguement d'une petite querelle comme il s'en élèvequelquefois entre les gens qui s'aiment le mieux. -- « Je suissûre qu'Octave a tortdit Mme de Malivert en se levantautrement tu me dirais tout » ; et elle laissa Armance seule.C'était lui rendre un grand service. Il devint bientôtévident pour elle qu'Octave avait commis quelque grand crimedont peut-être encore il s'exagérait les funestesconséquenceset en honnête homme il ne voulait paspermettre qu'el le liât son sort à celui d'un assassinpeut-êtresans lui faire connaître toute la vérité.

Oserons-nousdire que cette façon d'expliquer la bizarrerie d'Octave rendità sa cousine une sorte de tranquillité? Elle descenditau jardinespérant un peu le rencontrer. Elle se sentait ence moment entièrement guérie de la jalousie profondeque lui avait inspirée Mme d'Aumale; elle ne s'avouait pasilest vraicette source de l'état d'attendrissement et debonheur où elle se trouvait. Elle se sentait transportéepar la pitié la plus tendre et la plus généreuse.S'il faut quitter la Francese disait-elleet nous exiler au loinfût-ce même en Amériqueeh biennous partironsse disait-elle avec joieet le plus tôt sera le mieux. Et sonimagination s'égara dans des suppositions de solitude complèteet d'île désertetrop romanesques et surtout trop uséespar les romans pour être rapportées. Ni ce jour-làni le suivantOctave ne parut; seulement le soir du second jourArmance reçut une lettre datée de Paris. Jamais ellen'avait été plus heureuse. La passion la plus la plusabandonnée respirait dans cette lettre. Ah! s'il eût étéici dans le moment où il a écritse dit-elleil m'eûttout avoué. Octave lui faisait entendre qu'il étaitretenu à Paris par la honte de lui dire son secret. « Cen'est pas dans tous les momentsajoutait-ilque j'aurai le couragede dire cette parole fatalemême à vouscar elle peutdiminuer les sentiments que vous daignez m'accorder et qui sont toutpour moi. Ne me pressez pas à ce sujetchère amie. »Armance se hâta de lui répondre par un domestique quiattendait. -- « Votre plus grand crimelui disait-elleest devous tenir loin de nous »et sa surprise fut égale àsa joiequandune demi-heure après avoir écritellevit paraître Octave qui était venu attendre sa réponseà Labarre près d'Andilly.

Les joursqui suivirent furent parfaitement heureux. Les illusions de lapassion qui animait Armance étaient si singulièresquebientôt elle se trouva habituée à aimer unassassin. Il lui semblait que tel devait être au moins le crimedont Octave hésitait à s'avouer coupable. Son cousinparlait trop bien pour exagérer ses idéeset il avaitdit ces propres mots: Je suis un monstre.

Dans lapremière lettre d'amour qu'elle lui eût écrite desa vieelle lui avait promis de ne pas lui faire de questions; ceserment fut sacré pour elle. La lettre qu'Octave lui avaitrépondue était un trésor pour elle. Elle l'avaitrelue vingt foiselle prit l'habitude d'écrire tous les soirsà l'homme qui allait être son époux; et commeelle aurait eu quelque honte de prononcer son nom devant sa femme dechambreelle cacha sa première lettre dans la caisse de cetoranger qu'Octave devait bien connaître.

Elle lelui dit d'un mot un matin comme on se mettait à table pourdéjeuner. Il disparut sous prétexte d'un ordre àdonneret Armance eut le plaisir inexprimablelorsqu'il rentra unquart d'heure aprèsde trouver dans ses yeux l'expression dubonheur le plus vif et de la plus douce reconnaissance.

Quelquesjours aprèsArmance osa lui écrire: « Je vouscrois coupable de quelque grand crime ; l'affaire de toute notre viesera de le réparers'il est réparable; maischosesingulièreje vous suis peut-être plus tendrementdévouée encore qu'avant cette confidence.

Je sens cequ'a dû vous coûter cet aveuc'est le premier grandsacrifice que vous m'ayez jamais faitetvous le dirai-jece n'estque depuis cet instant que je suis guérie d'un vilainsentiment que moi aussi je n'osais presque vous avouer. Je me figurece qu'il y a de pis. Ainsi il me semble que vous n'avez pas àme faire un aveu plus détaillé avant une certainecérémonie. Vous ne m'aurez point trompéejevous le déclare. Dieu pardonne au repentiret je suis sûreque vous vous exagérez votre faute; fût-elle aussi gravequ'elle puisse l'êtremoi qui ai vu vos anxiétésje vous pardonne. Vous me ferez une entière confidence d'ici àun anpeut-être alors je vous inspirerai moins de crainte...Je ne puis pas cependant vous promettrede VOUS aimer davantage. »

Plusieurslettres écrites de ce ton d'angélique bontéavaient presque déterminé Octave à confier parécrit à son amie le secret qu'il lui devait ; mais lahontel'embarras d'écrire une telle lettre le retenaientencore.

Il alla àParis consulter M. Dolierce parent qui lui avait servi de témoin.Il savait que M. Dolier avait beaucoup d'honneurun sens fort droitet point assez d'esprit pour composer avec le devoir ou se faire desillusions. Octave lui demanda s'il devait absolument confier àMlle de Zohiloff un secret fatalqu'il n'eût pas hésitéà avouer avant son mariage au père ou au tuteurd'Armance. Il alla jusqu'à montrer à M. Dolier unepartie de la lettre d'Armance citée plus haut.

«Vous ne pouvez vous dispenser de parlerlui répondit ce braveofficierceci est le devoir étroit. Vous ne pouvez vousprévaloir de la générosité de Mlle deZohiloff. Il serait indigne de vous de tromper qui que ce soitet ilserait encore plus au-dessous du noble Octave de tromper une pauvreorpheline qui n'a peut-être que lui pour ami parmi tous leshommes de la famille. »

Octaves'était dit toutes ces choses mille foismais elles prirentune force toute nouvelle en passant par la bouche d'un homme honnêteet ferme.

Octavecrut entendre la voix du destin.

Il pritcongé de M. Dolier en se jurant d'écrire la lettrefatale dans le premier café qu'il rencontrerait à samain droite en sortant de chez son parent; il tint parole. Il écrivitune lettre de dix lignes et y mit l'adresse de Mlle de Zohiloff auchâteau de *** près Andilly.

En sortantdu caféil chercha des yeux une boîte aux lettreslehasard voulut qu'il n'en vît pas. Bientôt un reste de cesentiment pénible qui le portait à retarder un tel aveule plus possiblevint lui persuader qu'une lettre de cetteimportance ne devait pas être confiée à la postequ'il était mieux de la placer lui-même dans la caissed'oranger du jardin d'Andilly. Octave n'eut pas l'esprit dereconnaître dans l'idée de ce retard une dernièreillusion d'une passion à peine vaincue.

L'essentieldans sa positionétait de ne pas céder d'un pas àla répugnance que les conseils sévères de M.Dolier venaient de l'aider à surmonter. Il monta àcheval pour porter sa lettre à Andilly.

Depuis lamatinée où le commandeur avait eu le soupçon dequelque mésintelligence entre les amantsla légèreténaturelle de son caractère avait fait place à un désirde nuire assez constant.

Il avaitpris pour confident le chevalier de Bonnivet. Tout le temps que lecommandeur employait naguère à rêver à desspéculations de Bourse et à écrire des chiffresdans un carnetil le consacrait maintenant à chercher lesmoyens de rompre le mariage de son neveu.

Sesprojets d'abord n'étaient pas fort raisonnables ; le chevalierde Bonnivet régularisa ses moyens d'attaque. Il lui suggérade faire suivre Armanceet au moyen de quelques louisle commandeurfit des espions de tous les domestiques de la maison. On lui ditqu'Octave et Armance s'écrivaient et cachaient leurs lettresdans l'intérieur de la caisse d'un oranger portant tel numéro.

Une telleimprudence parut incroyable au chevalier de Bonnivet; il laissa lecommandeur y rêver. Voyant au bout de huit jours que M. deSoubirane ne trouvait rien au-delà de l'idée commune delire les phrases d'amour de deux amantsil le fit souveniradroitement que parmi vingt goûts différents il avaiteupendant six motscelui des lettres autographes; le commandeuremployait alors un calqueur fort habile. Cette idée parut danscette têtemais ne produisit rien. Elle y étaitcependant à côté d'une haine très vive.

Lechevalier hésitait beaucoup à se hasarder avec un telhomme. La stérilité de son associé ledécourageait. D'ailleursau premier revers il pouvait toutavouer. Heureusement le chevalier se souvint d'un roman vulgaire oùle personnage méchant fait imiter l'écriture des amantset fabrique de fausses lettres. Le commandeur ne lisait guèremais il avait adoré les belles reliures. Le chevalier serésolut à tenter un dernier essai; s'il ne réussissaitpasil abandonnait le commandeur à toute l'aridité deses moyens. Un ouvrier de Thouvenin magnifiquement payétravailla nuit et jour et revêtit d'une reliure superbe leroman où l'on employait l'artifice de fabriquer des lettres.Le chevalier prit ce livre magnifiquel'apporta à Andilly ettacha avec du café la page où la supposition deslettres était expliquée.

« Jesuis au désespoirdit-il un matin au commandeuren entrantdans sa chambre. Mme de *** qui est folle de ses livrescomme voussaveza fait relier d'une manière admirable ce romanpitoyable. J'ai eu la sottise de le prendre chez ellej'ai tachéune page. Vous qui avez rassemblé ou inventé dessecrets étonnants pour toutne pourriez-vous pas m'indiquerle moyen de fabriquer une page nouvelle? » Le chevalieraprès avoir beaucoup parlé et employé les motsles plus voisins de l'idée qu'il voulait inspirerlaissa le volume dans la chambre du commandeur.

Il lui enparla bien dix fois avant que M. de Soubirane eût l'idéede brouiller les deux amants par de fausses lettres.

Il en futsi fier que d'abord il s'exagéra son importance; il en parladans ce sens au chevalier qui eut horreur d'un moyen si immoraletle soir partit pour Paris. Deux jours après le commandeur enlui parlant revint sur cette idée. -- « Une suppositionde lettre est atroces'écria le chevalier Aimez-vous votreneveu avec une affection assez vive pour que la fin puissejustifier le moyen? »

Mais lelecteur est peut-être aussi las que nous de ces tristesdétails; détails où l'on voit les produitsgangrenés de la nouvelle génération lutter avecla légèreté de l'ancienne.

Lecommandeur prenant toujours en pitié la candeur du chevalierlui prouva quedans une cause à peu près désespéréele moyen le plus sûr d'être battu était de ne riententer.

M. deSoubirane prit sans affectation sur la cheminée de sa saurplusieurs échantillons de l'écriture d'Armanceetobtint facilement de son calqueur des copies qu'il étaitdifficile de distinguer des originaux. Il bâtissait déjàpour la rupture du mariage d'Octave les suppositions les plusdécisives sur les intrigues de l'hiverles distractions duballes propositions avantageuses qu'il pourrait faire faire àla famille. Le chevalier de Bonnivet admirait ce caractère.Que cet homme-là n'est-il ministrese disait-illes plushautes dignités seraient à moi. Mais avec cetteexécrable charteles discussions publiquesla libertéde la pressejamais un tel être ne serait ministrede quelquehaute naissance qu'il pût se vanter. Enfin après quinzejours de patiencele commandeur eut l'idée de composer unelettre d'Armance à Méry de Tersanson amie intime. Lechevalier fut pour la seconde fois sur le point de tout abandonner.M. de Soubirane avait employé deux jours à faire unmodèle de lettre pétillant d'esprit et surchargéd'idées finesréminiscence de celles qu'il écrivaiten 1789.

«Notre siècle est plus sérieux que celalui dit lechevaliersoyez plutôt pédantgraveennuyeux... Votrelettre est charmante; le chevalier de Laclos ne l'eût pasdésavouéemais elle ne trompera personne aujourd'hui.-- Toujours aujourd'huiaujourd'hui ! reprit le commandeurvotreLaclos n'était qu'un fat. Je ne sais pourquoi vous autresjeunes gens vous en faites un modèle. Ses personnages écriventcomme des perruquiers »etc.etc.

Lechevalier fut enchanté de la haine du commandeur pour M. deLaclos; il défendit ferme l'auteur des Liaisonsdangereusesfut battu complètementet enfin obtint unmodèle de lettre point assez emphatique et allemandmaisenfin à peu près raisonnable. Le modèle delettre arrêté après une discussion si orageusefut présenté par le commandeur à son calqueurd'autographes quicroyant qu'il ne s'agissait que de propos galantsn'opposa que la difficulté nécessaire pour se fairebien payeret imita à s'y tromper l'écriture de Mllede Zohiloff. Armance était supposée écrire àson amie Méry de Tersan une longue lettre sur son prochainmariage avec Octave.

Enarrivant à Andilly avec la lettre écrite d'aprèsles conseils de M. Dolierl'idée dominante d'Octave pendanttoute la route avait été d'obtenir d'Armance qu'elle nelirait sa lettre que le soir après qu'ils se seraient séparés.Octave comptait partir le lendemain de grand matin; il étaitbien sûr qu'Armance lui répondrait. Il espéraitainsi diminuer un peu l'embarras d'une première entrevue aprèsun tel aveu. Octave ne s'y était déterminé queparce qu'il trouvait de l'héroïsme dans la façonde penser d'Armance. Depuis bien longtemps il n'avait pas surpris unquart d'heure de la vie d'Armance qui ne fût dominé parle bonheur ou par le chagrin produits par le sentiment qui lesunissait. Octave ne doutait pas qu'elle n'eût pour lui unepassion violente. En arrivant à Andilly il sauta de sonchevalcourut au jardin et en cachant sa lettre sous quelquesfeuilles dans le coin de la caisse d'orangeril en trouva uned'Armance.

CHAPITREXXX



Ils'enfonça rapidement sous une allée de tilleuls pourpouvoir la lire sans être interrompu. Il vit par les premièreslignes que cette lettre était écrite pour Mlle Méryde Tersan (c'était la lettre composée par lecommandeur). Mais les premières lignes l'avaient tellementinquiété qu'il continua et lut: « Je ne saiscomment répondre à tes reproches. Tu as raisonmabonne amieje suis folle de me plaindre. Cet arrangement est soustous les rapports bien au-dessus de ce que pouvait espérer unepauvre fille riche de la veilleet sans famille pour l'établiret la protéger. C'est un homme d'esprit et de la plus hautevertu: peut-être en a-t-il trop pour moi. Te l'avouerai-je? lestemps sont bien changés; ce qui eût comblé mafélicité il y a quelques mois n'est plus qu'un devoir;le ciel m'a-t-il refusé la faculté d'aimer constamment?Je termine un arrangement raisonnable et avantageuxje me le dissans cessemais mon coeur n'éprouve plus ces doux transportsque me donnait la vue de l'homme le plus parfait qui à mesyeux existât sur la terredu seul être qui méritâtd'être aimé. Je vois aujourd'hui que son humeur estinégaleou plutôt pourquoi l'accuser? Il n'a pas changélui ; tout mon malheur c'est qu'il y ait de l'inégalitédans mon coeur. Je vais faire un mariage avantageuxhonorabledetoutes manières; maischère Méryje rougis dete l'avouer; je n'épouse plus l'être que j'aimaispar-dessus tout; je le trouve sérieux et quelquefois peuamusantet c'est avec lui que je vais passer toute ma vie!probablement dans quelque château solitaire au fond de quelqueprovince où nous propagerons l'enseignement mutuel et lavaccine. Peut-êtrechère amieregretterai-je le salonde Mme de Bonnivet; qui nous l'eût dit il y a six mois? Cetteétrange légèreté de mon caractèreest ce qui m'afflige le plus. Octave n'est-il pas le jeune homme leplus remarquable que nous ayons vu cet hiver? Mais j'ai passéune jeunesse si triste! Je voudrais un mari amusant. Adieu.Après-demain l'on me permet d'aller à Paris; àonze heures je serai à ta porte. »

Octaveresta frappé d'horreur. Tout à coup il se réveillacomme d'un songeet courut reprendre la lettre qu'il venait dedéposer dans la caisse d'oranger: il la déchira avecrageet mit les fragments dans sa poche.

J'avaisbesoinse dit-il froidementde la passion la plus folle et la plusprofonde pour qu'on pût me pardonner mon fatal secret. Contretoute raisoncontre ce que je m'étais juré pendanttoute ma viej'ai cru avoir rencontré un être au-dessusde l'humanité. Pour mériter une telle exceptionil eûtfallu être aimable et gaiet c'est ce qui me manque. Je mesuis trompé; il ne me reste qu'à mourir.

Ce seraitsans doute pécher contre l'honneur que de ne pas faire d'aveusi j'enchaînais pour toujours la destinée de Mlle deZohiloff. Mais je puis la laisser libre dans un mois. Elle sera uneveuve jeunerichefort bellesans doute fort recherchée; etle nom de Malivert lui vaudra mieux pour trouver un mari amusantque le nom encore peu connu de Zohiloff.

Ce futdans ces sentiments qu'Octave entra chez sa mère où iltrouva Armance qui parlait de lui et songeait à son prochainretour; bientôt elle fut aussi pâle et presque aussimalheureuse que luiet cependant il venait de dire à sa mèrequ'il ne pouvait supporter les délais qui retardaient sonmariage. -- « Bien des gens voudraient troubler mon bonheuravait-il ajouté; j'en ai la certitude. Quel besoin avons-nousde tant de préparatifs? Armance est plus riche que moiet iln'est pas probable que des robes ou des bijoux lui manquent jamais.J'ose espérer qu'avant la fin de la seconde année denotre union elle sera gaieheureusejouissant de tous les plaisirsde Pariset qu'elle ne se repentira jamais de la démarchequ'elle va faire. Je pense que jamais elle ne sera claquemuréeà la campagne dans quelque vieux château. »

Il y avaitquelque chose de si étrange dans le son des paroles d'Octaveet de si peu d'accord avec le voeu qu'elles exprimaientque presqueen même temps Armance et Mme de Malivert sentirent leurs yeuxse remplir de larmes. Armance eut à peine la force derépondre: « Ah ! cher amique vous êtes cruel!»

Fortmécontent de ne pas savoir jouer le bonheurOctave sortitbrusquement. La résolution de terminer son mariage par la mortdonnait à ses manières quelque chose de sec et decruel.

Aprèsavoir pleuré avec Armance de ce qu'elle appelait la folie deson filsMme de Malivert conclut que la solitude ne valait rien àun caractère naturellement sombre. -- « L'aimes-tutoujours malgré ce défaut dont il est le premier àsouffrir? dit Mme de Malivert; consulte ton coeurma filleje neveux pas te rendre malheureusetout peut se rompre encore. -- Ah!mamanje crois que je l'aime encore davantage depuis que je ne lecrois plus si parfait. -- Hé bienma petitereprit Mme deMalivertje ferai ton mariage dans huit jours. D'ici là soisindulgente pour luiil t'aimetu n'en peux douter. Tu sais quelleidée il a de ses devoirs envers ses parentset cependant tuas vu sa fureur quand il te crut en butte aux mauvais propos de monfrère. Sois douce et bonnema chère filleavec cetêtre que rend malheureux quelque préjugé bizarrecontre le mariage. » Armanceà laquelle ces parolesjetées au hasard présentaient un sens si vrairedoublad'attentions et de dévouement tendre pour Octave.

Lelendemainde grand matinOctave vint à Pariset dépensaune somme fort considérableà peu près les deuxtiers de tout ce dont il pouvait disposerpour acheter des bijoux degrand prix qu'il fit placer dans la corbeille de mariage.

Il passachez le notaire de son père et fit ajouter au contrat demariage des clauses extrêmement avantageuses à la futureépouse et quien cas de veuvagelui assuraient la plusbrillante indépendance.

Ce fut pardes soins de ce genre qu'Octave remplit les dix jours quis'écoulèrent entre la découverte de la prétenduelettre d'Armance et son mariage. Ces jours furent pour Octave plustranquilles qu'il n'eût osé l'espérer. Ce quipour les âmes tendres rend le malheur si cruelc'est unepetite lueur d'espérance qui quelquefois subsiste encore.

Octaven'en avait aucune. Son parti était arrêtéetpour les âmes fermesquelque dur que soit le parti prisildispense de réfléchir sur son sort et ne demande plusque le courage d'exécuter exactement; et c'est peu de chose.

Ce quifrappait le plus Octavequand les préparatifs nécessaireset les soins de tout genre le laissaient à lui-mêmec'était un long étonnement: Quoi! Mlle de Zohiloffn'était plus rien pour lui! Il s'était tellementaccoutumé à croire fermement à l'éternitéde son amour et de leur liaison intimequ'à chaque instant iloubliait que tout était changéil ne pouvait sefigurer la vie sans Armance. Chaque matin presqueil avait besoin àson réveil de s'apprendre son malheur. Il y avait un momentcruel. Mais bientôt l'idée de la mort venait le consoleret rendre le calme à son coeur.

Toutefoisvers la fin de cet intervalle de dix joursl'extrême tendressed'Armance lui donna quelques moments de faiblesse. Dans leurspromenades solitairesse croyant autorisée par leur mariagesi prochainArmance se permit une ou deux fois de prendre la maind'Octave qu'il avait fort belleet de la porter à ses lèvres.Ce redoublement de soins tendres qu'Octave remarqua fort bien etauquelmalgré luiil était extrêmementsensiblerendit souvent vive et poignante une douleur qu'il croyaitavoir surmontée.

Il sefigurait ce qu'eussent été ces caresses venant d'unêtre qui l'eût véritablement aimévenantd'Armancetelle que d'après son propre aveudans la lettrefatale à Méry de Tersanelle était encore deuxmois auparavant. -- Et mon peu d'amabilité et de gaietéa pu faire cesser son amourse disait Octave avec amertume. Hélas!c'était l'art de me faire bien venir dans le monde qu'ilfallait apprendre au lieu de me livrer à tant de vainessciences! A quoi m'ont-elles servi? A quoi m'ont servi mes succèsauprès de Mme d'Aumale? elle m'eût aimé si jel'eusse voulu. Je n'étais pas fait pour plaire à ce queje respecte. Apparemment qu'une timidité malheureuse me rendtristepeu aimablequand je désire passionnément deplaire.

Armancem'a toujours fait peur. Je ne l'ai jamais approchée sanssentir que je paraissais devant le maître de ma destinée.Il aurait fallu demander à l'expérience et à ceque je voyais se passer dans le mondedes idées plus justessur l'effet que produit un homme aimable qui veut intéresserune jeune fille de vingt ans...

Mais toutcela est inutile désormaisdisait Octave en sourianttristement et s'interrompant: ma vie est finie. Vixi et quemdederat sortem fortuna peregi *. [* En mourant abandonnéepar EnéeDidon s'écrie: J'ai vécu et cettedestinée que la fortune avait tracée pour moije l'aiparcourue.]

Danscertains moments d'humeur sombreOctave allait jusqu'à voirdans les manières tendres d'Armance si peu d'accord avecl'extrême retenue qui lui était si naturellel'accomplissement d'un devoir désagréable qu'elles'imposait. Rien alors n'était comparable à la rudessede sa conduite qui réellement avoisinait l'apparence de lafolie.

Moinsmalheureux dans d'autres instantsil se laissait toucher par lagrâce séduisante de cette jeune fille qui allait êtreson épouse. Il eût été difficileeneffetde rien imaginer de plus touchant et de plus noble que lesmanières caressantes de cette jeune fille ordinairement siréservéefaisant violence aux habitudes de toute savie pour essayer de rendre un peu de calme à l'homme qu'elleaimait. Elle le croyait victime de remords et cependant éprouvaitpour lui une passion violente. Depuis que la grande affaire de la vied'Armance n'était plus de cacher son amour et de se lereprocherOctave lui était devenu encore plus cher.

Un jourdans une promenade vers les bois d'Ecouenémue elle-mêmepar les mots tendres qu'elle se permettaitArmance alla jusqu'àlui direet elle était de bonne foi dans ce moment: «J'ai quelquefois des idées de commettre un crime égalau tien pour mériter que tu ne me craignes plus. »Octaveséduit par l'accent de la vraie passion et comprenanttoute sa pensées'arrêta pour la regarder fixement etpeu s'en fallut qu'il ne lui remît la lettre d'aveu dont ilportait toujours les fragments sur lui. En portant la main dans lapoche de son habitil sentit le papier plus fin de la prétenduelettre destinée à Méry de Tersan et sa bonneintention fut glacée.



CHAPITREXXXI

If he beturn'd to earthlet me but give him one hearty kissand you shallput us both into one coffin.

WEBSTER.



Octaveétait tenu à un grand nombre de démarchesnécessaires auprès de grands-parents qu'il savaitdésapprouver extrêmement son mariage. Dans descirconstances ordinairesrien n'eût été pluspénible pour lui. Il fût sorti malheureux et presquedégoûté du bonheurdes hôtels de sesillustres parents. A son grand étonnementil observaenremplissant ces devoirsque rien ne lui était pénible;c'est que rien ne lui inspirait plus d'intérêt. Il étaitmort au monde.

Depuisl'inconstance d'Armanceles hommes étaient pour lui des êtresd'une espèce étrangère. Rien ne pouvaitl'émouvoirpas plus les malheurs de la vertu que laprospérité du crime. Une voix secrète luidisait: ces malheureux le sont moins que toi.

Octaves'acquitta avec une indifférence admirable de ce que lacivilisation moderne a entassé de démarches sottes pourgâter un beau jour. Le mariage se fit.

Profitantd'un usage qui commence à s'établirOctave partitaussitôt avec Armance pour la terre de Malivertsituéeen Dauphiné; et dans le fait il la conduisit àMarseille. Là il lui apprit qu'il avait fait voeu d'allermontrer en Grèce que malgré son dégoûtpour les manières militairesil pouvait manier une épée.Armance était si heureuse depuis son mariagequ'elleconsentit sans désespoir à cette séparationmomentanée. Octave lui-mêmene pouvant se dissimuler lebonheur d'Armanceeut la faiblessebien grande à ses yeuxde retarder son départ de huit joursqu'il employa àvisiter avec elle la sainte Baumele château Borelli et lesenvirons de Marseille. Il était attendri du bonheur de sajeune épouse. Elle joue la comédiese disait-ilet salettre de Méry me le prouve évidemment; mais elle lajoue si bien! Il eut des moments d'illusion où la félicitéparfaite d'Armance finissait par le rendre heureux. Quelle autrefemme au mondese disait Octavemême par des sentiments plussincèrespourrait me donner autant de bonheur?

Enfinilfallut se séparer; à peine embarquéOctave payacher ces moments d'illusion. Pendant quelques jours il ne se trouvaplus le courage de mourir. Je serais le dernier des hommessedisait-ilet un lâche à mes propres yeuxsi d'aprèsma condamnation prononcée par le sage Dolierje ne rends pasbientôt Armance à la liberté. Je perds peu dechose à quitter la vieajoutait-il en soupirant; si Armancejoue l'amour avec tant de grâcece n'est qu'une réminiscenceelle se rappelle ce qu'elle sentait pour moi autrefois. Je n'auraispas tardé à l'ennuyer. Elle m'estime probablementmaisn'a plus pour moi de sentiment passionnéet ma mortl'affligera sans la mettre au désespoir. Cette cruellecertitude finit par faire oublier à Octave la divine beautéd'Armance enivrée de bonheuret se pâmant dansses bras la veille de son départ. Il reprit du courageet dèsle troisième jour de navigationavec le courage latranquillité reparut. Le vaisseau se trouvait par le traversde l'île de Corse. Le souvenir d'un grand homme mort simalheureux apparut à Octave et vint lui rendre de la fermeté.Comme il pensait à lui sans cesseil l'eut presque pourtémoin de sa conduite. Il feignit une maladie mortelle.Heureusement le seul officier de santé qu'on eût àbord était un vieux charpentier qui prétendait seconnaître à la fièvreet il fut le premiertrompé par le délire et l'état affreux d'Octave.Grâce à quelques moments d'affectationOctave vit aubout de huit jours qu'on désespérait de son retour àla vie. Il fit appeler le capitaine dans ce qu'on appelait un de sesmoments lucideset dicta son testamentque signèrent commetémoins les neuf personnes composant l'équipage.

Octaveavait eu le soin de déposer un testament semblable chez unnotaire de Marseille. Il laissait tout ce dont il pouvait disposer àsa femmesous la condition bizarre qu'elle se remarierait dans lesvingt mois qui suivraient son décès. Si Mme Octave deMalivert ne jugeait pas à propos de remplir cette conditionil priait sa mère d'accepter sa fortune.

Aprèsavoir signé son testament en présence de toutl'équipageOctave tomba dans une grande faiblesse et demandales prières des agonisantsque quelque. matelots italiensrécitèrent auprès de lui. Il écrivit àArmanceet mit dans sa lettre celle qu'il avait eu le courage de luiécrire dans un café de Pariset la lettre à sonamie Méry de Tersan qu'il avait surprise dans 1a caisse del'oranger. Jamais Octave n'avait été sous le charme del'amour le plus tendre comme dans ce moment suprême. Exceptéle genre de sa mortil s'accorda le bonheur de tout dire àson Armance. Octave continua à languir pendant plus d'unesemainechaque jour il se donnait le nouveau plaisir d'écrireà son amie. Il confia ses lettres à plusieurs matelotsqui lui promirent de les remettre eux-mêmes à sonnotaire à Marseille.

Un moussedu haut de la vigie cria: Terre! C'était le sol de laGrèce et les montagnes de la Morée que l'on apercevaità l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapiditéLe nom de la Grèce réveilla le courage d'Octave: «Je te saluese dit-ilô terre des héros! » Et àminuitle 3 marscomme la lune se levait derrière le MontKalusun mélange d'opium et de digitale préparépar lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait étépour lui si agitée. Au point du jouron le trouva sansmouvement sur le pontcouché sur quelques cordages. Lesourire était sur ses lèvreset sa rare beautéfrappa jusqu'aux matelots chargés de l'ensevelir. Le genre desa mort ne fut soupçonné en France que de la seuleArmance. Peu aprèsle marquis de Malivert étant mortArmance et Mme de Malivert prirent le voile dans le mêmecouvent.