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George Sand



François le Champi

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

Nous revenions de la promenadeR*** et moiau clair de la lunequi argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C'était une soirée d'automne tiède et doucement voilée; nous remarquions la sonorité de l'air dans cette saison et ce je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu'à l'approche du lourd sommeil de l'hiver chaque être et chaque chose s'arrangent furtivement pour jouir d'un reste de vie et d'animation avant l'engourdissement fatal de la gelée: etcomme s'ils voulaient tromper la marche du tempscomme s'ils craignaient d'être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fêteles êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l'été. L'insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète; mais tout aussitôt il s'interromptet va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d'exhaler un dernier parfumd'autant plus suave qu'il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n'osent frémir au souffle de l'airet les troupeaux paissent en silence sans cris d'amour ou de combat.

Nous-mêmesmon ami et moinous marchions avec une certaine précautionet un recueillement instinctif nous rendait muets et comme attentifs à la beauté adoucie de la natureà l'harmonie enchanteresse de ses derniers accordsqui s'éteignaient dans un pianissimo insaisissable. L'automne est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l'hiver.

-- Tout cela est si calmeme dit enfin mon amiquimalgré notre silenceavait suivi mes pensées comme je suivais les siennes; tout cela paraît absorbé dans une rêverie si étrangère et si indifférente aux travauxaux prévoyances et aux soucis de l'hommeque je me demande quelle expressionquelle couleurquelle manifestation d'art et de poésie l'intelligence humaine pourrait donner en ce moment à la physionomie de la nature. Etpour mieux te définir le but de ma rechercheje compare cette soiréece cielce paysageéteints et cependant harmonieux et completsà l'âme d'un paysan religieux et sage qui travaille et profite de son labeurqui jouit de la vie qui lui est propresans besoinsans désir et sans moyen de manifester et d'exprimer sa vie intérieure. J'essaie de me placer au sein de ce mystère de la vie rustique et naturellemoi civiliséqui ne sais pas jouir par l'instinct seulet qui suis toujours tourmenté du désir de rendre compte aux autres et à moi-même de ma contemplation ou de ma méditation.

" Et alorscontinua mon amije cherche avec peine quel rapport peut s'établir entre mon intelligence qui agit trop et celle de ce paysan qui n'agit pas assez; de même que je me demandais tout à l'heure ce que la peinturela musiquela descriptionla traduction de l'arten un motpourrait ajouter à la beauté de cette nuit d'automne qui se révèle à moi par une réticence mystérieuseet qui me pénètre sans que je sache par quelle magique communication.

-- Voyonsrépondis-jesi je comprends bien comment la question est posée: Cette nuit d'octobrece ciel incolorecette musique sans mélodie marquée ou suiviece calme de la naturece paysan qui se trouve plus près que nouspar sa simplicitépour en jouir et la comprendre sans la décriremettons tout cela ensembleet appelons-le la vie primitiverelativement à notre vie développée et compliquéeque j'appellerai la vie factice. Tu demandes quel est le rapport possiblele lien direct entre ces deux états opposés de l'existence des choses et des êtresentre le palais et la chaumièreentre l'artiste et la créationentre le poète et le laboureur.

-- Ouireprit-ilet précisons: entre la langue que parlent cette naturecette vie primitiveces instinctset celle que parlent l'artla sciencela connaissanceen un mot?

-- Pour parler le langage que tu adoptesje te répondrai qu'entre la connaissance et la sensationle rapport c'est le sentiment.

-- Et c'est sur la définition de ce sentiment que précisément je t'interroge en m'interrogeant moi-même. C'est lui qui est chargé de la manifestation qui m'embarrasse; c'est lui qui est l'artl'artistesi tu veuxchargé de traduire cette candeurcette grâcece charme de la vie primitiveà ceux qui ne vivent que de la vie facticeet qui sontpermets-moi de le direen face de la nature et de ses secrets divinsles plus grands crétins du monde.

-- Tu ne me demandes rien moins que le secret de l'art: cherche-le dans le sein de Dieucar aucun artiste ne pourra te le révéler. Il ne le sait pas lui-mêmeet ne pourrait rendre compte des causes de son inspiration ou de son impuissance. Comment faut-il s'y prendre pour exprimer le beaule simple et le vrai? Est-ce que je le sais? Et qui pourrait nous l'apprendre? les plus grands artistes ne le pourraient pas non plusparce que s'ils cherchaient à le faire ils cesseraient d'être artistesils deviendraient critiques; et la critique...

-- Et la critiquereprit mon amitourne depuis des siècles autour du mystère sans y rien comprendre. Mais pardonne-moice n'est pas là précisément ce que je demandais. Je suis plus sauvage que cela dans ce moment-ci; je révoque en doute la puissance de l'art. Je la mépriseje l'anéantisje prétends que l'art n'est pas néqu'il n'existe pasou bien ques'il a vécuson temps est fait. Il est uséil n'a plus de formesil n'a plus de souffleil n'a plus de moyens pour chanter la beauté du vrai. La nature est une oeuvre d'artmais Dieu est le seul artiste qui existeet l'homme n'est qu'un arrangeur de mauvais goût. La nature est bellele sentiment s'exhale de tous ses pores; l'amourla jeunessela beauté y sont impérissables. Mais l'homme n'a pour les sentir et les exprimer que des moyens absurdes et des facultés misérables. Il vaudrait mieux qu'il ne s'en mêlât pasqu'il fût muet et se renfermât dans la contemplation. Voyonsqu'en dis-tu?

-- Cela me vaet je ne demanderais pas mieuxrépondis-je.

-- Ah! s'écria-t-iltu vas trop loinet tu entres trop dans mon paradoxe. Je plaide; réplique.

-- Je répliquerai donc qu'un sonnet de Pétrarque a sa beauté relativequi équivaut à la beauté de l'eau de Vaucluse; qu'un beau paysage de Ruysdaël a son charme qui équivaut à celui de la soirée que voici; que Mozart chante dans la langue des hommes aussi bien que Philomèle dans celle des oiseaux; que Shakespeare fait passer les passionsles sentiments et les instinctscomme l'homme le plus primitif et le plus vrai peut les ressentir. Voilà l'artle rapportle sentimenten un mot.

-- Ouic'est une oeuvre de transformation mais si elle ne me satisfait pas? quand même tu aurais mille fois raison de par les arrêts du goût et de l'esthétiquesi je trouve les vers de Pétrarque moins harmonieux que le bruit de la cascade; et ainsi du reste? Si je soutiens qu'il y a dans la soirée que voici un charme que personne ne pourrait me révéler si je n'en avais joui par moi-même; et que toute la passion de Shakespeare est froide au prix de celle que je vois briller dans les yeux du paysan jaloux qui bat sa femmequ'auras-tu à me répondre? Il s'agit de persuader mon sentiment. Et s'il échappe à tes exempless'il résiste à tes preuves? L'art n'est donc pas un démonstrateur invincibleet le sentiment n'est pas toujours satisfait par la meilleure des définitions.

-- Je n'y vois rien à répondreen effetsinon que l'art est une démonstration dont la nature est la preuve; que le fait préexistant de cette preuve est toujours là pour justifier et contredire la démonstrationet qu'on n'en peut pas faire de bonne si on n'examine pas la preuve avec amour et religion.

-- Ainsi la démonstration ne pourrait se passer de la preuve; mais la preuve ne pourrait-elle se passer de la démonstration?

-- Dieu pourrait s'en passer sans doute; mais toi qui parles comme si tu n'étais pas des nôtresje parie bien que tu ne comprendrais rien à la preuve si tu n'avais trouvé dans la tradition de l'art la démonstration sous mille formeset si tu n'étais toi-même une démonstration toujours agissant sur la preuve.

-- Eh! voilà ce dont je me plains. Je voudrais me débarrasser de cette éternelle démonstration qui m'irrite; anéantir dans ma mémoire les enseignements et les formes de l'art; ne jamais penser à la peinture quand je regarde le paysageà la musique quand j'écoute le ventà la poésie quand j'admire et goûte l'ensemble. Je voudrais jouir de tout par l'instinctparce que ce grillon qui chante me paraît plus joyeux et plus enivré que moi.

-- Tu te plains d'être hommeen un mot?

-- Non; je me plains de n'être plus l'homme primitif.

-- Reste à savoir sine comprenant pasil jouissait.

-- Je ne le suppose pas semblable à la brute. Du moment qu'il fut hommeil comprit et sentit autrement. Mais je ne peux pas me faire une idée nette de ses émotionset c'est là ce qui me tourmente. Je voudrais êtredu moinsce que la société actuelle permet à un grand nombre d'hommes d'êtredu berceau à la tombeje voudrais être paysan; le paysan qui ne sait pas lirecelui à qui Dieu a donné de bons instinctsune organisation paisibleune conscience droite; et je m'imagine quedans cet engourdissement des facultés inutilesdans cette ignorance des goûts dépravésje serais aussi heureux que l'homme primitif rêvé par Jean-Jacques.

-- Et moi aussije fais souvent ce rêve; qui ne l'a fait? Mais il ne donnerait pas la victoire à ton raisonnementcar le paysan le plus simple et le plus naïf est encore artiste; et moije prétends même que leur art est supérieur au nôtre. C'est une autre formemais elle parle plus à mon âme que toutes celles de notre civilisation. Les chansonsles récitsles contes rustiquespeignent en peu de mots ce que notre littérature ne sait qu'amplifier et déguiser.

-- Doncje triomphe? reprit mon ami. Cet art-là est le plus pur et le meilleurparce qu'il s'inspire davantage de la naturequ'il est en contact plus direct avec elle. Je veux bien avoir poussé les choses à l'extrême en disant que l'art n'était bon à rien; mais j'ai dit aussi que je voudrais sentir à la manière du paysanet je ne m'en dédis pas. Il y a certaines complaintes bretonnesfaites par des mendiantsqui valent tout Goethe et tout Byronen trois coupletset qui prouvent que l'appréciation du vrai et du beau a été plus spontanée et plus complète dans ces âmes simples que dans celles des plus illustres poëtes. Et la musique donc! N'avons-nous pas dans notre pays des mélodies admirables? Quant à la peintureils n'ont pas cela; mais ils le possèdent dans leur langagequi est plus expressifplus énergique et plus logique cent fois que notre langue littéraire.

-- J'en conviensrépondis-je; et quant à ce dernier point surtoutc'est pour moi une cause de désespoir que d'être forcé d'écrire la langue de l'Académiequand j'en sais beaucoup mieux une autre qui est si supérieure pour rendre tout un ordre d'émotionsde sentiments et de pensées.

-- Ouiouile monde naïf! dit-ille monde inconnufermé à notre art moderneet que nulle étude ne te fera exprimer à toi-mêmepaysan de naturesi tu veux l'introduire dans le domaine de l'art civilisédans le commerce intellectuel de la vie factice.

-- Hélas! répondis-jeje me suis beaucoup préoccupé de cela. J'ai vu et j'ai senti par moi-mêmeavec tous les êtres civilisésque la vie primitive était le rêvel'idéal de tous les hommes et de tous les temps. Depuis les bergers de Longus jusqu'à ceux de Trianonla vie pastorale est un Éden parfumé où les âmes tourmentées et lassées du tumulte du monde ont essayé de se réfugier. L'artce grand flatteurce chercheur complaisant de consolations pour les gens trop heureuxa traversé une suite ininterrompue de bergeries. Et sous ce titre: Histoire des bergeriesj'ai souvent désiré de faire un livre d'érudition et de critique où j'aurais passé en revue tous ces différents rêves champêtres dont les hautes classes se sont nourries avec passion.

" J'aurais suivi leurs modifications toujours en rapport inverse de la dépravation des moeurset se faisant pures et sentimentales d'autant plus que la société était corrompue et impudente. Je voudrais pouvoir commander ce livre à un écrivain plus capable que moi de le faireet je le lirais ensuite avec plaisir. Ce serait un traité d'art completcar la musiquela peinturel'architecturela littérature dans toutes ses formes: théâtrepoëmeromanégloguechanson; les modesles jardinsles costumes mêmetout a subi l'engouement du rêve pastoral. Tous ces types de l'âge d'orces bergèresqui sont des nymphes et puis des marquisesces bergères de l'Astrée qui passent par le Lignon de Florianqui portent de la poudre et du satin sous Louis XVet auxquels Sedaine commenceà la fin de la monarchieà donner des sabotssont tous plus ou moins fauxet aujourd'hui ils nous paraissent niais et ridicules. Nous en avons fini avec euxnous n'en voyons plus guère que sous forme de fantômes à l'Opéraet pourtant ils ont régné sur les cours et ont fait les délices des rois qui leur empruntaient la houlette et la panetière.

" Je me suis demandé souvent pourquoi il n'y avait plus de bergerscar nous ne nous sommes pas tellement passionnés pour le vrai dans ces derniers tempsque nos arts et notre littérature soient en droit de mépriser ces types de convention plutôt que ceux que la mode inaugure. Nous sommes aujourd'hui à l'énergie et à l'atrocitéet nous brodons sur le canevas de ces passions des ornements qui seraient d'un terrible à faire dresser les cheveux sur la têtesi nous pouvions les prendre au sérieux.

-- Si nous n'avons plus de bergersreprit mon amisi la littérature n'a plus cet idéal faux qui valait bien celui d'aujourd'huine serait-ce pas une tentative que l'art faità son insupour se nivelerpour se mettre à la portée de toutes les classes d'intelligences? Le rêve de l'égalité jeté dans la société ne pousse-t-il pas l'art à se faire brutal et fougueuxpour réveiller les instincts et les passions qui sont communs à tous les hommesde quelque rang qu'ils soient? On n'arrive pas au vrai encore. Il n'est pas plus dans le réel enlaidi que dans l'idéal pomponné; mais on le cherchecela est évidentetsi on le cherche malon n'en est que plus avide de le trouver. Voyons: le théâtrela poésie et le roman ont quitté la houlette pour prendre le poignardet quand ils mettent en scène la vie rustiqueils lui donnent un certain caractère de réalité qui manquait aux bergeries du temps passé. Mais la poésie n'y est guèreet je m'en plains; et je ne vois pas encore le moyen de relever l'idéal champêtre sans le farder ou le noircir. Tu y as souvent songéje le sais; mais peux-tu réussir?

-- Je ne l'espère pointrépondis-jecar la forme me manqueet le sentiment que j'ai de la simplicité rustique ne trouve pas de langage pour s'exprimer. Si je fais parler l'homme des champs comme il parleil faut une traduction en regard pour le lecteur civiliséet si je le fais parler comme nous parlonsj'en fais un être impossibleauquel il faut supposer un ordre d'idées qu'il n'a pas.

-- Et puis quand même tu le ferais parler comme il parleton langage à toi ferait à chaque instant un contraste désagréable; tu n'es pas pour moi à l'abri de ce reproche. Tu peins une fille des champstu l'appelles Jeanneet tu mets dans sa bouche des paroles qu'à la rigueur elle peut dire. Mais toiromancierqui veux faire partager à tes lecteurs l'attrait que tu éprouves à peindre ce typetu la compares à une druidesseà Jeanne d'Arcque sais-je? Ton sentiment et ton langage font avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la naturemême en l'idéalisant. Tu as faitdepuisune meilleure étude du vrai dans la Mare au Diable. Mais je ne suis pas encore content; l'auteur y montre encore de temps en temps le bout de l'oreille; il s'y trouve des mots d'auteurcomme dit Henri Monnierartiste qui a réussi à être vrai dans la charge et quipar conséquenta résolu le problème qu'il s'était posé. Je sais que ton problème à toi n'est pas plus facile à résoudre. Mais il faut encore essayersauf à ne pas réussir; les chefs-d'oeuvre ne sont jamais que des tentatives heureuses. Console-toi de ne pas faire de chefs-d'oeuvrepourvu que tu fasses des tentatives consciencieuses.

-- J'en suis consolé d'avancerépondis-jeet je recommencerai quand tu voudras; conseille-moi.

-- Par exempledit-ilnous avons assisté hier à une veillée rustique à la ferme. Le chanvreur a conté des histoires jusqu'à deux heures du matin. La servante du curé l'aidait ou le reprenait; c'était une paysanne un peu cultivée; luiun paysan incultemais heureusement doué et fort éloquent à sa manière. À eux deuxils nous ont raconté une histoire vraieassez longueet qui avait l'air d'un roman intime. L'as-tu retenue?

-- Parfaitementet je pourrais la redire mot à mot dans leur langage.

-- Mais leur langage exige une traduction; il faut écrire en françaiset ne pas se permettre un mot qui ne le soit pasà moins qu'il ne soit si intelligible qu'une note devienne inutile pour le lecteur.

-- Je le voistu m'imposes un travail à perdre l'espritet dans lequel je ne me suis jamais plongé que pour en sortir mécontent de moi-même et pénétré de mon impuissance.

-- N'importe! tu t'y plongeras encorecar je vous connaisvous autres artistes; vous ne vous passionnez que devant les obstacleset vous faites mal ce que vous faites sans souffrir. Tienscommenceraconte-moi l'histoire du Champinon pas telle que je l'ai entendue avec toi. C'était un chef-d'oeuvre de narration pour nos esprits et pour nos oreilles du terroir. Mais raconte-la moi comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderneet à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phraseun mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi tu dois parler clairement pour le Parisiennaïvement pour le paysan. L'un te reprochera de manquer de couleurl'autre d'élégance. Mais je serai là aussi; moi qui cherche par quel rapport l'artsans cesser d'être l'art pour touspeut entrer dans le mystère de la simplicité primitiveet communiquer à l'esprit le charme répandu dans la nature.

-- C'est donc une étude que nous allons faire à nous deux?

-- Ouicar je t'arrêterai où tu broncheras.

-- Allonsasseyons-nous sur ce tertre jonché de serpolet. Je commence; mais auparavant permets quepour m'éclaircir la voixje fasse quelques gammes.

-- Qu'est-ce à dire? je ne te savais pas chanteur.

-- C'est une métaphore. Avant de commencer un travail d'artje crois qu'il faut se remettre en mémoire un thème quelconque qui puisse vous servir de type et faire entrer votre esprit dans la disposition voulue. Ainsipour me préparer à ce que tu demandesj'ai besoin de réciter l'histoire du chien de Brisquetqui est courteet que je sais par coeur.

-- Qu'est-ce que cela? Je ne m'en souviens pas.

-- C'est un trait pour ma voixécrit par Charles Nodierqui essayait la sienne sur tous les modes possibles; un grand artisteà mon sensqui n'a pas eu toute la gloire qu'il méritaitparce quedans le nombre varié de ses tentativesil en a fait plus de mauvaises que de bonnes: mais quand un homme a fait deux ou trois chefs-d'oeuvresi courts qu'ils soienton doit le couronner et lui pardonner ses erreurs. Voici le chien de Brisquet. Écoute.

Et je récitai à mon ami l'histoire de la Bichonnequi l'émut jusqu'aux larmeset qu'il déclara être un chef-d'oeuvre de genre.

-- Je devrais être découragé de ce que je vais tenterlui dis-je; car cette odyssée du Pauvre chien à Brisquetqui n'a pas duré cinq minutes à récitern'a pas une tachepas une ombre; c'est un pur diamant taillé par le premier lapidaire du monde: car Nodier était essentiellement lapidaire en littérature. Moije n'ai pas de scienceet il faut que j'invoque le sentiment. Et puisje ne peux promettre d'être brefet d'avance je sais que la première des qualitéscelle de faire bien et courtmanquera à mon étude.

-- Va toujoursdit mon ami ennuyé de mes préliminaires.

-- C'est donc l'histoire de François le Champirepris-jeet je tâcherai de me rappeler le commencement sans altération. C'était Moniquela vieille servante du curéqui entra en matière.

-- Un instantdit mon auditeur sévèreje t'arrête au titre. Champi n'est pas français.

-- Je te demande bien pardonrépondis-je. Le dictionnaire le déclare vieuxmais Montaigne l'emploieet je ne prétends pas être plus Français que les grands écrivains qui font la langue. Je n'intitulerai donc pas mon conte François l'Enfant-TrouvéFrançois le Bâtardmais François le Champic'est-à-dire l'enfant abandonné dans les champscomme on disait autrefois dans le mondeet comme on dit encore aujourd'hui chez nous.

I

Un matin que Madeleine Blanchetla jeune meunière du Cormouers'en allait au bout de son pré pour laver à la fontaineelle trouva un petit enfant assis devant sa planchetteet jouant avec la paille qui sert de coussinet aux genoux des lavandières. Madeleine Blanchetayant avisée cet enfantfut étonnée de ne pas le connaîtrecar il n'y a pas de route bien achalandée de passants de ce côté-làet on n'y rencontre que des gens de l'endroit.

-- Qui es-tumon enfant? dit-elle au petit garçonqui la regardait d'un air de confiancemais qui ne parut pas comprendre sa question. Comment t'appelles-tu? reprit Madeleine Blanchet en le faisant asseoir à côté d'elle et en s'agenouillant pour laver.

-- Françoisrépondit l'enfant.

-- François qui?

-- Qui? dit l'enfant d'un air simple.

-- À qui es-tu fils?

-- Je ne sais pasallez!

-- Tu ne sais pas le nom de ton père!

-- Je n'en ai pas.

-- Il est donc mort?

-- Je ne sais pas.

-- Et ta mère?

-- Elle est par làdit l'enfant en montrant une maisonnette fort pauvre qui était à deux portées de fusil du moulin et dont on voyait le chaume à traversa les saules.

-- Ah! je saisreprit Madeleinec'est la femme qui est venue demeurer iciqui est emménagée d'hier soir?

-- Ouirépondit l'enfant.

-- Et vous demeuriez à Mers!

-- Je ne sais pas.

-- Tu es un garçon peu savant. Sais-tu le nom de ta mèreau moins?

-- Ouic'est la Zabelle.

-- Isabelle qui? tu ne lui connais pas d'autre nom?

-- Ma foi nonallez!

-- Ce que tu sais ne te fatiguera pas la cervelledite Madeleine en souriant et en commençant à battre son linge.

-- Comment dites-vous? reprit le petit François.

Madeleine le regarda encore; c'était un bel enfantil avait des yeux magnifiques. C'est dommagepensa-t-ellequ'il ait l'air si niais. -- Quel âge as-tu? reprit-elle. Peut-être que tu ne le sais pas non plus.

La vérité est qu'il n'en savait pas plus long là-dessus que sur le reste. Il fit ce qu'il put pour répondrehonteux peut-être de ce que la meunière lui reprochait d'être si bornéet il accoucha de cette belle repartie: -- Deux ans!

-- Oui-da! reprit Madeleine en tordant son linge sans le regarder davantagetu es un véritable oisonet on n'a guère pris soin de t'instruiremon pauvre petit. Tu as au moins six ans pour la taillemais tu n'as pas deux ans pour le raisonnement.

-- Peut-être bien! répliqua François. - Puisfaisant un autre effort sur lui-mêmecomme pour secouer l'engourdissement de sa pauvre âmeil dit: -- Vous demandiez comment je m'appelle? On m'appelle François le Champi.

-- Ah! ah! je comprendsdit Madeleine en tournant vers lui un oeil de compassion; et Madeleine ne s'étonna plus de voir ce bel enfant si malpropresi déguenillé et si abandonné à l'hébétement de son âge.

-- Tu n'es guère couvertlui dit-elleet le temps n'est pas chaud. Je gage que tu as froid?

-- Je ne sais pasrépondit le pauvre champiqui était si habitué à souffrir qu'il ne s'en apercevait plus.

Madeleine soupira. Elle pensa à son petit Jeannie qui n'avait qu'un an et qui dormait bien chaudement dans son berceaugardé par sa grand'mèrependant que ce pauvre champi grelottait tout seul au bord de la fontainepréservé de s'y noyer par le seule bonté de la Providencecar il était assez simple pour ne pas se douter qu'on meurt en tombant dans l'eau.

Madeleinequi avait le coeur très charitableprit le bras de l'enfant et le trouva chaudquoiqu'il eût par instants le frisson et que sa jolie figure fût très pâle.

-- Tu as la fièvre? lui dit-elle.

-- Je ne sais pasallez! répondit l'enfantqui l'avait toujours.

Madeleine Blanchet détacha le chéret de laine qui lui couvrait les épaules et en enveloppa le champiqui se laissa faireet ne témoigna ni étonnement ni contentement. Elle ôta toute la paille qu'elle avait sous ses genoux et lui en fit un lit où il ne chôma pas de s'endormiret Madeleine acheva de laver les nippes de son petit Jeanniece qu'elle fit lestementcar elle le nourrissaitet avait hâte d'aller le retrouver.

Quand tout fut lavéle linge mouillé était devenu plus lourd de moitiéet elle ne put emporter le tout. Elle laissa son battoir et une partie de sa provision au bord de l'eause promettant de réveiller le champi lorsqu'elle reviendrait de la maisonoù elle porta de suite tout ce qu'elle put prendre avec elle. Madeleine Blanchet n'était ni grande ni forte. C'était une très jolie femmed'un fier courageet renommée pour sa douceur et son bon sens.

Quand elle ouvrit la porte de sa maisonelle entendit sur le petit pont de l'écluse un bruit de sabots qui courait après elleeten se virantelle vit le champi qui l'avait rattrapée et qui lui apportait son battoirson savonle reste de son linge et son chéret de laine.

-- Oh! oh! dit-elle en lui mettant la main sur l'épauletu n'es pas si bête que je croyaistoicar tu es serviableet celui qui a bon coeur n'est jamais sot. Entremon enfantviens te reposer. Voyez ce pauvre petit! il porte plus lourd que lui-même!

" Tenezmèredit-elle à la vieille meunière qui lui présentait son enfant bien frais et tout souriantvoilà un pauvre champi qui a l'air malade. Vous qui vous connaissez à la fièvreil faudrait tâcher de le guérir.

-- Ah! c'est la fièvre de misère! répondit la vieille en regardant François; ça se guérirait avec de la bonne soupe; mais ça n'en a pas. C'est le champi à cette femme qui a emménagé d'hier. C'est la locataire à ton hommeMadeleine. Ça paraît bien malheureuxet je crains que ça ne paie pas souvent.

Madeleine ne répondit rien. Elle savait que sa belle-mère et son mari avaient peu de pitiéet qu'ils aimaient l'argent plus que le prochain. Elle allaita son enfantetquand la vieille fut sortie pour aller chercher ses oieselle prit François par la mainJeannie sur son autre braset s'en fut avec eux chez la Zabelle.

La Zabellequi se nommait en effet Isabelle Bigotétait une vieille fille de cinquante ansaussi bonne qu'on peut l'être pour les autres quand on n'a rien à soi et qu'il faut toujours trembler pour sa pauvre vie. Elle avait pris Françoisau sortir de nourriced'une femme qui était morte à ce moment-làet elle l'avait élevé depuispour avoir tous les mois quelques pièces d'argent blanc et pour faire de lui son petit serviteur; mais elle avait perdu ses bêtes et elle devait en acheter d'autres à créditdès qu'elle pourraitcar elle ne vivait pas d'autre chose que d'un petit lot de brebiage et d'une douzaine de poules quide leur côtévivaient sur le communal. L'emploi de Françoisjusqu'à ce qu'il eût gagné l'âge de la première communiondevait être de garder ce pauvre troupeau sur le bord des chemins; après quoi on le louerait comme on pourraitpour être porcher ou petit valet de charrueets'il avait de bons sentimentsil donnerait à sa mère par adoption une partie de son gage.

On était au lendemain de la Saint-Martinet la Zabelle avait quitté Merslaissant sa dernière chèvre en paiement d'un reste dû sur son loyer. Elle venait habiter la petite locature dépendante du moulin du Cormouersans autre objet de garantie qu'un grabatdeux chaisesun bahut et quelques vaisseaux de terre. Mais la maison était si mauvaisesi mal close et de si chétive valeurqu'il fallait la laisser déserte ou courir les risques attachés à la pauvreté des locataires.

Madeleine causa avec la Zabelleet vit bientôt que ce n'était pas une mauvaise femmequ'elle ferait en conscience tout son possible pour payeret qu'elle ne manquait pas d'affection pour son champi. Mais elle avait pris l'habitude de le voir souffrir en souffrant elle-mêmeet la compassion que la riche meunière témoignait à ce pauvre enfant lui causa d'abord plus d'étonnement que de plaisir.

Enfinquand elle fut revenue de sa surprise et qu'elle comprit que Madeleine ne venait pas pour lui demandermais pour lui rendre serviceelle prit confiancelui conta longuement toute son histoirequi ressemblait à celle de tous les malheureuxet lui fit grand remerciement de son intérêt. Madeleine l'avertit qu'elle ferait tout son possible pour la secourir; mais elle la pria de n'en jamais parler à personneavouant qu'elle ne pourrait l'assister qu'en cachetteet qu'elle n'était pas sa maîtresse à la maison.

Elle commença par laisser à la Zabelle son chéret de laineen lui faisant donner promesse de le couper dès le même soir pour en faire un habillement au champiet de n'en pas montrer les morceaux avant qu'il fût cousue. Elle vit bien que la Zabelle s'y engageait à contre-coeuret qu'elle trouvait le chéret bien bon et bien utile pour elle-même. Elle fut obligée de lui dire qu'elle l'abandonnerait sidans trois jourselle ne voyait pas le champi chaudement vêtu. -- Croyez-vous doncajouta-t-elleque ma belle-mèrequi a l'oeil à toutne reconnaîtrait pas mon chéret sur vos épaules? Vous voudriez donc me faire avoir des ennuis? Comptez que je vous assisterai autrement encoresi vous êtes un peu secrète dans ces choses-là. Et puisécoutez: votre champi a la fièvreetsi vous ne le soignez pas bienil mourra.

-- Croyez-vous? dit la Zabelle; ça serait une peine pour moicar cet enfant-làvoyez-vousest d'un coeur comme on n'en trouve guère; ça ne se plaint jamaiset c'est aussi soumis qu'un enfant de famille; c'est tout le contraire des autres champisqui sont terribles et tabâtreset qui ont toujours l'esprit tourné à la malice.

-- Parce qu'on les rebute et parce qu'on les maltraite. Si celui-là est bonc'est que vous êtes bonne pour luisoyez-en assurée.

-- C'est la véritéreprit la Zabelle; les enfants ont plus de connaissance qu'on ne croit. Tenezcelui-là n'est pas malinet pourtant il sait très bien se rendre utile. Une fois que j'étais maladel'an passé (il n'avait que cinq ans)il m'a soignée comme ferait une personne.

-- Écoutezdit la meunière: vous me l'enverrez tous les matins et tous les soirsà l'heure où je donnerai la soupe à mon petit. J'en ferai tropet il mangera le reste; on n'y prendra pas garde.

-- Oh! c'est que je n'oserai pas vous le conduireetde lui-mêmeil n'aura jamais l'esprit de savoir l'heure.

-- Faisons une chose. Quand la soupe sera prêteje poserai ma quenouille sur le pont de l'écluse. Tenezd'iciça se verra très bien. Alorsvous enverrez l'enfant avec un sabot dans la maincomme pour chercher du feuet puisqu'il mangera ma soupetoute la vôtre vous restera. Vous serez mieux nourris tous les deux.

-- C'est justerépondit la Zabelle. Je vois que vous êtes une femme d'espritet j'ai du bonheur d'être venue ici. On m'avait fait grand'peur de votre mari qui passe pour être un rude hommeet si j'avais pu trouver ailleursje n'aurais pas pris sa maisond'autant plus qu'elle est mauvaiseet qu'il en demande beaucoup d'argent. Mais je vois que vous êtes bonne au pauvre mondeet que vous m'aiderez à élever mon champi. Ah! si la soupe pouvait lui couper sa fièvre! Il ne me manquerait plus que de perdre cet enfant-là! C'est un pauvre profitet tout ce que je reçois de l'hospice passe à son entretien. Mais je l'aime comme mon enfantparce que je vois qu'il est bonet qu'il m'assistera plus tard. Savez-vous qu'il est beau pour son âgeet qu'il sera de bonne heure en état de travailler?

C'est ainsi que François le Champi fut élevé par les soins et le bon coeur de Madeleine la meunière. Il retrouva la santé très vitecar il était bâticomme on dit chez nousà chaux et à sableet il n'y avait point de richard dans le pays qui n'eût souhaité d'avoir un fils aussi joli de figure et aussi bien construit de ses membres. Avec celail était courageux comme un homme; il allait à la rivière comme un poissonet plongeait jusque sous la pelle du moulinne craignant pas plus l'eau que le feu; il sautait sur les poulains les plus folâtres et les conduisait au pré sans même leur passer une corde autour du nezjouant des talons pour les faire marcher droit et les tenant aux crins pour sauter les fossés avec eux. Et ce qu'il y avait de singulierc'est qu'il faisait tout cela d'une manière fort tranquillesans embarrassans rien direet sans quitter son air simple et un peu endormi.

Cet air-là était cause qu'il passait pour sot; mais il n'en est pas moins vrai que s'il fallait dénicher des pies à la pointe du plus haut peuplierou retrouver une vache perdue bien loin de la maisonou encore abattre une grive d'un coup de pierreil n'y avait pas d'enfant plus hardiplus adroit et plus sûr de son fait. Les autres enfants attribuaient cela au bonheur du sortqui passe pour être le lot du champi dans ce bas monde. Aussi le laissaient-ils toujours passer le premier dans les amusettes dangereuses.

-- Celui-làdisaient-ilsn'attrapera jamais de malparce qu'il est champi. Froment de semence craint la vimère du temps; mais folle graine ne périt point.

Tout alla bien pendant deux ans. La Zabelle se trouva avoir le moyen d'acheter quelques bêteson ne sut trop comment. Elle rendit beaucoup de petits services au moulinet obtint que maître Cadet Blanchet le meunier fit réparer un petit le toit de sa maison qui faisait l'eau de tous côtés. Elle put s'habiller un peu mieuxainsi que son champiet elle parut peu à peu moins misérable que quand elle était arrivée. La belle-mère de Madeleine fit bien quelques réflexions assez dures sur la perte de quelques effets et sur la quantité de pain qui se mangeait à la maison. Une fois mêmeMadeleine fut obligée de s'accuser pour ne pas laisser soupçonner la Zabelle; maiscontre l'attente de la belle-mèreCadet Blanchet ne se fâcha presque pointet parut même vouloir fermer les yeux.

Le secret de cette complaisancec'est que Cadet Blanchet était encore très amoureux de sa femme. Madeleine était jolie et nullement coquette; on lui en faisait compliment en tous endroitset ses affaires allaient fort bien d'ailleurs; comme il était de ces hommes qui ne sont méchants que par crainte d'être malheureuxil avait pour Madeleine plus d'égards qu'on ne l'en aurait cru capablecela causait un peu de jalousie à la mère Blanchetet elle s'en vengeait par de petites tracasseries que Madeleine supportait en silence et sans jamais s'en plaindre à son mari.

C'était bien la meilleure manière de les faire finir plus viteet jamais on ne vit à cet égard de femme plus patiente et plus raisonnable que Madeleine. Mais on dit chez nous que le profit de la bonté est plus vite usé que celui de la maliceet un jour vint où Madeleine fut questionnée et tancée tout de bon pour ses charités.

C'était une année où les blés avaient grêlé et où la rivièreen débordantavait gâté les foins. Cadet Blanchet n'était pas de bonne humeur. Un jour qu'il revenait du marché avec un sien confrère qui venait d'épouser une fort belle fillece dernier lui dit: -- Au restetu n'as pas été à plaindre non plusdans ton tempscar ta Madelon était aussi une fille très agréable.

-- Qu'est-ce que tu veux dire avec mon temps et ta Madelon était? Dirait-on pas que nous sommes vieux elle et moi? Madeleine n'a encore que vingt ans et je ne sache pas qu'elle soit devenue laide.

-- Nonnonje ne dis pas çareprit l'autre. Certainement Madeleine est encore bien; mais enfinquand une femme se marie si jeuneelle n'en a pas pour longtemps à être regardée. Quand ça a nourri un enfantc'est déjà fatigué; et ta femme n'était pas forteà preuve que la voilà bien maigre et qu'elle a perdu sa bonne mine. Est-ce qu'elle est maladecette pauvre Madelon?

-- Pas que je sache. Pourquoi donc me demandes-tu ça?

-- Dame! je ne sais pas. Je lui trouve un air triste comme quelqu'un qui souffrirait ou qui aurait de l'ennui. Ah! les femmesça n'a qu'un momentc'est comme la vigne en fleur. Il faut que je m'attende aussi à voir la mienne prendre une mine allongée et un air sérieux. Voilà comme nous sommesnous autres! Tant que nos femmes nous donnent de la jalousienous en sommes amoureux. Ça nous fâchenous crionsnous battons même quelquefois; ça les chagrineelles pleurent; elles restent à la maisonelles nous craignentelles s'ennuientelles ne nous aiment plus. Nous voilà bien contentsnous sommes les maîtres... Mais voilà aussi qu'un beau matin nous nous avisons que si personne n'a plus envie de notre femmec'est parce qu'elle est devenue laideet alorsvoyez le sort! nous ne les aimons plus et nous avons envie de celles des autres... BonsoirCadet Blanchet; tu as embrassé ma femme un peu trop fort à ce soir; je l'ai bien vu et je n'ai rien dit. C'est pour te dire à présent que nous n'en serons pas moins bons amis et que je tâcherai de ne pas la rendre triste comme la tienneparce que je me connais: si je suis jalouxje serai méchantet quand je n'aurai plus sujet d'être jalouxje serai peut-être encore pire...

Une bonne leçon profite à un bon esprit; mais Cadet Blanchetquoique intelligent et actifavait trop d'orgueil pour avoir une bonne tête. Il rentra l'oeil rouge et l'épaule haute. Il regarda Madeleine comme s'il ne l'avait pas vue depuis longtemps. Il s'aperçut qu'elle était pâle et changée. Il lui demanda si elle était maladed'un ton si rudequ'elle devint encore plus pâle et répondit qu'elle se portait biend'une voix très faible. Il s'en fâchaDieu sait pourquoiet se mit à table avec l'envie de chercher querelle à quelqu'un. L'occasion ne se fit pas longtemps attendre. On parla de la cherté du bléet la mère Blanchet remarquacomme elle le faisait tous les soirsqu'on mangeait trop de pain. Madeleine ne dit mot. Cadet Blanchet voulut la rendre responsable du gaspillage. La vieille déclara qu'elle avait surprisle matin mêmele champi emportant une demi-tourte... Madeleine aurait dû se fâcher et leur tenir têtemais elle ne sut que pleurer. Blanchet pensa à ce que lui avait dit son compère et n'en fut que plus acrêté; si bien quede ce jour-làexpliquez comment cela se fitsi vous pouvezil n'aima plus sa femme et la rendit malheureuse.

II

Il la rendit malheureuse; etcomme jamais bien heureuse il ne l'avait rendueelle eut doublement mauvaise chance dans le mariage. Elle s'était laissé marierà seize ansà ce rougeot qui n'était pas tendrequi buvait beaucoup le dimanchequi était en colère tout le lundichagrin le mardiet quiles jours suivantstravaillant comme un cheval pour réparer le temps perducar il était avaren'avait pas le loisir de songer à sa femme. Il était moins malgracieux le samediparce qu'il avait fait sa besogne et pensait à se divertir le lendemain. Mais un jour par semaine de bonne humeur ce n'est pas assezet Madeleine n'aimait pas le voir guilleretparce qu'elle savait que le lendemain soir il rentrerait tout enflambé de colère.

Mais comme elle était jeune et gentilleet si douce qu'il n'y avait pas moyen d'être longtemps fâché contre elleil avait encore des moments de justice et d'amitiéoù il lui prenait les deux mainsen lui disant: -- Madeleineil n'y a pas de meilleure femme que vouset je crois qu'on vous a faite exprès pour moi. Si j'avais épousé une coquette comme j'en vois tantje l'aurais tuéeou je me serais jeté sous la roue de mon moulin. Mais je reconnais que tu es sagelaborieuseet que tu vaux ton pesant d'or.

Mais quand son amour fut passéce qui arriva au bout de quatre ans de ménageil n'eut plus de bonne parole à lui direet il eut du dépit de ce qu'elle ne répondait rien à ses mauvaisetés. Qu'eût-elle répondu! Elle sentait que son mari était injusteet elle ne voulait pas lui en faire de reprochescar elle mettait tout son devoir à respecter le maître qu'elle n'avait jamais pu chérir.

La belle-mère fut contente de voir que son fils redevenait l'homme de chez lui; c'est ainsi qu'elle disaitcomme s'il avait jamais oublié de l'être et de le faire sentir! Elle haïssait sa bruparce qu'elle la voyait meilleure qu'elle. Ne sachant quoi lui reprocherelle lui tenait à méfait de n'être pas fortede tousser tout l'hiveret de n'avoir encore qu'un enfant. Elle la méprisait pour cela et aussi pour ce qu'elle savait lire et écrireet que le dimanche elle lisait des prières dans un coin du verger au lieu de venir caqueter et marmotter avec elle et les commères d'alentour.

Madeleine avait remis son âme à Dieuettrouvant inutile de se plaindreelle souffrait comme si cela lui était dû. Elle avait retiré son coeur de la terreet rêvait souvent au paradis comme une personne qui serait bien aise de mourir. Pourtant elle soignait sa santé et s'ordonnait le courageparce qu'elle sentait que son enfant ne serait heureux que par elleet qu'elle acceptait tout en vue de l'amour qu'elle lui portait.

Elle n'avait pas grande amitié pour la Zabellemais elle en avait un peuparce que cette femmemoitié bonnemoitié intéresséecontinuait à soigner de son mieux le pauvre champi; et Madeleinevoyant combien deviennent mauvais ceux qui ne songent qu'à eux-mêmesétait portée à n'estimer que ceux qui pensaient un peu aux autres. Mais comme elle était la seuledans son endroitqui n'eût pas du tout souci d'elle-mêmeelle se trouvait bien esseulée et s'ennuyait beaucoupsans trop connaître la cause de son ennui.

Peu à peu cependant elle remarqua que le champiqui avait alors dix anscommençait à penser comme elle. Quand je dis penseril faut croire qu'elle le jugea à sa manière d'agir; car le pauvre enfant ne montrait guère plus son raisonnement dans ses paroles que le jour où elle l'avait questionné pour la première fois. Il ne savait dire motet quand on voulait le faire causeril était arrêté tout de suiteparce qu'il ne savait rien de rien. Mais s'il fallait courir pour rendre serviceil était toujours prêt; et même quand c'était pour le service de Madeleineil courait avant qu'elle eût parlé. À son air on eût dit qu'il n'avait pas compris de quoi il s'agissaitmais il faisait la chose commandée si vite et si bien qu'elle-même en était émerveillée.

Un jour qu'il portait le petit Jeannie dans ses bras et qu'il se laissait tirer les cheveux par lui pour le faire rireMadeleine lui reprit l'enfant avec un brin de mécontentementdisant comme malgré elle: -- Françoissi tu commences déjà à tout souffrir des autrestu ne sais pas où ils s'arrêteront. - Et à son grand ébahissementFrançois lui répondit: -- J'aime mieux souffrir le mal que de le rendre.

Madeleineétonnéeregarda dans les yeux du champi. Il y avait dans les yeux de cet enfant-là quelque chose qu'elle n'avait jamais trouvémême dans ceux des personnes les plus raisonnables; quelque chose de si bon et de si décidé en même tempsqu'elle en fut comme étourdie dans ses esprits; et s'étant assise sur le gazon avec son petit sur ses genouxelle fit asseoir le champi sur le bord de sa robesans oser lui parler. Elle ne pouvait pas s'expliquer à elle-même pourquoi elle avait comme de la crainte et de la honte d'avoir souvent plaisanté cet enfant sur sa simplicité. Elle l'avait toujours fait avec douceuril est vraiet peut-être que sa niaiserie le lui avait fait plaindre et aimer d'autant plus. Mais dans ce moment-là elle s'imagina qu'il avait toujours compris ses moqueries et qu'il en avait souffertsans pouvoir y répondre.

Et puis elle oublia cette petite aventurecar ce fut peu de temps après que son maris'étant coiffé d'une drôlesse des environsse mit à la détester tout à fait et à lui défendre de laisser la Zabelle et son gars remettre les pieds dans le moulin. Alors Madeleine ne songea plus qu'aux moyens de les secourir encore plus secrètement. Elle en avertit la Zabelleen lui disant que pendant quelque temps elle aurait l'air de l'oublier.

Mais la Zabelle avait grand'peur du meunieret elle n'était pas femmecomme Madeleineà tout souffrir pour l'amour d'autrui. Elle raisonna à part soiet se dit que le meunierétant le maîtrepouvait bien la mettre à la porte ou augmenter son loyerce à quoi Madeleine ne pourrait porter remède. Elle songea aussi qu'en faisant soumission à la mère Blanchetelle se remettrait bien avec elleet que sa protection lui serait plus utile que celle de la jeune femme. Elle alla donc trouver la vieille meunièreet s'accusa d'avoir accepté des secours de sa belle-filledisant que c'était bien malgré elleet seulement par commisération pour le champiqu'elle n'avait pas le moyen de nourrir. La vieille haïssait le champitant seulement parce que Madeleine s'intéressait à lui. Elle conseilla à la Zabelle de s'en débarrasserlui promettantà tel prixd'obtenir six mois de crédit pour son loyer. On était encorecette fois-làau lendemain de la Saint-Martinet la Zabelle n'avait pas d'argentvu que l'année était mauvaise. On surveillait Madeleine de si près depuis quelque tempsqu'elle ne pouvait lui en donner. La Zabelle prit bravement son partiet promit que dès le lendemain elle reconduirait le champi à l'hospice.

Elle n'eut pas plus tôt fait cette promesse qu'elle s'en repentitet qu'à la vue du petit François qui dormait sur son pauvre grabatelle se sentit le coeur aussi gros que si elle allait commettre un péché mortel. Elle ne dormit guère; maisdès avant le jourla mère Blanchet entra dans son logis et lui dit:

-- AllonsdeboutZabeau! vous avez promisil faut tenir. Si vous attendez que ma bru vous ait parléje sais que vous n'en ferez rien. Mais dans son intérêtvoyez-voustout aussi bien que dans le vôtreil faut faire partir ce gars. Mon fils l'a pris en malintention à cause de sa bêtise et de sa gourmandise; ma bru l'a trop affriandéet je suis sûre qu'il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissanceet c'est une folie que de compter sur ces canailles-là. En voilà un qui vous fera chasser d'iciqui vous donnera mauvaise réputationqui sera cause que mon fils battra sa femme quelque jouret quien fin de comptequand il sera grand et fortdeviendra bandit sur les cheminset vous fera honte. Allonsallonsen route! Conduisez-le-moi jusqu'à Corlay par les prés. À huit heuresla diligence passe. Vous y monterez avec luiet sur le midi au plus tard vous serez à Châteauroux. Vous pouvez revenir ce soirvoilà une pistole pour faire le voyageet vous aurez encore là-dessus de quoi goûter à la ville.

La Zabelle réveilla l'enfantlui mit ses meilleurs habitsfit un paquet du reste de ses hardesetle prenant par la mainelle partit avec lui au clair de lune.

Mais à mesure qu'elle marchait et que le jour montaitle coeur lui manquait; elle ne pouvait aller viteelle ne pouvait parleret quand elle arriva au bord de la routeelle s'assit sur la berge du fosséplus morte que vive. La diligence approchait. Il n'était que temps de se trouver là.

Le champi n'avait coutume de se tourmenteret jusque-là il avait suivi sa mère sans se douter de rien. Mais quand il vitpour la première fois de sa vierouler vers lui une grosse voitureil eut peur du bruit qu'elle faisaitet se mit à tirer la Zabelle vers le pré d'où ils venaient de déboucher sur la route. La Zabelle crut qu'il comprenait son sortet lui dit:

-- Allonsmon pauvre Françoisil le faut!

Ce mot fit encore plus de peur à François. Il crut que la diligence était un gros animal toujours courant qui allait l'avaler et le dévorer. Lui qui était si hardi dans les dangers qu'il connaissaitil perdit la tête et s'enfuit dans le pré en criant. La Zabelle courut après lui; mais le voyant pâle comme un enfant qui va mourirle courage lui manqua tout à fait. Elle le suivit jusqu'au bout du pré et laissa passer la diligence.

III

Ils revinrent par où ils étaient venusjusqu'à mi-chemin du moulinet làde fatigueils s'arrêtèrent. La Zabelle était inquiète de voir l'enfant trembler de la tête aux piedset son coeur sauter si fort qu'il soulevait sa pauvre chemise. Elle le fit asseoir et tâcha de le consoler. Mais elle ne savait ce qu'elle disaitet François n'était pas en état de le deviner. Elle tira un morceau de pain de son panieret voulut lui persuader de manger; mais il n'en avait nulle envieet ils restèrent là longtemps sans se rien dire.

Enfinla Zabeauqui revenait toujours à ses raisonnementseut honte de sa faiblesse et se dit que si elle reparaissait au moulin avec l'enfantelle était perdue. Une autre diligence passait vers le midi; elle décida de se reposer là jusqu'au moment à propos pour retourner à la route; mais comme François était épeuré jusqu'à en perdre le peu d'esprit qu'il avaitcommepour la première fois de sa vieil était capable de faire de la résistanceelle essaya de le rapprivoiser avec les grelots des chevauxle bruit des roues et la vitesse de la grosse voiture.

Maistout en essayant de lui donner confianceelle en dit plus qu'elle ne voulait; peut-être que le repentir la faisait parler malgré elle: ou bien François avait entendu en s'éveillantle matincertaines paroles de la mère Blanchet qui lui revenaient à l'esprit; ou bien encore ses pauvres idées s'éclaircissaient tout d'un coup à l'approche du malheur: tant il y a qu'il se mit à direen regardant la Zabelle avec les mêmes yeux qui avaient tant étonné et presque effarouché Madeleine: -- Mèretu veux me renvoyer d'avec toi! tu veux me conduire bien loin d'ici et me laisser. - Puis le mot d'hospicequ'on avait plus d'une fois lâché devant luilui revint à la mémoire. Il ne savait ce que c'était que l'hospicemais cela lui parut encore plus épouvantant que la diligenceet il s'écria en frissonnant: -- Tu veux me mettre dans l'hospice!

La Zabelle s'était portée trop avant pour reculer. Elle croyait l'enfant plus instruit de son sort qu'il ne l'étaitetsans songer qu'il n'eût guère été malaisé de le tromper et de se débarrasser de lui par surpriseelle se mit à lui expliquer la vérité et à vouloir lui faire comprendre qu'il serait plus heureux à l'hospice qu'avec ellequ'on y prendrait plus de soin de luiqu'on lui enseignerait à travaillerqu'on le placerait pour un temps chez quelque femme moins pauvre qu'ellequi lui servirait encore de mère.

Ces consolations achevèrent de désoler le champi. L'inconnaissance du temps à venir lui fit plus de peur que tout ce que la Zabelle essayait de lui montrer pour le dégoûter de vivre avec elle. Il aimait d'ailleursil aimait de toutes ses forces cette mère ingrate qui ne tenait pas à lui autant qu'à elle-même. Il aimait quelqu'un encoreet presque autant que la Zabellec'était Madeleine; mais il ne savait pas qu'il l'aimait et il n'en parla pas. Seulement il se coucha par terre en sanglotanten arrachant l'herbe avec ses mains et en s'en couvrant la figurecomme s'il fût tombé du gros mal. Et quand la Zabelletourmentée et impatientée de le voir ainsivoulut le relever de force en le menaçantil se frappa la tête si fort sur les pierres qu'il se mit tout en sang et qu'elle vit l'heure où il allait se tuer.

Le bon Dieu voulut que dans ce moment-là Madeleine Blanchet vînt à passer. Elle ne savait rien du départ de la Zabelle et de l'enfant. Elle avait été chez la bourgeoise de Presles pour lui remettre de la laine qu'on lui avait donné à filer très menuparce qu'elle était la meilleure filandière du pays. Elle en avait touché l'argentet elle s'en revenait au moulin avec dix écus dans sa poche. Elle allait traverser la rivière sur un de ces petits ponts de planche à fleur d'eau comme il y en a dans les prés de ce côté-làlorsqu'elle entendit des cris à fendre l'âme et reconnut tout d'un coup la voix du pauvre champi. Elle courut du côtéet vit l'enfant tout sanguifié qui se débattait dans les bras de la Zabelle. Elle ne comprit pas d'abord; carà voir celaon eût dit que la Zabelle l'avait frappé mauvaisement et voulait se défaire de lui. Elle le crut d'autant plus que Françoisen l'apercevantse prit à courir vers ellese roula autour de ses jambes comme un petit serpentet s'attacha à ses cotillons en criant: -- Madame Blanchetmadame Blanchetsauvez-moi!

La Zabelle était grande et forteet Madeleine était petite et mince comme un brin de jonc. Elle n'eut cependant pas peuretdans l'idée que cette femmedevenue follevoulait assassiner l'enfantelle se mit au-devant de luibien déterminée à le défendre ou à se laisser tuer pendant qu'il se sauverait.

Mais il ne fallut pas beaucoup de paroles pour s'expliquer. La Zabellequi avait plus de chagrin que de colèreraconta les choses comme elles étaient. Cela fit que François comprit enfin tout le malheur de son étatetcette foisil fit son profit de ce qu'il entendait avec plus de raison qu'on ne lui en eût jamais supposé. Quand la Zabelle eut tout ditil commença à s'attacher aux jambes et aux jupons de la meunièreen disant: -- Ne me renvoyez pasne me laissez pas renvoyer! Et il allait de la Zabeau qui pleuraità la meunière qui pleurait encore plus fortdisant toutes sortes de mots et de prières qui n'avaient pas l'air de sortir de sa bouchecar c'était la première fois qu'il trouvait moyen de dire ce qu'il voulait: -- Ô ma mèrema mère mignonne! disait-il à la Zabellepourquoi veux-tu me quitter? Tu veux donc que je meure du chagrin de ne plus te voir? Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu ne m'aimes plus? Est-ce que je ne t'ai pas toujours obéi dans tout ce que tu m'as commandé? Est-ce que j'ai fait du mal? J'ai toujours eu bien soin de nos bêtestu le disais toi-mêmetu m'embrassais tous les soirstu me disais que j'étais ton enfanttu ne m'as jamais dit que tu n'étais pas ma mère! Ma mèregarde-moigarde-moije t'en prie comme on prie le bon Dieu! j'aurai toujours soin de toi; je travaillerai toujours pour toi; si tu n'es pas contente de moitu me battras et je ne dirai rien; mais attends pour me renvoyer que j'aie fait quelque chose de mal.

Et il allait à Madeleine en lui disant: -- Madame la meunièreayez pitié de moi. Dites à ma mère de me garder. Je n'irai plus jamais chez vouspuisqu'on ne le veut paset quand vous voudrez me donner quelque choseje saurai que je ne dois pas le prendre. J'irai parler à monsieur Cadet Blanchetje lui dirai de me battre et de ne pas vous gronder pour moi. Et quand vous irez aux champsj'irai toujours avec vousje porterai votre petitje l'amuserai encore toute la journée. Je ferai tout ce que vous me direzet si je fais quelque chose de malvous ne m'aimerez plus. Mais ne me laissez pas renvoyerje ne veux pas m'en allerj'aime mieux me jeter dans la rivière.

Et le pauvre François regardait la rivière en s'approchant si près qu'on voyait bien que sa vie ne tenait qu'à un filet qu'il n'eût fallu qu'un mot de refus pour le faire noyer. Madeleine parlait pour l'enfantet la Zabelle mourait d'envie de l'écouter; mais elle se voyait près du moulinet ce n'était plus comme lorsqu'elle était auprès de la route.

-- Vaméchant enfantdisait-elleje te garderai; mais tu seras cause que demain je serai sur les chemins demandant mon pain. Toitu es trop bête pour comprendre que c'est par ta faute que j'en serai réduite làet voilà à quoi m'aura servi de me mettre sur le corps l'embarras d'un enfant qui ne m'est rienet qui ne me rapporte pas le pain qu'il mange.

-- En voilà assezZabelledit la meunière en prenant le champi dans ses bras et en l'enlevant de terre pour l'emporterquoiqu'il fût déjà bien lourd. Tenezvoilà dix écus pour payer votre ferme ou pour emménager ailleurssi on s'obstine à vous chasser de chez nous. C'est de l'argent à moide l'argent que j'ai gagné; je sais bien qu'on me le redemanderamais ça m'est égal. On me tuera si l'on veutj'achète cet enfant-làil est à moiil n'est plus à vous. Vous ne méritez pas de garder un enfant d'un aussi grand coeuret qui vous aimait tant. C'est moi qui serai sa mèreet il faudra bien qu'on me le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me ferais couper par morceaux pour mon Jeannie; eh bien! j'en endurerai autant pour celui-là. Viensmon pauvre François. Tu n'es plus champientends-tu? Tu as une mèreet tu peux l'aimer à ton aise; elle te le rendra de tout son coeur.

Madeleine disait ces paroles-là sans trop savoir ce qu'elle disait. Elle qui était la tranquillité mêmeelle avait dans ce moment la tête tout en feu. Son bon coeur s'était regimbéet elle était vraiment en colère contre la Zabelle. François avait jeté ses deux bras autour du cou de la meunièreet il la serrait si fort qu'elle en perdit la respirationen même temps qu'il remplissait de sang sa coiffe et son mouchoircar il s'était fait plusieurs trous à la tête.

Tout cela fit un tel effet sur Madeleineelle eut à la fois tant de pitiétant d'effroitant de chagrin et tant de résolutionqu'elle se mit à marcher vers le moulin avec autant de courage qu'un soldat qui va au feu. Etsans songer que l'enfant était lourd et qu'elle était si faible qu'à peine pouvait-elle porter son petit Jeannieelle traversa le petit pont qui n'était guère bien assis et qui enfonçait sous ses pieds.

Quand elle fut au milieu elle s'arrêta. L'enfant devenait si pesant qu'elle fléchissait et que la sueur lui coulait du front. Elle se sentit comme si elle allait tomber en faiblesseet tout d'un coup il lui revint à l'esprit une belle et merveilleuse histoire qu'elle avait luela veilledans son vieux livre de la Vie des Saints; c'était l'histoire de saint Christophe portant l'enfant Jésus pour lui faire traverser la rivière et le trouvant si lourdque la crainte l'arrêtait. Elle se retourna pour regarder le champi. Il avait les yeux tout retournés. Il ne la serrait plus avec ses bras; il avait eu trop de chagrinou il avait perdu trop de sang. Le pauvre enfant s'était pâmé.

IV

Quand la Zabelle le vit ainsielle le crut mort. Son amitié lui revint dans le coeuretne songeant plus ni au meunierni à la méchante vieilleelle reprit l'enfant à Madeleine et se mit à l'embrasser en criant et en pleurant. Elles le couchèrent sur leurs genouxau bord de l'eaulavèrent ses blessures et en arrêtèrent le sang avec leurs mouchoirs; mais elles n'avaient rien pour le faire revenir. Madeleineréchauffant sa tête contre son coeurlui soufflait sur le visage et dans la bouche comme on fait aux noyés. Cela le réconfortaetdès qu'il ouvrit les yeux et qu'il vit le soin qu'on prenait de luiil embrassa Madeleine et la Zabelle l'une après l'autre avec tant de coeurqu'elles furent obligées de l'arrêtercraignant qu'il ne retombât en pâmoison.

-- Allonsallonsdit la Zabelleil faut retourner chez nous. Nonjamaisjamais je ne pourrai quitter cet enfant-làje le vois bienet je n'y veux plus songer. Je garde vos dix écusMadeleinepour payer ce soir si on m'y force. Mais n'en dites rien; j'irai trouver demain la bourgeoise de Presles pour qu'elle ne nous démente paset elle diraau besoinqu'elle ne vous a pas encore payé le prix de votre filage; ça nous fera gagner du tempset je ferai si bienquand je devrais mendierque je m'acquitterai envers vous pour que vous ne soyez pas molestée à cause de moi. Vous ne pouvez pas prendre cet enfant au moulinvotre mari le tuerait. Laissez-le-moije jure d'en avoir autant de soin qu'à l'ordinaireet si on nous tourmente encorenous aviserons.

Le sort voulut que la rentrée du champi se fît sans bruit et sans que personne y prît garde; car il se trouva que la mère Blanchet venait de tomber bien malade d'un coup de sangavant d'avoir pu avertir son fils de ce qu'elle avait exigé de la Zabelle à l'endroit du champi; et maître Blanchet n'eut rien de plus pressé que d'appeler cette femme pour venir aider au ménagependant que Madeleine et la servante soignaient sa mère. Pendant trois jours on fut sens dessus dessous au moulin. Madeleine ne s'épargna paset passa trois nuits debout au chevet de sa belle-mèrequi rendit l'esprit entre ses bras.

Ce coup du sort abattit pendant quelque temps l'humeur malplaisante du meunier. Il aimait sa mère autant qu'il pouvait aimeret il mit de l'amour-propre à la faire enterrer selon ses moyens. Il oublia sa maîtresse pendant le temps vouluet il s'avisa même de faire le généreuxen donnant les vieilles nippes de la défunte aux pauvres voisines. La Zabelle eut sa part dans ces aumôneset le champi lui-même eut une pièce de vingt sousparce que Blanchet se souvint quedans un moment où l'on était fort pressé d'avoir des sangsues pour la maladetout le monde ayant couru inutilement pour s'en procurerle champi avait été en pêchersans rien diredans une mare où il en savaitet en avait rapportéen moins de temps qu'il n'en avait fallu aux autres pour se mettre en route.

Si bien que Cadet Blanchet avait à peu près oublié sa rancoeuret que personne ne sut au moulin l'équipée de la Zabelle pour remettre son champi à l'hospice. L'affaire des dix écus de la Madeleine revint plus tardcar le meunier n'avait pas oublié de faire payer la ferme de sa chétive maison à la Zabelle. Mais Madeleine prétendit les avoir perdus dans les prés en se mettant à courirà la nouvelle de l'accident de sa belle-mère. Blanchet les chercha longtemps et gronda fortmais ne sut pas l'emploi de cet argentet la Zabelle ne fut pas soupçonnée.

À partir de la mort de sa mèrele caractère de Blanchet changea peu à peusans pourtant s'amender. Il s'ennuya davantage à la maisondevint moins regardant à ce qui s'y passait et moins avare dans ses dépenses. Il n'en fut que plus étranger aux profits d'argentet comme il engraissaitqu'il devenait dérangé et n'aimait plus le travailil chercha son aubaine dans des marchés de peu de foi et dans un petit maquignonnage d'affaires qui l'aurait enrichi s'il ne se fût mis à dépenser d'un côté ce qu'il gagnait de l'autre. Sa concubine prit chaque jour plus de maîtrise sur lui. Elle l'emmenait dans les foires et assemblées pour tripoter dans des trigauderies et mener la vie de cabaret. Il apprit à jouer et fut souvent heureux; mais il eût mieux valu pour lui perdre toujoursafin de s'en dégoûter; car ce dérèglement acheva de le faire sortir de son assietteetà la moindre perte qu'il essuyaitil devenait furieux contre lui-même et méchant envers tout le monde.

Pendant qu'il menait cette vilaine viesa femmetoujours sage et doucegardait la maison et élevait avec amour leur unique enfant. Mais elle se regardait comme doublement mèrecar elle avait pris pour le champi une amitié très grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. À mesure que son mari devenait plus débauchéelle devenait moins servante et moins malheureuse. Dans les premiers temps de son libertinage il se montra encore très rudeparce qu'il craignait les reproches et voulait tenir sa femme en état de peur et de soumission. Quand il vit que par nature elle haïssait les querelles et qu'elle ne montrait pas de jalousieil prit le parti de la laisser tranquille. Sa mère n'étant plus là pour l'exciter contre elleforce lui était bien de reconnaître qu'aucune femme n'était plus économe pour elle-même que Madeleine. Il s'accoutuma à passer des semaines entières hors de chez luiet quand il y revenait un jouren humeur de faire du trainil y était désencoléré par un silence si patient qu'il s'en étonnait d'abord et finissait par s'endormir. Si bien qu'on ne le revoyait plus que lorsqu'il était fatigué et qu'il avait besoin de se reposer.

Il fallait que Madeleine fût une femme bien chrétienne pour vivre ainsi seule avec une vieille fille et deux enfants. Mais c'est qu'en fait elle était meilleure chrétienne peut-être qu'une religieuse; Dieu lui avait fait une grande grâce en lui ayant permis d'apprendre à lire et de comprendre ce qu'elle lisait. C'était pourtant toujours la même chosecar elle n'avait possession que de deux livresle saint Évangile et un accourci de la vie des Saints. L'Évangile la sanctifiait et la faisait pleurer toute seule lorsqu'elle le lisait le soir auprès du lit de son fils. La vie des Saints lui faisait un autre effet: c'étaitsans comparaisoncomme quand les gens qui n'ont rien à faire lisent des contes et se montent la tête pour des rêvasseries et des mensonges. Toutes ces belles histoires lui donnaient des idées de courage et même de gaieté. Et quelquefoisaux champsle champi la vit sourire et devenir rougequand elle avait son livre sur les genoux. Cela l'étonnait beaucoupet il eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu'elle prenait la peine de lui raconter en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre (et aussi parce qu'elle ne les entendait peut-être pas toutes très bien d'un bout jusqu'à l'autre)pouvaient sortir de cette chose qu'elle appelait son livre. L'envie lui vint d'apprendre à lire aussiet il apprit si vite et si bien avec ellequ'elle en fut étonnéeet qu'à son tour il fut capable d'enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première communionMadeleine l'aida à s'instruire dans le catéchismeet le curé de leur paroisse fut tout réjoui de l'esprit et de la bonne mémoire de cet enfantqui pourtant passait toujours pour un nigaudparce qu'il n'avait point de conversation et n'était hardi avec personne.

Quand il eut communiécomme il était en âge d'être louéla Zabelle le vit de bon coeur entrer domestique au moulinet maître Blanchet ne s'y opposa pointcar il était devenu clair pour tout le monde que le champi était bon sujettrès laborieuxtrès serviableplus fortplus dispos et plus raisonnable que tous les enfants de son âge. Et puisil se contentait de dix écus de gageet il y avait toute économie à le prendre. Quand François se vit tout à fait au service de Madeleine et du cher petit Jeannie qu'il aimait tantil se trouva bien heureuxet quand il comprit qu'avec l'argent qu'il gagnaitla Zabelle pourrait payer sa ferme et avoir de moins le plus gros de ses soucisil se trouva aussi riche que le roi.

Malheureusement la pauvre Zabelle ne jouit pas longtemps de cette récompense. À l'entrée de l'hiverelle fit une grosse maladieetmalgré tous les soins du champi et de Madeleineelle mourut le jour de la Chandeleuraprès avoir été si mieux qu'on la croyait guérie. Madeleine la regretta et la pleura beaucoupmais elle tâcha de consoler le pauvre champiquisans ellen'aurait jamais surmonté son chagrin.

Un an aprèsil y pensait encore tous les jours et quasi à chaque instantet une fois il dit à la meunière:

-- J'ai comme un repentir quand je prie pour l'âme de ma pauvre mère: c'est de ne l'avoir pas assez aimée. Je suis bien sûr d'avoir toujours fait mon possible pour la contenterde ne lui avoir jamais dit que de bonnes paroleset de l'avoir servie en toutes choses comme je vous sers vous-même; mais il fautmadame Blanchetque je vous avoue une chose qui me peine et dont je demande pardon à Dieu bien souvent: c'est que depuis le jour où ma pauvre mère a voulu me reconduire à l'hospiceet où vous avez pris mon parti pour l'en empêcherl'amitié que j'avais pour elle avaitbien malgré moidiminué dans mon coeur. Je ne lui en voulais pasje ne me permettais pas même de penser qu'elle avait mal fait en voulant m'abandonner. Elle était dans son droit; je lui faisais du tortelle avait crainte de votre belle-mèreet enfin elle le faisait bien à contrecoeur; car j'ai bien vu là qu'elle m'aimait grandement. Mais je ne sais comment la chose s'est retournée dans mon espritça été plus fort que moi. Du moment où vous avez dit des paroles que je n'oublierai jamaisje vous ai aimée plus qu'elleetj'ai eu beau faireje pensais à vous plus souvent qu'à elle. Enfinelle est morteet je ne suis pas mort de chagrin comme je mourrais si vous mouriez.

-- Et quelles paroles est-ce que j'ai ditesmon pauvre enfantpour que tu m'aies donné comme cela toute ton amitié? Je ne m'en souviens pas.

-- Vous ne vous en souvenez pas? dit le champi en s'asseyant aux pieds de la Madeleine qui filait son rouet en l'écoutant. Eh bien! vous avez dit en donnant des écus à ma mère: " Tenezje vous achète cet enfant-là; il est à moi. " Et vous m'avez dit en m'embrassant: " À présenttu n'es plus champitu as une mère qui t'aimera comme si elle t'avait mis au monde. " N'avez-vous pas dit comme celamadame Blanchet?

-- C'est possibleet j'ai dit ce que je pensaisce que je pense encore. Est-ce que tu trouves que je t'ai manqué de parole?

-- Oh non! Seulement...

-- Seulementquoi?

-- Nonje ne le dirai pascar c'est mal de se plaindreet je ne veux pas faire l'ingrat et le méconnaissant.

-- Je sais que tu ne peux pas être ingratet je veux que tu dises ce que tu as sur le coeur. Voyonsqu'as-tu qui te manque pour n'être pas mon enfant? Disje te commande comme je commanderais à Jeannie.

-- Eh bienc'est que... c'est que vous embrassez Jeannie bien souventet que vous ne m'avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l'heure. J'ai pourtant grand soin d'avoir toujours la figure et les mains bien lavéesparce que je sais que vous n'aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner Jeannie. Mais vous ne m'embrassez pas davantage pour çaet ma mère Zabelle ne m'embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères caressent leurs enfants et c'est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l'oublier.

-- Viens m'embrasserFrançoisdit la meunière en asseyant l'enfant sur ses genoux et en l'embrassant au front avec beaucoup de sentiment. J'ai eu torten effetde ne jamais songer à celaet tu méritais mieux de moi. Tienstu voisje t'embrasse de grand coeuret tu es bien sûr à présent que tu n'es plus champin'est-ce pas?

L'enfant se jeta au cou de Madeleineet devint si pâle qu'elle en fut étonnée et l'ôta doucement de dessus ses genoux en essayant de le distraire. Mais il la quitta au bout d'un momentet s'enfuit tout seul comme pour se cacherce qui donna de l'inquiétude à la meunière. Elle le chercha et le trouva à genoux dans un coin de la grange et tout en larmes.

-- AllonsallonsFrançoislui dit-elle en le relevantje ne sais pas ce que tu as. Si c'est que tu penses à ta pauvre mère Zabelleil faut faire une prière pour elle et tu te sentiras plus tranquille.

-- Nonnondit l'enfant en tortillant le bord du tablier de Madeleine et en le baisant de toutes ses forcesje ne pensais pas à ma pauvre mère. Est-ce que ce n'est pas vous qui êtes ma mère?

-- Et pourquoi pleures-tu donc? Tu me fais de la peine.

-- Oh non! oh non! je ne pleure pasrépondit François en essuyant vitement ses yeux et en prenant un air gai; c'est-à-direje ne sais pas pourquoi je pleurais. Vraije n'en sais riencar je suis content comme si j'étais en paradis.

V

Depuis ce jour-là Madeleine embrassa cet enfant matin et soirni plus ni moins que s'il eût été à elleet la seule différence qu'elle fit entre Jeannie et Françoisc'est que le plus jeune était le plus gâté et le plus cajolécomme son âge le comportait. Il n'avait que sept ans lorsque le champi en avait douzeet François comprenait fort bien qu'un grand garçon comme lui ne pouvait être amijolé comme un petit. D'ailleurs ils étaient encore plus différents d'apparence que d'âge. François était si grand et si fortqu'il paraissait un garçon de quinze anset Jeannie était mince et petit comme sa mèredont il avait toute la retirance.

En sorte qu'il arriva qu'un matin qu'elle recevait son bonjour sur le pas de sa porteet qu'elle l'embrassait comme de coutumesa servante lui dit:

-- M'est avissans vous offensernotre maîtresseque ce gars est bien grand pour se faire embrasser comme une petite fille.

-- Tu crois? répondit Madeleine étonnée. Mais tu ne sais donc pas l'âge qu'il a?

-- Si fait; aussi je n'y verrais pas de maln'était qu'il est champiet que moiqui ne suis que votre servanteje n'embrasserais pas ça pour bien de l'argent.

-- Ce que vous dites là est malCatherinereprit madame Blanchetet surtout vous ne devriez pas le dire devant ce pauvre enfant.

-- Qu'elle le dise et que tout le monde le dise; répliqua François avec beaucoup de hardiesse. Je ne m'en fais pas de peine: Pourvu que je ne sois pas champi pour vousmadame Blanchetje suis très content.

-- Tiensvoyez donc! dit la servante. C'est la première fois que je l'entends muser si longtemps. Tu sais donc mettre trois paroles au bout l'une de l'autreFrançois? Eh bien! vraije croyais que tu ne comprenais pas seulement ce qu'on disait. Si j'avais su que tu écoutaisje n'aurais pas dit devant toi ce que j'ai ditcar je n'ai nulle envie de te molester. Tu es bon garçontrès tranquille et complaisant. Allonsallonsn'y pense pas; si je trouve drôle que notre maîtresse t'embrassec'est parce que tu me parais trop grand pour çaet que ta câlinerie te fait paraître encore plus sot que tu n'es.

Ayant ainsi raccommodé la chosela grosse Catherine alla faire sa soupe et n'y pensa plus.

Mais le champi suivit Madeleine au lavoiret s'asseyant auprès d'elleil lui parla encore comme il savait parler avec elle et pour elle seule.

-- Vous souvenez-vousmadame Blanchetlui dit-ild'une fois que j'étais làil y a bien longtempset que vous m'avez fait dormir dans votre chéret?

-- Ouimon enfantrépondit-elleet c'est même la première fois que nous nous sommes vus.

-- C'est donc la première fois? Je n'en étais pas certainje ne m'en souviens pas bien; car quand je pense à ce temps-làc'est comme dans un rêve. Et combien d'années est-ce qu'il y a de ça?

-- Il y a... attends doncil y a environ six anscar mon Jeannie avait quatorze mois.

-- Comme cela je n'étais pas si vieux qu'il est à présent? Croyez-vous que quand il aura fait sa première communionil se souviendra de tout ce qui lui arrive à présent?

-- Oh! ouije m'en souviendrai biendit Jeannie.

-- Ça dépendreprit François. Qu'est-ce que tu faisais hier à cette heure-ci?

Jeannieétonnéouvrit la bouche pour répondreet resta court d'un air penaud.

-- Eh bien! et toi? je parie que tu n'en sais rien non plusdit à François la meunière qui avait coutume de s'amuser à les entendre deviser et babiller ensemble.

-- Moimoi? dit le champi embarrasséattendez donc... J'allais aux champs et j'ai passé par ici... et j'ai pensé à vous; c'est hierjustementque je me suis souvenu du jour où vous m'avez plié dans votre chéret.

-- Tu as bonne mémoireet c'est étonnant que tu te souviennes de si loin. Et te souviens-tu que tu avais la fièvre?

-- Nonpar exemple!

-- Et que tu m'as rapporté mon linge à la maison sans que je te le dise?

-- Non plus.

-- Moije m'en suis toujours souvenueparce que c'est à cela que j'ai connu que tu étais de bon coeur.

-- Moi aussije suis d'un bon coeurpas vraimère? dit le petit Jeannie en présentant à sa mère une pomme qu'il avait à moitié rongée.

-- Certainementtoi aussiet tout ce que tu vois faire de bien à Françoistu le feras aussi plus tard.

-- Ouiouirépliqua l'enfant bien vite; je monterai ce soir sur la pouliche jauneet j'irai la conduire au pré.

-- Oui-dadit François en riant; et puis tu monteras aussi sur le grand cormier pour dénicher les croquabeilles? Attendsque je vas te laisser fairepetiot! Mais dites-moi doncmadame Blanchetil y a une chose que je veux vous demandermais je ne sais pas si vous voudrez me la dire.

-- Voyons.

-- C'est pourquoi ils croient me fâcher en m'appelant champi. Est-ce que c'est mal d'être champi?

-- Mais nonmon enfantpuisque ce n'est pas ta faute.

-- Et à qui est-ce la faute?

-- C'est la faute aux riches.

-- La faute aux riches! comment donc ça?

-- Tu m'en demandes bien long aujourd'hui; je te dirai ça plus tard.

-- Nonnontout de suitemadame Blanchet.

-- Je ne peux pas t'expliquer... D'abord sais-tu toi-même ce que c'est que d'être champi?

-- Ouic'est d'avoir été mis à l'hospice par ses père et mèreparce qu'ils n'avaient pas le moyen pour vous nourrir et vous élever.

-- C'est ça. Tu vois donc bien que s'il y a des gens assez malheureux pour ne pouvoir pas élever leurs enfants eux-mêmesc'est la faute aux riches qui ne les assistent pas.

-- Ah! c'est juste! répondit le champi tout pensif. Pourtant il y a de bons richespuisque vous l'êtesvousmadame Blanchet; c'est le tout de se trouver au droit pour les rencontrer.

VI

Cependant le Champiqui allait toujours rêvassant et cherchant des raisons à toutdepuis qu'il savait lire et qu'il avait fait sa première communionrumina dans sa tête ce que la Catherine avait dit à madame Blanchet à propos de lui; mais il eut beau y songeril ne put jamais comprendre pourquoide ce qu'il devenait grandil ne devait plus embrasser Madeleine. C'était le garçon le plus innocent de la terreet il ne se doutait point de ce que les gars de son âge apprennent bien trop vite à la campagne.

Sa grande honnêteté d'esprit lui venait de ce qu'il n'avait pas été élevé comme les autres. Son état de champisans lui faire hontel'avait toujours rendu malhardi; etbien qu'il ne prît point ce nom-là pour une injureil ne s'accoutumait pas à l'étonnement de porter une qualité qui le faisait toujours différent de ceux avec qui il se trouvait. Les autres champis sont presque toujours humiliés de leur sortet on le leur fait si durement comprendre qu'on leur ôte de bonne heure la fierté du chrétien. Ils s'élèvent en détestant ceux qui les ont mis au mondesans compter qu'ils n'aiment pas davantage ceux qui les y ont fait rester. Mais il se trouva que François était tombé dans les mains de la Zabelle qui l'avait aimé et qui ne le maltraitait pointet ensuite qu'il avait rencontré Madeleine dont la charité était plus grande et les idées plus humaines que celles de tout le monde. Elle avait été pour lui ni plus ni moins qu'une bonne mèreet un champi qui rencontre de l'amitié est meilleur qu'un autre enfantde même qu'il est pire quand il se voit molesté et avili.

Aussi François n'avait-il jamais eu d'amusement et de contentement parfait que dans la compagnie de Madeleineet au lieu de rechercher les autres pastours pour se divertiril s'était élevé tout seulou pendu aux jupons des deux femmes qui l'aimaient. Quand il était avec Madeleine surtoutil se sentait aussi heureux que pouvait l'être Jeannieet il n'était pas pressé d'aller courir avec ceux qui le traitaient bien vite de champipuisque avec eux il se trouvait tout d'un coupet sans savoir pourquoicomme un étranger.

Il arriva donc en âge de quinze ans sans connaître la moindre malicesans avoir l'idée du malsans que sa bouche eût jamais répété un vilain motet sans que ses oreilles l'eussent compris. Et pourtant depuis le jour où Catherine avait critiqué sa maîtresse sur l'amitié qu'elle lui montraitcet enfant eut le grand sens et le grand jugement de ne plus se faire embrasser par la meunière. Il eut l'air de ne pas y penseret peut-être d'avoir honte de faire la petite fille et le câlincomme disait Catherine. Maisau fondce n'était pas cette honte-là qui le tenait. Il s'en serait bien moqués'il n'eût comme deviné qu'on pouvait faire un reproche à cette chère femme de l'aimer. Pourquoi un reproche? Il ne se l'expliquait point; et voyant qu'il ne le trouverait pas de lui-mêmeil ne voulut pas se le faire expliquer par Madeleine. Il savait qu'elle était capable de supporter la critique par amitié et par bon coeur; car il avait bonne mémoireet il se souvenait bien que Madeleine avait été tancée et en danger d'être battue dans le tempspour lui avoir fait du bien.

En sorte quepar son bon instinctil lui épargna l'ennui d'être reprise et moquée à cause de lui. Il compritet c'est merveille! il compritce pauvre enfantqu'un champi ne devait pas être aimé autrement qu'en secretet plutôt que de causer un désagrément à Madeleineil eût consenti à ne pas être aimé du tout.

Il était attentif à son ouvrageet commeà mesure qu'il devenait grandil avait plus de travail sur les brasil advint que peu à peu il fut moins souvent avec Madeleine. Mais il ne s'en faisait pas de chagrinparce qu'en travaillant il se disait que c'était pour elleet qu'il serait bien récompensé par le plaisir de la voir aux repas. Le soirquand Jeannie était endormiCatherine allait se coucheret François restait encoredans les temps de veilléependant une heure ou deux avec Madeleine. Il lui faisait lecture de livres ou causait avec elle pendant qu'elle travaillait. Les gens de campagne ne lisent pas vite; si bien que les deux livres qu'ils avaient suffisaient pour les contenter. Quand ils avaient lu trois pages dans la soiréec'était beaucoupet quand le livre était finiil s'était passé assez de temps depuis le commencementpour qu'on pût reprendre la première pagedont on ne se souvenait pas trop. Et puis il y a deux manières de lireet il serait bon de dire cela aux gens qui se croient bien instruits. Ceux qui ont beaucoup de temps à euxet beaucoup de livresen avalent tant qu'ils peuvent et se mettent tant de sortes de choses dans la têteque le bon Dieu n'y connaît plus goutte. Ceux qui n'ont pas le temps et les livres sont heureux quand ils tombent sur le bon morceau. Ils le recommencent cent fois sans se lasseret chaque foisquelque chose qu'ils n'avaient pas bien remarqué leur fait venir une nouvelle idée. Au fondc'est toujours la même idéemais elle est si retournéesi bien goûtée et digéréeque l'esprit qui la tient est mieux nourri et mieux portantà lui tout seulque trente mille cervelles remplies de vents et de fadaises. Ce que je vous dis làmes enfantsje le tiens de M. le curéqui s'y connaît.

Or doncces deux personnes-là vivaient contentes de ce qu'elles avaient à consommer en fait de savoiret elles le consommaient tout doucements'aidant l'une l'autre à comprendre et à aimer ce qui fait qu'on est juste et bon. Il leur venait par là une grande religion et un grand courageet il n'y avait pas de plus grand bonheur pour elles que de se sentir bien disposées pour tout le mondeet d'être d'accord en tout temps et en tout lieusur l'article de la vérité et la volonté de bien agir.

VII

M. Blanchet ne regardait plus trop à la dépense qui se faisait chez luiparce qu'il avait réglé le compte de l'argent qu'il donnait chaque mois à sa femme pour l'entretien de la maisonet que c'était aussi peu que possible. Madeleine pouvaitsans le fâcherse priver de ses propres aiseset donner à ceux qu'elle savait malheureux autour d'elleun jour un peu de boisun autre jour une partie de son repaset un autre jour encore quelques légumesdu lingedes oeufsque sais-je? Elle venait à bout d'assister son prochainet quand les moyens lui manquaientelle faisait de ses mains l'ouvrage des pauvres genset empêchait que la maladie ou la fatigue ne les fît mourir. Elle avait tant d'économieelle raccommodait si soigneusement ses hardesqu'on eût dit qu'elle vivait bien; et pourtantcomme elle voulait que son monde ne souffrît pas de sa charitéelle s'accoutumait à ne manger presque rienà ne jamais se reposeret à dormir le moins possible. Le champi voyait tout celaet le trouvait tout simple; carpar son naturel aussi bien que par l'éducation qu'il recevait de Madeleineil se sentait porté au même goût et au même devoir. Seulement quelquefois il s'inquiétait de la fatigue que se donnait la meunièreet se reprochait de trop dormir et de trop manger. Il aurait voulu pouvoir passer la nuit à coudre et à filer à sa placeet quand elle voulait lui payer son gage qui était monté à peu près à vingt écusil se fâchait et l'obligeait de le garder en cachette du meunier.

-- Si ma mère Zabelle n'était pas mortedisait-ilcet argent-là aurait été pour elle. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec de l'argent? Je n'en ai pas besoinpuisque vous prenez soin de mes hardes et que vous me fournissez les sabots. Gardez-le donc pour de plus malheureux que moi. Vous travaillez déjà tant pour le pauvre monde! Eh biensi vous me donnez de l'argentil faudra donc que vous travailliez encore pluset si vous veniez à tomber malade et à mourir comme ma pauvre Zabelleje demande un peu à quoi me servirait d'avoir de l'argent dans mon coffre? ça vous ferait-il reveniret ça m'empêcherait-il de me jeter dans la rivière?

-- Tu n'y songes pasmon enfantlui dit Madeleineun jour qu'il revenait à cette idée-làcomme il lui arrivait de temps en temps: se donner la mort n'est pas d'un chrétienet si je mouraiston devoir serait de me survivre pour consoler et soutenir mon Jeannie. Est-ce que tu ne le ferais pasvoyons?

-- Ouitant que Jeannie serait enfant et aurait besoin de mon amitié. Mais après!... Ne parlons pas de çamadame Blanchet. Je ne peux pas être bon chrétien sur cet article-là. Ne vous fatiguez pas tantne mourez passi vous voulez que je vive sur la terre.

-- Sois donc tranquilleje n'ai pas envie de mourir. Je me porte bien. Je suis faite au travailet même je suis plus forte à présent que je ne l'étais dans ma jeunesse.

-- Dans votre jeunesse! dit François étonné; vous n'êtes donc pas jeune?

Et il avait peur qu'elle ne fût en âge de mourir.

-- Je crois que je n'ai pas eu le temps de l'êtrerépondit Madeleine en riant comme une personne qui fait contre mauvaise fortune bon coeur; et à présent j'ai vingt-cinq ansce qui commence à compter pour une femme de mon étoffe; car je ne suis pas née solide comme toipetitet j'ai eu des peines qui m'ont avancée plus que l'âge.

-- Des peines! ouimon Dieu! Dans le temps que monsieur Blanchet vous parlait si durementje m'en suis bien aperçu. Ah! que le bon Dieu me le pardonne! je ne suis pourtant pas méchant; mais un jour qu'il avait levé la main sur vouscomme s'il voulait vous frapper... Ah! il a bien fait de s'en privercar j'avais empoigné un fléau- personne n'y avait fait attention- et j'allais tomber dessus... Mais il y a déjà longtemps de çamadame Blanchetcar je me souviens que je n'étais pas si grand que lui de toute la têteet à présent je vois le dessus de ses cheveux. Et à cette heuremadame Blanchetil ne vous dit quasiment plus rienvous n'êtes plus malheureuse?

-- Je ne le suis plus! tu crois? dit Madeleine un peu vivementen songeant qu'elle n'avait jamais eu d'amour dans son mariage. Mais elle se repritcar cela ne regardait pas le champiet elle ne devait pas faire entendre ces idées-là à un enfant. -- À cette heuredit-elletu as raisonje ne suis plus malheureuse; je vis comme je l'entends. Mon mari est beaucoup plus honnête avec moi; mon fils profite bienet je n'ai à me plaindre d'aucune chose.

-- Et moivous ne me faites pas entrer en ligne de compte? moi... je...

-- Eh bien! toi aussi tu profites bienet ça me donne du contentement.

-- Mais je vous en donne peut-être encore autrement?

-- Ouitu te conduis bientu as bonne idée en toutes choseset je suis contente de toi.

-- Oh! si vous n'étiez pas contente de moiquel mauvais drôlequel rien du tout je seraisaprès la manière dont vous m'avez traité! Mais il y a encore autre chose qui devrait vous rendre heureusesi vous pensiez comme moi.

-- Eh biendis-lecar je ne sais pas quelle finesse tu arranges pour me surprendre.

-- Il n'y a pas de finessemadame Blanchetje n'ai qu'à regarder en moiet j'y vois une chose; c'est quequand même je souffrirais la faimla soifle chaud et le froidet que par-dessus le marché je serais battu à mort tous les jourset qu'ensuite je n'eusse pour me reposer qu'un fagot d'épines ou un tas de pierreseh bien!... comprenez-vous?

-- Je crois que ouimon François; tu ne te trouverais pas malheureux de tout ce mal-làpourvu que ton coeur fût en paix avec le bon Dieu?

-- Il y a ça d'abordet ça va sans dire. Mais moi je voulais dire autre chose.

-- Je n'y suis pointet je vois que tu es devenu plus malin que moi.

-- Nonje ne suis pas malin. Je dis que je souffrirais toutes les peines que peut avoir un homme vivant vie mortelleet que je serais encore content en pensant que Madeleine Blanchet a de l'amitié pour moi. Et c'est pour ça que je disais tout à l'heure que si vous pensiez de mêmevous diriez: François m'aime tant que je suis contente d'être au monde.

-- Tiens! tu as raisonmon pauvre cher enfantrépondit Madeleineet les choses que tu me dis me donnent des fois comme une envie de pleurer. Ouide vraiton amitié pour moi est un des biens de ma vieet le meilleur peut-êtreaprès... nonje veux dire avec celui de mon Jeannie. Comme tu es plus avancé en âgetu comprends mieux ce que je te diset tu sais mieux me dire aussi ce que tu penses. Je te certifie que je ne m'ennuie jamais avec vous deuxet que je ne demande au bon Dieu qu'une chose à présentc'est de pouvoir rester longtemps comme nous voilàen famillesans nous séparer.

-- Sans nous séparerje le crois bien! dit François; j'aimerais mieux être coupé par morceaux que de vous quitter. Qui est-ce qui m'aimerait comme vous m'avez aimé? Qui est-ce qui se mettrait en danger d'être maltraitée pour un pauvre champiet qui l'appellerait son enfantson cher fils? car vous m'appelez bien souventpresque toujours comme ça. Et mêmement! vous me dites souventquand nous sommes seuls: Appelle-moi ma mèreet non pas toujours madame Blanchet. Et moi je n'ose pasparce que j'ai trop peur de m'y accoutumer et de lâcher ce mot-là devant le monde.

-- Eh bienquand même?

-- Oh! quand même! on vous le reprocheraitet moi je ne veux pas qu'on vous ennuie à cause de moi. Je ne suis pas fierallez! je n'ai pas besoin qu'on sache que vous m'avez relevé de mon état de champi. Je suis bien assez heureux de savoirà moi tout seulque j'ai une mère dont je suis l'enfant! Ah! il ne faut pas que vous mouriezmadame Blanchetsurajouta le pauvre François en la regardant d'un air tristecar il avait depuis quelque temps des idées de malheur: si je vous perdaisje n'aurais plus personne sur la terrecar vous irez pour sûr dans le paradis du bon Dieuet moi je ne sais pas si je suis assez méritant pour avoir la récompense d'y aller avec vous.

François avait dans tout ce qu'il disait et dans tout ce qu'il pensait comme un avertissement de quelque gros malheuretà quelque temps de làce malheur tomba sur lui.

Il était devenu le garçon du moulin. C'était lui qui allait chercher le blé des pratiques sur son chevalet qui le leur reportait en farine. Ça lui faisait faire souvent de longues courseset mêmement il allait souvent chez la maîtresse de Blanchetqui demeurait à une petite lieue du moulin. Il n'aimait guère cette commission-làet il ne s'arrêtait pas une minute dans la maison quand son blé était pesé et mesuré...

...................

En cet endroit de l'histoirela raconteuse s'arrêta.

-- Savez-vous qu'il y a longtemps que je parle? dit-elle aux paroissiens qui l'écoutaient. Je n'ai plus le poumon comme à quinze anset m'est avis que le chanvreurqui connaît l'affaire mieux que moi-mêmepourrait bien me relayer. D'autant mieux que nous arrivons à un endroit où je ne me souviens plus si bien.

-- Et moirépondit le chanvreurje sais bien pourquoi vous n'êtes plus mémorieuse au milieu comme vous l'étiez au commencement; c'est que ça commence à mal tourner pour le champiet que ça vous fait peineparce que vous avez un coeur de pouletcomme toutes les dévotesaux histoires d'amour.

-- Ça va donc tourner en histoire d'amour? dit Sylvine Courtioux qui se trouvait là.

-- Ah! bon! repartit le chanvreurje savais bien que je ferais dresser l'oreille aux jeunes filles en lâchant ce mot-là. Mais patiencel'endroit où je vas reprendreavec charge de mener l'histoire à bonne finn'est pas encore ce que vous voudriez savoir. Où en êtes-vous restéemère Monique?

-- J'en étais sur la maîtresse à Blanchet.

-- C'est çadit le chanvreur. Cette femme-là s'appelait Sévèreet son nom n'était pas bien ajusté sur ellecar elle n'avait rien de pareil dans son idée. Elle en savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fût méchantecar elle était d'humeur réjouissante et sans soucimais elle rapportait tout à elleet ne se mettait guère en peine du dommage des autrespourvu qu'elle fût brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le paysetdisait-onelle avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très belle femme et très avenantevive quoique corpulenteet fraîche comme une guigne. Elle ne faisait pas grande attention au champiet si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa courelle lui disait quelque fadaise pour se moquer de luimais sans mauvais vouloiret pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme une fille quand cette femme lui parlaitet il se sentait mal à son aise. Il lui trouvait un air hardiet elle lui faisait l'effet d'être laide et méchantequoiqu'elle ne fût ni l'une ni l'autre; du moins la méchanceté ne lui venait que quand on la contrariait dans ses intérêts ou dans son contentement d'elle-même; et mêmement il faut dire qu'elle aimait à donner presque autant qu'à recevoir. Elle était généreuse par braverieet se plaisait aux remerciements. Maisdans l'idée du champice n'était qu'une diablesse qui réduisait madame Blanchet à vivre de peu et à travailler au-dessus de ses forces.

Pourtant il se trouva que le champi entrait dans ses dix-sept anset que madame Sévère trouva qu'il était diablement beau garçon. Il ne ressemblait pas aux autres enfants de campagnequi sont trapus et comme tassés à cet âge-làet qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou trois ans plus tard. Luiil était déjà grandbien bâti; il avait la peau blanchemême en temps de moissonet des cheveux tout frisés qui étaient comme brunets à la racine et finissaient en couleur d'or.

... Est-ce comme ça que vous les aimezdame Monique? les cheveuxje dissans aucunement parler des garçons.

-- Ça ne vous regarde pasrépondit la servante du curé. Dites votre histoire.

-- Il était toujours pauvrement habillémais il aimait la propretécomme Madeleine Blanchet le lui avait appris; et tel qu'il étaitil avait un air qu'on ne trouvait point aux autres. La Sévère vit tout cela petit à petitet enfin elle le vit si bienqu'elle se mit en tête de le dégourdir un peu. Elle n'avait point de préjugéset quand elle entendait dire: " C'est dommage qu'un si beau gars soit un champi "elle répondait: " Les champis ont moyen d'être beauxpuisque c'est l'amour qui les a mis dans le monde. "

Voilà ce qu'elle inventa pour se trouver avec lui. Elle fit boire Blanchet plus que de raison à la foire de Saint-Denis-de-Jouhetet quand elle vit qu'il n'était plus capable de mettre un pied devant l'autreelle le recommanda à ses amis de l'endroit pour qu'on le fit coucher. Et alors elle dit à Françoisqui était venu là avec son maître pour conduire des bêtes en foire:

-- Petitje laisse ma jument à ton maître pour revenir demain matin; toitu vas monter sur la sienne et me prendre en croupe pour me ramener chez moi.

L'arrangement n'était point du goût de François. Il dit que la jument du moulin n'était pas assez forte pour porter deux personneset qu'il s'offrait à reconduire la Sévèreelle montée sur sa bêtelui sur celle de Blanchet; qu'il s'en retournerait aussitôt chercher son maître avec une autre montureet qu'il se portait caution d'être de grand matin à Saint-Denis-de-Jouhet: mais la Sévère ne l'écouta non plus que le tondeur le moutonet lui commanda d'obéir. François avait peur d'elleparce que comme Blanchet ne voyait que par ses yeuxelle pouvait le faire renvoyer du moulin s'il la mécontentaitd'autant qu'on était à la Saint-Jean. Il la prit donc en croupesans se douterle pauvre garsque ce n'était pas un meilleur moyen pour échapper à son mauvais sort.

VIII

Quand ils se mirent en cheminc'était à la bruneet quand ils passèrent sur la pelle de l'étang de Rochefolleil faisait nuit grande. La lune n'était pas encore sortie des boiset les chemins qui sontde ce côté-làtout ravinés par les eaux de sourcen'avaient rien de bon. Et siFrançois talonnait la jument et allait vitecar il s'ennuyait tout à fait avec la Sévèreet il aurait déjà voulu être auprès de madame Blanchet.

Mais la Sévèrequi n'était pas si pressée d'arriver à son logisse mit à faire la dame et à dire qu'elle avait peurqu'il fallait marcher le pasparce que la jument ne relevait pas bien ses pieds et qu'elle risquait de s'abattre.

-- Bah! dit François sans l'écouterce serait donc la première fois qu'elle prierait le bon Dieu; carsans comparaison du saint baptêmejamais je ne vis jument si peu dévote!

-- Tu as de l'espritFrançoisdit la Sévère en ricanantcomme si François avait dit quelque chose de bien drôle et de bien nouveau.

-- Ah! pas du toutma foirépondit le champiqui pensa qu'elle se moquait de lui.

-- Allonstu ne vas pas trotter à la descenteque je compte?

-- N'ayez pas peurnous trotterons bien tout de même.

Le troten descendantcoupait le respire à la grosse Sévère et l'empêchait de causerce dont elle fut contrariéecar elle comptait enjôler le jeune homme avec ses paroles. Mais elle ne voulut pas faire voir qu'elle n'était plus assez jeune ni assez mignonne pour endurer la fatigueet elle ne dit mot pendant un bout de chemin.

Quand ça fut dans le bois de châtaignierselle s'avisa de dire:

-- AttendsFrançoisil faut t'arrêtermon ami François: la jument vient de perdre un fer.

-- Quand même elle serait déferréedit Françoisje n'ai là ni clous ni marteau pour la rechausser.

-- Mais il ne faut pas perdre le fer. Ça coûte! Descendsje te diset cherche-le.

-- Pardineje le chercherais bien deux heures sans le trouverdans ces fougères! Et mes yeux ne sont pas des lanternes.

-- Si faitFrançoisdit la Sévère d'un ton moitié sornettemoitié amitié; tes yeux brillent comme des vers luisants.

-- C'est donc que vous les voyez derrière mon chapeau? répondit François pas du tout content de ce qu'il prenait pour des moqueries.

-- Je ne les vois pas à cette heuredit la Sévère avec un soupir aussi gros qu'elle; mais je les ai vus d'autres fois!

-- Ils ne vous ont jamais rien ditreprit l'innocent champi. Vous pourriez bien les laisser tranquillescar ils ne vous ont pas fait d'insolenceet ne vous en feront mie.

-- Je croisdit en cet endroit la servante du curéque vous pourriez passer un bout de l'histoire. Ce n'est pas bien intéressant de savoir toutes les mauvaises raisons que chercha cette mauvaise femme pour surprendre la religion de notre champi.

-- Soyez tranquillemère Moniquerépondit le chanvreurj'en passerai tout ce qu'il faudra. Je sais que je parle devant des jeunesseset je ne dirai parole de trop.

Nous en étions restés aux yeux de Françoisque la Sévère aurait voulu rendre moins honnêtes qu'il ne se vantait de les avoir avec elle. -- Quel âge avez-vous doncFrançois? qu'elle lui ditessayant de lui donner du vouspour lui faire comprendre qu'elle ne voulait plus le traiter comme un gamin.

-- Oh! ma foi! je n'en sais rien au justerépondit le champi qui commençait à la voir venir avec ses gros sabots. Je ne m'amuse pas souvent à faire le compte de mes jours.

-- On dit que vous n'avez que dix-sept ansreprit-elle; mais moije gage que vous en avez vingt carvous voilà grandet bientôt vous aurez de la barbe.

-- Ça m'est très égaldit François en bâillant.

-- Oui-da! vous allez trop vitemon garçon. Voilà que j'ai perdu ma bourse!

-- Diantre! dit Françoisqui ne la supposait pas encore si madrée qu'elle étaitil faut donc que vous descendiez pour la cherchercar c'est peut-être de conséquence?

Il descendit et l'aida à dévaler; elle ne se fit point faute de s'appuyer sur luiet il la trouva plus lourde qu'un sac de blé.

Elle fit mine de chercher sa boursequ'elle avait dans sa pocheet il s'en alla à cinq ou six pas d'elletenant la jument par la bride.

-- Eh! vous ne m'aidez point à chercher? fit-elle.

-- Il faut bien que je tienne la jumentfit-ilcar elle pense à son poulainet elle se sauverait si on la lâchait.

La Sévère chercha sous les pieds de la jumenttout à côté de Françoiset à cela il vit bien qu'elle n'avait rien perdusi ce n'est l'esprit.

-- Nous n'étions pas encore làdit-ilquand vous avez crié après votre boursicot. Il ne se peut donc guère que vous le retrouviez par ici.

-- Tu crois donc que c'est une frimemalin? répondit-elle en voulant lui tirer l'oreille; car je crois que tu fais le malin...

Mais François se recula et ne voulut point batifoler.

-- Nonnondit-ilsi vous avez retrouvé vos écuspartonscar j'ai plus envie de dormir que de plaisanter.

-- Alors nous deviseronsdit la Sévère quand elle fut rejuchée derrière lui; ça charmecomme on ditl'ennui du chemin.

-- Je n'ai pas besoin de charmerépliqua le champi; je n'ai point d'ennuis.

-- Voilà la première parole aimable que tu me disFrançois!

-- Si c'est une jolie paroleelle m'est donc venue malgré moicar je n'en sais pas dire.

La Sévère commença d'enrager; mais elle ne se rendit pas encore à la vérité. " Il faut que ce garçon soit aussi simple qu'un linotse dit-elle. Si je lui faisais perdre son cheminil faudrait bien qu'il s'attardât un peu avec moi. "

Et la voilà d'essayer de le tromperet de le pousser sur la gauche quand il voulait prendre sur la droite. -- Vous nous égarezlui disait-elle; c'est la première fois que vous passez par ces endroits-là. Je les connais mieux que vous. Écoutez-moi doncou vous me ferez passer la nuit dans les boisjeune homme!

Mais Françoisquand il avait passé seulement une petite fois par un cheminil en avait si bonne connaissance qu'il s'y serait retrouvé au bout d'un an.

-- Non pasnon pasfit-ilc'est par làet je ne suis pas toquémoi. La jument se reconnaît bien aussiet je n'ai pas envie de passer la nuit à trimer dans les bois.

Si bien qu'il arriva au domaine des Dollinsoù demeurait la Sévèresans s'être laissé détempcer d'un quart d'heureet sans avoir ouvert l'oreille grand comme un pertuis d'aiguille à ses honnêtetés. Quand ce fut làelle voulut le retenirexposant que la nuit était trop noireque l'eau avait montéet que les gués étaient couverts. Mais le champi n'avait cure de ces dangers-làet ennuyé de tant de sottes parolesil serra les chevilles des piedsmit la jument au galop sans demander son resteet s'en revint vitement au moulinoù Madeleine Blanchet l'attendaitchagrinée de le voir si attardé.

IX

Le Champi ne raconta point à Madeleine les choses que la Sévère lui avait donné à entendre; il n'eût oséet il n'osait y penser lui-même. Je ne dis point que j'eusse été aussi sage que lui dans la rencontre; mais enfin sagesse ne nuit pointet puis je dis les choses comme elles sont. Ce gars était aussi comme il faut qu'une fille de bien.

Maisen songeant la nuitmadame Sévère se choqua contre luiet s'avisa qu'il n'était peut-être pas si benêt que méprisant. Sur ce pensersa cervelle s'échauffa et sa bile aussiet grands soucis de revengement lui passèrent par la tête.

À telles enseignes que le lendemainlorsque Cadet Blanchet fut de retour auprès d'elleà moitié dégriséelle lui fit entendre que son garçon de moulin était un petit insolentqu'elle avait été obligée de le tenir en bride et de lui essuyer le bec d'un coup de coudeparce qu'il avait eu idée de lui chanter fleurette et de l'embrasser en revenant de nuit par les bois avec elle.

Il n'en fallait pas tant pour déranger les esprits de Blanchet; mais elle trouva qu'il n'y en avait pas encore assezet elle se gaussa de lui pour ce qu'il laissait dans sa maisonauprès de sa femmeun valet en âge et en humeur de la désennuyer.

Voilàd'un coupBlanchet jaloux de sa maîtresse et de sa femme. Il prend son bâton de courzaenfonce son chapeau sur ses yeux comme un éteignoir sur un ciergeet il court au moulin sans prendre vent.

Par bonheur qu'il n'y trouva pas le champi. Il avait été abattre et débiter un arbre que Blanchet avait acheté à Blanchard de Guérinet il ne devait rentrer que le soir. Blanchet aurait bien été le trouver à son ouvragemais il craignaits'il montrait du dépitque les jeunes meuniers de Guérin ne vinssent à se gausser de lui et de sa jalousiequi n'était guère de saison après l'abandon et le mépris qu'il faisait de sa femme.

Il l'aurait bien attendu à rentrern'était qu'il s'ennuyait de passer le reste du jour chez luiet que la querelle qu'il voulait chercher à sa femme ne serait pas de durée pour l'occuper jusqu'au soir. On ne peut pas se fâcher longtemps quand on se fâche tout seul.

En fin de compteil aurait bien été au-devant des moqueries et au-dessus de l'ennui pour le plaisir d'étriller le pauvre champi; mais commeen marchantil s'était un peu raccoiséil songea que ce champi de malheur n'était plus un petit enfantet que puisqu'il était d'âge à se mettre l'amour en têteil était bien d'âge aussi à se mettre la colère ou la défense au bout des mains. Tout cela fit qu'il tenta de se remettre les sens en buvant chopine sans rien diretournant dans sa tête le discours qu'il allait faire à sa femme et ne sachant par quel bout entamer.

Il lui avait dit en entrantd'un air rêchequ'il avait à se faire écouteret elle se tenait làdans sa manière accoutuméetristeun peu fièreet ne disant mot.

-- Madame Blanchet; fit-il enfinj'ai un commandement à vous donneret si vous étiez la femme que vous paraissez et que vous passez pour êtrevous n'auriez pas attendu d'en être avertie.

Là-dessusil s'arrêtacomme pour reprendre son haleinemaisde faitil était quasi honteux de ce qu'il allait lui direcar la vertu était écrite sur la figure de sa femme comme une prière dans un livre d'Heures.

Madeleine ne lui donna point assistance pour s'expliquer. Elle ne soufflaet attendit la finpensant qu'il allait lui reprocher quelque dépenseet ne s'attendant guère à ce dont il retournait.

-- Vous faites comme si vous ne m'entendiez pasmadame Blanchetramena le meunieretsi pourtantla chose est claire. Il s'agit donc de me jeter cela dehorset plus tôt que plus tardcar j'en ai prou et déjà trop.

-- Jeter quoi? fit Madeleine ébahie.

-- Jeter quoi! Vous n'oseriez dire jeter qui?

-- Vrai Dieu! non; je n'en sais riendit-elle. Parlezsi vous voulez que je vous entende.

-- Vous me feriez sortir de mon sang-froidcria Cadet Blanchet en bramant comme un taureau. Je vous dis que ce champi est de trop chez moiet que s'il y est encore demain matinc'est moi qui lui ferai la conduite à grand renfort de brasà moins qu'il n'aime mieux passer sous la roue de mon moulin.

-- Voilà de vilaines paroles et une mauvaise idéemaître Blanchetdit Madeleine qui ne put se retenir de devenir blanche comme sa cornette. Vous achèverez de perdre votre métier si vous renvoyez ce garçon; car vous n'en retrouverez jamais un pareil pour faire votre ouvrage et se contenter de peu. Que vous a donc fait ce pauvre enfant pour que vous le vouliez chasser si durement?

-- Il me fait faire la figure d'un sotje vous le dismadame ma femmeet je n'entends pas être la risée du pays. Il est le maître chez moiet l'ouvrage qu'il y fait mérite d'être payé à coups de trique.

Il fut besoin d'un peu de temps pour que Madeleine entendît ce que son mari voulait dire. Elle n'en avait du tout l'idéeet elle lui présenta toutes les bonnes raisons qu'elle put trouver pour le rapaiser et l'empêcher de s'obstiner dans sa fantaisie.

Mais elle y perdit ses peines; il ne s'en fâcha que plus fortet quand il vit qu'elle s'affligeait de perdre son bon serviteur Françoisil se remit en humeur de jalousieet lui dit là-dessus des paroles si dures qu'elle ouvrit à la fin l'oreilleet se prit à pleurer de hontede fierté et de grand chagrin.

La chose n'en alla que plus mal; Blanchet jura qu'elle était amoureuse de cette marchandise d'hôpitalqu'il en rougissait pour elleet que si elle ne mettait pas ce champi à la porte sans délibéreril se promettait de l'assommer et de le moudre comme grain.

Sur quoi elle lui répondit plus haut qu'elle n'avait coutumequ'il était bien le maître de renvoyer de chez lui qui bon lui semblaitmais non d'offenser ni d'insulter son honnête femmeet qu'elle s'en plaindrait au bon Dieu et aux saints du paradis comme d'une injustice qui lui faisait trop de tort et trop de peine. Et par ainside mot en motelle en vint malgré son propre vouloirà lui reprocher son mauvais comportementet à lui pousser cette raison bien vraieque quand on est mécontent sous son sien bonneton voudrait faire tomber celui des autres dans la boue.

La chose se gâta davantage ainsiet quand Blanchet commença à voir qu'il était dans son tortla colère fut son seul remède. Il menaça Madeleine de lui clore la bouche d'un revers de mainet il l'eût fait si Jeannieattiré par le bruitne fût venu se mettre entre eux sans savoir ce qu'ils avaientmais tout pâle et déconfit d'entendre cette chamaillerie. Blanchet voulut le renvoyeret il pleurace qui donna sujet à son père de dire qu'il était mal élevécaponpleurardet que sa mère n'en ferait rien de bon. Puis il prit coeur et se leva en coupant l'air de son bâton et en jurant qu'il allait tuer le champi.

Quand Madeleine le vit si affolé de fureurelle se jeta au-devant de luiet avec tant de hardiesse qu'il en fut démonté et se laissa faire par surprise; elle lui ôta des mains son bâton et le jeta au loin dans la rivière. Puis elle lui ditsans caller aucunement: -- Vous ne ferez point votre perte en écoutant votre mauvaise tête. Songez qu'un malheur est bientôt arrivé quand on ne se connaît pluset si vous n'avez point d'humanitépensez à vous-même et aux suites qu'une mauvaise action peut donner à la vie d'un homme. Depuis longtempsmon marivous menez mal la vôtreet vous allez croissant de train et de galop dans un mauvais chemin. Je vous empêcheraià tout le moins aujourd'huide vous jeter dans un pire mal qui aurait sa punition dans ce bas monde et dans l'autre. Vous ne tuerez personnevous retournerez plutôt d'où vous venez que de vous buter à chercher revenge d'un affront qu'on ne vous a point fait. Allez-vous-enc'est moi qui vous le commande dans votre intérêtet c'est la première fois de ma vie que je vous donne un commandement. Vous l'écouterezparce que vous allez voir que je ne perds point pour cela le respect que je vous dois. Je vous jure sur ma foi et mon honneur que demain le champi ne sera plus céanset que vous pourrez y revenir sans danger de le rencontrer.

Cela ditMadeleine ouvrit la porte de la maison pour faire sortir son mariet Cadet Blanchettout confondu de la voir prendre ces façons-làcontentau fondde s'en aller et d'avoir obtenu soumission sans exposer sa peaureplanta son chapeau sur son chefetsans rien dire de pluss'en retourna auprès de la Sévère. Il se vanta bien à elle et à d'autres d'avoir fait sentir le bois vert à sa femme et au champi; mais comme de cela il n'était rienla Sévère goûta son plaisir en fumée.

Quand Madeleine Blanchet fut toute seuleelle envoya ses ouailles et sa chèvre aux champs sous la garde de Jeannieet elle s'en fut au bout de l'écluse du moulindans un recoin de terrain que la course des eaux avait mangé tout autouret où il avait poussé tant de rejets et de branchages sur les vieilles souches d'arbresqu'on ne s'y voyait point à deux pas. C'était là qu'elle allait souvent dire ses raisons au bon Dieuparce qu'elle n'y était pas dérangée et qu'elle pouvait s'y tenir cachée derrière les grandes herbes follescomme une poule d'eau dans son nid de vertes brindilles.

Sitôt qu'elle y futelle se mit à deux genoux pour faire une bonne prièredont elle avait grand besoin et dont elle espérait grand confort; mais elle ne put songer à autre chose qu'au pauvre champi qu'il fallait renvoyer et qui l'aimait tant qu'il en mourrait de chagrin. Si bien qu'elle ne put rien dire au bon Dieusinon qu'elle était trop malheureuse de perdre son seul soutien et de se départir de l'enfant de son coeur. Et alors elle pleura tant et tantque c'est miracle qu'elle en revintcar elle fut si suffoquéequ'elle en chut tout de son long sur l'herbageet y demeura privée de sens pendant plus d'une heure.

À la tombée de la nuit elle tâcha pourtant de se ravoir; et comme elle entendit Jeannie qui ramenait ses bêtes en chantantelle se leva comme elle put et alla préparer le souper. Peu après elle entendit venir les boeufs qui rapportaient le chêne acheté par Blanchetet Jeannie courut bien joyeux au-devant de son ami François qu'il s'ennuyait de n'avoir pas vu de la journée. Ce pauvre petit Jeannie avait eu du chagrindans le momentde voir son père faire de mauvais yeux à sa chère mèreet il avait pleuré aux champs sans pouvoir comprendre ce qu'il y avait entre eux. Mais chagrin d'enfant et rosée du matin n'ont pas de duréeet déjà il ne se souvenait plus de rien. Il prit François par la mainetsautant comme un petit perdreauil l'amena auprès de Madeleine.

Il ne fallut pas que le champi regardât la meunière par deux fois pour aviser ses yeux rouges et sa figure toute blêmie. " Mon Dieuse dit-ilil y a un malheur dans la maison "et il se mit à blêmir aussi et à trembleret à regarder Madeleinepensant qu'elle lui parlerait. Mais elle le fit asseoir et lui servit son repas sans rien direet il ne put avaler une bouchée. Jeannie mangeait et devisait tout seulet il n'avait plus de souciparce que sa mère l'embrassait de temps en temps et l'encourageait à bien souper.

Quand il fut couchépendant que la servante rangeait la chambreMadeleine sortit et fit signe à François d'aller avec elle. Elle descendit le pré et marcha jusqu'à la fontaine. Làprenant son courage à deux mains: -- Mon enfantlui dit-ellele malheur est sur toi et sur moiet le bon Dieu nous frappe d'un rude coup. Tu vois comme j'en souffre; par amitié pour moitâche d'avoir le coeur moins faiblecar si tu ne me soutiensje ne sais ce que je deviendrai.

François ne devina rienbien qu'il supposât tout d'abord que le mal venait de M. Blanchet.

-- Qu'est-ce que vous me dites là? dit-il à Madeleine en lui embrassant les mains tout comme si elle eût été sa mère. Comment pouvez-vous penser que je manquerai de coeur pour vous consoler et vous soutenir? Est-ce que je ne suis pas votre serviteur pour tant que j'ai à rester sur terre? Est-ce que je ne suis pas votre enfant qui travaillera pour vouset qui a bien assez de force à cette heure pour ne vous laisser manquer de rien? Laissez faire monsieur Blanchetlaissez-le manger son faitpuisque c'est son idée. Moi je vous nourriraije vous habilleraivous et notre Jeannie. S'il faut que je vous quitte pour un tempsj'irai me louerpas loin d'icipar exemple! afin de pouvoir vous rencontrer tous les jours et venir passer avec vous les dimanches. Mais me voilà assez fort pour labourer et pour gagner l'argent qu'il vous faudra. Vous êtes si raisonnable et vous vivez de si peu! Eh bien! vous ne vous priverez plus tant pour les autreset vous en serez mieux. Allonsallonsmadame Blanchetma chère mèrerapaisez-vous et ne pleurez pascar si vous pleurezje crois que je vas mourir de chagrin.

Madeleine ayant vu qu'il ne devinait pas et qu'il fallait lui dire toutrecommanda son âme à Dieu et se décida à la grande peine qu'elle était obligée de lui faire.

X

-- AllonsallonsFrançoismon filslui dit-elleil ne s'agit pas de cela. Mon mari n'est pas encore ruinéautant que je peux savoir l'état de ses affaires; et si ce n'était que la crainte de manquertu ne me verrais pas tant de peine. N'a point peur de la misère qui se sent courageux pour travailler. Puisqu'il faut te dire de quoi j'ai le coeur maladeapprends que monsieur Blanchet s'est monté contre toiet qu'il ne veut plus te souffrir à la maison.

-- Eh bien! est-ce cela? dit François en se levant. Qu'il me tue donc tout de suitepuisque aussi bien je ne peux exister après un coup pareil. Ouiqu'il en finisse de moicar il y a longtemps que je le gêneet il en veut à mes joursje le sais bien. Voyonsoù est-il? Je veux aller le trouveret lui dire: " Signifiez-moi pourquoi vous me chassez. Peut-être que je trouverai de quoi répondre à vos mauvaises raisons. Et si vous vous y entêtezdites-leafin que... afin que... " Je ne sais pas ce que je disMadeleine; vrai! je ne le sais pas; je ne me connais pluset je ne vois plus clair; j'ai le coeur transi et la tête me vire; bien sûrje vas mourir ou devenir fou.

Et le pauvre champi se jeta par terre et se frappa la tête de ses poingscomme le jour où la Zabelle avait voulu le reconduire à l'hospice.

Voyant celaMadeleine retrouva son grand courage. Elle lui prit les mainsles braset le secouant bien fortelle l'obligea de l'écouter.

-- Si vous n'avez non plus de volonté et de soumission qu'un enfantlui dit-ellevous ne méritez pas l'amitié que j'ai pour vouset vous me ferez honte de vous avoir élevé comme mon fils. Levez-vous. Voilà pourtant que vous êtes en âge d'hommeet il ne convient pas à un homme de se rouler comme vous le faites. Entendez-moiFrançoiset dites-moi si vous m'aimez assez pour surmonter votre chagrin et passer un peu de temps sans me voir. Voismon enfantc'est à propos pour ma tranquillité et pour mon honneurpuisquesans celamon mari me causera des souffrances et des humiliations. Par ainsitu dois me quitter aujourd'hui par amitiécomme je t'ai gardé jusqu'à cette heure par amitié. Car l'amitié se prouve par des moyens différentsselon le temps et les aventures. Et tu dois me quitter tout de suiteparce quepour empêcher monsieur Blanchet de faire un mauvais coup de sa têtej'ai promis que tu serais parti demain matin. C'est demain la Saint-Jeanil faut que tu ailles te loueret pas trop près d'icicar si nous étions à même de nous revoir souventce serait pire dans l'idée de monsieur Blanchet.

-- Mais quelle est donc son idéeMadeleine? Quelle plainte fait-il de moi? En quoi me suis-je mal comporté? Il croit donc toujours que vous faites du tort à la maison pour me faire du bien? Ça ne se peut paspuisque j'en suisà présentde la maison! Je n'y mange pas plus que ma faimet je n'en fais pas sortir un fétu. Peut-être qu'il croit que je touche mon gageet qu'il le trouve de trop grande coûtance. Eh bien! laissez-moi suivre mon idée d'aller lui parler pour lui expliquer que depuis le décès de ma pauvre mère Zabelleje n'ai jamais voulu accepter de vous un petit écu; - ou si vous ne voulez pas que je lui dise ça - et au faits'il le savait il voudrait vous faire rendre tout le dû de mes gages que vous avez employé en oeuvres de charité- eh bienje lui en feraipour le terme qui vientla proposition. Je lui offrirai de rester à votre service pour rien. De cette manière-làil ne pourra plus me trouver dommageableet il me souffrira auprès de vous.

-- NonnonnonFrançoisrépliqua vivement Madeleineça ne se peut; et si tu lui disais pareille choseil entrerait contre toi et contre moi dans une colère qui amènerait des malheurs.

-- Mais pourquoi donc? dit François; à qui en a-t-il? C'est donc seulement pour le plaisir de nous causer de la peine qu'il fait celui qui se méfie?

-- Mon enfantne me demande pas la raison de son idée contre toi; je ne peux pas te la dire. J'en aurais trop de honte pour luiet mieux vaut pour nous tous que tu n'essaies pas de te l'imaginer. Ce que je peux t'affirmerc'est que c'est remplir ton devoir envers moi que de t'en aller. Te voilà grand et forttu peux te passer de moi; et mêmement tu gagneras mieux ta vie ailleurspuisque tu ne veux rien recevoir de moi. Tous les enfants quittent leur mère pour aller travailleret beaucoup s'en vont au loin. Tu feras donc comme les autreset moi j'aurai du chagrin comme en ont toutes les mèresje pleureraije penserai à toije prierai Dieu matin et soir pour qu'il te préserve du mal...

-- Oui! Et vous prendrez un autre valet qui vous servira malet qui n'aura nul soin de votre fils et de votre bienqui vous haïra peut-êtreparce que monsieur Blanchet lui commandera de ne pas vous écouteret qui ira lui redire tout ce que vous faites de bien en le tournant en mal. Et vous serez malheureuse; et moi je ne serai plus là pour vous défendre et vous consoler! Ah! vous croyez que je n'ai pas de courageparce que j'ai du chagrin? Vous croyez que je ne pense qu'à moiet vous me dites que j'aurai profit à être autre part! Moije ne songe pas à moi en tout ceci. Qu'est-ce que ça me fait de gagner ou de perdre? Je ne demande pas seulement comment je gouvernerai mon chagrin. Que j'en vive ou que j'en meurec'est comme il plaira à Dieuet ça ne m'importe paspuisqu'on m'empêche d'employer ma vie pour vous. Ce qui m'angoisse et à quoi je ne peux pas me soumettrec'est que je vois venir vos peines. Vous allez être foulée à votre touret si on m'écarte du cheminc'est pour mieux marcher sur votre droit.

-- Quand même le bon Dieu permettrait celadit Madeleineil faut savoir souffrir ce qu'on ne peut empêcher. Il faut surtout ne pas empirer son mauvais sort en regimbant contre. Imagine-toi que je suis bien malheureuseet demande-toi combien plus je le deviendrai si j'apprends que tu es maladedégoûté de vivre et ne voulant pas te consoler. Au lieu que si je trouve un peu de soulagement dans mes peinesce sera de savoir que tu te comportes bien et que tu te maintiens en courage et santé pour l'amour de moi.

Cette dernière bonne raison donna gagné à Madeleine. Le champi s'y renditet lui promit à deux genouxcomme on promet en confessionde faire tout son possible pour porter bravement sa peine.

-- Allonsdit-il en essuyant ses yeux moitesje partirai de grand matinet je vous dis adieuicima mère Madeleine! Adieu pour la viepeut-être; car vous ne me dites point si je pourrai jamais vous revoir et causer avec vous. Si vous pensez que ce bonheur-là ne doive plus m'arriverne m'en dites riencar je perdrais le courage de vivre. Laissez-moi garder l'espérance de vous retrouver un jour ici à cette claire fontaineoù je vous ai trouvée pour la première fois il y aura tantôt onze ans. Depuis ce jour jusqu'à celui d'aujourd'huije n'ai eu que du contentement: et le bonheur que Dieu et vous m'avez donnéje ne dois pas le mettre en oublimais en souvenance pour m'aider à prendreà compter de demainle temps et le sort comme ils viendront. Je m'en vais avec un coeur tout transpercé et morfondu d'angoisseen songeant que je ne vous laisse pas heureuseet que je vous ôteen m'ôtant d'à côté de vousle meilleur de vos amis; mais vous m'avez dit que si je n'essayais pas de me consolervous seriez plus désolée. Je me consolerai donc comme je pourrai en pensant à vouset je suis trop ami de votre amitié pour vouloir la perdre en devenant lâche. Adieumadame Blanchetlaissez-moi un peu ici tout seul; je serai mieux quand j'aurai pleuré tout mon soûl. S'il tombe de mes larmes dans cette fontainevous songerez à moi toutes les fois que vous y viendrez laver. Je veux aussi y cueillir de la menthe pour embaumer mon lingecar je vas tout à l'heure faire mon paquet; et tant que je sentirai sur moi cette odeur-làje me figurerai que je suis ici et que je vous vois. Adieuadieuma chère mèreje ne veux pas retourner à la maison. Je pourrais bien embrasser mon Jeannie sans l'éveillermais je ne m'en sens pas le courage. Vous l'embrasserez pour moije vous en prieet pour ne pas qu'il me pleurevous lui direz demain que je dois retourner bientôt. Comme celaen m'attendantil m'oubliera un peu; etpar la suite du tempsvous lui parlerez de son pauvre Françoisafin qu'il ne m'oublie trop. Donnez-moi votre bénédictionMadeleinecomme vous me l'avez donnée le jour de ma première communion. Il me la faut pour avoir la grâce de Dieu.

Et le pauvre champi se mit à deux genoux en disant à Madeleine que si jamaiscontre son gréil lui avait fait quelque offenseelle eût à la lui pardonner.

Madeleine jura qu'elle n'avait rien à lui pardonneret qu'elle lui donnait une bénédiction dont elle voudrait pouvoir rendre l'effet aussi propice que de celle de Dieu.

-- Eh bien! dit Françoisà présent que je vas redevenir champi et que personne ne m'aimera plusne voulez-vous pas m'embrasser comme vous m'avez embrassépar faveurle jour de ma première communion? j'aurai grand besoin de me remémorer tout celapour être bien sûr que vous continuezdans votre coeurà me servir de mère.

Madeleine embrassa le champi dans le même esprit de religion que quand il était petit enfant. Pourtant si le monde l'eût vuon aurait donné raison à M. Blanchet de sa fâcherieet on aurait critiqué cette honnête femme qui ne pensait point à malet à qui la vierge Marie ne fit point péché de son action.

-- Ni moi non plusdit la servante de M. le curé.

-- Et moi encore moinsrepartit le chanvreur. Et continuant:

Elle s'en revint à la maisondit-iloù de la nuit elle ne dormit miette. Elle entendit bien rentrer François qui vint faire son paquet dans la chambre à côtéet elle l'entendit aussi sortir à la piquette du jour. Elle ne se dérangea qu'il ne fût un peu loinpour ne point changer son courage en faiblesseet quand elle l'entendit passer sur le petit pontelle entre-bâilla subtilement sa porte sans se montrerafin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit s'arrêter et regarder la rivière et le moulincomme pour leur dire adieu. Et puis il s'en alla bien viteaprès avoir cueilli un feuillage de peuplier qu'il mit à son chapeaucomme c'est la coutume quand on va à la louepour montrer qu'on cherche une place.

Maître Blanchet arriva sur le midi et ne dit motjusqu'à ce que sa femme lui dit:

-- Eh bienil faut aller à la loue pour avoir un autre garçon de moulincar François est partiet vous voilà sans serviteur.

-- Cela suffitma femmerépondit Blanchetj'y vais alleret je vous avertis de ne pas compter sur un jeune.

Voilà tout le remerciement qu'il lui fit de sa soumissionet elle se sentit si peinée qu'elle ne put s'empêcher de le montrer.

-- Cadet Blanchetdit-ellej'ai obéi à votre volonté: j'ai renvoyé un bon sujet sans motifet à regretje ne vous le cache pas. Je ne vous demande pas de m'en savoir gré; maisà mon tourje vous donne un commandement: c'est de ne pas me faire d'affrontparce que je n'en mérite pas.

Elle dit cela d'une manière que Blanchet ne lui connaissait point et qui fit de l'effet sur lui.

-- Allonsfemmedit-il en lui tendant la mainfaisons la paix sur cette chose-là et n'y pensons plus. Peut-être que j'ai été un peu trop précipiteux dans mes paroles; mais c'est quevoyez-vousj'avais des raisons pour ne point me fier à ce champi. C'est le diablequi est bon pèrelui avait soufflé le libertinage toujours après eux. Quand ils sont bons sujets d'un côtéils sont mauvais garnements sur un autre point. Ainsi je sais bien que je trouverai malaisément un domestique aussi rude au travail que celui-là; mais le diablequi est son pèrelui avait soufflé le libertinage dans l'oreilleet je sais une femme qui a eu à s'en plaindre.

-- Cette femme-là n'est pas la vôtrerépondit Madeleineet il se peut qu'elle mente. Quand elle dirait vraice ne serait point de quoi me soupçonner.

-- Est-ce que je te soupçonne? dit Blanchet haussant les épaules; je n'en avais qu'après luiet à présent qu'il est partije n'y pense plus. Si je t'ai dit quelque chose qui t'ait dépluprends que je plaisantais.

-- Ces plaisanteries-là ne sont pas de mon goûtrépliqua Madeleine. Gardez-les pour celles qui les aiment.

XI

Dans les premiers joursMadeleine Blanchet porta assez bien son chagrin. Elle apprit de son nouveau domestiquequi avait rencontré François à la loueque le champi s'était accordé pour dix-huit pistoles par an avec un cultivateur du côté d'Aigurandequi avait un fort moulin et des terres. Elle fut contente de le savoir bien placéet elle fit son possible pour se remettre à ses occupations sans trop de regret. Maismalgré ellele regret fut grandet elle en fut longtemps malade d'une petite fièvre qui la consumait tout doucettementsans que personne y fît attention. François avait bien dit qu'en s'en allant il lui emmenait son meilleur ami. L'ennui la prit de se voir toute seuleet de n'avoir personne à qui causer. Elle en choya d'autant plus son fils Jeanniequi étaitde vraiun gentil garset pas plus méchant qu'un agneau.

Mais outre qu'il était trop jeune pour comprendre tout ce qu'elle aurait pu dire à Françoisil n'avait pas pour elle les soins et les attentions qu'au même âge le champi avait eus. Jeannie aimait bien sa mèreet plus même que le commun des enfants ne faitparce qu'elle était une mère comme il ne s'en voit pas tous les jours. Mais il ne s'étonnait et ne s'émeuvait pas tant pour elle que François. Il trouvait tout simple d'être aimé et caressé si fidèlement. Il en profitait comme de son bienet y comptait comme sur son dû. Au lieu que le champi n'était méconnaissant de la plus petite amitié et en faisait si grand remerciement par sa conduitesa manière de parleret de regarderet de rougiret de pleurerqu'en se trouvant avec luiMadeleine oubliait qu'elle n'avait eu ni reposni amourni consolation dans son ménage.

Elle resongea à son malheur quand elle retomba dans son désertet remâcha longuement toutes les peines que cette amitié et cette compagnie avaient tenues en suspens. Elle n'avait plus personne pour lire avec ellepour s'intéresser à la misère du monde avec ellepour prier d'un même coeuret même pour badiner honnêtement quand et quanden paroles de bonne foi et de bonne humeur. Tout ce qu'elle voyaittout ce qu'elle faisait n'avait plus de goût pour elleet lui rappelait le temps où elle avait eu ce bon compagnon si tranquille et si amiteux. Allait-elle à sa vigneou à ses arbres fruitiersou dans le moulinil n'y avait pas un coin grand comme la main où elle n'eût repassé dix mille fois avec cet enfant pendu à sa robeou ce courageux serviteur empressé à son côté. Elle était comme si elle avait perdu un fils de grande valeur et de grand espoiret elle avait beau aimer celui qui lui restaitil y avait une moitié de son amitié dont elle ne savait plus que faire.

Son marila voyant traîner un malaiseet prenant en pitié l'air de tristesse et d'ennui qu'elle avaitcraignit qu'elle ne fît une forte maladieet il n'avait pas envie de la perdreparce qu'elle tenait son bien en bon ordre et ménageait de son côté ce qu'il mangeait du sien. La Sévère ne voulant pas le souffrir à son moulinil sentait bien que tout irait mal pour lui dans cette partie de son avoir si Madeleine n'en avait plus la chargeettout en la réprimandant à l'habitudeet se plaignant qu'elle n'y mettait pas assez de soinil n'avait garde d'espérer mieux de la part d'une autre.

Il s'ingénia doncpour la soigner et la désennuyerde lui trouver une compagnieet la chose vint à point queson oncle étant mortla plus jeune de ses soeursqui était sous sa tutellelui tomba sur les bras. Il avait pensé d'abord à la mettre de résidence chez la Sévèremais ses autres parents lui en firent honte; et d'ailleurs quand la Sévère eut vu que cette fillette prenait quinze ans et qu'elle s'annonçait pour jolie comme le jourelle n'eut plus envie d'avoir dans sa maison le bénéfice de cette tutelleet elle dit à Blanchet que la garde et la veillance d'une jeunesse lui paraissaient trop chanceuses.

En raison de quoi Blanchetqui voyait du profit à être le tuteur de sa soeur- car l'oncle qui l'avait élevée l'avait avantagée sur son testament- et qui n'avait garde de confier son entretien à autre parentél'amena à son moulin et enjoignit à sa femme de l'avoir pour soeur et compagnede lui apprendre à travaillerde s'en faire aider dans le soin du ménageet de lui rendre la tâche assez douce pourtant pour qu'elle n'eût point envie d'aller vivre autre part.

Madeleine accepta de bonne volonté ledit arrangement de famille. Mariette Blanchet lui plut tout d'abordpour l'avantage de sa beauté qui avait déplu à la Sévère. Elle pensait qu'un bon esprit et un bon coeur vont toujours de compagnie avec une belle figureet elle reçut la jeune enfantnon pas tant comme une soeur que comme une fillequi lui remplacerait peut-être son pauvre François.

Pendant ce temps-là le pauvre François prenait son mal en patience autant qu'il pouvaitet ce n'était guèrecar jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d'un mal pareil. Il commença par en faire une maladieet ce fut peut-être un bonheur pour luicar là il éprouva le bon coeur de ses maîtresqui ne le firent point porter à l'hôpital et le gardèrent chez eux où il fut bien soigné. Ce meunier-là ne ressemblait guère à Cadet Blanchetet sa fillequi avait une trentaine d'années et n'était point encore établieétait en réputation pour sa charité et sa bonne conduite.

Ces gens-là virent bien d'ailleurs quemalgré l'accidentils avaient faitau regard du champiune bonne trouvaille.

Il était si solide et si bien corporéqu'il se sauva de la maladie plus vite qu'un autreet mêmement il se mit à travailler avant d'être guérice qui ne le fit point rechuter. Sa conscience le tourmentait pour réparer le temps perdu et récompenser ses maîtres de leur douceur. Pendant plus de deux mois pourtantil se ressentit de son maleten commençant à travailler les matinsil avait le corps étourdi comme s'il fût tombé de la faîtière d'une maison. Mais peu à peu il s'échauffaitet il n'avait garde de dire le mal qu'il avait à s'y mettre. On fut bientôt si content de luiqu'on lui confia la gouverne de bien des choses qui étaient au-dessus de son emploi. On se trouvait bien de ce qu'il savait lire et écrireet on lui fit tenir des compteschose qu'on n'avait pu faire encoreet qui avait souvent mis du trouble dans les affaires du moulin. Enfin il fut aussi bien que possible dans son malheur; et commepar prudenceil ne s'était point vanté d'être champipersonne ne lui reprocha son origine.

Mais ni les bons traitementsni l'occupationni la maladiene pouvaient lui faire oublier Madeleine et ce cher moulin du Cormoueret son petit Jeannieet le cimetière où gisait la Zabelle. Son coeur était toujours loin de luiet le dimancheil ne faisait autre chose que d'y songerce qui ne le reposait guère des fatigues de la semaine. Il était si éloigné de son endroitétant à plus de six lieues de paysqu'il n'en avait jamais de nouvelles. Il pensa d'abord s'y accoutumermais l'inquiétude lui mangeait le sanget il s'inventa des moyens pour savoir au moins deux fois l'an comment vivait Madeleine: il allait dans les foirescherchant de l'oeil quelqu'un de connaissance de son ancien endroitet quand il l'avait trouvéil s'enquérait de tout le monde qu'il avait connucommençantpar prudencepar ceux dont il se souciait le moinspour arriver à Madeleine qui l'intéressait le plusetde cette manièreil eut quelque nouvelle d'elle et de sa famille.

... Mais voilà qu'il se fait tardmessieurs mes amiset je m'endors sur mon histoire. À demain; si vous voulezje vous dirai le reste. Bonsoir la compagnie.

Le chanvreur alla se coucheret le métayerallumant sa lanternereconduisit la mère Monique au presbytèrecar c'était une femme d'âge qui ne voyait pas bien clair à se conduire.

XII

Au lendemainnous nous retrouvâmes tous à la fermeet le chanvreur reprit ainsi son récit:

-- Il y avait environ trois ans que François demeurait au pays d'Aigurandedu côté de Villechirondans un beau moulin qui s'appelle Haut-Champaultou Bas-Champaultou Frechampaultcar dans ce pays-làcomme dans le nôtreChampault est un nom répandu. J'ai été par deux fois dans ces endroits-làet c'est un beau et bon pays. Le monde de campagne y est plus richemieux logémieux habillé; on y fait plus de commerceet quoique la terre y soit plus maigreelle rapporte davantage. Le terrain y est pourtant mieux cabossé. Les rocs y percent et les rivières y ravinent fort. Mais c'est joli et plaisant tout de même. Les arbres y sont beaux à merveilleet les deux Creuses roulent là dedans à grands ramagesclaires comme eau de roche.

Les moulins y sont de plus de conséquence que chez nouset celui où résidait François était des plus forts et des meilleurs. Un jour d'hiverson maîtrequi s'appelait Jean Vertaudlui dit:

-- Françoismon serviteur et mon amij'ai un petit discours à te faireet je te prie de me donner ton attention.

" Il y a déjà un peu de temps que nous nous connaissonstoi et moiet si j'ai beaucoup gagné dans mes affairessi mon moulin a prospérési j'ai emporté la préférence sur tous mes confrèressiparfinj'ai pu augmenter mon avoirje ne me cache pas que c'est à toi que j'en ai l'obligation. Tu m'as servinon pas comme un domestiquemais comme un ami et un parent. Tu t'es donné à mes intérêts comme si c'étaient les tiens. Tu as régi mon bien comme jamais je n'aurais su le faireet tu as en tout montré que tu avais plus de connaissance et d'entendement que moi. Le bon Dieu ne m'a pas fait soupçonneuxet j'aurais été toujours trompé si tu n'avais contrôlé toutes gens et toutes choses autour de moi. Les personnes qui faisaient abus de ma bonté ont un peu criéet tu as voulu hardiment en porter l'endossece qui t'a exposéplus d'une foisà des dangers dont tu es toujours sorti par courage et douceur. Car ce qui me plaît de toic'est que tu as le coeur aussi bon que la tête et la main. Tu aimes le rangement et non l'avarice. Tu ne te laisses pas duper comme moiet pourtant tu aimes comme moi à secourir le prochain. Pour ceux qui étaient de vrai dans la peinetu as été le premier à me conseiller d'être généreux. Pour ceux qui en faisaient la frimetu as été prompt à m'empêcher d'être affiné. Et puis tu es savant pour un homme de campagne. Tu as de l'idée et du raisonnement. Tu as des inventions qui te réussissent toujourset toutes les choses auxquelles tu mets la main tournent à bonne fin.

" Je suis donc content de toiet je voudrais te contenter pareillement pour ma part. Dis-moi donctout franchementsi tu ne souhaites point quelque chose de moicar je n'ai rien à te refuser.

-- Je ne sais pas pourquoi vous me demandez cette chose-làrépondit François. Il faut doncmon maîtreque je vous aie paru mécontent de vouset cela n'est point. Je vous prie d'en être certain.

-- Mécontentje ne dis pas. Mais enfin tu as un airà l'habitudequi n'est pas d'un homme heureux. Tu n'as point de gaietétu ne ris avec personnetu ne t'amuses jamais. Tu es si sage qu'on dirait toujours que tu portes un deuil.

-- M'en blâmez-vousmon maître? En cela je ne pourrais vous contentercar je n'aime ni la bouteille ni la danse; je ne fréquente ni le cabaret ni les assemblées; je ne sais pas de chansons et de sornettes pour faire rire. Je ne me plais à rien qui me détourne de mon devoir.

-- En quoi tu mérites d'être tenu en grande estimemon garçonet ce n'est pas moi qui t'en blâmerai. Si je te parle de celac'est parce que j'ai une imagination que tu as quelque souci. Peut-être trouves-tu que tu te donnes ici bien du mal pour les autreset qu'il ne t'en reviendra jamais rien.

-- Vous avez tort de croire celamaître Vertaud. Je suis aussi bien récompensé que je peux le souhaiteret en aucun lieu je n'aurais peut-être trouvé le fort gage quede votre seul gréet sans que je vous inquiètevous avez voulu me fixer. Ainsi vous m'avez augmenté chaque annéeet la Saint-Jean passée vous m'avez mis à cent écusce qui est un prix fort coûtanceux pour vous. Si ça venait à vous gêner j'y renoncerais volontierscroyez-moi.

XIII

-- VoyonsvoyonsFrançoisnous ne nous entendons guèrerepartit maître Jean Vertaud; et je ne sais plus par quel bout te prendre. Tu n'es pourtant pas sotet je pensais t'avoir assez mis la parole à la bouche; mais puisque tu es honteux je vas t'aider encore. N'es-tu porté d'inclination pour aucune fille du pays?

-- Nonmon maîtrerépliqua tout droitement le champi.

-- Vrai?

-- Je vous en donne ma foi.

-- Et tu n'en vois pas une qui te plairait si tu avais les moyens d'y prétendre?

-- Je ne veux pas me marier.

-- Voilà une idée! Tu es trop jeune pour en répondre. Mais la raison?

-- La raison! dit François. Ça vous importe doncmon maître?

-- Peut-êtrepuisque j'ai de l'intérêt pour toi.

-- Je vas vous la dire; je n'ai pas de raison pour m'en cacher. Je n'ai jamais connu ni père ni mère... Ettenezil y a une chose que je ne vous ai jamais dite; je n'y étais pas forcé; mais si vous m'aviez questionnéje ne vous aurais pas fait de mensonge. Je suis champije sors de l'hospice.

-- Oui-da! s'exclama Jean Vertaudun peu saboulé par cette confession; je ne l'aurais jamais pensé.

-- Pourquoi ne l'auriez-vous jamais pensé?... Vous ne répondez pasmon maître? Eh bienmoije vas répondre pour vous. C'est queme voyant bon sujetvous vous seriez étonné qu'un champi pût l'être. C'est donc une vérité que les champis ne donnent point de confiance au mondeet qu'il y a quelque chose contre eux? Ça n'est pas justeça n'est pas humain; mais enfin c'est comme çaet c'est bien force de s'y conformerpuisque les meilleurs coeurs n'en sont pas exemptset que vous-même...

-- Nonnondit le maître en se ravisant- car il était un homme justeet ne demandait pas mieux que de renier une mauvaise pensée; - je ne veux pas être contraire à la justiceet si j'ai eu un moment d'oubliance là-dessustu peux m'en absoudrec'est déjà passé. Donctu crois que tu ne pourrais pas te marierparce que tu es né champi?

-- Ce n'est pas çamon maîtreet je ne m'inquiète point de l'empêchement. Il y a toutes sortes d'idées dans les femmeset aucunes ont si bon coeur que ça serait une raison de plus.

-- Tiens! c'est vraidit Jean Vertaud. Les femmes valent mieux que nous pourtant!... Et puisfit-il en riantun beau gars comme toitout verdissant de jeunesseet qui n'est écloché ni de son esprit ni de son corpspeut bien donner du réveillon au plaisir de se montrer charitable. Mais voyons ta raison.

-- Écoutezdit François; j'ai été tiré de l'hospice et nourri par une femme que je n'ai point connue. À sa mortj'ai été recueilli par une autre qui m'a pris pour le mince profit du secours accordé par le gouvernement à ceux de mon espèce; mais elle a été bonne pour moiet quand j'ai eu le malheur de la perdreje ne me serais pas consolésans le secours d'une autre femme qui a été encore la meilleure des troiset pour qui j'ai gardé tant d'amitié que je ne veux pas vivre pour une autre que pour elle. Je l'ai quittée pourtantet peut-être que je ne la reverrai jamaiscar elle a du bienet il se peut qu'elle n'ait jamais besoin de moi. Mais il se peut faire aussi que son mari quim'a-t-on ditest malade depuis l'automneet qui a fait beaucoup de dépenses qu'on ne sait pasmeure prochainement et lui laisse plus de dettes que d'avoir. Si la chose arrivaitje ne vous cache pointmon maîtreque je m'en retournerais dans le pays où elle estet que je n'aurais plus d'autre soin et d'autre volonté que de l'assisterelle et son filset d'empêcher par mon travail la misère de les grever. Voilà pourquoi je ne veux point prendre d'engagement qui me retienne ailleurs. Je suis chez vous à l'annéemaisdans le mariageje serais lié ma vie durant. Ce serait par ailleurs trop de devoirs sur mon dos à la fois. Quand j'aurais femme et enfantil n'est pas dit que je pourrais gagner le pain de deux ménages; il n'est pas dit non plusquand même je trouveraispar impossibleune femme qui aurait un peu de bienque j'aurais le bon droit pour moi en retirant l'aise de ma maison pour le porter dans une autre. Par ainsije compte rester garçon. Je suis jeuneet le temps ne me dure pas encore; mais s'il advenait que j'eusse en tête quelque amouretteje ferais tout pour m'en corrigerparce que de femmesvoyez-vousil n'y en a qu'une pour moiet c'est ma mère Madeleinecelle qui ne s'embarrassait pas de mon état de champi et qui m'a élevé comme si elle m'avait mis au monde.

-- Eh bien! ce que tu m'apprends làmon amime donne encore plus de considération pour toirépondit Jean Vertaud. Il n'est rien de si laid que la méconnaissancerien de si beau que la recordation des services reçus. J'aurais bien quelque bonne raison à te donnerpour te montrer que tu pourrais épouser une jeune femme qui serait du même coeur que toiet qui t'aiderait à porter assistance à la vieille; maispour ces raisons-làj'ai besoin de me consulteret j'en veux causer avec quelqu'un.

Il ne fallait pas être bien malin pour deviner quedans sa bonne âme et dans son bon jugement aussiJean Vertaud avait imaginé un mariage entre sa fille et François. Elle n'était point vilainesa filleetsi elle avait un peu plus d'âge que Françoiselle avait assez d'écus pour parfaire la différence. Elle était fille uniqueet c'était un gros parti. Mais son idée jusqu'à l'heure avait été de ne point se marierdont son père était bien contrarié. Or comme il voyait depuis un tour de temps qu'elle faisait beaucoup d'état de Françoisil l'avait consultée à son endroit; et comme c'était une fille fort retenueil avait eu un peu de mal à la confesser. À la fin elle avaitsans dire non ni ouiconsenti son père à tâter François sur l'article du mariageet elle attendait de savoir son idéeun peu plus angoissée qu'elle ne voulait le laisser croire.

Jean Vertaud eût bien souhaité lui porter une meilleure réponsed'abord pour l'envie qu'il avait de la voir s'établirensuite parce qu'il ne pouvait pas désirer un meilleur gendre que François. Outre l'amitié qu'il avait pour luiil voyait bien clairement que ce garçontout pauvre qu'il était venu chez luivalait de l'or dans une famille pour son entendementsa vitesse au travail et sa bonne conduite.

L'article du champiage chagrina bien un peu la fille. Elle avait un peu de fiertémais elle eut vite pris son partiet le goût lui vint plus éveilléquand elle ouït que François était récalcitrant sur l'amour. Les femmes se prennent par la contrariétéet si François avait voulu manigancer pour faire oublier l'accroc de sa naissanceil n'aurait pas fait une meilleure finesse que celle de montrer du dégoût pour le mariage.

En sorte que la fille à Jean Vertaud fut décidée ce jour-là pour Françoiscomme elle ne l'avait pas encore été.

-- N'est-ce que ça? disait-elle à son père. Il croit donc que nous n'aurions pas le coeur et les moyens d'assister une vieille femme et de placer son garçon? Il faut bien qu'il n'ait pas entendu ce que vous lui glissiezmon pèrecar s'il avait su qu'il s'agissait d'entrer dans notre familleil ne se serait point tourmenté de ça.

Et le soirà la veilléeJeannette Vertaud dit à François: -- Je faisais grand cas de vousFrançois; mais j'en fais encore plusdepuis que mon père m'a raconté votre amitié pour une femme qui vous a élevé et pour qui vous voulez travailler toute votre vie. C'est affaire à vous d'avoir des sentiments... Je voudrais bien connaître cette femme-làpour être à même de lui rendre service dans l'occasionparce que vous lui avez conservé tant d'attache: il faut qu'elle soit une femme de bien.

-- Oh! ouidit Françoisqui avait du plaisir à causer de Madeleinec'est une femme qui pense bienune femme qui pense comme vous autres.

Cette parole réjouit la fille à Jean Vertaudetse croyant sûre de son fait:

-- Je souhaiteraisdit-elleque si elle devenait malheureusecomme vous en avez la crainteelle vînt demeurer par chez nous. Je vous aiderais à la soignercar elle n'est plus jeunepas vrai? N'est-elle point infirme?

-- Infirme? nondit François; son âge n'est point pour être infirme.

-- Elle est donc encore jeune? dit la Jeannette Vertaud qui commença à dresser l'oreille.

-- Oh! nonelle ne l'est guèrerépondit François tout simplement. Je n'ai pas souvenance de l'âge qu'elle peut avoir à cette heure. C'était pour moi comme ma mèreet je ne regardais pas à ses ans.

-- Est-ce qu'elle a été biencette femme? demanda la Jeannetteaprès avoir barguiné un moment pour faire cette question-là.

-- Bien? dit François un peu étonné; vous voulez dire jolie femme? Pour moi elle est bien assez jolie comme elle est; maisà vous dire vraije n'ai jamais songé à cela. Qu'est-ce que ça peut faire à mon amitié? Elle serait plus laide que le diable que je n'y aurais jamais fait attention.

-- Mais enfinvous pouvez bien dire environ l'âge qu'elle a?

-- Attendez! son garçon avait cinq ans de moins que moi. Eh bien! c'est une femme qui n'est pas vieillemais qui n'est pas bien jeunec'est approchant comme...

-- Comme moi? dit la Jeannette en se forçant un peu pour rire. En ce cassi elle devient veuveil ne sera plus temps pour elle de se remarierpas vrai?

-- Ça dépendrépondit François. Si son mari ne mange pas le tout et qu'il lui reste du bienelle ne manquera pas d'épouseurs. Il y a des gars quipour de l'argentépouseraient aussi bien leur grand'tante que leur petite-nièce.

-- Et vous ne faites pas d'estime de ceux qui se marient pour de l'argent?

-- Ça ne serait toujours pas mon idéerépondit François.

Le champitout simple de coeur qu'il étaitn'était pas si simple d'espritqu'il n'eût fini par comprendre ce qu'on lui insinuaitet ce qu'il disait làil ne le disait pas sans intention. Mais la Jeannette ne se le tint pas pour ditet elle s'enamoura de lui un peu plus. Elle avait été très courtisée sans se soucier d'aucun galant. Le premier qui lui convînt fut celui qui lui tournait le dostant les femmes ont l'esprit bien fait.

François vit bienpar les jours ensuivantsqu'elle avait du souciqu'elle ne mangeait quasiment pointet que quand il n'avait point l'air de la voirelle avait toujours les yeux attachés sur lui. Cette fantaisie le chagrina. Il avait du respect pour cette bonne filleet il voyait bien qu'à faire l'indifférentil la rendrait plus amoureuse. Mais il n'avait point de goût pour elleet s'il l'eût prisec'eût été par raison et par devoir plus que par amitié.

Cela lui fit songer qu'il n'avait pas pour longtemps à rester chez Jean Vertaudparce quepour tantôt ou pour plus tardcette affaire-là amènerait quelque chagrin ou quelque fâcherie.

Mais il lui arrivadans ce temps-làune chose bien particulièreet qui faillit à changer toutes ses intentions.

XIV

Une matinée M. le curé d'Aigurande vint comme pour se promener au moulin de Jean Vertaudet il tourna un peu de temps dans la demeurejusqu'à ce qu'il pût agrafer François dans un coin du jardin. Là il prit un air très secretet lui demanda s'il était bien François dit la Fraisenom qu'on lui aurait donné à l'état civil où il avait été présenté comme champià cause d'une marque qu'il avait sur le bras gauche. Le curé lui demanda aussi son âge au plus justele nom de la femme qui l'avait nourriles demeurances qu'il avait suivieset finalement tout ce qu'il pouvait savoir de sa naissance et de sa vie.

François alla quérir ses papierset le curé parut fort content.

-- Eh bien! lui dit-ilvenez demain ou ce soir à la cureet gardez qu'on ne sache ce que j'aurai à vous faire savoircar il m'est défendu de l'ébruiteret c'est une affaire de conscience pour moi.

Quand François fut rendu à la cureM. le curéayant bien fermé les portes de la chambretira de son armoire quatre petits bouts de papier fin et dit: -- François la Fraisevoilà quatre mille francs que votre mère vous envoie. Il m'est défendu de vous dire son nomni dans quel pays elle résideni si elle est morte ou vivante à l'heure qu'il est. C'est une pensée de religion qui l'a portée à se ressouvenir de vouset il paraîtrait qu'elle a toujours eu quelque intention de le fairepuisqu'elle a su vous retrouverquoique vivant au loin. Elle a su que vous étiez bon sujetet elle vous donne de quoi vous établirà condition que d'ici à six mois vous ne parlerez pointsi ce n'est à la femme que vous voudriez épouserdu don que voici. Elle me charge de me consulter avec vous pour le placement ou pour le dépôtet me prie de vous prêter mon nom au besoin pour que l'affaire soit tenue secrète. Je ferai là-dessus ce que vous voudrez; mais il m'est enjoint de ne vous livrer l'argent qu'en échange de votre parole de ne rien dire et de ne rien faire qui puisse éventer le secret. On sait qu'on peut compter sur votre foi; voulez-vous la donner?

François prêta serment et laissa l'argent à M. le curéen le priant de le faire valoir comme il l'entendrait; car il connaissait ce prêtre-là pour un bonet il en est d'eux comme des femmesqui sont toute bonté ou toute chétivité.

Le champi s'en vint à la maison plus triste que joyeux. Il pensait à sa mèreet il eût bien donné les quatre mille francs pour la voir et l'embrasser. Mais il se disait aussi qu'elle venait peut-être de décéderet que son présent était une de ces dispositions qu'on prend à l'article de la mort; et cela le rendait encore plus sérieuxd'être privé de porter son deuil et de lui faire dire des messes. Morte ou vivanteil pria le bon Dieu pour elleafin qu'il lui pardonnât l'abandon qu'elle avait fait de son enfantcomme son enfant le lui pardonnait de grand coeurpriant Dieu aussi de lui pardonner les siennes fautes pareillement.

Il tâcha bien de ne rien laisser paraître; mais pour plus d'une quinzaine il fut comme enterré dans des rêvasseries aux heures de son repaset les Vertaud s'en émerveillèrent.

-- Ce garçon ne nous dit pas toutes ses penséesobservait le meunier. Il faut qu'il ait l'amour en tête.

-- C'est peut-être pour moipensait la filleet il est trop délicat pour s'en confesser. Il a peur qu'on ne le croie affolé de ma richesse plus que de ma personne; et tout ce qu'il faitc'est pour empêcher qu'on ne devine son souci.

Là-dessuselle se mit en tête de séduire sa farouchetéet elle l'amignonna si honnêtement en paroles et en quarts d'oeil qu'il en fut un peu secoué au milieu de ses ennuis.

Et par momentsil se disait qu'il était assez riche pour secourir Madeleine en cas de malheuret qu'il pouvait bien se marier avec une fille qui ne lui réclamait point de fortune. Il ne se sentait point affolé d'aucune femme; mais il voyait les bonnes qualités de Jeannette Vertaudet il craignait de montrer un mauvais coeur en ne répondant point à ses intentions. Par moments son chagrin lui faisait peineet il avait quasiment envie de l'en consoler.

Mais voilà que tout d'un coupà un voyage qu'il fit à Crevant pour les affaires de son maîtreil rencontra un cantonnier-piqueur qui était domicilié vers Presles et qui lui apprit la mort de Cadet Blanchetajoutant qu'il laissait un grand embrouillas dans ses affaireset qu'on ne savait si sa veuve s'en tirerait à bien ou à mal.

François n'avait point sujet d'aimer ni de regretter maître Blanchet. Et siil avait tant de religion dans le coeurqu'en écoutant la nouvelle de sa mort il eut les yeux moites et la tête lourde comme s'il allait pleurer; il songeait que Madeleine le pleurait à cette heurelui pardonnant toutet ne se souvenant de riensinon qu'il était le père de son enfant. Et le regret de Madeleine lui répondait dans l'esprit et le forçait à pleurer aussi pour le chagrin qu'elle devait avoir.

Il eut envie de remonter sur son cheval et de courir auprès d'elle; mais il pensa devoir en demander la permission à son maître.

XV

-- Mon maîtredit-il à Jean Vertaudil me faut partir pour un bout de tempscourt ou longje n'en saurais rien garantir. J'ai affaire du côté de mon ancien endroitet je vous semonds de me laisser aller de bonne amitié; carà vous parler en véritési vous me déniez ce permisil ne me sera pas donné de vous complaireet je m'en irai malgré vous. Excusez-moi de vous dire la chose comme elle est. Si je vous fâchej'en aurai grand chagrinet c'est pourquoi je vous demandepour tout remerciement des services que j'ai pu vous rendrede ne pas prendre la chose en mal et de me remettre la faute que je fais à cette heure en quittant votre ouvrage. Faire se peut que je revienne au bout de la semainesioù je vason n'a pas besoin de moi. Mais faire se peut de même que je ne revienne que tard dans l'anet même pointcar je ne vous veux pas tromper. Cependant de tout mon pouvoir je viendrais dans l'occasion vous donner un coup de mains'il y avait quelque chose que vous ne pourriez pas débrouiller sans moi. Et devant que de partirje veux vous trouver un bon ouvrier qui me remplace et à quisi besoin est pour le déciderj'abandonnerai ce qui m'est dû sur mon gage depuis la Saint-Jean passée. Par ainsila chose peut s'arranger sans vous porter nuisanceet vous allez me donner une poignée de main pour me porter bonheur et m'alléger un peu du regret que j'ai de vous dire adieu.

Jean Vertaud savait bien que le champi ne voulait pas souvent se contentermais quequand il le voulaitc'était si bien voulu que ni Dieu ni diable n'y pouvaient mais.

-- Contente-toimon garçonfit-il en lui donnant la main; je mentirais si je disais que ça ne me fait rien. Mais plutôt que d'avoir différend avec toije suis consentant de tout.

François employa la journée qui suivit à se chercher un remplaçant pour le meulageet il en rencontra un bien courageux et justequi revenait de l'armée et qui fut content de trouver de l'ouvrage bien payé chez un bon maîtrecar Jean Vertaud était réputé tel et n'avait jamais fait de tort à personne.

Devant que de se mettre en routecomme il en avait l'idéeà la pique du jour ensuivantFrançois voulut dire adieu à Jeannette Vertaud sur l'heure du souper. Elle était assise sur la porte de la grangedisant qu'elle avait le mal de tête et ne mangerait point. Il connut qu'elle avait pleuréet il en fut tracassé dans son esprit. Il ne savait par quel bout s'y prendre pour la remercier de son bon coeur et pour lui dire qu'il ne s'en allait pas moins. Il s'assit à côté d'elle sur une souche de vergne qui se trouvait par làet il s'évertua pour lui parlersans trouver un pauvre mot. Là-dessuselle qui le voyait bien sans le regardermit son mouchoir devant les yeux. Il leva la main comme pour prendre la sienne et la réconfortermais il en fut empêché par l'idée qu'il ne pouvait pas lui dire en conscience ce qu'elle aurait aimé d'entendre. Et quand la pauvre Jeannette vit qu'il restait coielle eut honte de son chagrinse leva tout doucement sans montrer de rancuneet s'en alla dans la grange pleurer tout son comptant.

Elle y resta un peu de tempspensant qu'il y viendrait peut-être bien et qu'il se déciderait à lui dire quelque bonne parolemais il s'en défendit et s'en alla souperassez triste et ne sonnant mot.

Il serait faux de dire qu'il n'avait rien senti pour elle en la voyant pleurer. Il avait bien eu le coeur un peu picotéet il songeait qu'il aurait pu être bien heureux avec une personne aussi bien faméequi avait tant de goût pour luiet qu'il n'était point désagréable à caresser. Mais de toutes ces idées-là il se garaitpensant à Madeleine qui pouvait avoir besoin d'un amid'un conseil et d'un serviteuret qui pour luilorsqu'il n'était encore qu'un pauvre enfant tout dépouilléet mangé par les fièvresavait plus soufferttravaillé et affronté que pas une au monde.

" Allons! se dit-il le matinen s'éveillant avant jouril ne s'agit pas d'amourettede fortune et de tranquillité pour toi. Tu oublierais volontiers que tu es champiet tu mettrais bien tes jours passés dans l'oreille du lièvrecomme tant d'autres qui prennent le bon temps au passage sans regarder derrière eux. Ouimais Madeleine Blanchet est là dans ton penser pour te dire: Garde-toi d'être oublieuxet songe à ce que j'ai fait pour toi. En route doncet Dieu vous assisteJeannetted'un amoureux plus gentil que votre serviteur! "

Il songeait ainsi en passant sous la fenêtre de sa brave maîtresseet il eût voulusi c'eût été en temps propicelui laisser contre la vitre une fleur ou un feuillage en signe d'adieu; mais c'était le lendemain des Rois; la terre était couverte de neigeet il n'y avait pas une feuille aux branchespas une pauvre violette dans l'herbage.

Il s'inventa de nouer dans le coin d'un mouchoir blanc la fève qu'il avait gagnée la veille en tirant le gâteauet d'attacher ce mouchoir aux barreaux de la fenêtre de Jeannette pour lui signifier qu'il l'aurait prise pour sa reine si elle avait voulu se montrer au souper.

" Une fèvece n'est pas grand'chosese disait-ilc'est une petite marque d'honnêteté et d'amitié qui m'excusera de ne lui avoir pas su dire adieu. "

Mais il entendit en lui-même comme une parole qui lui déconseillait de faire cette offrandeet qui lui remontrait qu'un homme ne doit point agir comme ces jeunes filles qui veulent qu'on les aimequ'on pense à elleset qu'on les regrette quand bien même elles ne se soucient pas d'y correspondre.

" NonnonFrançoisse dit-il en remettant son gage dans sa poche et en doublant le pas: il faut vouloir ce qu'on veut et se faire oublier quand on est décidé à oublier soi-même. "

Et là-dessus il marcha grand trainet il n'était pas à deux portées de fusil du moulin de Jean Vertaudqu'il voyait Madeleine devant luis'imaginant aussi entendre comme une petite voix faible qui l'appelait en aide. Et ce rêve le menaitet il pensait déjà voir le grand cormierla fontainele pré Blanchetl'éclusele petit pontet Jeannie courant à son encontre; et de Jeannette Vertaud dans tout celail n'y avait rien qui le retînt par sa blouse pour l'empêcher de courir.

Il alla si vite qu'il ne sentit pas la froidure et ne songea ni à boireni à mangerni à soufflertant qu'il n'eut pas laissé la grand'route et attrapépar le dévers du chemin de Preslesla croix du Plessys.

Quand il fut làil se mit à genoux et embrassa le bois de la croix avec l'amitié d'un bon chrétien qui retrouve une bonne connaissance. Après quoi il se mit à dévaler le grand carrouer qui est en forme de cheminsauf qu'il est large comme un champet qui est bien le plus beau communal du mondeen belle vueen grand air et en plein cielet en aval si courant quepar les temps de glaceon y pourrait bien courir la poste même en charrette à boeufset s'en aller piquer une bonne tête dans la rivière qui est en bas et qui n'avertit personne.

Françoisqui se méfiait de la chosedégalocha ses sabots à plus d'une fois; il arriva sans culbute à la passerelle. Il laissa Montipouret sur sa gauchenon sans dire un beau bonjour au gros vieux clocher qui est l'ami à tout le mondecar c'est toujours lui qui se montre le premier à ceux qui reviennent au payset qui les tire d'embarras quand ils sont en faux chemin.

Pour ce qui est des cheminsje ne leur veux point de mal tant ils sont riantsverdissants et réjouissants à voir dans le temps chaud. Il y en a où l'on n'attrape pas de coups de soleil. Mais ceux-là sont les plus traîtresparce qu'ils pourraient bien vous mener à Rome quand on croirait aller à Angibault. Heureusement que le bon clocher de Montipouret n'est pas chiche de se montreret qu'il n'y a pas une éclaircie où il ne passe le bout de son chapeau reluisant pour vous dire si vous tournez en bise ou en galerne.

Mais le champi n'avait besoin de vigie pour se conduire. Il connaissait si bien toutes les traînestous les bouts de sactoutes les coursièrestoutes les traques et traquetteset jusqu'aux échaliers des bouchuresqu'en pleine nuit il aurait passé aussi droit qu'un pigeon dans le cielpar le plus court chemin sur terre.

Il était environ midi quand il vit le toit du moulin Cormouer au travers des branches défeuilléeset il fut content de connaître à une petite fumée bleue qui montait au-dessus de la maisonque le logis n'était point abandonné aux souris.

Il prit en sus du pré Blanchet pour arriver plus vitece qui fit qu'il ne passa pas rasibus la fontaine; mais comme les arbres et les buissons n'avaient pas de feuillesil vit reluire au soleil l'eau vive qui ne gèle jamais parce qu'elle est de source. Les abords du moulin étaient bien gelés en revancheet si coulants qu'il ne fallait pas être maladroit pour courir sur les pierres et le talus de la rivière. Il vit la vieille roue du moulintoute noire à force d'âge et de mouillageavec des grandes pointes de glace qui pendaient aux alochonsmenues comme des aiguilles.

Mais il manquait beaucoup d'arbres à l'entour de la maisonet l'endroit était bien changé. Les dettes du défunt Blanchet avaient joué de la cognéeet on voyait en mainte placerouge comme sang de chrétienle pied des grands vergnes fraîchement coupés. La maison paraissait mal entretenue au dehors; le toit n'était guère bien couvertet le four était moitié égrôlé par l'efforce de la gelée.

Et puisce qui était encore attristantc'est qu'on n'entendait remuer dans toute la demeurance ni âmeni corpsni bêtesni gens; sauf qu'un chien à poil gris emmêlé de noir et de blancde ces pauvres chiens de campagne que nous disons guarriots ou marrayéssortit de l'huisserie et vint pour japper à l'encontre du champi; mais il s'accoisa tout de suite et vinten se traînantse coucher dans ses jambes.

-- Oui-daLabrichetu m'as reconnu? lui dit Françoiset moi je n'aurais pas pu te remettrecar te voilà si vieux et si gâté que les côtes te sortent et que ta barbe est devenue toute blanche.

François devisait ainsi en regardant le chienparce qu'il était là tout tracassécomme s'il eût voulu gagner du temps avant que d'entrer dans la maison. Il avait eu tant de hâte jusqu'au dernier momentet voilà qu'il avait peurparce qu'il s'imaginait qu'il ne verrait plus Madeleinequ'elle était absente ou morte à la place de son mariqu'on lui avait donné une fausse nouvelle en lui annonçant le décès du meunier; enfin il avait toutes les rêveries qu'on se met dans la tête quand on touche à la chose qu'on a le plus souhaitée.

XVI

François poussa à la fin le barreau de la porte et voilà qu'il vit devant luiau lieu de Madeleineune belle et jolie jeune fillevermeille comme une aube de printemps et réveillée comme une linottequi lui dit d'un air avenant:

-- Qu'est-ce que vous demandezjeune homme?

François ne la regarda pas longtempstant bonne fût-elle à regarderet il jeta ses yeux tout autour de la chambre pour chercher la meunière. Et tout ce qu'il vitc'est que les courtines de son lit étaient closeset quepour sûrelle était dedans. Il ne pensa du tout répondre à la jolie fille qui était la soeur cadette du défunt meunier et avait nom Mariette Blanchet. Il s'en fut tout droit au lit jauneet il écarta subtilement la courtinesans faire noise ni question; et là il vit Madeleine Blanchet tout étenduetoute blêmetout assoupie et écrasée par la fièvre.

Il la regarda et l'examina longtemps sans remuer et sans mot dire: et malgré son chagrin de la trouver malademalgré sa peur de la voir mouriril était heureux d'avoir sa figure devant lui et de se dire: Je vois Madeleine.

Mais Mariette Blanchet le poussa tout doucement d'auprès le litreferma la courtineetlui faisant signe d'aller avec elle auprès du foyer:

-- Ah çàle jeune hommefit-ellequi êtes-vous et que demandez-vous? Je ne vous connais point et vous n'êtes pas d'ici. Qu'y a-t-il pour vous obliger?

Mais François n'entendit point ce qu'elle lui demandaiteten lieu de lui donner une réponseil lui fit des questions: Combien de temps madame Blanchet était malade? si elle était en danger et si on soignait bien sa maladie?

À quoi la Mariette lui répondit qu'elle était malade depuis la mort de son maripar la trop grande fatigue qu'elle avait eue de le soigner et de l'assister jour et nuit; qu'on n'avait pas fait venir encore le médecinet qu'on irait le quérir si elle empirait; et quequant à la bien soignerelle qui parlait ne s'y épargnait pointcomme c'était son devoir de le faire.

À cette parolele champi l'envisagea entre les deux yeuxet il n'eut besoin de lui demander son nomcaroutre qu'il savait quevers le temps de son départM. Blanchet avait mis sa soeur auprès de sa femmeil surprit dans la mignonne figure de cette mignonne jeunesse une retirance assez marquée de la figure chagrinante du défunt meunier. Il se rencontre bien des museaux fins comme celaqui ressemblent à des museaux fâcheuxsans qu'on puisse dire comment la chose est. Et malgré que Mariette Blanchet fût réjouissante à voir autant que son frère avait eu coutume d'être déplaisantil lui restait un air de famille qui ne trompe point. Seulement cet air-là avait été bourru et colérique dans la mine du défuntet l'air de Mariette était plutôt d'une personne qui se moque que d'une qui se fâcheet d'une qui ne craint rien plutôt que d'une qui veut se faire craindre.

Tant il y a que François ne se sentit ni tout à fait en peineni tout à fait en repos sur l'assistance que Madeleine pouvait recevoir de cette jeunesse. Sa coiffe était bien finebien plissée et bien épinglée; ses cheveuxqu'elle portait un peu à la mode des artisanesétaient bien reluisantsbien peignésbien tirés en alignement; ses mains étaient bien blanches et son tablier pareillement pour une garde-malade. Parfin elle était beaucoup jeunepimpante et dégagée pour penser jour et nuit à une personne hors d'état de s'aider elle-même.

Cela fit que Françoissans rien plus demanders'assit dans le quart de la cheminéebien décidé à ne se point départir de l'endroit qu'il n'eût vu comment tournerait à bien ou à mal l'affliction de sa chère Madeleine.

Et Mariette fut bien étonnée de le voir faire si peu de façon et prendre possession du feucomme s'il entrait à son propre logis. Il baissa le nez sur les tisonset comme il ne paraissait pas en humeur de causerelle n'osa point s'informer plus au long de ce qu'il était et requérait.

Mais au bout d'un moment entra Catherinela servante de la maison depuis tantôt dix-huit ou vingt ans; etsans faire attention à luielle approcha du lit de sa maîtressel'avisa avec précautionet vint à la cheminée pour voir comment la Mariette gouvernait la tisane. Elle montrait dans tout son comportement une idée de grand intérêt pour Madeleineet François qui sentit la vérité de la choseen une secousseeut envie de lui dire bonjour d'ami; mais...

-- Maisdit la servante du curéinterrompant le chanvreurvous dites un mot qui ne convient pas. Une secousse ne dit pas un momentune minute.

-- Et moi je vous disrepartit le chanvreurqu'un moment ne veut rien direet qu'une minute c'est bien trop long pour qu'une idée nous pousse dans la tête. Je ne sais pas à combien de millions de choses on pourrait songer en une minute. Au lieu quepour voir et entendre une chose qui arriveil ne faut que le temps d'une secousse. Je dirai une petite secoussesi vous voulez.

-- Mais une secousse de temps! dit la vieille puriste.

-- Ah! une secousse de temps! Ça vous embarrassemère Monique? Est-ce que tout ne va pas par secousses? Le soleil quand on le voit monter en bouffées de feu à son leveret vos yeux qui clignent en le regardant? le sang qui nous saute dans les veinesl'horloge de l'église qui nous épluche le temps miette à miette comme le blutoir le grainvotre chapelet quand vous le ditesvotre coeur quand monsieur le curé tarde à rentrerla pluie tombant goutte à goutteet mêmementà ce qu'on ditla terre qui tourne comme une roue de moulin? Vous n'en sentez pas le galop ni moi ni plus; c'est que la machine est bien graissée; mais il faut bien qu'il y ait de la secoussepuisque nous virons un si grand tour dans les vingt-quatre heures. Et pour celanous disons aussi un tour de tempspour dire un certain temps. Je dis donc une secousseet je n'en démordrai pas. Çàne me coupez plus la parolesi vous ne voulez me la prendre.

-- Nonnon; votre machine est trop bien graissée aussirépondit la vieille. Donnez encore un peu de secousse à votre langue.

XVII

Je disais donc que François avait une tentation de dire bonjour à la grosse Catherine et de s'en faire reconnaître; mais commepar la même secousse de tempsil avait envie de pleureril eut honte de faire le sotet il ne releva pas seulement la tête. Mais la Catherinequi s'était baissée sur le fougeravisa ses grand'jambes et se retira tout épeurée.

-- Qu'est-ce que c'est que ça? dit-elle à la Mariette en marmottant dans le coin de la chambre. D'où sort ce chrétien?

-- Demande-le-moirépondit la filletteest-ce que je sais? Je ne l'ai jamais vu. Il est entré céans comme dans une aubergesans dire bonjour ni bonsoir. Il a demandé les portements de ma belle-soeurcomme s'il en était parent ou héritier; et le voilà assis au feucomme tu vois. Parle-luimoi je ne m'en soucie pas. C'est peut-être un homme qui n'est pas bien.

-- Comment! vous pensez qu'il aurait l'esprit dérangé? Il n'a pourtant pas l'air méchantautant que je peux le voircar on dirait qu'il se cache la figure.

-- Et s'il avait mauvaise idée pourtant?

-- N'ayez peurMarietteje suis là pour le tenir. S'il nous ennuieje lui jette une chaudronnée d'eau bouillante dans les jambes et un landier à la tête.

Du temps qu'elles caquetaient en cette manièreFrançois pensait à Madeleine. " Cette pauvre femme se disait-ilqui n'a jamais eu que du chagrin et du dommage à endurer de son mariest làmaladeà force de l'avoir secouru et réconforté jusqu'à l'heure de la mort. Et voilà cette jeunesse qui est la soeur et l'enfant gâté du défuntà ce que j'ai ouï direqui ne montre pas grand souci sur ses joues. Si elle a été fatiguée et si elle a pleuréil n'y paraît guèrecar elle a l'oeil serein et clair comme un soleil. "

Il ne pouvait pas s'empêcher de la regarder en dessous de son chapeaucar il n'avait encore jamais vu si fraîche et si gaillarde beauté. Mais si elle lui chatouillait un peu la vueelle ne lui entrait pas pour cela dans le coeur.

-- Allonsallonsdit Catherine en chuchotant toujours avec sa jeune maîtresseje vas lui parler. Il faut savoir ce qu'il en retourne.

-- Parle-lui honnêtementdit la Mariette. Il ne faudrait point le fâcher: nous sommes seules à la maisonJeannie est peut-être loin et ne nous entendrait crier.

-- Jeannie? fit Françoisqui de tout ce qu'elle babillait n'entendit que le nom de son ancien ami. Où est-il doncJeannieque je ne le vois point? Est-il bien grandbien beaubien fort?

" Tienstienspensa Catherineil demande ça parce qu'il a de mauvaises intentions peut-être. QuiDieu permissera cet homme-là? Je ne le connais ni à la voixni à la taille; je veux en avoir le coeur net et regarder sa figure. "

Et comme elle n'était pas femme à reculer devant le diableétant corporée comme un laboureur et hardie comme un soldatelle s'avança tout auprès de luidécidée qu'elle était à lui faire ôter ou tomber son chapeau pour voir si c'était un loup-garou ou un homme baptisé. Elle allait à l'assaut du champibien éloignée de penser que ce fût lui: caroutre qu'il était dans son humeur de ne penser guère à la veille plus qu'au lendemainet qu'elle avait comme mis le champi depuis longtemps en oubliance entièreil était pour sa part si amendé et de si belle venue qu'elle l'aurait regardé à trois fois avant de le remettre; mais dans le même temps qu'elle allait le pousser et le tabuster peut-être en parolesvoilà que Madeleine se réveilla et appela Catherineen disant d'une voix si faible qu'on ne l'entendait quasi pointqu'elle était brûlée de soif.

François se leva si vite qu'il aurait couru le premier auprès d'ellen'était la crainte de lui causer trop d'émoi. Il se contenta de présenter bien vivement la tisane à Catherinequi la prit et se hâta de la porter à sa maîtresseoubliant de s'enquérir pour le moment d'autre chose que de son état.

La Mariette se rendit aussi à son devoir en soulevant Madeleine dans ses bras pour la faire boireet ce n'était pas malaisécar Madeleine était devenue si chétive et fluette que c'était pitié. -- Et comment vous sentez-vousma soeur? lui dit Mariette.

-- Bien! bien! mon enfantrépondit Madeleine du ton d'une personne qui va mourircar elle ne se plaignait jamaispour ne pas affliger les autres.

-- Maisdit-elle en regardant le champice n'est pas Jeannie qui est là? Qui estmon enfantsi je ne rêvece grand homme auprès de la cheminée?

Et la Catherine répondit:

-- Nous ne savons pasnotre maîtresse; il ne parle paset il est là comme un essoti.

Et le champi fit un petit mouvement en regardant Madeleinecar il avait toujours peur de la surprendre trop viteet siil mourait d'envie de lui parler. La Catherine le vit dans ce moment-làmais elle ne le connaissait point comme il était venu depuis trois anset elle ditpensant que Madeleine en avait peur:

-- Ne vous en souciez pasnotre maîtresse; j'allais le faire sortir quand vous m'avez appelée.

-- Ne le faites point sortirdit Madeleine avec une voix un peu renforcéeet en écartant davantage son rideau; car je le connaismoiet il a bien agi en venant me voir. Approcheapprochemon fils; je demandais tous les jours au bon Dieu la grâce de te donner ma bénédiction.

Et le champi d'accourir et de se jeter à deux genoux devant son litet de pleurer de peine et de joie qu'il en était comme suffoqué. Madeleine lui prit ses deux mains et puis sa têteet l'embrassa en disant: -- Appelez Jeannie; Catherineappelle Jeanniepour qu'il soit bien content aussi. Ah! je remercie le bon DieuFrançoiset je veux bien mourir à présent si c'est sa volontécar voilà tous mes enfants élevéset j'aurai pu leur dire adieu.

XVIII

Catherine courut vitement chercher Jeannieet Mariette était si pressée de savoir ce que tout cela voulait direqu'elle la suivit pour la questionner. François demeura seul avec Madeleine qui l'embrassa encore et se prit à pleurer; ensuite de quoi elle ferma les yeux et devint encore plus accablée et abîmée qu'elle n'était avant. Et François ne savait comment la soulager de cette pâmoison; il était comme affoléet ne pouvait que la tenir dans ses deux brasen l'appelant sa chère mèresa chère amieet en la priantcomme si la chose était en son pouvoirde ne pas trépasser si vite et sans entendre ce qu'il voulait lui dire.

Ettant par bonnes paroles que par soins bien avisés et honnêtes caressesil la ramena de sa faiblesse. Elle recommença à le voir et à l'écouter. Et il lui disait qu'il avait comme deviné qu'elle avait besoin de luiet qu'il avait tout quittéqu'il était venu pour ne plus s'en allertant qu'elle lui dirait de resteret que si elle voulait le prendre pour son serviteuril ne lui demanderait que le plaisir de l'êtreet la consolation de passer tous ses jours en son obéissance. Et il disait encore: -- Ne me répondez pasne me parlez pasma chère mèrevous êtes trop faiblene dites rien. Seulementregardez-moisi vous avez du plaisir à me revoiret je comprendrai bien si vous agréez mon amitié et mon service.

Et Madeleine le regardait d'un air si sereinet elle l'écoutait avec tant de consolationqu'ils se trouvaient heureux et contents malgré le malheur de cette maladie.

Jeannieque la Catherine avait appelé à beaux crisvint à son tour prendre sa joie avec eux. Il était devenu un joli garçon entre les quatorze et les quinze anspas bien fortmais vif à plaisiret si bien éduqué qu'on n'en avait jamais que des paroles d'honnêteté et d'amitié.

-- Oh! je suis content de te voir comme te voilàmon Jeannielui disait François. Tu n'es pas bien grand ni bien grosmais ça me fait plaisirparce que je m'imagine que tu auras encore besoin de moi pour monter sur les arbres et pour passer la rivière. Tu es toujours délicatje vois çasans être maladepas vrai? Eh bien! tu seras encore mon enfant pour un peu de tempssi ça ne te fâche pas; tu auras encore besoin de moiouioui; et comme par le temps passétu me feras faire toutes tes volontés.

-- Ouimes quatre cents volontésdit Jeanniecomme tu disais dans le temps.

-- Oui-da! il a bonne mémoire! Ah! que c'est mignonJeanniede n'avoir pas oublié son François! Mais est-ce que nous avons toujours quatre cents volontés par chaque jour?

-- Oh! nondit Madeleine; il est devenu bien raisonnableil n'en a plus que deux cents.

-- Ni plus ni moins? dit François.

-- Oh! je veux bienrépondit Jeanniepuisque ma mère mignonne commence à rire un peuje suis d'accord de tout ce qu'on voudra. Et mêmementje dirai que j'ai à présent plus de cinq cents fois le jour la volonté de la voir guérie.

-- C'est bien parlerçaJeanniedit François. Voyez-vous comme ça a appris à bien dire? Vamon garçontes cinq cents volontés là-dessus seront écoutées du bon Dieu. Nous allons si bien la soignerta mère mignonneet la réconforteret la faire rire petit à petitque sa fatigue s'en ira.

Catherine était sur le pas de la portebien curieuse de rentrer pour voir François et lui parler aussi; mais la Mariette la tenait par le braset ne lâchait pas de la questionner.

-- Commentdisait-ellec'est un champi? Il a pourtant un air bien honnête!

Et elle le regardait du dehors par le barreau de la portequ'elle entre-bâillait un petit.

-- Mais comment donc est-il si ami avec Madeleine?

-- Mais puisque je vous dis qu'elle l'a élevéet qu'il était très bon sujet.

-- Mais elle ne m'en a jamais parlé; ni toinon plus.

-- Ah! dame! moije n'y ai jamais songé; il n'était plus làje ne m'en souvenais quasiment plus; et puis je savais que notre maîtresse avait eu des peines par rapport à luiet je ne voulais pas le lui faire désoublier.

-- Des peines? quelles peines donc?

-- Dame! parce qu'elle s'y était attachéeet c'était bien force: il était de si bon coeurcet enfant-là! et votre frère n'a pas voulu le souffrir à la maison; vous savez bien qu'il n'est pas toujours mignonvotre frère!

-- Ne disons pas cela à présent qu'il est mortCatherine!

-- Ouiouic'est justeje n'y pensais plusma foi; c'est que j'ai l'idée si courte! Et si pourtantil n'y a que quinze jours! Mais laissez-moi donc rentrerdemoiselle; je veux le faire dînerce garçon; m'est avis qu'il doit avoir faim.

Et elle s'échappa pour aller embrasser François; car il était si beau garçonqu'elle n'avait plus souvenance d'avoir ditdans les tempsqu'elle aimerait mieux biger son sabot qu'un champi.

-- Ah! mon pauvre Françoisqu'elle lui ditje suis aise de te voir. Je croyais bien que tu ne retournerais jamais. Mais voyez doncnotre maîtressecomme il est devenu? Je m'étonne bien comment vous l'avez acconnu tout du coup. Si vous n'aviez pas dit que c'était luije compte bien qu'il m'aurait fallu du temps pour le réclamer. Est-il beau! l'est-il! et qu'il commence à avoir de la barbeoui! Ça ne se voit pas encore beaucoupmais ça se sent. Dame! ça ne piquait guère quand tu as partiFrançoiset à présent ça pique un peu. Et le voilà fortmon ami! quels brasquelles mainset des jambes! Un ouvrier comme ça en vaut trois. Combien donc est-ce qu'on te paie là-bas?

Madeleine riait tout doucement de voir Catherine si contente de Françoiset elle le regardaitcontente aussi de le retrouver en si belle jeunesse et santé. Elle aurait voulu voir son Jeannie arrivé en aussi bon étatà la fin de son croît. Et tant qu'à Marietteelle avait honte de voir Catherine si hardie à regarder un garçonet elle était toute rouge sans penser à mal. Mais tant plus elle se défendait de regarder Françoistant plus elle le voyait et le trouvait comme Catherine le disaitbeau à merveille et planté sur ses pieds comme un jeune chêne.

Et voilà quesans y songerelle se mit à le servir fort honnêtementà lui verser du meilleur vin gris de l'année et à le réveiller quandà force de regarder Madeleine et Jeannieil oubliait de manger.

-- Mangez donc mieux que çalui disait-ellevous ne vous nourrissez quasi point. Vous devriez avoir plus d'appétitpuisque vous venez de si loin.

-- Ne faites pas attention à moidemoisellelui répondit à la fin François; je suis trop content d'être ici pour avoir grande envie de boire et manger.

-- Ah çà! voyonsdit-il à Catherine quand la table fut rangéemontre-moi un peu le moulin et la maisoncar tout ça m'a paru négligéet il faut que je cause avec toi.

Et quand il l'eut menée dehorsil la questionna sur l'état des affairesen homme qui s'y entend et qui veut tout savoir.

-- Ah! Françoisdit Catherine en commençant de pleurertout va pour le plus malet si personne ne vient en aide à ma pauvre maîtresseje crois bien que cette méchante femme la mettra dehors et lui fera manger tout son bien en procès.

-- Ne pleure pascar ça me gêne pour entendredit Françoiset tâche de te bien expliquer. Quelle méchante femme veux-tu dire? la Sévère?

-- Eh oui! pardi! Elle ne s'est pas contentée de faire ruiner notre défunt maître. Elle a maintenant prétention sur tout ce qu'il a laissé. Elle cherche cinquante procédureselle dit que Cadet Blanchet lui a fait des billetset que quand elle aura fait vendre tout ce qui nous resteelle ne sera pas encore payée. Tous les jours elle nous envoie des huissierset les frais montent déjà gros. Notre maîtressepour la contentera déjà payé ce qu'elle a puet du tracas que tout ça lui donneaprès la fatigue que la maladie de son homme lui a occasionnéej'ai bien peur qu'elle ne meure. Avant peu nous serons sans pain ni feuau train dont on nous mène. Le garçon de moulin nous a quittésparce qu'on lui devait son gage depuis deux anset qu'on ne pouvait pas le payer. Le moulin ne va pluset si ça durenous perdrons nos pratiques. On a saisi la chevaline et la récolte; ça va être vendu aussi; on va abattre tous les arbres. Ah! Françoisc'est une désolation.

Et elle recommença de pleurer.

-- Et toiCatherine? lui dit Françoises-tu créancière aussi? tes gages ont-ils été payés?

-- Créancièremoi! dit Catherine en changeant sa voix dolente en une voix de boeuf; jamais! jamais! Que mes gages soient payés ou nonça ne regarde personne!

-- À la belle heureCatherinec'est bien parlé! lui dit François. Continue à bien soigner ta maîtresseet n'aie souci du reste. J'ai gagné un peu d'argent chez mes maîtreset j'apporte de quoi sauver les chevauxla récolte et les arbres. Quant au moulinje m'en vas lui dire deux motset s'il y a du désarroije n'ai pas besoin de charron pour le remettre en danse. Il faut que Jeanniequi est preste comme un parpilloncoure tout de suite jusqu'à ce soiret encore demain drès le matinpour dire à toutes les pratiques que le moulin crie comme dix mille diableset que le meunier attend la farine.

-- J'y ai pensé; mais je veux la voir encore aujourd'hui jusqu'à la nuit pour me décider là-dessus. Les médecinsvois-tuCatherinevoilà mon idéesont à propos quand les malades ne peuvent pas s'en passer; mais si la maladie n'est pas forteon s'en sauve mieux avec l'aide du bon Dieu qu'avec leurs drogues. Sans compter que la figure du médecinqui guérit les richestue souvent les pauvres. Ce qui réjouit et amuse la trop aisetéangoisse ceux qui ne voient ces figures-là qu'au jour du dangeret ça leur tourne le sang. J'ai dans ma tête que madame Blanchet guérira bientôt en voyant du secours dans ses affaires.

" Et avant que nous finissions ce proposCatherinedis-moi encore une chose; c'est un mot de vérité que je te demandeet il ne faut pas te faire conscience de me le dire. Ça ne sortira pas de làet si tu te souviens de moiqui n'ai point changétu dois savoir qu'un secret est bien placé dans le coeur du champi.

-- Ouiouije le saisdit Catherine; mais pourquoi est-ce que tu te traites de champi? C'est un nom qu'on ne te donnera pluscar tu ne mérites pas de le porterFrançois.

-- Ne fais pas attention. Je serai toujours ce que je suiset n'ai point coutume de m'en tabouler l'esprit. Dis-moi donc ce que tu penses de ta jeune maîtresseMariette Blanchet?

-- Oh da! elle est jolie fille! Auriez-vous pris déjà idée de l'épouser? Elle a du de quoielle; son frère n'a pu toucher à son bienqui est bien de mineuret à moins que vous n'ayez fait un héritagemaître François...

-- Les champis ne font guère d'héritagesdit François; et quant à ce qui est d'épouserj'ai le temps de penser au mariage comme la châtaigne dans la poêle. Ce que je veux savoir de toic'est si cette fille est meilleure que son défunt frèreet si Madeleine aura du contentement d'elleou des peines en la conservant dans sa maison.

-- Çadit Catherinele bon Dieu pourrait vous le diremais non pas moi. Jusqu'à l'heurec'est sans malice et sans idée de grand'chose. Ça aime la toiletteles coiffes à dentelle et la danse. Ça n'est pas intéresséet c'est si gâté et si bien traité par Madeleineque ça n'a pas eu sujet de montrer si ça avait des dents. Ça n'a jamais souffertnous ne saurions dire ce que ça deviendra.

-- Était-elle très portée pour son frère?

-- Pas beaucoupsinon quand il la menait aux assembléeset que notre maîtresse voulait lui observer qu'il ne convenait pas de conduire une fille de bien en compagnie de la Sévère. Alors la petitequi n'avait que le plaisir en têtefaisait des caresses à son frère et la moue à Madeleinequi était bien obligée de céder. Et de cette manière-là la Mariette n'est pas aussi ennemie de la Sévère que ça me plairait. Mais on ne peut pas dire qu'elle ne soit pas aimable et comme il faut avec sa belle-soeur.

-- Ça suffitCatherineje ne t'en demande pas plus. Je te défends seulement de rien dire à cette jeunesse du discours que nous venons de faire ensemble.

Les choses que François avait annoncées à la Catherineil les fit fort bien. Dès le soirpar la diligence de Jeannieil arriva du blé à moudreet dès le soir le moulin était en état; la glace cassée et fondue d'autour de la rouela machine graisséeles morceaux de bois réparés à neuflà où il y avait de la cassure. Le brave François travailla jusqu'à deux heures du matinet à quatre il était déjà debout. Il entra à petits pas dans la chambre de la Madeleineettrouvant là la bonne Catherine qui veillaitil s'enquit de la malade. Elle avait bien dormiconsolée par l'arrivée de son cher serviteur et par le bon secours qu'il lui apportait. Et comme Catherine refusait de quitter sa maîtresse avant que Mariette fût levéeFrançois lui demanda à quelle heure se levait la beauté du Cormouer.

-- Pas avant le jourfit Catherine.

-- Comme çail te reste plus de deux heures à l'attendreet tu ne dormiras pas du tout?

-- Je dors un peu le jour sur ma chaiseou dans la grange sur la paillependant que je fais manger mes vaches.

-- Eh bien! tu vas te coucher à présentdit Françoiset j'attendrai ici la demoiselle pour lui montrer qu'il y en a qui se couchent plus tard qu'elle et qui sont levés plus matin. Je m'occuperai à examiner les papiers du défunt et ceux que les huissiers ont apportés depuis sa mort. Où sont-ils?

-- Làdans le coffre à Madeleinedit Catherine. Je vas vous allumer la lampeFrançois. Allonsbon courageet tâchez de nous tirer d'embarraspuisque vous vous connaissez dans les écritures.

Et elle s'en fut coucherobéissant au champi comme au maître de la maisontant il est vrai de dire que celui qui a bonne tête et bon coeur commande partout et que c'est son droit.

XIX

Avant que de se mettre à l'ouvrageFrançoisdès qu'il fut seul avec Madeleine et Jeanniecar le jeune gars couchait toujours dans la même chambre que sa mères'en vint regarder comment dormait la maladeet il trouva qu'elle avait bien meilleure façon qu'à son arrivée. Il fut content de penser qu'elle n'aurait pas besoin de médecinet que lui tout seulpar la consolation qu'il lui donneraitil lui sauverait sa santé et son sort.

Il se mit à examiner les papierset fut bientôt au fait de ce que prétendait la Sévèreet de ce qu'il restait de bien à Madeleine pour la contenter. En outre de tout ce que la Sévère avait mangé et fait manger à Cadet Blanchetelle prétendait encore être créancière de deux cents pistoleset Madeleine n'avait guère plus de son propre bienréuni à l'héritage laissé à Jeannie par Blanchethéritage qui se réduisait au moulin et à ses dépendances: c'est comme qui dirait la courle préles bâtimentsle jardinla chènevière et la plantation; car tous les champs et toutes les autres terres avaient fondu comme neige dans les mains de Cadet Blanchet.

-- Dieu merci! pensa Françoisj'ai quatre cents pistoles chez monsieur le curé d'Aigurandeet en supposant que je ne puisse pas mieux faireMadeleine conservera du moins sa demeurancele produit de son moulin et ce qui reste de sa dot. Mais je crois bien qu'on pourra s'en tirer à moins. D'abordsavoir si les billets souscrits par Blanchet à la Sévère n'ont pas été extorqués par ruse et gueuserieensuite faire un coup de commerce sur les terres vendues. Je sais bien comment ces affaires-là se conduisentetd'après les noms des acquéreursje mettrais ma main au feu que je vas trouver par là le nid aux écus.

La chose était que Blanchetdeux ou trois ans avant sa finpressé d'argent et affoulé de mauvaises dettes envers la Sévèreavait vendu à bas prix et à quiconque s'était présentéfaisant par là passer ses créances à la Sévère et croyant se débarrasser d'elle et des compères qui l'avaient aidée à le ruiner. Mais il était advenu ce qu'on voit souvent dans la vente au détail. Quasi tous ceux qui s'étaient pressés d'acheteralléchés par la bonne senteur de la terre fromentalen'avaient sou ni maille pour payeret c'est à grand'peine qu'ils soldaient les intérêts. Ça pouvait durer comme cela dix et vingt ans; c'était de l'argent placé pour la Sévère et ses compagnonsmais mal placéet elle en murmurait fort contre la grande hâte de Cadet Blanchetcraignant bien de n'être jamais payée. Du moins voilà comment elle disait; mais c'était une spéculation comme une autre. Le paysanserait-il sur la paillesert toujours l'intérêttant il redoute de lâcher le morceau qu'il tient et que le créancier peut reprendre s'il est mal content.

Nous savons bien tous la chosebonnes gens! et plus d'une fois il nous arrive de nous enrichir à rebours en achetant du beau bien à bas prix. Si bas qu'il soitc'est trop pour nous. Nous avons les yeux de la convoitise plus grands que notre bourse n'a le ventre groset nous nous donnons bien du mal pour cultiver un champ dont le revenu ne couvre pas la moitié de l'intérêt que réclame le vendeur; et quand nous y avons pioché et sué pendant la moitié de notre pauvre vienous sommes ruinéset il n'y a que la terre qui se soit enrichie de nos peines et labeurs. Elle vaut le doubleet c'est le moment pour nous de la vendre. Si nous la vendions biennous serions sauvés; mais il n'en est point ainsi. Les intérêts nous ont mis si bien à sec qu'il faut se presservendre à tout prix. Si nous regimbonsles tribunaux nous y forcentet le premier vendeurs'il est encore en vieou ses ayants cause et héritiers reprennent leur bien comme ils le trouvent; c'est-à-dire que pendant longues années ils ont placé leur terre en nos mains à 8 et 10 du 100et qu'ils en font la recouvrance lorsqu'elle vaut le double par l'effet de nos soinsd'une bonne culture qui ne leur a coûté ni peine ni dépenseet aussi par l'effet du temps qui va toujours donnant de la valeur à la propriété. Ainsi nous allons toujours à être mangéespauvres ablettespar les gros poissons qui nous font la chassetoujours punis de nos convoitises et simples comme devant.

Par ainsi la Sévère avait son argent placé à bonne hypothèque sur sa propre terreet à beaux intérêts. Mais elle n'en tenait pas moins sous sa griffe la succession de Cadet Blanchetparce qu'elle l'avait si bien conduit qu'il s'était engagé pour les acquéreurs de ses terreset qu'il était resté caution pour eux du paiement.

En voyant toute cette maniganceFrançois pourpensait au moyen de ravoir les terres à bon marché sans ruiner personneet de jouer un bon tour à la Sévère et à sa clique en faisant manquer leur spéculation.

La chose n'était point aisée. Il avait de l'argent en suffisance pour ravoir quasiment le tout au prix de vente. La Sévère ni personne ne pouvait refuser le remboursement; ceux qui avaient acheté avaient tous profit à revendre bien vite et à se débarrasser de leur ruine à venir; car je vous le disjeunes et vieux à qui je parleune terre achetée à créditc'est une patente de cherche-pain pour vos vieux jours. Mais j'aurai beau vous le direvous n'en aurez pas moins la maladie achetouère. Personne ne peut voir au soleil la fumée d'un sillon labouré sans avoir la chaude fièvre d'en être le seigneur. Et voilà ce que François redoutait fort: c'est cette chaude fièvre du paysan qui ne veut pas se départir de sa glèbe.

Connaissez-vous çala glèbeenfants? Il a été un temps où l'on en parlait grandement dans nos paroisses. On disait que les anciens seigneurs nous avaient attachés à cela pour nous faire périr à force de suermais que la Révolution avait coupé le câble et que nous ne tirions plus comme des boeufs à la charrue du maître; la vérité est que nous nous sommes liés nous-mêmes à notre propre areauet que nous n'y suons pas moinset que nous y périssons tout de même.

Le remèdeà ce que prétendent les bourgeois de chez nousserait de n'avoir jamais besoin ni envie de rien. Et dimanche passé je fis réponse à un qui me prêchait ça très bienque si nous pouvions être assez raisonnablesnous autres petites genspour ne jamais mangertoujours travaillerpoint dormiret boire de la belle eau clairetteencore si les grenouilles ne s'en fâchaient pointnous arriverions à une belle épargneet on nous trouverait sages et gentils à grand'plantée de compliments.

Suivant la chose comme vous et moiFrançois le champi se tabustait beaucoup la cervelle pour trouver le moyen par où décider les acheteurs à lui revendre. Et celui qu'il trouva à la parfince fut de leur couler dans l'oreille un beau petit mensongecomme quoi la Sévère avait l'airplus que la chansond'être riche; qu'elle avait plus de dettes qu'il n'y a de trous dans un cribleet qu'au premier beau matin ses créanciers allaient faire saisie sur toutes ses créances comme sur tout son avoir. Il leur dirait la chose en confidenceet quand il les aurait bien épeurésil ferait agir Madeleine Blanchet avec son argent à lui pour ravoir les terres au prix de vente.

Il se fit conscience pourtant de cette menteriejusqu'à ce qu'il lui vint l'idée de faire à chacun des pauvres acquéreurs un petit avantage pour les compenser des intérêts qu'ils avaient déjà payés. Et de cette manièreil ferait rentrer Madeleine dans ses droits et jouissancesen même temps qu'il sauverait les acquéreurs de toute ruine et dommage. Tant qu'à la Sévère et au discrédit que son propos pourrait lui occasionneril ne s'en fit conscience aucune. La poule peut bien essayer de tirer une plume à l'oiseau méchant qui lui a plumé ses poussins.

Là-dessus Jeannie s'éveilla et se leva bien doucement pour ne pas déranger le repos de sa mère; puisayant dit bonjour à Françoisil ne perdit temps pour aller avertir le restant des pratiques que le désarroi du moulin était raccommodéet qu'il y avait un beau meunier à la meule.

XX

Le jour était déjà grand quand Mariette Blanchet sortit du nidbien attifée dans son deuilavec du si beau noir et du si beau blanc qu'on aurait dit d'une petite pie. La pauvrette avait un grand souci. C'est que ce deuil l'empêcheraitpour un tempsd'aller danser dans les assembléeset que tous ses galants allaient être en peine d'elle; elle avait si bon coeur qu'elle les en plaignait grandement.

-- Comment! fit-elle en voyant François ranger des papiers dans la chambre de Madeleinevous êtes donc à tout icimonsieur le meunier! vous faites la farinevous faites les affairesvous faites la tisane; bientôt on vous verra coudre et filer...

-- Et vousdemoiselledit Françoisqui vit bien qu'on le regardait d'un bon oeil tout en le taquinant de la langueje ne vous ai encore vue ni filer ni coudre; m'est avis que bientôt on vous verra dormir jusqu'à midiet vous ferez bien. Ça conserve le teint frais.

-- Oui-damaître Françoisvoilà déjà que nous nous disons des vérités... Prenez garde à ce jeu-là: j'en sais dire aussi.

-- J'attends votre plaisirdemoiselle.

-- Ça viendra; n'ayez peurbeau meunier. Mais où est donc passée la Catherineque vous êtes là à garder la malade? Vous faudrait-il une coiffe et un jupon?

-- Sans doute que vous demanderezpar suiteune blouse et un bonnet pour aller au moulin? Carne faisant point ouvrage de femmequi serait de veiller un tantinet auprès de votre soeurvous souhaitez de lever la paille et de tourner la meule. À votre commandement! changeons d'habits.

-- On dirait que vous me faites la leçon?

-- Nonje l'ai reçue de vous d'abordet c'est pourquoipar honnêtetéje vous rends ce que vous m'avez prêté.

-- Bon! bon! vous aimez à rire et à lutiner. Mais vous prenez mal votre temps; nous ne sommes point en joie ici. Il n'y a pas longtemps que nous étions au cimetièreet si vous jasez tantvous ne donnerez guère de repos à ma belle-soeurqui en aurait grand besoin.

-- C'est pour cela que vous ne devriez pas tant lever la voixdemoisellecar je vous parle bien douxet vous ne parlez pasà cette heurecomme il faudrait dans la chambre d'une malade.

-- Assezs'il vous plaîtmaître Françoisdit la Mariette en baissant le tonmais en devenant toute rouge de dépit; faites-moi l'amitié de voir si Catherine est par làet pourquoi elle laisse ma belle-soeur à votre garde.

-- Faites excusedemoiselledit François sans s'échauffer autrement; ne pouvant la laisser à votre gardepuisque vous aimez la dormilleil lui était bien force de se fier à la mienne. Ettant qu'à l'appelerje ne le ferai pointcar cette pauvre fille est esrenée de fatigue. Voilà quinze nuits qu'elle passesans vous offenser. Je l'ai envoyée coucheret jusqu'à midi je prétends faire son ouvrage et le miencar il est juste qu'un chacun s'entr'aide.

-- Écoutezmaître Françoisfit la petitechangeant de ton subitementvous avez l'air de vouloir me dire que je ne pense qu'à moiet que je laisse toute la peine aux autres. Peut-être quede vraij'aurais dû veiller à mon toursi Catherine m'eût dit qu'elle était fatiguée. Mais elle disait qu'elle ne l'était pointet je ne voyais pas que ma belle-soeur fût en si grand danger. Tant y a que vous me jugez de mauvais coeuret je ne sais point où vous avez pris cela. Vous ne me connaissez que d'hieret nous n'avons pas encore assez de familiarité ensemble pour que vous me repreniez comme vous faites. Vous agissez trop comme si vous étiez le chef de familleet pourtant...

--... Allonsditesla belle Mariettedites ce que vous avez au bout de la langue. Et pourtantj'y ai été reçu et élevé par charitépas vrai! et je ne peux pas être de la familleparce que je n'ai pas de famille; je n'y ai droitétant champi! Est-ce tout ce que vous aviez envie de dire?

Et en répondant tout droit à la MarietteFrançois la regardait d'une manière qui la fit rougir jusqu'au blanc des yeuxcar elle vit qu'il avait l'air d'un homme sévère et bien sérieuxen même temps qu'il montrait tant de tranquillité et de douceur qu'il n'y aurait moyen de le dépiter et de le faire penser ou parler injustement.

La pauvre jeunesse en ressentit comme un peu de peurelle pourtant qui ne boudait point de la langue pour l'ordinaireet cette sorte de peur n'empêchait point une certaine envie de plaire à ce beau garsqui parlait si ferme et regardait si franchement. Si bien quese trouvant toute confondue et embarrasséeelle eut peine à se retenir de pleureret tourna vitement le nez d'un autre côté pour qu'il ne la vît dans cet émoi.

Mais il la vit bien et lui dit en manière amicale:

-- Vous ne m'avez point fâchéMarietteet vous n'avez pas sujet de l'être pour votre part. Je ne pense pas mal de vous. Seulement je vois que vous êtes jeuneque la maison est dans le malheurque vous n'y faites point d'attentionet qu'il faut bien que je vous dise comment je pense.

-- Et comment pensez-vous? fit-elle; dites-le donc tout d'un couppour qu'on sache si vous êtes ami ou ennemi.

-- Je pense que si vous n'aimez point le souci et le tracas qu'on se donne pour ceux qu'on aime et qui sont dans un mauvais charroiil faut vous mettre à partvous moquer du toutsonger à votre toiletteà vos amoureuxà votre futur mariageet ne pas trouver mauvais qu'on s'emploie ici à votre place. Mais si vous avez du coeurla belle enfantsi vous aimez votre belle-soeur et votre gentil neveuet mêmement la pauvre servante fidèle qui est capable de mourir sous le collier comme un bon chevalil faut vous réveiller un peu plus matinsoigner Madeleineconsoler Jeanniesoulager Catherineet surtout fermer vos oreilles à l'ennemie de la maisonqui est madame Sévèreune mauvaise âmecroyez-moi. Voilà comment je penseet rien de plus.

-- Je suis contente de le savoirdit la Mariette un peu sèchementet à présent vous me direz de quel droit vous me souhaitez penser à votre mode.

-- Oh! c'est ainsi! répondit François. Mon droit est le droit du champiet pour que vous n'en ignoriezde l'enfant reçu et élevé ici par la charité de madame Blanchet; ce qui est cause que j'ai le devoir de l'aimer comme ma mère et le droit d'agir à celle fin de la récompenser de son bon coeur.

-- Je n'ai rien à blâmer là-dessusreprit la Marietteet je vois que je n'ai rien de mieux à faire que de vous prendre en estime à cette heure et en bonne amitié avec le temps.

-- Ça me vadit Françoisdonnez-moi une poignée de main.

Et il s'avança à elle en lui tendant sa grande mainpoint gauchement du tout. Mais cette enfant de Mariette fut tout à coup piquée de la mouche de la coquetterieetretirant sa mainelle lui dit que ce n'était pas convenant à une jeune fille de donner comme cela la main à un garçon.

Dont François se mit à rire et la laissavoyant bien qu'elle n'allait pas franchementet qu'avant tout elle voulait donner dans l'oeil. " Orma bellepensa-t-ilvous n'y êtes pointet nous ne serons pas amis comme vous l'entendriez. "

Il alla vers Madeleine qui venait de s'éveilleret qui lui diten lui prenant ses deux mains: -- J'ai bien dormimon filset le bon Dieu me bénit de me montrer ta figure première à mon éveil. D'où vient que mon Jeannie n'est point avec toi?

Puisquand la chose lui fut expliquéeelle dit aussi des paroles d'amitié à Mariettes'inquiétant qu'elle eût passé la nuit à la veilleret l'assurant qu'elle n'avait pas besoin de tant d'égards pour son mal. Mariette s'attendait que François allait dire qu'elle s'était même levée bien tard; mais François ne dit rien et la laissa avec Madeleinequi voulait essayer de se leverne sentant plus de fièvre.

Au bout de trois jourselle se trouva même si bienqu'elle put causer de ses affaires avec François.

-- Tenez-vous en reposma chère mèrelui dit-il. Je me suis un peu déniaisé là-bas et j'entends assez bien les affaires. Je veux vous tirer de làet j'en verrai le bout. Laissez-moi fairene démentez rien de ce que je diraiet signez tout ce que je vous présenterai. De ce paspuisque me voilà tranquillisé sur votre santéje m'en vas à la ville consulter les hommes de la loi. C'est jour de marchéje trouverai là du monde que je veux voiret je compte que je ne perdrai pas mon temps.

Il fit comme il disait; et quand il eut pris conseil et renseignement des hommes de loiil vit bien que les derniers billets que Blanchet avait souscrits à la Sévère pouvaient être matière à un bon procès; car il les avait signés ayant la tête à l'enversde fièvrede vin et de bêtise. La Sévère s'imaginait que Madeleine n'oserait plaidercrainte des dépens. François ne voulait pas donner à madame Blanchet le conseil de s'en remettre au sort des procèsmais il pensa raisonnablement terminer la chose par un arrangement en lui faisant faire d'abord bonne contenance; etcomme il lui fallait quelqu'un pour porter la parole à l'ennemiil s'avisa d'un plan qui réussit au mieux.

Depuis trois jours il avait assez observé la petite Mariette pour voir qu'elle allait tous les jours se promener du côté des Dollinsoù résidait la Sévèreet qu'elle était en meilleure amitié qu'il n'eût souhaité avec cette femmeà cause surtout qu'elle y rencontrait du jeune monde de sa connaissance et des bourgeois qui lui contaient fleurette. Ce n'est pas qu'elle voulût les écouter; elle était fille innocente encoreet ne croyait pas le loup si près de la bergerie. Mais elle se plaisait aux compliments et en avait soif comme une mouche du lait. Elle se cachait grandement de Madeleine pour faire ses promenadeset comme Madeleine n'était point jaseuse avec les autres femmes et ne quittait pas encore la chambreelle ne voyait rien et ne soupçonnait point de faute. La grosse Catherine n'était point fille à deviner ni à observer la moindre chose. Si bien que la petite mettait son callot sur l'oreilleetsous couleur de conduire les ouailles aux champselle les laissait sous la garde de quelque petit pastouret allait faire la belle en mauvaise compagnie.

Françoisen allant et venant pour les affaires du moulinvit la chosen'en sonna mot à la maisonet s'en servit comme je vas vous le faire assavoir.

XXI

Il s'en alla se planter tout au droit de son cheminau gué de la rivièreet comme elle prenait la passerelleaux approches des Dollinselle y trouva le champi à cheval sur la planchechacune jambe pendante au-dessus de l'eauet dans la figure d'un homme qui n'est point pressé d'affaires. Elle devint rouge comme une cenelleet si elle n'eût manqué de temps pour faire la frime d'être là par hasardelle aurait viré de côté.

Mais comme l'entrée de la passerelle était toute branchueelle n'avisa le loup que quand elle fut sous sa dent. Il avait la figure tournée de son côtéet elle ne vit aucun moyen d'avancer ni de reculer sans être observée.

-- Çàmonsieur le meunierfit-ellepayant de hardiessene vous rangeriez-vous pas un brin pour laisser passer le monde?

-- Nondemoisellerépondit Françoiscar c'est moi qui suis le gardien de la passerelle pour à ce soiret je réclame d'un chacun droit de péage.

-- Est-ce que vous devenez fouFrançois? on ne paie pas dans nos payset vous n'avez droit sur passièrepasserellepasserette ou passerottecomme on dit peut-être dans votre pays d'Aigurande. Mais parlez comme vous voudrezet ôtez-vous de là un peu vite: ce n'est pas un endroit pour badiner; vous me feriez tomber dans l'eau.

-- Vous croyez doncdit François sans se déranger et en croisant ses bras sur son estomacque j'ai envie de rire avec vouset que mon droit de péage serait de vous conter fleurette? Otez cela de votre idéedemoiselle: je veux vous parler bien raisonnablementet je vas vous laisser passagesi vous me donnez licence de vous suivre un bout de chemin pour causer avec vous.

-- Ça ne convient pas du toutdit la Mariette un peu échauffée par l'idée qu'elle avait que François voulait lui en conter. Qu'est-ce qu'on dirait de moi dans le payssi on me rencontrait seule par les chemins avec un garçon qui n'est pas mon prétendu?

-- C'est justedit François. La Sévère n'étant point là pour vous faire porter respectil en serait parlé; voilà pourquoi vous allez chez elleafin de vous promener dans son jardin avec tous vos prétendus. Eh bien! pour ne pas vous gênerje m'en vas vous parler iciet en deux motscar c'est une affaire qui presseet voilà ce que c'est: Vous êtes une bonne fillevous avez donné votre coeur à votre belle-soeur Madeleine; vous la voyez dans l'embarraset vous voudriez bien l'en retirerpas vrai?

-- Si c'est de cela que vous voulez me parlerje vous écouterépondit la Mariettecar ce que vous dites est la vérité.

-- Eh bien! ma bonne demoiselledit François en se levant et en s'accotant avec elle contre la berge du petit pontvous pouvez rendre un grand office à madame Blanchet. Puisque pour son bonheur et dans son intérêtje veux le croirevous êtes bien avec la Sévèreil vous faut rendre cette femme consente d'un accommodement; elle veut deux choses qui ne se peuvent point à la fois par le fait: rendre la succession de maître Blanchet caution du paiement des terres qu'il avait vendues pour la payer; eten second lieuexiger paiement de billets souscrits à elle-même. Elle aura beau chicaner et tourmenter cette pauvre successionelle ne fera point qu'il s'y trouve ce qui s'en manque. Faites-lui entendre que si elle n'exige point que nous garantissions le paiement des terresnous pourrons payer les billets; mais quesi elle ne nous permet pas de nous libérer d'une dettenous n'aurons pas de quoi lui payer l'autreet qu'à faire des frais qui nous épuisent sans profit pour elleelle risque de perdre le tout.

-- Ça me paraît certaindit Mariettequoique je n'entende guère les affairesmais enfin j'entends cela. Et sipar hasardje la décidaisFrançoisqu'est-ce qui vaudrait mieux pour ma belle-soeurpayer les billets ou être dégagée de la caution?

-- Payer les billets sera le pirecar ce sera le plus injuste. On peut contester sur ces billets et plaider; mais pour plaideril faut de l'argentet vous savez qu'il n'y en a point à la maisonet qu'il n'y en aura jamais. Ainsique ce qui reste à votre belle-soeur s'en aille en procès ou en paiement à la Sévèrec'est tout un pour elletandis que pour la Sévèremieux vaut être payée sans plaider. Ruinée pour ruinéeMadeleine aime mieux laisser saisir tout ce qui lui resteque de rester encore après sous le coup d'une dette qui peut durer autant que sa viecar les acquéreurs de Cadet Blanchet ne sont guère bons pour payer; la Sévère le sait bienet elle sera forcée un jour de reprendre les terreschose dont l'idée ne la fâche pointcar c'est une bonne affaire que de les trouver amendéeset d'en avoir tiré gros intérêt pendant du temps. Par ainsi la Sévère ne risque rien à nous rendre la libertéet elle s'assure le paiement de ses billets.

-- Je ferai comme vous l'enseignezdit la Marietteet si j'y manquen'ayez pas d'estime pour moi.

--- Ainsi doncbonne chanceMarietteet bon voyagedit François en se retirant de son chemin.

La petite Mariette s'en alla aux Dollinsbien contente d'avoir une belle excuse pour s'y montreret pour y rester longtemps et pour y retourner les jours suivants. La Sévère fit mine de goûter ce qu'elle lui conta; mais au fond elle se promit de ne pas aller vite. Elle avait toujours détesté Madeleine Blanchetpour l'estime que malgré lui son mari était obligé d'en faire. Elle croyait la tenir dans ses mains griffues pour tout le temps de sa vieet elle eût mieux aimé renoncer aux billets qu'elle savait bien ne pas valoir grand'chosequ'au plaisir de la molester en lui faisant porter l'endosse d'une dette sans fin.

François savait bien la choseet il voulait l'amener à exiger le paiement de cette dette-làafin d'avoir l'occasion de racheter les bons biens de Jeannie à ceux qui les avaient eus quasi pour rien. Mais quand Mariette vint lui rapporter la réponseil vit qu'on l'amusait par des paroles; qued'une partla petite serait contente de faire durer les commissionset quede l'autre partla Sévère n'était pas encore venue au point de vouloir la ruine de Madeleine plus que l'argent de ses billets.

Pour l'y faire arriver d'un coup de collieril prit Mariette à part deux jours après:

-- Il ne fautdit-ilpoint aller aujourd'hui aux Dollinsma bonne demoiselle. Votre belle-soeur a apprisje ne sais commentque vous y alliez un peu plus souvent que tous les jourset elle dit que ce n'est pas la place d'une fille comme il faut. J'ai essayé de lui faire entendre à quelles fins vous fréquentiez la Sévère dans son intérêt; mais elle m'a blâmé ainsi que vous. Elle dit qu'elle aime mieux être ruinée que de vous voir perdre l'honneurque vous êtes sous sa tutelle et qu'elle a autorité sur vous. Vous serez empêchée de force de sortirsi vous ne vous en empêchez vous-même de gré. Elle ne vous en parlera point si vous n'y retournezcar elle ne veut point vous faire de peinemais elle est grandement fâchée contre vouset il serait à souhaiter que vous lui demandissiez pardon.

François n'eut pas sitôt lâché le chienqu'il se mit à japper et à mordre. Il avait bien jugé l'humeur de la petite Mariettequi était précipiteuse et combustible comme celle de son défunt frère.

-- Oui-da et pardi! s'exclama-t-elleon va obéir comme une enfant de trois ans à une belle-soeur! Dirait-on pas qu'elle est ma mère et que je lui dois la soumission! Et où prend-elle que je perds mon honneur! Dites-luis'il vous plaîtqu'il est aussi bien agrafé que le sienet peut-être mieux. Et que sait-elle de la Sévèrequi en vaut bien une autre? Est-on malhonnête parce qu'on n'est pas toute la journée à coudreà filer et à dire des prières? Ma belle-soeur est injuste parce qu'elle est en discussion d'intérêts avec elleet qu'elle se croit permis de la traiter de toutes les manières. C'est imprudent à elle; car si la Sévère voulaitelle la chasserait de la maison où elle est; et ce qui vous prouve que la Sévère est moins mauvaise qu'on ne ditc'est qu'elle ne le fait point et prend patience. Et moi qui ai la complaisance de me mêler de leurs différends qui ne me regardent pasvoilà comme j'en suis remerciée. Allez! allez! Françoiscroyez que les plus sages ne sont pas toujours les plus rembarranteset qu'en allant chez la Sévèreje n'y fais pas plus de mal qu'ici.

-- À savoir! dit Françoisqui voulait faire monter toute l'écume de la cuve; votre belle-soeur n'a peut-être pas tort de penser que vous n'y faites point de bien. Et tenezMarietteje vois que vous avez trop de presse d'y aller! ça n'est pas dans l'ordre. La chose que vous aviez à dire pour les affaires de Madeleine est diteet si la Sévère n'y répond pointc'est qu'elle ne veut pas y répondre. N'y retournez donc pluscroyez-moiou bien je croiraicomme Madeleineque vous n'y allez à bonnes intentions.

-- C'est donc décidémaître Françoisfit Mariette tout en feuque vous allez aussi faire le maître avec moi? Vous vous croyez l'homme de chez nousle remplaçant de mon frère. Vous n'avez pas encore assez de barbe autour du bec pour me faire la semonceet je vous conseille de me laisser en paix. Votre servantedit-elle encore en rajustant sa coiffe; si ma belle-soeur me demandevous lui direz que je suis chez la Sévèreet si elle vous envoie me cherchervous verrez comment vous y serez reçu.

Là-dessus elle jeta bien fort le barreau de la porteet s'en fut de son pied léger aux Dollins; mais comme François avait peur que sa colère ne refroidît en cheminvu que d'ailleurs le temps était à la geléeil lui laissa un peu d'avanceet quand elle approcha du logis de la Sévèreil donna du jeu à ses grandes jambescourut comme un désenfargéet la rattrapapour lui faire accroire qu'il était envoyé par Madeleine à sa poursuite.

Là il la picota en paroles jusqu'à lui faire lever la main. Mais il esquiva les tapessachant bien que la colère s'en va avec les coupset que femme qui frappe est soulagée de son dépit. Il se sauvaet dès qu'elle fut chez la Sévèreelle y fit grand éclat. Ce n'est pas que la pauvre enfant eût de mauvaises intentions; mais dans la première flambée de sa fâcherieelle ne savait s'en cacheret elle mit la Sévère dans un si grand courrouxque Françoisqui s'en allait à petits pas par le chemin creuxles entendait du bout de la chènevière rouffer et siffler comme le feu dans une grange à paille.

XXII

L'affaire réussit à son souhaitet il en était si acertainé qu'il partit le lendemain pour Aigurandeoù il prit son argent chez le curéet s'en revint à la nuitrapportant ses quatre petits papiers fins qui valaient groset ne faisaient sipas plus de bruit dans sa poche qu'une miette de pain dans un bonnet. Au bout de huit jourson entendit nouvelles de la Sévère. Tous les acquéreurs des terres de Blanchet étaient sommés de payeraucun ne pouvaitet Madeleine était menacée de payer à leur place.

Dès que la connaissance lui en vintelle entra en grande craintecar François ne l'avait encore avertie de rien.

-- Bon! lui dit-ilse frottant les deux mainsil n'est marchand qui toujours gagneni voleur qui toujours pille. Madame Sévère va manquer une belle affaire et vous allez en faire une bonne. C'est égalma chère mèrefaites comme si vous vous croyiez perdue. Tant plus vous aurez de peinetant plus elle mettra de joie à faire ce qu'elle croit mauvais pour vous. Mais ce mauvais est votre salutcar vous allezen payant la Sévèrereprendre tous les héritages de votre fils.

-- Et avec quoi veux-tu que je la paiemon enfant?

-- Avec de l'argent qui est dans ma poche et qui est à vous.

Madeleine voulut s'en défendre; mais le champi avait la tête duredisait-ilet on n'en pouvait arracher ce qu'il y avait serré à clef. Il courut chez le notaire déposer deux cents pistoles au nom de la veuve Blanchetet la Sévère fut payée bel et bienbon grémal gréainsi que les autres créanciers de la successionqui faisaient cause commune avec elle.

Et quand la chose fut amenée à ce point que François eut même indemnisé les pauvres acquéreurs de leurs souffrancesil lui restait encore de quoi plaideret il fit assavoir à la Sévère qu'il allait entamer un bon procès au sujet des billets qu'elle avait soutirés au défunt par fraude et malice. Il répandit un conte qui fit grand train dans le pays. C'est qu'en fouillant dans un vieux mur du moulin pour y planter une étaieil avait trouvé la tirelire à la défunte vieille mère Blanchettoute en beaux louis d'or à l'ancien coinet quepar ce moyenMadeleine se trouvait plus riche qu'elle n'avait jamais été. De guerre lassela Sévère entra en arrangementespérant que François s'était mis un peu de ces écustrouvés si à proposau bout des doigtset qu'en l'amadouant elle en verrait encore plus qu'il n'en montrait. Mais elle en fut pour sa peineet il la mena par un chemin si étroit qu'elle rendit les billets en échange de cent écus.

Alorspour se revengerelle monta la tête de la petite Marietteen l'avisant que la tirelire de la vieille Blanchetsa grand'mèreaurait dû être partagée entre elle et Jeanniequ'elle y avait droitet qu'elle devait plaider contre sa belle-soeur.

Force fut alors au champi de dire la vérité sur la source de l'argent qu'il avait fourniet le curé d'Aigurande lui en envoya les preuves en cas de procès.

Il commença par montrer ces preuves à Marietteen la priant de n'en rien ébruiter inutilementet en lui démontrant qu'elle n'avait plus qu'à se tenir tranquille. Mais la Mariette n'était pas tranquille du tout. Sa cervelle avait pris feu dans tout ce désarroi de familleet la pauvre enfant était tentée du diable. Malgré la bonté dont Madeleine avait toujours usé envers ellela traitant comme sa fille et lui passant tous ses capriceselle avait pris une mauvaise idée contre sa belle-soeur et une jalousie dont elle aurait été bien empêchéepar mauvaise hontede dire le fin mot. Mais le fin motc'est qu'au milieu de ses disputes et de ses enragements contre Françoiselle s'était coiffée de lui tout doucement et sans se méfier du tour que lui jouait le diable. Tant plus il la tançait de ses caprices et de ses manquementstant plus elle devenait enragée de lui plaire.

Elle n'était pas fille à se dessécher de chagrinnon plus qu'à se fondre dans les larmes; mais elle n'avait point de repos en songeant que François était si beau garçonsi richesi honnêtesi bon pour tout le mondesi adroit à se conduiresi courageuxqu'il était homme à donner jusqu'à la dernière once de son sang pour la personne qu'il aimerait; et que tout cela n'était point pour ellequi pouvait se dire la plus belle et la plus riche de l'endroitet qui remuait ses amoureux à la pelle.

Un jour elle en ouvrit son coeur à sa mauvaise amiela Sévère. C'était dans le patural qui est au bout du chemin aux Napes. Il y a par là un vieux pommier qui se trouvait tout en fleurparce quedepuis que toutes ces affaires duraientle mois de mai était venuet la Mariette étant à garder ses ouailles au bord de la rivièrela Sévère vint babiller avec elle sous ce pommier fleuri.

Maispar la volonté du bon DieuFrançoisqui se trouvait aussi par làentendit leurs paroles; car en voyant la Sévère entrer dans le paturalil se douta bien qu'elle y venait manigancer quelque chose contre Madeleine; et la rivière étant basseil marcha tout doucement sur le bordau-dessous des buissons qui sont si hauts dans cet endroit-làqu'un charroi de foin y passerait à l'abri. Quand il y futil s'assitsans soufflersur le sableet ne mit pas ses oreilles dans sa poche.

Et voilà comment travaillaient ces deux bonnes langues de femme. D'abord la Mariette avait confessé que de tous ses galants pas un ne lui plaisaità cause d'un meunier qui n'était pas du tout galant avec elleet qui seul l'empêchait de dormir. Mais la Sévère avait idée de la conjoindre avec un gars de sa connaissancelequel en tenait fortà telles enseignes qu'il avait promis un gros cadeau de noces à la Sévère si elle venait à bout de le faire marier avec la petite Blanchet. Il paraît même que la Sévère s'était fait donner par avance un denier à Dieu de celui-là comme de plusieurs autres. Aussi fit-elle tout de son mieux pour dégoûter Mariette de François.

-- Foin du champi! lui dit-elle. CommentMarietteune fille de votre rang épouserait un champi! Vous auriez donc nom madame la Fraise? car il ne s'appelle pas autrement. J'en aurais honte pour vousma pauvre âme. Et puis ce n'est rien; vous seriez donc obligée de le disputer à votre belle-soeurcar il est son bon amiaussi vrai que nous voilà deux.

-- Là-dessusSévèrefit la Mariette en se récriantvous me l'avez donné à entendre plus d'une fois; mais je n'y saurais point croire; ma belle-soeur est d'un âge...

-- NonnonMariettevotre belle-soeur n'est point d'un âge à s'en passer; elle n'a guère que trente anset ce champi n'était encore qu'un galopinque votre frère l'a trouvé en grande accointance avec sa femme. C'est pour cela qu'un jour il l'assomma à bons coups de manche de fouet et le mit dehors de chez lui.

François eut la bonne envie de sauter à travers le buisson et d'aller dire à la Sévère qu'elle en avait mentimais il s'en défendit et resta coi.

Et là-dessus la Sévère en dit de toutes les couleurset débita des menteries si vilainesque François en avait chaud à la figure et avait peine à se tenir en patience.

-- Alorsfit la Marietteil tente à l'épouserà présent qu'elle est veuve: il lui a déjà donné bonne part de son argentet il voudra avoir au moins la jouissance du bien qu'il a racheté.

-- Mais il en portera la folle enchèrefit l'autre; car Madeleine en cherchera un plus richeà présent qu'elle l'a dépouilléet elle le trouvera. Il faut bien qu'elle prenne un homme pour cultiver son bieneten attendant qu'elle trouve son faitelle gardera ce grand imbécile qui la sert pour rien et qui la désennuie de son veuvage.

-- Si c'est là le train qu'elle mènedit la Mariette toute dépitéeme voilà dans une maison bien honnêteet je ne risque rien de bien me tenir! Savez-vousma pauvre Sévèreque je suis une fille bien mal logéeet qu'on va mal parler de moi? Tenezje ne peux pas rester làet il faut que je m'en retire. Ah bien oui! voilà bien ces dévotes qui trouvent du mal à toutparce qu'elles ne sont effrontées que devant Dieu! Je lui conseille de mal parler de vous et de moi à présent! Eh bien! je vas la saluermoiet m'en aller demeurer avec vous; et si elle s'en fâcheje lui répondrai; et si elle veut me forcer à retourner avec elleje plaiderai et je la ferai connaîtreentendez-vous?

-- Il y a meilleur remèdeMariettec'est de vous marier au plus tôt. Elle ne vous refusera pas son consentementcar elle est presséej'en suis sûrede se voir débarrassée de vous. Vous gênez son commerce avec le beau champi. Mais vous ne pouvez pas attendrevoyez-vous; car on dirait qu'il est à vous deuxet personne ne voudrait plus vous épouser. Mariez-vous doncet prenez celui que je vous conseille.

-- C'est dit! fit la Mariette en cassant son bâton de bergère d'un grand coup contre le vieux pommier. Je vous donne ma parole. Allez le chercherSévèrequ'il vienne ce soir à la maison me demanderet que nos bans soient publiés dimanche qui vient.

XXIII

Jamais François n'avait été plus triste qu'il ne le fut en sortant de la berge de rivière où il s'était caché pour entendre cette jaserie de femelles. Il en avait lourd comme un rocher sur le coeurettout au beau milieu de son chemin en s'en revenantil perdit quasi le courage de rentrer à la maisonet s'en fut par la traîne aux Napes s'asseoir dans la petite futaie de chênes qui est au bout du pré.

Quand il fut là tout seulil se prit de pleurer comme un enfantet son coeur se fendait de chagrin et de honte; car il était tout à fait honteux de se voir accuséet de penser que sa pauvre chère amie Madeleinequ'il avait toute sa vie si honnêtement et si dévotement aiméene retirerait de son service et de sa bonne intention que l'injure d'être maltraitée par les mauvaises langues.

-- Mon Dieu! mon Dieu! disait-il tout seul en se parlant à lui-même en dedansest-il possible que le monde soit si méchantet qu'une femme comme la Sévère ait tant d'insolence que de mesurer à son aune l'honneur d'une femme comme ma chère mère? Et cette jeunesse de Mariettequi devrait avoir l'esprit porté à l'innocence et à la véritéun enfant qui ne connaît pas encore le malvoilà pourtant qu'elle écoute les paroles du diable et qu'elle y croit comme si elle en connaissait la morsure! En ce casd'autres y croirontet comme la grande partie des gens vivant vie mortelle est coutumière du malquasi tout le monde pensera que si j'aime madame Blanchet et si elle m'aimec'est parce qu'il y a de l'amour sous jeu.

Là-dessus le pauvre François se mit à faire examen de sa conscience et à se demanderen grande rêverie d'esprits'il n'y avait pas de sa faute dans les mauvaises idées de la Sévèreau sujet de Madeleine; s'il avait bien agi en toutes chosess'il n'avait pas donné à mal pensercontre son vouloirpar manque de prudence et de discrétion. Et il avait beau chercheril ne trouvait pas qu'il eût jamais pu faire le semblant de la chosen'en ayant pas eu seulement l'idée.

Et puisvoilà qu'en pensant et rêvassant toujours il se dit encore:

-- Eh! quand bien même que mon amitié se serait tournée en amourquel mal le bon Dieu y trouverait-ilau jour d'aujourd'hui qu'elle est veuve et maîtresse de se marier? Je lui ai donné bonne part de mon bienainsi qu'à Jeannie. Mais il m'en reste assez pour être encore un bon partiet elle ne ferait pas de tort à son enfant en me prenant pour son mari. Il n'y aurait donc pas d'ambition de ma part à souhaiter celaet personne ne pourrait lui faire accroire que je l'aime par intérêt. Je suis champimais elle ne regarde point à celaelle. Elle m'a aimé comme son filsce qui est la plus forte de toutes les amitiéselle pourrait bien m'aimer encore autrement. Je vois que ses ennemis vont m'obliger à la quittersi je ne l'épouse pas; et la quitter encore une foisj'aime autant mourir. D'ailleurselle a encore besoin de moiet ce serait lâche de laisser tant d'embarras sur ses brasquand j'ai encore les miensen outre de mon argentpour la servir. Ouitout ce qui est à moi doit être à elleet comme elle me parle souvent de s'acquitter avec moi à la longueil faut que je lui en ôte l'idée en mettant tout en commun par la permission de Dieu et de la loi. Allonselle doit conserver sa bonne renommée à cause de son filset il n'y a que le mariage qui l'empêchera de la perdre. Comment donc est-ce que je n'y avais pas encore songéet qu'il a fallu une langue de serpent pour m'en aviser? J'étais trop simpleje ne me défiais de rienet ma pauvre mère est si bonne aux autresqu'elle ne s'inquiète point de souffrir du dommage pour son compte. Voyonstout est pour le bien dans la volonté du cielet madame Sévèreen voulant faire le malm'a rendu le service de m'enseigner mon devoir.

Et sans plus s'étonner ni se consulterFrançois reprit son chemindécidé à parler tout de suite à madame Blanchet de son idéeet à lui demander à deux genoux de le prendre pour son soutienau nom du bon Dieu et pour la vie éternelle.

Mais quand il arriva au Cormoueril vit Madeleine qui filait de la laine sur le pas de sa porteetpour la première fois de sa viesa figure lui fit un effet à le rendre tout peureux et tout morfondu. Au lieu qu'à l'habitude il allait tout droit à elle en la regardant avec des yeux bien ouverts et en lui demandant si elle se sentait bienil s'arrêta sur le petit pont comme s'il examinait l'écluse du moulinet il la regardait de côté. Et quand elle se tournait vers luiil se virait d'autre partne sachant pas lui-même ce qu'il avaitet pourquoi une affaire qui lui avait paru tout à l'heure si honnête et si à proposlui devenait si poisante à confesser.

Alors Madeleine l'appelalui disant:

-- Viens donc auprès de moicar j'ai à te parlermon François. Nous voilà tout seulsviens t'asseoir à mon côtéet donne-moi ton coeur comme au prêtre qui nous confessecar je veux de toi la vérité.

François se trouva tout réconforté par ce discours de Madeleineets'étant assis à son côtéil lui dit:

-- Soyez assuréema chère mèreque je vous ai donné mon coeur comme à Dieuet que vous aurez de moi vérité de confession.

Et il s'imaginait qu'elle avait peut-être entendu quelque propos qui lui donnait la même idée qu'à luide quoi il se réjouissait bienet il l'attendait à parler.

-- Françoisfit-ellevoilà que tu es dans tes vingt et un anset que tu peux songer à t'établir: n'aurais-tu point d'idée contraire?

-- Nonnonje n'ai pas d'idée contraire à la vôtrerépondit François en devenant tout rouge de contentement; parlez toujoursma chère Madeleine.

-- Bien! fit-elleje m'attendais à ce que tu me diset je crois fort que j'ai deviné ce qui te convenait. Eh bien! puisque c'est ton idéec'est la mienne aussiet j'y aurais peut-être songé avant toi. J'attendais à connaître si la personne te prendrait en amitiéet je jurerais que si elle n'en tient pas encoreelle en tiendra bientôt. N'est-ce pas ce que tu crois aussiet veux-tu me dire où vous en êtes?... Eh bien donc pourquoi me regardes-tu d'un air confondu? Est-ce que je ne parle pas assez clair? Mais je vois que tu as honteet qu'il faut te venir en aide. Eh bien! elle a boudé tout le matincette pauvre enfantparce qu'hier soir tu l'as un peu taquinée en paroleset peut-être qu'elle s'imagine que tu ne l'aimes point. Mais moi j'ai bien vu que tu l'aimeset que si tu la reprends un peu de ses petites fantaisiesc'est que tu te sens un brin jaloux. Il ne faut pas t'arrêter à celaFrançois. Elle est jeune et joliece qui est un sujet de dangermais si elle t'aime bienelle deviendra raisonnable à ton commandement.

-- Je voudrais bien savoirdit François tout chagrinéde qui vous me parlezma chère mèrecar pour moi je n'y entends rien.

-- Ouivraiment? dit Madeleinetu ne sais pas? Est-ce que j'aurais rêvé celaou que tu voudrais m'en faire un secret?

-- Un secret à vous? dit François en prenant la main de Madeleine; et puis il laissa sa main pour prendre le coin de son tablier qu'il chiffonna comme s'il était un peu en colèreet qu'il approcha de sa bouche comme s'il voulait le baiseret qu'il laissa enfin comme il avait fait de sa maincar il se sentit comme s'il allait pleurercomme s'il allait se fâchercomme s'il allait avoir un vertigeet tout cela coup sur coup.

-- Allonsdit Madeleine étonnéetu as du chagrinmon enfantpreuve que tu es amoureux et que les choses ne vont point comme tu voudrais. Mais je t'assure que Mariette a un bon coeurqu'elle a du chagrin aussiet que si tu lui dis ouvertement ce que tu penseselle te dira de son côté qu'elle ne pense qu'à toi.

François se leva en pied et sans rien diremarcha un peu dans la cour; et puis il revint et dit à Madeleine:

-- Je m'étonne bien de ce que vous avez dans l'espritmadame Blanchet; tant qu'à moije n'y ai jamais penséet je sais fort bien que mademoiselle Mariette n'a ni goût ni estime pour moi.

-- Allons! allons! dit Madeleinevoilà comme le dépit vous fait parlerenfant! Est-ce que je n'ai pas vu que tu avais des discours avec elleque tu lui disais des mots que je n'entendais pointmais qu'elle paraissait bien entendrepuisqu'elle en rougissait comme une braise au four? Est-ce que je ne vois point qu'elle quitte le pâturage tous les jours et laisse son troupeau à la garde du tiers et du quart? Nos blés en souffrent un peusi ses moutons y gagnent; mais enfin je ne veux point la contrarierni lui parler de moutons quand elle a la tête tout en combustion pour l'amour et le mariage. La pauvre enfant est dans l'âge où l'on garde mal ses ouailleset son coeur encore plus mal. Mais c'est un grand bonheur pour elleFrançoisqu'au lieu de se coiffer de quelqu'un de ces mauvais sujets dont j'avais crainte qu'elle ne fît la connaissance chez Sévèreelle ait eu le bon jugement de s'attacher à toi. C'est un grand bonheur pour moi aussi de songer quemarié à ma belle-soeurque je considère presque comme si elle était ma filletu vivras et demeureras près de moique tu seras dans ma familleet que je pourraien vous logeanten travaillant avec vous et en élevant vos enfantsm'acquitter envers toi de tout le bien que tu m'as fait. Par ainsine démolis pas le bonheur que je bâtis là-dessus dans ma têtepar des idées d'enfant. Vois clair et guéris-toi de toute jalousie. Si Mariette aime à se faire bellec'est qu'elle veut te plaire. Si elle est un peu fainéante depuis un tour de tempsc'est qu'elle pense trop à toi; et si quelquefois elle me parle avec un peu de vivacitéc'est qu'elle a de l'humeur de vos picoteries et ne sait à qui s'en prendre. Mais la preuve qu'elle est bonne et qu'elle veut être sagec'est qu'elle a connu ta sagesse et ta bontéet qu'elle veut t'avoir pour mari.

-- Vous êtes bonnema chère mèredit François tout attristé. Ouic'est vous qui êtes bonnecar vous croyez à la bonté des autres et vous êtes trompée. Mais je vous dismoique si Mariette est bonne aussice que je ne veux pas reniercrainte de lui faire tort auprès de vousc'est d'une manière qui ne retire pas de la vôtreet quipar cette raisonne me plaît miette. Ne me parlez donc plus d'elle. Je vous jure bien ma foi et ma loimon sang et ma vieque je n'en suis pas plus amoureux que de la vieille Catherineet que si elle pensait à moice serait un malheur pour ellecar je n'y correspondrais point du tout. Ne tentez donc pas à lui faire dire qu'elle m'aime; votre sagesse serait en fauteet vous m'en feriez une ennemie. Tout au contraireécoutez ce qu'elle vous dira ce soiret laissez-la épouser Jean Aubardpour qui elle s'est décidée. Qu'elle se marie au plus tôtcar elle n'est pas bien dans votre maison. Elle s'y déplaît et ne vous y donnera point de joie.

-- Jean Aubard! dit Madeleine; il ne lui convient pas; il est sotet elle a trop d'esprit pour se soumettre à un homme qui n'en a point.

-- Il est riche et elle ne se soumettra point à lui. Elle le fera marcheret c'est l'homme qui lui convient. Voulez-vous avoir confiance en votre amima chère mère? Vous savez que je ne vous ai point mal conseilléejusqu'à cette heure. Laissez partir cette jeunessequi ne vous aime point comme elle devraitet qui ne vous connaît pas pour ce que vous valez.

- C'est le chagrin qui te fait parlerFrançoisdit Madeleine en lui mettant la main sur la tête et en la secouant un peu pour en faire saillir la vérité. Mais Françoistout fâché de ce qu'elle ne le voulait croirese retira et lui ditavec une voix mécontenteet c'était la première fois de sa vie qu'il prenait dispute avec elle: -- Madame Blanchetvous n'êtes pas juste pour moi. Je vous dis que cette fille ne vous aime point. Vous m'obligez à vous le direcontre mon gré; car je ne suis pas venu ici pour y apporter la brouille et la défiance. Mais enfin si je le disc'est que j'en suis certain; et vous pensez après cela que je l'aime? Allonsc'est vous qui ne m'aimez pluspuisque vous ne voulez pas me croire.

Ettout affolé de chagrinFrançois s'en alla pleurer tout seul auprès de la fontaine.

XXIV

Madeleine était encore phis confondue que Françoiset elle aurait voulu aller le questionner encore et le consoler; mais elle en fut empêchée par Mariettequi s'en vintd'un air étrangelui parler de Jean Aubard et lui annoncer sa demande. Madeleine ne pouvant s'ôter de l'idée que tout cela était le produit d'une dispute d'amoureuxs'essaya à lui parler de François; à quoi Mariette réponditd'un ton qui lui fit bien de la peineet qu'elle ne put comprendre:

-- Que celles qui aiment les champis les gardent pour leur amusement; tant qu'à moije suis une honnête filleet ce n'est pas parce que mon pauvre frère est mort que je laisserai offenser mon honneur. Je ne dépends que de moiMadeleineet si la loi me force à vous demander conseilelle ne me force pas de vous écouter quand vous me conseillez mal. Je vous prie donc de ne pas me contrarier maintenantcar je pourrais vous contrarier plus tard.

-- Je ne sais point ce que vous avezma pauvre enfantlui dit Madeleine en grande douceur et tristesse; vous me parlez comme si vous n'aviez pour moi estime ni amitié. Je pense que vous avez une contrariété qui vous embrouille l'esprit à cette heure; je vous prie donc de prendre trois ou quatre jours pour vous décider. Je dirai à Jean Aubard de reveniret si vous pensez de même après avoir pris un peu de réflexion et de tranquillitécomme il est honnête homme et assez richeje vous laisserai libre de l'épouser. Mais vous voilà dans un coup de feu qui vous empêche de vous connaître et qui ferme votre jugement à l'amitié que je vous porte. J'en ai du chagrinmais comme je vois que vous en avez aussije vous le pardonne.

La Mariette hocha de la tête pour faire croire qu'elle méprisait ce pardon-làet elle s'en fut mettre son tablier de soie pour recevoir Jean Aubardqui arriva une heure après avec la grosse Sévère tout endimanchée.

Madeleinepour le coupcommença de penser qu'en vérité Mariette était mal portée pour elled'amener dans sa maisonpour une affaire de familleune femme qui était son ennemie et qu'elle ne pouvait voir sans rougir. Elle fut cependant honnête à son encontre et lui servit à rafraîchir sans marquer ni dépit ni rancune. Elle aurait craint de pousser Mariette hors de son bon sens en la contrariant. Elle dit qu'elle ne faisait point d'opposition aux volontés de sa belle-soeurmais qu'elle demandait trois jours pour donner réponse.

Sur quoi la Sévère lui dit avec insolence que c'était bien long. Et Madeleine répondit tranquillement que c'était bien court. Et là-dessus Jean Aubard se retirabête comme soucheet riant comme un nigaud; car il ne doutait point que la Mariette ne fût folle de lui. Il avait payé pour le croireet la Sévère lui en donnait pour son argent.

Et en s'en allantcelle-là dit à Mariette qu'elle avait fait faire une galette et des crêpes chez elle pour les accordailleset quequand même madame Blanchet retarderait les accordsil fallait manger le ragoût. Madeleine voulut dire qu'il ne convenait point à une jeune fille d'aller avec un garçon qui n'avait point encore reçu parole de sa parenté.

-- En ce cas-là je n'irai pointdit la Mariette toute courroucée.

-- Si faitsi faitvous devez venirfit la Sévère; n'êtes-vous point maîtresse de vous?

-- Nonnonriposta la Mariette; vous voyez bien que ma belle-soeur me commande de rester.

Et elle entra dans sa chambre en jetant la porte; mais elle ne fit qu'y passeret sortant par l'autre huisserie de la maisonelle s'en alla rejoindre la Sévère et le galant au bout du préen riant et en faisant insolence contre Madeleine.

La pauvre meunière ne put se retenir de pleurer en voyant le train des choses.

" François a raisonpensa-t-ellecette fille ne m'aime point et son coeur est ingrat. Elle ne veut point entendre que j'agis pour son bienque je souhaite son bonheuret que je veux l'empêcher de faire une chose dont elle aura regret. Elle a écouté les mauvais conseilset je suis condamnée à voir cette malheureuse Sévère porter le chagrin et la malice dans ma famille. Je n'ai pas mérité toutes ces peineset je dois me rendre à la volonté de Dieu. Il est heureux pour mon pauvre François qu'il y ait vu plus clair que moi. Il aurait bien souffert avec une pareille femme! "

Elle le chercha pour lui dire ce qu'elle en pensait; mais elle le trouva pleurant auprès de la fontaineets'imaginant qu'il avait regret de Marietteelle lui dit tout ce qu'elle put pour le consoler. Mais tant plus elle s'y efforçaittant plus elle lui faisait de la peineparce qu'il voyait là dedans qu'elle ne voulait pas comprendre la vérité et que son coeur ne pourrait pas se tourner pour lui en la manière qu'il l'entendait.

Sur le soirJeannie étant couché et endormi dans la chambreFrançois resta un peu avec Madeleineessayant de s'expliquer. Et il commença par lui dire que Mariette avait une jalousie contre elleque la Sévère disait des propos et des menteries abominables.

Mais Madeleine n'y entendait malice aucune.

-- Et quel propos peut-on faire sur moi? dit-elle simplement; quelle jalousie peut-on mettre dans la tête de cette pauvre petite folle de Mariette? On t'a trompéFrançoisil y a autre chose: quelque raison d'intérêt que nous saurons plus tard. Tant qu'à la jalousiecela ne se peut; je ne suis plus d'âge à inquiéter une jeune et jolie fille. J'ai quasi trente anset pour une femme de campagne qui a eu beaucoup de peine et de fatiguec'est un âge à être ta mère. Le diable seul oserait dire que je te regarde autrement que mon filset Mariette doit bien voir que je souhaitais de vous marier ensemble. Nonnonne crois pas qu'elle ait si mauvaise idéeou ne me le dis pasmon enfant. Ce serait trop de honte et de peine pour moi.

-- Et cependantdit François en s'efforçant pour en parler encoreet en baissant la tête sur le foyer pour empêcher Madeleine de voir sa confusionmonsieur Blanchet avait une mauvaise idée comme ça quand il a voulu que je quitte la maison!

-- Tu sais donc celaà présentFrançois? dit Madeleine. Comment le sais-tu? je ne te l'avais pas ditet je ne te l'aurais dit jamais. Si Catherine t'en a parléelle a mal fait. Une pareille idée doit te choquer et te peiner autant que moi. Mais n'y pensons pluset pardonnons cela à mon défunt mari. L'abomination en retourne à la Sévère. Mais à présent la Sévère ne peut plus être jalouse de moi. Je n'ai plus de marije suis vieille et laide autant qu'elle pouvait le souhaiter dans ce temps-làet je n'en suis pas fâchéecar cela me donne le droit d'être respectéede te traiter comme mon filset de te chercher une belle et jeune femme qui soit contente de vivre auprès de moi et qui m'aime comme sa mère. C'est toute mon envieFrançoiset nous la trouverons biensois tranquille. Tant pis pour Mariette si elle méconnaît le bonheur que je lui aurais donné. Allonsva coucheret prends couragemon enfant. Si je croyais être un empêchement à ton mariageje te dirais de me quitter tout de suite. Mais sois assuré que je ne peux pas inquiéter le mondeet qu'on ne supposera jamais l'impossible.

Françoisécoutant Madeleinepensait qu'elle avait raisontant il avait l'accoutumance de la croire. Il se leva pour lui dire bonsoiret s'en alla; mais en lui prenant la mainvoilà que pour la première fois de sa vie il s'avisa de la regarder avec l'idée de savoir si elle était vieille et laide. Vrai estqu'à force d'être sage et tristeelle se faisait une fausse idée là-dessuset qu'elle était encore jolie femme autant qu'elle l'avait été.

Et voilà que tout d'un coup François la vit toute jeune et la trouva belle comme la bonne dameet que le coeur lui sauta comme s'il avait monté au faîte d'un clocher. Et il s'en alla coucher dans son moulin où il avait son lit bien propre dans un carré de planches emmi les saches de farine. Et quand il fut là tout seulil se mit à trembler et à étouffer comme de fièvre. Et siil n'était malade que d'amourcar il venait de se sentir brûlé pour la première fois par une grande bouffée de flammeayant toute sa vie chauffé doucement sous la cendre.

XXV

Depuis ce moment-là le champi fut si tristeque c'était pitié de le voir. Il travaillait comme quatremais il n'avait plus ni joie ni reposet Madeleine ne pouvait pas lui faire dire ce qu'il avait. Il avait beau jurer qu'il n'avait amitié ni regret pour MarietteMadeleine ne le voulait croireet ne trouvait nulle autre raison à sa peine. Elle s'affligeait de le voir souffrir et de n'avoir plus sa confianceet c'était un grand étonnement pour elle que de trouver ce jeune homme si obstiné et si fier dans son dépit.

Comme elle n'était point tourmentante dans son naturelelle prit son parti de ne plus lui en parler. Elle essaya encore un peu de faire revenir Mariettemais elle en fut si mal reçue qu'elle en perdit courageet se tint coibien angoissée de coeurmais ne voulant en rien faire paraîtrecrainte d'augmenter le mal d'autrui.

François la servait et l'assistait toujours avec le même courage et la même honnêteté que devant. Comme au temps passéil lui tenait compagnie le plus qu'il pouvaitmais il ne lui parlait plus de la même manière. Il était toujours dans une confusion auprès d'elle. Il devenait rouge comme feu et blanc comme neige dans la même minutesi bien qu'elle le croyait maladeet lui prenait le poignet pour voir s'il n'avait pas la fièvre; mais il se retirait d'elle comme si elle lui avait fait mal en le touchantet quelquefois il lui disait des paroles de reproche qu'elle ne comprenait pas.

Et tous les jours cette peine augmentait entre eux. Pendant ce temps-là le mariage de Mariette avec Jean Aubard allait grand trainet le jour en fut fixé pour celui qui finissait le deuil de mademoiselle Blanchet. Madeleine avait peur de ce jour-là; elle pensait que François en deviendrait fouet elle voulait l'envoyer passer un peu de temps à Aigurandechez son ancien maître Jean Vertaudpour se dissiper. Mais François ne voulait point que la Mariette pût croire ce que Madeleine s'obstinait à penser. Il ne montrait nul ennui devant elle. Il parlait de bonne amitié avec son prétenduet quand il rencontrait la Sévère par les cheminsil plaisantait en paroles avec ellepour lui montrer qu'il ne la craignait pas. Le jour du mariageil voulut y assister; et comme il était tout de bon content de voir cette petite fille quitter la maison et débarrasser Madeleine de sa mauvaise amitiéil ne vint à l'idée de personne qu'il s'en fût jamais coiffé. Madeleine mêmement commença à croire la vérité là-dessusou à penser tout au moins qu'il était consolé. Elle reçut les adieux de Mariette avec son bon coeur accoutumémais comme cette jeunesse avait gardé une pique contre elle à cause du champielle vit bien qu'elle en était quittée sans regret ni bonté. Coutumière de chagrin qu'elle étaitla bonne Madeleine pleura de sa méchanceté et pria le bon Dieu pour elle.

Et quand ce fut au bout d'une huitaineFrançois lui dit tout d'un coup qu'il avait affaire à Aigurandeet qu'il s'en allait y passer cinq ou six joursde quoi elle ne s'étonna point et se réjouit mêmepensant que ce changement ferait du bien à sa santécar elle le jugeait malade pour avoir trop étouffé sa peine.

Tant qu'à Françoiscette peine dont il paraissait revenu lui augmentait tous les jours dans le coeur. Il ne pouvait penser à autre choseet qu'il dormît ou qu'il veillâtqu'il fût loin ou prèsMadeleine était toujours dans son sang et devant ses yeux. Il est bien vrai que toute sa vie s'était passée à l'aimer et à songer d'elle. Mais jusqu'à ces temps derniersce pensement avait été son plaisir et sa consolation au lieu que c'était devenu d'un coup tout malheur et tout désarroi. Tant qu'il s'était contenté d'être son fils et son amiil n'avait rien souhaité de mieux sur la terre. Mais l'amour changeant son idéeil était malheureux comme une pierre. Il s'imaginait qu'elle ne pourrait jamais changer comme lui. Il se reprochait d'être trop jeuned'avoir été connu trop malheureux et trop enfantd'avoir donné trop de peine et d'ennui à cette pauvre femmede ne lui être point un sujet de fiertémais de souci et de compassion. Enfinelle était si belle et si aimable dans son idéesi au-dessus de lui et si à désirerquequand elle disait qu'elle était hors d'âge et de beautéil pensait qu'elle se posait comme cela pour l'empêcher de prétendre à elle.

Cependant la Sévère et la Marietteavec leur cliquecommençaient à la déchirer hautement à cause de luiet il avait grand'peur que le scandale lui en revenant aux oreilleselle n'en prît de l'ennui et souhaitât de le voir partir. Il se disait qu'elle avait trop de bonté pour le lui demandermais qu'elle souffrirait encore pour lui comme elle en avait déjà souffertet il pensa à aller demander conseil sur tout cela à M. le curé d'Aigurandequ'il avait reconnu pour un homme juste et craignant Dieu.

Il y allamais ne le trouva point. Il s'était absenté pour aller voir son évêqueet François s'en revint coucher au moulin de Jean Vertaudacceptant d'y passer deux ou trois jours à leur faire visiteen attendant que M. le curé fût de retour.

Il trouva son brave maître toujours aussi galant homme et bon ami qu'il l'avait laisséet il trouva aussi son honnête fille Jeannette en train de se marier avec un bon sujet qu'elle prenait un peu plus par raison que par folletémais pour qui elle avait heureusement plus d'estime que de répugnance. Cela mit François plus à l'aise avec elle qu'il n'avait encore étéetcomme le lendemain était un dimancheil causa longuement avec elleet lui marqua la confiance de lui raconter toutes les peines dont il avait eu contentement de sauver madame Blanchet.

Et de fil en aiguilleJeannettequi était assez clairvoyantedevina bien que cette amitié-là secouait le champi plus fort qu'il ne le disait. Et tout d'un coup elle lui prit le bras et lui dit: -- Françoisvous ne devez plus rien me cacher. À présentje suis raisonnableet vous voyezje n'ai pas honte de vous dire que j'ai pensé à vous plus que vous n'avez pensé à moi. Vous le saviez et vous n'y avez pas répondu. Mais vous ne m'avez pas voulu tromperet l'intérêt ne vous a pas fait faire ce que bien d'autres eussent fait en votre place. Pour cette conduite-làet pour la fidélité que vous avez gardée à une femme que vous aimiez mieux que toutje vous estimeetau lieu de renier ce que j'ai senti pour vousje suis contente de m'en ressouvenir. Je compte que vous me considérerez d'autant mieux que je vous le dis et que vous me rendrez cette justice de reconnaître que je n'ai eu dépit ni rancune de votre sagesse. Je veux vous en donner une plus grande marqueet voilà comme je l'entends. Vous aimez Madeleine Blanchetnon pas tout bonnement comme une mèremais bien bellement comme une femme qui a de la jeunesse et de l'agrémentet dont vous souhaiteriez d'être le mari.

-- Oh! dit Françoisrougissant comme une filleje l'aime comme ma mèreet j'ai du respect plein le coeur.

-- Je n'en fais pas doutereprit Jeannettemais vous l'aimez de deux manièrescar votre figure me dit l'unetandis que votre parole me dit l'autre. Eh bien! Françoisvous n'osez lui direà ellece que vous n'osez non plus me confesseret vous ne savez point si elle peut répondre à vos deux manières de l'aimer.

Jeannette Vertaud parlait avec tant de douceurde raisonet se tenait devant François d'un air d'amitié si véritablequ'il n'eut point le courage de mentiretlui serrant la mainil lui dit qu'il la considérait comme sa soeur et qu'elle était la seule personne au monde à qui il avait le courage de donner ouverture à son secret.

Jeannette alors lui fit plusieurs questionset il y répondit en toute vérité et assurance. Et elle lui dit:

-- Mon ami Françoisme voilà au fait. Je ne peux pas savoir ce qu'en pensera Madeleine Blanchet; mais je vois fort bien que vous resteriez dix ans auprès d'elle sans avoir la hardiesse de lui dire votre peine. Eh bienje le saurai pour vous et je vous le dirai. Nous partirons demainmon pèrevous et moiet nous irons comme pour faire connaissance et visite d'amitié à l'honnête personne qui a élevé notre ami François; vous promènerez mon père dans la propriétécomme pour lui demander conseilet je causerai durant ce temps-là avec Madeleine. J'irai bien doucementet je ne dirai votre idée que quand je serai en confiance sur la sienne.

François se mit quasiment à genoux devant Jeannette pour la remercier de son bon coeuret l'accord en fut fait avec Jean Vertaudque sa fille instruisit du tout avec la permission du champi. Ils se mirent en route le lendemainJeannette en croupe derrière son pèreet François alla une heure en avant pour prévenir Madeleine de la visite qui lui arrivait.

Ce fut à soleil couchant que François revint au Cormouer. Il attrapa en route toute la pluie d'un orage; mais il ne s'en plaignit pascar il avait bon espoir dans l'amitié de Jeannetteet son coeur était plus aise qu'au départ. La nuée s'égouttait sur les buissonset les merles chantaient comme des fous pour une risée que le soleil leur envoyait avant de se cacher derrière la côte du Grand-Corlay. Les oisillonspar grand'bandesvoletaient devant François de branche en brancheet le piaulis qu'ils faisaient lui réjouissait l'esprit. Il pensait au temps où il était tout petit enfant et où il s'en allait rêvant et baguenaudant par les préset sifflant pour attirer les oiseaux. Et là-dessus il vit une belle piveque dans d'autres endroits on appelle bouvreuilet qui frétillait à l'entour de sa tête comme pour lui annoncer bonne chance et bonne nouvelle. Et cela le fit ressouvenir d'une chanson bien ancienne que lui disait sa mère Zabelle pour l'endormirdans le parlage du vieux temps de notre pays:

Une pive
Cortive
Anc ses piviots
Cortiviots
Livardiots
S'en va pivant
Livardiant
Cortiviant.

Madeleine ne l'attendait pas si tôt à revenir. Elle avait même eu crainte qu'il ne revint plus du touteten le voyantelle ne put se retenir de courir à lui et de l'embrasserce qui fit tant rougir le champi qu'elle s'en étonna. Il l'avertit de la visite qui venaitet pour qu'elle n'en prît pas d'ombragecar on eût dit qu'il avait autant de peur de se faire deviner qu'il avait de chagrin de ne l'être pointil lui fit entendre que Jean Vertaud avait quelque idée d'acheter du bien dans le pays.

Alors Madeleine se mit en besogne de tout préparer pour fêter de son mieux les amis de François.

Jeannette entra la première dans la maisonpendant que son père mettait leur cheval à l'étable; et dès le moment qu'elle vit Madeleineelle l'aima de grande amitiéce qui fut réciproque; etcommençant par une poignée de mainelles se mirent quasi tout aussitôt à s'embrasser comme pour l'amour de Françoiset à se parler sans embarrascomme si de long temps elles se connaissaient. La vérité est que c'étaient deux bons naturels de femme et que la paire valait gros. Jeannette ne se défendait point d'un reste de chagrin en voyant Madeleine tant chérie de l'homme qu'elle aimait peut-être encore un brin; mais il ne lui en venait point de jalousieet elle voulait s'en reconsoler par la bonne action qu'elle faisait. De son côtéMadeleinevoyant cette fille bien faite et de figure avenantes'imagina que c'était pour elle que François avait eu de l'amour et du regretqu'elle lui était accordée et qu'elle venait lui en faire part elle-même; et pour son compte elle n'en prit point de jalousie non pluscar elle n'avait jamais songé à François que comme à l'enfant qu'elle aurait mis au monde.

Mais dès le soiraprès souperpendant que le père Vertaudun peu fatigué de la routeallait se mettre au litJeannette emmena Madeleine dehorsfaisant entendre à François de se tenir à un peu d'éloignement avec Jeanniede manière à venir quand il la verrait de loin rabattre son tablierqui était relevé sur le côté; et alors elle fit sa commission en conscienceet si adroitementque Madeleine n'eut pas le loisir de se récrier. Et sielle fut beaucoup étonnée à mesure que la chose s'expliquait. D'abord elle crut voir que c'était encore une marque du bon coeur de Françoisqui voulait empêcher les mauvais propos et se rendre utile à elle pour toute sa vie. Et elle voulait refuserpensant que c'était trop de religion pour un si jeune homme de vouloir épouser une femme plus âgée que lui; qu'il s'en repentirait plus tard et ne pourrait lui garder longtemps sa fidélité sans avoir de l'ennui et du regret. Mais Jeannette lui fit connaître que le champi était amoureux d'ellesi fort et si rudequ'il en perdait le repos et la santé.

Ce que Madeleine ne pouvait s'imaginercar elle avait vécu en si grande sagesse et retenuene se faisant jamais bellene se montrant point hors de son logis et n'écoutant aucun complimentqu'elle n'avait plus idée de ce qu'elle pouvait paraître aux yeux d'un homme.

-- Et enfinlui dit Jeannettepuisqu'il vous trouve tant à son gréet qu'il mourra de chagrin si vous le refusezvoulez-vous vous obstiner à ne point voir et à ne point croire ce qu'on vous dit? Si vous le faitesc'est que ce pauvre enfant vous déplaît et que vous seriez fâchée de le rendre heureux.

-- Ne dites point celaJeannetterépondit Madeleine; je l'aime presque autantsi ce n'est autant que mon Jeannieet si j'avais deviné qu'il m'eût dans son idée d'une autre manièreil est bien à croire que je n'aurais pas été aussi tranquille dans mon amitié. Maisque voulez-vous? je ne m'imaginais rien comme celaet j'en suis encore si étourdie dans mes espritsque je ne sais comment vous répondre. Je vous en prie de me donner le temps d'y penser et d'en parler avec luipour que je puisse connaître si ce n'est point une rêvasserie ou un dépit d'autre chose qui le pousseou encore un devoir qu'il veut me rendre; car j'ai peur de cela surtoutet je trouve qu'il m'a bien assez récompensée du soin que j'ai pris de luiet que me donner sa liberté et sa personne encorece serait tropà moins qu'il ne m'aime comme vous croyez.

Jeannetteentendant celarabattit son tablieret Françoisqui ne se tenait pas loin et qui avait les yeux sur ellevint à leur côté. Jeannette adroitement demanda à Jeannie de lui montrer la fontaineet ils s'en allèrentlaissant ensemble Madeleine et François.

Mais Madeleinequi s'était imaginé pouvoir questionner tout tranquillement le champise trouva du coup interdite et honteuse comme une fille de quinze ans; car ce n'est pas l'âgec'est l'innocence de l'esprit et de la conduite qui fait cette honte-làsi agréable et si honnête à voir; et Françoisvoyant sa chère mère devenir rouge comme lui et trembler comme luidevina que cela valait encore mieux pour lui que son air tranquille de tous les jours. Il lui prit la main et le braset il ne put lui rien dire du tout. Mais comme tout en tremblant elle voulait aller du côté où étaient Jeannie et Jeannetteil la retint comme de force et la fit retourner avec lui. Et Madeleinesentant comme sa volonté le rendait hardi de résister à la siennecomprit mieux que par des paroles que ce n'était plus son enfant le champimais son amoureux François qui se promenait à son côté.

Et quand ils eurent marché un peu de temps sans se parlermais en se tenant par le brasaussi serrés que la vigne à la vigneFrançois lui dit:

-- Allons à la fontainepeut-être y trouverai-je ma langue.

Et à la fontaineils ne trouvèrent plus ni Jeannette ni Jeannie qui étaient rentrés. Mais François retrouva le courage de parleren se souvenant que c'était là qu'il avait vu Madeleine pour la première foiset là aussi qu'il lui avait fait ses adieux onze ans plus tard. Il faut croire qu'il parla très bien et que Madeleine n'y trouva rien à répondrecar ils y étaient encore à minuitet elle pleurait de joieet il la remerciait à deux genoux de ce qu'elle l'acceptait pour son mari.

... Là finit l'histoiredit le chanvreurcar des noces j'en aurais trop long à vous dire; j'y étaiset le même jour que le champi épousa Madeleineà la paroisse de MersJeannette se mariait aussi à la paroisse d'Aigurande. Et Jean Vertaud voulut que François et sa femmeet Jeanniequi était bien content de tout celaavec tous leurs amisparents et connaissancesvinssent faire chez lui comme un retour de nocesqui fut des plus beauxhonnête et divertissant comme jamais je n'en vis depuis.

-- L'histoire est donc vraie de tous points? demanda Sylvine Courtioux.

-- Si elle ne l'est paselle le pourrait êtrerépondit le chanvreuret si vous ne me croyezallez y voir.