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Pierre Louÿs



LA FEMME ET LE PANTIN
Roman espagnol

 

 

 

 


A André Lebey Son ami P.L.

Siempre me va V. diciendo Que se muere V. por mi : Muérase V. y lo veremos Y despues diré que si.

1.-- COMMENT UN MOT ECRIT SUR UNE COQUILLE D'OEUF TINT LIEU DE DEUX BILLETS TOUR À TOUR

Le carnaval d'Espagne ne se termine pascomme le nôtreà huit heures du matin le mercredi des Cendres. Sur la gaieté merveilleuse de Sévillele memento quia pulvis es ne répand que pour quatre jours son odeur de sépulture; etle premier dimanche de carêmetout le carnaval ressuscite.

C'est le Domingo de Piñatasle dimanche des Marmitesla Grande Fête. Toute la ville populaire a changé de costume et l'on voit courir par les rues des loques rougesbleuesvertesjaunes ou roses qui ont été des moustiquairesdes rideaux ou des jupons de femme et qui flottent au soleil sur les petits corps bruns d'une marmaille hurlante et multicolore. Les enfants se groupent de toutes parts en bataillons tumultueux qui brandissent une chiffe au bout d'un bâton et conquièrent à grands cris les ruelles sous l'incognito d'un loup de toiled'où la joie des yeux s'échappe par deux trous. "¡ Anda!¡ Hombre! que no me conoce!" crient-ilset la foule des grandes personnes s'écarte devant cette terrible invasion masquée.

Aux fenêtresaux miradoresse pressent d'innombrables têtes brunes. Toutes les jeunes filles de la contrée sont venues ce jour-là dans Sévilleet elles penchent sous la lumière leurs têtes chargées de cheveux pesants. Les papelillos tombent comme la neige. L'ombre des éventails teinte de bleu pâle les petites joues poudrerizées. Des crisdes appelsdes rires bourdonnent ou glapissent dans les rues étroites. Quelques milliers d'habitants fontce jour de carnavalplus de bruit que Paris tout entier.

Orle 23 février 1896dimanche de PiñatasAndré Stévenol voyait approcher la fin du carnaval de Sévilleavec un léger sentiment de dépitcar cette semaine essentiellement amoureuse ne lui avait procuré aucune aventure nouvelle. Quelques séjours en Espagne lui avaient appris cependant avec quelle promptitude et quelle franchise de coeur les noeuds se forment et se dénouent sur cette terre encore primitiveet il s'attristait que le hasard et l'occasion lui eussent été défavorables.

Tout au plusune jeune fille avec laquelle il avait engagé une longue bataille de serpentins entre la rue et la fenêtreétait-elle descendue en courantaprès lui avoir fait signepour lui remettre un petit bouquet rougeavec un "Muchísima' grasia'cavayero" jargonné à l'andalouse. Mais elle était remontée si viteet d'ailleursvue de plus prèselle l'avait tellement désillusionnéqu'André s'était borné à mettre le bouquet à sa boutonnière sans mettre la femme dans sa mémoire. Et la journée lui en parut plus vide encore.

Quatre heures sonnèrent à vingt horloges. Il quitta la Sierpespassa entre la Giralda et l'antique Alcazaret par la calle Rodrigo il gagna les DeliciasChamps-Elysées d'arbres ombreux le long de l'immense Guadalquivir peuplé de vaisseaux.

C'était là que se déroulait le carnaval élégant.

A Sévillela classe aisée n'est pas toujours assez riche pour faire trois repas par jour; mais elle aimerait mieux jeûner que se priver du luxe extérieur qui pour elle consiste uniquement en la possession d'un landau et de deux chevaux irréprochables. Cette petite ville de province compte quinze cents voitures de maîtrede forme démodée souventmais rajeunies par la beauté des bêteset d'ailleurs occupées par des figures de si noble racequ'on ne songe point à se moquer du cadre.

André Stévenol parvint à grand-peine à se frayer un chemin dans la foule qui bordait des deux côtés la vaste avenue poussiéreuse. Le cri des enfants vendeurs dominait tout: "¡ Huevo' ! Huevo' !" C'était la bataille des oeufs.

"¡ Huevo' ¿ Quíen quiere huevo' ?¡ A do' perra' gorda' la docena !"

Dans des corbeilles d'osier jaunes'entassaient des centaines de coquilles d'oeufsvidéespuis remplies de papelillos et recollées par une bande fragile. Cela se lançait à tour de brascomme des balles de lycéensau hasard des visages qui passaient dans les lentes voitures; etdebout sur les banquettes bleuesles caballeros et les señoras ripostaient sur la foule compacte en s'abritant comme ils pouvaient sous de petits éventails plissés.

Dès le débutAndré fit emplir ses poches de ces projectiles inoffensifset se battit avec entrain.

C'était un réel combatcar les oeufssans jamais blesserfrappaient toutefois avec force avant d'éclater en neige de couleuret André se surprit à lancer les siens d'un bras un peu plus vif qu'il n'était nécessaire. Une fois mêmeil brisa en deux un éventail d'écaille fragile. Mais aussi qu'il était déplacé de paraître à une telle mêlée avec un éventail de bal! Il continua sans s'émouvoir.

Les voitures passaientvoitures de femmesvoitures d'amantsde famillesd'enfants ou d'amis. André regardait cette multitude heureuse défiler dans un bruissement de rires sous le premier soleil du printemps. A plusieurs reprises il avait arrêté ses yeux sur d'autres yeuxadmirables. Les jeunes filles de Séville ne baissent pas les paupières et elles acceptent l'hommage des regards qu'elles retiennent longtemps.

Comme le jeu durait déjà depuis une heureAndré pensa qu'il pouvait se retireret d'une main hésitante il tournait dans sa poche le dernier oeuf qui lui restâtquand il vit reparaître soudain la jeune Fernande dont il avait brisé l'éventail.

Elle était merveilleuse.

Privée de l'abri qui avait quelque temps protégé son délicat visage rieurlivrée de toutes parts aux attaques qui lui venaient de la foule et des voitures voisineselle avait pris son parti de la lutteetdebouthaletantedécoifféerouge de chaleur et de gaieté francheelle ripostait!

Elle paraissait vingt-deux ans. Elle devait en avoir dix-huit. Qu'elle fût andalousecela n'était pas douteux. Elle avait ce type admirable entre tousqui est né du mélange des Arabes avec les Vandalesdes Sémites avec les Germains et qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée d'Europe toutes les perfections opposées des deux races.

Son corps souple et long était expressif tout entier. On sentait que même en lui voilant le visage on pouvait deviner sa pensée et qu'elle souriait avec les jambes comme elle parlait avec le torse. Seules les femmes que les longs hivers du Nord n'immobilisent pas près du feuont cette grâce et cette liberté.

-- Ses cheveux n'étaient que châtain foncémais à distanceils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse. Ses jouesd'une extrême douceur de contoursemblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses paupières était naturellement sombre

Andrépoussé par la foule jusqu'au marchepied de sa voiturela considéra longuement. Il souriten se sentant émuet de rapides battements de coeur lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.

Sans perdre de tempscar à tout moment le flot des voitures un instant arrêtées pouvait repartiril recula comme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses oeufsécrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres du mot Quieroet choisissant un instant où les yeux de l'inconnue s'attachèrent aux siensil lui jeta l'oeuf doucementde bas en hautcomme une rose.

La jeune femme le reçut dans sa main

Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. C'est vouloirdésireraimerc est quérir et c'est chérir. Tour à tour et selon le ton qu'on lui donneil exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. C'est un ordre ou une prièreune déclaration ou une condescendance. Parfoisce n'est qu'une ironie.

Le regard par lequel André l'accompagna signifiait simplement: "J'aimerais vous aimer."

Comme si elle eût deviné que cette coquille portait un messagela jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui pendait à l'avant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner; mais le courant du défilé l'emporta rapidement vers la droiteetd'autres voitures survenantAndré la perdit de vue avant d'avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.

Il s'écarta du trottoirse dégagea comme il putcourut dans une contre-allée... mais la multitude qui couvrait l'avenue ne lui permit pas d'agir assez viteet quand il parvint à monter sur un banc d'où il domina la bataillela jeune tête qu'il cherchait avait disparu.

Attristéil revint lentement par les rues; pour luitout le carnaval se recouvrit soudain d'une ombre. Il s'en voulait à lui-même de la fatalité maussade qui venait de trancher son aventure. Peut-êtres'il eût été plus déterminéeût-il pu trouver une voie entre les roues et le premier rang de la foule... Et maintenantoù retrouver cette femme? Etait-il sûr qu'elle habitât Séville? Si par malheur il n'en était rienoù la chercherdans Cordouedans Jérez ou dans Malaga? C'était l'impossible.

Et peu à peupar une illusion déplorablel'image devint plus charmante en lui. Certains détails des traits n'eussent mérité qu'une attention curieuse: ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Il avait remarquéainsiqu'au lieu de laisser pendre toutes lisses les deux mèches des petits cheveux sur les tempeselle les gonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n'était pas une mode très originaleet bien des Sévillanes prenaient le même soin; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boulecar André ne se souvenait pas d'en avoir vu quimême de loinpussent se comparer à celles-là.

En outreles coins des lèvres étaient d'une mobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme et d'expressiontantôt presque invisibles et tantôt presque retroussésronds ou mincespâles ou sombresanimés d'une flamme variable. Oh! on pouvait blâmer tout le restesoutenir que le nez n'était pas grec et que le menton n'était pas romain; mais ne pas rougir de plaisir devant ces deux petits coins de bouchecela eût passé la permission.

Il en était là de ses pensées quand un "¡ Cuidao !" crié d'une voix rude le fit se garer dans une porte ouverte: une voiture passait au petit trot dans la rue étroite.

Et dans cette voitureil y avait une jeune femmequien apercevant Andrélui jeta très doucementcomme on jette une roseun oeuf qu'elle tenait à la main.

Fort heureusementl'oeuf tomba en roulant et ne se brisa point; car Andrécomplètement stupéfait de cette nouvelle rencontren'avait pas fait un geste pour le prendre au vol. La voiture avait déjà tourné le coin de la ruequand il se baissa pour ramasser l'envoi.

Le mot Quiero se lisait toujours sur la coquille lisse et rondeet on n'en avait pas écrit d'autre; mais un paraphe très décidéqui semblait gravé par la pointe d'une brocheterminait la dernière lettre comme pour répondre par le même mot.

2.-- OÙ LE LECTEUR APPREND LES DIMINUTIFS DE "CONCEPTION"PRÉNOM ESPAGNOL

Cependantla voiture avait tourné le coin de la rue et l'on n'entendait plus que faiblement le pas des chevaux sonner sur les dalles dans la direction de la Giralda.

André courut à sa poursuiteanxieux de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qui pouvait être la dernière; il arriva juste au moment où les chevaux entraient au pas dans l'ombre d'une maison rose de la plaza del Triunfo.

Les grandes grilles noires s'ouvrirent et se refermèrentsur une rapide silhouette féminine.

Sans doute il eût été plus avisé de préparer ses voiesde prendre des renseignementsde demander le nomla famillela situation et le genre de vie avant de se lancer ainsitête bassedans l'inconnu d'une intrigueoùpuisqu'il ne savait rienil n'était le maître de rien. Andrécependantne put se résoudre à quitter la place avant d'avoir fait un premier effortet dès qu'il eut vérifié d'une main rapide la correction de sa coiffure et la hauteur de sa cravateil sonna délibérément.

Un jeune maître d'hôtel se présenta derrière la grillemais n'ouvrit pas.

"Que demande Votre Grâce?

-- Faites passer ma carte à la señora.

-- A quelle señora? continua le domestique d'une voix tranquille où le soupçon n'altérait pas trop le respect.

-- A celle qui habite cette maisonje pense.

-- Mais son nom?"

Andréimpatienténe répondit pas. Le domestique reprit:

"Que Votre Grâce me fasse la faveur de me dire auprès de quelle señora je dois l'introduire.

-- Je vous répète que votre maîtresse m'attend."

Le maître d'hôtels'inclinantreleva légèrement les mains en signe d'impossibilité: puis il se retira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.

Alors Andréque la colère rendit tout à fait discourtoissonna une seconde et une troisième lois comme à la porte d'un fournisseur. "Une femme si prompte à répondre à une déclaration de ce genrese dit-ilne doit pas s'étonner de l'insistance qu'on met à pénétrer chez elle; elle était seule aux Deliciaselle doit vivre seule iciet le bruit que je fais n'est entendu que par elle." Il ne songea pas que le carnaval espagnol autorise des libertés passagères qui ne sauraient se prolonger dans la vie normale avec les mêmes chances d'accueil.

La porte resta close et la maison pleine de silence comme si elle eût été déserte.

Que faire? Il se promena quelque temps sur la placedevant les fenêtres et les miradores où il espérait toujours voir apparaître le visage attenduetpeut-être mêmeun signe... Mais rien ne parut; il se résigna au retour.

Toutefoisavant de quitter une porte qui se fermait sur tant de mystèresil avisa non loin de là un marchand de cerrillas assis dans un coin d'ombreet lui demanda:

"Qui habite cette maison ?

-- Je ne sais pas"répondit l'homme.

André lui mit dix réaux dans la main et ajouta:

"Dis-le-moi tout de même.

-- Je ne devrais pas le dire. La señora se fournit chez moi et si elle savait que je parle sur elledemain ses mozos s'adresseraient ailleurschez le Fulanopar exemplequi vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je n'en dirai pas de malje ne médirai pascabayero! Rien que son nompuisque vous voulez le savoir. C'est la señora doña Concepcion Perezfemme de don Manuel Garcia.

-- Son mari n'habite donc pas Séville?

-- Son mari est en Bolibie.

-- Où cela ?

-- En Bolibieun pays d'Amérique."

Sans en entendre davantageAndré jeta une nouvelle pièce sur les genoux du vendeuret rentra dans la foule pour gagner son hôtel.

Il restait en somme indécis. Même en apprenant l'absence du mariil n'avait pas trouvé que toutes les chances se penchassent de son côté. Ce marchand réservé qui semblait en savoir plus qu'il n'en voulait direlaissait croire à l'existence d'un autre amant déjà choisiet l'attitude du domestique n'était pas faite pour démentir ce soupçon d'arrière-pensée... André songeait que quinze jours à peine s'étendaient devant lui avant la date fixée de son retour à Paris. Suffiraient-ils pour entrer en grâce auprès d'une jeune personne dont la vie sans doute était déjà prise?

Ainsi troublé par des incertitudesil entrait dans le patio de son hôtelquand le portier l'arrêta:

"Une lettre pour Votre Grâce."

L'enveloppe ne portait pas d'adresse.

"Vous êtes sûr que cette lettre est pour moi?

-- On me la remet à l'instant pour don Andrès Stévenol."

André la décacheta sans retard.

Elle contenait ces simples lignesécrites sur une carte bleue:

"Don Andrès Stévenol est prié de ne pas faire tant de bruitde ne pas dire son nom et de ne plus demander le mien. S'il se promène demainvers trois heuressur la route d'Empalmeune voiture passeraqui s'arrêtera peut-être."

"Comme la vie est facile!" pensa André.

Et en montant l'escalier du premier étageil avait déjà la vision des intimités prochaines; il cherchait les diminutifs tendres du plus charmant de tous les prénoms:

"ConceptionConchaConchitaChita (1)." [(1) Prononcez : ConntchaConntchitaetc.]

3.-- COMMENTET POUR QUELLES RAISONSANDRÉ NE SE RENDIT PAS AU RENDEZ-VOUS DE CONCHA PEREZ

Le lendemain matinAndré Stévenol eut un réveil rayonnant. La lumière entrait largement par les quatre fenêtres du mirador; et toutes les rumeurs de la villepas de chevauxcris de vendeurssonnettes de mules ou cloches de couventsmêlaient sur la place blanche leur bruissement de vie.

Il ne se souvenait pas d'avoir eu depuis longtemps une matinée aussi heureuse. Il étira ses brasqui se tendirent avec force. Puis il les serra contre sa poitrinecomme s'il voulait se donner l'illusion de l'étreinte attendue.

"Comme la vie est facile! répéta-t-il en souriant. Hierà cette heure-ci j'étais seulsans butsans pensée. Il a suffi d'une promenadeet ce matin me voici deux. Qui donc nous fait croire aux refusaux dédains ou même à l'attente? Nous demandons et les femmes se donnent. Pourquoi en serait-il autrement?"

Il se leva. mit un pungheechaussa des mules et sonna pour qu'on fit préparer son bain. En attendantle front collé aux vitresil regarda la place pleine de jour.

Les maisons étaient peintes de ces couleurs légères que Séville répand sur ses murs et qui ressemblent à des robes de femme. Il y en avait de couleur crème avec des corniches toutes blanchesd'autres qui étaient rosesmais d'un rose si fragile! d'autres vert-d'eau ou orangéeset d'autres violet pâle. -- Nulle part les yeux n'étaient choqués par l'affreux brun des rues de Cadiz ou de Madrid; nulle partils n'étaient éblouis par le blanc trop cru de Jérez.

Sur la place mêmedes orangers étaient chargés de fruitsdes fontaines coulaientdes jeunes filles riaient en tenant des deux mains les bords de leur châle comme les femmes arabes ferment leur haïck. Et de toutes partsdes coins de la placedu milieu de la chausséedu fond des ruelles étroitesles sonnettes des mules tintaient.

André n'imaginait pas qu'on pût vivre ailleurs qu'à Séville.

Après avoir achevé sa toilette et bu lentement une petite tasse d'épais chocolat espagnolil sortit au hasard.

Le hasardqui fut singulierlui fit suivre le plus court chemindes marches de son hôtel à la plaza del Triunfo; maisarrivé làAndré se souvint des précautions qu'on lui conseillaitetsoit qu'il craignît de mécontenter sa "maîtresse" en passant trop directement devant sa portesoit au contraire qu'il ne voulût point paraître à ce point tourmenté du désir de la voir plus tôtil suivit le trottoir opposé sans même tourner la tête à gauche.

De làil se rendit à Las Delicias.

La bataille de la veille avait jonché la terre de papiers et de coquilles d'oeufs qui donnaient au parc splendide une vague apparence d'arrière-cuisine. A de certains endroitsle sol avait disparu sous des dunes croulantes et bariolées. D'ailleursle lieu était désertcar le carême recommençait.

Pourtantpar une allée qui venait de la campagneAndré vit venir à lui un passant qu'il reconnut.

"Bonjourdon Mateodit-il en lui tendant la main. Je n'espérais pas vous rencontrer si tôt.

-- Que faireMonsieurquand on est seulinutileet désoeuvré? Je me promène le matinje me promène le soir. Le jourje lis ou je vais jouer. C'est l'existence que me suis faite. Elle est sombre.

-- Mais vous avez des nuits qui consolent des jourssi j'en crois les murmures de la ville.

-- Si on le dit encoreon se trompe. D'aujourd'hui au jour de sa morton ne verra plus une femme chez don Mateo Diaz. Mais ne parlons plus de moi. Pour combien de temps êtes-vous encore ici ?"

Don Mateo Diaz était un Espagnol d'une quarantaine d'annéesà qui André avait été recommandé pendant son premier séjour en Espagne. Son geste et sa phrase étaient naturellement déclamatoires. Comme beaucoup de ses compatriotesil accordait une importance extrême aux observations qui n'en comportaient point; mais cela n'impliquait de sa part ni vaniténi sottise. L'emphase espagnole se porte comme la capeavec de grands plis élégants. Homme instruitque sa trop grande fortune avait seule empêché de mener une existence activedon Mateo était surtout connu par l'histoire de sa chambre à coucherqui passait pour hospitalière. Aussi André fut-il étonné d'apprendre qu'il avait renoncé si tôt aux pompes de tous les démons; mais le jeune homme s'abstint de poursuivre ses questions.

Ils se promenèrent quelque temps au bord du fleuveque don Mateoen propriétaire riverainet aussi en patriotene se lassait pas d'admirer.

"Vous connaissezdisait-ilcette plaisanterie d'un ambassadeur étranger qui préférait le Manzanarès à toutes les autres rivièresparce qu'il était navigable en voiture et à cheval. Voyez le Guadalquivir; père des plaines et des cités! J'ai beaucoup voyagédepuis vingt ansj'ai vu le Gange et le Nil et l'Atratodes fleuves plus larges sous une plus vive lumière: je n'ai vu qu'ici cette majestueuse beauté du courant et des eaux. La couleur en est incomparable. N'est-ce pas de l'or qui s'effile aux arches du pont? Le flot se gonfle comme une femme enceinteet l'eau est pleinepleine de terre. C'est la richesse de l'Andalousie que les deux quais de Séville conduisent vers les plaines."

Puis ils parlèrent politique. Don Mateo était royaliste et s'indignait des efforts persistants de l'oppositionau moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse reine pour l'aider à sauver le suprême héritage d'une impérissable histoire.

"Quelle chute! disait-il. Quelle misère! Avoir possédé l'Europeavoir été Charles Quintavoir doublé le champ d'action du monde en découvrant le monde nouveauavoir eu l'empire sur lequel le soleil ne se couchait point; mieux encore: avoirles premiersvaincu votre Napoléon -- et expirer sous les bâtons d'une poignée de bandits mulâtres! Quel destin pour notre Espagne!"

Il n'aurait pas fallu lui dire que ces bandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pour luic'étaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas le garrot.

Il se calma.

"J'aime mon paysreprit-il. J'aime ses montagnes et ses plaines. J'aime la langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des qualités d'une essence supérieure. A elle seuleelle est une noblesse. à l'écart de l'Europeignorant tout ce qui n'est pas elleet enfermée sur ses terres comme dans une muraille de parc. C'est pour celasans doutequ'elle décline au profit des nations du Nordselon la loi contemporaine qui pousse aujourd'hui de toutes parts le médiocre à l'assaut du meilleur... Vous savez qu'en Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre quependant sept sièclesl'Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moij'ai toujours pensé qu'il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère qu'aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans l'histoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l'argentleur mépris du mensongeleur mépris de la mortleur inexprimable fierté. Nous tenons d'eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est baset aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vériténous sommes leurs filset ce n'est pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs "féroces romances".

Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d'hiver d'un pays où l'hiver ne se repose point.

"Vous viendrez déjeuner chez moij'espère? dit don Mateo. Ma huerta est làprès de la route d'Empalme. Dans une demi-heurenous y seronsetsi vous le permettezje vous garderai jusqu'au soir afin de vous montrer mes haras où j'ai quelques nouvelles bêtes.

-- Je serai très indiscrets'excusa André. J'accepte le déjeunermais non l'excursion. Ce soirj'ai un rendez-vous que je ne puis manquercroyez-moi.

-- Une femme? Ne craignez rienje ne vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous sépare de l'heure fixée. Quand j'avais votre âgeje ne pouvais voir personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans ma chambreet la femme que j'attendais était le premier être à qui j'eusse parlé depuis l'instant de mon réveil."

Il se tut un instantpuissur un ton de conseil:

"Ah! Monsieur! dit-ilprenez garde aux femmes! Je ne vous dirai pas de les fuircar j'ai usé ma vie avec elleset si ma vie était à refaireles heures que j'ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vousgardez- vous d'elles!"

Et comme s'il avait trouvé une expression à sa penséedon Mateo ajouta plus lentement:

"Il est deux sortes de femmes qu'il ne faut connaître à aucun prix: d'abord celles qui ne vous aiment paset ensuitecelles qui vous aiment. -- Entre ces deux extrémitésil y a des milliers de femmes charmantesmais nous ne savons pas les apprécier."

Le déjeuner eût été assez terne si l'animation de don Mateo n'eût remplacépar un long monologuel'entretien qui fit défaut; car Andrépréoccupé de ses pensées personnellesn'écouta qu'à demi ce qui lui fut conté. A mesure que l'instant du rendez-vous approchaitle battement de coeur qu'il avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. C'était un appel assourdissant en lui-mêmeun impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui n'était pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes. -- Mais l'heure qu'on regarde devient immobileet le temps ne s'écoulait pas plus qu'une mare éternellement stagnante.

A la fincontraint de demeurer et cependant incapable de se taire plus longtempsil fit preuve d'une jeunesse peut-être un peu récente en tenant à son hôte ce discours imprévu:

"Don Mateovous avez toujours été pour moi un homme d'excellent conseil. Voulez-vous me permettre de vous confier un secret et de vous demander un avis?

-- Tout à votre dispositiondit à l'espagnole Mateo en se levant de table pour passer au fumoir.

-- Eh bien... voici... c'est une question... balbutia André. Vraiment a tout autre qu'à vous je ne la poserais pas... Connaissez-vous une Sévillane qui s'appelle doña Concepcion Garcia?"

Mateo bondit:

"Concepcion Garcia! Concepcion Garcia! Mais laquelle? expliquez-vous! Il y a vingt mille Concepcion Garcia en Espagne! C'est un nom aussi commun que chez vous Jeanne Duval ou Marie Lambert. Pour l'amour de Dieudites-moi son nom de jeune fille. Est-ce P... Perezdites- moi? Est-ce Perez? Concha Perez? Mais parlez donc!"

Andrécomplètement bouleversé par cette émotion soudaineeut un instant le pressentiment qu'il valait mieux ne pas dire la vérité; mais il parla plus vite qu'il ne l'eût vouluetvivementrépondit:

"Oui."

Alors Mateo. précisant chaque détail comme on torture une plaiecontinua:

"Concepcion Perez de Garcia22plaza del Triunfodix-huit ansdes cheveux presque noirs et une bouche... une bouche...

-- Ouidit André.

-- Ah! vous avez bien fait de me parler d'elle. Vous avez bien faitMonsieur. Si je peux vous arrêter à la porte de celle-làce sera une bonne action de ma partet un rare bonheur pour vous.

-- Mais qui est-elle?

-- Comment? Vous ne la connaissez pas?

-- Je l'ai rencontrée hier pour la première fois; je ne l'ai même pas entendue parler.

-- Alorsil est encore temps!

-- C'est une fille?

-- Nonnon. Elle est mêmeen sommehonnête femme. Elle n'a pas eu plus de quatre ou cinq amants. A l'époque où nous vivonsc'est une chasteté.

-- Et...

-- En outrecroyez bien qu'elle est remarquablement intelligente. Remarquablement. A la fois par son esprit. qui est des plus fins. et par sa connaissance de la vieje la juge supérieure. Je ne lui ferai grâce d'aucun éloge. Elle danse avec une éloquence qui est irrésistible. Elle parle comme elle danse et elle chante comme elle parle. Qu'elle ait un joli visageje suppose que vous n'en doutez pas; et si vous voyiez ce qu'elle cachevous diriez que même sa bouche... Mais il suffit. Ai-je tout dit?"

Andréagacéne répondit pas.

Don Mateo lui saisit les deux manches de son vestonet scandant par une secousse la moindre de ses parolesil ajouta:

"Et c'est la PIRE des femmesMonsieurMonsieurentendez-vous? C'est la PIRE des femmes de la terre. Je n'ai plus qu'un espoirqu'une consolation au coeur: c'est que le jour de sa mortDieu ne lui pardonnera pas."

André se leva:

"Néanmoinsdon Mateomoi qui ne suis pas encore autorisé à parler de cette femme comme vous le faitesje n'ai aucun droit de ne pas me rendre au rendez-vous qu'elle m'a donné. Ai-je besoin de vous répéter que je vous ai fait une confidence et que je regrette d'interrompre les vôtres par un départ prématuré?"

Et il lui tendit la main.

Mateo se plaça devant la porte:

"Ecoutez-moije vous en conjure. Ecoutez-moi. Il n'y a qu'un instantvous me disiez encore que j'étais un homme d'excellent conseil. Je n'accepte pas ce jugement. Je n'en ai pas besoinpour vous parler ainsi. J'oublie aussi l'affection que j'ai pour vouset qui suffirait biencependantà expliquer mon insistance...

-- Mais alors?...

-- Je vous parle d'homme à hommecomme le premier venu arrêterait un passant pour l'avertir d'un danger grave et je vous crie: "N'avancez plusretournez sur vos pasoubliez qui vous avez vuqui vous a parléqui vous a écrit! Si vous connaissez la paixles nuits calmesla vie insouciantetout ce que nous appelons le bonheurn'approchez pas Concha Perez! Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes partage votre passé d'avec votre avenir en deux moitiés de joie et d'angoissen'approchez pas Concha Perez! Si vous n'avez pas encore éprouvé jusqu'à l'extrême la folie qu'elle peut engendrer et maintenir dans un coeur humainn'approchez pas cette femmefuyez-la comme la mortlaissez-moi vous sauver d'elleayez pitié de vousenfin!"

-- Don Mateovous l'aimez donc?"

L'Espagnol se passa la main sur le front et murmura:

"Oh! nontout est bien fini. Je ne l'aime ni ne la hais plus. La chose est passée. Tout s'efface...

-- Ainsije ne vous blesserai pas personnellement si je m'abstiens de suivre vos avis? Je vous ferais volontiers un sacrifice de ce genre; mais je n'ai pas à m'en faire à moi-même... Quelle est votre réponse?"

Mateo regarda André; puis changeant tout à coup l'expression de ses traitsil lui dit sur un ton de boutade:

"Monsieuril ne faut jamais aller au premier rendez-vous que donne une femme.

-- Et pourquoi?

-- Parce qu'elle n'y vient pas."

Andréà qui ce mot rappelait un souvenir particulierne put s'empêcher de sourire.

"C'est quelquefois vraidit-il.

-- Très souvent. Et sipar hasardelle vous attendait en ce momentsoyez sûr que votre absence ne ferait que déterminer son inclination pour vous."

André réfléchitet sourit de nouveau.

"Cela veut dire...?

--... Que sans faire aucune personnalitéet quand même la jeune femme à laquelle vous vous intéressez se nommerait Lola Vasquez ou Rosario Lucenaje vous conseille de reprendre le fauteuil où vous étiez tout à l'heure et de ne plus le quitter sans raison sérieuse. Nous allons fumer des cigares en buvant des sirops glacés. C'est un mélange qui n'est pas très connu dans les restaurants de Parismais qui se fait d'un bout à l'autre de l'Amérique espagnole. Vous me direz tout à l'heure si vous goûtez pleinement la fumée du havane mêlée au sucre frais."

Un court silence suivit. Tous deux s'étaient assis de chaque côté d'une petite table qui portait des puros et des cendriers ronds.

"Et maintenantde quoi parlerons-nous?" interrogea don Mateo.

André fit un geste qui signifiait:

Vous le savez bien.

"Je commence donc"dit Mateo d'une voix plus basse; et la feinte gaieté qu'il avait découverte un moment s'éteignit sous un nuage durable.

4.-- APPARITION D'UNE PETITE MORICAUDE DANS UN PAYSAGE POLAIRE

Il y a trois ansMonsieurje n'avais pas encore les cheveux gris que vous me voyez. J'avais trente-sept ans; je m'en croyais vingt-deux; à aucun instant de ma vie je n'avais senti passer ma jeunesse et personne encore ne m'avait fait comprendre qu'elle approchait de sa fin.

On vous a dit que j'étais coureur: c'est faux. Je respectais trop l'amour pour fréquenter les arrière-boutiqueset je n'ai presque jamais possédé une femme que je n'eusse aimée passionnément. Si je vous nommais celles-làvous seriez surpris de leur petit nombre. Dernièrement encoreen en faisant de mémoire le compte facileje songeais que je n'avais jamais eu de maîtresse blonde. J'aurai toujours ignoré ces pâles objets du désir.

Ce qui est vraic'est que l'amour n'a pas été pour moi une distraction ou un plaisirun passe-temps comme pour quelques-uns. Il a été ma vie même. Si je supprimais de mon souvenir les pensées et les actions qui ont eu la femme pour butil n'y resterait plus rienque le vide.

Ceci ditje puis maintenant vous conter ce que je sais de Concha Perez.

C'était donc il y a trois anstrois ans et demien hiver. Je revenais de France un 26 décembrepar un froid terribledans l'express qui passe vers midi le pont de la Bidassoa. La neigedéjà fort épaisse sur Biarritz et Saint-Sébastienrendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa. Le train s'arrêta deux heures à Zumarragapendant que des ouvriers déblayaient hâtivement la voie; puis il repartit pour stopper une seconde foisen pleine montagneet trois heures furent nécessaires à réparer le désastre d'une avalanche. Toute la nuitceci recommença. Les vitres du wagon lourdement feutrées de neige assourdissaient le bruit de la marche et nous passions au milieu d'un silence à qui le danger donnait un caractère de grandeur.

Le lendemain matin. arrêt devant Avila. Nous avions huit heures de retardet depuis un jour entier nous étions à jeun. Je demande à un employé si l'on peut descendre ; il me crie:

"Quatre jours d'arrêt. Les trains ne passent plus."

Connaissez-vous Avila? C'est là qu'il faut envoyer les gens qui croient morte la vieille Espagne. Je fis porter mes malles dans une fonda où don Quichotte aurait pu loger; des pantalons de peau à franges étaient assis sur des fontaineset le soirquand des cris dans les rues nous apprirent que le train repartait tout à coupla diligence à mules noires qui nous traîna au galop dans la neige en manquant vingt fois de culbuter était certainement la même qui mena jadis de Burgos à l'Escorial les sujets du roi Philippe-Quint.

Ce que j'achève de vous dire en quelques minutesMonsieurcela dura quarante heures.

Aussiquandvers huit heures du soiren pleine nuit d'hiver et me privant de dîner pour la seconde foisje repris mon coin à l'arrièrealors je me sentis envahi par un ennui démesuré. Passer une troisième nuit de wagon avec les quatre Anglais endormis qui me suivaient depuis Parisc'était au-dessus de mon courage. Je laissai mon sac dans le filetetemportant ma couvertureje pris place comme je pus dans un compartiment d'une classe inférieure qui était plein de femmes espagnoles.

Un compartimentje devrais dire quatrecar tous communiquaient à hauteur d'appui. Il y avait là des femmes du peuplequelques marinsdeux religieusestrois étudiantsune gitane et un garde civil. C'étaitcomme vous le voyezun public mêlé. Tous ces gens parlaient à la fois et sur le ton le plus aigu. Je n'étais pas assis depuis un quart d'heure et déjà je connaissais la vie de tous mes voisins. Certaines personnes se moquent des gens qui se livrent ainsi. Pour moije n'observe jamais sans pitié ce besoin qu'ont les âmes simples de crier leurs peines dans le désert.

Tout à coup le train s'arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarramaà quatorze cents mètres d'altitude. Une nouvelle avalanche venait de barrer la route. Le train essaya de reculer: un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas d'ensevelir lentement les wagons.

C'est un récit de Norvègeque je vous conte làn'est-il pas vrai ? Si nous avions été en pays protestantles gens se seraient mis à genoux en recommandant leur âme à Dieu; maishors les journées de tonnerrenos Espagnols ne craignent pas les vengeances soudaines du ciel. Quand ils apprirent que le convoi était décidément bloquéils s'adressèrent à la gitaneet lui demandèrent de danser.

Elle dansaC'était une femme d'une trentaine d'années au moinstrès laide comme la plupart des filles de sa racemais qui semblait avoir du feu entre la taille et les mollets. En un instantnous oubliâmes le froidla neige et la nuit. Les gens des autres compartiments étaient à genoux sur les bancs de boisetle menton sur les barrièresils regardaient la bohémienne. Ceux qui l'entouraient de plus près "toquaient" des paumes en cadence selon le rythme toujours varié du baile flamenco.

C'est alors que je remarquai dans un coinen face de moiune petite fille qui chantait.

Celle-ci avait un jupon rosece qui me fit deviner aisément qu'elle était de race andalousecar les Castillanes préfèrent les couleurs sombresle noir français ou le brun allemand. Ses épaules et sa poitrine naissante disparaissaient sous un châle crèmeetpour se protéger du froidelle avait autour du visage un foulard blanc qui se terminait par deux longues cornes en arrière.

Tout le wagon savait déjà qu'elle était élève au couvent de San José d'Avilaqu'elle se rendait à Madridqu'elle allait retrouver sa mèrequ'elle n'avait pas de novio (2) et qu'on l'appelait Concha Perez. [(2) Novio et le féminin noviacorrespondent exactement à ce que les ouvriers français appellent une connaissance. C'est un mot délicat en ceci qu'il ne préjuge rien et qu'il désigne à volonté l'amitiél'amour ou le plus simple concubinage.]

Sa voix était singulièrement pénétrante. Elle chantait sans bougerles mains sous le châlepresque étendueles yeux fermés; mais les chansons qu'elle chantait làj'imagine qu'elle ne les avait pas apprises chez les soeurs. Elle choisissait bienparmi ces coplas de quatre vers où le peuple met toute sa passion. Je l'entends encore chanter avec unecaresse dans la voix:

Dimeninasi me quieres;

Por Diosdescubre tu pecho...

ou:

Tes matelas sont des jasmins

Tes draps des roses blanches

Des lis tes oreillers

Et toiune rose qui te couches.

Je ne vous dis que les moins vives.

Mais soudaincomme si elle avait senti le ridicule d'adresser de pareilles hyperboles à cette sauvagesseelle changea de ton son répertoire et n'accompagna plus la danse que par des chansons ironiques comme celle-cidont je me souviens:

Petite aux vingt novios

(Et avec moi vingt et un)

Si tous sont comme je suis

Tu resteras toute seule.

La gitane ne sut d'abord si elle devait rire ou se fâcher. Les rieurs étaient pour l'adversaire et il était visible que cette fille d'Egypte ne comptait pas au nombre de ses qualités l'esprit de repartie qui remplacedans nos sociétés modernesles arguments du poing fermé.

Elle se tut en serrant les dents. La petitecomplètement rassurée désormais sur les conséquences de son escarmoucheredoubla d'audace et de gaieté.

Une explosion de colère l'interrompit. L'Egyptienne levait ses deux mains crispées:

"Je t'arracherai les yeux! Je t'arracherai...

-- Gare à moi!" répondit Concha le plus tranquillement du monde et sans même lever les paupières. Puisau milieu d'un torrent d'injureselle ajouta de la même voix très calme:

"Gardes! qu'on me fournisse deux _chulos"comme si elle était devant un taureau.

Tout le wagon était en joie. Olédisaient les hommes. Et les femmes lui jetaient des regards de tendresse.

Elle ne se troubla qu'une foissous un outrage plus sensible: la gitane l'appelait: "Fillette!"

"Je suis femme"dit la petite en frappant ses seins naissants.

Et les deux combattantes se jetèrent l'une sur l'autre avec de vraies larmes de rage.

Je m'interposai: les batailles de femmes sont des spectacles que je n'ai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrassemais le coup d'ongle qui défigure ou le coup d'aiguille qui aveugle. Elles me font peur.

Je les séparai donc et ce n'était pas facile. Fou qui se glisse entre deux ennemies! Je fis de mon mieux; après quoi elles se renfoncèrent chacune dans son coin avec le battement de pied de la fureur contenue.

Quand tout fut apaiséun grand escogriffe vêtu d'un uniforme de garde civil (3) surgit d'un compartiment voisin. Il enjamba de ses longues bottes la barrière de bois qui servait de dossierpromena ses regards protecteurs sur le champ de bataille où il n'avait plus rien à faireet avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faibleil appliqua sur la joue de la pauvre petite Concha un soufflet stupide et brutal. [(3) Gendarme espagnol].

Sans daigner expliquer cette sentence sommaireil fit passer l'enfant dans un autre compartimentrevint lui-même dans le sien par une seconde enjambée de ses bottes caricatura leset croisa gravement les mains sur son sabreavec la satisfaction d'avoir rétabli l'ordre public.

Le train s'était remis en marche. Nous passâmes Sainte-Marie-des-Neiges dans un paysage de prodige. Un cirque immense de blancheurs sous un précipice de mille pieds se refermait à l'horizon par une ligne de montagnes pâles. La lune éclatante et glacée était l'âme même de la sierra neigeuse et nulle part je ne l'ai vue plus divine que pendant cette nuit d'hiver. Le ciel était absolument noir. Elle seule luisaitet la neige. Par momentsje me croyais en route dans un train silencieux et fantastiqueà la découverte d'un pôle.

J'étais seul à voir ce mirage. Mes voisins dormaient déjà. Avez-vous remarqué. cher amique les gens ne regardent jamais rien de ce qui est intéressant? L'an derniersur le pont de Triana. je m'étais arrêté en contemplation devant le plus beau coucher de soleil de l'année. Rien ne peut donner une idée de la splendeur de Séville dans un pareil moment. Eh bienje regardais les passants: ils allaient à leurs affaires ou causaient en promenant leur ennui; mais pas un ne tournait la tête. Cette soirée de triomphepersonne ne l'a vue.

...Comme je contemplais la nuit de lune et de neige et que mes yeux se lassaient déjà de son éblouissante blancheurl'image de la petite chanteuse traversa ma penséeet je souris du rapprochement. Cette jeune moricaude dans ce paysage scandinavec'était une mandarine sur une banquiseune banane aux pieds d'un ours blancquelque chose d'incohérent et de cocasse.

Où était-elle? Je me penchai par-dessus la barrière d'appui et je la vis tout près de moisi près que j'aurais pu la toucher.

Elle s'était endormiela bouche ouverteles mains croisées sous le châleet dans le sommeil sa tête avait glissé sur le bras de la religieuse voisine. Je voulais bien croire qu'elle était femmepuisqu'elle-même nous l'avait dit; mais elle dormaitMonsieur comme un enfant de six mois. Presque tout son visage était emmitouflé dans son foulard à cornes qui se moulait à ses joues en boule. Une mèche ronde et noireune paupière fermée des cils très longsun petit nez dans la lumière et deux lèvres marquées d'ombreje n'en voyais pas pluset pourtant je m'attardai jusqu'à l'aube sur cette bouche singulièretellement enfantine et sensuelle ensembleque je doutais parfois si ses mouvements de rêve appelaient le mamelon de la nourrice ou les lèvres de l'amant.

Le jour vintcomme nous passions l'Escorial. L'hiver sec et terne des alrededores avait remplacédans l'horizon des vitresles merveilles de la Sierra. Bientôt nous entrâmes en gareet comme je descendais ma valisej'entendis une petite voix qui criaitdéjà sur le quai:

"Mira! mira !"

Elle montrait du doigt les massifs de neige quid'un bout à l'autre du traincouvraient le toit des wagonss'attachaient aux fenêtrescoiffaient les tamponsles ressortsles ferrures; et auprès des trains intacts qui allaient quitter la villel'aspect lamentable du nôtre la faisait rire aux éclats.

Je l'aidai à prendre ses paquets; je voulais les faire portermais elle refusa. Elle en avait six. Rapidementelle enfila les six anses comme elle putune à l'épaulela seconde au coudeet les quatre autres dans les mains.

Elle s'enfuit en courant.

Je la perdis de vue.

Vous voyezMonsieurcombien cette première rencontre est insignifiante et vague. Cc n'est pas un début de roman: le décor y tient plus de place que l'héroïneet j'aurais pu n'en pas tenir compte; mais quoi de plus irrégulier qu'une aventure de la vie réelle? Cela commença vraiment ainsi.

J'en jurerais aujourd'hui: si l'on m'avait demandéce matin làquel était pour moi l'événement de la nuitquel souvenir j'aurais plus tard de ces quarante heures entre cent millej'aurais parlé du paysage et non de Concha Perez.

Elle m'avait amusé vingt minutes. Sa petite image m'occupa une fois ou deux encorepuis le courant de mes affaires m'entraîna autre part et je cessai de penser à elle.

5.-- OÙ LA MÊME PERSONNE REPARAÎT DANS UN DÉCOR PLUS CONNU

L'été suivantje la retrouvai tout à coup.

J'étais depuis longtemps revenu à Sévilleassez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pour la rompre.

De cecije ne vous dirai rien. Vous n'êtes pas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j'ai d'ailleurs peu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l'étrange coïncidence qui nous réunit autour d'une femmeje ne vous aurais point découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cette confidence reste uniquemême entre nous.

Au mois d'aoûtje me retrouvai seul dans ma maison qu'une présence féminine emplissait depuis des années. Le second couvert enlevéles armoires sans robesle lit videle silence partout: si vous avez été amantvous me comprenezc'est horrible.

Pour échapper à l'angoisse de ce deuil pire que les deuilsje sortais du matin au soirj'allais n'importe oùà cheval ou à piedavec un fusilune canne ou un livre; il m'arriva même de coucher à l'auberge pour ne pas rentrer chez moi. Une après-midipar désoeuvrementj'entrai à la Fábrica (4). [(4) La manufacture de tabacs de Séville].

C'était une accablante journée d'été. J'avais déjeuné à l'hôtel de Pariset pour aller de Las Sierpes à la rue San-Fernandoà l'heure où il n'y a dans les rues que les chiens et les Françaisj'avais cru mourir de soleil.

J'entraiet j'entrai seulce qui est une faveurcar vous savez que les visiteurs sont conduits par une surveillante dans ce harem immense de quatre mille huit cents femmessi libres de tenue et de propos.

Ce jour-làqui était torrideje vous l'ai ditelles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérance qui leur permet de se déshabiller à leur guise dans l'insoutenable atmosphère où elles vivent de juin à septembre. C'est pure humanité qu'un tel règlementcar la température de ces longues salles est saharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles la même licence qu'aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n'en est pas moins intéressant.

Les plus vêtues n'avaient que leur chemise autour du corps (c'étaient les prudes); presque toutes travaillaient le torse nuavec un simple jupon de toile desserré de la ceinture et parfois repoussé jusqu'au milieu des cuisses. Le spectacle était mélangé. C'était la femme à tous les âgesenfant et vieillejeune ou moins jeuneobèsegrassemaigreou décharnée. Quelques-unes étaient enceintes D'autres allaitaient leur petit. D'autres n'étaient même pas nubiles. Il y avait de tout dans cette foule nueexcepté des viergesprobablement. Il y avait même de jolies filles.

Je passais entre les rangs compacts en regardant de droite et de gauchetantôt sollicité d'aumônes et tantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Car l'entrée d'un homme seul dans ce harem monstre éveille bien des émotions. Je vous prie de croire qu'elles ne mâchent pas les mots quand elles ont mis leur chemise baset elles ajoutent à la parole quelques gestes d'une impudeur ou plutôt d'une simplicité qui est un peu déconcertantemême pour un homme de mon âge. Ces filles sont impudiques comme des femmes honnêtes.

Je ne répondais pas à toutes. Qui peut se flatter d'avoir le dernier mot avec une cigarrera? Mais je les regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec le sentiment d'un travail pénibleje croyais voir toutes ces mains actives se fabriquer à la hâte d'innombrables petits amants en feuilles de tabac. Elles faisaientd'ailleursce qu'il faut pour m'en suggérer l'idée.

Le contraste est singulierde la pauvreté de leur linge et du soin extrême qu'elles apportent à leurs têtes chargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme à l'heure d'entrer au bal et poudrées jusqu'au bout des seinsmême par dessus leurs saintes médailles. Pas une qui n'ait dans son chignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n'ait au fond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. On les prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.

Je les considérais une à une et il me parut que même les plus tranquilles montraient quelque vanité à se laisser examiner. J'en vis de jeunes qui se mettaient à l'aisecomme par hasardau moment où j'approchais d'elles. A celles qui avaient des enfants je donnais quelques perras; à d'autres des bouquets d'oeillets dont j'avais empli mes pocheset qu'elles suspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leur croix. Il y avaitn'en doutez pasde bien pauvres anatomies dans ce troupeau hétéroclitemais toutes étaient intéressanteset je m'arrêtai plus d'une foisdevant un admirable corps féminincomme vraiment il n'y en a pas ailleurs qu'en Espagneun torse chaudplein de chairvelouté comme un fruit et très suffisamment vêtu par la peau brillante d'une couleur uniforme et foncéeoù se détachent avec vigueur l'astrakan bouclé des sous-braset les couronnes noires des seins.

J'en vis quinze qui étaient belles. C'est beaucoupsur cinq mille femmes.

Presque assourdiet un peu lasj'allais quitter la troisième sallequand au milieu des cris et des éclats de parolesj'entendis près de moi une petite voix futée qui me disait:

"Caballerosi vous me donnez une perra chica (5) je vous chanterai une petite chanson." [(5) Un sou].

Je reconnus Concha avec une stupéfaction parfaite. Elle avait -- je la vois encore -- une longue chemise un peu usée mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletait qu'à peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquet de fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa natte noire.

"Comment es-tu venue ici?

-- Dieu le sait. Je ne me souviens plus.

-- Mais ton couvent d'Avila?

-- Quand les filles y reviennent par la porteelles en sortent par la fenêtre.

-- Et c'est par là que tu es sorties?

-- CaballeroJe suis honnêteje ne suis rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh biendonnez-moi un real (6) et je vous chante une soledad pendant que la surveillante est au fond de la salle." [(6) Cinq sous].

Vous pensez si les voisines nous regardaient pendant ce dialogue. Moisans doutej'en avais quelque embarrasmais Concha était imperturbable. Je poursuivis.

"Alors avec qui es-tu à Séville?

-- Avec maman."

Je frémis. Un amantpour une jeune filleest encore une garantie; mais une mèrequelle perdition!

"Maman et nousnous nous occupons. Elle va à l'église; moi je viens ici. C'est la différence d'âge.

-- Tu viens tous les jours?

-- A peu près.

-- Seulement?

-- Oui. Quand il ne pleut pasquand je n'ai pas sommeilquand cela m'ennuie d'aller me promener. On entre ici comme on veut; demandez-le à mes voisines; mais il faut être là à midiou alors on n'est pas reçue.

-- Pas plus tard?

-- Ne plaisantez pas. MidiDios mio ! comme c'est matin déjà! J'en connais qui n'arrivent pas deux jours sur quatre à se lever d'assez bonne heure pour trouver la grille ouverte. Et vous savezpour ce qu'on gagneon ferait mieux de rester chez soi.

-- Combien gagne-t-on?

-- Soixante-quinze centimes pour mille cigares ou mille paquets de cigarettes. Moicomme je travaille bienj'ai une piécette: mais ce n'est pas encore le Pérou... Donnez-moi aussi une piécettecaballeroet je vous chanterai une séguedille que vous ne connaissez pas."

Je jetai dans sa botte un napoléon et je la quittai en lui tirant l'oreille.

Monsieuril y a dans la jeunesse des gens heureux un instant précis où la chance tourneoù la pente qui montait redescendou la mauvaise saison commence. Ce fut la le mien. Cette pièce d'or jetée devant cette enfantc'était le dé fatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuellema ruine moralema déchéance et tout ce que vous voyez d'altéré sur mon front. Vous saurez cela: l'histoire est bien simplevraimentpresque banalesauf un point; mais elle m'a tué.

J'étais sorti et je marchais lentement dans la rue sans ombrequand j'entendis derrière moi un petit pas qui courait. Je me retournai: elle m'avait rejoint.

"Merci. Monsieur"me dit-elle.

Et je vis que sa voix avait changé. Je ne m'étais pas rendu compte de l'effet que ma petite offrande avait dû produire sur elle; mais cette fois je m'aperçus qu'il était considérable. Un napoléonc'est vingt-quatre piécettesle prix d'un bouquet: pour une cigarrerac'est le travail d'un mois. En outrec'était une pièce d'oret l'or ne se voit guère en Espagnequ'à la devanture du changeur...

J'avais évoquésans le vouloirtoute l'émotion de la richesse.

Bien entenduelle s'était empressée de laisser là les paquets de cigarettes qu'elle bourrait depuis le matin. Elle avait repris son juponses basson châle jauneson éventail etles joues poudrées à la hâte elle m'avait bien vite retrouvé.

"Venez. continua-t-ellevous êtes mon ami. Reconduisez-moi chez mamanpuisque j'ai congégrâce à vous.

-- Où demeure-t-elleta mère?

-- Calle Manterostout près. Vous avez été gentil pour moi; mais vous n'avez pas voulu de ma chansonc'est mal. Aussipour vous punir c'est vous qui allez m'en dire une.

-- Cela. non.

-- Sije vais vous la souffler."

Elle se pencha à mon oreille:

"Vous allez me réciter celle-là:

"¿ Hay quien no escuche ? -- No.

-- ¿ Quieres que te diga ? -- Di.

-- ¿ Tienes otro amante ? -- En.

-- ¿ Quieres que lo sea ? - Si." (7)

[(7) "Quelqu'un nous écoute? -- Non.

-- Tu veux que je te dise ? -- Dis.

-- Tu as un autre amant ? -- Non.

-- Tu veux que je le sois ? - Oui"].

"Maisvous savezc'est une chanson et les réponses ne sont pas de moi.

-- Est-ce bien vrai?

-- Oh! absolument.

-- Et pourquoi?

-- Devinez.

-- Parce que tu ne m'aimes pas.

-- Sije vous trouve charmant.

-- Mais tu as un ami?

-- Non. je n'en ai pas.

-- Alorsc'est par piété?

-- Je suis très pieusemais je n'ai pas fait de voeuxcaballero.

-- Ce n'est pas par froideur sans doute?

-- NonMonsieur.

-- Il y a bien des questions que je ne peux pas te poserma chère petite. Si tu as une raisondis-la-moi.

-- Ah! je savais bien que vous ne devineriez pas! Ce n'était pas possible à trouver.

-- Mais qu'y a-t-ilenfin?

-- Je suis mozita (8)." [(8) Mozita est un mot plus familier que Virgen et que les jeunes filles emploient pour exprimer qu'elles sont restées pures. Le mot français qui traduit la même nuance est aujourd'hui déconsidéré].

6.-- OÙ CONCHITA SE MANIFESTESE RÉSERVE ET DISPARAÎT

Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m'arrêtaiperdant contenance pour elle.

Qu'y avait-il dans cette petite tête d'enfant provocante et rebelle? Que signifiait cette attitude décidéecet OEil franc et peut-être honnêtecette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses?

Je ne sus que pensermais je compris parfaitement qu'elle me plaisait beaucoupque j'étais enchanté de l'avoir retrouvée et que sans doute j'allais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.

Nous étions arrivés à la porte de sa maisonoù une marchande de fruits déballait ses corbeilles.

"Achetez-moi des mandarinesme dit-elle. Je vous les offrirai là-haut."

Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessusune fleuriste. A côté un appartement clos d'où s'échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Maisen sommel'entourage ne prouvait rienles cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je n'aime pas à juger les gens d'après la plaque de leur rue.

Au dernier étageelle s'arrêta sur le palier bordé d'une balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s'ouvrit avec effort.

"Mamanlaisse entrerdit l'enfant. C'est un ami."

La mère. une femme flétrie et noirequi avait encore des souvenirs de beautéme toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m'invita sur ses pasil m'apparut qu'une seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.

"Regardemaman: douze mandarines; et regarde encore: un napoléon.

-- Jésusdit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela?"

J'expliquai rapidement notre double rencontreen wagon et à la Fabriqueet j'amenai la conversation sur le terrain des confidences.

Elles furent interminables.

La femme était ou se disait veuve d'un ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pensionsans ressourceselle avait mangéen quatre ans d'une existence pourtant modesteles économies du mari. Enfin une histoireréelle ou fausseque j'avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère.

"Que faire? Moije n'ai pas de métierje ne sais que m'occuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m'a proposé une place de conciergemais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à l'église. J'aime mieux baiser les dalles du choeur que de balayer celles de la porteet j'attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées! Ah! caballeroles tentations ne manquent pas à qui les écoute! Nous serions richesma fille et moisi nous avions suivi les mauvais chemins. Nous aurions mules et colliers! Mais le péché n'a jamais passé la nuit ici. Notre âme est âme plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille."

Conchitapendant ce discoursavait achevédevant une glace clouée au murun travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retournaéclairée par un sourire de satisfaction et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.

"Ah! reprit la mèrequel souci pour moiquand je la vois partir le matin pour la Fabrique! Quels mauvais exemples on lui donne! quels vilains mots on lui apprend! Ces filles n'ont pas de carmin dans les jouescaballero. On ne sait jamais d'où elles viennent quand elles entrent là le matinet si ma fille les écoutaitil y a longtemps que je ne la verrais plus.

-- Pourquoi la faites-vous travailler là?

-- Ailleursce serait la même chose. Vous savez bien ce que c'estMonsieur: quand deux ouvrières sont douze heures ensembleelles parlent de ce qu'il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.

-- Si elles ne font que parleril n'y a pas grand mal.

-- Qui donne le menudonne la faim. Allez! ce qui perd les jeunes fillesce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieillejamais d'amie: c'est ce que je voudrais pour ma fille. Et là-baselle en a cinq mille.

-- Eh bienqu'elle n'y retourne plus"interrompis je.

Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.

Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cesséla mère m'avoua en secouant la tête qu'il faudrait bien néanmoins que l'enfant reprit son travailcar la somme était dueet au-delàau logeurà l'épicierau pharmacienà la fripière. Brefje doublai mon offrande et pris congé sur-le-champmettant une pudeur et un calcul également naturels à me taire ce jour-là sur mes sentiments.

Le lendemainje ne le nie pasil était dix heures à peine quand je frappai à la porte.

"Maman est sortieme dit Concha. Elle fait son marché. Entrezmon ami."

Elle me regardapuis se mit à rire.

"Eh bien! je me tiens sage devant maman. Qu'en dites vous?

-- En effet.

-- Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée toute seule: c'est heureuxcar ma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête et elle s'en vante; mais je m'accouderais à la fenêtre en appelant les passantsque maman me contemplerait en disant: ¡ Qué gracia ! Je fais exactement ce qu'il me plaît du matin au soir. Aussi j'ai du mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la têtecar ce n'est pas elle qui me retiendrait malgré les phrases qu'elle vous a dites.

-- Alorsjeune personne. le jour où un novio sera candidatc'est à vous qu'il devra parler?

-- C'est à moi. En connaissez-vous?

-- Non."

J étais devant elledans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé. Je me vois encorele dos à la fenêtreprès d'un rayon de soleil qui zébrait le plancher...

Soudain elle s'assit sur mes genouxmit ses deux mains à mes épaules et me dit:

"C'est vrai?"

.Je ne répondis plus.

Instinctivementj'avais refermé mes bras sur elle et d'une main j'attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse; mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.

Primesautièreincompréhensible: telle je l'ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m'affola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.

Elle se leva.

"Nondit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.

-- Oui. mais avec toi. Viens.

-- Que je vous suive? et où cela? chez vous? Mon amivous n'y comptez pas."

Je la repris dans mes brasmais elle se dégagea.

"Ne me touchez pasou j'appelle; et alors nous ne nous reverrons plus.

-- ConchaConchitama petitees-tu folle? Commentje viens chez toi en amije te parle comme à une étrangère; tout à coup tu te jettes dans mes braset maintenant c'est moi que tu accuses?

-- Je vous ai embrassé parce que je vous aime bienmais vousvous ne m'embrasserez pas sans m'aimer.

-- Et tu crois que je ne t'aime pointenfant?

-- Nonje vous plaisje vous amuse; mais je ne suis pas la seulen'est-ce pascaballero? Les cheveux noirs poussent sur bien des filleset bien des yeux passent dans les rues. Il n'en manque pasà la Fabriqued'aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec ellesje vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moic'est moiet il n'y a qu'une moi de San-Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu'on m'achète comme une poupée au bazarparce quemoi enlevéeon ne me retrouverait plus."

Des pas montaient l'escalier. Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.

"Monsieur est venu pour prendre de tes nouvellesdit l'enfant. Il t'avait trouvé mauvaise mine et te croyait malade."

...Je sortis une heure aprèstrès nerveuxtrès agacéet doutant à part moi si je reviendrais jamais.

Hélas! je revins; non pas une foismais trente. J'étais amoureux comme un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis-je! vous les éprouvez à l'heure même où je vous parleet vous me comprenez. Chaque fois que je quittais sa chambreje me disais:

"Vingt-deux heuresou vingt heures jusqu'à demain"et ces douze cents minutes ne finissaient pas de couler.

Peu à peuj'en vins à passer la journée entière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettesqui devaient être considérablessi j'en juge par ce qu'elles me coûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d'ailleurs aucun bruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement que j'étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.

Sans douteje n'avais pas eu grand-peine à devenir leur familier; mais un homme s'étonne-t-il jamais des facilités qu'il obtient? Un soupçon de plus aurait pu me mettre en gardeauquel je ne m'arrêtai point: je veux dire l'absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n'y avait jamais d'instant où je ne pusse entrer dans leur chambres Conchatoujours affectueusemais toujours réservéene faisait aucune difficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souventje la trouvais couchée le matincar elle se levait tard depuis qu'elle était oisive. Sa mère sortaitet elleramenant ses jambes dans le litm'invitait à m'asseoir près de ses genoux réunis.

Nous causions. Elle était impénétrable.

J'ai vu à Tanger des Mauresques en costumequi entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeuxmais par làje voyais jusqu'au fond de leur âme. Celle-ci ne cachait rienni sa vie ni ses formeset je sentais un mur entre elle et moi.

Elle paraissait m'aimer. Peut-être m'aimait-elle. Aujourd'hui encoreje ne sais que penser. A toutes mes supplicationselle répondait par un "plus tard" que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partirelle me dit: "Allez-vous-en." Je la menaçai de violenceelle me dit: vous ne pourrez jamais. Je la comblai de cadeauxelle les acceptamais avec une reconnaissance toujours consciente de ses bornes.

Pourtantquand j'entrais chez elleune lumière naissait dans ses yeuxqui n'était point artificieuse.

Elle dormait neuf heures la nuitet trois heures au milieu du jour. Ceci exceptéelle ne faisait rien. Quand elle se levaitc'était pour s'étendre en peignoir sur une natte fraîcheavec deux coussins sous la tête et un troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à s'occuper de quoi que ce fût. Ni un travail d'aiguilleni un jeuni un livre ne passèrent entre ses mains depuis le jour oùpar ma fauteelle avait quitté la Fabrique. Même les soins du ménage ne l'intéressaient pas: sa mère faisait la chambreles lits et la cuisineet chaque matin passait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.

Pendant toute une semaineelle refusa de quitter son lit. Non pas qu'elle se crut souffrantemais elle avait découvert que s'il était inutile de se promener sans raison dans les ruesil était encore plus vain de faire trois pas dans sa chambre et de quitter les draps pour la natteoù le costume de rigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sont ainsi: à qui les voit en publicle feu de leurs yeuxl'éclat de leur voixla prestesse de leurs mouvements paraissent naître d'une source en perpétuelle éruption; et pourtantdès qu'elles se trouvent seulesleur vie coule dans un repos qui est leur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dans une pièce aux stores baissés; elles rêvent aux bijoux qu'elles pourraient avoiraux palais qu'elles devraient habiteraux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri sur leur poitrine. Et ainsi se passent les heures.

Par sa conception des devoirs journaliers. Concha était très Espagnole. Mais je ne sais de quel pays lui venait sa conception de l'amour: après douze semaines de soins assidusje retrouvaisdans son sourireà la fois les mêmes promesses et les mêmes résistances.

*

Un jour enfinhors d'état de souffrir plus longtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation de toutes les minutesqui troublait ma vie au point de la rendre inutile et vide depuis trois mois vécus ainsije pris à part la vieille femme en l'absence de son enfant et je lui parlai à coeur ouvertde la façon la plus pressante.

Je lui dis que j'aimais sa filleque j'avais l'intention d'unir ma vie à la siennequepour des raisons faciles à entendreje ne pouvais accepter aucun lien avouémais que j'étais résolu à lui faire partager un amour exclusif et profond dont elle ne pouvait prendre offense.

"J'ai des raisons de croiredis-je en terminantque Conchita m'aimeraitmais se défie de moi. Si elle ne m'aime point je n'entends pas la contraindre: mais si mon seul malheur est de la laisser dans le doutepersuadez-la."

J'ajoutai qu'en retourj'assurerais non seulement sa vie présentemais sa fortune personnelle à l'avenir. Etpour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mes engagementsje remis à la vieille une très forte liasseen la chargeant d'user de son expérience maternelle pour assurer l'enfant qu'elle ne serait point trompée.

Plus ému que jamaisje rentrai chez moi. Cette nuit-làje ne pus me coucher. Pendant des heures je marchai à travers le patio de ma maisonpar une nuit admirable et déjà fraîchemais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais des projets sans finen vue d'une solution que je voulais prévoir bienheureuse. Au lever du soleilje fis couper toutes les fleurs de trois massifs et je les répandis dans l'alléesur l'escaliersur le perron pour faire à ses pas jusqu'à moi une avenue de pourpre et de safran. Je l'imaginais partoutdebout contre un arbreassise sur un banccouchée sur la pelouseaccoudée derrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusqu'à une branche chargée de fruits. L'âme du jardin et de la maison avait pris la forme de son corps.

Et voici qu'après toute une nuit d'une attente insupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plus finirje reçus vers onze heurespar la posteune lettre de quelques lignes. Croyez-le sans peineje la sais encore par coeur.

Elle disait ceci:

"Si vous m'aviez aiméevous m'auriez attendue. Je voulais me donner à vous; vous avez demandé qu'on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.

CONCHITA."

Deux minutes aprèsj'étais à chevalet midi n'avait pas sonné quand j'arrivai à Sévillepresque étourdi de chaleur et d'angoisse. Je montai rapidementje frappai vingt fois. Le silence.

Enfin une porte s'ouvrit derrière moisur le même palieret une voisine m'expliqua longuement que les deux femmes étaient parties le matin dans la direction de la gareavec leurs paquetset qu'on ne savait même pas quel train elles avaient pris.

"Elles étaient seules? demandai-je.

-- Toutes seules.

-- Pas d'homme avec elles? vous êtes sûre?

-- Jésus! je n'ai jamais vu d'autre homme que vous en leur compagnie.

-- Elles n'ont rien laissé pour moi?

-- Rien; elles sont brouillées avec voussi je les crois.

-- Mais reviendront-elles?

-- Dieu le sait. Elles ne me l'ont pas dit.

-- Il faudra bien qu'elles reviennent pour chercher leurs meubles.

-- Non. La maison est meublée. Tout ce qui leur appartenaitelles l'ont pris. Et maintenantseigneurelles sont loin."

7.-- QUI SE TERMINE EN CUL-DE-LAMPE PAR UNE CHEVELURE NOIRE

L'automne passa. L'hiver s'écoula tout entier; mais mon souvenir ne s'effaçait point d'un détail et je sais peu d'époques aussi désastreuses dans ma viepeu de mois aussi vides que ceux-là.

J'avais cru recommencer une existence nouvellej'avais cru fixer pour longtempspeut- être pour toujoursmon intimité amoureuse et tout croulait avant les noces. Je ne gardais même pas dans la mémoire une heure d'union véritable avec cette petite; nonpas un lienpas une chose accomplierien qui pût me consoler même par la vaine pensée quesi je ne l'avais plusdu moins je l'avais eue et qu'on ne m'ôterait pas cela...

Et je l'aimais! Oh! que je l'aimaismon Dieu! J'en étais venu à croire qu'elle avait raison contre moi et que je m'étais conduit en rustre avec cette vierge de légendes. Si je la revois jamaisme disais-jesi j'ai cette grâce du Cielje resterai à ses piedsjusqu'à ce qu'elle me fasse signedussé-je attendre des années. Je ne la brusquerai point: je comprends ce qu'elle éprouve. Elle se sait d'une condition où l'on prend ses pareilles comme maîtresses au moiset elle ne veut pas d'un traitement inférieur à son caractère. Elle veut m'éprouverêtre sûre de moiet si elle se donnene pas se prêter. Soit; je serai selon son désir. Mais la reverrai-je? Et aussitôt je me reprenais à ma détresse.

Je la revis.

Ce fut un soirau printemps. J'avais passé quelques heures au théâtre del Duqueoù le parfait Orejón jouait plusieurs rôleset en sortant de làpar le silence de la nuitje m'étais longtemps promené dans la Alameda spacieuse et déserte.

Je revenais seulen fumantpar la calle Trajanoquand je m'entendis doucement appeler par mon nomet un tremblement me saisitcar j'avais reconnu la voix.

"Don Mateo!"

Je me retournai: il n'y avait personne. Pourtantje ne rêvais pas encore...

"Concha! criai-je. Concha! où es-tu?

-- ¡ Chito ! voulez-vous bien vous taire. Vous allez réveiller maman."

Elle me parlait du haut d'une fenêtre grilléedont la pierre était à peu près à la hauteur de mes épaules. Et je la visen costume de nuitles deux bras drapés par les coins d'un châle puceaccoudée sur le marbre derrière les barres de fer.

"Eh bien! mon amic'est ainsi que vous m'avez traitée"continua-t-elle à voix basse.

Mais j'étais bien incapable de me défendre...

"Penche-toilui dis-je. Encore un peumon coeur. Je ne te vois pas dans cette ombre. Plus à gaucheoù éclaire la lune."

Elle y consentit en silence et je la regardaiavec une ivresse absoluependant un temps que je ne puis mesurer.

Je lui dis encore:

"Donne-moi ta main."

Elle me la tendit à travers les barreauxet sur les doigtset dans la paume et le long du bras nu et chaudje fžs traîner mes lèvres... J'étais fou. Je n'y croyais pas. C'était sa peausa chairson odeur; c'était elle tout entière que je tenais là sous mon baiseraprès combien de nuits d'insomnie!

Je lui dis encore:

"Donne-moi ta bouche."

Mais elle secoua la tête et retira sa main.

"Plus tard."

Oh! ce mot! que de fois je l'avais entendu déjàet il revenaitdès la première rencontrecomme une barrière entre nous!

Je la pressai de questions. Qu'avait-elle fait? Pourquoi ce départ précipité? Si elle m'avait parléj'aurais obéi. Mais partir ainsiaprès une simple lettre et si cruellement!

Elle me répondit:

"C'est de votre faute."

J'en convins. Que n'aurais- je pas avoué! Et je me taisais.

Pourtant je voulais savoir. Qu'était-elle devenue depuis de si longs mois? D'où venait-elle? Depuis quand était-elle dans cette maison grillée?

"Nous sommes allées d'abord à Madridpuis à Carabanchel où nous avons des parents. De lànous sommes revenues iciet me voilà.

-- Vous habitez toute la maison?

-- Oui. Elle n'est pas grandemais c'est encore beaucoup pour nous.

-- Et comment avez-vvous pu la louer?

-- Grâce à vous. Maman faisait des économies sur tout ce que vous lui donniez.

-- Cela ne durera pas longtemps...

-- Nous avons encore de quoi vivre ici honnêtement pendant un mois.

-- Et après?

-- Après? Est-ce que vous croyez sérieusementmon amique je serai embarrassée?"

Je ne répondis rienmais je l'aurais tuée de tout mon coeur.

Elle reprit:

"Vous ne m'entendez pas. Si je veux rester icije saurai comment faire; mais qui vous dit que j'y tienne tant? L'année dernièrej'ai couché pendant trois semaines sous le rempart de la Macarena. Je demeurais lapar terrepresque au coin de la rue San-Luisvous savezà l'endroit où se tient le sereno; c'est un brave homme: il n'aurait pas permis qu'on s'approchât de moi pendant mon sommeil et il ne m'est jamais rien arrivéque des aventures en paroles. Je puis retourner là demainje connais ma touffe d'herbe: on n'y est pas malcroyez- moi. Dans le jourje travaillerais à la Fábrica ou ailleurs. Je sais vendre des bananessans doute? Je sais tricoter un châletresser des pompons de jupecomposer un bouquetdanser le flamenco et la sevillana. Allezdon Mateoje me tirerai d'affaire!"

Elle me parlait à voix basse et pourtant j'entendais sonner chacun de ses mots comme des paroles sinaïtiques dans la rue vide et pleine de lune. Je l'écoutais moins que je ne regardais bouger la double ligne de ses lèvres. Sa voix tintait dans un murmure clair comme un carillon de cloches de couvents.

Toujours accoudéela main droite plongée dans ses cheveux lourds et la tête soutenue par les doigtselle reprit avec un soupir:

"Mateoje serai votre maîtresse après-demain."

Je tremblais:

"Ce n'est pas sincère.

-- Je vous le dis.

-- Alors pourquoi si tardma vie? Si tu consenssi tu m'aimes...

-- Je vous ai toujours aimé.

-- ...Pourquoi pas à l'heure où nous sommes? Vois comme les barreaux sont écartés du mur. Entre eux et la fenêtreje passerais...

-- Vous y passerez dimanche soir. Aujourd'huije suis plus noire de péchés qu'une gitane; je ne veux pas devenir femme dans cet état de damnation: mon enfant serait mauditsi je suis grosse de vous. Demainje dirai à mon confesseur tout ce que j'ai fait depuis huit jours et même ce que je ferai dans vos bras pour qu'il m'en donne l'absolution d'avance: c'est plus sûr. Le dimanche matinje communierai à la grand-messe et quand j'aurai dans mon sein le corps de Notre-Seigneurje lui demanderai d'être heureuse le soir et aimée le reste de ma vie. Ainsi soit-il!"

Ouije le sais bien. C'est une religion très particulière; nos femmes d'Espagne n'en connaissent pas d'autre. Elles croient fermement que le Ciel a des indulgences inépuisables pour les amoureuses qui vont à la messeet qu'au besoin il les favorisegarde leur litexalte leurs flancs pourvu qu'elles n'oublient pas de lui conter leurs chers secrets. Si elles avaient raisonpourtant! que de chastetés pleureraientdurant la vie éternelleune vie terrestre insignifiante.

"Allonsreprit Conchaquittez-moiMateo. Vous voyez bien que ma chambre est vide. Ne soyez à cause de moini impatientni jaloux. Vous me trouverez làmon amantdimanche soirtard dans la nuit; mais vous allez me promettre auparavant que jamais vous ne parlerez à ma mèreet qu'au matin vous me quitterez avant l'heure où elle s'éveille. Ce n'est pas que je craigne d'être vue: je suis maîtresse de moivous le savez; aussi je n'ai besoin de ses conseilsni pour vousni contre vous. C'est un serment juré?

-- Comme il te plaira.

-- C'est bien. Soyez lié par ceci."

Et renversant la tête elle fit glisser entre les barreaux tous ses cheveux comme un ruisseau de parfums. Je les pris dans mes mainsje les pressai sur ma boucheje me baignai le visage dans leur onde noire et chaude...

Puis ils s'échappèrent de mes doigts et elle ferma la fenêtre sonore.

8.-- OÙ LE LECTEUR COMMENCE À COMPRENDRE QUI EST LE PANTIN DE CETTE HISTOIRE

Deux matinsdeux jours et deux nuits interminables succédèrent. J'étais heureuxsouffrantinquiet. Je crois bien que sur les sentiments contradictoires qui m'agitaient en même tempsla joieune joie trouble et presque douloureusedominait.

Je puis dire que pendant ces quarante-huit heuresje me représentai cent fois "ce qui allait arriver"la scèneles paroles et jusqu'aux silences. Malgré moije jouais en pensée le rôle imminent qui m'attendait. Je me voyaiset elle dans mes bras. Et de quart d'heure en quart d'heurela scène identique repassaitavec tous ses longs détailsdans mon imagination épuisée.

L'heure vint. Je marchais dans la ruen'osant m'arrêter sous ses fenêtres de peur de la compromettreet pourtant agacé en songeant qu'elle me regardait derrière les vitres et me laissait attendre dans une agitation étouffante.

"Mateo !"

Elle m'appelait enfin.

J'avais quinze ansMonsieurà cet instant de ma vie. Derrière moivingt années d'amour s'évanouissaient comme un seul rêve. J'eus l'illusion absolue que pour la première fois j'allais coller mes lèvres aux lèvres d'une femme et sentir un jeune corps chaud plier et peser sur mon bras.

M'élevant d'un pied sur une borne et de l'autre sur les barreaux recourbésj'entrai chez elle comme un amoureux de théâtreet je l'étreignis.

Elle était debout le long de moi-mêmeelle s'abandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointes par la bouche se penchaient ensemble sur l'épaule en haletant des narines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi biendans le vertigel'égarementl'inconscience où je me trouvaistout ce qu'on exprime de véritable en parlant de "l'ivresse du baiser". Je ne savais plus qui nous étions ni rien de ce qui avait eu lieuni ce qu'il adviendrait de nous. Le présent était si intense que l'avenir et le passé disparaissaient en lui. Elle remuait ses lèvres avec les mienneselle brûlait dans mes braset je sentais son petit ventreà travers la jupeme presser d'une caresse impudique et fervente.

"Je me sens malmurmura-t-elle. Je t'en supplieattends... Je crois que je vais tomber... Viens dans le patio avec moije m'étendrai sur la natte fraîche... Attends... Je t'aime... mais je suis presque évanouie."

Je me dirigeai vers une porte.

"Nonpas celle-là. C'est la chambre de maman. Viens par ici. Je te guiderai."

Un carré de ciel noir étoiléoù s'effilaient des nuées bleuâtresdominait le patio blanc. Tout un étage brillaitéclairé par la luneet le reste de la cour reposait dans une ombre confidentielle.

Concha s'étendit à l'orientale sur une natte. Je m'assis auprès d'elle et elle prit ma main.

"Mon amime dit-ellem'aimerez-vous?

-- Tu le demandes!

-- Combien de temps m'aimerez-vous?"

Je redoute ces questions que posent toutes les femmeset auxquelles on ne peut répondre que par les pires banalités.

"Et quand je serai moins joliem'aimerez-vous encore?... Et quand je serai vieilletout à fait vieillem'aimerez-vous encore? Dis-le moimon coeur. Quand même ce ne serait pas vraij'ai besoin que tu me le dises et que tu me donnes des forces. Tu vois je t'ai promis pour ce soirmais je ne sais pas du tout si j'en aurai le courage... Je ne sais même pas si tu le mérites. Ah! Sainte Mère de Dieu! si je me trompais sur toiil me semble que toute ma vie en serait perdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chez Miguel et de là chez Antonio. Après toi je n'en aimerai plus d'autreet si tu me quittes je serai comme morte."

Elle se mordit la lèvre avec une plainte oppresséeen fixant les yeux dans le videmais le mouvement de sa bouche s'acheva en sourire.

"J'ai grandidepuis six mois. Déjà je ne peux plus agrafer mes corsages de l'été dernier. Ouvre celui-citu verras comme je suis belle."

Si je le lui avais demandéelle ne l'eût sans doute pas permiscar je commençais à douter que cette nuit d'entretiens s'achevât jamais en nuit d'amour: mais je ne la touchais plus elle: se rapprocha.

Hélas! les seins que je mis à nu en ouvrant ce corsage gonflé étaient des fruits de Terre promise. Qu'il en soit d'aussi beauxc'est ce que je ne sais point. Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de ce soir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance et leur déclin. Je crois fermement que j'ai vu ceux-ci pendant leur éclair de perfection.

Ellecependantavait tiré du milieu d'eux un scapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusementen surveillant mon émotion du coin de son oeil à demi fermé.

"Alors je vous plais?"

Je la repris dans mes bras.

"Nontout à l'heure.

-- Qu'y a-t-il encore?

-- Je ne suis pas disposéevoilà tout."

Et elle referma son corsage.

Vraiment je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerieen luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je l'aurais chérie et malmenée à la fois. Son obstination à me séduire et à me repousserce manège qui durait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j'en attendais le dénouementarrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente.

"Ma petitelui dis-jetu joues de moimais prends garde que je ne me lasse.

-- C'est ainsi? Eh bienje ne vous aimerai même pas aujourd'huidon Mateo. A demain.

-- Je ne reviendrai plus.

-- Vous reviendrez demain."

Furieuxje remis mon chapeau et sortisdéterminé à ne plus la revoir.

Je tins ma résolution jusqu'à l'heure où je m'endormismais mon réveil fut lamentable.

Et quelle journéeje m'en souviens!

Malgré mon serment intérieurje pris la route de Séville. J'étais attiré vers elle par une invincible puissance; je crus que ma volonté avait cessé d'être; je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.

Pendant trois heures de fièvre et de lutte avec moi-mêmej'errai dans la calle Amor de Diosderrière la rue où demeurait Conchatoujours sur le point de parcourir les vingt pas qui me séparaient d'elle... Enfin je l'emportaije partis presque en courant dans la campagne et je ne frappai point à la fenêtre adoréemais quel misérable triomphe!

Le lendemainelle était chez moi.

"Puisque vous n'avez pas voulu venirc'est moi qui viens à vousme dit-elle. Direz-vous encore que je ne vous aime point?"

Monsieurje me serais jeté à ses pieds.

"Vitemontrez-moi votre chambreajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous m'accusiez de nonchalanceaujourd'hui. Croyez-vous que je ne sois pas impatientemoi aussi? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que je pense."

Mais dès qu'elle fut entréeelle se reprit:

"Nonau faitpas celle-ci. Il y a eu trop de femmes dans ce vilain lit. Cc n'est pas la chambre qu'il faut à une mozita Prenons-en une autreune chambre d'amisqui ne soit à personne. Voulez-vous?"

C'était encore une heure d'attente. Il fallait ouvrir les fenêtresmettre des drapsbalayer...

Enfin tout fut prêtet nous montâmes.

Dire que j'étais cette fois assuré de réussirje ne l'oserais; mais enfin j'avais des espérances. Chez moiseulesans protection contre mon sentiment si connu d'elleil me semblait improbable qu'elle se fût risquée avant d'avoir fait en pensée le sacrifice qu'elle prétendait m'offrir...

Dès que nous fûmes seulselle défit sa mantillequi était attachée avec quatorze épingles à ses cheveux et à son corsagepuistrès simplementelle se déshabilla. J'avoue qu'au lieu de l'aiderje retardais plutôt ce long travailet que vingt fois je l'interrompis pour poser mes lèvres sur ses bras nusses épaules rondesses seins fermessa nuque brune. Je regardais son corps apparaître de place en placeaux limites du lingeet je me persuadais que cette jeune peau rebelle allait enfin se livrer.

"Eh bien? ai-je tenu ma promesse? dit-elleen serrant sa chemise à la taillecomme pour mouler son corps souple. Fermez les jalousiesil fait une lumière odieuse dans cette chambre."

J'obéiset pendant ce temps elle se coucha silencieusement dans le lit profond. Je la voyais à travers la moustiquaire blanche comme une apparition de théâtre derrière un rideau de gaze...

Que vous dirai-jeMonsieur? Vous avez deviné que cette fois encore je fus ridicule et joué. Je vous ai dit que cette fille était la pire des femmes et que ses inventions cruelles dépassaient toutes les bornes; mais jusqu'ici vous ne la connaissez pas encore. C'est maintenant seulement qu'en suivant mon récit vous allezde scène en scènesavoir qui est Concha Perez.

Ainsielle était venue chez moipour s'abandonnerdisait-elle. Ses paroles d'amour et ses engagementsvous les avez entendus. Jusqu'au dernier momentelle se tint en amoureuse vierge qui va connaître la joiepresque en jeune mariée qui se livre à un époux; jeune mariée sans ignorancesje le veux bienmais pourtant émue et grave.

Eh bienen s'habillant chez ellecette petite misérable s'était accoutrée d'un caleçontaillé dans une sorte de toile à voile si raide et si fortequ'une corne de taureau ne l'aurait pas fendueet qui se serrait à la ceinture ainsi qu'au milieu des cuisses par des lacets d'une résistance et d'une complication inattaquables. Et voilà ce que je découvris au milieu de mon ardeur la plus éperduetandis que la scélérate m'expliquait sans se troubler:

"Je serai folle jusqu'où Dieu voudramais pas jusqu'où le voudront les hommes!"

Je doutai un instant si je l'étrangleraispuis -- vraimentje vous l'avoueje n'en ai pas de honte -- mon visage en larmes tomba dans mes mains.

Ce que je pleuraisMonsieurc'était ma jeunesse à moidont cette enfant venait de me prouver l'irréparable effondrement. Entre vingt-deux et trente-cinq ansil est des avanies que tous les hommes évitent. Je ne pouvais pas croire que Concha m'eût ainsi traité si j'avais eu dix ans de moins. Ce caleçoncette barrière entre l'amour et moiil me semblait que dorénavant je le verrais à toutes les femmesou que du moins elles voudraient l'avoir avant d'approcher de mon étreinte.

"Parslui dis-je. J'ai compris."

Mais elle s'alarma tout à coupet m'enveloppant à son tour de ses deux petits bras vigoureux que je repoussais avec peineelle me dit en cherchant ma bouche:

"Mon coeurtu ne saurais donc aimer tout ce que je te donne de moi-même? Tu as mes seinstu as mes lèvresmes jambes brûlantesmes cheveux odorantstout mon corps dans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n'est donc pas assez tout cela? Alors ce n'est pas moi que tu aimesmais seulement ce que je te refuse? Toutes les femmes peuvent le donnerpourquoi me le demandes-tuà moi qui résiste? Est-ce parce que tu me sais vierge? Il y en a d'autresmême à Séville. Je te le jure. Mateo. j'en connais. Alma mia! sangre mia! aime-moi comme je veux être aiméepeu à peuet prends patience. Tu sais que je suis à toiet que je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus. mon coeur?"

Il fut convenu que nous nous verrions chez elle ou chez moiet que tout serait fait selon sa volonté. En échange d'une promesse de ma partelle consentit à ne plus remettre son affreuse cuirasse de toile: mais ce fut tout ce que j'obtins d'elle: et encore la première nuit où elle ne la porta pointil me sembla que ma torture en était encore avivée.

Voici donc le degré de servitude où cette enfant m'avait amené. (Je passe sur les perpétuelles demandes d'argent qui interrompaient sa conversation et auxquelles je cédais toujours; -- même en laissant cela de côtéla nature de nos relations est d'un intérêt particulier.) Je tenais donc chaque nuit dans mes bras le corps nu d'une fille de quinze anssans doute élevée chez les soeursmais d'une condition et d'une qualité d'âme qui excluaient toute idée de vertu corporelle -- et cette filled'ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu'on pouvait le souhaiterse comportait à mon égard comme si la nature elle-même l'avait empêchée à jamais d'assouvir ses convoitises.

D'excuse valable à une pareille comédie aucune n'était donnéeaucune n'existait. Vous en devinerez vous-même la raisons par la suite. Et moije supportais qu'on me bernât ainsi.

Car ne vous y trompez pasjeune Françaislecteur de romans et acteur peut-être d'intrigues particulières avec les demi-virginités des villes d'eauxnos Andalouses n'ont ni le goûtni l'intuition de l'amour artificiel. Ce sont d'admirables amantesmais qui ont des sens trop aigus pour supporter sans frénésie les trilles d'une chanterelle superflue. Entre Concha et moiil ne se passait rienmais riencomprenez ce que veut dire rien. Et cela dura deux semaines entières.

Le quinzième jourcomme elle avait reçu de moi la veille une somme de mille douros pour payer les dettes de sa mèreje trouvai 1a maison vide.

9.--

OÙ CONCHA PEREZ SUBIT SA TROISÈME MÉTAMORPHOSE

C'était trop.

Désormaisje voyais clair dans cette petite âme de rouée. J'avais été mystifié comme un collégien et j'en restais confus encore plus qu'affligé.

Rayant de ma vie passée la perfide enfantje fis effort pour l'oublier du jour au lendemainpar un coup de volontéune de ces intentions paradoxales dont les femmes escomptent toujours le fatal avortement.

Je partis pour Madrid décidé à me prendre pour maîtresseau hasardla première jeune femme qui attirerait mes yeux.

C'est le stratagème classiquecelui que tout le monde invente et qui ne réussit jamais.

Je cherchai de salon en salonpuis de théâtre en théâtre et je finis par rencontrer une danseuse italiennegrande fille aux jambes musclées qui attrait été une fort jolie bête dans les boxes d'un haremmais qui ne suffisait sans doute point aux qualités qu'on attend d'une amie unique et intime.

Elle fit de son mieux: elle était affectueuse et facile. Elle m'apprit des vices de de Naples dont je n'avais nulle habitude et qui lui plaisaient plus qu'à moi. Je vis qu'elle s'ingéniait à me garder auprès d'elleet que le souci de son existence matérielle n'était pas le seul motif de ce zèle tendre et ardent.

Hélas! que n'ai-je pu l'aimer! Je n'avais aucun reproche à lui faire. Elle n'était ni infidèle ni importune. Elle ne paraissait pas connaître mes défauts. Elle ne me brouillait pas avec mes amis. Enfinses jalousiestoutes fréquentes qu'elles fussentse laissaient deviner et ne s'exprimaient point. C'était une femme inappréciable.

Mais je n'éprouvais rien pour elle.

Pendant deux mois je m'astreignis à vivre sous le même toit que Giuliadans son airdans sa chambre de la maison que j'avais louée pour nous deux au bout de la rue Lope de Vega. Elle entraitpassaitmarchait devant moije ne la suivais pas des yeux. Ses juponsses maillots de danseuseses pantalons et ses chemises traînaient sur tous les divans: je n'étais même pas atteint par leur influence. Pendant soixante nuitsje vis son corps brun allongé près du mien dans une couche trop chaudeoù j'imaginais une autre présence dès que la lumière s'éteignait... Puis je me sauvaidésespérant de moi-même.

Je revins à Séville. Ma maison me parut mortuaire. Je partis pour Grenadeoù je m'ennuyai; pour Cordouetorride et déserte; pour l'éclatante Jéreztoute pleine de l'odeur de ses celliers à vin; pour Cadizoasis de maisons dans la mer.

Le long de ce trajetMonsieurj'étais guidé de ville en villenon pas par ma fantaisiemais par une fascination irrésistible et lointaine dont je ne doute pas plus que de l'existence de Dieu. Quatre foisdans la vaste Espagnej'ai rencontré Concha Perez. Ce n'est pas une suite de hasards: je ne crois pas à ces coups de dés qui régiraient les destinées. Il fallait que cette femme me reprît sous sa mainet que je visse passer sur ma vie tout ce que vous allez entendre.

Et en effet tout s'accomplit

*

* *

Ce fut à Cadiz.

J'entrai un soir dans le Baile de là-bas. Elle y était. Elle dansaitMonsieurdevant trente pêcheursautant de matelotset quelques étrangers stupides.

Dès que je la visje me mis à trembler. Je devais être pale comme la terre; je n'avais plus ni souffleni force. Le premier bancprès de la portefut celui où je m'assisetles coudes sur la tableje la contemplais de loin comme une ressuscitée.

Elle dansait toujourshaletanteéchaufféela face pourpre et les seins fousen secouant à chaque main des castagnettes assourdissantes. Je suis certain qu'elle m'avait vumais elle ne me regardait pas. Elle achevait son boléro dans un mouvement de passion furieuseet les provocations de sa jambe et de son torse visaient quelqu'un au hasard dans la foule des spectateurs.

Brusquementelle s'arrêtaau milieu d'une grande clameur.

"¡ Qué guapa! criaient les hommes. ¡ Olé! Chiquilla! Olé! Olé! Otra vez!"

Et les chapeaux volaient sur la scènetoute la salle était debout. Elle saluaitencore essouffléeavec un petit sourire de triomphe et de mépris.

Selon l'usageelle descendit au milieu des buveurs pour s'attabler en quelque endroitpendant qu'une autre danseuse lui succédait devant la rampe. Etsachant qu'il y avait làdans un coin de la salleun être qui l'adoraitqui se serait mis sous ses pieds devant la terre entière et qui souffrait à crierelle alla de table en tableet de bras en brassous ses yeux.

Tous la connaissaient par son nom. J'entendais des "Conchita!" qui faisaient passer des frissons depuis mes orteils jusqu'à ma nuque. On lui donnait à boire; on touchait ses bras nus; elle mit dans ses cheveux une fleur rouge qu'un marin allemand lui donnaelle tira la tresse de cheveux d'un banderillero qui fit des pitreries; elle feignit la volupté devant un jeune fat assis avec des femmeset caressa la joue d'un homme que j'aurais tué.

Des gestes qu'elle fit pendant cette manoeuvre atroce qui dura cinquante minutespas un seul n'est sorti de ma mémoire.

Ce sont des souvenirs comme ceux-là qui peuplent le passé d'une existence humaine.

Elle visita ma table après toutes les autres parce que j'étais au fond de la sallemais elle y vint. Confuse? ou jouant la surprise? oh! nullement! vous ne la connaissez pas. Elle s'assit en face de moifrappa dans ses mains pour attirer le garçon et cria:

"Tonio! une tasse de café!"

Puisavec une tranquillité exquiseelle supporta mon regard.

Je lui disd'une voix très basse:

"Tu n'as donc peur de rienConcha? Tu n'as pas peur de mourir?

-- Non! et d'abord ce n'est pas vous qui me tuerez.

-- Tu m'en défies?

-- Ici mêmeet où vous voudrez. Je vous connaisdon Mateocomme si je vous avais porté neuf mois. Vous ne toucherez jamais à un cheveu de ma têteet vous avez raison. car je ne vous aime plus.

-- Tu oses dire que tu m'as aimé?

-- Croyez ce qu'il vous plaira. Vous êtes seul coupable."

C'était elle qui me faisait des reproches. J'aurais du m'attendre à cette comédie.

"Deux foisrepris-jedeux fois tu m'as fait cela! Ce que je te donnais du fond de mon coeurtu l'as reçu comme une voleuseet tu es partiesans un motsans une lettresans même avoir chargé personne de me porter ton adieu. Qu'ai-je fait pour que tu me traites ainsi?"

Et je répétais entre mes dents:

"Misérable! Misérable!"

Mais elle avait son excuse:

"Ce que vous avez fait? Vous m'avez trompée. N'aviez-vous pas juré que j'étais en sûreté dans vos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et l'heure de mon péché? La dernière foisne vous souvenez-vous plus? Vous croyiez que je dormaisvous croyiez que je ne sentais rien. J'étais éveilléeMateoet j'ai compris que si je passais encore une nuit à vos côtésje ne m'endormirais pas sans me livrer à vous par surprise. Et c'est pour cela que je me suis enfuie."

C'était insensé. Je haussai les épaules.

"Ainsivoilà ce que tu me reprocheslui dis-jequand je vois ici la vie que tu mènes et les hommes qui passent dans ton lit?"

Elle se levafurieuse.

"Cela n'est pas vrai! Je vous défends de dire celadon Mateo! Je vous jure sur la tombe de mon père que je suis vierge comme une enfant-- et aussi que je vous détesteparce que vous en avez douté!"

Je restai seul. Après quelques instantsje partismoi aussi.

10.-- OÙ MATEO SE TROUVE ASSISTER À UN SPECTACLE INATTENDU

Toute la nuit j'errai sur les remparts. L'intarissable vent de la mer douchait ma fiévre et ma lâcheté. Ouije m'étais senti lâche devant cette femme. Je n'avais que des rougissements en songeant à elle et à moi; je me disais en moi-même les pires outrages qu'on puisse adresser à un homme. Et je devinais que le lendemain je n'aurais pas cessé de les mériter.

Après ce qui s'était passéje n'avais que trois partis à prendre: la quitterla forcerou la tuer.

Je pris le quatrièmequi était de la subir.

Chaque soirje revenais à ma placecomme un enfant soumisla regarder et l'attendre.

Elle s'était peu à peu adoucie. Je veux dire qu'elle ne m'en voulait plus de tout le mal qu'elle m'avait fait. Derrière la scènes'ouvrait une grande salle blanche où attendaienten somnolantles mères et les soeurs des danseuses; Concha me permettait de me tenir làpar une faveur particulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder à son amant de coeur. Jolie sociétévous le voyez.

Les heures que j'ai passées là comptent parmi les plus lamentables. Vous me connaissez: vraiment je n'avais jamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Je me faisais horreur.

La señora Perez était làcomme les autres. Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calle Trajano. Mentait-elle aussi? je ne m'en inquiétais même pas. J'écoutais ses confidencesje payais son eau-de-vie... Ne parlons plus de celavoulez-vous?

Mes seuls instants de joie m'étaient donnés par les quatre danses de Concha. Alorsje me tenais dans la porte ouverte par où elle entrait en scène et pendant les rares mouvements où elle tournait le dos au public j'avais l'illusion passagère qu'elle dansait de face pour moi seul.

Son triomphe était le flamenco. Quelle danseMonsieur! quelle tragédie! C'est toute la passion en trois actes: désirséductionjouissance. Jamais oeuvre dramatique n'exprima l'amour féminin avec l'intensitéla grâce et la furie de trois scènes l'une après l'autre. Concha y était incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s'y joue? A qui ne l'a pas vu mille fois j'aurais encore à l'expliquer. On dit qu'il faut huit ans pour former une flamencace qui veut dire qu'avec la précoce maturité de nos femmesà l'âge où elles savent danser elles ne sont déjà plus belles. Mais Concha était née flamenca; elle n'avait pas l'expérienceelle avait la divination. Vous savez comment on le danse à Séville. Nos meilleures bailarinasvous les connaissez; aucune n'est parfaitecar cette danse épuisante (douze minutes! trouvez donc une danseuse d'Opéra qui accepte une variation de douze minutes!) voit se succéder en elle trois rôles que rien ne relie: l'amoureusel'ingénue et la tragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partieoù maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueux et d'attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la fin du drameoù la Rubiamalgré ses ridesest encorechaque soirexcellente.

Conchita est la seule femme que j'aie vue égale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujoursavançant et reculant d'un petit pas balancéregarder de côté sous sa manche levéepuis baisser lentementavec un mouvement de torse et de hanchesson bras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la vois délicate ou ardenteles yeux spirituels ou baignés de langueurfrappant du talon les planches de la scèneou faisant crépiter ses doigts à l'extrémité du gestecomme pour donner le cri de la vie à chacun de ses bras onduleux.

Je la vois: elle sortait de scène dans un état d'excitation et de lassitude qui la faisait encore plus belle. Son visage empourpré était couvert de sueurmais ses yeux brillantsses lèvres tremblantessa jeune poitrine agitéetout donnait à son buste une expression d'exubérance et de jeunesse vivace: elle était resplendissante.

Pendant un moisil en fut ainsi de nos relations. Elle me tolérait dans l'arrière-boutique de son estrade théâtrale. Je n'avais pas même le droit de l'accompagner à sa porteet je ne gardais ma place auprès d'elle qu'à la condition de ne lui faire aucun reprocheni sur le passéni sur le présent. Quant à l'avenirj'ignore ce qu'elle en pensait; pour moije n'avais nulle idée d'une solution quelconque à cette aventure pitoyable.

Je savais vaguement qu'elle habitait avec sa mère -- dans l'unique faubourg de la villeprès de la plaza de Toros-- une grande maison blanche et verte qui abritait aussi les familles de six autres bailarinas. Ce qui se passait dans une telle cité de femmesje n'osais l'imaginer. Et pourtantnos danseuses mènent une vie bien réglée: de huit heures du soir à cinq heures du matin elles sont en scène; elles rentrent exténuées à l'aubeelles dormentsouvent toutes seulesjusqu'au milieu de l'après-midi. Il n'y a guère que la fin du jour dont elles pourraient abuser; encore la crainte d'une grossesse ruineuse retient-elle ces pauvres fillesqui d'ailleurs ne se résoudraient pas tous les soirs à augmenter par d'autres fatigues les efforts d'une pénible nuit.

Toutefoisje n'y songeais pas sans inquiétude. Deux des amies de Conchadeux soeursavaient un frère plus jeune qui vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines et excitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

On l'appelait le Morenito (9). J'ai toujours ignoré son vrai nom. Concha l'appelait à notre tablele nourrissait à mes frais et me prenait des cigarettes qu'elle lui mettait entre les lèvres. [(9) Le petit brun].

A tous mes mouvements d'impatienceelle répondait par des haussements d'épaulesou par des phrases glaciales qui me faisaient souffrir davantage.

"Le Morenito est à tout le monde. Si je prenais un amantil serait à moi comme ma bague et tu le sauraisMateo."

Je me taisais. D'ailleurs les bruits qui couraient sur la vie privée de Concha la représentaient comme inattaquableet j'avais trop le désir de la croire telle pour ne pas accepter de confiance même des rumeurs sans fondement. Aucun homme ne l'approchait avec le regard si particulier de l'amant qui retrouve en public sa femme de la nuit précédente. J'eus des querelles à son proposavec des prétendants que je gênais sans doutemais jamais avec personne qui se vantât de l'avoir connue. Plusieurs foisj'essayai de faire parler ses amies. On me répondait toujours: "Elle est mozita. Et elle a bien raison."

De rapprochement avec moiil n'était même pas question. Elle ne demandait rien. Elle ne m'accordait rien. Si joyeuse autrefoiselle était devenue grave et ne parlait presque plus. Que pensait-elle? Qu'attendait-elle de moi? C'eût été peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plus clair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d'un chat.

*

* *

Une nuitsur un signe de la directriceelle quitta la scène avec trois autres danseuseset monta au premier étagepour faire une siesteme dit-elle. Elle avait souvent de ces absences d'une heuredont je ne prenais pas ombragecar toute menteuse et fausse qu'elle fûtje croyais ses moindres paroles.

"Quand nous avons bien dansém'expliquait-elleon nous fait un peu dormirsans celanous aurions des rêves sur la scène."

Elle était donc montée cette fois encoreet pour respirer un air plus purj'avais quitté la salle pendant une demi-heure.

En rentrantje rencontrai dans le couloir une danseuse un peu simple d'esprit etcette nuit-làun peu grisequ'on surnommait la Gallega.

"Tu reviens trop tôtme dit-elle.

-- Pourquoi?

-- Conchita est toujours là-haut.

-- J'attendrai qu'elle s'éveille. Laisse-moi passer."

Elle paraissait ne pas comprendre.

"Qu'elle s'éveille?

-- Eh bien ouiqu'as-tu?

-- Mais elle ne dort pas.

-- Elle m'a dit...

-- Elle t'a dit qu'elle allait dormir? Ah! bien !"

Elle voulait se contenir. Mais quoi qu'elle en eûtet malgré ses lèvres pincées avec effortle rire éclata dans sa bouche.

J'étais devenu blême.

"Où est-elle? dis-le-moi immédiatement! criai-je en lui prenant le bras.

-- Ne me faites pas de malcaballero. Elle montre son nombril à des Inglés (10). Dieu sait que ça n'est pas ma faute. Si j'avais suje ne vous aurais rien dit. Je ne veux me brouiller avec personne. je suis bonne fillecaballero." [(10) Le mot Inglés (Anglais) désigne tous les étrangersen Espagne].

Le croirez-vous? Je restai impassible. Seulement un grand froid m'envahitcomme si une haleine de cave s'était glissée entre mes vêtements et moi; mais ma voix n'était pas tremblante.

"Gallesgalui dis-je. conduis-moi là-haut."

Elle secoua la tête.

Je repris:

"On ne saura pas que te m'as parlé. Fais vite... C'est ma noviatu comprends... J'ai le droit de monter... Conduis-moi."

Et je lui mis un napoléon dans la main.

Un instant aprèsj'étais seulsur le balcon d'une cour intérieureet par la porte-fenêtre je voyaisMonsieurune scène d'enfer.

Il y avait là une seconde salle de danseplus petitetrès éclairéeavec une estrade et deux guitaristes. Au milieuConchita nue et trois autres nudités quelconques de femmesdansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis au fond. J'ai dit nueelle était plus que nue. Des bas noirslongs comme des jambes de maillotmontaient tout en haut de ses cuisseset elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaient sur le parquet. Je n osai par interromre. J'avais peur de la tuer.

Hélas! mon Dieu! jamais je ne l'ai vue si belle! Il ne s'agissait plus de ses yeux ni de ses doigts: tout son corps était expressif comme un visageplus qu'un visageet sa tête enveloppée de cheveux se couchait sur l'épaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans le pli de sa hanchedes rougissements de joue au tournant de ses flancs; sa poitrine semblait regarder en avant par deux grands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l'ai vue si belle: les faux plis de la robe altèrent l'expression de la danseuse et font dévier à contresens la ligne extérieure de sa grâce; mais làpar une révélationje voyais les gestesles frissonsles mouvements des brasdes jambesdu corps souple et des reins musclés naître indéfiniment d'une source visible: le centre même de la danseson petit ventre noir et brun.

...J'enfonçai la porte.

La regarder dix secondes et me jurer que je ne l'assassinerais pasc'était tout ce que ma volonté avait pu faire. Et maintenant rien ne ne retiendrait plus.

Des cris perçants m'accueillirent. J'allai droit à Concha et je lui dis d'une voix brève:

"Suis-moi. Ne crains rien. Je ne te ferai pas de mal. Mais viens à l'instantou prends garde!"

Ah! non! elle ne craignait rien! Elle s'était adossée au muret làétendant les bras de chaque côté:

"Pas plus que le Christ ne partit de la croixmoi je ne partirai d'ici! cria-t-elleet tu ne me toucheras pas parce que je te défends d'avancer plus loin que la chaise. Laissez-moiMadame. Descendezvousles autres. Je n'ai besoin de personneje me charge de lui!"

11.-- COMMENT TOUT PARAÎT S'EXPLIQUER

On nous laissa. Les Anglais avaient disparu les premiers.

Monsieurjusqu'à cette heure-làj'aurais traité de misérable un hommen'importe lequeldont on m'aurait dit qu'il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quel ascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face de celle-ci. Mes doigts s'ouvraient et se refermaientcomme pour étrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre ma colère et ma volonté.

Ah! c'est bien le signe suprême de la toute-puissance féminineque cette immunité dont nous les cuirassons. Une femme vous insulte à la faceelle vous outrage: saluez. Elle vous frappe: protégez-vousmais évitez qu'elle se blesse. Elle vous ruine: laissez-la faire. Elle vous trompe: n'en révélez riende peur de la compromettre. Elle brise votre vie: tuez-vous s'il vous plaît! -- Mais que jamaispar votre fautela plus fugitive souffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis et féroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de la chair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nouseux qui sont les grands voluptueux Ils leur ont coupé les griffes afin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leur malveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je les admire.

Mais pour moiConcha demeurait invulnérable.

Je n'approchai point. Je lui parlais à trois pas. Elle était toujours debout le long du murles mains croisées derrière le dosla poitrine bombée et les pieds réunistoute droite sur ses longs bas noirscomme une fleur dans un vase fin.

"Eh bien! commençai-jequ'as-tu à me dire? Voyonsinvente! défends-toi! mens encore; tu mens si bien!

-- Ah! voilà qui est superbe! s écria-t-elle. C'est moi qu'il accuse! Il entre ici comme un voleurpar la fenêtreen brisant toutil me menaceil trouble ma danseil fait partir mes amis...

-- Tais-toi!

-- ...Il va peut-être me faire chasser d'iciet c'est à moimaintenantde répondre! c'est moi qui ai fait le maln'est-ce pas? Cette scène ridiculec'est moi qui la cherche! Tienslaisse-moitu es trop bête!"

Et commeaprès sa danse mouvementéedes perles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillanteelle prit dans un buffet une serviette-épongeet se frictionna du ventre à la tête comme si elle sortait du bain.

"Ainsirepris-jevoilà ce que tu faisais dans la maison même où je te vois! Et voilà ton métier! Voilà la femme que j'aime!

-- N'est-ce pastu n'en savais rieninnocent?

-- Moi?

-- Mais non. C'est bien cela. Tous les Espagnols le répètent; on le sait à Paris et à Buenos-Ayres; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que les femmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toitu veux me faire croire qu'on ne t'avait rien dittoi qui n'es pas mariétoi qui as quarante ans!

-- J'avais oublié.

-- Il avait oublié! Il vient ici depuis deux moisil me voit monter quatre fois par semaine à la petite salle...

-- Tais-toiConchatu me fais mal affreusement.

-- A ton tourdonc! Je me vengeraiMateode ce que tu m'as fait ce soircar tu agis méchammentpar une jalousie stupideet je me demande de quel droit! Car enfin qui es-tu pour me traiter ainsi? Es-tu mon père? non! Es-tu mon mari? non! Es-tu mon amant...?

-- Oui! je suis ton amant! je le suis!

-- Vraiment! tu te contentes de peu!"

Elle éclata de rire.

J'avais pâli de nouveau.

"Conchamon enfantdis-moiparle-moitu en as un autre? Si tu es à quelqu'unJe te jure que je te quitte. Tu n'as qu un mot à dire.

-- Je suis à moiet je me garde. Je n'ai rien de plus précieux que moiMateo. Personne n'est assez riche pour m'acheter à moi-même.

-- Mais ces hommesces deux hommes qui étaient là tout à l'heure...

-- Quoi encore? Est-ce que je les connais?

-- C'est bien vrai? Tu ne les connais pas?

-- Mais nonje ne les connais pas! Où veux-tu que je les aie vus? Ce sont des Inglés qui sont venus avec un guide d'hôtel. Ils partent demain pour Tanger. Je ne me suis guère compromisemon ami.

-- Et ici? ici même?

-- Voyonsregarde: est-ce une chambre? cherche dans toute la maison: y a-t-il un lit? Enfin tu les as vusMateo. Ils étaient habillés comme des mannequinsle chapeau sur la tête et le menton sur la canne. Tu es fouje te le distu es fou de faire un scandale pareil quand je n'ai pas un reproche à recevoir de toi."

Elle se serait défendue plus mal encoreje crois que je l'aurais justifiée. J'avais un tel besoin de pardon! Je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturait d'avance.

Je la posai tout tremblant:

"Et le Morenito?... Conchadis-moi la vérité. Cette foisje veux savoir. Jure-moi que tu ne me cacheras rienque tu me diras tout s'il y a quelque chose. Je t'en suppliema petite enfant!

-- Le Morenito? Il était dans mon lit ce matin."

Je restai un moment sans consciencepuis mes bras se refermèrent sur elleet je l'étreignis ne sachant moi-même si je voulais l'étoufferou la ravir à quelqu'un d'imaginaire.

Elle le compritet tout en riantelle s'écria:

"Lâche-moi! lâche-moiMateo. Tu es dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans un accès de jalousie. Bien. Maintenantreste où tu es! Je vais t'expliquer... Mon pauvre amiil n'y a pas de quoi trembler comme tu le faisje t'assure.

-- Tu crois?

-- Le Morenito habite avec ses deux soeurs. Mercédès et la Pipa. Elles sont pauvres; pour elles et leur frèreil n'y a qu'un litet qui n'est pas large. Aussi depuis qu'il fait si chaudelles aiment mieux dormir moins serréesaprès leurs huit heures de danseet elles envoient le petit aux voisines. Cette semainemaman fait l'Adoration perpétuelle à la paroisse; elle n'est pas là quand je suis au lit; alors Mercédès m'a demandé si j'avais une place pour son frère et je lui ai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t'inquiéter."

Je la regardais sans répondre.

"Oh! reprit-ellesi c'est encore celasois tranquille! Je ne lui cède pas plus que ses soeurstu sais. Crois-m'en sur parole. C'est à peine s'il m'embrasse quatre ou cinq fois avant de dormiret puis je lui tourne le doscomme si nous étions mariés."

Elle tira son bas sur sa cuisse droite et ajouta sans se hâter:

"Comme si j'étais avec toi."

L'inconsciencela hardiesse ou la rouerie de cette femmecar je ne savais à quoi m'en tenirachevaient d'égarer tous mes sentimentshors celui de la souffrance morale. J'étais encore plus malheureux qu'irrésolu: mais malheureux à pleurer.

Je la pris sur mes genouxtrès doucement. Elle se laissa faire.

"Mon enfantlui dis-jeécoute-moi. Je ne peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Il faut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour la dernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore un jour dans ce bal et dans cette villetu ne me reverras plus jamais. Est-ce cela que tu veuxConchita?"

Elle réponditet d'un ton si nouveau qu'il me semblait entendre une autre femme:

"Don Mateovous ne m'avez jamais comprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je me refusais à vousquand au contraire c'est moi qui vous aime et qui vous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-ce vous qui m'avez abordée? Est-ce vous qui m'avez emmenée? Non. C'est moi qui ai couru après vous dans la ruequi vous ai entraîné chez ma mèreet retenu presque de force tant j'avais peur de vous perdre. Et le lendemain... vous rappelez-vous aussi? Vous êtes entré. J'étais seule. Vous ne m'avez même pas embrassée. Je vous vois encoredans le fauteuille dos tourné à la fenêtre... Je me suis jetée sur vousj'ai pris votre tête avec mes mainsvotre bouche avec ma bouche et-- je ne vous l'avais jamais dit-- mais j'étais toute jeune alors et c'est pendant ce baiserMateoque j'ai senti fondre en moi le plaisir pour la première fois de ma vie... J'étais sur vos genouxcomme maintenant..."

Je la serrai dans mes brasbrisé d'émotion. Elle m'avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme elle voulait.

"Je n'ai jamais aimé que vouspoursuivit-elledepuis cette nuit de décembre où je vous ai vu en chemin de fercomme je venais de quitter mon couvent d'Avila. Je vous aimais d'abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux si brillants et si tendres qu'il me semblait que toutes les femmes avaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j'ai pensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce que vous êtes bon. Je n'aurais pas voulu lier ma vie à celle d'un homme égoïste et beaucar vous savez que je m'aime trop moi-même pour accepter de n'être heureuse qu'à moitié. Je voulais tout le bonheur et j'ai vu bien vite que si je vous le demandaisvous me le donneriez.

-- Mais alorsmon coeurpourquoi ce long silence?

-- Parce que je ne me contente pas de ce qui suffit à d'autres femmes. Non seulement je veux tout le bonheurmais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouserMateopour vous aimer encore quand vous ne m'aimerez plus. Oh! ne craignez rien: nous n'irons pas à l'égliseni devant l'alcade. Je suis bonne chrétiennemais Dieu protège les amours sincèreset j'irai en paradis avant bien des femmes mariées. Je ne vous demanderai pas de m'épouser publiquement parce que je sais que cela ne se peut pas... Vous n'appellerez jamais doña Concepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l'horrible bouge où nous sommesdevant tous les Inglés qui ont passé là..."

Et elle éclata en larmes.

"Concepcionmon enfantdisais-je bouleversécalme-toi. Je t'aime. Je ferai ce que tu voudras.

-- Noncria-t-elle avec un sanglot. Nonje ne le veux pas! C'est une chose impossible! Je ne veux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyezmaintenantc'est moi qui n'accepte plus votre générosité. Mateonous ne serons pas mariés pour le mondemais vous me traiterez comme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je ne vous demande pas grand-chose: seulement une petite maison à moi quelque part près de vous. Et une dot. La dot que vous donneriez à celle qui vous épouserait. En échangemoi je n'ai rien à vous donnermon âme. Rien que mon amour éternelavec ma virginité que je vous ai gardée contre tous."

12.-- SCÈNE DERRIÈRE UNE GRILLE FERMÉE

Jamais elle n'avait pris ce tonsi ému et simplepour m'adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et orgueilleux qui me l'avait celée trop longtemps et une vie nouvelle s'ouvrit à ma convalescence morale.

(Connaissez-vousau musée de Madrid une singulière toile de Goyala première à gauche en entrant dans la salle du dernier étage? Quatre femmes en jupe espagnolesur une pelouse de jardintendent un châle par les quatre boutset y font sauter en riant un pantin grand comme un homme...)

Brefnous revînmes à Séville.

Elle avait repris sa voix railleuse et son sourire particulier; mais je ne me sentais plus inquiet. Un proverbe espagnol nous dit: "La femmecomme la chatteest à qui la soigne." Je la soignais si bienet j'étais si heureux qu'elle laissât faire!

J'étais arrivé à me convaincre que son chemin vers moi n'avait jamais dévié; qu'elle m'avait réellement abordé la première et séduit peu à peu; que ses deux fuites étaient justifiées non pas par les misérables calculs dont j'avais eu le soupçonmais par ma fautema seule faute et l'oubli de mes engagements. Je l'excusais même de sa danse indécenteen songeant qu'elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moiet qu'une fille viergeà Cadizne peut guère gagner son pain sans prendre au moins les apparences d'une créature de plaisir.

Enfinque vous dire? je l'aimais.

Le jour même de notre retourje choisis pour elle un palacio (11) dans la calle Lucenadevant la paroisse San-Isidorio. C'est un quartier silencieuxpresque désert en étémais frais et plein d'Ombre. Je la voyais heureuse dans cette rue mauve et jaunenon loin de la calle del Candilejooù votre Carmen reçut don José. [(11) Hôtel privé.]

Il fallut meubler cette maison. Je voulais faire vitemais elle avait mille caprices. Huit jours interminables passèrent au milieu des tapissiers et des emménageurs. C'était pour moi comme une semaine de noces. Concha devenait presque tendreet si elle résistait encoreil semblait que ce fût mollementcomme pour ne pas oublier les promesses qu'elle s'était faites. Je ne la brusquai point.

Lorsque je crus devoir lui constituer d'avance sa dot de maîtresse-épouseje me souvins de sa réserve le jour où elle m'avait demandé ce gage de constance future. Elle ne m'imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre mal à sa discrétion et je lui remis cent mille douros qu'elle accepta d'ailleurs comme une simple piécette.

La fin de la semaine approchait. J'étais excédé d'impatience. Jamais fiancé ne souhaita plus ardemment le jour des noces. Désormais je ne redoutais plus les coquetteries des temps écoulés; elle était à moij'avais lu en ellej'avais répondu à son pur désir de vie heureuse et sans reproche. L'amour qu'elle n'avait pu me cacher pendant sa dernière nuit de danseuse allait s'exprimer librement pour de longues années tranquilleset toute la joie m'attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.

Quelle devait être cette joiec'est ce que vous allez entendre.

Par un caprice que j'avais trouvé charmantelle avait voulu entrer la première dans sa nouvelle maison enfin prête pour nous deuxet m'y recevoir comme un hôte clandestintoute seuleà l'heure de minuit.

J'arrive: la grille était fermée aux barres.

Je sonne: après quelques instantsConcha descendet me sourit. Elle portait une jupe toute roseunpetit châle couleur de crème et deux grosses fleurs rouges aux cheveux. A la vive clarté de la nuitje voyais chacun de ses traits.

Elle approcha de la grille (12)toujours souriante et sans hâte: [(12) Les maisons espagnoles sont fermées par une grille à travers laquelle on voitau-delà d'un large passagele patiocour intérieure d'une architecture très ourléeavec une fontaine et des plantes vertes].

"Baisez mes mains"me dit-elle.

La grille demeurait fermée.

"A présentbaisez le bas de ma jupeet le bout de mon pied sous la mule."

Sa voix était comme radieuse.

Elle reprit:

"C'est bien. Maintenantallez-vous-en."

Une sueur d'effroi coula sur mes tempes. Il me semblait que je devinais tout ce qu'elle allait dire et faire.

"Conchitama fille... Tu ris... dis-moi que tu ris.

-- Ah! ouije ris! je vais te le diretiens! s'il ne te faut que cela. Je ris! je ris! es-tu content? Je ris de tout mon coeurécouteécoute comme je ris bien! Ha! ha! je ris comme personne n'a ri depuis que le rire est sur les bouches! Je me pâmej'étouffej'éclate de rire! on ne m'a jamais vue si gaie; je ris comme si j'étais grise. Regarde-moi bienMateoregarde comme je suis contente!"

Elle leva ses deux bras et fit claquer ses doigts dans un geste de danse.

"Libre! je suis libre de toi! libre pour toute ma vie! maîtresse de mon corps et de mon sang! oh! n'essaye pas d'entrerla grille est trop solide! Mais reste encore un peuje ne serais pas heureuse si je ne t'avais pas dit tout ce que j'ai sur le coeur."

Elle avança encoreet me parla de tout prèsla tête entre les onglesavec un accent de férocité.

"Mateoj'ai l'horreur de toi. Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je te hais. Tu serais couvert d'ulcèresd'ordure et de vermine que je n'aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau. Si Dieu le veutc'est fini maintenant. Depuis quatorze moisje me sauve d'où tu eset toujours tu me reprends et toujours tes mains me touchenttes bras m'étreignentta bouche me cherche. Qué asco! La nuitje crachais dans la ruelle après chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je sentais dans ma chairquand tu entrais dans mon lit! Oh! comme je t'ai bien détesté! comme j'ai prié Dieu contre toi! J'ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meures le lendemain du jour où je t'aurais ruiné. Qu'il en soit comme Dieu voudra! je ne m'en soucie plusje suis libre! Va-t'en Mateo. J'ai tout dit."

Je restais immobile comme une pierre.

Elle me répéta:

"Va-t'en! Tu n'as pas compris?"

Puis comme je ne pouvais ni parler ni partirla langue sèche et les jambes glacéeselle se rejeta vers l'escalieret une sorte de furie flamba dans ses yeux.

"Tu ne veux pas t'en aller? cria-t-elle Tu ne veux pas t'en aller? Eh bien! tu vas voir!"

Etdans un appel de triompheelle cria:

"Morenito!"

Mes deux bras tremblaient si fort que je secouais les barres de la grille où s'étaient crispés mes poings.

Il était là. Je le vis descendre.

Elle jeta son châle en arrière et ouvrit ses deux bras nus.

"Le voilàmon amant! Regarde comme il est joli! Et comme il est jeuneMateo! Regarde-moi bien: je l'adore!... Mon petit coeurdonne-moi ta bouche!... Encore une fois... Encore une fois... Plus longtemps... Qu'elle est doucema vie!... Oh! que je me sens amoureuse!..."

Elle lui disait encore beaucoup d'autres choses...

Enfin... comme si elle jugeait que ma torture n'était pas au comble... elle... j'ose à peine vous le direMonsieur... elle s'est unie à lui... là... sous mes yeux... à mes pieds...

J'ai encore dans les oreillescomme un bourdonnement d'agonieles râles de joie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait-- et aussi l'accent de sa voixquand elle me jeta cette dernière phrase en remontant avec son amant:

"La guitare est à moij'en joue à qui me plaît!"

13.-- COMMENT MATEO REÇUT UNE VISITEET CE QUI S'ENSUIVIT

Si je ne me suis pas tué en rentrant chez moic'est sans doute parce qu'au-dessus de mon existence déchirée une colère plus énergique me soutint et me conseilla.

Incapable de dormirje ne me couchai même point. Le jour me trouva debout et marchantdans la pièce où nous sommesdes fenêtres à la porte. En passant devant une glaceje vis sans étonnement que j'étais devenu gris.

Au matinon me servit un premier déjeuner quelconque sur une table du jardin. J'étais là depuis dix minutessans faimsans souffrancesans penséequand je vis venir à moi du fond d'une alléepresque du fond d'un rêveConcha.

Oh! ne soyez pas surpris. Rien n'est imprévu quand on parle d'elle. Chacune de ses actions est toujoursà coup sûrstupéfiante et scélérate. Tandis qu'elle approchait de moiJe me demandais anxieusement quelle convoitise la poussaitdu désir de contempler une fois encore son triompheou du sentiment qu'elle pourrait peut-êtrepar une manoeuvre aventureuseachever à son profit ma ruine matérielle. L'une et l'autre explications étaient également vraisemblables.

Elle se pencha de côté pour passer sous une brancheferma son ombrelle et son éventailpuis s'assit en face de moila main droite posée sur ma table.

Je me souviens qu'il y avait derrière elle un massif et qu'une bêche luisante et mince y était plantée dans la terre. Pendant le long silence qui suivitune tentation m'obséda de prendre cette bêche à la mainde jeter la femme sur le gazonet de la trancher en deuxlàcomme un ver rouge...

"J'étais venueme dit-elle enfinsavoir comment tu étais mort. Je croyais que tu m'aimais davantage et que tu te serais tué dans la nuit."

Puis elle versa le chocolat dans ma tasse vide et y trempa ses lèvres mobiles en ajoutant comme pour elle-même:

"Pas assez cuit. C'est bien mauvais."

Quand elle eut achevéelle se leva. ouvrit son ombrelleet me dit:

"Rentrons. Je te réserve une surprise."

Et je pensai:

"Moi aussi."

Mais je n'ouvris pas la bouche.

Nous montâmes l'escalier de la véranda. Elle courait en avant et chantait un air de zarzuela connue avec une lenteur qui voulait sans doute m'en faire mieux sentir l'allusion:

"¿ Y si à mi no me diese la gana

De qué fuéras del brazo con él ?

-- Pués iria con él de verbena

Y à los toros de Carabanchel !"

De son propre mouvement elle entra dans une pièce... Monsieurce n'est pas moi qui l'ai poussée là... ce qui est arrivé ensuitece n'est pas moi qui l'ai voulu... Notre destinée était ainsi faite... Il fallait que tout arrivât.

La pièce où elle entraje vous la montrerai tout à l'heurec'est une petite salle toute tendue de tapissourde et sombre comme une tombesans autres meubles que des divans. J'y allais fumer autrefois. Maintenantelle est abandonnée.

J'y pénétrai derrière elle; je fermai la porte à clef sans qu'elle entendît la serrure; puis un flux de sang me monta aux yeuxune colère amassée à jour depuis plus de quatorze moisetme retournant vers sa faceje l'assommai d'un soufflet.

C'était la première fois que je frappais une femme. J'en restais aussi tremblant qu'ellequi s'était rejetée en arrièrel'air hébétéclaquant des dents.

"Toi... toi... Mateo... tu me fais cela..."

Et au milieu d'injures violenteselle cria:

"Sois tranquille! tu ne me toucheras pas deux fois!"

Elle fouillait dans sa jarretière où tant de femmes cachent une petite armequand je lui broyai la main et jetai le couteau sur un dais qui touchait presque au plafond.

Puis je la fis tomber à genoux en tenant ses deux poignets dans ma seule main gauche.

"Concha. lui dis-jetu n'entendras de moi ni insultesni reproches. Ecoute bien: tu m'as fait souffrir au-delà de toute force humaine. Tu as inventé des tortures morales pour les essayer sur le seul homme qui t'ait passionnément aimée. Je te déclare ici que je vais te posséder par la forceet non pas une foism'entends-tu? mais autant de fois qu'il me plaira de te saisir avant la nuit.

-- Jamais! jamais je ne serai à toi! cria-telle. Tu me fais horreur: je te l'ai dit. Je te hais comme la mort! Je te hais plus qu'elle! Assassine-moi donc! tu ne m'auras pas avant!"

C'est alors que je commençai à la frapper en silence... J'étais vraiment devenu fou... je ne sais plus bien ce qui s'est passé... mes yeux voyaient mal... ma tête ne pensait plus... Je me souviens seulement que je la frappais avec la régularité d'un paysan qui bat au fléau-- et toujours sur les mêmes points: le sommet de la tête et l'épaule gauche... Je n'ai jamais entendu d'aussi horribles cris...

Cela dura peut-être un quart d'heure. Elle n'avait pas dit une paroleni pour demander grâceni pour s'abandonner. Je m'arrêtai quand mon poing fut devenu trop douloureuxpuis je lui lâchai les deux mains.

Elle se laissa tomber de côtéles bras étendus devant ellela tête en arrièreles cheveux défaitset ses cris se transformèrent brusquement en sanglots. Elle pleurait comme une petite filletoujours du même tonaussi longtemps qu'elle pouvait sans reprendre haleine. Par momentsje croyais qu'elle étouffait. Je vois encore le mouvement qu'elle faisait sans cesse avec son épaule meurtrieet ses mains dans ses cheveux retirer les épingles...

Alors j'eus tellement pitié d'elle et honte de moique j'oubliai presquepour un tempsla scène atroce de la veille...

Concha s'était relevée un peu: elle se tenait encore à genouxles mains près des jouesles yeux levés à moi... Il semblait qu'il n'y avait plus l'ombre d'un reproche dans ces yeux-làmais... je ne sais comment m'exprimer... une sorte d'adoration... D'abord ses lèvres tremblaient si fort qu'elle ne pouvait pas articuler... Puis je distinguai faiblement: "Oh! Mateo! comme tu m'aimes!"

Elle se rapprochatoujours sur les genouxet murmura:

"PardonMateo! Pardon! je t'aime aussi..."

Pour la première foiselle était sincère. Mais moije ne la croyais plus. Elle poursuivit:

"Que tu m'as bien battuemon coeur! Que c'était doux! Que c'était bon... Pardon pour tout ce que je t'ai fait! J'étais folle... Je ne savais pas... Tu as donc bien souffert pour moi?... Pardon! Pardon! PardonMateo!"

Et elle me dit encorede la même voix douce:

"Tu ne me prendras pas de force. Je t'attends dans mes bras. Aide-moi à me lever. Je t'ai dit que je te réservais une surprise? Eh bientu le verras tout à l'heuretu le verras: je suis toujours vierge. La scène d'hier n'était qu'une comédiepour te faire mal... car je puis te le diremaintenant: je ne t'aimais guèrejusqu'aujourd'hui. Mais j'étais bien trop orgueilleuse pour prendre un Morenito... Je suis à toiMateo. Je serai ta femme ce matin si Dieu veut. Essaye d'oublier le passé et de comprendre ma pauvre petite âme. Moije m'y perds. Je crois que je m'éveille. Je te vois comme je ne t'ai jamais vu. Viens à moi."

Et en effetMonsieurelle était vierge...

14.-- OÙ CONCHA CHANGE DE VIEMAIS NON DE CARACTERE

Ceci ferait une fin de romanet tout serait bien qui finirait par une telle conclusion! Hélas! que ne puis-je m'arrêter là! Vous le saurez peut- être un jour: jamais un malheur ne s'efface au cours d'une existence humaine; jamais une plaie n'est guérie; jamais la main féminine qui sema l'angoisse et les larmes ne saura cultiver la joie dans le même champ déchiré.

Huit jours après ce matin-là (je dis huit jours; cela n'a pas été long)Concha rentraun dimanche soirquelques minutes avant le dîneren me disant:

"Devine qui j'ai vu? Quelqu'un que j'aime bien... Cherche un peu... J'ai été contente."

Je me taisais.

"J'ai vu le Morenitoreprit-elle. Il passait dans Las Sierpesdevant le magasin Gasquet. Nous sommes allés ensemble à la Cerveceria. Tu saisje t'ai dit du mal de lui; mais je n'ai pas dit tout ce que je pense. Il est jolimon petit ami de Cadiz. Voyonstu l'as vutu le sais bien. Il a des yeux brillants avec de longs cils; moi j'adore les longs cilscela fait le regard si profond! Et puisil n'a pas de moustachessa bouche est bien faiteses dents blanches... Toutes les femmes se passent la langue sur les lèvres quand elles le voient si gentil.

-- Tu plaisantesConchita... ce n'est pas possible... Tu n'as vu personnedis-le-moi?

-- Ah! tu ne me crois pas? Comme il te plaira. Alors je ne te dirai jamais ce qui s'est passé ensuite.

-- Dis-le-moi immédiatement! m'écriai-je en lui saisissant le bras.

-- Oh! ne t'emporte pas! je vais te le dire! Pourquoi me cacherais-je? C'est mon plaisirje le prends. Nous sommes allés ensemble en dehors de la villepor un caminito muy claritomuy claritomuy clarito à la Cruz del Campo. Faut-il continuer ? Nous avons visité toute la maison pour choisir le cabinet où nous aurions le meilleur divan..."

Et comme je me dressaiselle achevaderrière ses deux mains protectrices:

"Vac'est bien naturel. Il a la peau si douceet il est tellement plus joli que toi!"

Que voulez-vous? je la frappai encore. Et brutalementd'une main durede façon à me révolter moi-même. Elle criaelle sanglotaelle se prosterna dans un coinla tête sur les genouxles mains tordues.

Et puisdès qu'elle put parlerelle me ditla voix pleine de larmes:

"Mon coeurce n'était pas vrai... Je suis allée aux totos... j'y ai passé la journée... mon billet est dans ma poche... prends-le... J'étais seule avec ton ami G... et sa femme. Ils m'ont parléils pourront te le dire... J'ai vu tuer les six taureauxet je n'ai pas quitté ma place et je suis revenue directement.

-- Mais alorspourquoi m'as-tu dit...?

-- Pour que tu me battesMateo. Quand je sens ta forceje t'aimeje t'aime; tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse de pleurer à cause de toi. Viensmaintenant. Guéris-moi bien vite."

Et il en fut ainsiMonsieurjusqu'à la fin. Quand elle se fut convaincue que ses fausses confessions ne m'abusaient pluset que j'avais toutes les raisons de croire à sa fidélitéelle inventa de nouveaux prétextes pour exciter en moi des colères quotidiennes. Et le soirdans la circonstance où toutes les femmes répètent: "Tu m'aimeras longtemps"j'entendaismoices phrases stupéfiantes (mais réelles: je n'invente rien): "Mateotu me battras encore? Promets-le-moi: tu me battras bien! Tu me tueras! Dis-moi que tu me tueras!"

Ne croyez pascependantque cette singulière prédilection fût la base de son caractère: non; si elle avait le besoin du châtimentelle avait aussi la passion de la faute. Elle faisait malnon pour le plaisir de péchermais pour la joie de faire mal à quelqu'un. Son rôle dans la vie se bornait là: semer la souffrance et la regarder croître.

Ce furent d'abord des jalousies dont vous ne pouvez avoir idée. Sur mes amis et sur toutes les personnes qui composaient mon entourageelle répandit des bruits telset au besoin se montra directement si insultante que je rompis avec tous et restai seul bientôt. L'aspect d'une femmequelle qu'elle fûtsuffisait à la mettre en fureur. Elle renvoya toutes mes domestiquesdepuis la fille de basse-cour jusqu'à la cuisinièrequoiqu'elle sût parfaitement que je ne leur parlais même pas. Puis elle chassa de la même façon celles qu'elle avait choisies elle-même. Je fus contraint de changer tous mes fournisseursparce que la femme du coiffeur était blondeparce que la fille du libraire était bruneet parce que la marchande de cigares me demandait de mes nouvelles quand j'entrais dans sa boutique. Je renonçai en peu de temps à me montrer au théâtre: en effetsi je regardais la sallec'était pour me repaître de la beauté d'une femmeet si je regardais la scènec'était une preuve décisive que je devenais amoureux d'une actrice. Pour les mêmes raisonsje cessai de me promener avec elle en public: le moindre salut devenait à ses yeux une sorte de déclaration. Je ne pouvais ni feuilleter des gravuresni lire un romanni regarder une Viergesous peine d'être accusé de tendresse à l'égard du modèlede l'héroïne ou de la Madone. Je cédais toujoursje l'aimais tant! Mais après quelles luttes fastidieuses!

En même temps que sa jalousie s'exerçait ainsi contre moielle tentait d'entretenir la miennepar des moyens quide factices qu'ils étaient en premier lieudevinrent plus tard véritables.

Elle me trompa. Au soin qu'elle prenait de m'en avertir chaque foisje reconnus qu'elle cherchait moins sa propre émotion que la mienne; mais enfinmême moralementce n'était guère une excuse valableet en tout caslorsqu'elle revenait de ces aventures particulièresje n'étais pas en état de faire leur apologievous le comprendrez sans peine.

Bientôtil ne lui suffit plus de me rapporter les preuves de ses infidélités. Elle voulut renouveler la scène de la grilleet cette fois sans aucune feinte. Oui! Elle machinacontre elle-mêmeune surprise en flagrant délit!

Ce fut un matin. Je m'éveillai tard: je ne la vis pas à mon côté. Une lettre était sur la table et me disait en quelques lignes:

"Mateo qui ne m'aimes plus! Je me suis levée pendant ton sommeil et j'ai été retrouver mon amanthôtel X...chambre 6: tu peux me tuer là si tu veuxla serrure restera ouverte. Je prolongerai ma nuit d'amour jusqu'à la fin de la matinée. Viens donc! j'aurai peut-être la chance que tu me voies pendant une étreinte.

Je t'adore.

CONCHA."

J'y allai. Quelle heure que celle-làmon Dieu! Un duel suivit. Ce fut un scandale public. On a pu vous en parler...

Etquand je pense que tout ceci était fait "pour m'attacher"! Jusqu'où l'imagination des femmes peut-elle les aveugler sur l'amour viril!

Ce que je vis dans cette chambre d'hôtel survécut désormais comme un voile entre Concha et moi. Au lieu de fouetter mon désircomme elle l'avait espéréce souvenir se trouva répandre sur tout son corps quelque chose d'odieux et d'ineffaçable dont elle resta imprégnée. Je la repris pourtant; mais mon amour pour elle était à jamais blessé. Nos querelles devinrent plus fréquentesplus âpresplus brutales aussi. Elle s'accrochait à ma vie avec une sorte de fureur. C'était pur égoïsme et passion personnelle. Son âme foncièrement mauvaise ne soupçonnait même pas qu'on pût aimer autrement. A tout prixpar tous les moyenselle me voulait enfermé dans la ceinture de ses bras. -- Je m'échappai enfin.

Cela se fit un jourtout à coupaprès une scène entre millesimplement parce que c'était inévitable.

Une petite gitanemarchande de corbeillesavait monté l'escalier du jardin pour m'offrir ses pauvres ouvrages de joncs tressés et de feuilles de roseaux. J'allais lui faire une charitéquand je vis Concha s'élancer vers elle et lui dire avec cent injures qu'elle était déjà venue le mois précédentqu'elle prétendait sans doute m'offrir bien autre chose que ses corbeillesajoutant qu'on voyait bien à ses yeux son véritable métierque si elle marchait pieds nus c'était pour montrer ses jambeset qu'il fallait être sans pudeur pour aller ainsi de porte en porte avec un jupon déchiré à la chasse aux amoureux. Tout celasemé d'outrages que je ne vous répète paset dit de la voix la plus rogue. Puis elle lui arracha toute sa marchandisela brisala piétina... Je vous laisse à deviner les sanglots et les tremblements de la malheureuse petite. Naturellement je la dédommageai. D'où bataille.

La scène de ce jour-là ne fut ni plus violente ni plus fastidieuse que les autres; pourtant elle fut définitive: je ne sais pas encore pourquoi. "Tu me quittes pour une bohémienne! -- Mais non. Je te quitte pour la paix."

Trois jours aprèsj'étais à Tanger. Elle me rejoignit. Je partis en caravane dans l'intérieuroù elle ne pouvait me suivreet je restai plusieurs mois sans nouvelles d'Espagne.

Quand je revis Tangerquatorze lettres d'elle m'attendaient à la poste. Je pris un paquebot qui me conduisit en Italie. Huit autres lettres me parvinrent encore. Puis ce fut le silence.

Je ne rentrai à Séville qu'après un an de voyages. Elle était mariée depuis quinze jours à un jeune foud'ailleurs bien néqu'elle a fait envoyer en Bolivie avec une hâte significative. Dans sa dernière lettreelle me disait: "Je serai à toi seulou alors à qui voudra." J'imagine qu'elle est en train de tenir sa seconde promesse.

J'ai tout ditMonsieur. Vous connaissez maintenant Concepcion Perez.

Pour moij'ai eu la vie brisée pour l'avoir trouvée sur ma route. Je n'attends plus rien d'elleque l'oubli; mais une expérience si durement acquise peut et doit se transmettre en cas de danger. Ne soyez pas surpris si j'ai tenu à coeur de vous parler ainsi. Le carnaval est mort hier; la vie réelle recommence; j'ai soulevé un instant pour vous le masque d'une femme inconnue.

"Je vous remercie"dit gravement Andréen lui serrant les deux mains.

15.-- QUI EST L'ÉPILOGUE ET AUSSI LA MORALITÉ DE CETTE HISTOIRE

André revint à pied vers la ville. Il était sept heures du soir. La métamorphose de la terre s'achevait insensiblement par un clair de lune enchanté.

Pour ne pas revenir par le même chemin - ou pour toute autre raison- il prit la route d'Empalme après un long détour à travers la campagne.

Le vent du sud l'enivrait d'une chaleur intarissable quià cette heure déjà nocturneétait encore plus voluptueuse.

Et comme il s'arrêtaitles yeux presque ferméspour jouir de cette sensation nouvelle avec frissonune voiture le croisaet s'arrêta brusquement.

Il s'avança; on lui parlait.

"Je suis un peu en retardmurmurait une voix. Mais vous êtes gentilvous m'avez attendue. Bel inconnu qui m'attirezdevrais-je me confier à vous sur cette route déserte et sombre? Ah! Seigneur! vous le voyez bien: je n'ai guère envie de mourirce soir!"

André jeta sur elle un regard qui voyait toute une destinée; puisdevenu soudain très pâleil prit la place vide auprès d'elle.

La voiture roula en pleine campagne jusqu'à une petite maison verte à l'ombre de trois oliviers. On détela les chevaux. Ils dormirent. Le lendemainvers trois heuresils reprirent le harnais. La voiture repartit pour Séville et s'arrêta22plaza del Triunfo.

Concha en descendit la première. André suivait. Ils entrèrent ensemble.

"Rosalie! dit-elle à une femme de chambre. Fais mes mallesvite! Je vais à Paris.

-- Madameil est venu ce matin un monsieur qui a demandé Madameet qui a beaucoup insisté pour entrer. Je ne le connais pasmais il dit que Madame le connaît depuis longtemps et qu'il serait bien heureux si Madame daignait le recevoir.

-- A-t-il laissé une carte?

-- NonMadame."

Mais en même tempsun domestique se présentaitportant une lettreet André sut plus tard que la lettre était celle-ci:

"Ma Conchitaje te pardonne. Je ne puis vivre où tu n'es pas. Reviens. C est moimaintenantqui t'en supplie à genoux.

"Je baise tes pieds nus.

"MATEO."

Sévillel896

Naples1898.