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Stendhal(Henry Beyle)Chroniques italiennes L'Abbesse de Castro 

I

Lemélodrame nous a montré si souvent les brigandsitaliens du seizième siècleet tant de gens en ontparlé sans les connaîtreque nous en avons maintenantles idées les plus fausses. On peut dire en généralque ces brigands furent l'opposition contre les gouvernementsatroces quien Italiesuccédèrent aux républiquesdu moyen âge. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen leplus riche de la défunte républiqueetpour séduirele bas peupleil ornait la ville d'églises magnifiques et debeaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravenneles Manfredi deFaenzales Riario d'Imolales Cane de VéronelesBentivoglio de Bologneles Visconti de Milanet enfinles moinsbelliqueux et les plus hypocrites de tousles Médicis deFlorence. Parmi les historiens de ces petits Étatsaucun n'aosé raconter les empoisonnements et assassinats sans nombreordonnés par la peur qui tourmentait ces petits tyrans; cesgraves historiens étaient à leur solde. Considérezque chacun de ces tyrans connaissait personnellement chacun desrépublicains dont il savait être exécré(le grand duc de Toscane Cômepar exempleconnaissaitStrozzi)que plusieurs de ces tyrans périrent parl'assassinatet vous comprendrez les haines profondesles méfianceséternelles qui donnèrent tant d'esprit et de courageaux Italiens du seizième siècleet tant de génieà leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes empêcherla naissance de ce préjugé assez ridicule qu'onappelait l'honneurdu temps de madame de Sévignéetqui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir le maîtredont on est né le sujet et pour plaire aux dames. Au seizièmesièclel'activité d'un homme et son mérite réelne pouvaient se montrer en France et conquérir l'admirationque par la bravoure sur le champ de bataille ou dans les duels; etcomme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audaceellesdevinrent les juges suprêmes du mérite d'un homme. Alorsnaquit l'esprit de galanteriequi prépara l'anéantissementsuccessif de toutes les passions et même de l'amourau profitde ce tyran cruel auquel nous obéissons tous: la vanité.Les rois protégèrent la vanité et avec granderaison : de là l'empire des rubans.

En Italieun homme se distinguait par tous les genres de méritepar les grands coups d'épée comme par les découvertesdans les anciens manuscrits: voyez Pétrarquel'idole de sontemps; et une femme du seizième siècle aimait un hommesavant en grec autant et plus qu'elle n'eût aimé unhomme célèbre par la bravoure militaire. Alors on vitdes passionset non pas l'habitude de la galanterie. Voilà lagrande différence entre l'Italie et la Francevoilàpourquoi l'Italie a vu naître les Raphaëlles Giorgionles Titienles Corrègetandis que la France produisait tousces braves capitaines du seizième sièclesi inconnusaujourd'hui et dont chacun avait tué un si grand nombred'ennemis.

Je demandepardon pour ces rudes vérités. Quoi qu'il en soitlesvengeances atroces et nécessaires des petits tyransitaliens du moyen âne concilièrent aux brigands le coeurdes peuples. On haïssait les brigands quand ils volaient deschevauxdu bléde l'argenten un mottout ce qui leurétait nécessaire pour vivre; mais au fond le coeur despeuples était pour eux; et les filles du village préféraientà tous les autres le jeune garçon quiune fois dans lavieavait été forcé d'andar alla macchiac'est-à-dire de fuir dans les bois et de prendre refuge auprèsdes brigands à la suite de quelque action trop imprudente.

De nosjours encore tout le monde assurément redoute la rencontre desbrigands: mais subissent-ils des châtimentschacun les plaint.C'est que ce peuple si finsi moqueurqui rit de tous les écritspubliés sous la censure de ses maîtresfait sa lecturehabituelle de petits poèmes qui racontent avec chaleur la viedes brigands les plus renommés. Ce qu'il trouve d'héroïquedans ces histoires ravit la fibre artiste qui vit toujours dansles basses classesetd'ailleursil est tellement las deslouanges officielles données à certaines gensque toutce qui n'est pas officiel en ce genre va droit à son coeur. Ilfaut savoir que le bas peupleen Italie souffre de certaines chosesque le voyageur n'apercevrait jamaisvécût-il dix ansdans le pays. Par exempleil y a quinze ansavant que la sagessedes gouvernements n'eût supprimé les brigands (1) [1.Gasparonele dernier brigandtraita avec le gouvernement en 1826;il est enfermé dans la citadelle de Civita-Vecchia avectrente-deux de ses hommes. Ce fut le manque d'eau sur les sommets desApenninsoù il s'était réfugiéquil'obligea à traiter. C'est un homme d'espritd'une figureassez revenante.]il n'était pas rare de voir certains deleurs exploits punir les iniquités des gouverneurs depetites villes. Ces gouverneursmagistrats absolus dont la paye nes'élève pas à plus de vingt écus parmoissont naturellement aux ordres de la famille la plusconsidérable du paysquipar ce moyen bien simpleopprimeses ennemis. Si les brigands ne réussissaient pas toujours àpunir ces petits gouverneurs despotesdu moins ils se moquaientd'eux et les bravaientce qui n'est pas peu de chose aux yeux de cepeuple spirituel. Un sonnet satirique le console de tous ses mauxetjamais il n'oublia une offense. Voilà une autre desdifférences capitales entre l'Italien et le Français.

Auseizième sièclele gouverneur d'un bourg avait-ilcondamné à mort un pauvre habitant en butte à lahaine de la famille prépondérantesouvent on voyaitles brigands attaquer la prison et essayer de délivrerl'opprimé. De son côtéla famille puissante nese fiant pas trop aux huit ou dix soldats du gouvernement chargésde garder la prisonlevait à ses frais une troupe de soldatstemporaires. Ceux-ciqu'on appelait des bravibivaquaientdans les alentours de la prisonet se chargeaient d'escorterjusqu'au lieu du supplice le pauvre diable dont la mort avait étéachetée. Si cette famille puissante comptait un jeune hommedans son seinil se mettait à la tête de ces soldatsimprovisés.

Cet étatde la civilisation fait gémir la moralej'en conviens ; denos jours on a le duell'ennuiet les juges ne se vendent pas ;mais ces usages du seizième siècle étaientmerveilleusement propres à créer des hommes dignes dece nom.

Beaucoupd'historiensloués encore aujourd'hui par la littératureroutinière des académiesont cherché àdissimuler cet état de chosesquivers 1550forma de sigrands caractères. De leur tempsleurs prudents mensongesfurent récompensés par tous les honneurs dont pouvaientdisposer les Médicis de Florenceles d'Este de Ferrarelesvice-rois de Naplesetc. Un pauvre historiennommé Giannonea voulu soulever un coin du voile ; maiscomme il n'a osédire qu'une très petite partie de la véritéetencore en employant des formes dubitatives et obscuresil est restéfort ennuyeuxce qui ne l'a pas empêché de mourir enprison à quatre-vingt-deux ansle 7 mars 1758.

Lapremière chose à fairelorsque l'on veut connaîtrel'histoire d'Italiec'est donc de ne point lire les auteursgénéralement approuvés ; nulle part on n'a mieuxconnu le prix du mensongenulle partil ne fut mieux payé(2) [2. Paul Joveévêque de Cômel'Arétinet cent autres moins amusantset que l'ennui qu'ils distribuent asauvés de l'infamieRobertsonRoscoesont remplis demensonges. Guichardin se vendit à Côme Ierqui se moquade lui. De nos joursColetta et Pignotti ont dit la véritéce dernier avec la peur constante d'être destituéquoique ne voulant être imprimé qu'après samort.]

Lespremières histoires qu'on ait écrites en Italieaprèsla grande barbarie du neuvième sièclefont déjàmention des brigandset en parlent comme s'ils eussent existéde temps immémorial (voyez le recueil de Muratori). Lorsquepar malheur pour la félicité publiquepour la justicepour le bon gouvernementmais par bonheur pour les artslesrépubliques du moyen âge furent oppriméeslesrépublicains les plus énergiquesceux qui aimaient laliberté plus que la majorité de leurs concitoyensseréfugièrent dans les bois. Naturellement le peuple vexépar les Baglionipar les Malatestipar les Bentivogliopar lesMédicisetc.aimait et respectait leurs ennemis. Lescruautés des petits tyrans qui succédèrent auxpremiers usurpateurspar exempleles cruautés de Cômepremier grand-duc de Florencequi faisait assassiner lesrépublicains réfugiés jusque dans Venisejusquedans Parisenvoyèrent des recrues à ces brigands. Pourne parler que des temps voisins de ceux où vécut notrehéroïnevers l'an 1550Alphonse Piccolominiduc deMonte Marianoet Marco Sciarra dirigèrent avec succèsdes bandes armées quidans les environs d'Albanobravaientles soldats du pape alors fort braves. La ligne d'opération deces fameux chefs que le peuple admire encore s'étendait depuisle Pô et les marais de Ravenne jusqu'aux bois qui alorscouvraient le Vésuve. La forêt de la Faggiolasicélèbre par leurs exploitssituée à cinqlieues de Romesur la route de Naplesétait le quartiergénéral de Sciarraquisous le pontificat de GrégoireXIIIréunit quelquefois plusieurs milliers de soldats.L'histoire détaillée de cet illustre brigand seraitincroyable aux yeux de la génération présenteen ce sens que jamais on ne voudrait comprendre les motifs de sesactes. Il ne fut vaincu qu'en 1592. Lorsqu'il vit ses affaires dansun état désespéréil traita avec larépublique de Venise et passa à son service avec sessoldats les plus dévoués ou les plus coupablescommeon voudra. Sur les réclamations du gouvernement romainVenisequi avait signé un traité avec Sciarrale fitassassineret envoya ses braves soldats défendre l'îlede Candie contre les Turcs. Mais la sagesse vénitienne savaitbien qu'une peste meurtrière régnait à Candieet en quelques jours les cinq cents soldats que Sciarra avait amenésau service de la république furent réduits àsoixante-sept.

Cetteforêt de la Faggioladont les arbres gigantesques couvrent unancien volcanfut le dernier théâtre des exploits deMarco Sciarra. Tous les voyageurs vous diront que c'est lesite leplus magnifique de cette admirable campagne de Romedont l'aspectsombre semble fait pour la tragédie. Elle couronne de sa noireverdure les sommets du mont Albano.

C'est àune certaine éruption volcanique antérieure de bien dessiècles à la fondation de Rome que nous devons cettemagnifique montagne. à une époque qui a précédétoutes les histoireselle surgit au milieu de la vaste plaine quis'étendait jadis entre les Apennins et la mer. Le Monte Caviqui s'élève entouré par les sombres ombrages dela Faggiolaen est le point culminant ; on l'aperçoit departoutde Terracine et d'Ostie comme de Rome et de Tivoliet c'estla montagne d'Albanomaintenant couverte de palaisquivers lemiditermine cet horizon de Rome si célèbre parmi lesvoyageurs. Un couvent de moines noirs a remplacéau sommet duMonte Cavile temple de Jupiter Férétrienoùles peuples latins venaient sacrifier en commun et resserrer lesliens d'une sorte de fédération religieuse. Protégépar l'ombrage de châtaigniers magnifiquesle voyageurparvienten quelques heuresaux blocs énormes que présententles ruines du temple de Jupiter ; mais sous ces ombrages sombressidélicieux dans ce climatmême aujourd'huile voyageurregarde avec inquiétude au fond de la forêt ; il a peurdes brigands. Arrivé au sommet du Monte Cavion allume du feudans les ruines du temple pour préparer les aliments. De cepointqui domine toute la campagne de Romeon aperçoitaucouchantla merqui semble à deux pasquoique àtrois ou quatre lieues; on distingue les moindres bateaux ; avec laplus faible lunetteon compte les hommes qui passent à Naplessur le bateau à vapeur. De tous les autres côtésla vue s'étend sur une plaine magnifique qui se termineaulevantpar l'Apenninau-dessus de Palestrineetau nordparSaint-Pierre et les autres grands édifices de Rome. Le MonteCavi n'étant pas trop élevél'oeil distingueles moindres détails de ce pays sublime qui pourrait se passerd'illustration historiqueet cependant chaque bouquet de boischaque pan de mur en ruineaperçu dans la plaine ou sur lespentes de la montagnerappelle une de ces batailles si admirablespar le patriotisme et la bravoure que raconte Tite- Live.

Encore denos jours l'on peut suivrepour arriver aux blocs énormesrestes du temple de Jupiter Férétrienet qui serventde mur au jardin des moines noirsla route triomphaleparcourue jadis par les premiers rois de Rome. Elle est pavéede pierres taillées fort régulièrement ; etaumilieu de la forêt de la Faggiolaon en trouve de longsfragments.

Au bord ducratère éteint quirempli maintenant d'une eaulimpideest devenu le joli lac d'Albano de cinq à six millesde toursi profondément encaissé dans le rocher delaveétait située Albela mère de Romeet quela politique romaine détruisit dès le temps despremiers rois. Toutefois ses ruines existent encore. Quelques sièclesplus tardà un quart de lieue d'Albesur le versant de lamontagne qui regarde la mers'est élevée Albanolaville moderne ; mais elle est séparée du lac par unrideau de rochers qui cachent le lac à la ville et la ville aulac. Lorsqu'on l'aperçoit de la plaineses édificesblancs se détachent sur la verdure noire et profonde de laforêt si chère aux brigands et si souvent nomméequi couronne de toutes parts la montagne volcanique.

Albanoqui compte aujourd'hui cinq ou six mille habitantsn'en avait pastrois mille en 1540lorsque florissaitdans les premiers rangs dela noblessela puissante famille Campirealidont nous allonsraconter les malheurs.

Je traduiscette histoire de deux manuscrits volumineuxl'un romainet l'autrede Florence. A mon grand périlj'ai osé reproduireleur stylequi est presque celui de nos vieilles légendes. Lestyle si fin et si mesuré de l'époque actuelle eûtétéce me sembletrop peu d'accord avec les actionsracontées et surtout avec les réflexions des auteurs.Ils écrivaient vers l'an 1598. Je sollicite l'indulgence dulecteur et pour eux et pour moi.



II

"Aprèsavoir écrit tant d'histoires tragiquesdit l'auteur dumanuscrit florentinje finirai par celle de toutes qui me fait leplus de peine à raconter. Je vais parler de cette fameuseabbesse du couvent de la Visitation à CastroHélènede Campirealidont le procès et la mort donnèrent tantà parler à la haute société de Rome et del'Italie. Déjàvers 1555les brigands régnaientdans les environs de Romeles magistrats étaient vendus auxfamilles puissantes. En l'année 1572qui fut celle du procèsGrégoire XIIIBuoncompagnimonta sur le trône de saintPierre. Ce saint pontife réunissait toutes les vertusapostoliques ; mais on a pu reprocher quelque faiblesse à songouvernement civil ; il ne sut ni choisir des juges honnêtesni réprimer les brigands ; il s'affligeait des crimes et nesavait pas les punir. Il lui semblait qu'en infligeant la peine demort il prenait sur lui une responsabilité terrible. Lerésultat de cette manière de voir fut de peupler d'unnombre presque infini de brigands les routes qui conduisent àla ville éternelle. Pour voyager avec quelque sûretéil fallait être ami des brigands. La forêt de laFaggiolaà cheval sur la route de Naples par Albanoétaitdepuis longtemps le quartier général d'un gouvernementennemi de celui de Sa Saintetéet plusieurs fois Rome futobligée de traitercomme de puissance à puissanceavec Marco Sciarral'un des rois de la forêt. Ce qui faisaitla force de ces brigandsc'est qu'ils étaient aimésdes paysans leurs voisins.

"Cettejolie ville d'Albanosi voisine du quartier généraldes brigandsvit naîtreen 1542Hélène deCampireali. Son père passait pour le patricien le plus richedu payseten cette qualitéil avait épouséVictoire Carafaqui possédait de grandes terres dans leroyaume de Naples. Je pourrais citer quelques vieillards qui viventencoreet ont fort bien connu Victoire Carafa et sa fille. Victoirefut un modèle de prudence et d'esprit ; maismalgrétout son génieelle ne put prévenir la ruine de safamille. Chose singulière ! Les malheurs affreux qui vontformer le triste sujet de mon récit ne peuventce me sembleêtre attribuésen particulierà aucun desacteurs que je vais présenter au lecteur : je vois desmalheureuxmaisen véritéje ne puis trouver descoupables. L'extrême beauté et l'âme si tendre dela jeune Hélène étaient deux grands périlspour elleet font l'excuse de Jules Branciforteson amanttoutcomme le manque absolu d'esprit de monsignor Cittadiniévêquede Castropeut aussi l'excuser jusqu'à un certain point. Ilavait dû son avancement rapide dans la carrière deshonneurs ecclésiastiques à l'honnêteté desa conduiteet surtout à la mine la plus noble et à lafigure la plus régulièrement belle que l'on pûtrencontrer. Je trouve écrit de lui qu'on ne pouvait le voirsans l'aimer.

"Commeje ne veux flatter personneje ne dissimulerai point qu'un saintmoine du couvent de Monte Caviqui souvent avait étésurprisdans sa celluleélevé à plusieurspieds au-dessus du solcomme saint Paulsans que rien autre que lagrâce divine pût le soutenir dans cette positionextraordinaire (3) [3. Encore aujourd'huicette position singulièreest regardéepar le peuple de la campagne de Romecomme unsigne certain de sainteté. Vers l'an 1826un moine d'Albanofut aperçu plusieurs fois soulevé de terre par la grâcedivine. On lui attribua de nombreux miracles; on accourait de vingtlieues à la ronde pour recevoir sa bénédiction;des femmesappartenant aux premières classes de la sociétél'avaient vu se tenantdans sa celluleà trois pieds deterre. Tout à coup il disparut. ]avait prédit auseigneur de Campireali que sa famille s'éteindrait avec luiet qu'il n'aurait que deux enfantsqui tous deux périraientde mort violente. Ce fut à cause de cette prédictionqu'il ne put trouver à se marier dans le pays et qu'il allachercher fortune à Naplesoù il eut le bonheur detrouver de grands biens et une femme capablepar son géniede changer sa mauvaise destinéesi toutefois une telle choseeût été possible. Ce seigneur de Campirealipassait pour fort honnête homme et faisait de grandes charités; mais il n'avait nul espritce qui fit que peu à peu il seretira du séjour de Romeet finit par passer presque toutel'année dans son palais d'Albano. Il s'adonnait à laculture de ses terressituées dans cette plaine si riche quis'étend entre la ville et la mer. Par les conseils de safemmeil fit donner l'éducation la plus magnifique àson fils Fabiojeune homme très fier de sa naissanceet àsa fille Hélènequi fut un miracle de beautéainsi qu'on peut le voir encore par son portraitqui existe dans lacollection Farnèse. Depuis que j'ai commencé àécrire son histoireje suis allé au palais Farnèsepour considérer l'enveloppe mortelle que le ciel avait donnéeà cette femmedont la fatale destinée fit tant debruit de son tempset occupe même encore la mémoire deshommes. La forme de la tête est un ovale allongélefront est très grandles cheveux sont d'un blond foncé.L'air de sa physionomie est plutôt gai ; elle avait de grandsyeux d'une expression profondeet des sourcils châtainsformant un arc parfaitement dessiné. Les lèvres sontfort minceset l'on dirait que les contours de la bouche ont étédessinés par le fameux peintre Corrège. Considéréeau milieu des portraits qui l'entourent à la galerie Farnèseelle a l'air d'une reine. Il est bien rare que l'air gai soit joint àla majesté.

"Aprèsavoir passé huit années entièrescommepensionnaire au couvent de la Visitation de la ville de Castromaintenant détruiteoù l'on envoyaitdans cetemps-làles filles de la plupart des princes romainsHélènerevint dans sa patriemais ne quitta point le couvent sans faireoffrande d'un calice magnifique au grand autel de l'église. Apeine de retour dans Albanoson père fit venir de Romemoyennant une pension considérablele célèbrepoète Cechinoalors fort âgé ; il ornala mémoire d'Hélène des plus beaux vers du divinVirgilede Pétrarquede l'Arioste et du Danteses fameuxélèves."

Ici letraducteur est obligé de passer une longue dissertation surles diverses parts de gloire que le seizième sièclefaisait à ces grands poètes. Il paraîtraitqu'Hélène savait le latin. Les vers qu'on lui faisaitapprendre parlaient d'amouret d'un amour qui nous semblerait bienridiculesi nous le rencontrions en 1839 ; je veux dire l'amourpassionné qui se nourrit de grands sacrificesne peutsubsister qu'environné de mystèreet se trouvetoujours voisin des plus affreux malheurs.

Tel étaitl'amour que sut inspirer à Hélèneàpeine âgée de dix-sept ansJules Branciforte. C'étaitun de ses voisinsfort pauvre ; il habitait une chétivemaison bâtie dans la montagneà un quart de lieue de lavilleau milieu des ruines d'Albe et sur les bords du précipicede cent cinquante piedstapissé de verdurequi entoure lelac. Cette maisonqui touchait aux sombres et magnifiques ombragesde la forêt de la Faggiolaa depuis été démolielorsqu'on a bâti le couvent de Palazzuola. Ce pauvre jeunehomme n'avait pour lui que son air vif et lesteet l'insouciance nonjouée avec laquelle il supportait sa mauvaise fortune. Tout ceque l'on pouvait dire de mieux en sa faveurc'est que sa figureétait expressive sans être belle. Mais il passait pouravoir bravement combattu sous les ordres du prince Colonne et parmises bravidans deux ou trois entreprises fort dangereuses.Malgré sa pauvretémalgré l'absence de beautéil n'en possédait pas moinsaux yeux de toutes les jeunesfilles d'Albanole coeur qu'il eût été le plusflatteur de conquérir. Bien accueilli partoutJulesBranciforte n'avait eu que des amours facilesjusqu'au moment oùHélène revint du couvent de Castro. "Lorsquepeuaprèsle grand poète Cechino se transporta de Rome aupalais Campirealipour enseigner les belles lettres à cettejeune filleJulesqui le connaissaitlui adressa une piècede vers latins sur le bonheur qu'avait sa vieillesse de voir de sibeaux yeux s'attacher sur les sienset une âme si pure êtreparfaitement heureuse quand il daignait approuver ses pensées.La jalousie et le dépit des jeunes filles auxquelles Julesfaisait attention avant le retour d'Hélène rendirentbientôt inutiles toutes les précautions qu'il employaitpour cacher une passion naissanteet j'avouerai que cet amour entreun jeune homme de vingt-deux ans et une fille de dix-sept fut conduitd'abord d'une façon que la prudence ne saurait approuver.Trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsque leseigneur de Campireali s'aperçut que Jules Branciforte passaittrop souvent sous les fenêtres de son palais (que l'on voitencore vers le milieu de la grande rue qui monte vers le lac)."

Lafranchise et la rudessesuites naturelles de la liberté quesouffrent les républiqueset l'habitude des passionsfranchesnon encore réprimées par les moeurs de lamonarchiese montrent à découvert dans la premièredémarche du seigneur de Campireali. Le jour même oùil fut choqué des fréquentes apparitions du jeuneBranciforteil l'apostropha en ces termes:

"Commentoses-tu bien passer ainsi sans cesse devant ma maisonet lancer desregards impertinents sur les fenêtres de ma filletoi qui n'aspas même d'habits pour te couvrir? Si je ne craignais que madémarche ne fût mal interprétée desvoisinsje te donnerais trois sequins d'oret tu irais àRome acheter une tunique plus convenable. Au moins ma vue et celle dema fille ne seraient plus si souvent offensées par l'aspect detes haillons."

Le pèred'Hélène exagérait sans doute: les habits dujeune Branciforte n'étaient point des haillonsils étaientfaits avec des matériaux fort simples; maisquoique fortpropres et souvent brossésil faut avouer que leur aspectannonçait un long usage. Jules eut l'âme si profondémentnavrée par les reproches du seigneur de Campirealiqu'il neparut plus de jour devant sa maison.

Comme nousl'avons ditles deux arcadesdébris d'un aqueduc antiquequi servaient de murs principaux à la maison bâtie parle père de Branciforteet par lui laissée à sonfilsn'étaient qu'à cinq ou six cents pas d'Albano.Pour descendre de ce lieu élevé à la villemoderneJules était obligé de passer devant le palaisCampireali; Hélène remarqua bientôt l'absence dece jeune homme singulierquiau dire de ses amiesavait abandonnétoute autre relation pour se consacrer en entier au bonheur qu'ilsemblait trouver à la regarder.

Un soird'étévers minuitla fenêtre d'Hélèneétait ouvertela jeune fille respirait la brise de mer qui sefait fort bien sentir sur la colline d'Albanoquoique cette villesoit séparée de la mer par une plaine de trois lieues.La nuit était sombrele silence profond; on eût entendutomber une feuille. Hélèneappuyée sur safenêtrepensait peut-être à Juleslorsqu'elleentrevit quelque chose comme l'aile silencieuse d'un oiseau de nuitqui passait doucement tout contre sa fenêtre. Elle se retiraeffrayée. L'idée ne lui vint point que cet objet pûtêtre présenté par quelque passant: le secondétage du palais où se trouvait sa fenêtre étaità plus de cinquante pieds de terre. Tout à coupellecrut reconnaître un bouquet dans cette chose singulièrequiau milieu d'un profond silencepassait et repassait devant lafenêtre sur laquelle elle était appuyée; soncoeur battit avec violence. Ce bouquet lui sembla fixé àl'extrémité de deux ou trois de ces cannesespèce de grands joncsassez semblables au bambouquicroissent dans la campagne de Romeet donnent des tiges de vingt àtrente pieds. La faiblesse des cannes et la brise assez fortefaisaient que Jules avait quelque difficulté àmaintenir son bouquet exactement vis-à-vis la fenêtre oùil supposait qu'Hélène pouvait se trouveretd'ailleursla nuit était tellement sombreque de la rue l'onne pouvait rien apercevoir à une telle hauteur. Immobiledevant sa fenêtreHélène étaitprofondément agitée. Prendre ce bouquetn'était-cepas un aveu? Elle n'éprouvait d'ailleurs aucun des sentimentsqu'une aventure dece genre ferait naîtrede nos jourschezune jeune fille de la haute sociétépréparéeà la vie par une belle éducation. Comme son pèreet son frère Fabio étaient dans la maisonsa premièrepensée fut que le moindre bruit serait suivi d'un coupd'arquebuse dirigé sur Jules; elle eut pitié du dangerque courait ce pauvre jeune homme. Sa seconde pensée fut quequoiqu'elle le connût encore bien peuil était pourtantl'être au monde qu'elle aimait le mieux après safamille. Enfinaprès quelques minutes d'hésitationelle prit le bouqueteten touchant les fleurs dans l'obscuritéprofondeelle sentit qu'un billet était attaché àla tige d'une fleur; elle courut sur le grand escalier pour lire cebillet à la lueur de la lampe qui veillait devant l'image dela Madone. "Imprudente! se dit-elle lorsque les premièreslignes l'eurent fait rougir de bonheursi l'on me voitje suisperdueet ma famille persécutera à jamais ce pauvrejeune homme." Elle revint dans sa chambre et alluma sa lampe. Cemoment fut délicieux pour Julesquihonteux de sa démarcheet comme pour se cacher même dans la profonde nuits'étaitcollé au tronc énorme d'un de ces chênes vertsaux formes bizarres qui existent encore aujourd'hui vis-à-visle palais Campireali.

Dans salettreJules racontait avec la plus parfaite simplicité laréprimande hurlante qui lui avait été adresséepar le père d'Hélène. "Je suis pauvreilest vraicontinuait-ilet vous vous figurerez difficilement toutl'excès de ma pauvreté. Je n'ai que ma maison que vousavez peut-être remarquée sous les ruines de l'aqueducd'Albe; autour de la maison se trouve un jardin que je cultivemoi-mêmeet dont les herbes me nourrissent. Je possèdeencore une vigne qui est affermée trente écus par an.Je ne saisen véritépourquoi je vous aime;certainement je ne puis pas vous proposer de venir partager mamisère. Et cependantsi vous ne m'aimez pointla vie n'aplus aucun prix pour moi; il est inutile de vous dire que je ladonnerais mille fois pour vous. Et cependantavant votre retour ducouventcette vie n'était point infortunée: aucontraireelle était remplie des rêveries les plusbrillantes. Ainsi je puis dire que la vue du bonheur m'a rendumalheureux. Certesalors personne au monde n'eût osém'adresser les propos dont votre père m'a flétri ; monpoignard m'eût fait prompte justice. Alorsavec mon courage etmes armesje m'estimais l'égal de tout le monde ; rien ne memanquait. Maintenant tout est bien changé : je connais lacrainte. C'est trop écrire ; peut-être me méprisez-vous.Siau contrairevous avez quelque pitié de moimalgréles pauvres habits qui me couvrentvous remarquerez que tous lessoirslorsque minuit sonne au couvent des Capucins au sommet de lacollineje suis caché sous le grand chênevis-à-visla fenêtre que je regarde sans cesseparce que je supposequ'elle est celle de votre chambre. Si vous ne me méprisez pascomme le fait votre pèrejetez-moi une des fleurs du bouquetmais prenez garde qu'elle ne soit entraînée sur une descorniches ou sur un des balcons de votre palais."

Cettelettre fut lue plusieurs fois ; peu à peu les yeux d'Hélènese remplirent de larmes ; elle considérait avecattendrissement ce magnifique bouquet dont les fleurs étaientliées avec un fil de soie très fort. Elle essayad'arracher une fleur mais ne put en venir à bout ; puis ellefut saisie d'un remords. Parmi les jeunes filles de Romearracherune fleurmutiler d'une façon quelconque un bouquet donnépar l'amourc'est s'exposer à faire mourir cet amour. Ellecraignait que Jules ne s'impatientâtelle courut à safenêtre ; maisen y arrivantelle songea tout à coupqu'elle était trop bien vuela lampe remplissait la chambrede lumière. Hélène ne savait plus quel signeelle pouvait se permettre ; il lui semblait qu'il n'en étaitaucun qui ne dît beaucoup trop.

Honteuseelle rentra dans sa chambre en courant. Mais le temps se passait ;tout à coupil lui vint une idée qui la jeta dans untrouble inexprimable : Jules allait croire quecomme son pèreelle méprisait sa pauvreté ! Elle vit un petitéchantillon de marbre précieux déposé surla tableelle le noua dans son mouchoiret jeta ce mouchoir au pieddu chêne vis-à-vis sa fenêtre. Ensuiteelle fitsigne qu'on s'éloignât ; elle entendit Jules lui obéir; caren s'en allantil ne cherchait plus à déroberle bruit de ses pas. Quand il eut atteint le sommet de la ceinture derochers qui sépare le lac des dernières maisonsd'Albanoelle l'entendit chanter des paroles d'amour ; elle lui fitdes signes d'adieucette fois moins timidespuis se mit àrelire sa lettre.

Lelendemain et les jours suivantsil y eut des lettres et desentrevues semblables ; maiscomme tout se remarque dans un villageitalienet qu'Hélène était de bien loin leparti le plus riche du paysle seigneur de Campireali fut averti quetous les soirsaprès minuiton apercevait de la lumièredans la chambre de sa fille ; etchose bien autrementextraordinairela fenêtre était ouverteet mêmeHélène s'y tenait comme si elle n'eût éprouvéaucune crainte des zinzare (sorte de cousinsextrêmementincommodes et qui gâtent fort les belles soirées de lacampagne de Rome. Ici je dois de nouveau solliciter l'indulgence dulecteur. Lorsque l'on est tenté de connaître les usagesdes pays étrangersil faut s'attendre à des idéesbien saugrenuesbien différentes des nôtres). Leseigneur de Campireali prépara son arquebuse et celle de sonfils. Le soircomme onze heures trois quarts sonnaientil avertitFabioet tous les deux se glissèrenten faisant le moins debruit possiblesur un grand balcon de pierre qui se trouvait aupremier étage du palaisprécisément sous lafenêtre d'Hélène. Les piliers massifs de labalustrade en pierre les mettaient à couvert jusqu'à laceinture des coups d'arquebuse qu'on pourrait leur tirer du dehors.Minuit sonna : le père et le fils entendirent bien quelquebruit sous les arbres qui bordaient la rue vis-à-vis leurpalais ; maisce qui les remplit d'étonnementil ne parutpas de lumière à la fenêtre d'Hélène.Cette fillesi simple jusqu'ici et qui semblait un enfant àla vivacité de ses mouvementsavait changé decaractère depuis qu'elle aimait. Elle savait que la moindreimprudence compromettrait la vie de son amant ; si un seigneur del'importance de son père tuait un pauvre homme tel que JulesBranciforteil en serait quitte pour disparaître pendant troismoisqu'il irait passer à Naples ; pendant ce tempsses amisde Rome arrangeraient l'affaireet tout se terminerait parl'offrande d'une lampe d'argent de quelques centaines d'écus àl'autel de la Madone alors à la mode. Le matinau déjeunerHélène avait vu à la physionomie de son pèrequ'il avait un grand sujet de colèreetà l'air dontil la regardait quand il croyait n'être pas remarquéelle pensa qu'elle entrait pour beaucoup dans cette colère.Aussitôtelle alla jeter un peu de poussière sur lesbois des cinq arquebuses magnifiques que son père tenaitsuspendues auprès de son lit. Elle couvrit égalementd'une légère couche de poussière ses poignardset ses épées. Toute la journée elle fut d'unegaieté folleelle parcourait sans cesse la maison du haut enbas ; à chaque instantelle s'approchait des fenêtresbien résolue de faire à Jules un signe négatifsi elle avait le bonheur de l'apercevoir. Mais elle n'avait garde :le pauvre garçon avait été si profondémenthumilié par l'apostrophe du riche seigneur de Campirealiquede jour il ne paraissait jamais dans Albano ; le devoir seul l'yamenait le dimanche pour la messe de la paroisse. La mèred'Hélènequi l'adorait et ne savait lui rien refusersortit trois fois avec elle ce jour-làmais ce fut en vain :Hélène n'aperçut point Jules. Elle étaitau désespoir. Que devint-elle lorsqueallant visiter sur lesoir les armes de son pèreelle vit que deux arquebusesavaient été chargéeset que presque tous lespoignards et épées avaient été maniés! Elle ne fut distraite de sa mortelle inquiétude que parl'extrême attention qu'elle donnait au soin de paraîtrene se douter de rien. En se retirant à dix heures du soirelle ferma à clef la porte de sa chambrequi donnait dansl'antichambre de sa mèrepuis elle se tint collée àsa fenêtre et couchée sur le solde façon àne pouvoir pas être perçue du dehors. Qu'on juge del'anxiété avec laquelle elle entendit sonner les heures; il n'était plus question des reproches qu'elle se faisaitsouvent sur la rapidité avec laquelle elle s'étaitattachée à Julesce qui pouvait la rendre moins digned'amour à ses yeux. Cette journée-là avançaplus les affaires du jeune homme que six mois de constance et deprotestations. "A quoi bon mentir ? se disait Hélène.Est-ce que je ne l'aime pas de toute mon âme ?"

A onzeheures et demieelle vit fort bien son père et son frèrese placer en embuscade sur le grand balcon de pierre au-dessous de safenêtre. Deux minutes après que minuit eut sonnéau couvent des Capucinselle entendit fort bien aussi les pas de sonamantqui s'arrêta sous le grand chêne ; elle remarquaavec joie que son père et son frère semblaient n'avoirrien entendu : il fallait l'anxiété de l'amour pourdistinguer un bruit aussi léger.

"Maintenantse dit-elleils vont me tuermais il faut à tout prix qu'ilsne surprennent pas la lettre de ce soir ; ils persécuteraientà jamais ce pauvre Jules." Elle fit un signe de croix etse retenant d'une main au balcon de fer de sa fenêtreelle sepencha au dehorss'avançant autant que possible dans la rue.Un quart de minute ne s'était pas écoulé lorsquele bouquetattaché comme de coutume à la longue cannevint frapper sur son bras. Elle saisit le bouquet ; maisenl'arrachant vivement à la canne sur l'extrémitéde laquelle il était fixéelle fit frapper cette cannecontre le balcon en pierre. A l'instant partirent deux coupsd'arquebuse suivis d'un silence parfait. Son frère Fabionesachant pas tropdans l'obscuritési ce qui frappaitviolemment le balcon n'était pas une corde à l'aide delaquelle Jules descendait de chez sa soeuravait fait feu sur sonbalcon ; le lendemainelle trouva la marque de la ballequi s'étaitaplatie sur le fer. Le seigneur de Campireali avait tiré dansla rueau bas du balcon de pierrecar Jules avait fait quelquebruit en retenant la canne prête à tomber. Julesde soncôtéentendant du bruit au-dessus de sa têteavait deviné ce qui allait suivre et s'était mis àl'abri sous la saillie du balcon.

Fabiorechargea rapidement son arquebuseetquoi que son père pûtlui direcourut au jardin de la maisonouvrit sans bruit une petiteporte qui donnait sur une rue voisineet ensuite s'en vintàpas de loupexaminer un peu les gens qui se promenaient sous lebalcon du palais. A ce momentJulesqui ce soir-là étaitbien accompagnése trouvait à vingt pas de luicollécontre un arbre. Hélènepenchée sur son balconet tremblante pour son amantentama aussitôt une conversationà très haute voix avec son frèrequ'elleentendait dans la rue ; elle lui demanda s'il avait tué lesvoleurs.

-- Necroyez pas que je sois dupe de votre ruse scélérate !lui cria celui-ci de la ruequ'il arpentait en tous sensmaispréparez vos larmesje vais tuer l'insolent qui oses'attaquer à votre fenêtre.

Cesparoles étaient à peine prononcées qu'Hélèneentendit sa mère frapper à la porte de sa chambre.

Hélènese hâta d'ouvriren disant qu'elle ne concevait pas commentcette porte se trouvait fermée.

-- Pas decomédie avec moimon cher angelui dit sa mèretonpère est furieux et te tuera peut-être : viens te placeravec moi dans mon lit ; etsi tu as une lettredonne-la-moije lacacherai.

Hélènelui dit :

-- Voilàle bouquetla lettre est cachée entre les fleurs.

A peine lamère et la fille étaient-elles au litque le seigneurCampireali rentra dans la chambre de sa femmeil revenait de sonoratoirequ'il était allé visiteret où ilavait tout renversé. Ce qui frappa Hélènec'estque son pèrepâle comme un spectreagissait aveclenteur et comme un homme qui a parfaitement pris son parti. "Jesuis morte !" se dit Hélène.

-- Nousnous réjouissons d'avoir des enfantsdit son père enpassant près du lit de sa femme pour aller à la chambrede sa filletremblant de fureurmais affectant un sang-froidparfait ; nous nous réjouissons d'avoir des enfantsnousdevrions répandre des larmes de sang plutôt quand cesenfants sont des filles. Grand Dieu ! Est-il bien possible ! Leurlégèreté peut enlever l'honneur à telhomme quidepuis soixante ansn'a pas donné la moindre prisesur lui.

En disantces motsil passa dans la chambre de sa fille.

-- Je suisperduedit Hélène à sa mèreles lettressont sous le piédestal du crucifixà côtéde la fenêtre.

Aussitôtla mère sauta hors du litet courut après son mari :elle se mit à lui crier les plus mauvaises raisons possiblesafin de faire éclater sa colère : elle y réussitcomplètement. Le vieillard devint furieuxil brisait toutdans la chambre de sa fille ; mais la mère put enlever leslettres sans être aperçue. Une heure aprèsquandle seigneur de Campireali fut rentré dans sa chambre àcôté de celle de sa femmeet tout étanttranquille dans la maisonla mère dit à sa fille : --Voilà tes lettresje ne veux pas les liretu vois cequ'elles ont failli nous coûter ! A ta placeje les brûlerais.Adieuembrasse-moi.

Hélènerentra dans sa chambrefondant en larmes ; il lui semblait quedepuis ces paroles de sa mèreelle n'aimait plus Jules. Puiselle se prépara à brûler ses lettres ; maisavant de les anéantirelle ne put s'empêcher de lesrelire. Elle les relut tant et si bienque le soleil étaitdéjà haut dans le ciel quand enfin elle se déterminaà suivre un conseil salutaire.

Lelendemainqui était un dimancheHélènes'achemina vers la paroisse avec sa mère ; par bonheursonpère ne les suivit pas. La première personne qu'elleaperçut dans l'églisece fut Jules Branciforte. D'unregard elle s'assura qu'il n'était point blessé. Sonbonheur fut au comble ; les événements de la nuitétaient à mille lieues de sa mémoire. Elle avaitpréparé cinq ou six petits billets tracés surdes chiffons de vieux papier souillés avec de la terredétrempée d'eauet tels qu'on peut en trouver sur lesdalles d'une église ; ces billets contenaient tous le mêmeavertissement :

"Ilsavaient tout découvertexcepté son nom. Qu'il nereparaisse plus dans la rue ; on viendra ici souvent."

Hélènelaissa tomber un de ces lambeaux de papier ; un regard avertit Julesqui ramassa et disparut. En rentrant chez elleune heure aprèselle trouva sur le grand escalier du palais un fragment de papier quiattira ses regards par sa ressemblance exacte avec ceux dont elles'était servie le matin. Elle s'en emparasans que sa mèreelle-même s'aperçût de rien ; elle y lut :

"Danstrois jours il reviendra de Romeoù il est forcéd'aller. On chantera en plein jourles jours de marchéaumilieu du tapage des paysansvers dix heures."

Ce départpour Rome parut singulier à Hélène. "Est-cequ'il craint les coups d'arquebuse de mon frère?" sedisait-elle tristement. L'amour pardonne toutexceptél'absence volontaire ; c'est qu'elle est le pire des supplices. Aulieu de se passer dans une douce rêverie et d'être toutoccupée à peser les raisons qu'on a d'aimer son amantla vie est agitée par des doutes cruels. "Maisaprèstoutpuis-je croire qu'il ne m'aime plus?" se disait Hélènependant les trois longues journées que dura l'absence deBranciforte. Tout à coup ses chagrins furent remplacéspar une joie folle : le troisième jourelle le vit paraîtreen plein midise promenant dans la rue devant le palais de son père.Il avait des habillements neufs et presque magnifiques. Jamais lanoblesse de sa démarche et la naïveté gaie etcourageuse de sa physionomie n'avaient éclaté avec plusd'avantage ; jamais aussiavant ce jour-làon n'avait parlési souvent dans Albano de la pauvreté de Jules. C'étaientles hommes et surtout les jeunes gens qui répétaient cemot cruel ; les femmes et surtout les jeunes filles ne tarissaientpas en éloges de sa bonne mine.

Julespassa toute la journée à se promener par la ville ; ilsemblait se dédommager des mois de réclusion auxquelssa pauvreté l'avait condamné. Comme il convient àun homme amoureuxJules était bien armé sous satunique neuve. Outre sa dague et son poignardil avait mis songiacco (sorte de gilet long en mailles de fil de ferfortincommode à portermais qui guérissait ces coeursitaliens d'une triste maladiedont en ce siècle-là onéprouvait sans cesse les atteintes poignantesje veux parlerde la crainte d'être tué au détour de la rue parun des ennemis qu'on se connaissait). Ce jour-làJulesespérait entrevoir Hélèneetd'ailleursilavait quelque répugnance à se trouver seul aveclui-même dans sa maison solitaire : voici pourquoi. Ranuceunancien soldat de son pèreaprès avoir fait dixcampagnes avec lui dans les troupes de divers condottierieten dernier lieudans celles de Marco Sciarraavait suivi soncapitaine lorsque ses blessures forcèrent celui-ci à seretirer. Le capitaine Branciforte avait des raisons pour ne pas vivreà Rome : il était exposé à y rencontrerles fils d'hommes qu'il avait tués ; même dans Albanoil ne se souciait pas de se mettre tout à fait à lamerci de l'autorité régulière. Au lieu d'acheterou de louer une maison dans la villeil aima mieux en bâtirune située de façon à voir venir de loin lesvisiteurs. Il trouva dans les ruines d'Albe une position admirable :on pouvait sans être aperçu par les visiteursindiscretsse réfugier dans la forêt où régnaitson ancien ami et patronle prince Fabrice Colonna. Le capitaineBranciforte se moquait fort de l'avenir de son fils. Lorsqu'il seretira du serviceâgé de cinquante ans seulementmaiscriblé de blessuresil calcula qu'il pourrait vivre encorequelque dix ansetsa maison bâtiedépensa chaqueannée le dixième de ce qu'il avait amassé dansles pillages des villes et villages auxquels il avait eu l'honneurd'assister.

Il achetala vigne qui rendait trente écus de rente à son filspour répondre à la mauvaise plaisanterie d'un bourgeoisd'Albanoqui lui avait ditun jour qu'il disputait avec emportementsur les intérêts et l'honneur de la villequ'ilappartenaiten effetà un aussi riche propriétaireque lui de donner des conseils aux anciens d'Albano. Le capitaineacheta la vigneet annonça qu'il en achèterait biend'autres puisrencontrant le mauvais plaisant dans un lieusolitaireil le tua d'un coup de pistolet.

Aprèshuit années de ce genre de viele capitaine mourut ; son aidede camp Ranuce adorait Jules ; toutefoisfatigué del'oisivetéil reprit du service dans la troupe du princeColonna. Souvent il venait voir son fils Julesc'étaitle nom qu'il lui donnaitetà la veille d'un assautpérilleux que le prince devait soutenir dans sa forteresse dela Petrellail avait emmené Jules combattre avec lui. Levoyant fort brave :

-- Il fautque tu sois foului dit-ilet de plus bien dupepour vivre auprèsd'Albano comme le dernier et le plus pauvre de ses habitantstandisqu'avec ce que je te vois faire et le nom de ton père tupourrais être parmi nous un brillant soldat d'aventureet de plus faire ta fortune.

Jules futtourmenté par ces paroles ; il savait le latin montrépar un prêtre ; mais son père s'étant toujoursmoqué de tout ce que disait le prêtre au delà dulatinil n'avait absolument aucune instruction. En revancheméprisépour sa pauvretéisolé dans sa maison solitaireils'était fait un certain bon sens quipar sa hardiesseauraitétonné les savants. Par exempleavant d'aimer Hélèneet sans savoir pourquoiil adorait la guerremais il avait de larépugnance pour le pillagequiaux yeux de son pèrele capitaine et de Ranuceétait comme la petite piècedestinée à faire rirequi suit la noble tragédie.Depuis qu'il aimait Hélènece bon sens acquis par sesréflexions solitaires faisait le supplice de Jules. Cette âmesi insouciante jadisn'osait consulter personne sur ses douteselleétait remplie de passion et de misère. Que ne diraitpas le seigneur de Campireali s'il le savait soldat d'aventure? Ce serait pour le coup qu'il lui adresserait des reproches fondés! Jules avait toujours compté sur le métier de soldatcomme sur une ressource assurée pour le temps où ilaurait dépensé le prix des chaînes d'or et autresbijoux qu'il avait trouvés dans la caisse de fer de son père.Si Jules n'avait aucun scrupule à enleverlui si pauvrelafille du riche seigneur de Campirealic'est qu'en ce temps-làles pères disposaient de leurs biens après eux commebon leur semblaitet le seigneur de Campireali pouvait fort bienlaisser mille écus à sa fille pour toute fortune. Unautre problème tenait l'imagination de Jules profondémentoccupée : 1° dans quelle ville établirait-il lajeune Hélène après l'avoir épouséeet enlevée à son père ? 2° Avec quel argentla ferait-il vivre ?

Lorsque leseigneur de Campireali lui adressa le reproche sanglant auquel ilavait été tellement sensibleJules fut pendant deuxjours en proie à la rage et à la douleur la plus vive :il ne pouvait se résoudre ni à tuer le vieillardinsolentni à le laisser vivre. Il passait les nuits entièresà pleurer ; enfin il résolut de consulter Ranuceleseul ami qu'il eût au monde ; mais cet ami le comprendrait-il?Ce fut en vain qu'il chercha Ranuce dans toute la forêt de laFaggiolail fut obligé d'aller sur la route de Naplesaudelà de Velletrioù Ranuce commandait une embuscade :il y attendaiten nombreuse compagnieRuiz d'Avalosgénéralespagnolqui se rendait à Rome par terresans se rappelerque naguèreen nombreuse compagnieil avait parléavec mépris des soldats d'aventure de la compagnie Colonna.Son aumônier lui rappela fort à propos cette petitecirconstanceet Ruiz d'Avalos prit le parti de faire armer unebarque et de venir à Rome par mer.

Dèsque le capitaine Ranuce eut entendu le récit de Jules :

--Décris-moi exactementlui dit-illa personne de ce seigneurde Campirealiafin que son imprudence ne coûte pas la vie àquelque bon habitant d'Albano. Dès que l'affaire qui nousretient ici sera terminée par oui ou par nontu te rendras àRomeoù tu auras soin de te montrer dans les hôtellerieset autres lieux publicsà toutes les heures de la journée; il ne faut pas que l'on puisse te soupçonner à causede ton amour pour la fille.

Jules eutbeaucoup de peine à calmer la colère de l'anciencompagnon de son père. Il fut obligé de se fâcher.

--Crois-tu que je demande ton épée ? Lui dit-il enfin.Apparemment quemoi aussij'ai une épée ! Je tedemande un conseil sage.

Ranucefinissait tous ses discours par ces paroles :

-- Tu esjeunetu n'as pas de blessures ; l'insulte a étépublique : orun homme déshonoré est méprisémême des femmes.

Jules luidit qu'il désirait réfléchir encore sur ce quevoulait son coeuretmalgré les instances de Ranucequiprétendait absolument qu'il prît part à l'attaquede l'escorte du général espagnoloùdisait-ilil y aurait de l'honneur à acquérirsans compter lesdoublonsJules revint seul à sa petite maison. C'est làque la veille du jour où le seigneur de Campireali lui tira uncoup d'arquebuseil avait reçu Ranuce et son caporalderetour des environs de Velletri. Ranuce employa la force pour voir lapetite caisse de fer où son patronle capitaine Branciforteenfermait jadis les chaînes d'or et autres bijoux dont il nejugeait pas à propos de dépenser la valeur aussitôtaprès une expédition. Ranuce y trouva deux écus.

-- Je teconseille de te faire moinedit-il à Julestu en as toutesles vertus : l'amour de la pauvretéen voici la preuve ;l'humilitétu te laisses vilipender en pleine rue par unrichard d'Albano ; il ne te manque plus que l'hypocrisie et lagourmandise.

Ranuce mitde force cinquante doublons dans la cassette de fer.

-- Je tedonne ma paroledit-il à Julesque si d'ici à un moisle seigneur Campireali n'est pas enterré avec tous leshonneurs dus à sa noblesse et à son opulencemoncaporal ici présent viendra avec trente hommes démolirta petite maison et brûler tes pauvres meubles. Il ne faut pasque le fils du capitaine Branciforte fasse une mauvaise figure en cemondesous prétexte d'amour.

Lorsque leseigneur de Campireali et son fils tirèrent les deux coupsd'arquebuseRanuce et le caporal avaient pris position sous lebalcon de pierreet Jules eut toutes les peines du monde àles empêcher de tuer Fabioou du moins de l'enleverlorsquecelui-ci fit une sortie imprudente en passant par le jardincommenous l'avons raconté en son lieu. La raison qui calma Ranucefut celle-ci : il ne faut pas tuer un jeune homme qui peut devenirquelque chose et se rendre utiletandis qu'il y a un vieux pécheurplus coupable que luiet qui n'est plus bon qu'à enterrer.

Lelendemain de cette aventureRanuce s'enfonça dans la forêtet Jules partit pour Rome. La joie qu'il eut d'acheter de beauxhabits avec les doublons que Ranuce lui avait donnés étaitcruellement altérée par cette idée bienextraordinaire pour son siècleet qui annonçait leshautes destinées auxquelles il parvint dans la suite ; il sedisait : Il faut qu'Hélène connaisse qui je suis.Tout autre homme de son âge et de son temps n'eût songéqu'à jouir de son amour et à enlever Hélènesans penser en aucune façon à ce qu'elle deviendraitsix mois aprèspas plus qu'à l'opinion qu'ellepourrait garder de lui.

De retourdans Albanoet l'après-midi même du jour oùJules étalait à tous les yeux les beaux habits qu'ilavait rapportés de Romeil sut par le vieux Scottison amique Fabio était sorti de la ville à chevalpour allerà trois lieues de là à une terre que son pèrepossédait dans la plainesur le bord de la mer. Plus tardilvit le seigneur Campireali prendreen compagnie de deux prêtresle chemin de la magnifique allée de chênes verts quicouronne le bord du cratère au fond duquel s'étend lelac d'Albano. Dix minutes aprèsune vieille femmes'introduisait hardiment dans le palais de Campirealisous prétextede vendre de beaux fruits ; la première personne qu'ellerencontra fut la petite camériste Mariettaconfidente intimede sa maîtresse Hélènelaquelle rougit jusqu'aublanc des yeux en recevant un beau bouquet. La lettre que cachait lebouquet était d'une longueur démesurée : Julesracontait tout ce qu'il avait éprouvé depuis la nuitdes coups d'arquebuse ; maispar une pudeur bien singulièreil n'osait pas avouer ce dont tout autre jeune homme de son temps eûtété si fiersavoir : qu'il était fils d'uncapitaine célèbre par ses aventureset que lui-mêmeavait déjà marqué par sa bravoure dans plus d'uncombat. Il croyait toujours entendre les réflexions que cesfaits inspireraient au vieux Campireali. Il faut savoir qu'auseizième siècle les jeunes fillesplus voisines du bonsens républicainestimaient beaucoup plus un homme pour cequ'il avait fait lui-même que pour les richesses amasséespar ses pères ou pour les actions célèbres deceux-ci. Mais c'étaient surtout les jeunes filles du peuplequi avaient ces pensées. Celles qui appartenaient à laclasse riche ou noble avaient peur des brigandsetcomme il estnatureltenaient en grande estime la noblesse et l'opulence. Julesfinissait sa lettre par ces mots : "Je ne sais si les habitsconvenables que j'ai rapportés de Rome vous auront faitoublier la cruelle injure qu'une personne que vous respectezm'adressa naguèreà l'occasion de ma chétiveapparence ; j'ai pu me vengerje l'aurais dûmon honneur lecommandait ; je ne l'ai point fait en considération des larmesque ma vengeance aurait coûté à des yeux quej'adore. Ceci peut vous prouversipour mon malheurvous endoutiez encorequ'on peut être très pauvre et avoir dessentiments nobles. Au restej'ai à vous révélerun secret terrible ; je n'aurais assurément aucune peine àle dire à toute autre femme ; mais je ne sais pourquoi jefrémis en pensant à vous l'apprendre. Il peut détruireen un instantl'amour que vous avez pour moi ; aucune protestationne me satisferait de votre part. Je veux lire dans vos yeux l'effetque produira cet aveu. Un de ces joursà la tombée dela nuitje vous verrai dans le jardin situé derrièrele palais. Ce jour-làFabio et votre père serontabsents : lorsque j'aurai acquis la certitude quemalgré leurmépris pour un pauvre jeune homme mal vêtuils nepourront nous enlever trois quarts d'heure ou une heure d'entretienun homme paraîtra sous les fenêtres de votre palaisquifera voir aux enfants du pays un renard apprivoisé. Plus tardlorsque l'Ave Maria sonneravous entendrez tirer un coupd'arquebuse dans le lointain ; à ce moment approchez-vous dumur de votre jardinetsi vous n'êtes pas seulechantez.S'il y a du silencevotre esclave paraîtra tout tremblant àvos piedset vous racontera des choses qui peut-être vousferont horreur. En attendant ce jour décisif et terrible pourmoije ne me hasarderai plus à vous présenter debouquet à minuit ; mais vers les deux heures de nuit jepasserai en chantantet peut-êtreplacée au grandbalcon de pierrevous laisserez tomber une fleur cueillie par vousdans votre jardin. Ce sont peut-être les dernièresmarques d'affection que vous donnerez au malheureux Jules."

Troisjours aprèsle père et le frère d'Hélèneétaient allés à cheval à la terre qu'ilspossédaient sur le bord de la mer ; ils devaient en partir unpeu avant le coucher du soleilde façon à êtrede retour chez eux vers les deux heures de nuit. Maisau moment dese mettre en routenon seulement leurs deux chevauxmais tous ceuxqui étaient dans la fermeavaient disparu. Fort étonnésde ce vol audacieuxils cherchèrent leurs chevauxqu'on neretrouva que le lendemain dans la forêt de haute futaie quiborde la mer. Les deux Campirealipère et filsfurentobligés de regagner Albano dans une voiture champêtretirée par des boeufs.

Cesoir-làlorsque Jules fut aux genoux d'Hélèneil était presque tout à fait nuitet la pauvre fillefut bien heureuse de cette obscurité ; elle paraissait pour lapremière fois devant cet homme qu'elle aimait tendrementquile savait fort bienmais enfin auquel elle n'avait jamais parlé.

Uneremarque qu'elle fit lui rendit un peu de courage ; Jules étaitplus pâle et plus tremblant qu'elle. Elle le voyait àses genoux : "En véritéje suis hors d'étatde parler"lui dit-il. Il y eut quelques instants apparemmentfort heureux ; ils se regardaientmais sans pouvoir articuler unmotimmobiles comme un groupe de marbre assez expressif. Jules étaità genouxtenant une main d'Hélène ; celle-ci latête penchéele considérait avec attention.

Julessavait bien quesuivant les conseils de ses amisles jeunesdébauchés de Romeil aurait dû tenter quelquechose ; mais il eut horreur de cette idée. Il fut réveilléde cet état d'extase et peut-être du plus vif bonheurque puisse donner l'amourpar cette idée : le temps s'envolerapidement ; les Campireali s'approchent de leur palais. Il compritqu'avec une âme scrupuleuse comme la sienne il ne pouvaittrouver de bonheur durabletant qu'il n'aurait fait à samaîtresse cet aveu terrible qui eût semblé une silourde sottise à ses amis de Rome.

-- Je vousai parlé d'un aveu que peut-être je ne devrais pas vousfairedit-il enfin à Hélène.

Julesdevint fort pâle ; il ajouta avec peine et comme si larespiration lui manquait :

--Peut-être je vais voir disparaître ces sentiments dontl'espérance fait ma vie. Vous me croyez pauvre ; ce n'est pastout : je suis brigand et fils de brigand.

A cesmotsHélènefille d'un homme riche et qui avaittoutes les peurs de sa castesentit qu'elle allait se trouver mal ;elle craignit de tomber. "Quel chagrin ne sera-ce pas pour cepauvre Jules ! pensait-elle : il se croira méprisé."Il était à ses genoux. Pour ne pas tomberelles'appuya sur luietpeu aprèstomba dans ses brascommesans connaissance. Comme on voitau seizième siècleon aimait l'exactitude dans les histoires d'amour. C'est que l'espritne jugeait pas ces histoires-làl'imagination les sentaitetla passion du lecteur s'identifiait avec celle des héros. Lesdeux manuscrits que nous suivonset surtout celui qui présentequelques tournures de phrases particulières au dialecteflorentindonnent dans le plus grand détail l'histoire detous les rendez-vous qui suivirent celui-ci. Le péril ôtaitles remords à la jeune fille. Souvent les périls furentextrêmes ; mais ils ne firent qu'enflammer ces deux coeurs pourqui toutes les sensations provenant de leur amour étaient dubonheur. Plusieurs fois Fabio et son père furent sur le pointde les surprendre. Ils étaient furieuxse croyant bravés: le bruit public leur apprenait que Jules était l'amantd'Hélèneet cependant ils ne pouvaient rien voir.Fabiojeune homme impétueux et fier de sa naissanceproposait à son père de faire tuer Jules.

-- Tantqu'il sera dans ce mondelui disait-illes jours de ma soeurcourent les plus grands dangers. Qui nous dit qu'au premier momentnotre honneur ne nous obligera pas à tremper les mains dans lesang de cette obstinée ? Elle est arrivée à cepoint d'audacequ'elle ne nie plus son amour ; vous l'avez vue nerépondre à vos reproches que par un silence morne ; ehbien ! Ce silence est l'arrêt de mort de Jules Branciforte.

-- Songezquel a été son pèrerépondait leseigneur de Campireali. Assurément il ne nous est pasdifficile d'aller passer six mois à Romeetpendant cetempsce Branciforte disparaîtra. Mais qui nous dit que sonpère quiau milieu de tous ses crimesfut brave et généreuxgénéreux au point d'enrichir plusieurs de ses soldatset de rester pauvre lui-mêmequi nous dit que son pèren'a pas encore des amissoit dans la compagnie du duc de MonteMarianosoit dans la compagnie Colonnaqui occupe souvent les boisde la Faggiolaà une demi-lieue de chez nous ? En ce casnous sommes tous massacrés sans rémissionvousmoiet peut-être aussi votre malheureuse mère.

Cesentretiens du père et du filssouvent renouvelésn'étaient cachés qu'en partie à Victoire Carafamère d'Hélèneet la mettaient au désespoir.Le résultat des discussions entre Fabio et son père futqu'il était inconvenant pour leur honneur de souffrirpaisiblement la continuation des bruits qui régnaient dansAlbano. Puisqu'il n'était pas prudent de faire disparaîtrece jeune Branciforte quitous les joursparaissait plus insolentetde plusmaintenant revêtu d'habits magnifiquespoussaitla suffisance jusqu'à adresser la parole dans les lieuxpublicssoit à Fabiosoit au seigneur de Campirealilui-mêmeil y avait lieu de prendre l'un des deux partissuivantsou peut-être même tous les deux : il fallaitque la famille entière revînt habiter Romeil fallaitramener Hélène au couvent de la Visitation de Castrooù elle resterait jusqu'à ce que on lui eûttrouvé un parti convenable.

JamaisHélène n'avait avoué son amour à sa mère: la fille et la mère s'aimaient tendrementelles passaientleur vie ensembleet pourtant jamais un seul mot sur ce sujetquiles intéressait presque également toutes les deuxn'avait été prononcé. Pour la premièrefois le sujet presque unique de leurs pensées se trahit pardes paroleslorsque la mère fit entendre à sa fillequ'il était question de transporter à Romel'établissement de la familleet peut-être mêmede la renvoyer passer quelques années au couvent de Castro.

Cetteconversation était imprudente de la part de Victoire Carafaet ne peut être excusée que par la tendresse follequ'elle avait pour sa fille. Hélèneéperdued'amourvoulut prouver à son amant qu'elle n'avait pas hontede sa pauvreté et que sa confiance en son honneur étaitsans bornes. "Qui le croirait ? s'écrie l'auteurflorentinaprès tant de rendez-vous hardis et voisins d'unemort horribledonnés dans le jardin et même une fois oudeux dans sa propre chambreHélène était pure !Forte de sa vertuelle proposa à son amant de sortir dupalaisvers minuitpar le jardinet d'aller passer le reste de lanuit dans sa petite maison construite sur les ruines d'Albeàplus d'un quart de lieue de là. Ils se déguisèrenten moines de saint François. Hélène étaitd'une taille élancéeetainsi vêtuesemblaitun jeune frère novice de dix-huit ou vingt ans. Ce qui estincroyableet marque bien le doigt de Dieuc'est quedans l'étroitchemin taillé dans le rocet qui passe encore contre le murdu couvent des CapucinsJules et sa maîtressedéguisésen moinesrencontrèrent le seigneur de Campireali et son filsFabioquisuivis de quatre domestiques bien armésetprécédés d'un page portant une torche alluméerevenaient de Castel Gandolfobourg situé sur les bords dulac assez près de là. Pour laisser passer les deuxamantsles Campireali et leurs domestiques se placèrent àdroite et à gauche de ce chemin taillé dans le roc etqui peut avoir huit pieds de large. Combien n'eût-il pas étéplus heureux pour Hélène d'être reconnue en cemoment ! Elle eût été tuée d'un coup depistolet par son père ou son frèreet son supplicen'eût duré qu'un instant : mais le ciel en avait ordonnéautrement (superis aliter visum).

"Onajoute encore une circonstance sur cette singulière rencontreet que la signora de Campirealiparvenue à une extrêmevieillesse et presque centenaireracontait encore quelquefois àRome devant des personnages graves quibien vieux eux-mêmesme l'ont redite lorsque mon insatiable curiosité lesinterrogeait sur ce sujet-là et sur bien d'autres.

"Fabio de Campirealiqui était un jeune homme fier de soncourage et plein de hauteurremarquant que le moine le plus âgéne saluait ni son pèreni luien passant si prèsd'euxs'écria :

"Voilàun fripon de moine bien fier ! Dieu sait ce qu'il va faire hors ducouventlui et son compagnonà cette heure indue ! Je nesais ce qui me tient de lever leurs capuchons ; nous verrions leursmines."

"Aces motsJules saisit sa dague sous sa robe de moineet se plaçaentre Fabio et Hélène. En ce moment il n'étaitpas à plus d'un pied de distance de Fabio ; mais le ciel enordonna autrementet calma par un miracle la fureur de ces deuxjeunes gensqui bientôt devaient se voir de si près."

Dans leprocès que par la suite on intenta à Hélènede Campirealion voulut présenter cette promenade nocturnecomme une preuve de corruption. C'était le délire d'unjeune coeur enflammé d'un fol amourmais ce coeur étaitpur.



III

Il fautsavoir que les Orsiniéternels rivaux des Colonnaettout-puissants alors dans les villages les plus voisins de Romeavaient fait condamner à mortdepuis peupar les tribunauxdu gouvernementun riche cultivateur nommé Balthazar Bandininé à la Petrella. Il serait trop long de rapporter iciles diverses actions que l'on reprochait à Bandini: la plupartseraient des crimes aujourd'huimais ne pouvaient êtreconsidérées d'une façon aussi sévèreen 1559. Bandini était en prison dans un châteauappartenant aux Orsiniet situé dans la montagne du côtéde Valmontoneà six lieues d'Albano. Le barigel de Romesuivi de cent cinquante de ses sbirespassa une nuit sur la granderoute; il venait chercher Bandini pour le conduire à Rome dansles prisons de Tordinona; Bandini avait appelé à Romede la sentence qui le condamnait à mort. Maiscomme nousl'avons ditil était natif de la Petrellaforteresseappartenant aux Colonnala femme de Bandini vint dire publiquement àFabrice Colonnaqui se trouvait à la Petrella

--Laisserez-vous mourir un de vos fidèles serviteurs ?

Colonnarépondit:

-- A Dieune plaise que je m'écarte jamais du respect que je dois auxdécisions des tribunaux du pape mon seigneur!

Aussitôtses soldats reçurent des ordreset il fit donner avis de setenir prêts à tous ses partisans. Le rendez-vous étaitindiqué dans les environs de Valmontonepetite ville bâtieau sommet d'un rocher peu élevémais qui a courrempart un précipice continu et presque vertical de soixante àquatre-vingts pieds de haut. C'est dans cette ville appartenant aupape que les partisans des Orsini et les sbires du gouvernementavaient réussi à transporter Bandini. Parmi lespartisans les plus zélés du pouvoiron comptait leseigneur de Campireali et Fabioson filsd'ailleurs un peu parentsdes Orsini. De tout tempsaucontraireJules Branciforte et son pèreavaient été attachés aux Colonna.

Dans lescirconstances où il ne convenait pas aux Colonna d'agirouvertementils avaient recours à une précaution fortsimple: la plupart des riches paysans romainsalors commeaujourd'huifaisaient partie de quelque compagnie de pénitents.Les pénitents ne paraissent jamais en public que la têtecouverte d'un morceau de toile qui cache leur figures et se trouvepercé de deux trous vis-à-vis les yeux. Quand lesColonna ne voulaient pas avouer une entrepriseils invitaient leurspartisans à prendre leur habit de pénitent pour venirles joindre.

Aprèsde longs préparatifsla translation de Bandiniqui depuisquinze jours faisait la nouvelle du paysfut indiquée pour undimanche. Ce jour-làà deux heures du matinlegouverneur de Valmontone fit sonner le tocsin dans tous les villagesde la forêt de la Faggiola. On vit des paysans sortir en assezgrand nombre de chaque village. (Les moeurs des républiques dumoyen âgedu temps desquelles on se battait pour obtenir unecertaine chose que l'on désiraitavaient conservébeaucoup de bravoure dans le coeur des paysans; de nos jourspersonne ne bougerait.)

Ce jour-làon put remarquer une chose assez singulière: à mesureque la petite troupe de paysans armés sortie de chaque villages'enfonçait dans la forêtelle diminuait de moitié;les partisans des Colonna se dirigeaient vers le lieu du rendez-vousdésigné par Fabrice. Leurs chefs paraissaient persuadésqu'on ne se battrait pas ce jour-là: ils avaient eu ordre lematin de répandre ce bruit. Fabrice parcourait la forêtavec l'élite de ses partisansqu'il avait montés surles jeunes chevaux à demi sauvages de son haras. Il passaitune sorte de revue des divers détachements de paysans; mais ilne leur parlait pointtoute parole pouvant compromettre. Fabriceétait un grand homme maigred'une agilité et d'uneforce increvables: quoique à peine âgé dequarante-cinq ans ses cheveux et sa moustache étaient d'uneblancheur éclatantece qui le contrariait fort: à cesigne on pouvait le reconnaître en des lieux où il eûtmieux aimé passer incognito. A mesure que les paysans levoyaientils criaient: Vive Colonna! et mettaient leurscapuchons de toile. Le prince lui-même avait son capuchon surla poitrinede façon à pouvoir le passer dèsqu'on apercevrait l'ennemi.

Celui-cine se fit point attendre: le soleil se levait à peinelorsqu'un millier d'hommes à peu prèsappartenant auparti des Orsiniet venant du côté de Valmontonepénétrèrent dans la forêt et vinrentpasser à trois cents pas environ des partisans de FabriceColonnaque celui-ci avait fait mettre ventre à terre.Quelques minutes après que les derniers des Orsini formantcette avant-garde eurent défiléle prince mit seshommes en mouvement: il avait résolu d'attaquer l'escorte deBandini un quart d'heure après qu'elle serait entréedans le bois. En cet endroitla forêt est semée depetites roches hautes de quinze ou vingt pieds; ce sont des couléesde lave plus ou moins antiques sur lesquelles les châtaigniersviennent admirablement et interceptent presque entièrement lejour. Comme ces couléesplus ou moins attaquées par letempsrendent le sol fort inégalpour épargner àla grande route une foule de petites montées et descentesinutileson a creusé dans la laveet fort souvent la routeest à trois ou quatre pieds en contre-bas de la forêt.

Vers lelieu de l'attaque projetée par Fabricese trouvait uneclairière couverte d'herbes et traversée à l'unede ses extrémités par la grande route. Ensuite la routerentrait dans la forêtquien cet endroitremplie de ronceset d'arbustes entre les troncs des arbresétait tout àfait impénétrable. C'est à cent pas dans laforêt et sur les deux bords de la route que Fabrice plaçaitses fantassins. A un signe du princechaque paysan arrangea soncapuchonet prit poste avec son arquebuse derrière unchâtaignier; les soldats du prince se placèrent derrièreles arbres les plus voisins de la route. Les paysans avaient l'ordreprécis de ne tirer qu'après les soldats et ceux-ci nedevaient faire feu que lorsque l'ennemi serait à vingt pas.Fabrice fit couper à la hâte une vingtaine d'arbresquiprécipités avec leurs branches sur la routeassezétroite en ce lieu-là et en contre-bas de trois piedsl'interceptaient entièrement. Le capitaine Ranuceavec cinqcents hommessuivit l'avant-garde; il avait l'ordre de ne l'attaquerque lorsqu'il entendrait les premiers coups d'arquebuse qui seraienttirés de l'abatis qui interceptait la route. Lorsque FabriceColonna vit ses soldats et ses partisans bien placés chacunderrière son arbre et pleins de résolutionil partitau galop avec tous ceux des siens qui étaient montéset parmi lesquels on remarquait Jules Branciforte. Le prince prit unsentier à droite de la grande route et qui le conduisait àl'extrémité de la clairière la plus éloignéede la route.

Le princes'était à peine éloigné depuis quelquesminuteslorsqu'on vit venir de loinpar la route de Valmontoneunetroupe nombreuse d'hommes à chevalc'étaient lessbires et le barigelescortant Bandiniet tous les cavaliers desOrsini. Au milieu d'eux se trouvait Balthazar Bandinientouréde quatre bourreaux vêtus de rouge; ils avaient l'ordred'exécuter la sentence des premiers juges et de mettre Bandinià morts'ils voyaient les partisans des Colonna sur le pointde le délivrer.

Lacavalerie de Colonna arrivait à peine à l'extrémitéde la clairière ou prairie la plus éloignée dela routelorsqu'il entendit les premiers coups d'arquebuse del'embuscade par lui placée sur la grande route en avant del'abatis. Aussitôt il mit sa cavalerie au galopet dirigea sacharge sur les quatre bourreaux vêtus de rouge qui entouraientBandini.

Nous nesuivrons point le récit de cette petite affairequi ne durapas trois quarts d'heure; les partisans des Orsinisurpriss'enfuirent dans tous les sens; maisà l'avant-gardelebrave capitaine Ranuce fut tuéévénement quieut une influence funeste sur la destinée de Branciforte. Apeine celui-ci avait donné quelques coups de sabretoujoursen se rapprochant des hommes vêtus de rougequ'il se trouvavis-à-vis de Fabio Campireali.

Montésur un cheval bouillant d'ardeur et revêtu d'un giaccodoré (cotte de mailles)Fabio s'écriait:

-- Quelssont ces misérables masqués? Coupons leur masque d'uncoup de sabre; voyez la façon dont je m'y prends!

Presque aumême instantJules Branciforte reçut de lui un coup desabre horizontal sur le front. Ce coup avait été lancéavec tant d'adresseque la toile qui lui couvrait le visage tomba enmême temps qu'il se sentit les yeux aveuglés par le sangqui coulait de cette blessured'ailleurs fort peu grave. Juleséloigna son cheval pour avoir le temps de respirer et des'essuyer le visage. Il voulaità tout prixne point sebattre avec le frère d'Hélène; et son chevalétait déjà à quatre pas de Fabiolorsqu'il reçoit sur la poitrine un furieux coup de sabre quine pénétra pointgrâce à son giaccomais lui ôta la respiration pour un moment. Presque au mêmeinstantil s'entendit crier aux oreilles:

-- Ticonoscoporco! Canailleje te connais! C'est comme cela que tugagnes de l'argent pour remplacer tes haillons!

Julesvivement piquéoublia sa première résolution etrevint sur Fabio:

-- Edin mal punto tu venisti! (4) [4. Malheur à toitu arrivesdans un moment fatal!] s'écria-t-il.

A la suitede quelques coups de sabre précipitésle vêtementqui couvrait leur cotte de mailles tombait de toutes parts. La cottede mailles de Fabio était dorée et magnifiquecelle deJules des plus communes.

-- Dansquel égout as-tu ramassé ton giacco? lui criaFabio.

Au mêmemomentJules trouva l'occasion qu'il cherchait depuis unedemi-minute: la superbe cotte de mailles de Fabio ne serrait pasassez le couet Jules lui porta au couun peu découvertuncoup de pointe qui réussit. L'épée de Julesentra d'un demi-pied dans la gorge de Fabio et en fit jaillir unénorme jet de sang.

--Insolent ! s'écria Jules.

Et ilgalopa vers les hommes habillés de rougedont deux étaientencore à cheval à cent pas de lui. Comme il approchaitd'euxle troisième tomba; maisau moment où Julesarrivait tout près du quatrième bourreaucelui-cisevoyant environné de plus de dix cavaliersdéchargea unpistolet à bout portant sur le malheureux Balthazar Bandiniqui tomba.

-- Meschers seigneursnous n'avons plus que faire ici! s'écriaBrancifortesabrons ces coquins de sbires qui s'enfuient de toutesparts.

Tout lemonde le suivit.

Lorsqueune demi-heure aprèsJules revint auprès de FabriceColonnace seigneur lui adressa la parole pour la premièrefois de sa vie. Jules le trouva ivre de colère; il croyait levoir transporté de joieà cause de la victoirequiétait complète et due tout entière à sesbonnes dispositions; car les Orsini avaient près de troismille hommeset Fabriceà cette affairen'en avait pasréuni plus de quinze cents.

-- Nousavons perdu votre brave ami Ranuce! s'écria le prince enparlant à Julesje viens moi-même de toucher son corps;il est déjà froid. Le pauvre Balthazar Bandini estmortellement blessé. Ainsiau fond nous n'avons pas réussi.Mais l'ombre du brave capitaine Ranuce paraîtra bienaccompagnée devant Pluton. J'ai donné l'ordre que l'onpende aux branches des arbres tous ces coquins de prisonniers. N'ymanquez pasmessieurs! s'écria-t-il en haussant la voix.

Et ilrepartit au galop pour l'endroit où avait eu lieu le combatd'avant-garde. Jules commandait à peu près en second lacompagnie de Ranuceil suivit le princequiarrivé prèsdu cadavre de ce brave soldatqui gisait entouré de plus decinquante cadavres ennemisdescendit une seconde fois de cheval pourprendre la main de Ranuce. Jules l'imitail pleurait.

-- Tu esbien jeunedit le prince à Julesmais je te vois couvert desanget ton père fut un brave hommequi avait reçuplus de vingt blessures au service des Colonna. Prends lecommandement de ce qui reste de la compagnie de Ranuceet conduisson cadavre à notre église de la Petrella; songe que tuseras peut-être attaqué sur la route.

Jules nefut point attaquémais il tua d'un coup d'épéeun de ses soldatsqui lui disait qu'il était trop jeune pourcommander. Cette imprudence réussitparce que Jules étaitencore tout couvert du sang de Fabio. Tout le long de la routeiltrouvait les arbres chargés d'hommes que l'on pendait. Cespectacle hideuxjoint à la mort de Ranuce et surtout àcelle de Fabiole rendait presque fou Son seul espoir étaitqu'on ne saurait pas le nom du vainqueur de Fabio. Nous sautons lesdétails militaires. Trois jours après celui du combatil put revenir passer quelques heure à Albano; il racontait àses connaissances qu'une fièvre violente l'avait retenu dansRomeoù il avait été obligé de garder lelit toute la semaine.

Mais on letraitait partout avec un respect marqué; les gens les plusconsidérables de la ville le saluaient les premiers; quelquesimprudents allèrent même jusqu'à l'appelerseigneur capitaine. Il avait passé plusieurs fois devant lepalais Campirealiqu'il trouva entièrement ferméetcomme le nouveau capitaine était fort timide lorsqu'ils'agissait de faire certaines questionsce ne fut qu'au milieu de lajournée qu'il put prendre sur lui de dire à Scottivieillard qui l'avait toujours traité avec bonté:

-- Mais oùsont donc les Campireali? je vois leur palais fermé.

-- Monamirépondit Scotti avec une tristesse subitec'est làun nom que vous ne devez jamais prononcer. Vos amis sont bienconvaincus que c'est lui qui vous a cherchéet ils le dirontpartout; mais enfinil était le principal obstacle àvotre mariage; mais enfin sa mort laisse une soeur immensémentricheet qui vous aime. On peut même ajouteretl'indiscrétion devient vertu en ce momenton peut mêmeajouter qu'elle vous aime au point d'aller vous rendre visite la nuitdans votre petite maison d'Albe. Ainsi l'on peut diredans votreintérêtque vous étiez mari et femme avant lefatal combat des Ciampi (c'est le nom qu'on donnait dans lepays au combat que nous avons décrit.)

Levieillard s'interrompitparce qu'il s'aperçut que Julesfondait en larmes.

-- Montonsà l'aubergedit Jules.

Scotti lesuivit; on leur donna une chambre où ils s'enfermèrentà clefet Jules demanda au vieillard la permission de luiraconter tout ce qui s'était passé depuis huit jours.Ce long récit terminé:

-- Je voisbien à vos larmesdit le vieillardque rien n'a étéprémédité dans votre conduite; mais la mort deFabio n'en est pas moins un événement bien cruel pourvous. Il faut absolument qu'Hélène déclare àsa mère que vous êtes son époux depuis longtemps.

Jules nerépondit pasce que le vieillard attribua à unelouable discrétion. Absorbé dans une profonde rêverieJules se demandait si Hélèneirritée par lamort d'un frèrerendrait justice à sa délicatesse;il se repentit de ce qui s'était passé autrefois.Ensuiteà sa demandele vieillard lui parla franchement detout ce qui avait eu lieu dans Albano le jour du combat. Fabio ayantété tué sur les six heures et demie du matinàplus de six lieues d'Albanochose incroyable! dès neuf heureson avait commencé à parler de cette mort. Vers midi onavait vu le vieux Campirealifondant en larmes et soutenu par sesdomestiquesse rendre au couvent des Capucins. Peu aprèstrois de ces bons pèresmontés sur les meilleurschevaux de Campirealiet suivis de beaucoup de domestiquesavaientpris la route du village des Ciampiprès duquel lecombat avait eu lieu. Le vieux Campireali voulait absolument lessuivre; mais on l'en avait dissuadépar la raison que FabriceColonna était furieux (on ne savait trop pourquoi) et pourraitbien lui faire un mauvais parti s'il était fait prisonnier.

Le soirvers minuitla forêt de la Faggiola avait semblé enfeu: c'étaient tous les moines et tous les pauvres d'Albanoquiportant chacun un gros cierge alluméallaient àla rencontre du corps du jeune Fabio.

-- Je nevous cacherai pointcontinua le vieillard en baissant la voix commes'il eût craint d'être entenduque la route qui conduità Valmontone et aux Ciampi

-- Ehbien? dit Jules.

-- Ehbiencette route passe devant votre maisonet l'on dit que lorsquele cadavre de Fabio est arrivé à ce pointle sang ajailli d'une plaie horrible qu'il avait au cou.

-- Quellehorreur! s'écria Jules en se levant.

--Calmez-vousmon amidit le vieillardvous voyez bien qu'il fautque vous sachiez tout. Et maintenant je puis vous dire que votreprésence ici aujourd'huia semblé un peu prématurée.Si vous me faisiez l'honneur de me consulterj'ajouteraiscapitainequ'il n'est pas convenable que d'ici à un mois vousparaissiez dans Albano. Je n'ai pas besoin de vous avertir qu'il neserait point prudent de vous montrer à Rome. On ne sait pointencore quel parti le Saint-Père va prendre envers les Colonna;on pense qu'il ajoutera foi à la déclaration deFabricequi prétend n'avoir appris le combat des Ciampiquepar la voix publiquemais le gouverneur de Romequi est toutOrsinienrage et serait enchanté de faire pendre quelqu'undes braves soldats de Fabricece dont celui-ci ne pourrait seplaindre raisonnablementpuisqu'il jure n'avoir point assistéau combat. J'irai plus loinetquoique vous ne me le demandiez pasJe prendrai la liberté de vous donner un avis militaire: vousêtes aimé dans Albanoautrement vous n'y seriez pas ensûreté. Songez que vous vous promenez par la villedepuis plusieurs heuresque l'un des partisans des Orsini peut secroire bravéou tout au moins songer à la facilitéde gagner une belle récompense. Le vieux Campireali a répétémille fois qu'il donnera sa plus belle terre à qui vous auratué. Vous auriez dû faire descendre dans Albanoquelques-uns des soldats que vous avez dans votre maison...

-- Je n'aipoint de soldats dans ma maison.

-- En cecasvous êtes foucapitaine. Cette auberge a un jardinnousallons sortir par le jardinet nous échapper à traversles vignes. Je vous accompagnerai; je suis vieux et sans armes; maissi nous rencontrons des malintentionnésje leur parleraietje pourrai du moins vous faire gagner du temps.

Jules eutl'âme navrée. Oserons-nous dire quelle était safolie ? Dès qu'il avait appris que le palais Campireali étaitfermé et tous ses habitants partis pour Romeil avait forméle projet d'aller revoir ce jardin où si souvent il avait eudes entrevues avec Hélène. Il espérait mêmerevoir sa chambreoù il avait été reçuquand sa mère était absente. Il avait besoin de serassurer contre sa colèrepar la vue des lieux où ill'avait vue si tendre pour lui.

Branciforteet le généreux vieillard ne firent aucune mauvaiserencontre en suivant les petits sentiers qui traversent les vignes etmontent vers le lac.

Jules sefit raconter de nouveau les détails des obsèques dujeune Fabio. Le corps de ce brave jeune hommeescorté parbeaucoup de prêtresavait été conduit àRomeet enseveli dans la chapelle de sa familleau couvent deSaint-Onuphreau sommet du Janicule. On avait remarquécommeune circonstance fort singulièrequela veille de lacérémonieHélène avait étéreconduite par son père au couvent de la VisitationàCastro; ce qui avait confirmé le bruit public qui voulaitqu'elle fût mariée secrètement avec le soldatd'aventure qui avait eu le malheur de tuer son frère.

Quand ilfut près de sa maisonJules trouva le caporal de sa compagnieet quatre de ses soldats; ils lui dirent que jamais leur anciencapitaine ne sortait de la forêt sans avoir auprès delui quelques-uns de ses hommes. Le prince avait dit plusieurs foisque lorsqu'on voulait se faire tuer par imprudenceil fallaitauparavant donner sa démissionafin de ne pas lui jeter surles bras une mort à venger.

JulesBranciforte comprit la justesse de ces idéesauxquellesjusqu'ici il avait été parfaitement étranger. Ilavait cruainsi que les peuples enfantsque la guerre ne consistequ'à se battre avec courage. Il obéit sur-le-champ auxintentions du princeil ne se donna que le temps d'embrasser le sagevieillard qui avait eu la générosité del'accompagner jusqu'à sa maison.

Maispeude jours après Julesà demi fou de mélancolierevint voir le palais Campireali. A la nuit tombantelui et trois deses soldatsdéguisés en marchands napolitainspénétrèrent dans Albano. Il se présentaseul dans la maison de Scotti; il apprit qu'Hélèneétait toujours reléguée au couvent de Castro.Son pèrequi la croyait mariée à celui qu'ilappelait l'assassin de son filsavait juré de ne jamais larevoir. Il ne l'avait pas vue même en la ramenant au couvent.La tendresse de sa mère semblaitau contraireredoubleretsouvent elle quittait Rome pour aller passer un jour ou deux avec safille.



IV

" Sije ne me justifie pas auprès d'Hélènese ditJules en regagnantpendant la nuitle quartier que sa compagnieoccupait dans la forêtelle finira par me croire un assassin.Dieu sait les histoires qu'on lui aura faites sur ce fatal combat! "

Il allaprendre les ordres du prince dans son château fort de laPetrellaet lui demanda la permission d'aller à Castro.Fabrice Colonna fronça le sourcil:

--L'affaire du petit combat n'est point encore arrangée avec SaSainteté. Vous devez savoir que j'ai déclaré lavéritéc'est-à-dire que j'étais restéparfaitement étranger à cette rencontredont jen'avais même su la nouvelle que le lendemainicidans monchâteau de la Petrella. J'ai tout lieu de croire que SaSainteté finira par ajouter foi à ce récitsincère. Mais les Orsini sont puissantsmais tout le mondedit que vous vous êtes distingué dans cette échauffouréeLes Orsini vont jusqu'à prétendre que plusieursprisonniers ont été pendus aux branches des arbres.Vous savez combien ce récit est faux; mais on peut prévoirdes représailles.

Le profondétonnement qui éclatait dans les regards naïfs dujeune capitaine amusait le princetoutefois il jugeaà lavue de tant d'innocencequ'il était utile de parler plusclairement.

-- Je voisen vouscontinua-t-ilcette bravoure complète qui a faitconnaître dans toute l'Italie le nom de Branciforte.J'espèreque vous aurez pour ma maison cette fidélité qui merendait votre père si cheret que j'ai voulu récompenseren vous. Voici le mot d'ordre de ma compagnie:

Ne direjamais la vérité sur rien de ce qui a rapport àmoi ou à mes soldats. Sidans le moment où vous êtesobligé de parlervous ne voyez l'utilité d'aucunmensongedites faux à tout hasardet gardez-vous comme depéché mortel de dire la moindre vérité.Vous comprenez queréunie à d'autres renseignementselle peut mettre sur la voie de mes projets. Je saisdu restequevous avez une amourette dans le couvent de la VisitationàCastro; vous pouvez aller perdre quinze jours dans cette petitevilleoù les Orsini ne manquent pas d'avoir des amis et mêmedes agents. Passez chez mon majordomequi vous remettra deux centssequins. L'amitié que j'avais pour votre pèreajoutale prince en riantme donne l'envie de vous donner quelquesdirections sur la façon de mener à bien cetteentreprise amoureuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serezdéguisés en marchands; vous ne manquerez pas de vousfâcher contre un de vos compagnonsqui fera profession d'êtretoujours ivreet qui se fera beaucoup d'amis en payant du vin àtous les désoeuvrés de Castro. Du resteajouta leprince en changeant de tonsi vous êtes pris par les Orsini etmis à mortn'avouez jamais votre nom véritableetencore moins que vous m'appartenez. Je n'ai pas besoin de vousrecommander de faire le tour de toutes les petites villeset d'yentrer toujours par la porte opposée au côté d'oùvous venez.

Jules futattendri par ces conseils paternelsvenant d'un homme ordinairementsi grave. D'abord le prince sourit des larmes qu'il voyait roulerdans les yeux du jeune homme; puis sa voix à lui-mêmes'altéra. Il tira une des nombreuses bagues qu'il portait auxdoigts; en la recevantJules baisa cette main célèbrepar tant de hauts faits.

-- Jamaismon père ne m'en eût tant dit! s'écria le jeunehomme enthousiasmé.

Lesurlendemainun peu avant le point du jouril entrait dans les mursde la petite ville de Castrocinq soldats le suivaientdéguisésainsi que lui: deux firent bande à partet semblaient neconnaître ni lui ni les trois autres. Avant même d'entrerdans la villeJules aperçut le couvent de la Visitationvaste bâtiment entouré de noires murailleset assezsemblable à une forteresse. Il courut à l'église;elle était splendide. Les religieusestoutes nobles et laplupart appartenant à des familles richesluttaientd'amour-propreentre ellesà qui enrichirait cette égliseseule partie du couvent qui fût exposée aux regards dupublic. Il était passé en usage que celle de ces damesque le pape nommait abbessesur une liste de trois noms présentéepar le cardinal protecteur de l'ordre de la Visitationfît uneoffrande considérabledestinée à éterniserson nom. Celle dont l'offrande était inférieure aucadeau de l'abbesse qui l'avait précédée étaitmépriséeainsi que sa famille.

Juless'avança en tremblant dans cet édifice magnifiqueresplendissant de marbres et de dorures. A la véritéil ne songeait guère aux marbres et aux dorures; il luisemblait être sous les yeux d'Hélène. Le grandautellui dit-onavait coûté plus de huit cent millefrancs; mais ses regardsdédaignant les richesses du grandautelse dirigeaient sur une grille doréehaute de prèsde quarante piedset divisée en trois parties par deuxpilastres en marbre. Cette grilleà laquelle sa masse énormedonnait quelque chose de terribles'élevait derrièrele grand autelet séparait le choeur des religieuses del'église ouverte à tous les fidèles.

Jules sedisait que derrière cette grille dorée se trouvaientdurant les officesles religieuses et les pensionnaires. Dans cetteéglise intérieure pouvait se rendre à touteheure du jour une religieuse ou une pensionnaire qui avait besoin deprier; c'est sur cette circonstance connue de tout le mondequ'étaient fondées les espérances du pauvreamant.

Il estvrai qu'un immense voile noir garnissait le côtéintérieur de la grille;mais ce voilepensa Julesne doitguère intercepter la vue des pensionnaires regardant dansl'église du publicpuisque moiqui ne puis approcher qu'àune certaine distancej'aperçois fort bienà traversle voileles fenêtres qui éclairent le choeuret queje puis distinguer jusqu'aux moindres détails de leurarchitecture. Chaque barreau de cette grille magnifiquement doréeportait une forte pointe dirigée contre les assistants.

Juleschoisit une place très apparente vis-à-vis la partiegauche de la grilledans le lieu le plus éclairé; làil passait sa vie à entendre des messes. Comme il ne se voyaitentouré que de paysansil espérait êtreremarquémême à travers le voile noir quigarnissait l'intérieur de la grille. Pour la premièrefois de sa viece jeune homme simple cherchait l'effet; sa miseétait recherchée; il faisait de nombreuses aumônesen entrant dans l'église et en sortant. Ses gens et luientouraient de prévenances tous les ouvriers et petitsfournisseurs qui avaient quelques relations avec le couvent. Ce nefut toutefois que le troisième jour qu'enfin il eut l'espoirde faire parvenir une lettre à Hélène. Par sesordresl'on suivait exactement les deux soeurs converses chargéesd'acheter une partie des approvisionnements du couvent; l'une d'ellesavait des relations avec un petit marchand. Un des soldats de Julesqui avait été moinegagna l'amitié du marchandet lui promit un sequin pour chaque lettre qui serait remise àla pensionnaire Hélène de Campireali.

-- Quoi!dit le marchand à la première ouverture qu'on lui fitsur cette affaireune lettre à la femme du brigand !

Ce nométait déjà établi dans Castroet il n'yavait pas quinze jours qu'Hélène y étaitarrivée: tant ce qui donne prise à l'imagination courtrapidement chez ce peuple passionné pour tous les détailsexacts!

Le petitmarchand ajouta:

-- Aumoinscelle-ci est mariée! Mais combien de nos dames n'ontpas cette excuseet reçoivent du dehors bien autre chose quedes lettres.

Dans cettepremière lettreJules racontait avec des détailsinfinis tout ce qui s'était passé dans la journéefatale marquée par la mort de Fabio: " Me haïssez-vous?" disait-il en terminant.

Hélènerépondit par une ligne quesans haïr personneelleallait employer tout le reste de sa vie à tâcherd'oublier celui par qui son frère avait péri.

Jules sehâta de répondre; après quelques invectivescontre la destinéegenre d'esprit imité de Platon etalors à la mode:

" Tuveux donccontinuait-ilmettre en oubli la parole de Dieu ànous transmise dans les saintes Écritures? Dieu dit: La femmequittera sa famille et ses parents pour suivre son époux.Oserais-tu prétendre que tu n'es pas ma femme? Rappelle-toi lanuit de la Saint-Pierre. Comme l'aube paraissait déjàderrière le Monte Cavitu te jetas à mes genoux; jevoulus bien t'accorder grâce; tu étais à moisije l'eusse voulu; tu ne pouvais résister à l'amourqu'alors tu avais pour moi. Tout à coup il me sembla quecomme je t'avais dit plusieurs fois que je t'avais fait depuislongtemps le sacrifice de ma vie et de tout ce que je pouvais avoirde plus cher au mondetu pouvais me répondrequoique tu nele fisses jamaisque tous ces sacrificesne se marquant par aucunacte extérieurpouvaient bien n'être qu'imaginaires.Une idéecruelle pour moimais juste au fondm'illumina. Jepensai que ce n'était pas pour rien que le hasard meprésentait l'occasion de sacrifier à ton intérêtla plus grande félicité que j'eusse jamais pu rêver.Tu étais déjà dans mes bras et sans défensesouviens-t'en; ta bouche même n'osait refuser. A ce momentl'Ave Maria du matin sonna au couvent du Monte Cavietparun hasard miraculeuxce son parvint jusqu'à nous. Tu me dis:Fais ce sacrifice à la sainte Madonecette mère detoute pureté. J'avais déjà depuis uninstantl'idée de ce sacrifice suprême1e seul réelque j'eusse jamais eu l'occasion de te faire. Je trouvai singulierque la même idée te fût apparue. Le son lointainde cet Ave Maria me touchaje l'avoue; je t'accordai tademande. Le sacrifice ne fut pas en entier pour toi; je crus mettrenotre union future sous la protection de la Madone. Alors je pensaisque les obstacles viendraient non de toiperfidemais de ta richeet noble famille. S'il n'y avait pas eu quelque interventionsurnaturellecomment cet Angelus fût-il parvenu de siloin jusqu'à nouspar-dessus les sommets des arbres d'unemoitié de la forêtagités en ce moment par labrise du matin ? Alorstu t'en souvienstu te mis à mesgenoux; je me levaije sortis de mon sein la croix que j'y porteettu juras sur cette croixqui est là devant moiet sur tadamnation éternellequ'en quelque lieu que tu pusses jamaiste trouverque quelque événement qui pût jamaisarriveraussitôt que je t'en donnerais l'ordretu teremettrais à ma disposition entièrecomme tu y étaisà l'instant où l'Ave Maria du Monte Cavi vint desi loin frapper ton oreille. Ensuite nous dîmes dévotementdeux Ave et deux Pater. Eh bien! par l'amour qu'alorstu avais pour moietsi tu l'as oubliécomme je le crainspar ta damnation éternelleje t'ordonne de me recevoir cettenuitdans ta chambre ou dans le jardin de cc couvent de laVisitation. "

L'auteuritalien rapporte curieusement beaucoup de longues lettres écritespar Jules Branciforte après celle-ci; mais il donne seulementdes extraits des réponses d'Hélène deCampireali. Après deux cent soixante-dix-huit ans écoulésnous sommes si loin des sentiments d'amour et de religion quiremplissent ces lettresque j'ai craint qu'elles ne fissentlongueur.

Il paraîtpar ces lettres qu'Hélène obéit enfin àl'ordre contenu dans celle que nous venons de traduire enl'abrégeant. Jules trouva le moyen de s'introduire dans lecouvent; on pourrait conclure d'un mot qu'il se déguisa enfemme. Hélène le reçutmais seulement àla grille d'une fenêtre du rez-de-chaussée donnant surle jardin. A son inexprimable douleurJules trouva que cette jeunefillesi tendre et même si passionnée autrefoisétaitdevenue comme une étrangère pour lui; elle le traitapresque avec politesse. En l'admettant dans le jardinelleavait cédé presque uniquement à la religion duserment. L'entrevue fut courte: après quelques instantslafierté de Julespeut-être un peu excitée par lesévénements qui avaient eu lieu depuis quinze joursparvint à l'emporter sur sa douleur profonde.

-- Je nevois plus devant moidit-il à part soique le tombeau decette Hélène quidans Albanosemblait s'êtredonnée à moi pour la vie.

Aussitôtla grande affaire de Jules fut de cacher les larmes dont lestournures polies qu'Hélène prenait pour lui adresser laparole inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et dejustifier un changement si natureldisait-elleaprès la mortd'un frèreJules lui dit en parlant fort lentement:

-- Vousn'accomplissez pas votre sermentvous ne me recevez pas dans unjardinvous n'êtes point à genoux devant moicommevous l'étiez une demi-minute après que nous eûmesentendu l'Ave Maria du Monte Cavi. Oubliez votre serment sivous pouvez; quant à moije n'oublie rien; Dieu vous assiste!

En disantces motsil quitta la fenêtre grillée auprès delaquelle il eût pu rester encore près d'une heure. Quilui eût dit un instant auparavant qu'il abrégeraitvolontairement cette entrevue tant désirée! Cesacrifice déchirait son âme; mais il pensa qu'ilpourrait bien mériter le mépris même d'Hélènes'il répondait à ses petitesses autrement qu'en lalivrant à ses remords.

Avantl'aubeil sortit du couvent. Aussitôt il monta à chevalen donnant l'ordre à ses soldats de l'attendre à Castroune semaine entièrepuis de rentrer à la forêt;il était ivre de désespoir. D'abord il marcha versRome.

-- Quoi!je m'éloigne d'elle! se disait-il à chaque pas; quoinous sommes devenus étrangers l'un à l'autre ! O Fabio!combien tu es vengé!

La vue deshommes qu'il rencontrait sur la route augmentait sa colère; ilpoussa son cheval à travers champset dirigea sa course versla plage déserte et inculte qui règne le long de lamer. Quand il ne fut plus troublé par la rencontre de cespaysans tranquilles dont il enviait le sortil respira: la vue de celieu sauvage était d'accord avec son désespoir etdiminuait sa colère; alors il put se livrer à lacontemplation de sa triste destinée.

-- A monâgese dit-ilj'ai une ressource: aimer une autre femme!

A cettetriste penséeil sentit redoubler son désespoir; ilvit trop bien qu'il n'y avait pour lui qu'une femme au monde. Il sefigurait le supplice qu'il souffrirait en osant prononcer le motd'amour devant une autre qu'Hélène: cette idéele déchirait.

Il futpris d'un accès de rire amer.

-- Mevoici exactementpensa-t-ilcomme ces héros de l'Arioste quivoyagent seuls parmi des pays désertslorsqu'ils ont àoublier qu'ils viennent de trouver leur perfide maîtresse dansles bras d'un autre chevalier... Elle n'est pourtant pas si coupablese dit-il en fondant en larmes après cet accès de rirefou; son infidélité ne va pas jusqu'à en aimerun autre. Cette âme vive et pure s'est laissée égarerpar les récits atroces qu'on lui a faits de moi; sans doute onm'a représenté à ses yeux comme ne prenant lesarmes pour cette fatale expédition que dans l'espoir secret detrouver l'occasion de tuer son frère. On sera allé plusloin: on m'aura prêté ce calcul sordidequ'une fois sonfrère mortelle devenait seule héritière debiens immenses... Et moij'ai eu la sottise de la laisser pendantquinze jours entiers en proie aux séductions de mes ennemis!Il faut convenir que si je suis bien malheureuxle ciel m'a faitaussi bien dépourvu de sens pour diriger ma vie! Je suis unêtre bien misérablebien méprisable! ma vie n'aservi à personneet moins à moi qu'à toutautre.

A cemomentle jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en cesiècle-là: son cheval marchait sur l'extrême borddu rivageet quelquefois avait les pieds mouillés par l'onde;il eut l'idée de le pousser dans la mer et de terminer ainsile sort affreux auquel il était en proie. Que ferait-ildésormaisaprès que le seul être au monde quilui eût jamais fait sentir l'existence du bonheur venait del'abandonner ? Puis tout à coup une idée l'arrêta.

-- Quesont les peines que j'endurese dit-ilcomparées àcelles que je souffrirai dans un momentune fois cette misérablevie terminée ? Hélène ne sera plus pour moisimplement indifférente comme elle l'est en réalité;je la verrai dans les bras d'un rivalet ce rival sera quelque jeuneseigneur romainriche et considéré; carpourdéchirer mon âmeles démons chercheront lesimages les plus cruellescomme c'est leur devoir. Ainsi je nepourrai trouver l'oubli d'Hélènemême dans mamort; bien plusma passion pour elle redoubleraparce que c'est leplus sûr moyen que pourra trouver la puissance éternellepour me punir de l'affreux péché que j'aurai commis.

Pourachever de chasser la tentation Jules se mit à réciterdévotement des Ave Maria. C'était en entendantsonner l'Ave Maria du matinprière consacrée àla Madonequ'il avait été séduit autrefoisetentraîné à une action généreusequ'il regardait maintenant comme la plus grande faute de sa vie.Maispar respectil n'osait aller plus loin et exprimer toutel'idée qui s'était emparée de son esprit.

-- Siparl'inspiration de la Madoneje suis tombé dans une fataleerreurne doit-elle paspar effet de sa justice infiniefairenaître quelque circonstance qui me rende le bonheur?

Cette idéede la justice de la Madone chassa peu à peu le désespoir.I1 leva la tête et vit en face de luiderrière Albanoet la forêtce Monte Cavi couvert de sa sombre verdureet lesaint couvent dont l'Ave Maria du matin l'avait conduit àce qu'il appelait maintenant son infâme duperie. L'aspectimprévu de ce saint lieu le consola.

-- Nons'écria-t-ilil est impossible que la Madone m'abandonne. SiHélène avait été ma femmecomme sonamour le permettait et comme le voulait ma dignité d'hommelerécit de la mort de son frère aurait trouvé dansson âme le souvenir du lien qui l'attachait à moi. Ellese fût dit qu'ellem'appartenait longtemps avant le hasard fatalquisur un champ de bataillem'a placé vis-à-vis deFabio. Il avait deux ans de plus que moi; il était plus expertdans les armesplus hardi de toutes façonsplus fort. Milleraisons fussent venues prouver à ma femme que ce n'étaitpoint moi qui avais cherché ce combat. Elle se fûtrappelé que je n'avais jamais éprouvé le moindresentiment de haine contre son frèremême lorsqu'il tirasur elle un coup d'arquebuse. Je me souviens qu'à notrepremier rendez-vous après mon retour de Romeje lui disais:Que veux-tu l'honneur le voulait; je ne puis blâmer un frère!

Rendu àl'espérance par sa dévotion à la MadoneJulespoussa son chevalet en quelques heures arriva au cantonnement de sacompagnie. Il la trouva prenant les armes: on se portait sur la routede Naples à Rome par le mont Cassin. Le jeune capitainechangea de chevalet marcha avec ses soldats. On ne se battit pointce jour-là. Jules ne demanda point pourquoi l'on avait marchépeu lui importait. Au moment où il se vit à la têtede ses soldatsune nouvelle vue de sa destinée lui apparut.

-- Je suistout simplement un sotse dit-ilj'ai eu tort de quitter Castro;Hélène est probablement moins coupable que ma colèrene se l'est figuré. Nonelle ne peut avoir cessé dem'appartenircette âme si naïve et si puredont j'ai vunaître les premières sensations d'amour! Elle étaitpénétrée pour moi d'une passion si sincère!Ne m'a-t-elle pas offert plus de dix fois de s'enfuir avec moisipauvreet d'aller nous faire marier par un moine du Monte Cavi? ACastroj'aurais dûavant toutobtenir un second rendez-vouset lui parler raison. Vraiment la passion me donne des distractionsd'enfant! Dieu! que n'ai-je un ami pour implorer un conseil! La mêmedémarche à faire me paraît exécrable etexcellente à deux minutes de distance!

Le soir decette journéecomme l'on quittait la grande route pourrentrer dans la forêtJules s'approcha du princeet luidemanda s'il pouvait rester encore quelques jours où ilsavait.

-- Va-t'enà tous les diables! lui cria Fabricecrois-tu que ce soit lemoment de m'occuper d'enfantillages?

Une heureaprèsJules repartit pour Castro. Il y retrouva ses gens;mais il ne savait comment écrire à Hélèneaprès la façon hautaine dont il l'avait quittée.Sa première lettre ne contenait que ces mots: "Voudrait-on me recevoir la nuit prochaine " On peut venirfut aussi toute la réponse.

Aprèsle départ de JulesHélène s'était crue àjamais abandonnée. Alors elle avait senti toute la portéedu raisonnement de ce pauvre jeune homme si malheureux: elle étaitsa femme avant qu'il n'eût eu le malheur de rencontrer sonfrère sur un champ de bataille.

CettefoisJules ne fut point accueilli avec ces tournures polies qui luiavaient semblé si cruelles lors de la premièreentrevue. Hélène ne parut à la véritéque retranchée derrière sa fenêtre grillée;mais elle était tremblanteetcomme le ton de Jules étaitfort réservé et que ses tournures de phrases (5) [5. EnItaliela façon d'adresser la parole par tupar voou par lei marque le degré d'intimité. Le tureste du latina moins de portée que parmi nous.] étaientpresque celles qu'il eût employées avec une étrangèrece fut le tour d'Hélène de sentir tout ce qu'il y a decruel dans le ton presque officiel lorsqu'il succède àla plus douce intimité. Julesqui redoutait surtout d'avoirl'âme déchirée par quelque mot froid s'élançantdu coeur d'Hélèneayant pris le ton d'un avocat pourprouver qu'Hélène était sa femme bien avant lefatal combat des Ciampi. Hélène le laissait parlerparce qu'elle craignait d'être gagnée par les larmessielle lui répondait autrement que par des mots brefs. A la finse voyant sur le point de se trahirelle engagea son ami àrevenir le lendemain. Cette nuit-làveille d'une grande fêteles matines se chantaient de bonne heureet leur intelligencepouvait être découverte. Julesqui raisonnait comme unamoureuxsortit du jardin profondément pensif; il ne pouvaitfixer ses incertitudes sur le point de savoir s'il avait étébien ou mal reçu; etcomme les idées militairesinspirées par les conversations avec ses camaradescommençaient à germer dans sa tête:

-- Unjourse dit-ilil faudra peut-être en venir à enleverHélène.

Et il semit à examiner les moyens de pénétrer de viveforce dans ce jardin. Comme le couvent était fort riche etfort bon à rançonneril avait à sa solde ungrand nombre de domestiques la plupart anciens soldats; on les avaitlogés dans une sorte de caserne dont les fenêtresgrillées donnaient sur le passage étroit quide laporte extérieure du couventpercée au milieu d un murnoir de plus de quatre-vingts pieds de hautconduisait à laporte intérieure gardée par la soeur tourière. Agauche de ce passage étroit s'élevait la caserneàdroite le mur du jardin haut de trente pieds. La façade ducouventsur la placeétait un mur grossier noirci par letempset n'offrait d'ouvertures que la porte extérieure etune seule petite fenêtre par laquelle les soldats voyaient lesdehors. On peut juger de l'air sombre qu'avait ce grand mur noirpercé uniquement d'une porte renforcée par de largesbandes de tôle attachées par d'énormes clousetd'une seule petite fenêtre de quatre pieds de hauteur surdix-huit pouces de large.

Nous nesuivrons point l'auteur original dans le long récit desentrevues successives que Jules obtint d'Hélène. Le tonque les deux amants avaient ensemble était redevenuparfaitement intimecomme autrefois dans le jardin d'Albano;seulement Hélène n'avait jamais voulu consentir àdescendre dans le jardin. Une nuitJules la trouva profondémentpensive: sa mère était arrivée de Rome pour lavoiret venait s'établir pour quelques jours dans le couvent.Cette mère était si tendreelle avait toujours eu desménagements si délicats pour les affections qu'ellesupposait à sa filleque celle-ci sentait un remords profondd'être obligée de la tromper; carenfinoserait-ellejamais lui dire qu'elle recevait l'homme qui l'avait privée deson fils ? Hélène finit par avouer franchement àJules quesi cette mère si bonne pour elle l'interrogeaitd'une certaine façonjamais elle n'aurait la force de luirépondre par des mensonges. Jules sentit tout le danger de saposition; son sort dépendait du hasard qui pouvait dicter unmot à la signora de Campireali. La nuit suivante il parlaainsi d'un air résolu :

-- Demainje viendrai de meilleure heureje détacherai une des barresde cette grillevous descendrez dans le jardinje vous conduiraidans une église de la villeoù un prêtre àmoi dévoué nous mariera. Avant qu'il ne soit jourvousserez de nouveau dans ce jardin. Une fois ma femmeje n'aurai plusde crainteetsi votre mère l'exige comme une expiation del'affreux malheur que nous déplorons tous égalementjeconsentirai à toutfût-ce même à passerplusieurs mois sans vous voir.

CommeHélène paraissait consternée de cettepropositionJules ajouta:

-- Leprince me rappelle auprès de lui; l'honneur et toutes sortesde raisons m'obligent à partir. Ma proposition est la seulequi puisse assurer notre avenir; si vous n'y consentez passéparons-nous pour toujoursicidans ce moment. Je partiraiavec le remords de mon imprudence. J'ai cru à votre paroled'honneurvous êtes infidèle au serment le plussacréet j'espère qu'à la longue le justemépris inspiré par votre légèretépourra me guérir de cet amour qui depuis trop longtemps faitle malheur de ma vie.

Hélènefondit en larmes:

-- GrandDieu! s'écriait-elle en pleurantquelle horreur pour ma mère!

Elleconsentit enfin à la proposition qui lui était faite.

-- Maisajouta-t-elleon peut nous découvrir à l'aller ou auretour; songez au scandale qui aurait lieupensez àl'affreuse position où se trouverait ma mère; attendonsson départqui aura lieu dans quelques jours.

-- Vousêtes parvenue à me faire douter de la chose qui étaitpour moi la plus sainte et la plus sacrée: ma confiance dansvotre parole. Demain soir nous serons mariésou bien nousnous voyons en ce moment pour la dernière foisde ce côté-cidu tombeau.

La pauvreHélène ne put répondre que par des larmes; elleétait surtout déchirée par le ton décidéet cruel que prenait Jules. Avait-elle donc réellement méritéson mépris? C'était donc là cet amant autrefoissi docile et si tendre! Enfin elle consentit à ce qui luiétait ordonné. Jules s'éloigna. De ce momentHélène attendit la nuit suivante dans les alternativesde l'anxiété la plus déchirante. Si elle se fûtpréparée à une mort certainesa douleur eûtété moins poignante; elle eût pu trouver quelquecourage dans l'idée de l'amour de Jules et de la tendreaffection de sa mère. Le reste de cette nuit se passa dans leschangements de résolution les plus cruels. Il y avait desmoments où elle voulait tout dire à sa mère. Lelendemainelle était tellement pâlelorsqu'elle parutdevant elleque celle-cioubliant toutes ses sages résolutionsse jeta dans les bras de sa fille en s'écriant:

-- Que sepasse-t-il? grand Dieu! Dis-moi ce que tu as faitou ce que tu essur le point de faire? Si tu prenais un poignard et me l'enfonçaisdans le coeurtu me ferais moins souffrir que par ce silence cruelque je te vois garder avec moi.

L'extrêmetendresse de sa mère était si évidente aux yeuxd'Hélèneelle voyait si clairement qu'au lieud'exagérer ses sentimentselle cherchait à en modérerl'expressionqu'enfin l'attendrissement la gagna; elle tomba àses genoux. Comme sa mèrecherchant quel pouvait êtrele secret fatalvenait de s'écrier qu'Hélènefuirait sa présenceHélène répondit quele lendemain et tous les jours suivantselle passerait sa vie auprèsd'ellemais qu'elle la conjurait de ne pas lui en demanderdavantage.

Ce motindiscret fut bientôt suivi d'un aveu complet. La signora deCampireali eut horreur de savoir si près d'elle le meurtrierde son fils. Mais cette douleur fut suivie d'un élan de joiebien vive et bien pure. Qui pourrait se figurer son ravissementlorsqu'elle apprit que sa fille n'avait jamais manqué àses devoirs?

Aussitôttous les desseins de cette mère prudente changèrent dutout au tout; elle se crut permis d'avoir recours à la ruseenvers un homme qui n'était rien pour elle. Le coeur d'Hélèneétait déchiré par les mouvements de passion lesplus cruels: la sincérité de ses aveux fut aussi grandeque possible; cette âme bourrelée avait besoind'épanchement. La signora de Campirealiquidepuis uninstantse croyait tout permisinventa une suite de raisonnementstrop longs à rapporter ici. Elle prouva sans peine à samalheureuse fille qu'au lieu d'un mariage clandestinqui faittoujours tache dans la vie d'une femmeelle obtiendrait un mariagepublic et parfaitement honorablesi elle voulait différerseulement de huit jours l'acte d'obéissance qu'elle devait àun amant si généreux.

Ellelasignora de Campirealiallait partir pour Rome; elle exposerait àson mari quebien longtemps avant le fatal combat des CiampiHélèneavait été mariée à Jules. La cérémonieavait été accomplie la nuit même oùdéguisée sous un habit religieuxelle avait rencontréson père et son frère sur les bords du lacdans lechemin taillé dans le roc qui suit les murs du couvent desCapucins. La mère se garda bien de quitter sa fille de toutecette journéeet enfinsur le soirHélèneécrivit à son amant une lettre naïve etselonnousbien touchantedans laquelle elle lui racontait les combatsqui avaient déchiré son coeur. Elle finissait par luidemander à genoux un délai de huit jours: " Ent'écrivantajoutait-ellecette lettre qu'un messager de mamère attendil me semble que j'ai eu le plus grand tort delui tout dire. Je crois te voir irritétes yeux me regardentavec haine; mon coeur est déchiré des remords les pluscruels. Tu diras que j'ai un caractère bien faiblebienpusillanimebien méprisable; je te l'avouemon cher ange.Mais figure-toi ce spectacle: ma mèrefondant en larmesétait presque à mes genoux. Alors il a étéimpossible pour moi de ne pas lui dire qu'une certaine raisonm'empêchait de consentir à sa demandeetune fois queje suis tombée dans la faiblesse de prononcer cette paroleimprudenteje ne sais cc qui s'est passé en moimais ilm'est devenu comme impossible de ne pas raconter tout ce qui s'étaitpassé entre nous. Autant que je puis me le rappeleril mesemble que mon âmedénuée de toute forceavaitbesoin d'un conseil. J'espérais le rencontrer dans les parolesd'une mère J'ai trop oubliémon amique cette mèresi chérie avait un intérêt contraire au tien.J'ai oublié mon premier devoirsqui est de t'obéiretapparemment que je ne suis pas capable de sentir l'amour véritableque l'on dit supérieur à toutes les épreuves.Méprise-moimon Jules; maisau nom de Dieune cesse pas dem'aimer. Enlève-moi si tu veuxmais rends-moi cette justicequesi ma mère ne se fût pas trouvée présenteau couventles dangers les plus horriblesla honte mêmerienau monde n'aurait pu m'empêcher d'obéir à tesordres. Mais cette mère est si bonne! Elle a tant de génie!elle est si généreuse! Rappelle-toi ce que je t'airaconté dans le temps; lors de la visite que mon pèrefit dans ma chambreelle sauva tes lettres que je n'avais plus aucunmoyen de cacher: puisle péril passéelle me lesrendit sans vouloir les lire et sans ajouter un seul mot de reproche!Eh bientoute ma vie elle a été pour moi comme ellefut en ce moment suprême. Tu vois si je devrais l'aimeretpourtanten t'écrivant (chose horrible à dire)il mesemble que je la hais. Elle a déclaré qu'à causede la chaleur elle voulait passer la nuit sous une tente dans lejardin; j'entends les coups de marteauon dresse cette tente en cemoment; impossible de nous voir cette nuit. Je crains même quele dortoir des pensionnaires ne soit fermé à clefainsi que les deux portes de l'escalier tournantchose que l'on nefait jamais. Ces précautions me mettraient dansl'impossibilité de descendre au jardinquand même jecroirais une telle démarche utile pour conjurer ta colère.Ah! comme je me livrerais à toi dans ce momentsi j'en avaisles moyens! comme je courrais à cette église oùl'on doit nous marier! "

Cettelettre finit par deux pages de phrases folleset dans lesquellesj'ai remarqué des raisonnements passionnés qui semblentimités de la philosophie de Platon. J'ai suppriméplusieurs élégances de ce genre dans la lettre que jeviens de traduire.

JulesBranciforte fut bien étonné en la recevant une heureenviron avant l'Ave Maria du soir; il venait justement determiner les arrangements avec le prêtre. Il fut transportéde colère.

-- Ellen'a pas besoin de me conseiller de l'enlevercette créaturefaible et pusillanime!

Et ilpartit aussitôt pour la forêt de la Faggiola.

Voiciquelle étaitde son côtéla position de lasignora de Campireali: son mari était sur son lit de mortl'impossibilité de se venger de Branciforte le conduisaitlentement au tombeau. En vain il avait fait offrir des sommesconsidérables à des bravi romains; aucun n'avaitvoulu s'attaquer à un des caporauxcomme ils disaientdu prince Colonna; ils étaient trop assurés d'êtreexterminés eux et leurs familles. Il n'y avait pas un an qu'unvillage entier avait été brûlé pour punirla mort d'un des soldats de Colonnaet tous ceux des habitantshommes et femmesqui cherchaient à fuir dans la campagneavaient eu les mains et les pieds liés par des cordespuis onles avait lancés dans des maisons en flammes.

La signorade Campireali avait de grandes terres dans le royaume de Naples; sonmari lui avait ordonné d'en faire venir des assassinsmaiselle n'avait obéi qu'en apparence: elle croyait sa filleirrévocablement liée à Jules Brancifortc. Ellepensaitdans cette suppositionque Jules devait aller faire unecampagne ou deux dans les armées espagnolesqui alorsfaisaient la guerre aux révoltés de Flandre. S'iln'était pas tuéce seraitpensait-elleune marqueque Dieu ne désapprouvait pas un mariage nécessaire;dans ce caselle donnerait à sa fille les terres qu'ellepossédait dans le royaume de Naples; Jules Branciforteprendrait le nom d'une deces terreset il irait avec sa femme passerquelques années en Espagne. Après toutes ces épreuvespeut-être elle aurait le courage de le voir. Mais tout avaitchangé d'aspect par l'aveu de sa fille : le mariage n'étaitplus une nécessité: bien loin de là; etpendantqu'Hélène écrivait à son amant la lettreque nous avons traduitela signora Campireali écrivait àPescara et à Chieti ordonnant à ses fermiers de luienvoyer à Castro des gens sûrs et capables d'un coup demain. Elle ne leur cachait point qu'il s'agissait de venger la mortde son fils Fabioleur jeune maître. Le courrier porteur deces lettres partit avant la fin du jour.



V

MaislesurlendemainJules était de retour à Castroilamenait huit de ses soldatsqui avaient bien voulu le suivre ets'exposer à la colère du princequi quelquefois avaitpuni de mort des entreprises du genre de celle dans laquelle ilss'engageaient. Jules avait cinq hommes à Castroil arrivaitavec huit; et toutefois quatorze soldatsquelque braves qu'ilsfussentlui paraissaient insuffisants pour son entreprisecar lecouvent était comme un château fort.

Ils'agissait de passer par force ou par adresse la premièreporte du couvent; puis il fallait suivre un passage de plus decinquante pas de longueur. A gauchecomme on l'a dits'élevaientles fenêtres grillées d'une sorte de caserne oùles religieuses avaient placé trente ou quarante domestiquesanciens soldats. De ces fenêtres grillées partirait unfeu bien nourri dès que l'alarme serait donnée.

L'abbesserégnantefemme de têteavait peur des exploits deschefs Orsinidu prince Colonnade Marco Sciarra et de tant d'autresqui régnaient en maîtres dans les environs. Commentrésister à huit cents hommes déterminésoccupant à l'improviste une petite ville telle que Castroetcroyant le couvent rempli d'or?

D'ordinairela Visitation de Castro avait quinze ou vingt bravi dans lacaserne à gauche du passage qui conduisait à la secondeporte du couvent; à droite de ce passage il y avait un grandmur impossible à percer; au bout du passage on trouvait uneporte de fer ouvrant sur un vestibule à colonnes; aprèsce vestibule était la grande cour du couventà droitele jardin. Cette porte en fer était gardée par latourière.

QuandJulessuivi de ses huit hommesse trouva à trois lieues deCastroil s'arrêta dans une auberge écartée pourlaisser passer les heures de la grande chaleur. Là seulementil déclara son projet; ensuite il dessina sur le sable de lacour le plan du couvent qu'il allait attaquer.

-- A neufheures du soirdit-il à ses hommesnous souperons hors laville; à minuit nous entrerons; nous trouverons vos cinqcamarades qui nous attendent près du couvent. L'un d'euxquisera à chevaljouera le rôle d'un courrier qui arrivede Rome pour rappeler la signora de Campireali auprès de sonmariqui se meurt. Nous tâcherons de passer sans bruit lapremière porte du couvent que voilà au milieu de lacasernedit-il en leur montrant le plan sur le sable. Si nouscommencions la guerre à la première porteles bravides religieuses auraient trop de facilité à nous tirerdes coups d'arquebuse pendant que nous serions sur la petite placeque voici devant le couventou pendant que nous parcourrionsl'étroit passage qui conduit de la première porte àla seconde. Cette seconde porte est en fermais j'en ai la clef.

Il estvrai qu'il y a d'énormes bras de fer ou valetsattachésau mur par un boutet quilorsqu'ils sont mis à leur placeempêchent les deux vantaux de la porte de s'ouvrir. Maiscommeces deux barres de fer sont trop pesantes pour que la soeur tourièrepuisse les manoeuvrerjamais je ne les ai vues en place; et pourtantj'ai passé plus de dix fois cette porte de fer. Je compte bienpasser encore ce soir sans encombre. Vous sentez que j'ai desintelligences dans le couvent; mon but est d'enlever une pensionnaireet non une religieuse; nous ne devons faire usage des armes qu'àla dernière extrémité. Si nous commencions laguerre avant d'arriver à cette seconde porte enbarreaux deferla tourière ne manquerait pas d'appeler deux vieuxjardiniers de soixante-dix ansqui logent dans l'intérieur ducouventet les vieillards mettraient à leur place ces bras defer dont je vous ai parlé. Si ce malheur nous arriveilfaudrapour passer au-delà de cette portedémolir lemurce qui nous prendra dix minutes; dans tous les casjem'avancerai vers cette porte le premier. Un des jardiniers est payépar moi; mais je me suis bien gardécomme vous le pensezdelui parler de mon projet d'enlèvement. Cette seconde portepasséeon tourne à droiteet l'on arrive au jardin;une fois dans ce jardinla guerre commenceil faut faire main bassesur tout ce qui se présentera. Vous ne ferez usagebienentenduque de vos épées et de vos daguesle moindrecoup d'arquebuse mettrait en rumeur toute la villequi pourrait nousattaquer à la sortie. Ce n'est pas qu'avec treize hommes commevousje ne me fisse fort de traverser cette bicoque: personnecertesn'oserait descendre dans la rue; mais plusieurs des bourgeoisont des arquebuseset ils tireraient des fenêtres. En ce casil faudrait longer les murs des maisonsceci soit dit en passant.Une fois dans le jardin du couventvous direz à voix basse àtout homme qui se présentera: Retirez-vous; vous tuerezà coups de dague tout ce qui n'obéira pas àl'instant. Je monterai dans le couvent par la petite porte du jardinavec ceux d'entre vous qui seront près de moitrois minutesplus tard je descendrai avec une ou deux femmes que nous porteronssur nos brassans leur permettre de marcher Aussitôt noussortirons rapidement du couvent et de la ville. Je laisserai deux devous près de la porteils tireront une vingtaine de coupsd'arquebusede minute en minutepour effrayer les bourgeois et lestenir à distance.

Julesrépéta deux fois cette explication.

--Avez-vous bien compris? dit-il à ses gens. Il fera nuit sousce vestibule; à droite le jardinà gauche la cour; ilne faudra pas se tromper.

--Comptezsur nous! s'écrièrent les soldats.

Puis ilsallèrent boire; le caporal ne les suivit pointet demanda lapermission de parler au capitaine.

-- Rien deplus simplelui dit-ilque le projet de Votre Seigneurie. J'ai déjàforcé deux couvents en ma viecelui-ci sera le troisième;mais nous sommes trop peu de monde. Si l'ennemi nous oblige àdétruire le mur qui soutient les gonds de la seconde porteilfaut songer que les bravi de la caserne ne resteront pasoisifs durant cette longue opération; ils vous tueront sept àhuit hommes à coups d'arquebuseet alors on peut nous enleverla femme au retour. C'est ce qui nous est arrivé dans uncouvent prés de Bologne: on nous tua cinq hommesnous entuâmes huit; mais le capitaine n'eut pas la femme. Je propose àVotre Seigneurie deux choses: je connais quatre paysans des environsde cette auberge où nous sommesqui ont servi bravement sousSciarraet qui pour un sequin se battront toute la nuit comme deslions. Peut-être ils voleront quelque argenterie du couvent;peu vous importele péché est pour eux; vousvous lessoldez pour avoir une femmevoilà tout. Ma secondeproposition est ceci: Ugone est un garçon instruit et fortadroit; il était médecin quand il tua son beau-frèreet prit la machia (la forêt). Vous pouvez l'envoyeruneheure avant la nuità la porte du couvent; il demandera duserviceet fera si bienqu'on l'admettra dans le corps de garde; ilfera boire les domestiques des nonnes; de plusil est bien capablede mouiller la corde à feu de leurs arquebuses.

ParmalheurJules accepta la proposition du caporal. Comme celui-ci s'enallaitil ajouta:

-- Nousallons attaquer un couventil y a excommunication majeureetde plus ce couvent est sous la protection immédiate de laMadone...

-- Je vousentends! s'écria Jules comme réveillé par cemot. Restez avec moi.

Le caporalferma la porte et revint dire le chapelet avec Jules. Cette prièredura une grande heure. A la nuiton se remit en marche.

Commeminuit sonnaitJulesqui était entré seul dans Castrosur les onze heuresrevint prendre ses gens hors de la porte. Ilentra avec ses huit soldatsauxquels s'étaient joints troispaysans bien armésil les réunit aux cinq soldatsqu'il avait dans la villeet se trouva ainsi à la têtede seize hommes déterminés; deux étaientdéguisés en domestiquesils avaient pris une grandeblouse noire pour cacher leurs giacco (cottes de mailles)etleurs bonnets n'avaient pas de plumes.

A minuitet demiJulesqui avait pris pour lui le rôle de courrierarriva au galop à la porte du couventfaisant grand bruit etcriant qu'on ouvrît sans délai à un courrierenvoyé par le cardinal. Il vit avec plaisir que les soldatsqui lui répondaient par la petite fenêtreà côtéde la première porteétaient plus qu'à demiivres. Suivant l'usageil donna son nom sur un morceau de papier; unsoldat alla porter ce nom à la tourièrequi avait laclef de la seconde porteet devait réveiller l'abbesse dansles grandes occasions. La réponse se fit attendre troismortels quarts d'heures; pendant ce tempsJules eut beaucoup depeine à maintenir sa troupe dans le silence: quelquesbourgeois commençaient même à ouvrir timidementleurs fenêtreslorsqu'enfin arriva la réponse favorablede l'abbesse. Jules entra dans le corps de gardeau moyen d'uneéchelle de cinq ou six pieds de longueurqu'on lui tendit dela petite fenêtreles bravi du couvent ne voulant passe donner la peine d'ouvrir la grande porteil montasuivi des deuxsoldats déguisés en domestiques. En sautant de lafenêtre dans le corps de gardeil rencontra les yeux d'Ugone;tout le corps de garde était ivregrâce à sessoins. Jules dit au chef que trois domestiques de la maisonCampirealiqu'il avait fait armer comme des soldats pour lui servird'escorte pendant sa routeavaient trouvé de bonne eau-de-vieà acheteret demandaient à monter pour ne pass'ennuyer tout seuls sur la place; ce qui fut accordé àl'unanimité. Pour luiaccompagné de ses deux hommesil descendit par l'escalier quidu corps de gardeconduisait dansle passage.

-- Tâched'ouvrir la grande portedit-il à Ugone.

Lui-mêmearriva fort paisiblement à la porte de fer. Làiltrouva la bonne tourièrequi lui dit quecomme il étaitminuit passés'il entrait dans le couventl'abbesse seraitobligée d'en écrire à l'évêque;c'est pourquoi elle le faisait prier de remettre ses dépêchesà une petite soeur que l'abbesse avait envoyée pour lesprendre. A quoi Jules répondit quedans le désordrequi avait accompagné l'agonie imprévue du seigneur deCampirealiil n'avait qu'une simple lettre de créance écritepar le médecinet qu'il devait donner tous les détailsde vive voix à la femme du malade et à sa fillesi cesdames étaient encore dans le couventetdans tous les casàmadame l'abbesse. La tourière alla porter ce message. Il nerestait auprès de la porte que la jeune soeur envoyéepar l'abbesse. Julesen causant et jouant avec ellepassa les mainsà travers les gros barreaux de fer de la porteettout enriantil essaya de l'ouvrir. La soeurqui était fort timideeut peur et prit fort mal la plaisanterie; alors Julesqui voyaitqu'un temps considérable se passaiteut l'imprudence de luioffrir une poignée de sequins en la priant de lui ouvrirajoutant qu'il était trop fatigué pour attendre. Ilvoyait bien qu'il faisait une sottisedit l'historien: c'étaitavec le fer et non avec l'or qu'il fallait agirmais il ne s'ensentit pas le coeur: rien de plus facile que de saisir la soeurellen'était pas à un pied de lui de l'autre côtéde la porte. A l'offre des sequinscette jeune fille prit l'alarme.Elle a dit depuis qu'à la façon dont Jules lui parlaitelle avait bien comprisque ce n'était pas un simplecourrier: c'est l'amoureux d'une de nos religieusespensa-t-ellequi vient pour avoir un rendez-vouset elle était dévote.Saisie d'horreurelle se mit à agiter de toutes ses forces lacorde d'une petite cloche qui était dans la grande couretqui fit aussitôt un tapage à réveiller les morts.

-- Laguerre commencedit Jules à ses gensgarde à vous!

Il prit saclefetpassant le bras à travers les barreaux de ferouvrit la porteau grand désespoir de la jeune soeur quitomba à genoux et se mit à réciter des AveMaria en criant au sacrilège. Encore à ce momentJules devait faire taire la jeune filleil n'en eut pas le courage:un de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche.

Au mêmeinstantJules entendit un coup d'arquebuse dans le passagederrièrelui. Ugone avait ouvert la grande porte; le restant des soldatsentrait sans bruitlorsqu'un des bravi de gardes moins ivreque les autress'approcha d'une des fenêtres grilléesetdans son étonnement de voir tant de gens dans le passageleur défendit d'avancer en jurant. Il fallait ne pas répondreet continuer à marcher vers la porte de fer; c'est ce quefirent les premiers soldats; mais celui qui marchait le dernier detouset qui était un des paysans recrutés dansl'après-miditira un coup de pistolet à ce domestiquedu couvent qui parlait par la fenêtreet le tua. Ce coup depistoletau milieu de la nuitet les cris des ivrognes en voyanttomber leur camaraderéveillèrent les soldats ducouvent qui passaient cette nuit-là dans leurs litsetn'avaient pas pu goûter du vin d'Ugone. Huit ou dix des bravidu couvent sautèrent dans le passage à demi-nuset semirent à attaquer vertement les soldats de Branciforte.

Comme nousl'avons ditce bruit commença au moment où Julesvenait d'ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldatsil seprécipita dans le jardincourant vers la petite porte del'escalier des pensionnaires; mais il fut accueilli par cinq ou sixcoups de pistolet. Ses deux soldats tombèrentlui eut uneballe dans le bras droit. Ces coups de pistolet avaient ététirés par les gens de la signora de Campirealiquid'aprèsses ordrespassaient la nuit dans le jardinà ce autoriséspar une permission qu'elle avait obtenue de l'évêque.Jules courut seul vers la petite portede lui si bien connuequidu jardincommuniquait à l'escalier des pensionnaires. Il fittout au monde pour l'ébranlermais elle étaitsolidement fermée. Il chercha ses gensqui n'eurent garde derépondreils mouraient; il rencontra dans l'obscuritéprofonde trois domestiques de Campireali contre lesquels il sedéfendit à coups de dague.

Il courutsous le vestibulevers la porte de ferpour appeler ses soldats; iltrouva cette porte fermée: les deux bras de fer si lourdsavaient été mis en place et cadenassés par lesvieux jardiniers qu'avait réveillés la cloche de lapetite soeur.

-- Je suiscoupése dit Jules.

Il le dità ses hommes; ce fut en vain qu'il essaya de forcer un descadenas avec son épée: s'il eut réussiilenlevait un des bras de fer et ouvrait un des vantaux de la porte.Son épée se cassa dans l'anneau du cadenas; au mêmeirritant il fut blessé à l'épaule par un desdomestiques venus du jardin: il se retournaetacculé contrela porte de feril se sentit attaqué par plusieurs hommes. Ilse défendait avec sa dague; par bonheurcomme l'obscuritéétait complètepresque tous les coups d'épéeportaient dans sa cotte de mailles. Il fut blessédouloureusement au genou; il s'élança sur un des hommesqui s'était trop fendu pour lui porter ce coup d'épéeil le tua d'un coup de dague dans la figureet eut le bonheur des'emparer de son épée. Alors il se crut sauvé;il se plaça au côté gauche de la portedu côtéde la cour. Ses gens qui étaient accourus tirèrent cinqou six coups de pistolet à travers les barreaux de fer de laporte et firent fuir les domestiques. On n'y voyait sous ce vestibulequ'à la clarté produite par les coups de pistolet.

-- Netirez pas de mon côté! criait Jules à ses gens.

-- Vousvoilà pris comme dans une souricièrelui dit lecaporal d'un grand sang-froidparlant à travers les barreaux;nous avons trois hommes tués. Nous allons démolir lejambage de la porte du côté opposé à celuioù vous êtes; ne vous approchez pasles balles vonttomber sur nous; il paraît qu'il y a des ennemis dans le jardin?

-- Lescoquins de domestiques de Campirealidit Jules.

Il parlaitencore au caporallorsque des coups de pistoletdirigés surle bruit et venant de la partie du vestibule qui conduisait aujardinfurent tirés sur eux. Jules se réfugia dans laloge de la tourièrequi était à gauche enentrant; à sa grande joieil y trouva une lampe presqueimperceptible qui brûlait devant l'image de la Madone; il laprit avec beaucoup de précautions pour ne pas l'éteindre;il s'aperçut avec chagrin qu'il tremblait. Il regarda sablessure au genouqui le faisait beaucoup souffrir; le sang coulaiten abondance.

En jetantles yeux autour de luiil fut bien surpris de reconnaîtredans une femme qui était évanouie sur un fauteuil deboisla petite Mariettala camériste de confiance d'Hélène;il la secoua vivement.

-- Ehquoi! seigneur Juless'écria-t-elle en pleurantest-ce quevous voulez tuer la Mariettavotre amie?

-- Bienloin de là; dis à Hélène que je luidemande pardon d'avoir troublé son repos et qu'elle sesouvienne de l'Ave Maria du Monte Cavi. Voici un bouquet quej'ai cueilli dans son jardin d'Albano; mais il est un peu tachéde sang; lave-le avant de le lui donner.

A cemomentil entendit une décharge de coups d'arquebuse dans lepassage; les bravi des religieuses attaquaient ses gens.

-- Dis-moidonc où est la clef de la petite porte? dit-il à laMarietta.

-- Je nela vois pas; mais voici les clef des cadenas des bras de fer quimaintiennent la grande porte. Vous pourrez sortir.

Jules pritles clefs et s'élança hors de la loge.

-- Netravaillez plus à démolir la murailledit-il àses soldatsj'ai enfin la clef de la porte.

Il y eutun moment de silence completpendant qu'il essayait d'ouvrir uncadenas avec l'une des petites clefs; il s'était trompéde clefil prit l'autre; enfinil ouvrit le cadenas; maisaumoment où il soulevait le bras de feril reçut presqueà bout portant un coup de pistolet dans le bras droit.Aussitôt il sentit que ce bras lui refusait le service.

--Soulevez le valet de fercria-t-il à ses gens.

Il n'avaitpas besoin de le leur dire.

A laclarté du coup de pistoletils avaient vu l'extrémitérecourbée du bras de fer à moitié hors del'anneau attaché à la porte. Aussitôt trois ouquatre mains vigoureuses soulevèrent le bras de fer; lorsqueson extrémité fut hors de l'anneauon le laissatomber. Alors on put entr'ouvrir l'un des battants de la porte; lecaporal entraet dit à Jules en parlant fort bas:

-- Il n'ya plus rien à fairenous ne sommes plus que trois ou quatresans blessurescinq sont morts.

-- J'aiperdu du sangreprit Julesje sens que je vais m'évanouir;dites-leur de m'emporter.

CommeJules parlait au brave caporalles soldats du corps de gardetirèrent trois ou quatre coups d'arquebuseet le caporaltomba mort. Par bonheurUgone avait entendu l'ordre donné parJulesil appela par leurs noms deux soldats qui enlevèrent lecapitaine. Comme il ne s'évanouissait pointil leur ordonnade le porter au fond du jardinà la petite porte. Cet ordrefit jurer les soldats; ils obéirent toutefois.

-- Centsequins à qui ouvre cette porte! s'écria Jules.

Mais ellerésista aux efforts de trois hommes furieux. Un des vieuxjardiniersétabli à une fenêtre du second étageleur tirait force coups de pistoletqui servaient à éclairerleur marche.

Aprèsles efforts inutiles contre la porteJules s'évanouit tout àfait; Ugone dit aux soldats d'emporter le capitaine au plus vite.Pour luiil entra dans la loge de la soeur tourièreil jetaà la porte la petite Marietta en lui ordonnant d'une voixterrible de se sauver et de ne jamais dire qui elle avait reconnu. Iltira la paille du litcassa quelques chaises et mit le feu àla chambre. Quand il vit le feu bien alluméil se sauva àtoutes jambesau milieu des coups d'arquebuse tirés par lesbravi du couvent.

Ce ne futqu'à plus de cent cinquante pas de la Visitation qu'il trouvale capitaineentièrement évanouiqu'on emportait àtoute course. Quelques minutes après on était hors dela villeUgone fit faire halte: il n'avait plus que quatre soldatsavec lui; il en renvoya deux dans la villeavec l'ordre de tirer descoups d'arquebuse de cinq minutes en cinq minutes.

-- Tâchezde retrouver vos camarades blessésleur dit-ilsortez de laville avant le jour; nous allons suivre le sentier de la CroceRossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque partn'y manquezpas.

LorsqueJules reprit connaissancel'on se trouvait à trois lieues dela villeet le soleil était déjà fort élevésur l'horizon. Ugone lui fit son rapport.

-- Votretroupe ne se compose plus que de cinq hommesdont trois blessés.Deux paysans qui ont survécu ont reçu deux sequins degratification chacun et se sont enfuis; j'ai envoyé les deuxhommes non blessés au bourg voisin chercher un chirurgien

Lechirurgienvieillard tout tremblantarriva bientôt montésur un âne magnifique; il avait fallu le menacer de mettre lefeu à sa maison pour le décider à marcher. Oneut besoin de lui faire boire de l'eau-de-vie pour le mettre en étatd'agirtant sa peur était grande. Enfin il se mit àl'oeuvre; il dit à Jules que ses blessures n'étaientd'aucune conséquence.

-- Celledu genou n'est pas dangereuseajouta-t-il; mais elle vous feraboiter toute la viesi vous ne gardez pas un repos absolu pendantquinze jours ou trois semaines.

Lechirurgien pansa les soldats blessés. Ugone fit un signe del'oeil à Jules; on donna deux sequins au chirurgienqui seconfondit en actions de grâces; puissous prétexte dele remercieron lui fit boire une telle quantitéd'eau-de-viequ'il finit par s'endormir profondément. C'étaitce qu'on voulait. On le transporta dans un champ voisinon enveloppaquatre sequins dans un morceau de papier que l'on mit dans sa poche:c'était le prix de son âne sur lequel on plaçaJules et l'un des soldats blessé à la jambe. On allapasser le moment de la grande chaleur dans une ruine antique au bordd'un étang; on marcha toute la nuit en évitant lesvillagesfort peu nombreux sur cette routeet enfin lesurlendemainau lever du soleilJulesporté par ses hommesse réveilla au centre de la forêt de la Faggioladansla cabane de charbonnier qui était son quartier général.



VI

Lelendemain du combatles religieuses de la Visitation trouvèrentavec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans le passage quiconduisait de la porte extérieure à la porte enbarreaux de fer; huit de leurs bravi étaient blessés.Jamais on n'avait eu une telle peur au couvent: parfois on avait bienentendu des coups d'arquebuse tirés sur la placemais jamaiscette quantité de coups de feu tirés dans le jardinaucentre des bâtiments et sous les fenêtres desreligieuses. L'affaire avait bien duré une heure et demieetpendant ce tempsle désordre avait été àson comble dans l'intérieur du couvent. Si Jules Branciforteavait eu la moindre intelligence avec quelqu'une des religieuses oudes pensionnairesil eût réussi: il suffisait qu'on luiouvrît l'une des nombreuses portes qui donnent sur le jardin;maistransporté d'indignation et de colère contre cequ'il appelait le parjure de la jeune HélèneJulesvoulait tout emporter de vive force. Il eût cru manquer àce qu'il se devait s'il eût confié ce dessein àquelqu'un qui pût le redire à Hélène. Unseul motcependantà la petite Marietta eût suffi pourle succès: elle eût ouvert l'une des portes donnant surle jardinet un seul homme paraissant dans les dortoirs du couventavec ce terrible accompagnement de coups d'arquebuse entendu audehorseût été obéi à la lettre.Au premier coup de feuHélène avait tremblépour les jours de son amantet n'avait plus songé qu'às'enfuir avec lui.

Commentpeindre son désespoir lorsque la petite Marietta lui parla del'effroyable blessure que Jules avait reçue au genou et dontelle avait vu couler le sang en abondance? Hélènedétestait sa lâcheté et sa pusillanimité:

-- J'ai eula faiblesse de dire un mot à ma mèreet le sang deJules a coulé; il pouvait perdre la vie dans cet assautsublime où son courage a tout fait.

Les braviadmis au parloir avaient dit aux religieusesavides de les écouterque de leur vie ils n'avaient été témoins d'unebravoure comparable à celle du jeune homme habillé encourrier qui dirigeait les efforts des brigands. Si toutes écoutaientces récits avec le plus vif intérêton peutjuger de l'extrême passion avec laquelle Hélènedemandait à ces bravi des détails sur le jeunechef des brigands. A la suite des longs récits qu'elle se fitfaire par eux et par les vieux jardinierstémoins fortimpartiauxil lui sembla qu'elle n'aimait plus du tout sa mère.Il y eut même un moment de dialogue fort vif entre cespersonnes qui s'aimaient si tendrement la veille du combat; lasignora de Campireali fut choquée des taches de sang qu'elleapercevait sur les fleurs d'un certain bouquet dont Hélènene se séparait plus un seul instant.

-- Il fautjeter ces fleurs souillées de sang.

-- C'estmoi qui ai fait verser ce sang généreuxet il a couléparce que j'ai eu la faiblesse de vous dire un mot.

-- Vousaimez encore l'assassin de votre frère?

-- J'aimemon épouxquipour mon éternel malheura étéattaqué par mon frère.

Aprèsces motsil n'y eut plus une seule parole échangéeentre la signora de Campireali et sa fille pendant les trois journéesque la signora passa encore au couvent.

Lelendemain de son départHélène réussit às'échapperprofitant de la confusion qui régnait auxdeux portes du couvent par suite de la présence d'un grandnombre de maçons qu'on avait introduits dans le jardin et quitravaillaient à y élever de nouvelles fortifications.La petite Marietta et elle s'étaient déguiséesen ouvriers. Mais les bourgeois faisaient une garde sévèreaux portes de la ville. L'embarras d'Hélène fut assezgrand pour sortir. Enfince même petit marchand qui lui avaitfait parvenir les lettres de Branciforte consentit à la fairepasser pour sa fille et à l'accompagner jusque dans Albano.Hélène y trouva une cachette chez sa nourriceque sesbienfaits avaient mise à même d'ouvrir une petiteboutique. A peine arrivéeelle écrivit àBranciforteet la nourrice trouvanon sans de grandes peinesunhomme qui voulut bien se hasarder à s'enfoncer dans la forêtde la Faggiolasans avoir le mot d'ordre des soldats de Colonna.

Lemessager envoyé par Hélène revint au bout detrois jourstout effaré; d'abordil lui avait étéimpossible de trouver Branciforteet les questions qu'il ne cessaitde faire sur le compte du jeune capitaine ayant fini par le rendresuspectil avait été obligé de prendre lafuite.

-- Il n'enfaut point douterle pauvre Jules est mortse dit Hélèneet c'est moi qui l'ai tué! Telle devait être laconséquence de ma misérable faiblesse et de mapusillanimité; il aurait dû aimer une femme fortelafille de quelqu'un des capitaines du prince Colonna.

Lanourrice crut qu'Hélène allait mourir. Elle monta aucouvent des Capucinsvoisin du chemin taillé dans le rocoùjadis Fabio et son père avaient rencontré les deuxamants au milieu de la nuit. La nourrice parla longtemps à sonconfesseuretsous le secret du sacrementlui avoua que la jeuneHélène de Campireali voulait aller rejoindre JulesBranciforteson épouxet qu'elle était disposéeà placer dans l'église du couvent une lampe d'argent dela valeur de cent piastres espagnoles.

-- Centpiastres! répondit le moine irrité. Et que deviendranotre couventsi nous encourons la haine du seigneur de Campireali?Ce n'est pas cent piastresmais bien millequ'il nous a donnéespour être allés relever le corps de son fils sur lechamp de bataille des Ciampisans compter la cire.

Il fautdire en l'honneur du couvent que deux moines âgésayanteu connaissance de la position exacte de la jeune Hélènedescendirent dans Albanoet l'allèrent voir dans l'intentiond'abord de l'amener de gré ou de force à prendre sonlogement dans le palais de sa famille: ils savaient qu'ils seraientrichement récompensés par la signora de Campireali.Tout Albano était rempli du bruit de la fuite d'Hélèneet du récit des magnifiques promesses faites par sa mèreà ceux qui pourraient lui donner des nouvelles de sa fille.Mais les deux moines furent tellement touchés du désespoirde la pauvre Hélènequi croyait Jules Brancifortemortquebien loin de la trahir en indiquant à sa mèrele lieu où elle s'était retiréeilsconsentirent à lui servir d'escorte jusqu'à laforteresse de la Petrella. Hélène et Mariettatoujoursdéguisées en ouvriersse rendirent à pied et denuit à une certaine fontaine située dans la forêtde la Faggiolaà une lieue d'Albano. Les moines y avaientfait conduire des muletsetquand le jour fut venul'on se mit enroute pour la Petrella. Les moines que l'on savait protégéspar le princeétaient salués avec respect par lessoldats qu'ils rencontraient dans la forêt; mais il n'en futpas de même des deux petits hommes qui les accompagnaient: lessoldats les regardaient d'abord d'un oeil fort sévèreet s'approchaient d'euxpuis éclataient de rire et faisaientcompliment aux moines sur les grâces de leurs muletiers.

--Taisez-vousimpieset croyez que tout se fait par ordre du princeColonnarépondaient les moines en cheminant.

Mais lapauvre Hélène avait du malheur; le prince étaitabsent de la Petrellaet quandtrois jours aprèsàson retouril lui accorda enfin une audienceil se montra trèsdur.

--Pourquoi venez-vous icimademoiselle? Que signifie cette démarchemal avisée? Vos bavardages de femme ont fait périr septhommes des plus bravesqui fussent en Italieet c'est ce qu'aucunhomme sensé ne vous pardonnera jamais. En ce mondeil fautvouloirou ne pas vouloir. C'est sans doute aussi par suite denouveaux bavardages que Jules Branciforte vient d'être déclarésacrilège et condamné à êtretenaillé pendant deux heures avec des tenailles rougies aufeuet ensuite brûlé comme un juifluiun desmeilleurs chrétiens que je connaisse! Comment eût-on pusans quelque bavardage infâme de votre partinventer cemensonge horriblesavoir que Jules Branciforte était àCastro le jour de l'attaque du couvent? Tous mes hommes vous dirontque ce jour-là même on le voyait ici à laPetrellaet quesur le soirje l'envoyai à Velletri.

-- Maisest-il vivant? s'écriait pour la dixième fois la jeuneHélène fondant en larmes.

-- Il estmort pour vousreprit le princevous ne le reverrez jamais. Je vousconseille de retourner à votre couvent de Castro; tâchezde ne plus commettre d'indiscrétionset je vous ordonne dequitter la Petrella d'ici à une heure. Surtout ne racontez àpersonne que vous m'avez vuou je saurai vous punir.

La pauvreHélène eut l'âme navrée d'un pareilaccueil de la part de ce fameux prince Colonna pour lequel Julesavait tant de respectet qu'elle aimait parce qu'il l'aimait.

Quoi qu'envoulût dire le prince Colonnacette démarche d'Hélènen'était point mal avisée. Si elle fût venue troisjours plus tôt à la Petrellaelle y eût trouvéJules Branciforte; sa blessure au genou le mettait hors d'étatde marcheret le prince le faisait transporter au gros bourgd'Avezzanodans le royaume de Naples. A la première nouvelledu terrible arrêt acheté contre Branciforte par leseigneur de Campirealiet qui le déclarait sacrilègeet violateur de couventle prince avait vu quedans le cas oùil s'agirait de protéger Branciforteil ne pouvait pluscompter sur les trois quarts de ses hommes. Ceci était unpéché contre la Madoneà la protectionde laquelle chacun de ces brigands croyait avoir des droitsparticuliers. S'il se fût trouvé un barigel àRome assez osé pour venir arrêter Jules Branciforte aumilieu de la forêt de la Faggiolail aurait pu réussir.

Enarrivant à AvezzanoJules s'appelait Fontanaet les gens quile transportaient furent discrets. A leur retour à laPetrellails annoncèrent avec douleur que Jules étaitmort en routeet de ce moment chacun des soldats du prince sut qu'ily avait un coup de poignard dans le coeur pour qui prononcerait cenom fatal.

Ce futdonc en vain qu'Hélènede retour dans Albanoécrivitlettres sur lettreset dépensapour les faire porter àBrancifortetous les sequins qu'elle avait. Les deux moines âgésqui étaient devenus ses amiscar l'extrême beautédit le chroniqueur de Florencene laisse pas d'avoir quelque empiremême sur les coeurs endurcis par ce que l'égoïsmeet l'hypocrisie ont de plus bas; les deux moinesdisons-nousavertirent la pauvre jeune fille que c'était en vain qu'ellecherchait à faire parvenir un mot à Branciforte:Colonna avait déclaré qu'il était mortetcertes Jules ne reparaîtrait au monde que quand le prince levoudrait. La nourrice d'Hélène lui annonça enpleurant que sa mère venait enfin de découvrir saretraiteet que les ordres les plus sévères étaientdonnés pour qu'elle fût transportée de vive forceau palais Campirealidans Albano. Hélène compritqu'une fois dans ce palais sa prison pouvait être d'unesévérité sans borneset que l'on parviendrait àlui interdire absolument toutes communications avec le dehorstandisqu'au couvent de Castro elle auraitpour recevoir et envoyer deslettresles mêmes facilités que toutes les religieuses.D'ailleurset ce fut ce qui la déterminac'était dansle jardin de ce couvent que Jules avait répandu son sang pourelle: elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la tourièreoù il s'était placé un moment pour regarder sablessure au genou; c'était là qu'il avait donnéà Marietta ce bouquet taché de sangqui ne la quittaitplus. Elle revint donc tristement au couvent de Castroet l'onpourrait terminer ici son histoire: ce serait bien pour elleetpeut-être aussi pour le lecteur. Nous allonsen effetassister à la longue dégradation d'une âme nobleet généreuse. Les mesures prudentes et les mensonges dela civilisationqui désormais vont l'obséder de toutespartsremplaceront les mouvements sincères des passionsénergiques et naturelles. Le chroniqueur romain fait ici uneréflexion pleine de naïveté: parce qu'une femme sedonne la peine de faire une belle filleelle croit avoir le talentqu'il faut pour diriger sa vieetparce que lorsqu'elle avait sixanselle lui disait avec raison: Mademoiselleredressez votrecollerettelorsque cette fille a dix-huit ans et elle cinquantelorsque cette fille a autant et plus d'esprit que sa mèrecelle-ciemportée par la manie de régnerse croit ledroit de diriger sa vie et même d'employer le mensonge. Nousverrons que c'est Victoire Carafala mère d'Hélènequipar une suite de moyens adroits et fort savamment combinésamena la mort cruelle de sa fille si chérieaprèsavoir fait son malheur pendant douze anstriste résultat dela manie de régner.

Avant demourirle seigneur de Campireali avait eu la joie de voir publierdans Rome la sentence qui condamnait Branciforte à êtretenaillé pendant deux heures avec des fers rouges dans lesprincipaux carrefours de Romeà être ensuite brûléà petit feuet ses cendres jetées dans le Tibre. Lesfresques du cloître de Sainte-Marie-NouvelleàFlorencemontrent encore aujourd'hui comment on exécutait cessentences cruelles envers les sacrilèges. En généralil fallait un grand nombre de gardes pour empêcher le peupleindigné de remplacer les bourreaux dans leur office. Chacun secroyait ami intime de la Madone. Le seigneur de Campireali s'étaitencore fait lire cette sentence peu de moments avant sa mortetavait donné à l'avocat qui l'avait procurée sabelle terre située entre Albano et la mer. Cet avocat n'étaitpoint sans mérite. Branciforte était condamné àce supplice atroceet cependant aucun témoin n'avait ditl'avoir reconnu sous les habits de ce jeune homme déguiséen courrier qui semblait diriger avec tant d'autorité lesmouvements des assaillants. La magnificence de ce don mit en émoitous les intrigants de Rome. II y avait alors à la cour uncertain fratone (moine)homme profond et capable de toutmême de forcer le pape à lui donner le chapeau; ilprenait soin des affaires du prince Colonnaet ce client terriblelui valait beaucoup de considération. Lorsque la signora deCampireali vit sa fille de retour à Castroelle fit appelerce fratone.

-- Votrerévérence sera magnifiquement récompenséesi elle veut bien aider à la réussite de l'affaire fortsimple que je vais lui expliquer. D'ici à peu de jourslasentence qui condamne Jules Branciforte à un supplice terribleva être publiée et rendue exécutoire aussi dansle royaume de Naples. J'engage votre révérence àlire cette lettre du vice-roiun peu mon parentqui daignem'annoncer cette nouvelle. Dans quel pays Branciforte pourra-t-ilchercher un asile? Je ferai remettre cinquante mille piastres auprince avec prière de donner le tout ou partie à JulesBrancifortesous la condition qu'il ira servir le roi d'Espagnemonseigneurcontre les rebelles de Flandre. Le vice-roi donnera unbrevet de capitaine à Branciforteetafin que la sentence desacrilègeque j'espère bien aussi rendre exécutoireen Espagnene l'arrête point dans sa carrièreilportera le nom de baron Lizzara; c'est une petite terre que j'ai dansles Abruzzeset dontà l'aide de ventes simuléesjetrouverai moyen de lui faire passer la propriété. Jepense que votre révérence n'a jamais vu une mèretraiter ainsi l'assassin de son fils. Avec cinq cents piastresnousaurions pu depuis longtemps nous débarrasser de cet êtreodieux; mais nous n'avons point voulu nous brouiller avec Colonna.Ainsi daignez lui faire remarquer que mon respect pour ses droits mecoûte soixante ou quatre-vingt mille piastres. Je veuxn'entendre jamais parler de ce Branciforteet sur le tout présentezmes respects au prince.

Le fratonedit que sous trois jours il irait faire une promenade du côtéd'Ostieet la signora de Campireali lui remit une bague valant millepiastres.

Quelquesjours plus tardle fratone reparut dans Romeet dit à lasignora de Campireali qu'il n'avait point donné connaissancede sa proposition au prince; mais qu'avant un mois le jeuneBranciforte serait embarqué pour Barceloneoù ellepourrait lui faire remettre par un des banquiers de cette ville lasomme de cinquante mille piastres.

Le princetrouva bien des difficultés auprès de Jules; quelquesdangers que désormais il dût courir en Italiele jeuneamant ne pouvait se déterminer à quitter ce pays. Envain le prince laissa-t-il entrevoir que la signora de Campirealipouvait mourir; en vain promit-il que dans tous les casau bout detrois ansJules pourrait revenir voir son paysJules répandaitdes larmesmais ne consentait point. Le prince fut obligéd'en venir à lui demander ce départ comme un servicepersonnel; Jules ne put rien refuser à l'ami de son père;maisavant toutil voulait prendre les ordres d'Hélène.Le prince daigna se charger d'une longue lettre; etbien pluspermit à Jules de lui écrire de Flandre une fois tousles mois. Enfinl'amant désespéré s'embarquapour Barcelone. Toutes ses lettres furent brûlées pal leprincequi ne voulait pas que Jules revînt jamais en Italie.Nous avons oublié de dire quequoique fort éloignépar caractère de toute fatuitéle prince s'étaitcru obligé de direpour faire réussir la négociationque c'était lui qui croyait convenable d'assurer une petitefortune de cinquante mille piastres au fils unique d'un des plusfidèles serviteur de la maison Colonna.

La pauvreHélène était traitée en princesse aucouvent de Castro. La mort de son père l'avait mise enpossession d'une fortune considérableet il lui survint deshéritages immenses. A l'occasion de la mort de son pèreelle fit donner cinq aunes de drap noir à tous ceux deshabitants de Castro ou des environs qui déclarèrentvouloir porter le deuil du seigneur de Campireali. Elle étaitencore dans les premiers jours de son grand deuillorsqu'une mainparfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. Il seraitdifficile de peindre les transports avec lesquels cette lettre futouvertenon plus que la profonde tristesse qui en suivit la lecture.C'était pourtant bien l'écriture de Jules; elle futexaminée avec la plus sévère attention. Lalettre parlait d'amour; mais quel amourgrand Dieu! La signora deCampirealiqui avait tant d'espritl'avait pourtant composée.Son dessein était de commencer la correspondance par sept àhuit lettres d'amour passionné; elle voulait préparerainsi les suivantesoù l'amour semblerait s'éteindrepeu à peu.

Nouspasserons rapidement sur dix années d'une vie malheureuse.Hélène se croyait tout à fait oubliéeetcependant avait refusé avec hauteur les hommages des jeunesseigneurs les plus distingués de Rome. Pourtant elle hésitaun instant lorsqu'on lui parla du jeune Octave Colonnafils aînédu fameux Fabricequi jadis l'avait si mal reçue à laPetrella. Il lui semblait quedevant absolument prendre un mari pourdonner un protecteur aux terres qu'elle avait dans l'Étatromain et dans le royaume de Naplesil lui serait moins odieux deporter le nom d'un homme que jadis Jules avait aimé. Si elleeût consenti à ce mariageHélène arrivaitbien rapidement à la vérité sur JulesBranciforte. Le vieux prince Fabrice parlait souvent et avectransports des traits de bravoure surhumaine du colonel Lizzara(Jules Branciforte)quitout à fait semblable aux hérosdes vieux romanscherchait à se distraire par de bellesactions de l'amour malheureux qui le rendait insensible à tousles plaisirs. Il croyait Hélène mariée depuislongtemps; la signora de Campireali l'avait environnéluiausside mensonges.

Hélènes'était réconciliée à demi avec cettemère si habile. Celle-ci désirant passionnémentla voir mariéepria son amile vieux cardinal Santi-Quatroprotecteur de la Visitationet qui allait à Castrod'annoncer en confidence aux religieuses les plus âgéesdu couvent que son voyage avait été retardé parun acte de grâce. Le bon pape Grégoire XIIImû depitié pour l'âme d'un brigand nommé JulesBrancifortequi autrefois avait tenté de violer leurmonastèreavait vouluen apprenant sa mortrévoquerla sentence qui le déclarait sacrilègebien convaincuquesous le poids d'une telle condamnationil ne pourrait jamaissortir du purgatoiresi toutefois Brancifortesurpris au Mexique etmassacré par des sauvages révoltésavait eu lebonheur de n'aller qu'en purgatoire. Cette nouvelle mit en agitationtout le couvent de Castro; elle parvint à Hélènequi alors se livrait à toutes les folies de vanité quepeut inspirer à une personne profondément ennuyéela possession d'une grande fortune. A partir de ce momentelle nesortit plus de sa chambre. Il faut savoir quepour arriver àpouvoir placer sa chambre dans la petite loge de la portièreoù Jules s'était réfugié un instant dansla nuit du combatelle avait fait reconstruire une moitié ducouvent. Avec des peines infinies et ensuite un scandale fortdifficile à apaiserelle avait réussi àdécouvrir et à prendre à son service les troisbravi employés par Branciforte et survivant encore auxcinq qui jadis échappèrent au combat de Castro. Parmieux se trouvait Ugonemaintenant vieux et criblé deblessures. La vue de ces trois hommes avait causé bien desmurmures; mais enfin la crainte que le caractère altierd'Hélène inspirait à tout le couvent l'avaitemportéet tous les jours on les voyaitrevêtus de salivréevenir prendre ses ordres à la grilleextérieureet souvent répondre longuement à sesquestions toujours sur le même sujet.

Aprèsles six mois de réclusion et de détachement pour toutesles choses du monde qui suivirent l'annonce de la mort de Juleslapremière sensation qui réveilla cette âme déjàbrisée par un malheur sans remède et un long ennui futune sensation de vanité.

Depuispeul'abbesse était morte. Suivant l'usagele cardinalSanti-Quatroqui était encore protecteur de la Visitationmalgré son grand âge de quatre-vingt douze ansavaitformé la liste des trois dames religieuses entre lesquelles lepape devait choisir une abbesse. Il fallait des motifs bien gravespour que Sa Sainteté lût les deux derniers noms de lalisteelle se contentait ordinairement de passer un trait de plumesur ces nomset la nomination était faite.

Un jourHélène était à la fenêtre del'ancienne loge de la tourièrequi était devenuemaintenant l'extrémité de l'aile des nouveaux bâtimentsconstruits par ses ordres. Cette fenêtre n'était pasélevée de plus de deux pieds au-dessus du passagearrosé jadis du sang de Jules et qui maintenant faisait partiedu jardin. Hélène avait les yeux profondémentfixés sur la terre. Les trois dames que l'on savait depuisquelques heures être portées sur la liste du cardinalpour succéder à la défunte abbesse vinrent àpasser devant la fenêtre d'Hélène. Elle ne lesvit paset par conséquent ne put les saluer. L'une des troisdames fut piquée et dit assez haut aux deux autres:

-- Voilàune belle façon pour une pensionnaire d'étaler sachambre aux yeux du public!

Réveilléepar ces parolesHélène leva les yeux et rencontratrois regards méchants.

-- Ehbiense dit-elle en fermant la fenêtre sans saluervoiciassez de temps que je suis agneau dans ce couventil faut êtreloupquand ce ne serait que pour varier les amusements de messieursles curieux de la ville.

Une heureaprèsun de ses gensexpédié en courrierportait la lettre suivante à sa mèrequi depuis dixannées habitait Rome et y avait su acquérir un grandcrédit.

"MÈRE TRÈS RESPECTABLE

"Tous les ans tu me donnes trois cent mille francs le jour de ma fête;j'emploie cet argent à faire ici des folieshonorables àla véritémais qui n'en sont pas moins des folies.Quoique tu ne me le témoignes plus depuis longtempsje saisque j'aurais deux façons de te prouver ma reconnaissance pourtoutes les bonnes intentions que tu as eues à mon égard.Je ne me marierai pointmais je deviendrais avec plaisir abbessede ce couvent; ce qui m'a donné cette idéec'estque les trois dames que notre cardinal Santi-Quatro a portéessur la liste par lui présentée au Saint-Pèresont mes ennemies; etquelle que soit l'élueje m'attends àéprouver toutes sortes de vexations. Présente lebouquet de ma fête aux personnes auxquelles il faut l'offrir;faisons d'abord retarder de six mois la nominationce qui rendrafolle de bonheur la prieure du couventmon amie intimeet quiaujourd'hui tient les rênes du gouvernement. Ce sera déjàpour moi une source de bonheuret c'est bien rarement que je puisemployer ce mot en parlant de ta fille. Je trouve mon idéefolle; maissi tu vois quelque chance de succèsdans troisjours je prendrai le voile blanchuit années de séjourau couventsans découcherme donnant droit à uneexemption de six mois. La dispense ne se refuse paset coûtequarante écus.

" Jesuis avec respectma vénérable mère"etc.

Cettelettre combla de joie la signora de Campireali. Lorsqu'elle la reçutelle se repentait vivement d'avoir fait annoncer à sa fille lamort de Branciforte; elle ne savait comment se terminerait cetteprofonde mélancolie où elle était tombée;elle prévoyait quelque coup de têteelle allait jusqu'àcraindre que sa fille ne voulut aller visiter au Mexique le lieu oùl'on avait prétendu que Branciforte avait étémassacréauquel cas il était très possiblequ'elle apprît à Madrid le vrai nom du colonel Lizzara.D'un autre côtéce que sa fille demandait par soncourrier était la chose du monde la plus difficile et l'onpeut même dire la plus absurde. Une jeune fille qui n'étaitpas même religieuseet qui d'ailleurs n'était connueque par la folle passion d'un brigandque peut-être elle avaitpartagéeêtre mise à la tête d'un couventoù tous les princes romains comptaient quelques parentes!Maispensa la signora de Campirealion dit que tout procèspeut être plaidé et par conséquent gagné.Dans sa réponseVictoire Carafa donna des espérances àsa fillequien généraln'avait que des volontésabsurdesmais par compensation s'en dégoûtait trèsfacilement Dans la soiréeen prenant des informations surtout ce quide près ou de loinpouvait tenir au couvent deCastroelle apprit que depuis plusieurs mois son ami le cardinalSanti-Quatro avait beaucoup d'humeur: il voulait marier sa nièceà don Octave Colonnafils aîné du princeFabricedont il a été parlé si souvent dans laprésente histoire. Le prince lui offrait son second fils donLorenzoparce quepour arranger sa fortuneétrangementcompromise par la guerre que le roi de Naples et le papeenfind'accordfaisaient aux brigands de la Faggiolail fallait que lafemme de son fils aîné apportât une dot de sixcent mille piastres (3.210.000 francs) dans la maison Colonna. Or lecardinal Santi-Quatromême en déshéritant de lafaçon la plus ridicule tous ses autres parentsne pouvaitoffrir qu'une fortune de trois cent quatre-vingts ou quatre centmille écus.

VictoireCarafa passa la soirée et une partie de la nuit à sefaire confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro. Lelendemaindès sept heureselle se fit annoncer chez le vieuxcardinal.

--Éminencelui dit-ellenous sommes bien vieux tous les deux;il est inutile de chercher à nous tromperen donnant de beauxnoms à des choses qui ne sont pas belles; je viens vousproposer une folie; tout ce que je puis dire pour ellec'est qu'ellen'est pas odieuse; mais j'avouerai que je la trouve souverainementridicule. Lorsqu'on traitait le mariage de don Octave Colonna avec mafille Hélènej'ai pris de l'amitié pour cejeune hommeetle jour de son mariageje vous remettrai deux centmille piastres en terres ou en argentque je vous prierai de luifaire tenir. Maispour qu'une pauvre veuve telle que moi puissefaire un sacrifice aussi énormeil faut que ma fille Hélènequi a présentement vingt-sept anset qui depuis l'âgede dix-neuf ans n'a pas découché du couventsoit faiteabbesse de Castro; il faut pour cela retarder l'électionde six moisla chose est canonique.

-- Quedites-vousmadame? s'écria le vieux cardinal hors de lui; SaSainteté elle-même ne pourrait pas faire ce que vousvenez demander à un pauvre vieillard impotent.

-- Aussiai-je dit à Votre Éminence que la chose étaitridicule: les sots la trouveront folle; mais les gens bien instruitsde ce qui se passe à la cour penseront que notre excellentprincele bon pape Grégoire XIIIa voulu récompenserles loyaux et longs services de Votre Éminence en facilitantun mariage que tout Rome sait qu'elle désire. Du restelachose est fort possibletout à fait canoniquej'en réponds;ma fille prendra le voile blanc dès demain.

-- Mais lasimoniemadame!... s'écria le vieillard d'une voix terrible.

La signorade Campireali s'en allait.

-- Quelest ce papier que vous laissez?

-- C'estla liste des terres que je présenterais comme valant deux centmille piastres si l'on ne voulait pas d'argent comptant; lechangement de propriété de ces terres pourrait êtretenu secret pendant fort longtemps; par exemplela maison Colonna meferait des procès que je perdrais...

-- Mais lasimoniemadame! l'effroyable simonie!

-- Il fautcommencer par différer l'élection de six moisdemainje viendrai prendre les ordres de Votre Éminence.

Je sensqu'il faut expliquer pour les lecteurs nés au nord des Alpesle ton presque officiel de plusieurs parties de ce dialogue; jerappellerai quedans les pays strictement catholiquesla plupartdes dialogues sur les sujets scabreux finissent par arriver auconfessionnalet alors il n'est rien moins qu'indifférent des'être servi d'un mot respectueux ou d'un terme ironique.

Lelendemain dans la journéeVictoire Carafa sut quepar suited'une grande erreur de faitdécouverte dans la liste destrois dames présentées pour la place d'abbesse deCastrocette élection était différée desix mois: la seconde dame portée sur la liste avait un renégatdans sa famille; un de ses grands oncles s'était faitprotestant à Udine.

La signorade Campireali crut devoir faire une démarche auprès duprince Fabrice Colonnaà la maison duquel elle allait offrirune si notable augmentation de fortune. Après deux jours desoinselle parvint à obtenir une entrevue dans un villagevoisin de Romemais elle sortit tout effrayée de cetteaudience; elle avait trouvé le princeordinairement si calmetellement préoccupé de la gloire militaire du colonelLizzara (Jules Branciforte)qu'elle avait jugé absolumentinutile de lui demander le secret sur cet article. Le colonel étaitpour lui comme un filsetmieux encorecomme un élèvefavori. Le prince passait sa vie à lire et relire certaineslettres arrivées de Flandre. Que devenait le dessein favoriauquel la signora de Campireali sacrifiait tant de choses depuis dixanssi sa fille apprenait l'existence et la gloire du colonelLizzara?

Je croisdevoir passer sous silence beaucoup de circonstances quià lavéritépeignent les moeurs de cette époquemais qui me semblent tristes à raconter. L'auteur du manuscritromain s'est donné des peines infinies pour arriver àla date exacte de ces détails que je supprime.

Deux ansaprès l'entrevue de la signora de Campireali avec le princeColonnaHélène était abbesse de Castro; mais levieux cardinal Santi-Quatro était mort de douleur aprèsce grand acte de simonie. En ce temps-làCastro avait pourévêque le plus bel homme de la cour du papemonsignorFrancesco Cittadininoble de la ville de Milan. Ce jeune hommeremarquable par ses grâces modestes et son ton de dignitéeut des rapports fréquents avec l'abbesse de la Visitation àl'occasion surtout du nouveau cloître dont elle entrepritd'embellir son couvent. Ce jeune évêque Cittadinialorsâgé de vingt-neuf ansdevint amoureux fou de cettebelle abbesse. Dans le procès qui fut dressé un an plustardune foule de religieusesentendues comme témoinsrapportent que l'évêque multipliant le plus possible sesvisites au couventdisant souvent à leur abbesse: "Ailleurs je commandeetje l'avoue à ma hontej'y trouvequelque plaisir; auprès de vous j'obéis comme unesclavemais avec un plaisir qui surpasse de bien loin celui decommander ailleurs. Je me trouve sous l'influence d'un êtresupérieur; quand je l'essayeraisje ne pourrais avoir d'autrevolonté que la sienneet j'aimerais mieux me voir pour uneéternité le dernier de ses esclaves que d'êtreroi loin de ses yeux. "

Lestémoins rapportent qu'au milieu de ces phrases élégantessouvent l'abbesse lui ordonnait de se taireet en des termes durs etqui montraient le mépris.

-- A vraidirecontinue un autre témoinmadame le traitait comme undomestique; dans ces cas-làle pauvre évêquebaissait les yeuxse mettait à pleurermais ne s'en allaitpoint. Il trouvait tous les jours de nouveaux prétextes pourreparaître au couventce que scandalisait fort les confesseursdes religieuses et les ennemies de l'abbesse. Mais madame l'abbesseétait vivement défendue par la prieureson amieintimeet quisous ses ordres immédiatsexerçait legouvernement intérieur.

-- Voussavezmes nobles soeursdisait celle-ciquedepuis cette passioncontrariée que notre abbesse éprouva dans sa premièrejeunesse pour un soldat d'aventuresil lui est resté beaucoupde bizarrerie dans les idéesmais vous savez toutes que soncaractère a ceci de remarquableque jamais elle ne revientsur le compte des gens pour lesquels elle a montré du mépris.Ordans toute sa vie peut-êtreelle n'a pas prononcéautant de paroles outrageantes qu'elle en a adressées en notreprésence au pauvre monsignor Cittadini. Tous les joursnousvoyons celui-ci subir des traitements qui nous font rougir pour sahaute dignité.

-- Ouirépondaient les religieuses scandaliséesmais ilrevient tous les jours; doncau fondil n'est pas si maltraitéetdans tous les cascette apparence d'intrigue nuit à laconsidération du saint ordre de la Visitation.

Le maîtrele plus dur n'adresse pas au valet le plus inepte le quart desinjures dont tous les jours l'altière abbesse accablait cejeune évêque aux façons si onctueuses; mais ilétait amoureuxet avait apporté de son pays cettemaxime fondamentalequ'une fois une entreprise de ce genrecommencéeil ne faut plus s'inquiéter que du butetne pas regarder les moyens.

-- Au boutdu comptedisait l'évêque à son confident Césardel Benele mépris est pour l'amant qui s'est désistéde l'attaque avant d'y être contraint par des moyens de forcemajeure.

Maintenantma triste tâche va se borner à donner un extraitnécessairement fort sec du procès à la suiteduquel Hélène trouva la mort. Ce procèsquej'ai lu dans une bibliothèque dont je dois taire le nomneforme pas moins de huit volumes in-folio. L'interrogatoire et leraisonnement sont en langue latineles réponses en italien.J'y vois qu'au mois de novembre 1572sur les onze heures du soirlejeune évêque se rendit seul à la porte del'église où toute la journée les fidèlessont admis; l'abbesse elle-même lui ouvrit cette porteet luipermit de la suivre. Elle le reçut dans une chambre qu'elleoccupait souvent et qui communiquait par une porte secrète auxtribunes qui règnent sur les nefs de l'église. Uneheure s'était à peine écoulée lorsquel'évêque fort surprisfut renvoyé chez lui;l'abbesse elle-même le reconduisit à la porte del'égliseet lui dit ces propres paroles:

--Retournez à votre palais et quittez-moi bien vite. Adieumonseigneurvous me faites horreur; il me semble que je me suisdonnée à un laquais.

Toutefoistrois mois aprèsarriva le temps du carnaval. Les gens deCastro étaient renommés par les fêtes qu'ils sedonnaient entre eux à cette époquela ville entièreretentissait du bruit des mascarades. Aucune ne manquait de passerdevant une petite fenêtre qui donnait un jour de souffrance àune certaine écurie du couvent. L'on sent bien que trois moisavant le carnaval cette écurie était changée ensalonet qu'elle ne désemplissait pas les jours de mascarade.Au milieu de toutes les folies du publicl'évêque vintà passer dans son carrosse; l'abbesse lui fit un signeetlanuit suivanteà une heureil ne manqua pas de se trouver àla porte de l'église. Il entra; maismoins de trois quartsd'heure aprèsil fut renvoyé avec colère.Depuis le premier rendez-vous au mois de novembreil continuait àvenir au couvent à peu près tous les huit jours. Ontrouvait sur sa figure un petit air de triomphe et de sottise quin'échappait à personnemais qui avait le privilègede choquer grandement le caractère altier de la jeune abbesse.Le lundi de Pâquesentre autres jourselle le traita comme ledernier des hommeset lui adressa des paroles que le plus pauvre deshommes de peine du couvent n'eût pas supportées.Toutefoispeu de jours aprèselle lui fit un signe àla suite duquel le bel évêque ne manqua pas de setrouverà minuità la porte de l'église; ellel'avait fait venir pour lui apprendre qu'elle était enceinte.A cette annoncedit le procèsle beau jeune homme pâlitd'horreur et devint tout à fait stupide de peur.L'abbesse eut la fièvre; elle fit appeler le médecinet ne lui fit point mystère de son état. Cet hommeconnaissait le caractère généreux de la maladeet lui promit de la tirer d'affaire. Il commença par la mettreen relation avec une femme du peuple jeune et joliequisans porterle titre de sage-femmeen avait les talents. Son mari étaitboulanger. Hélène fut contente de la conversation decette femmequi lui déclara quepour l'exécution desprojets à l'aide desquels elle espérait la sauverilétait nécessaire qu'elle eût deux confidentesdans le couvent.

-- Unefemme comme vousà la bonne heuremais une de mes égales!non; sortez de ma présence.

Lasage-femme se retira. Maisquelques heures plus tardHélènene trouvant pas prudent de s'exposer aux bavardages de cette femmefit appeler le médecinqui la renvoya au couventoùelle fut traitée généreusement. Cette femme juraquemême non rappeléeelle n'eût jamais divulguéle secret confié; mais elle déclara de nouveau ques'il n'y avait pas dans l'intérieur du couvent deux femmesdévouées aux intérêts de l'abbesse etsachant toutelle ne pouvait se mêler de rien. (Sans douteelle songeait à l'accusation d'infanticide). Après yavoir beaucoup réfléchil'abbesse résolut deconfier ce terrible secret à madame Victoireprieure ducouventde la noble famille des ducs de Cet à MadameBernardefille du marquis P... Elle leur fit jurer sur leursbréviaires de ne jamais dire un motmême au tribunal dela pénitencede ce qu'elle allait leur confier. Ces damesrestèrent glacées de terreur. Elles avouentdans leursinterrogatoiresquepréoccupées du caractèresi altier de leur abbesseelles s'attendirent à l'aveu dequelque meurtre. L'abbesse leur dit d'un air simple et froid:

-- J'aimanqué à tous mes devoirsje suis enceinte.

MadameVictoirela prieureprofondément émue et troubléepar l'amitié quidepuis tant d'annéesl'unissait àHélèneet non poussée par une vaine curiosités'écria les larmes aux yeux:

-- Quelest donc l'imprudent qui a commis ce crime?

-- Je nel'ai pas dit même à mon confesseur; jugez si je veux ledire à vous!

Ces deuxdames délibérèrent aussitôt sur les moyensde cacher ce fatal secret au reste du couvent. Elles décidèrentd'abord que le lit de l'abbesse serait transporté dans sachambre actuellelieu tout à fait centralà lapharmacie que l'on venait d'établir dans l'endroit le plusreculé du couventau troisième étage du grandbâtiment élevé par la générositéd'Hélène. C'est dans ce lieu que l'abbesse donna lejour à un enfant mâle. Depuis trois semaines la femme duboulanger était cachée dans l'appartement de laprieure. Comme cette femme marchait avec rapidité le long ducloîtreemportant l'enfantcelui-ci jeta des crisetdanssa terreurcette femme se réfugia dans la cave. Une heureaprèsmadame Bernardeaidée du médecinparvint à ouvrir une petite porte du jardinla femme duboulanger sortit rapidement du couvent et bientôt aprèsde la ville. Arrivée en rase campagne et poursuivie par uneterreur paniqueelle se réfugia dans une grotte que le hasardlui fit rencontrer dans certains rochers. L'abbesse écrivit àCésar del Beneconfident et premier valet de chambre del'évêquequi courut à la grotte qu'on lui avaitindiquée; il était à cheval: il prit l'enfantdans ses braset partit au galop pour Montefiascone. L'enfant futbaptisé dans l'église de Sainte-Margueriteet reçutle nom d'Alexandre. L'hôtesse du lieu avait procuré unenourrice à laquelle César remit huit écus:beaucoup de femmess'étant rassemblées autour del'église pendant la cérémonie du baptêmedemandèrent à grands cris au seigneur César lenom du père de l'enfant.

-- C'estun grand seigneur de Romeleur dit-ilqui s'est permis d'abuserd'une pauvre villageoise comme vous.

Et ildisparut.



VII

Toutallait bien jusque-là dans cet immense couventhabitépar plus de trois cents femmes curieuses; personne n'avait rien vupersonne n'avait rien entendu. Mais l'abbesse avait remis au médecinquelques poignées de sequins nouvellement frappés àla monnaie de Rome. Le médecin donna plusieurs de ces piècesà la femme du boulanger. Cette femme était jolie et sonmari jaloux; il fouilla dans sa malletrouva ces pièces d'orsi brillantesetles croyant le prix de son déshonneurlaforçale couteau sur la gorgeà dire d'oùelles provenaient. Après quelques tergiversationsla femmeavoua la véritéet la paix fut faite. Les deux épouxen vinrent à délibérer sur l'emploi d'une tellesomme. La boulangère voulait payer quelques dettes; mais lemari trouva plus beau d'acheter un muletce qui fut fait. Ce muletfit scandale dans le quartierqui connaissait bien la pauvretédes deux époux. Toutes les commères de la villeamieset ennemiesvenaient successivement demander à la femme duboulanger quel était l'amant généreux quil'avait mise à même d'acheter un mulet. Cette femmeirritéerépondait quelquefois en racontant la vérité.Un jour que César del Bene était allé voirl'enfantet revenait rendre compte de sa visite à l'abbessecelle-ciquoique fort indisposéese traîna jusqu'àla grilleet lui fit des reproches sur le peu de discrétiondes agents employés par lui. De son côtél'évêque tomba malade de peur; il écrivit àses frères à Milan pour leur raconter l'injusteaccusation à laquelle il était en butte: il lesengageait à venir à son secours. Quoique gravementindisposéil prit la résolution de quitter Castro;maisavant de partiril écrivit à l'abbesse:

"Vous saurez déjà que tout ce qui a étéfait est oublié. Ainsisi vous prenez intérêt àsauver non seulement ma réputationmais peut-être mavieet pour éviter un plus grand scandalevous pouvezinculper Jean-Baptiste Dolerimort depuis peu de jours; quesiparce moyenvous ne réparez pas votre honneurle mien du moinsne courra plus aucun péril. "

L'évêqueappela don Luigiconfesseur du monastère de Castro.

--Remettez cecilui dit-ildans les propres mains de madamel'abbesse.

Celle-ciaprès avoir lu cet infâme billets'écria devanttout ce qui se trouvait dans la chambre:

--Ainsi méritent d'être traitées les vierges follesqui préfèrent la beauté du corps à cellede l'âme!

Le bruitde tout ce qui se passait à Castro parvint rapidement auxoreilles du terrible cardinal Farnèse (il se donnait cecaractère depuis quelques annéesparce qu'il espéraitdans le prochain conclaveavoir l'appui des cardinaux zelanti).Aussitôt il donna l'ordre au podestat de Castro de fairearrêter l'évêque Cittadini. Tous les domestiquesde celui-cicraignant la questionprirent la fuite. Le seulCésar del Bene resta fidèle à son maîtreet lui jura qu'il mourrait dans les tourments plutôt que derien avouer qui pût lui nuire. Cittadinise voyant entouréde gardes dans son palaisécrivit de nouveau à sesfrèresqui arrivèrent de Milan en toute hâte.Ils le trouvèrent détenu dans la prison de Ronciglione.

Je voisdans le premier interrogatoire de l'abbesse quetout en avouant safauteelle nia avoir eu des rapports avec monseigneur l'évêque;son complice avant été Jean-Baptiste Doleriavocat ducouvent.

Le 9septembre 1573Grégoire XIII ordonna que le procès fûtfait en toute hâte et en toute rigueur. Un juge criminelunfiscal et un commissaire se transportèrent à Castro età Ronciglione. César del Benepremier valet de chambrede l'évêqueavoue seulement avoir porté unenfant chez une nourrice. On l'interroge en présence demesdames Victoire et Bernarde. On le met à la torture deuxjours de suite; il souffre horriblement; maisfidèle àsa paroleil n'avoue que ce qu'il est impossible de nieret lefiscal ne peut rien tirer de lui.

Quandvient le tour de mesdames Victoire et Bernardequi avaient ététémoins des tortures infligées à Césarelles avouent tout ce qu'elles ont fait. Toutes les religieuses sontinterrogées sur le nom de l'auteur du crime; la plupartrépondent avoir ouï dire que c'est monseigneur l'évêque.Une des soeurs portières rapporte les paroles outrageantes quel'abbesse avait adressées à l'évêque en lemettant à la porte de l'église. Elle ajoute:

"Quand on se parle sur ce tonc'est qu'il y a bien longtemps que l'onfait l'amour ensemble. En effetmonseigneur l'évêqueordinairement remarquable par l'excès de sa suffisanceavaiten sortant de l'églisel'air tout penaud. "

L'une desreligieusesinterrogée en présence de l'instrument destorturesrépond que l'auteur du crime doit être lechatparce que l'abbesse le tient continuellement dans ses bras etle caresse beaucoup. Une autre religieuse prétend que l'auteurdu crime devait être le ventparce queles jours où ilfait du ventl'abbesse est heureuse et de bonne humeurelles'expose à l'action du vent sur un belvédèrequ'elle a fait construire exprès; etquand on va lui demanderune grâce en ce lieujamais elle ne la refuse. La femme duboulangerla nourriceles commères de Montefiasconeeffrayées par les tortures qu'elles avaient vu infliger àCésardisent la vérité.

Le jeuneévêque était malade ou faisait le malade àRonciglionece qui donna l'occasion à ses frèressoutenus par le crédit et par les moyens d'influence de lasignora de Campirealide se jeter plusieurs fois aux pieds du papeet de lui demander que la procédure fût suspenduejusqu'à ce que l'évêque eût recouvrésa santé. Sur quoi le terrible cardinal Farnèseaugmenta le nombre des soldats qui le gardaient dans sa prison.L'évêque ne pouvant être interrogélescommissaires commençaient toutes leurs séances parfaire subir un nouvel interrogatoire à l'abbesse. Un jour quesa mère lui avait fait dire d'avoir bon courage et decontinuer à tout nierelle avoua tout.

--Pourquoi avez-vous d'abord inculpé Jean-Baptiste Doleri?

-- Parpitié pour la lâcheté de l'évêqueetd'ailleurss'il parvient à sauver sa chère vieilpourra donner des soins à mon fils.

Aprèscet aveuon enferma l'abbesse dans une chambre du couvent de Castrodont les mursainsi que la voûteavaient huit piedsd'épaisseur; les religieuses ne parlaient de ce cachot qu'avecterreuret il était connu sous le nom de la chambre desmoines; l'abbesse y fut gardée à vue par trois femmes.

La santéde l'évêque s'étant un peu amélioréetrois cents sbires ou soldats vinrent le prendre àRonciglioneet il fut transporté à Rome en litière;on le déposa à la prison appelée CorteSavella. Peu de jours aprèsles religieuses aussi furentamenées à Rome; l'abbesse fut placée dans lemonastère de Sainte-Marthe. Quatre religieuses étaientinculpées: mesdames Victoire et Bernardela soeur chargéedu tour et la portière qui avait entendu les parolesoutrageantes adressées à l'évêque parl'abbesse.

L'évêquefut interrogé par l'auditeur de la chambre. L'un despremiers personnages de l'ordre judiciaire. On remit de nouveau àla torture le pauvre César del Benequi non seulement n'avouarienmais dit des choses qui faisaient de la peine au ministèrepublicce qui lui valut une nouvelle séance de torture.Ce supplice préliminaire fut également infligé àmesdames Victoire et Bernarde. L'évêque niait tout avecsottisemais avec une belle opiniâtreté; il rendaitcompte dans le plus grand détail de tout ce qu'il avait faitdans les trois soirées évidemment passées auprèsde l'abbesse.

Enfinonconfronta l'abbesse avec l'évêqueetquoiqu'elle ditconstamment la véritéon la soumit à latorture. Comme elle répétait ce qu'elle avait toujoursdit depuis son premier aveul'évêquefidèle àson rôlelui adressa des injures.

Aprèsplusieurs autres mesures raisonnables au fondmais entachéesde cet esprit de cruautéqui après les règnesde Charles-Quint et de Philippe IIprévalait trop souventdans les tribunaux d'Italiel'évêque fut condamnéà subir une prison perpétuelle au châteauSaint-Ange; l'abbesse fut condamnée à êtredétenue toute sa vie dans le couvent de Sainte-Martheoùelle se trouvait. Mais déjà la signora de Campirealiavait entreprispour sauver sa fillede faire creuser un passagesouterrain. Ce passage partait de l'un des égouts laisséspar la magnificence de l'ancienne Romeet devait aboutir au caveauprofond où l'on plaçait les dépouilles mortellesdes religieuses de Sainte-Marthe. Ce passagelarge de deux pieds àpeu prèsavait des parois de planches pour soutenir lesterres à droite et à gaucheet on lui donnait pourvoûteà mesure que l'on avançaitdeux planchesplacées comme les jambages d'un A majuscule.

Onpratiquait ce souterrain à trente pieds de profondeur àpeu près. Le point important était de le diriger dansle sens convenable: à chaque instantdes puits et desfondements d'anciens édifices obligeaient les ouvriers àse détourner. Une autre grande difficultéc'étaientles déblaisdont on ne savait que faireil paraîtqu'on les semait pendant la nuit dans toutes les rues de Rome. Onétait étonné de cette quantité de terrequi tombaitpour ainsi diredu ciel.

Quelquesgrosses sommes que la signora de Campireali dépensâtpour essayer de sauver sa filleson passage souterrain eut sansdoute été découvertmais le pape GrégoireXIII vint à mourir en 1585et le règne du désordrecommença avec le siège vacant.

Hélèneétait fort mal à Sainte-Marthe; on peut penser si desimples religieuses assez pauvres mettaient du zèle àvexer une abbesse fort riche et convaincue d'un tel crime. Hélèneattendait avec empressement le résultat des travaux entreprispar sa mère. Mais tout à coup son coeur éprouvad'étranges émotions. Il y avait déjà sixmois que Fabrice Colonnavoyant l'état chancelant de la santéde Grégoire XIIIet ayant de grands projets pourl'interrègneavait envoyé un de ses officiers àJules Brancifortemaintenant si connu dans les arméesespagnoles sous le nom de colonel Lizzara. Il le rappelait en Italie;Jules brûlait de revoir son pays. Il débarqua sous unnom supposé à Pescarapetit port de l'Adriatique sousChiettidans les Abruzzeset par les montagnes il vint jusqu'àla Petrella. La joie du prince étonna tout le monde. Il dit àJules qu'il l'avait fait appeler pour faire de lui son successeur etlui donner le commandement de ses soldats. A quoi Branciforterépondit quemilitairement parlantl'entreprise ne valaitplus rience qu'il prouva facilement; si jamais l'Espagne le voulaitsérieusementen six mois et à peu de fraiselledétruirait tous les soldats d'aventure de l'Italie.

-- Maisaprès toutajouta le jeune Brancifortesi vous le voulezmon princeje suis prêt à marcher. Vous trouvereztoujours en moi le successeur du brave Ranuce tué aux Ciampi.

Avantl'arrivée de Julesle prince avait ordonnécomme ilsavait ordonnerque personne dans la Petrella ne s'avisât deparler de Castro et du procès de l'abbesse; la peine de mortsans aucune rémission était placée enperspective du moindre bavardage. Au milieu des transports d'amitiéavec lesquels il reçut Branciforteil lui demanda de ne pointaller à Albano sans luiet sa façon d'effectuer cevoyage fut de faire occuper la ville par mille de ses genset deplacer une avant-garde de douze cents hommes sur la route de Rome.Qu'on juge de ce que devint le pauvre Juleslorsque le princeayantfait appeler le vieux Scottiqui vivait encoredans la maison oùil avait placé son quartier généralle fitmonter dans la chambre où il se trouvait avec Branciforte. Dèsque les deux amis se furent jetés dans les bras l'un del'autre:

--Maintenantpauvre coloneldit-il à Julesattends-toi àce qu'il y a de pis.

Sur quoiil souffla la chandelle et sortit en enfermant à clef les deuxamis.

LelendemainJulesqui ne voulut pas sortir de sa chambreenvoyademander au prince la permission de retourner à la Petrellaet de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporterque le prince avait disparuainsi que ses troupes. Dans la nuitilavait appris la mort de Grégoire XIII; il avait oubliéson ami Jules et courait la campagne. Il n'était restéautour de Jules qu'une trentaine d'hommes appartenant àl'ancienne compagnie de Ranuce. L'on sait assez qu'en ce temps-làpendant le siège vacantles lois étaient muetteschacun songeait à satisfaire ses passionset il n'y avait deforce que la force; c'est pourquoiavant la fin de la journéele prince Colonna avait déjà fait pendre plus decinquante de ses ennemis. Quant à Julesquoiqu'il n'eûtpas quarante hommes avec luiil osa marcher vers Rome.

Tous lesdomestiques de l'abbesse de Castro lui avaient étéfidèles; ils s'étaient logés dans les pauvresmaisons voisines du couvent de Sainte-Marthe. L'agonie de GrégoireXIII avait duré plus d'une semaine; la signora de Campirealiattendait impatiemment les journées de trouble qui allaientsuivre sa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de sonsouterrain. Comme il s'agissait de traverser les caves de plusieursmaisons habitéeselle craignait fort de ne pouvoir déroberau public la fin de son entreprise.

Dèsle surlendemain de l'arrivée de Branciforte à laPetrellales trois anciens bravi de Julesqu'Hélèneavait pris à son servicesemblèrent atteints de folie.Quoique tout le monde ne sût que trop qu'elle était ausecret le plus absoluet gardée par des religieuses qui lahaïssaientUgone l'un des bravi vint à la portedu couventet fit les instances les plus étranges pour qu'onlui permît de voir sa maîtresseet sur-le-champ. Il futrepoussé et jeté à la porte. Dans son désespoircet homme y restaet se mit à donner un bajoc (un sou)à chacune des personnes attachées au service de lamaison qui entraient ou sortaienten leur disant ces précisesparoles: Réjouissez-vous avec moi; le signor JulesBranciforte est arrivéil est vivant: dites cela à vosamis.

Les deuxcamarades d'Ugone passèrent la journée à luiapporter des bajocset ils ne cessèrent d'en distribuer jouret nuit en disant toujours les mêmes parolesque lorsqu'il neleur en resta plus un seul. Mais les trois bravise relevantl'un l'autrene continuèrent pas moins à monter lagarde à la porte du couvent de Sainte-Martheadressanttoujours aux passants les mêmes paroles suivies de grandessalutations: Le seigneur Jules est arrivéetc...

L'idéede ces braves gens eut du succès: moins de trente-six heuresaprès le premier bajoc distribuéla pauvre Hélèneau secret au fond de son cachotsavait que Jules étaitvivant; ce mot la jeta dans une sorte de frénésie:

-- O mamère! s'écriait-ellem'avez-vous fait assez de mal!

Quelquesheures plus tard l'étonnante nouvelle lui fut confirméepar la petite Mariettaquien faisant le sacrifice de tous sesbijoux d'orobtint la permission de suivre la soeur tourièrequi apportait ses repas à la prisonnière. Hélènese jeta dans ses bras en pleurant de Joie.

-- Ceciest bien beaului dit-ellemais je ne resterai plus guèreavec toi.

--Certainement! lui dit Marietta. Je pense bien que le temps de ceconclave ne se passera pas sans que votre prison ne soit changéeen un simple exil.

-- Ah! machèrerevoir Jules! et le revoirmoi coupable!

Au milieude la troisième nuit qui suivit cet entretienune partie dupavé de l'église enfonça avec un grand bruit;les religieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allaits'abîmer. Le trouble fut extrêmetout le monde criait autremblement de terre. Une heure environ après la chute du pavéde marbre de l'églisela signora de Campirealiprécédéepar les trois bravi au service d'Hélènepénétradans le cachot par le souterrain.

--Victoirevictoiremadame! criaient les bravi.

Hélèneeut une peur mortelle; elle crut que Jules Branciforte étaitavec eux. Elle fut bien rassuréeet ses traits reprirent leurexpression sévère lorsqu'ils lui dirent qu'ilsn'accompagnaient que la signora de Campirealiet que Jules n'étaitencore que dans Albanoqu'il venait d'occuper avec plusieursmilliers de soldats.

Aprèsquelques instante d'attentela signora de Campireali parut; ellemarchait avec beaucoup de peinedonnant le bras à son écuyerqui était en grand costume et l'épée au côté;mais son habit magnifique était tout souillé de terre.

-- O machère Hélène! je viens te sauver! s'écriala signora de Campireali.

-- Et quivous dit que je veuille être sauvée?

La signorade Campireali restait étonnée; elle regardait sa filleavec de grands yeux; elle parut fort agitée.

-- Ehbienma chère Hélènedit-elle enfinladestinée me force à t'avouer une action bien naturellepeut-êtreaprès les malheurs autrefois arrivésdans notre famillemais dont je me repenset que je te prie de mepardonner: Jules... Branciforte... est vivant...

-- Etc'est parce qu'il vit que je ne veux pas vivre.

La signorade Campireali ne comprenait pas d'abord le langage de sa fillepuiselle lui adressa les supplications les plus tendres; mais ellen'obtenait pas de réponse: Hélène s'étaittournée vers son crucifix et priait sans l'écouter. Cefut en vain quependant une heure entièrela signora deCampireali fit les derniers efforts pour obtenir une parole ou unregard. Enfinsa filleimpatientéelui dit:

-- C'estsous le marbre de ce crucifix qu'étaient cachées seslettresdans ma petite chambre d'Albano; il eût mieux valu melaisser poignarder par mon père! Sortezet laissez-moi del'or.

La signorade Campirealivoulant continuer à parler à sa fillemalgré les signes d'effroi que lui adressait son écuyerHélène s'impatienta.

--Laissez-moidu moinsune heure de liberté; vous avezempoisonné ma vievous voulez aussi empoisonner ma mort.

-- Nousserons encore maîtres du souterrain pendant deux ou troisheures; j'ose espérer que tu te raviseras! s'écria lasignora de Campireali fondant en larmes.

Et ellereprit la route du souterrain.

-- Ugonereste auprès de moidit Hélène à l'un deses braviet sois bien armémon garçoncarpeut-être il s'agira de me défendre. Voyons ta dagueton épéeton poignard!

Le vieuxsoldat lui montra ces armes en bon état.

-- Ehbientiens-toi là en dehors de ma prison; je vais écrireà Jules une longue lettre que tu lui remettras toi-même;je ne veux pas qu'elle passe par d'autres mains que les tiennesn'ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ce que contiendracette lettre. Mets dans tes poches tout cet or que ma mèrevient de laisserje n'ai besoin pour moi que de cinquante sequins;place-les sur mon lit.

Aprèsces parolesHélène se mit à écrire.

" Jene doute point de toimon cher Jules: si je m'en vaisc'est que jemourrais de douleur dans tes brasen voyant quel eût étémon bonheur si je n'eusse pas commis une faute. Ne va pas croire quej'aie jamais aimé aucun être au monde après toi;bien loin de làmon coeur était rempli du plus vifmépris pour l'homme que j'admettais dans ma chambre. Ma fautefut uniquement d'ennuietsi l'on veutde libertinage. Songe quemon espritfort affaibli depuis la tentative inutile que je fis àla Petrellaoù le prince que je vénérais parceque tu l'aimaisme reçut si cruellement; songedis-jequemon espritfort affaiblifut assiégé par douze annéesde mensonge. Tout ce qui m'environnait était faux et menteuret je le savais. Je reçus d'abord une trentaine de lettres detoi; juge des transports avec lesquels j'ouvris les premières!maisen les lisantmon coeur se glaçait. J'examinais cetteécritureje reconnaissais ta mainmais non ton coeur. Songeque ce premier mensonge a dérangé l'essence de ma vieau point de me faire ouvrir sans plaisir une lettre de ton écriture!La détestable annonce de ta mort acheva de tuer en moi tout cequi restait encore des temps heureux de notre jeunesse. Mon premierdesseincomme tu le comprends bienfut d'aller voir et toucher demes mains la plage du Mexique où l'on disait que les sauvagest'avaient massacré; si j'eusse suivi cette pensée...nous serions heureux maintenantcarà Madridquels quefussent le nombre et l'adresse des espions qu'une main vigilante eûtpu semer autour de moicomme de mon côté j'eusseintéressé toutes les âmes dans lesquelles ilreste encore un peu de pitié et de bontéil estprobable que je serais arrivée à la vérité;car déjàmon Julestes belles actions avaient fixésur toi l'attention du mondeet peut-être quelqu'un àMadrid savait que tu étais Branciforte. Veux-tu que je te disece qui empêcha notre bonheur? D'abord le souvenir de l'atroceet humiliante réception que le prince m'avait faite àla Petrella; que d'obstacles puissants à affronter de Castroau Mexique! Tu le voismon âme avait déjà perdude son ressort. Ensuite il me vint une pensée de vanité.J'avais fait construire de grands bâtiments dans le couventafin de pouvoir prendre pour chambre la loge de la tourièreoù tu te réfugias la nuit du combat. Un jourjeregardais cette terre que jadispour moitu avais abreuvéede ton sang; j'entendis une parole de méprisje levai latêteje vis des visages méchants; pour me vengerjevoulus être abbesse. Ma mèrequi savait bien que tuétais vivantfit des choses héroïques pourobtenir cette nomination extravagante. Cette place ne futpour moiqu'une source d'ennuis; elle acheva d'avilir mon âme; jetrouvai du plaisir à. marquer mon pouvoir souvent par lemalheur des autres; je commis des injustices. Je me voyais àtrente ansvertueuse suivant le mondericheconsidéréeet cependant parfaitement malheureuse. Alors se présenta cepauvre hommequi était la bonté mêmemaisl'ineptie en personne. Son ineptie fit que je supportai ses premierspropos. Mon âme était si malheureuse par tout ce quim'environnait depuis ton départqu'elle n'avait plus la forcede résister à la plus petite tentation. T'avouerai-jeune chose bien indécente ? Mais je réfléchis quetout est permis à une morte. Quand tu liras ces ligneslesvers dévorerontces prétendues beautés quin'auraient dû être que pour toi. Enfin il faut dire cettechose qui me fait de la peineje ne voyais pas pourquoi jen'essayerais pas de l'amour grossiercomme toutes nos damesromaines; j'eus une pensée de libertinagemais je n'ai jamaispu me donner à cet homme sans éprouver un sentimentd'horreur et de dégoût qui anéantissait tout leplaisir. Je te voyais toujours à mes côtésdansnotre jardin du palais d'Albanolorsque la Madone t'inspira cettepensée généreuse en apparencemais quipourtantaprès ma mèrea fait le malheur de notrevie. Tu n'étais point menaçantmais tendre et boncomme tu le fus toujours; tu me regardais; alors j'éprouvaisdes moments de colère pour cet autre homme et j'allais jusqu'àle battre de toutes mes forces. Voilà toute la véritémon cher Jules: je ne voulais pas mourir sans te la direet jepensais aussi que peut-être cette conversation avec toim'ôterait l'idée de mourir. Je n'en vois que mieuxquelle eût été ma joie en te revoyantsi je mefusse conservée digne de toi. Je t'ordonne de vivre et decontinuer cette carrière militaire qui m'a causé tantde joie quand j'ai appris tes succès. Qu'eût-ce étégrand Dieu! si j'eusse reçu tes lettressurtout aprèsla bataille d'Achenne! Viset rappelle-toi souvent la mémoirede Ranucetué aux Ciampiet celle d'Hélènequipour ne pas voir un reproche dans tes yeuxest morte àSainte-Marthe. "

Aprèsavoir écritHélène s'approcha du vieux soldatqu'elle trouva dormant; elle lui déroba sa daguesans qu'ils'en aperçutpuis elle l'éveilla.

-- J'aifinilui dit-elleje crains que nos ennemis ne s'emparent dusouterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la tableetremets-la toi-même à Julestoi-mêmeentends-tu?De plusdonne-lui mon mouchoir que voici; dis-lui que je ne l'aimepas plus en ce moment que je ne l'ai toujours aimétoujoursentends bien!

Ugonedebout ne partait pas.

-- Vadonc!

-- Madameavez-vous bien réfléchi? Le seigneur Jules vous aimetant!

-- Moiaussije l'aimeprends la lettre et remets-la toi-même.

-- Ehbienque Dieu vous bénisse comme vous êtes bonne!

Ugone allaet revint fort vite; il trouva Hélène morte: elle avaitla dague dans le coeur.