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PIERRELOTI

Aziyadé



1

SALONIQUE

JOURNALDE LOTI

I

16 mai1876.

... Unebelle journée de maiun beau soleilun ciel pur... Quand lescanots étrangers arrivèrentles bourreauxsur lesquaismettaient la dernière main à leur oeuvre : sixpendus exécutaient en présence de la foule l'horriblecontorsion finale... Les fenêtresles toits étaientencombrés de spectateurs ; sur un balcon voisinles autoritésturques souriaient à ce spectacle familier.

Legouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l'appareil dusupplice ; les potences étaient si basses que les pieds nusdes condamnés touchaient la terre. Leurs ongles crispésgrinçaient sur le sable.



II



L'exécutionterminéeles soldats se retirèrent et les mortsrestèrent jusqu'à la tombée du jour exposésaux yeux du peuple. Les six cadavresdebout sur leurs piedsfirentjusqu'au soirla hideuse grimace de la mort au beau soleil deTurquieau milieu de promeneurs indifférents et de groupessilencieux de jeunes femmes.



III



Lesgouvernements de France et d'Allemagne avaient exigé cesexécutions d'ensemblecomme réparation de ce massacredes consuls qui fit du bruit en Europe au début de la criseorientale.

Toutes lesnations européennes avaient envoyé sur rade deSalonique d'imposants cuirassés. L'Angleterre s'y étaitune des premières fait représenteret c'est ainsi quej'y étais venu moi-mêmesur l'une des corvettes de SaMajesté.



IV



Un beaujour de printempsun des premiers où il nous fut permis decirculer dans Salonique de Macédoinepeu après lesmassacrestrois jours après les pendaisonsvers quatreheures de l'après-midiil arriva que je m'arrêtaidevant la porte fermée d'une vieille mosquéepourregarder se battre deux cigognes.

La scènese passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisonscaduques bordaient de petits chemins tortueuxà moitiérecouverts par les saillies des shaknisirs (sorted'observatoires mystérieuxde grands balcons fermés etgrillésd'où les passants sont reluqués par despetits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavésde galets noirset des branches de fraîche verdure couraientsur les toits ; le cielentrevu par échappéesétaitpur et bleu ; on respirait partout l'air tiède et la bonneodeur de mai.

Lapopulation de Salonique conservait encore envers nous une attitudecontrainte et hostile ; aussi l'autorité nous obligeait-elle àtraîner par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. Deloin en loinquelques personnages à turban passaient enlongeant les murset aucune tête de femme ne se montraitderrière les grillages discrets des haremlikes ; on eûtdit une ville morte.

Je mecroyais si parfaitement seulque j'éprouvai une étrangeimpression en apercevant près de moiderrière d'épaisbarreaux de ferle haut d'une tête humainedeux grands yeuxverts fixés sur les miens.

Lessourcils étaient brunslégèrement froncésrapprochés jusqu'à se rejoindre ; l'expression de ceregard était un mélange d'énergie et de naïveté; on eût dit un regard d'enfanttant il avait de fraîcheuret de jeunesse.

La jeunefemme qui avait ces yeux se levaet montra jusqu'à laceinture sa taille enveloppée d'un camail à la turque(féredjé) aux plis longs et rigides. Le camailétait de soie verteorné de broderies d'argent. Unvoile blanc enveloppait soigneusement la têten'en laissantparaître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaientbien vertesde cette teinte vert de mer d'autrefois chantéepar les poètes d'Orient.

Cettejeune femme était Aziyadé.



V



Aziyadéme regardait fixement. Devant un Turcelle se fût cachée; mais un giaour n'est pas un homme ; tout au plus est-ce un objet decuriosité qu'on peut contempler à loisir. Elleparaissait surprise qu'un de ces étrangersqui étaientvenus menacer son pays sur de si terribles machines de ferpûtêtre un très jeune homme dont l'aspect ne lui causait nirépulsion ni frayeur.



VI



Tous lescanots des escadres étaient partis quand je revins sur le quai; les yeux verts m'avaient légèrement captivébien que le visage exquis caché par le voile blanc me fûtencore inconnu ; j'étais repassé trois fois devant lamosquée aux cigogneset l'heure s'en était alléesans que j'en eusse conscience.

Lesimpossibilités étaient entassées comme àplaisir entre cette jeune femme et moi ; impossibilitéd'échanger avec elle une penséede lui parler ni delui écrire ; défense de quitter le bord aprèssix heures du soiret autrement qu'en armes ; départ probableavant huit jours pour ne jamais reveniretpar dessus toutlesfarouches surveillances des harems.

Jeregardai s'éloigner les derniers canots anglaisle soleilprès de disparaîtreet je m'assis irrésolu sousla tente d'un café turc.



VII



Unattroupement fut aussitôt formé autour de moi ; c'étaitune bande de ces hommes qui vivent à la belle étoilesur les quais de Saloniquebateliers ou portefaixqui désiraientsavoir pourquoi j'étais resté à terre etattendaient làdans l'espoir que peut-être j'auraisbesoin de leurs services.

Dans cegroupe de Macédoniensje remarquai un homme qui avait unedrôle de barbeséparée en petites boucles commeles plus antiques statues de ce pays ; il était assis devantmoi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosité ; moncostume et surtout mes bottines paraissaient l'intéresservivement. Il s'étirait avec des airs câlinsdes minesde gros chat angoraet bâillait en montrant deux rangéesde dents toutes petitesaussi brillantes que des perles.

Il avaitd'ailleurs une très belle têteune grande douceur dansles yeux qui resplendissaient d'honnêteté etd'intelligence. Il était tout dépenaillépiedsnusjambes nuesla chemise en lambeauxmais propre comme unechatte.

Cepersonnage était Samuel.



VIII



Ces deuxêtres rencontrés le même jour devaient bientôtremplir un rôle dans mon existence et jouerpendant troismoisleur vie pour moi ; on m'eût beaucoup étonnéen me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pourme suivreet nous étions destinés à passerl'hiver ensemblesous le même toità Stamboul.



IX



Samuels'enhardit jusqu'à me dire les trois mots qu'il savaitd'anglais :

-- Doyou want to go on board ? (Avez-vous besoin d'aller à bord?)

Et ilcontinua en sabir :

-- Teportarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)

Samuelentendait le sabir ; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvaittirer d'un garçon intelligent et déterminéparlant une langue connuepour cette entreprise insensée quiflottait déjà devant moi à l'état devague ébauche.

L'or étaitun moyen de m'attacher ce va-nu-piedsmais j'en avais peu. Samueld'ailleursdevait être honnêteet un garçon quil'est ne consent point pour de l'or à servir d'intermédiaireentre un jeune homme et une jeune femme.



X



AWILLIAM BROWNLIEUTENANT

AU3E D'INFANTERIE DE LIGNEA LONDRES



Salonique2 juin.



... Cen'était d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens ;quelque chose de plus est venu ensuitede l'amour ou peu s'en faut ;j'en suis surpris et charmé.

Si vousaviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieuxquartier solitairevous l'auriez vu monter dans une maison d'aspectfantastique. La porte se referme sur lui avec mystère. C'estla case choisie pour ces changements de décors qui lui sontfamiliers. (Autrefoisvous vous en souvenezc'était pourIsabelle B...l'étoile : la scène se passait dans unfiacreou Hay-Market streetchez la maîtresse du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de décorset c'est àpeine si le costume oriental leur prête encore quelque peud'attrait et de nouveauté.)

Débutde mélodrame. Premier tableau : Un vieil appartementobscur. Aspect assez misérablemais beaucoup de couleurorientale. Des narguilhés traînent à terre avecdes armes.

Votre amiLoti est planté au milieu et trois vieilles juivess'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumespittoresques et des nez crochusde longues vestes ornées depaillettesdes sequins enfilés pour colliersetpourcoiffuredes catogans de soie verte. Elles se dépêchentde lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent àl'habiller à la turqueen s'agenouillant pour commencer parles guêtres dorées et les jarretières. Loticonserve l'air sombre et préoccupé qui convient auhéros d'un drame lyrique.

Les troisvieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont lesmanches d'argent sont incrustés de corailet les lamesdamasquinées d'or ; elles lui passent une veste dorée àmanches flottanteset le coiffent d'un tarbouch. Aprèscelaelles exprimentpar des gestesque Loti est très beauainsiet vont chercher un grand miroir.

Lotitrouve qu'il n'est pas mal en effetet sourit tristement àcette toilette qui pourrait lui être fatale ; et puis ildisparaît par une porte de derrière et traverse touteune ville saugrenuedes bazars d'Orient et des mosquées ; ilpasse inaperçu dans des foules barioléesvêtuesde ces couleurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie ;quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur sonpassage : " Voici un Albanais qui est bien miset ses armessont belles. "

Plus loinmon cher Williamil serait imprudent de suivre votre ami Loti ; aubout de cette courseil y a l'amour d'une femme turquelaquelle estla femme d'un Turc-- entreprise insensée en tout tempsetqui n'a plus de nom dans les circonstances du jour. -- Auprèsd'elleLoti va passer une heure de complète ivresseaurisque de sa têtede la tête de plusieurs autreset detoutes sortes de complications diplomatiques.

Vous direzqu'il fautpour en arriver làun terrible fonds d'égoïsme; je ne dis pas le contraire ; mais j'en suis venu à penserque tout ce qui me plaît est bon à faire et qu'il fauttoujours épicer de son mieux le repas si fade de la vie.

Vous nevous plaindrez pas de moimon cher William : je vous ai écritlonguement. Je ne crois nullement à votre affectionpas plusqu'à celle de personne ; mais vous êtesparmi les gensque j'ai rencontrés deçà et delà dans lemondeun de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir àvivre et à échanger mes impressions. S'il y a dans malettre quelque peu d'épanchementil ne faut pas m'en vouloir: j'avais bu du vin de Chypre.

Àprésent c'est passé ; je suis monté sur le pontrespirer l'air vif du soiret Salonique faisait piètre mine ;ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougiesposéessur une ville sale et noire où fleurissent les vices deSodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glacéeet que la nature prend ses airs ternes et piteuxje retombe surmoi-même ; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le videécoeurant et l'immense ennui de vivre.

Je pensealler bientôt à Jérusalemoù je tâcheraide ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instantmes croyancesreligieuses et philosophiquesmes principes de moralemes théoriessocialesetc.sont représentés par cette grandepersonnalité : le gendarme.

Je vousreviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendantjevous serre les mains et je suis votre dévoué.

LOTI.



XI



Ce fut unedes époques troublées de mon existence que ces derniersjours de mai 1876.

Longtempsj'étais resté anéantile coeur videinerteàforce d'avoir souffert ; mais cet état transitoire avaitpasséet la force de la jeunesse amenait le réveil. Jem'éveillais seul dans la vie ; mes dernières croyancess'en étaient alléeset aucun frein ne me retenaitplus.

Quelquechose comme de l'amour naissait sur ces ruineset l'Orient jetaitson grand charme sur ce réveil de moi-mêmequi setraduisait par le trouble des sens.



XII



Elle étaitvenue habiter avec les trois autres femmes de son maître unyali de campagnedans un boissur le chemin de Monastir ;làon la surveillait moins.

Le jour jedescendais en armes. Par grosse mertoujoursun canot me jetait surles quaisau milieu de la foule des bateliers et des pêcheurs; et Samuelplacé comme par hasard sur mon passagerecevaitpar signes mes ordres pour la nuit.

J'ai passébien des journées à errer sur ce chemin de Monastir.C'était une campagne nue et tristeoù l'oeils'étendait à perte de vue sur des cimetièresantiques ; des tombes de marbre en ruinedont le lichen rongeait lesinscriptions mystérieuses ; des champs plantés demenhirs de granit ; des sépultures grecquesbyzantinesmusulmanescouvraient ce vieux sol de Macédoine où lesgrands peuples du passé ont laissé leur poussière.De loin en loinla silhouette aiguë d'un cyprèsou unplatane immenseabritant des bergers albanais et des chèvres; sur la terre aridede larges fleurs lilas pâlerépandantune douce odeur de chèvrefeuillesous un soleil déjàbrûlant. Les moindres détails de ce pays sont restésdans ma mémoire.

La nuitc'était un calme tièdeinaltérableun silencemêlé de bruits de cigalesun air pur rempli de parfumsd'été ; la mer immobilele ciel aussi brillantqu'autrefois dans mes nuits des tropiques.

Elle nem'appartenait pas encore ; mais il n'y avait plus entre nous que desbarrières matériellesla présence de sonmaîtreet le grillage de fer de ses fenêtres.

Je passaisces nuits à l'attendreà attendre ce momenttrèscourt quelquefoisoù je pouvais toucher ses bras àtravers les terribles barreauxet embrasser dans l'obscuritéses mains blanchesornées de bagues d'Orient.

Et puisàcertaine heure du matinavant le jourje pouvaisavec milledangersrejoindre ma corvette par un moyen convenu avec lesofficiers de garde.



XIII



Messoirées se passaient en compagnie de Samuel. J'ai vud'étranges choses avec luidans les tavernes des bateliers ;j'ai fait des études de moeurs que peu de gens ont pu fairedans les cours des miracles et les tapis francs desjuifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bougesétait celui des matelots turcsle moins compromettant pourtraverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastaitsingulièrement avec de pareils milieux ; sa belle et doucefigure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu à peu jem'attachais à luiet son refus de me servir auprèsd'Aziyadé me faisait l'estimer davantage.

Mais j'aivu d'étranges choses la nuit avec ce vagabonduneprostitution étrangedans les caves où se consommentjusqu'à complète ivresse le mastic et le raki...



XIV



Une nuittiède de juinétendus tous deux à terre dans lacampagnenous attendions deux heures du matin-- l'heure convenue.-- Je me souviens de cette belle nuit étoiléeoùl'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprèsdessinaient sur la montagne des larmes noiresles platanes desmasses obscures ; de loin en loinde vieilles bornes séculairesmarquaient la place oubliée de quelque derviche d'autrefois ;l'herbe sèchela mousse et le lichen avaient bonne odeur ;c'était un bonheur d'être en pleine campagne unepareille nuitet il faisait bon vivre.

MaisSamuel paraissait subir cette corvée nocturne avec unedétestable humeuret ne me répondait même plus.

Alors jelui pris la main pour la première foisen signe d'amitiéet lui fis en espagnol à peu près ce discours :

-- Mon bonSamuelvous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet.Dormezet vous serez de plus belle humeur après. N'êtes-vouspas content de moi ? et qu'ai-je pu vous faire ?

Sa maintremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eût éténécessaire.

-- Chevoletedit-il d'une voix sombre et troubléechevolete mî ? (Que voulez-vous de moi ?)...

Quelquechose d'inouï et de ténébreux avait un momentpassé dans la tête du pauvre Samuel ; -- dans le vieilOrient tout est possible ! -- et puis il s'était couvert lafigure de ses braset restait làterrifié delui-mêmeimmobile et tremblant...

Maisdepuis cet instant étrangeil est à mon service corpset âme ; il joue chaque soir sa liberté et sa vie enentrant dans la maison qu'Aziyadé habite ; il traversedansl'obscuritépour aller la chercherce cimetièrerempli pour lui de visions et de terreurs mortelles ; il ramejusqu'au matin dans sa barque pour veiller sur la nôtreoubien m'attend toute la nuitcouché pêle-mêle aveccinquante vagabondssur la cinquième dalle de pierredu quai de Salonique. Sa personnalité est comme absorbéedans la mienneet je le trouve partout dans mon ombrequels quesoient le lieu et le costume que j'aie choisisprêt àdéfendre ma vie au risque de la sienne.



XV



LOTI APLUMKETTLIEUTENANT DE MARINE



Saloniquemai 1876.



Mon cherPlumkett



Vouspouvez me racontersans m'ennuyer jamaistoutes les choses tristesou saugrenuesou même gaiesqui vous passeront par la tête; comme vous êtes classé pour moi en dehors du "vil troupeau "je lirai toujours avec plaisir ce que vousm'écrirez.

Votrelettre m'a été remise sur la fin d'un dîner auvin d'Espagneet je me souviens qu'elle m'a un peuàpremière vueabasourdi par son ensemble original. Vous êtesen effet " un drôle de type "mais celaje lesavais déjà. Vous êtes aussi un garçond'espritce qui était connu. Mais ce n'est point làseulement ce que j'ai démêlé dans votre longuelettreje vous l'assure.

J'ai vuque vous avez dû beaucoup souffriret c'est là un pointde commun entre nous deux. Moi aussiil y a dix longues annéesque j'ai été lancé dans la vieàLondreslivré à moi-même à seize ans ;j'ai goûté un peu toutes les jouissances ; mais je necrois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait étéépargné. Je me trouve fort vieuxmalgré monextrême jeunesse physiqueque j'entretiens par l'escrime etl'acrobatie.

Lesconfidences d'ailleurs ne servent à rien ; il suffit que vousayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.

Je voisaussi que j'ai été assez heureux pour vous inspirerquelque affection ; je vous en remercie. Nous auronssi vous voulezbience que vous appelez une amitié intellectuelleetnos relations nous aideront à passer le temps maussade de lavie.

Àla quatrième page de votre papiervotre main courait un peuvite sans doutequand vous avez écrit : " une affectionet un dévouement illimités. " Si vous avez pensécelavous voyez bienmon cher amiqu'il y a encore chez vous de lajeunesse et de la fraîcheuret que tout n'est pas perdu. Cesbelles amitiés-làà la vieà la mortpersonne plus que moi n'en a éprouvé tout le charme ;maisvoyez-vouson les a à dix-huit ans ; àvingt-cinqelles sont finieset on n'a plus de dévouementque pour soi-même. C'est désolantce que je vous dislàmais c'est terriblementvrai.



XVI



Saloniquejuin 1876.



C'étaitun bonheur de faire à Salonique ces corvées matinalesqui vous mettaient à terre avant le lever du soleil. L'airétait si légerla fraîcheur si délicieusequ'on n'avait aucune peine à vivre ; on était commepénétré de bien-être. Quelques Turcscommençaient à circulervêtus de robes rougesvertes ou orangesous les rues voûtées des bazarsàpeine éclairées encore d'une demi-lueur transparente.

L'ingénieurThompson jouait auprès de moi le rôle du confidentd'opéra-comiqueet nous avons bien couru ensemble par lesvieilles rues de cette villeaux heures les plus prohibées etdans les tenues les moins réglementaires.

Le soirc'était pour les yeux un enchantement d'un autre genre : toutétait rose ou doré. L'Olympe avait des teintes debraise ou de métal en fusionet se réfléchissaitdans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air : ilsemblait qu'il n'y avait plus d'atmosphère et que lesmontagnes se découpaient dans le videtant leurs arêtesles plus lointaines étaient nettes et décidées.

Nousétions souvent assis le soir sur les quais où seportait la fouledevant cette baie tranquille. Les orgues deBarbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarresaccompagnésde clochettes et de chapeaux chinois ; les cafedjisencombraient la voie publique de leurs petites tables toujoursgarnieset ne suffisaient plus à servir les narguilhésles skirosle lokoum et le raki.

Samuelétait heureux et fier quand nous l'invitions à notretable. Il rôdait alentourpour me transmettre par signesconvenus quelque rendez-vous d'Aziyadéet je tremblaisd'impatience en songeant à la nuit qui allait venir.



XVII



Saloniquejuillet 1876.



Aziyadéavait dit à Samuel qu'il resterait cette nuit-là auprèsde nous. Je la regardais faire avec étonnement : elle m'avaitprié de m'asseoir entre elle et luiet commençait àlui parler en langue turque.

C'étaitun entretien qu'elle voulaitle premier entre nous deuxet Samueldevait servir d'interprète ; depuis un moisliés parl'ivresse des senssans avoir pu échanger même unepenséenous étions restés jusqu'à cettenuit étrangers l'un à l'autre et inconnus.

-- Oùes-tu né ? Où as-tu vécu ? Quel âge as-tu? As-tu une mère ? Crois-tu en Dieu ? Es-tu allé dansle pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoup de maîtresses ?Es-tu un seigneur dans ton pays ?

Elleelleétait une petite fille circassienne venue àConstantinople avec une autre petite de son âge ; un marchandl'avait vendue à un vieux Turc qui l'avait élevéepour la donner à son fils ; le fils était mortlevieux Turc aussi ; ellequi avait seize ansétaitextrêmement belle ; alorselle avait été prisepar cet hommequi l'avait remarquée à Stamboul etramenée dans sa maison de Salonique.

-- Elledittraduisait Samuelque son Dieu n'est pas le même que letienet qu'elle n'est pas bien sûred'après le Koranque les femmes aient une âme comme les hommes ; elle pense quequand tu seras partivous ne vous verrez jamaismême aprèsque vous serez mortset c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenantdit Samuel en riantelle demande si tu veux te jeter dans la meravec elle tout de suite ; et vous vous laisserez couler au fond envous tenant serrés tous les deux... Et moiensuitejeramènerai la barqueet je dirai que je ne vous ai pas vus.

-- Moidis-jeje le veux bienpourvu qu'elle ne pleure plus ; partons toutde suitece sera fini après.

Aziyadécompritelle passa ses bras en tremblant autour de mon cou ; et nousnous penchâmes tous deux sur l'eau.

-- Nefaites pas celacria Samuelqui eut peuren nous retenant tousdeux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriezlà. En se noyanton se mord et on fait une horrible grimace.

Cela étaitdit en sabir avec une crudité sauvage que le françaisne peut pas traduire.

. . . . .. . . . . . . . . . . . .

Il étaitl'heure pour Aziyadé de repartiretl'instant d'aprèselle nous quitta.



XVIII



PLUMKETTA LOTI



Londresjuin 1876.



Mon cherLoti



J'ai unevague souvenance de vous avoir envoyé le mois dernier unelettre sans queue ni têteni rime ni raison. Une de ceslettres que le primesaut vous dicteoù l'imagination galopesuivie par la plumequiellene fait que trotteret encore enbutant souvent comme une vieille rossinante de louage.

Ceslettres-làon ne les a jamais relues avant de les fermer caralors on ne les aurait point envoyées. Des digressions plus oumoins pédantesques dont il est inutile de chercher l'à-propossuivies d'âneries indignes du Tintamarre. Ensuitepourle bouquetun auto-panégyrique d'individu incompris quicherche à se faire plaindrepour récolter descompliments que vous êtes assez bon pour lui envoyer.Conclusion : tout cela était bien ridicule.

Et lesprotestations de dévouement ! -- Oh ! pour le coup c'est làque la vieille rossinante à deux becs prenait le mors auxdents ! Vous répondez à cet article de ma lettre commeeût pu le faire cet écrivain du XVIe siècle avantnotre ère qui ayant essayé de toutd'être ungrand roiun grand philosopheun grand architected'avoir sixcents femmesetc.en vint à s'ennuyer et à sedégoûter tellement de toutes ces chosesqu'il déclarasur ses vieux jourstoutes réflexions faitesque toutn'était que vanité.

Ce quevous me répondiez làen style d'Ecclésiastejele savais bien ; je suis si bien de votre avis sur tout et mêmesur autre choseque je doute fort qu'il m'arrive jamais de discuteravec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nousn'avons absolument rien à nous apprendre l'un àl'autrepour ce qui est des choses de l'ordre moral.

-- Lesconfidencesme dites-voussont inutiles.

Plus quejamaisje m'incline : j'aime à avoir des vues d'ensemble surles personnes et les chosesj'aime à en deviner les grandstraits ; quant aux détailsje les ai toujours eus en horreur.

"Affection et dévouement illimités ! " Quevoulez-vous ! c'était un de ces bons mouvementsun de cesheureux éclairs à la faveur desquels on est meilleurque soi-même. Croyez bien que l'on est sincère au momentoù l'on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairsà qui faut-il s'en prendre ?... Est-ce à vous et àmoiqui ne sommes aucunement responsables de la profondeimperfection de notre nature ? Est-ce à celui qui ne nous acréés que pour nous laisser à demi ébauchéssusceptibles des aspirations les plus élevées ; maisincapables d'actes qui soient en rapport avec nos conceptions ?N'est-ce à personne du tout ? Dans le doute où noussommes à ce sujetje crois que c'est ce qu'il y a de mieux àfaire.

Merci pource que vous me dites de la fraîcheur de mes sentiments.Pourtant je n'en crois rien. Ils ont trop serviou plutôt jem'en suis trop servipour qu'ils ne soient pas un peu défraîchispar l'usage que j'en ai fait. Je pourrais dire que ce sont dessentiments d'occasionetà ce proposje vous rappelleraique souvent on trouve de très bonnes occasions. Je vous feraiégalement remarquer qu'il est des choses qui gagnent ensolidité ce que l'usure peut leur avoir enlevé debrillant et de fraîcheur ; comme exemple tiré du noblemétier que nous exerçons tous deuxje vous citerai levieux filin.

Il estdonc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n'y a plus àrevenir là-dessus. Une fois pour toutesje vous déclareque vous êtes très bien douéet qu'il seraitfort malheureux que vous laissiez s'atrophier par l'acrobatie lameilleure partie de vous-même. Cela poséje cesse devous assommer de mon affection et de mon admirationpour entrer dansquelques détails sur mon individu.

Je suisbien portant physiquementet en traitement pour ce qui est du moral.-- Mon traitement consiste à ne plus me tourner la cervelle àl'enverset à mettre un régulateur à masensibilité. Tout est équilibre en ce mondeau-dedansde nous-même comme au-dehors. Si la sensibilité prend ledessusc'est toujours aux dépens de la raison. Plus vousserez poètemoins vous serez géomètreetdansla vieil faut un peu de géométrieetce qui est pisencorebeaucoup d'arithmétique. Je croisDieu me pardonneque je vous écris là quelque chose qui a presque lesenscommun !

Tout àvous



PLUMKETT.



XIX



Nuit du 27juilletSalonique.



Àneuf heuresles uns après les autresles officiers du bordrentrent dans leurs chambres ; ils se retirent tous en me souhaitantbonne chance et bonne nuit : mon secret est devenu celui de tout lemonde.

Et jeregarde avec anxiété le ciel du côté duvieil Olymped'où partent trop souvent ces gros nuagescuivrésindices d'orages et de pluie torrentielle.

Ce soirde ce côté-làtout est puret la montagnemythologique découpe nettement sa cime sur le ciel profond.

Jedescends dans ma cabineje m'habille et je remonte.

Alorscommence l'attente anxieuse de chaque soir : une heuredeux heuresse passentles minutes se traînent et sont longues comme desnuits.

Àonze heuresun léger bruit d'avirons sur la mer calme ; unpoint lointain s'approche en glissant comme une ombre. C'est labarque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le hèlent.Samuel ne répond rienet cependant les fusils s'abaissent ;-- les factionnaires ont une consigne secrète qui concerne luiseulet le voilà le long du bord.

On luiremet pour moi des filetset différents ustensiles de pêche; les apparences sont sauvées ainsiet je saute dans labarquequi s'éloigne ; j'enlève le manteau quicouvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma vestedorée brille légèrement dans l'obscuritéla brise est molle et tièdeet Samuel rame sans bruit dans ladirection de la terre.

Une petitebarque est là qui stationne. -- Elle contient une vieillenégresse hideuse enveloppée d'un drap bleuun vieuxdomestique albanais armé jusqu'aux dentsau costumepittoresque ; et puis une femmetellement voilée qu'on nevoit plus rien d'elle-même qu'une informe masse blanche.

Samuelreçoit dans sa barque les deux premiers de ces personnagesets'éloigne sans mot dire. Je suis resté seul avec lafemme au voileaussi muette et immobile qu'un fantôme blanc ;j'ai pris les rameseten sens inversenous nous éloignonsaussi dans la direction du large. -- Les yeux fixés sur ellej'attends avec anxiété qu'elle fasse un mouvement ou unsigne.

Quandàson grénous sommes assez loinelle me tend ses bras ; c'estle signal attendu pour venir m'asseoir auprès d'elle. Jetremble en la touchantce premier contact me pénètred'une langueur mortelleson voile est imprégné desparfums de l'Orientson contact est ferme et froid.

J'ai aiméplus qu'elle une autre jeune femme queà présentjen'ai plus le droit de voir ; mais jamais mes sens n'ont connupareille ivresse.



XX



La barqued'Aziyadé est remplie de tapis soyeuxde coussins et decouvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de lanonchalance orientaleet il semblerait voir un lit qui flotte plutôtqu'une barque.

C'est unesituation singulière que la nôtre : il nous est interditd'échanger seulement une parole ; tous les dangers se sontdonné rendez-vous autour de ce litqui dérive sansdirection sur la mer profonde ; on dirait deux êtres qui ne sesont réunis que pour goûter ensemble les charmesenivrants de l'impossible.

Dans troisheuresil faudra partirquand la Grande Ourse se sera renverséedans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvementrégulierelle est l'aiguille du cadran qui compte nos heuresd'ivresse.

D'ici làc'est l'oubli complet du monde et de la viele même baisercommencé le soir qui dure jusqu'au matinquelque chose decomparable à cette soif ardente des pays de sable de l'Afriquequi s'excite en buvant de l'eau fraîche et que la satiétén'apaise plus...

Àune heureun tapage inattendu dans le silence de cette nuit : desharpes et des voix de femmes ; on nous crie gareet à peineavons-nous le temps de nous garer. Un canot de la Maria Piapasse grand train près de notre barque ; il est remplid'officiers italiens en partie fineivres pour la plupart ; -- ilavait failli passer sur nous et nous couler.



XXI



Quand nousrejoignîmes la barque de Samuella Grande Ourse avait dépasséson point de plus grande inclinaisonet on entendait dans lelointain le chant du coq.

Samueldormaitroulé dans ma couvertureà l'arrièreau fond de la barque ; la négresse dormaitaccroupie àl'avant comme une macaque ; le vieil Albanais dormait entre eux deuxcourbé sur ses avirons.

Les deuxvieux visiteurs rejoignirent leur maîtresseet la barque quiportait Aziyadé s'éloigna sans bruit. Longtemps jesuivis des yeux la forme blanche de la jeune femmeétendueinerte à la place où je l'avais quittéechaudede baiserset humide de la rosée de la nuit.

Troisheures sonnaient à bord des cuirassés allemands : unelueur blanche à l'orient profilait le contour sombre desmontagnesdont la base était perdue dans l'ombredansl'épaisseur de leur propre ombrereflétéeprofondément dans l'eau calme. Il était impossibled'apprécier encore aucune distance dans l'obscuritéprojetée par ces montagnes ; seulement les étoilespâlissaient.

Lafraîcheur humide du matin commençait à tomber surla mer ; la rosée se déposait en gouttelettes serréessur les planches de la barque de Samuel ; j'étais vêtu àpeineles épaules seulement couvertes d'une chemised'Albanais en mousseline légère. Je cherchais ma vestedorée ; elle était restée dans la barqued'Aziyadé. Un froid mortel glissait le long de mes brasetpénétrait peu à peu toute ma poitrine. Une heureencore avant le moment favorable pour rentrer à bord enévitant la surveillance des hommes de garde ! J'essayai deramer ; un sommeil irrésistible engourdissait mes bras. Alorsje soulevai avec des précautions infinies la couverture quienveloppait Samuelpour m'étendre sans l'éveiller àcôté de cet ami de hasard.

Etsansen avoir eu conscienceen moins d'une secondenous nous étionsendormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n'y a pasde résistance possible ; -- et la barque s'en alla en dérive.

Une voixrauque et germanique nous éveilla au bout d'une heure ; lavoix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci : "Ohé du canot ! "

Nousétions tombés sur les cuirassés allemandsetnous nous éloignâmes à force de rames ; lesfusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il étaitquatre heures ; l'aubeincertaine encoreéclairait la masseblanche de Saloniqueles masses noires des navires de guerre ; jerentrai à bord comme un voleurassez heureux pour êtreinaperçu.



XXII



La nuitd'après (du 28 au 29)je rêvai que je quittaisbrusquement Salonique et Aziyadé. Nous voulions courirSamuelet moidans le sentier du village turc où elle demeurepourau moins lui dire adieu ; l'inertie des rêves arrêtaitnotre course ; l'heure passait et la corvette larguait ses voiles.

-- Jet'enverrai de ses cheveuxdisait Samueltoute une longue natte deses cheveux bruns.

Et nouscherchions toujours à courir.

Alorsonvint m'éveiller pour le quart ; il était minuit. Letimonier alluma une bougie dans ma chambre : je vis briller lesdorures et les fleurs de soie de la tapisserieet m'éveillaitout à fait.

Il plutpar torrents cette nuit-làet je fus trempé.



XXIII



Salonique29 juillet.



Je reçoisce matin à dix heures cet ordre inattendu : quitterbrusquement ma corvette et Salonique : prendre passage demain sur lepaquebot de Constantinopleet rejoindre le stationnaire anglais leDeerhoundqui se promène par là-basdans leseaux du Bosphore ou du Danube.

Une bandede matelots vient d'envahir ma chambre ; ils arrachent les tentureset confectionnent les malles.

J'habitaistout au fond du Prince-of-Walesun réduit blindéconfinant avec la soute aux poudres. J'avais meublé d'unemanière originale ce caveauoù ne pénétraitpas la lumière du soleil : sur les murailles de feruneépaisse soie rouge à fleurs bizarres ; des faïencesdes vieilleries redoréesdes armesbrillant sur ce fondsombre.

J'avaispassé des heures tristesdans l'obscurité de cettechambreces heures inévitables du tête-à-têteavec soi-mêmequi sont vouées aux remordsaux regretsdéchirants du passé.



XXIV



J'avaisquelques bons camarades sur le Prince-of-Wales ; j'étaisun peu l'enfant gâté du bordmais je ne tiens plus àpersonneet il m'est indifférent de les quitter.

Unepériode encore de mon existence qui va finiret Salonique estun coin de la terre que je ne reverrai plus.

J'ai passépourtant des heures enivrantes sur l'eau tranquille de cette grandebaiedes nuits que beaucoup d'hommes achèteraient bien cheret j'aimais presque cette jeune femmesi singulièrementdélicieuse !

J'oublieraibientôt ces nuits tièdesoù la premièrelueur de l'aube nous trouvait étendus dans une barqueenivrésd'amouret tout trempés de la rosée du matin.

Jeregrette Samuel aussile pauvre Samuelqui jouait si gratuitementsa vie pour moiet qui va pleurer mon départ comme un enfant.C'est ainsi que je me laisse aller encore et prendre à toutesles affections ardentesà tout ce qui y ressemblequel qu'ensoit le mobile intéressé ou ténébreux ;j'accepteen fermant les yeuxtout ce qui peut pour une heurecombler le vide effrayant de la vietout ce qui est une apparenced'amitié ou d'amour.



XXV



30juillet. Dimanche.



Àmidipar une journée brûlanteje quitte Salonique.Samuel vient avec sa barqueà la dernière heuremedire adieu sur le paquebot qui m'emporte.

Il a l'airfort dégagé et satisfait. -- Encore un qui m'oublieravite !

-- Aurevoireffendimpensia poco de Samuel ! (Au revoirmonseigneur ! pense un peu à Samuel !)



XXVI



-- Enautomnea dit AziyadéAbeddin-effendimon maîtretransportera à Stamboul son domicile et ses femmes ; si parhasard il n'y venait pasmoi seule j'y viendrais pour toi.

Va pourStamboulet je vais l'y attendre. Mais c'est tout àrecommencerun nouveau genre de viedans un nouveau paysavec denouveaux visageset pour un temps que j'ignore.



XXVII



L'état-majordu Prince-of-Wales exécute des effets de mouchoirs trèsréussiset le pays s'éloignebaigné dans lesoleil. Longtemps on distingue la tour blancheoùla nuits'embarquait Aziyadéet cette campagne pierreuseçàet là plantée de vieux platanessi souvent parcouruedans l'obscurité.

Saloniquen'est plus bientôt qu'une tache grise qui s'étale surdes montagnes jaunes et aridesune tache hérissée depointes blanches qui sont des minaretset de pointes noires qui sontdes cyprès.

Et puis latache grise disparaîtpour toujours sans doutederrièreles hautes terres du cap Kara-Bournou. Quatre grands sommetsmythologiques s'élèvent au-dessus de la côte déjàlointaine de Macédoine : OlympeAthosPélion et Ossa!



2



SOLITUDE



I



Constantinople3 août 1876.



Traverséeen trois jours et trois étapes : AthosDédéagatchles Dardanelles.

Nousétions une bande ainsi composée : une belle damegrecquedeux belles dames juivesun Allemandun missionnaireaméricainsa femmeet un derviche. Une sociétéun peu drôle ! mais nous avons fait bon ménage tout demêmeet beaucoup de musique. La conversation généraleavait eu lieu en latinou en grec du temps d'Homère. Il yavait mêmeentre le missionnaire et moides apartés enlangue polynésienne.

Depuistrois joursj'habiteaux frais de Sa Majesté Britanniqueunhôtel du quartier de Péra. Mes voisins sont un lord etune aimable ladyavec laquelle les soirées se passent aupiano à jouer tout Beethoven.

J'attendssans impatience le retour de mon bateauqui se promènequelque partdans la mer de Marmara.



II



Samuel m'asuivi comme un ami fidèle ; j'en ai été touché.Il a réussi à se faufilerlui aussià bordd'un paquebot des Messagerieset m'est arrivé ce matin ; jel'ai embrassé de bon coeurheureux de revoir sa franche ethonnête figurela seule qui me soit sympathique dans cettegrande ville où je ne connais âme qui vive.

-- Voilàdit-ileffendim ; j'ai tout laissémes amismon paysmabarque-- et je t'ai suivi.

J'aiéprouvé déjà quechez les pauvres gensplus qu'ailleurson trouve de ces dévouements absolus etspontanés ; je les aime mieux que les gens policésdécidément : ils n'en ont pas l'égoïsme niles mesquineries.



III



Tous lesverbes de Samuel se terminent en ate ; tout ce qui fait dubruit se dit : fate boum (faire boum).

-- SiSamuel monte à chevaldit-ilSamuel fate boum. !(Lisez : " Samuel tombera. ")

Sesréflexions sont subites et incohérentes comme cellesdes petits enfants ; il est religieux avec naïveté etcandeur ; ses superstitions sont originaleset ses observancessaugrenues. Il n'est jamais si drôle que quand il veut fairel'homme sérieux.



IV



A LOTIDE SA SOEUR



Brightburyaoût 1876.



Frèreaimé



Tu courstu voguestu changestu te poses... te voilà parti comme unpetit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cherpetit oiseaucapricieuxblasébattu des ventsjouet desmiragesqui n'a pas vu encore où il fallait qu'il reposâtsa tête fatiguéeson aile frémissante.

Mirage àSaloniquemirage ailleurs ! Tournoietournoie toujoursjusqu'àce quedégoûté de ce vol inconscienttu teposes pour la vie sur quelque jolie branche de fraîcheverdure... Non ; tu ne briseras pas tes aileset tu ne tomberas pasdans le gouffreparce que le Dieu des petits oiseaux a une foisparléet qu'il y a des anges qui veillent autour de cettetête légère et chérie.

C'est doncfini ! Tu ne viendras pas cette année t'asseoir sous lestilleuls ! L'hiver arrivera sans que tu aies foulé notre gazon! Pendant cinq annéesj'ai vu fleurir nos fleursse parernos ombragesavec la doucela charmante pensée que je vous yverrais tous deux. Chaque saisonchaque étéc'était mon bonheur... Il n'y a plus que toiet nous ne t'yverrons pas.

Un beaumatin d'aoûtje t'écris de Brightburyde notre salonde campagne donnant sur la cour aux tilleuls ; les oiseaux chantentet les rayons du soleil filtrent joyeusement partout. C'est samediet les pierreset le plancherfraîchement lavésracontent tout un petit poème rustique et intimeauqueljele saistu n'es point indifférent. Les grandes chaleurssuffocantes sont passées et nous entrons dans cette périodede paixde charme pénétrantqui peut être sijustement comparée au second âge de l'homme ; les fleurset les plantesfatiguées de toutes ces voluptés del'étés'élancent maintenantrefleurissentvigoureusesavec des teintes plus ardentes au milieu d'une verdureéclatanteet quelques feuilles déjà jauniesajoutent au charme viril de cette nature à sa seconde pousse.Dans ce petit coin de mon Édentout t'attendaitfrèrechéri ; il semblait que tout poussait pour toi... et encoreune foistout passera sans toi. C'est décidénous nete verrons pas.



V



Lequartier bruyant du Taximsur la hauteur de Péraleséquipages européensles toilettes européennesheurtant les équipages et les costumes d'Orient ; une grandechaleurun grand soleil ; un vent tiède soulevant lapoussière et les feuilles jaunies d'août ; l'odeur desmyrtes ; le tapage des marchands de fruitsles rues encombréesde raisins et de pastèques... Les premiers moments de monséjour à Constantinople ont gravé ces imagesdans mon souvenir.

Je passaisdes après-midi au bord de cette route du Taximassis au ventsous les arbresétranger à tous. En rêvant de cetemps qui venait de finirje suivais d'un regard distrait ce défilécosmopolite ; je songeais beaucoup à elleétonnéde la trouver si bien assise tout au fond de ma pensée.

Je fisdans ce quartier la connaissance du prêtre arménien quime donna les premières notions de la langue turque. Jen'aimais pas encore ce pays comme je l'ai aimé plus tard ; jel'observais en touriste ; et Stambouldont les chrétiensavaient peurm'était à peu près inconnu.

Pendanttrois moisje demeurai à Pérasongeant aux moyensd'exécuter ce projet impossiblealler habiter avec elle surl'autre rive de la Corne d'orvivre de la vie musulmane qui étaitsa viela posséder des jours entierscomprendre et pénétrerses penséeslire au fond de son coeur des choses fraîcheset sauvages à peine soupçonnées dans nos nuitsde Salonique-- et l'avoir à moi tout entière.

Ma maisonétait située en un point retiré de Péradominant de haut la Corne d'or et le panorama lointain de la villeturque ; la splendeur de l'été donnait du charme àcette habitation. En travaillant la langue de l'islam devant magrande fenêtre ouverteje planais sur le vieux Stamboul baignéde soleil. Tout au fonddans un bois de cyprèsapparaissaitEyouboù il eût été doux d'aller avecelle cacher son existence-- point mystérieux et ignoréoù notre vie eût trouvé un cadre étrangeet charmant.

Autour dema maison s'étendaient de vastes terrains dominant Stamboulplantés de cyprès et de tombes-- terrains vagues oùj'ai passé plus d'une nuit à errerpoursuivant quelqueaventure imprudente arménienneou grecque.

Tout aufond de mon coeurj'étais resté fidèle àAziyadé ; mais les jours passaient et elle ne venait pas...

De cesbelles créaturesje n'ai conservé que le souvenir sanscharme que laisse l'amour enfiévré des sens ; rien deplus ne m'attacha jamais à aucune d'elleset elles furentvite oubliées.

Mais j'aisouvent parcouru la nuit ces cimetièreset j'y ai fait plusd'une fâcheuse rencontre.

Àtrois heuresun matinun homme sorti de derrière un cyprèsme barra le passage. C'était un veilleur de nuit ; il étaitarmé d'un long bâton ferréde deux pistolets etd'un poignard ; -- et j'étais sans armes.

Je compristout de suite ce que voulait cet homme. Il eût attenté àma vie plutôt que de renoncer à son projet.

Jeconsentis à le suivre : j'avais mon plan. Nous marchions prèsde ces fondrières de cinquante mètres de haut quiséparent Péra de Kassim-Pacha. Il était tout aubord ; je saisis l'instant favorableje me jetai sur lui ; -- ilposa un pied dans le videet perdit l'équilibre. Jel'entendis rouler tout au fond sur les pierresavec un bruitsinistre et un gémissement.

Il devaitavoir des compagnons et sa chute avait pu s'entendre de loin dans cesilence. Je pris mon vol dans la nuitfendant l'air d'une course sirapide qu'aucun être humain n'eût pu m'atteindre.

Le cielblanchissait à l'orient quand je regagnai ma chambre. La pâledébauche me retenait souvent par les rues jusqu'à cesheures matinales. À peine étais-je endormiqu'unesuave musique vint m'éveiller ; une vieille aubaded'autrefoisune mélodie gaie et orientalefraîchecomme l'aube du jourdes voix humaines accompagnées de harpeset de guitares.

Le choeurpassaet se perdit dans l'éloignement. Par ma fenêtregrande ouverteon ne voyait que la vapeur du matinle vide immensedu ciel ; et puistout en hautquelque chose se dessina en roseundôme et des minarets ; la silhouette de la ville turques'esquissa peu à peucomme suspendue dans l'air... Alorsjeme rappelai que j'étais à Stamboul-- et qu'elle avaitjuré d'y venir.



VI



Larencontre de cet homme m'avait laissé une impression sinistre; je cessai ce vagabondage nocturneet n'eus plus d'autresmaîtresses-- si ce n'est une jeune fille juive nomméeRébeccaqui me connaissaitdans le faubourg israélitede Pri-Pachasous le nom de Marketo.

Je passaila fin d'août et une partie de septembre en excursions dans leBosphore. Le temps était tiède et splendide. Les rivesombreusesles palais et les yalis se miraient dans l'eau calme etbleue que sillonnaient des caïques dorés.

Onpréparait à Stamboul la déposition du sultanMouradet le sacred'Abd-ul-Hamid.



VII



Constantinople30 août.



Minuit !la cinquième heure aux horloges turques ; les veilleurs denuitfrappent le sol de leurs lourds bâtons ferrés. Leschiens sont enrévolution dans le quartier de Galata etpoussent là-bas des hurlementslamentables. Ceux de monquartier gardent la neutralité et je leur en saisgré ;ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est au grand calmedansmon voisinage ; les lumières s'y sont éteintes une àunependant cestrois longues heures que j'ai passées làétendu devant ma fenêtre ouverte.

Àmes piedsles vieilles cases arméniennes sont obscures etendormies ;j'ai vue sur un très profond ravinau bas duquelun bois de cyprèsséculaires forme une masse absolumentnoire ; ces arbres tristes ombragentd'antiques sépultures demusulmans ; ils exhalent dans la nuit des parfumsbalsamiques.L'immense horizon est tranquille et pur ; je domine de hauttout cepays. Au-dessus des cyprèsune nappe brillantec'est laCorned'or ; au-dessus encoretout en hautla silhouette d'unevilleorientalec'est Stamboul. Les minaretsles hautes coupoles desmosquéesse découpent sur un ciel très étoiléoù un mince croissant de lune estsuspendu ; l'horizon est toutfrangé de tours et minaretslégèrementdessinésen silhouettes bleuâtres sur la teinte pâle de la nuit.Lesgrands dômes superposés des mosquées montenten teintes vagues jusqu'à laluneet produisent surl'imagination l'impression du gigantesque.

Dans un deces palais là-basle Seraskieratil se passe àl'heure qu'ilest une sombre comédie ; les grands pachas y sontréunis pour déposer lesultan Mourad ; demainc'estAbd-ul-Hamid qui l'aura remplacé. Ce sultanpour l'avènementduquel nous avons fait si grande fêteil y a trois moisetqu'on servait aujourd'hui encore comme un dieuon l'étranglepeut-êtrecette nuit dans quelque coin du sérail.

Toutcependant est silencieux dans Constantinople... À onze heuresdescavaliers et de l'artillerie sont passés au galopcourantvers Stamboul ;et puis le roulement sourd des batteries s'est perdudans le lointaintout est retombé dans le silence.

Deschouettes chantent dans les cyprèsavec la même voixque celles demon pays ; j'aime ce bruit d'été qui meramène aux bois du Yorkshireauxbeaux soirs de mon enfancepassée sous les arbreslà-basdans le jardindeBrightbury.

Au milieude ce calmeles images du passé sont vivement présentesà monespritles images de tout ce qui est brisépartisans retour.

Jecomptais que mon pauvre Samuel serait auprès de moi ce soiret sansdoute je ne le reverrai jamais. J'en ai le coeur serréet ma solitude mepèse. Il y a huit joursje l'avais laissépartir pour gagner quelqueargentsur un navire qui s'en allait àSalonique. Les trois bateaux quipouvaient me le ramener sont revenussans luile dernier ce soiretpersonne à bord n'en avaitentendu parler...

Lecroissant s'abaisse lentement derrière Stamboulderrièreles dômes dela Suleïmanieh. Dans cette grande villejesuis étranger et inconnu. Monpauvre Samuel était leseul qui y sût mon nom et mon existenceetsincèrementje commençais à l'aimer.

M'a-t-ilabandonnélui aussiou bien lui est-il arrivé malheur?



VIII



Les amissont comme les chiens : cela finit mal toujourset le mieux estden'en pas avoir.



IX



. . . . .. . . . . . . . . . . . .

L'amiSaketoqui fait le va-et-vient de Salonique à Constantinoplesurles paquebots turcsnous rend fréquemment visite. D'abordcraintif dansla caseil y vint bientôt comme chez lui. Unbrave garçonami d'enfancede Samuelauquel il apporte lesnouvelles du pays.

La vieilleEstherune juive de Salonique qui avait là-bas mission demecostumer en Turc et m'appelait son caro piccolom'envoiepar sonintermédiaireses souhaits et ses souvenirs.

L'amiSaketo est bienvenusurtout quand il apporte les messagesqu'Aziyadélui transmet par l'organe de sa négresse.

-- Lahanum (la dame turque)dit-ilprésente ses salam àM. Loti ;elle lui mande qu'il ne faut point se lasser de l'attendreet qu'avantl'hiver elle sera rendue...



X



LOTIA WILLIAM BROWN



J'ai reçuvotre triste lettre il y a seulement deux jours ; vousl'aviezadressée à bord du Prince-of-Waleselleest allée me chercher à Tuniset ailleurs.

En effetmon pauvre amivotre part de chagrins est lourde aussiet vouslessentez plus vivement que d'autres parce quepour votre malheurvousavez reçu comme moi ce genre d'éducation quidéveloppe le coeur et lasensibilité.

Vous aveztenu vos promessessans douteen ce qui concerne la jeunefemme quevous aimez. À quoi bonmon pauvre amiau profit de qui etenvertu de quelle morale ? Si vous l'aimez à ce point et sielle vous aimene vous embarrassez pas des conventions et desscrupules ; prenez-la àn'importe quel prixvous serez heureuxquelque tempsguéri aprèset lesconséquencessont secondaires.

Je suis enTurquie depuis cinq moisdepuis que je vous ai quitté ; j'yairencontré une jeune femme étrangement charmantedunom d'Aziyadéqui m'aaidé à passer àSalonique mon temps d'exil-- et un vagabondSamuelquej'ai prispour ami. Le moins possible j'habite le Deerhound ; j'ysuisintermittent (comme certaines fièvres de Guinée)reparaissant tous lesquatre jours pour les besoins du service. J'aiun bout de case àConstantinopledans un quartier où jesuis inconnu ; j'y mène une vie quin'a pour règle quema fantaisieet une petite Bulgare de dix-sept ans estma maîtressedu jour.

L'Orient adu charme encore ; il est resté plus oriental qu'on nepense.J'ai fait ce tour de force d'apprendre en deux mois la langueturque ; jeporte fez et cafetan-- et je joue à l'effendicomme les enfantsjouent aux soldats.

Je riaisautrefois de certains romans où l'on voit de braves gensperdreaprès quelque catastrophela sensibilité et lesens moral ; peut-êtrecependant ce cas-là est-il un peule mien. Je ne souffre plusje ne mesouviens plus : je passeraisindifférent à côté de ceux qu'autrefoisj'aiadorés.

J'aiessayé d'être chrétienje ne l'ai pas pu. Cetteillusion sublime quipeut élever le courage de certains hommesde certaines femmes-- nosmères par exemple-- jusqu'àl'héroïsmecette illusion m'est refusée.

Leschrétiens du monde me font rire ; si je l'étaismoile resten'existerait plus à mes yeux ; je me feraismissionnaire et m'en iraisquelque part me faire tuer au service duChrist...

Croyez-moimon pauvre amile temps et la débauche sont deuxgrandsremèdes ; le coeur s'engourdit à la longueetc'est alors qu'on nesouffre plus. Cette vérité n'estpas neuveet je reconnais qu'Alfred deMusset vous l'eûtbeaucoup mieux accommodée ; maisde tous les vieuxadagesquede génération en générationleshommes se repassentcelui-là est un des plus immortellementvrais. Cet amour pur que vousrêvez est une fiction commel'amitié ; oubliez celle que vous aimez pourune coureuse.Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vousd'une fillede cirque qui aura de belles formes.

Il n'y apas de Dieuil n'y a pas de moralerien n'existe de tout cequ'onnous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passeà laquelleil est logique de demander le plus de jouissancespossibleen attendantl'épouvante finale qui est la mort.

Les vraiesmisèresce sont les maladiesles laideurs et la vieillesse;ni vous ni moinous n'avons ces misères-là ; nouspouvons avoir encoreune foule de maîtresseset jouir de lavie.

Je vaisvous ouvrir mon coeurvous faire ma profession de foi : j'aipourrègle de conduite de faire toujours ce qui me plaîten dépit de toutemoralitéde toute convention sociale.Je ne crois à rien ni à personneje n'aime personne nirien ; je n'ai ni foi ni espérance.

J'ai misvingt-sept ans à en venir là ; si je suis tombéplus bas que lamoyenne des hommes j'étais aussi parti de plushaut.

Adieujevous embrasse.

LOTI.



XI



La mosquéed'Eyoubsituée au fond de la Corne d'orfut construitesousMahomet IIsur l'emplacement du tombeau d'Eyoubcompagnon duprophète.

L'accèsen est de tout temps interdit aux chrétienset les abordsmêmesn'en sont pas sûrs pour eux.

Cemonument est bâti en marbre blanc ; il est placé dans unlieusolitaireà la campagneet entouré de cimetièresde tous côtés. On voità peine son dôme etses minarets sortant d'une épaisse verdured'unmassif deplatanes gigantesques et de cyprès séculaires.

Leschemins de ces cimetières sont très ombragés etsombresdallés enpierre ou en marbrechemins creux pour laplupart. Ils sont bordésd'édifices de marbre fortanciensdont la blancheurencore inaltéréetranchesur les teintes noires des cyprès.

Descentaines de tombes dorées et entourées de fleurs sepressent àl'ombre de ces sentiers ; ce sont des tombes demorts vénérésd'ancienspachasde grandsdignitaires musulmans. Les cheik-ul-islam ont leurskiosquesfunéraires dans une de ces avenues tristes.

C'est dansla mosquée d'Eyoub que sont sacrés les sultans.



XII



Le 6septembreà six heures du matinj'ai pu pénétrerdans la secondecour intérieure de la mosquée d'Eyoub.

Le vieuxmonument était vide et silencieux ; deuxdervichesm'accompagnaienttout tremblants de l'audace de cetteentreprise. Nousmarchions sans mot dire sur les dalles de marbre. Lamosquéeà cetteheure matinaleétait d'uneblancheur de neige ; des centaines de pigeonsramiers picoraient etvoletaient dans les cours solitaires.

Les deuxdervichesen robe de buresoulevèrent la portière decuir quifermait le sanctuaireet il me fut permis de plonger unregard dans celieu vénéréle plus saint deStambouloù jamais chrétien n'a pu porterles yeux.

C'étaitla veille du sacre du sultan Abd-ul-Hamid.

Je mesouviens du jour où le nouveau sultan vint en grande pompeprendrepossession du palais impérial. J'avais étéun des premiers à le voirquand il quitta cette retraitesombre du vieux sérail où l'on tient enTurquie lesprétendants au trône ; de grands caïques de galaétaient venusl'y chercheret mon caïque touchait lesien.

Cesquelques jours de puissance ont déjà vieilli le sultan; il avaitalors une expression de jeunesse et d'énergie qu'ila perdue depuis.L'extrême simplicité de sa misecontrastait avec le luxe oriental dont onvenait de l'entourer. Cethommeque l'on tirait d'une obscurité relativepour leconduire au suprême pouvoirsemblait plongé dans uneinquièterêverie ; il était maigrepâle ettristement préoccupéavec de grandsyeux noirs cernésde bistre ; sa physionomie était intelligente etdistinguée.

Lescaïques du sultan sont conduits chacun par vingt-six rameurs.Leursformes ont l'élégance originale de l'Orient ; ilssont d'une grandemagnificenceentièrement ciselés etdoréset portent à l'avant un éperond'or. Lalivrée des laquais de la cour est verte et orangecouvertededorures. Le trône du sultanorné de plusieurssoleilsest placé sous undais rouge et or.



XIII



Aujourd'hui7 septembrea lieu la grande représentation du sacred'unsultan.

Abd-ul-Hamidà ce qu'il sembleest pressé de s'entourer du prestigedesKhalifes ; il se pourrait que son avènement ouvrît àl'islam une èrenouvelleet qu'il apportât à laTurquie un peu de gloire encore et undernier éclat.

Dans lamosquée sainte d'EyoubAbd-ul-Hamid est allé ceindreen grandepompe le sabre d'Othman.

Aprèsquoisuivi d'un long et magnifique cortègele sultan atraverséStamboul dans toute sa longueur pour se rendre aupalais du vieux sérailfaisant une pause et disant une prièrecomme il est d'usagedans lesmosquées et les kiosquesfunéraires qui se trouvaient sur son chemin.

Deshallebardiers ouvraient la marchecoiffés de plumets verts dedeuxmètres de hautvêtus d'habits écarlates toutchamarrés d'or.

Abd-ul-Hamids'avançait au milieu d'euxmonté sur un chevalblancmonumentalà l'allure lente et majestueusecaparaçonnéd'or et depierreries.

Lecheik-ul-islam en manteau vertles émirs en turban decachemirelesulémas en turban blanc à bandelettesd'orles grands pachasles grandsdignitairessuivaient sur deschevaux étincelants de dorures-- grave etinterminablecortège où défilaient de singulièresphysionomies ! -- Desulémas octogénaires soutenus pardes laquais sur leurs monturestranquillesmontraient au peuple desbarbes blanches et de sombresregards empreints de fanatisme etd'obscurité.

Une fouleinnombrable se pressait sur tout ce parcoursune de cesfoulesturques auprès desquelles les plus luxueuses foulesd'Occidentparaîtraient laides et tristes. Des estradesdisposées sur une étendue deplusieurs kilomètrespliaient sous le poids des curieuxet tous lescostumes d'Europe etd'Asie s'y trouvaient mêlés.

Sur leshauteurs d'Eyoub s'étalait la masse mouvante des damesturques.Tous ces corps de femmesenveloppés chacun jusqu'auxpieds de pièces desoie de couleurs éclatantestoutesces têtes blanches cachées sous lesplis des yachmaksd'où sortaient des yeux noirsse confondaient sous lescyprèsavec les pierres peintes et historiées des tombes. Cela étaitsicoloré et si bizarrequ'on eût dit moins une réalitéqu'une compositionfantastique de quelque orientaliste halluciné.



XIV



Le retourde Samuel est venu apporter un peu de gaieté à matriste case.La fortune me sourit aux roulettes de Péraetl'automne est splendide enOrient. J'habite un des plus beaux pays dumondeet ma liberté estillimitée. Je puis couriràma guiseles villagesles montagneslesbois de la côted'Asie ou d'Europeet beaucoup de pauvres gens vivraientune annéedes impressions et des péripéties d'un seul de mesjours.

PuisseAllah accorder longue vie au sultan Abd-ul-Hamidqui fait revivrelesgrandes fêtes religieusesles grandes solennités del'islam ;Stamboul illuminé chaque soirle Bosphore éclairéaux feux de Bengaleles dernières lueurs de l'Orient qui s'envaune féerie à grand spectacleque sans doute on nereverra plus.

Malgrémon indifférence politiquemes sympathies sont pour ce beaupaysqu'on veut supprimeret tout doucement je deviens Turc sans m'endouter.



XV



... Desrenseignements sur Samuel et sa nationalité : il estTurcd'occasionisraélite de foiet Espagnol par ses pères.

ÀSaloniqueil était un peu va-nu-piedsbatelier et portefaix.Icicomme là-basil exerce son métier sur les quais ;comme il a meilleuremine que les autresil a beaucoup de pratiqueset fait de bonnes journées; le soiril soupe d'un raisin etd'un morceau de painet rentre à lacaseheureux de vivre.

Laroulette ne donne pluset nous voilà fort pauvres tous deuxmais siinsouciants que cela compense ; assez jeunes d'ailleurs pouravoir pourrien des satisfactions que d'autres payent fort cher.

Samuel metdeux culottes percées l'une sur l'autre pour aller au travail;il se figure que les trous ne coïncident pas et qu'il est fortconvenableainsi.

Chaquesoiron nous trouvecomme deux bons Orientauxfumantnotrenarguilhé sous les platanes d'un café turcoubien nous allons au théâtredes ombres chinoisesvoirKaragueuzle Guignol turc qui nous captive.Nous vivons en dehors detoutes les agitationset la politique n'existepas pour nous.

Il y apanique cependant parmi les chrétiens de ConstantinopleetStamboul est un objet d'effroi pour les gens de Péraqui nepassent plusles ponts qu'en tremblant.



XVI



Jetraversais hier au soir Stamboul à chevalpour aller chezIzeddin-Ali.C'était la grande fête du Baïramgrande féerie orientaledernier tableaudu Ramazan : toutesles mosquées illuminées ; les minaretsétincelantsjusqu'à leur extrême pointe ; desversets du Koran en lettres lumineusessuspendus dans l'air ; desmilliers d'hommes criant à la foisau bruit ducanonle nomvénéré d'Allah ; une foule en habits de fêtepromenant dansles rues des profusions de feux et de lanternes ; desfemmes voiléescirculant par troupesvêtues de soied'argent et d'or.

Aprèsavoir couruIzeddin-Ali et moitout Stamboulà trois heuresdumatin nous terminions nos explorations par un souterrain debanlieueoùde jeunes garçons asiatiquescostumésen alméesexécutaient des danseslascives devant unpublic composé de tous les repris de la justiceottomanesaturnale d'une écoeurante nouveauté. Je demandai grâcepour lafin de ce spectacledigne des beaux moments de Sodomeetnous rentrâmesau petit jour.



XVII



KARAGUEUZ



Lesaventures et les méfaits du seigneur Karagueuz ont amuséun nombreincalculable de générations de Turcset rienne fait présager que lafaveur de ce personnage soit prèsde finir.

Karagueuzoffre beaucoup d'analogies de caractère avec levieuxpolichinelle français ; après avoir battu tout lemondey compris safemmeil est battu lui-même par Chéytan-- le diable-- quifinalement l'emporteà la grande joie desspectateurs.

Karagueuzest en carton ou en bois ; il se présente au public sousformede marionnette ou d'ombre chinoise ; dans les deux casil estégalementdrôle. Il trouve des intonations et despostures que Guignol n'avait passoupçonnées ; lescaresses qu'il prodigue à madame Karagueuz sont d'uncomiqueirrésistible.

Il arriveà Karagueuz d'interpeller les spectateurs et d'avoir sesdémêlésavec le public. Il lui arrive aussi de sepermettre des facéties tout àfait incongrueset defaire devant tout le monde des choses quiscandaliseraient mêmeun capucin. En Turquiecela passe ; la censure n'ytrouve rien àdireet on voit chaque soir les bons Turcs s'en allerlalanterne àla mainconduire à Karagueuz des troupes de petits enfants.Onoffre à ces pleines salles de bébés unspectacle quien Angleterreferait rougir un corps de garde.

C'est làun trait curieux des moeurs orientaleset on serait tentéd'endéduire que les musulmans sont beaucoup plus dépravésque nous-mêmesconclusion qui serait absolument fausse.

Lesthéâtres de Karagueuz s'ouvrent le premier jour du moislunaire duRamazan et sont fort courus pendant trente jours.

Le moisfinitout se ramasse et se démonte. Karagueuz rentre pour unandans sa boîte et n'a plussous aucun prétexteledroit d'en sortir.



XVIII





Péram'ennuie et je déménage ; je vais habiter dans le vieuxStamboulmême au-delà de Stambouldans le saintfaubourg d'Eyoub.

Jem'appelle là-bas Arif-Effendi ; mon nom et ma position y sontinconnus.Les bons musulmans mes voisins n'ont aucune illusion sur manationalité ;mais cela leur est égalet à moiaussi.

Je suis làà deux heures du Deerhoundpresque à lacampagnedans unecase à moi seul. Le quartier est turc etpittoresque au possible : une ruede village où règnedans le jour une animation originale ; des bazarsdescafedjisdestentes ; et de graves derviches fumant leur narguilhé sousdesamandiers.

Une placeornée d'une vieille fontaine monumentale en marbreblancrendez-vous de tout ce qui nous arrive de l'intérieurtziganessaltimbanquesmontreurs d'ours. Sur cette placeune caseisolée--c'est la nôtre.

En basunvestibule badigeonné à la chauxblanc comme neigeunappartement vide. (Nous ne l'ouvrons que le soirpour voiravantde nouscouchersi personne n'est venu s'y cacheret Samuel pensequ'il esthanté.)

Aupremierma chambredonnant par trois fenêtres sur la placedéjàmentionnée ; la petite chambre de Samueletle haremlikeouvrant àl'est sur la Corne d'or.

On monteencore un étageon est sur le toiten terrasse comme untoitarabe ; il est ombragé d'une vignedéjàfort jauniehélas ! par le ventde novembre.

Tout àcôté de la caseune vieille mosquée de village.Quand le muezzinqui est mon amimonte à son minaretilarrive à la hauteur de materrasseet m'adresseavant dechanter la prièreun salam amical.

La vue estbelle de là-haut. Au fond de la Corne d'orle sombrepaysaged'Eyoub ; la mosquée sainte émergeant avec sablancheur de marbre d'unbas-fond mystérieuxd'un boisd'arbres antiques ; et puis des collinestristesteintées denuances sombres et parsemées de marbresdescimetièresimmensesune vraie ville des morts.

Àdroitela Corne d'orsillonnée par des milliers de caïquesdorés ;tout Stamboul en raccourciles mosquéesenchevêtréesconfondant leursdômes et leursminarets.

Là-bastout au loinune colline plantée de maisons blanches ;c'estPérala ville des chrétienset le Deerhoundest derrière.



XIX



Ledécouragement m'avait prisen présence de cette casevidede cesmurailles nuesde ces fenêtres disjointes et deces portes sans serrures.C'était si loin d'ailleurssi loindu Deerhoundet si peu pratique...



XX



Samuelpasse huit jours à laverblanchir et calfeutrer. Nousfaisonsclouer sur les planchers des nattes blanches qui lestapissententièrement-- usage turcpropre et confortable. --Des rideaux auxfenêtres et un large divan couvert d'une étoffeà ramages rougescomplètent cette premièreinstallationqui est pour l'instant uneinstallation modeste.

Déjàl'aspect a changé ; j'entrevois la possibilité de faireun chez moide cette case où soufflent tous les ventset je latrouve moins désolée.Cependant il y faudrait saprésence à elle qui avait juré de veniretpeut-être est-ce pour elle seule que je me suis isolédu monde !

Je suis unpeu à Eyoub l'enfant gâté du quartieret Samuelaussi y estfort apprécié.

Mesvoisinsméfiants d'abordont pris le parti de combler deprévenancesl'aimable étranger qu'Allah leur envoieetchez lequel pour eux tout esténigmatique.

Lederviche Hassan-Effendià la suite d'une visite de deuxheurestireainsi ses conclusions :

-- Tu esun garçon invraisemblableet tout ce que tu fais est étrange!Tu es très jeuneou du moins tu le paraiset tu vis dansune si complèteindépendanceque les hommes d'un âgemûr ne savent pas toujours enconquérir de semblable.Nous ignorons d'où tu vienset tu n'as aucunmoyen connud'existence. Tu as déjà couru tous les recoins descinqparties du monde ; tu possèdes un ensemble de connaissanceplus grand quecelui de nos ulémas ; tu sais tout et tu as toutvu. Tu as vingt ansvingt-deux peut-êtreet une vie humaine nesuffirait pas à ton passémystérieux. Ta placeserait au premier rang dans la société européennedePéraet tu viens vivre à Eyoubdans l'intimitésingulièrement choisied'un vagabond israélite. Tu es ungarçon invraisemblable ; mais j'ai duplaisir à te voiret je suis charmé que tu sois venu t'établir parminous.



XXI



Septembre1876



Cérémoniedu Surré-humayoun. Départ des cadeaux impériauxpour la Mecque.

Le sultanchaque annéeexpédie à la ville sainte unecaravane chargée deprésents.

Lecortègeparti du palais de Dolma-Bagtché vas'embarquer à l'échelle deTop-Hanépour serendre à Scutari d'Asie.

En têteune bande d'Arabes dansent au son du tam-tamen agitant en l'airdelongues perches enroulées de banderoles d'or.

Deschameaux s'avancent gravementcoiffés de plumes d'autruchesurmontésd'édifices de brocart d'or enrichis depierreries ; ces édificescontiennent les présents lesplus précieux.

Des muletsempanachés portent le reste du tribut du Khalifedansdescaissons de velours rouge brodé d'or.

Lesulémasles grands dignitairessuivent à chevaletles troupesforment la haie sur tout le parcours.

Il y aquarante jours de marche entre Stamboul et la ville sainte.



XXII



Eyoub estun pays bien funèbre par ces nuits de novembre ; j'avaislecoeur serré et rempli de sentiments étrangeslespremières nuits que jepassai dans cet isolement.

Ma porteferméequand l'obscurité eut envahi pour la premièrefois mamaisonune tristesse profonde s'étendit sur moi commeun suaire.

J'imaginaide sortirj'allumai ma lanterne. (On conduit en prisonàStamboulles promeneurs sans fanal.)

Maispassé sept heures du soirtout est fermé et silencieuxdans Eyoub ;les Turcs se couchent avec le soleil et tirent lesverrous sur leursportes.

De loin enloinsi une lampe dessine sur le pavé le grillaged'unefenêtrene regardez pas par cette ouverture ; cette lampeest une lampefunéraire qui n'éclaire que de grandscatafalques surmontés de turbans. Onvous égorgerait làdevant cette fenêtre grilléequ'aucun secourshumainn'en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu'au matinsont moinsrassurantes que l'obscurité.

Àtous les coins de rueon rencontre à Stamboul de ceshabitations decadavres.

Et làtout près de nousoù finissent les ruescommencentles grandscimetièreshantés par ces bandes demalfaiteurs quiaprès vous avoirdévalisévousenterrent sur placesans que la police turque viennejamais s'enmêler.

Unveilleur de nuit m'engagea à rentrer dans ma caseaprèss'être informédu motif de ma promenadelaquelle luiavait semblé tout à faitinexplicable et même unpeu suspecte.

Heureusementil y a de fort braves gens parmi les veilleurs de nuitetcelui-làen particulierqui devait voir par la suite des allées etvenuesmystérieusesfut toujours d'une irréprochablediscrétion.



XXIII



" Onpeut trouver un compagnonmais non pas un ami fidèle. "

" Sivous traversiez le monde entiervous ne trouveriez peut-êtrepas unami... "



(Extraitd'une vieille poésie orientale.)



XXIV



LOTI A SASOEURA BRIGHTBURY



Eyoub...1876.



...T'ouvrir mon coeur devient de plus en plus difficileparce quechaquejour ton point de vue et le mien s'éloignent davantage.L'idée chrétienneétait restée longtempsflottante dans mon imagination alors même que je necroyais plus; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd'huiceprestigeest absolument tombé ; je ne connais rien de si vaindesimensongerde si inadmissible.

J'ai eu deterribles moments dans ma viej'ai cruellement soufferttu lesais.

J'avaisdésiré me marierje te l'avais dit ; je t'avais confiéle soin dechercher une jeune fille qui fût digne de notre toitde famille et denotre vieille mère. Je te prie de n'y plussonger : je rendraismalheureuse la femme que j'épouseraisjepréfère continuer une vie deplaisirs...

Je t'écrisdans ma triste case d'Eyoub ; à part un petit garçonnomméYousoufque même j'habitue à obéirpar signes pour m'épargner l'ennui deparlerje passe chez moide longues heures sans adresser la parole à âmequi vive.

Je t'aidit que je ne croyais à l'affection de personne ; cela estvrai.J'ai quelques amis qui m'en témoignent beaucoupmais jen'y crois pas.Samuelqui vient de me quitterest peut-êtreencore de tous celui quitient le plus à moi. Je ne me fais pasd'illusion cependant : c'est de sapart un grand enthousiasmed'enfant. Un beau jourtout s'en ira en fuméeet je meretrouverai seul.

Tonaffection à toima soeurj'y crois dans une certaine mesure;affaire d'habitude au moinset puis il faut bien croire àquelque chose.Si c'est vrai que tu m'aimesdis-le-moifais-le-moivoir... J'ai besoinde me rattacher à quelqu'un ; si c'estvraifais que je puisse y croire.Je sens la terre qui manque sousmes pasle vide se fait autour de moiet j'éprouve uneangoisse profonde...

Tant queje conserverai ma chère vieille mèreje resterai enapparence ceque je suis aujourd'hui. Quand elle n'y sera plusj'iraite dire adieuet puis je disparaîtrai sans laisser trace demoi-même...



XXV



LOTI APLUMKETT



Eyoub15novembre 1876.



Derrièretoute cette fantasmagorie orientale qui entoure monexistencederrière Arif-Effendiil y a un pauvre garçontriste qui se sent souventun froid mortel au coeur. Il est peu degens avec lesquels ce garçontrèsrenfermé parnaturecause quelquefois d'une manière un peu intime--maisvous êtes de ces gens-là. -- J'ai beau fairePlumkettje ne suispas heureux ; aucun expédient ne me réussitpour m'étourdir. J'ai le coeurplein de lassitude etd'amertume.

Dans monisolementje me suis beaucoup attaché à ce va-nu-piedsramassésur les quais de Saloniquequi s'appelle Samuel. Soncoeur est sensibleet droit ; c'estcomme dirait feu Raoul de Nangisun diamant brutenchâssé dans du fer. De plussa sociétéest naïve et originaleet jem'ennuie moins quand je l'ai prèsde moi.

Je vousécris à cette heure navrante des crépusculesd'hiver ; on n'entenddans le voisinage que la voix du muezzin quichante tristementenl'honneur d'Allahsa complainte séculaire.Les images du passé seprésentent à mon espritavec une netteté poignante ; les objets quim'entourent ont desaspects sinistres et désolés ; et je me demande cequeje suis bien venu fairedans cette retraite perdue d'Eyoub.

Si encoreelle était là-- elleAziyadé !...

Jel'attends toujours-- maishélas ! comme attendait soeurAnne...

Je fermemes rideauxj'allume ma lampe et mon feu : le décor changeetmes idées aussi. Je continue ma lettre devant une flammejoyeuseenveloppé dans un manteau de fourrureles pieds surun épais tapis deTurquie. Un instant je me prends pour undervicheet cela m'amuse.

Je ne saistrop que vous raconter de ma viePlumkettpour vous distraire; il ya abondance de sujets ; seulementc'est l'embarras du choix. Etpuisce qui est passé est passén'est-ce pas ? et ne vousintéresse plus.

Plusieursmaîtressesdesquelles je n'ai aimé aucunebeaucoupdepéripétiesbeaucoup d'excursionsà pied et àchevalpar monts et parvaux ; partout des visages inconnusindifférents ou antipathiques ;beaucoup de dettesdes juifs àmes trousses ; des habits brodés d'orjusqu'à la plantedes pieds ; la mort dans l'âme et le coeur vide.

Ce soir15 novembreà dix heuresvoici quelle est la situation :

C'estl'hiver ; une pluie froide et un grand vent battent les vitres dematriste case ; on n'entend plus d'autre bruit que celui qu'ils fontet lavieille lampe turque pendue au-dessus de ma tête est laseule qui brûle àcette heure dans Eyoub. C'est un sombrepays qu'Eyouble coeur de l'islam; c'est ici qu'est la mosquéesainte où sont sacrés les sultans ; de vieuxdervichesfarouches et les gardiens des saints tombeaux sont les seulshabitantsde ce quartierle plus musulman et le plus fanatique de tous...

Je vousdisais donc que votre ami Loti est seul dans sa casebienenveloppédans un manteau de peau de renardet en train de se prendrepour underviche.

Il a tiréles verrous de ses porteset goûte le bien-être égoïstedu chezsoibien-être d'autant plus grand que l'on serait plusmal au-dehorsparcette tempêtedans ce pays peu sûr etinhospitalier.

La chambrede Loticomme toutes les choses extraordinairement vieillesporteaux rêves bizarres et aux méditations profondes ; sonplafond dechêne sculpté a dû jadis abriter desinguliers hôteset recouvrir plusd'un drame.

L'aspectd'ensemble est resté dans la couleur primitive. Leplancherdisparaît sous des nattes et d'épais tapistoutle luxe du logis ; etsuivant l'usage turcon se déchausse enentrant pour ne point les salir.Un divan très bas et descoussins qui traînent à terre composent à peuprèstout l'ameublement de cette chambreempreinte de lanonchalancesensuelle des peuples d'Orient. Des armes et des objetsdécoratifs fortanciens sont pendus aux murailles ; des versetsdu Koran sont peintspartoutmêlés à des fleurset à des animaux fantastiques.

Àcôtéc'est le haremlikecomme nous disons enturcl'appartement desfemmes. Il est vide ; lui aussiil attendAziyadéqui devrait être déjàprèsde moisi elle avait tenu sa promesse.

Une autrepetite chambreauprès de la mienneest vide également: c'estcelle de Samuelqui est allé me chercher àSalonique des nouvelles de lajeune femme aux yeux verts. Etpas plusqu'elleil ne paraît revenir.

Sipourtant elle ne venait pasmon Dieuun de ces jours uneautreprendrait sa place. Mais l'effet produit serait fort différent.Jel'aimais presqueet c'est pour elle que je me suis fait Turc.



XXVI



A LOTIDESA SOEUR



Brightbury...1876.



Frèrechéri



Depuishierje traîne le désespoir dans lequel m'a mise talettre... Tuveux disparaître !... Un jourpeut-êtreprochainoù notre bien-aiméemère nous quitteratu veux disparaîtrem'abandonner pour toujours. Tablerase detous nos souvenirsengloutissement de notre passé-- lavieillecase de Brightbury vendueles objets chéris dispersés-- et toi qui neseras pas mort... ! qui seras là quelque partà végéter sous la griffe deSatanquelque partoù je ne saurai pasmais où je sentirai que tuvieilliset que tu souffres !... Que Dieu plutôt te fasse mourir !Alorsje te pleurerai ; alorsje saurai qu'il faut ainsi que le videse fassej'accepteraije souffriraije courberai la tête.

Ce que tudis me révolte et me fait saigner la chair. Tu le feraisdoncpuisque tu le dis ; tu le ferais d'un visage froidd'un coeursecpuisque tu te persuades suivre un fil fatal et mauditpuisque jene suisplus rien dans ton existence... Ta vie est ma vieil y a unrecoin demoi-même où personne n'est... c'est ta place àtoiet quand tu mequitteraselle sera vide et me brûlera.

J'ai perdumon frèreje suis prévenue -- affaire de tempsdequelquesmois peut-être-- il est perdu pour le tempsetl'éternitédéjà mort demille morts. Ettout s'effondreet tout se brise. Le voilàl'enfantchériqui plonge dans un abîme sans fond-- l'abîme des abîmes! Ilsouffrel'air lui manquela lumièrele soleil ; mais ilest sans force; ses yeux restent attachés au fondàses pieds ; il ne relève plus satêteil ne peut plusle prince des ténèbres le lui défend...Quelquefoispourtant il veut résister. Il entend une voixlointainecelle qui a bercéson enfance ; mais le prince luidit : " Mensongevanitéfolie ! " et lepauvreenfantliégarrottéau fond de son abîmesanglantéperduayant appris de son maître àappeler le bien malet le mal bienquefait-il ?... il sourit.

Rien ne mesurprend de ta pauvre âme travaillée et chargéemême pas lesourire moqueur de Satan... il le fallait bien !

Tu l'asmême perduepauvre frèrecette soif d'honnêtetédont tu meparlais. Tu ne la veux plus cette petite compagne douce etmodestefraîchetendre et jolieaimablela mère depetits enfants que tu auraisaimés. Je la voyaislàdans le vieux salonassise sous les vieuxportraits...

Un ventplein de corruption a passé là-dessus. Ce frèredont le coeur nepeut pourtant pas vivre sans affectionsqui en afaim et soifil n'enveut plusd'affections pures ; il vieilliramais personne ne sera làpour le chérir et égayerson front. Ses maîtresses se riront de luion nepeut leur endemander davantage ; et alorsabandonnédésespéré...alorsil mourra !

Plus tu esmalheureuxtroubléballottéconfiantplus jet'aime. Ah !mon bien-aimé frèremon chérisitu voulais revenir à la vie ! si Dieuvoulait ! si tu voyais ladésolation de mon coeursi tu sentais lachaleur de mesprières !...

Mais lapeurl'ennui de la conversionles terreurs blafardes de laviechrétienne... La conversionquel mot ignoble !... Dessermons ennuyeuxdes gens absurdesun méthodisme maussadeune austérité sans couleursans rayonsde grands motsle patois de Chanaan !... Est-ce tout celaqui peut te séduire? Tout celavois-tun'est pas Jésuset le Jésusquetu crois n'est pas le maître radieux que je connais et quej'adore. Decelui-làtu n'auras ni peurni ennuiniéloignement. Tu souffresétrangementtu brûles dedouleur... il pleurera avec toi.

Je prie àtoute heurebien-aimé ; jamais ta pensée ne m'avaittant remplile coeur... Ne serait-ce que dans dix ansdans vingt ansje sais que tucroiras un jour. Peut-être ne le saurai-jejamais-- peut-être mourrai-jebientôt-- maisj'espérerai et je prierai toujours !

Je penseque j'écris beaucoup trop. Tant de pages ! c'est dur àlire ! Monbien-aimé a commencé à hausser lesépaules. Viendra-t-il un jour où il neme lira plus ?...



XXVII



-- VieuxKaïroullahdis-jeamène-moi des femmes !

Le vieuxKaïroullah était assis devant moi par terre. Il étaitramassé surlui-mêmecomme un insecte malfaisant etimmonde ; son crâne chauve etpointu luisait à la lueurde ma lampe.

Il étaithuit heuresune nuit d'hiveret le quartier d'Eyoub étaitaussinoir et silencieux qu'un tombeau.

Le vieuxKaïroullah avait un fils de douze ans nommé Josephbeaucomme unangeet qu'il élevait avec adoration. Ce détailà partil était le plusaccompli des misérables.Il exerçait tous les métiers ténébreux duvieuxjuif déclassé de Stamboulun surtout pour lequelil traitait avec leYuzbâchi Suleïmanet plusieurs de mesamis musulmans.

Il étaitcependant admis et toléré partoutpar cette raisonquedepuisde longues années on s'était habituéà le voir. Quand on le rencontraitdans la rueon disait : "BonjourKaïroullah ! " et on touchait même lebout deses grands doigts velus.

Le vieuxKaïroullah réfléchit longuement à mademande et répondit :

--Monsieur Marketodans ce moment-ci les femmes coûtent trèscher. Maisajouta-t-ilil est des distractions moins coûteusesque je puis ce soirmême vous offrirmonsieur Marketo... Un peude musiquepar exemplevoussera agréable sans doute...

Sur cettephrase énigmatiqueil alluma sa lanternemit sa pelissesessocqueset disparut.

Unedemi-heure aprèsla portière de ma chambre sesoulevait pour donnerpassage à six jeunes garçonsisraélitesvêtus de robes fourréesrougesbleuesvertes et orange. Kaïroullah les accompagnaitavec un autrevieillard plus hideux que lui-mêmeet tout cemonde s'assit à terre avecforce révérencestandis que je restais aussi impassible et immobilequ'une idoleégyptienne.

Cesenfants portaient de petites harpes dorées sur lesquelles ilssemirent à promener leurs doigts chargés de bagues declinquant. Il enrésulta une musique originale que j'écoutaiquelques minutes en silence.

-- Commentvous plaisentmonsieur Marketome dit le vieux Kaïroullah ensepenchant à mon oreille.

J'avaisdéjà compris la situation et je ne manifestai aucunesurprise ;j'eus seulement la curiosité de pousser plus loincette étude d'abjectionhumaine.

-- VieuxKaïroullahdis-jeton fils est plus beau qu'eux...

Le vieuxKaïroullah réfléchit un instant et répondit:

--Monsieur Marketonous pourrons recauser demain...

... Quandj'eus chassé tout ce monde comme une troupe de bêtesgaleusesje vis de nouveau paraître la tête allongéedu vieux Kaïroullahsoulevantsans bruit la draperie de maporte.

--Monsieur Marketodit-ilayez pitié de moi ! Je demeure trèsloin eton croit que j'ai de l'or. Mieux vaudrait me tuer de votremain que memettre à la porte à pareille heure.Laissez-moi dormir dans un coin devotre maisonetavant le jourjevous jure de partir.

Je manquaide courage pour mettre dehors ce vieillardqui y fût mortdefroid et de peuren admettant qu'on ne l'eût pointassassiné. Je mecontentai de lui assigner un coin de mamaisonoù il resta accroupi touteune nuit glacialepelotonnécomme un vieux cloporte dans sa pelisserâpée. Jel'entendais trembler ; une toux profonde sortait de sa poitrinecommeun râle ; et j'en eus tant de pitiéque je me levaiencore pour luijeter un tapis qui lui servît de couverture.

Dèsque le ciel parut blanchirje lui donnai l'ordre de disparaîtreavecle conseil de ne point repasser le seuil de ma porteet de neseretrouver même jamais nulle part sur mon chemin.

3



EYOUB ÀDEUX



I



Eyouble4 décembre 1876.



On m'avaitdit : " Elle est arrivée ! " -- et depuis deuxjoursje vivaisdans la fièvre de l'attente.

-- Cesoiravait dit Kadidja (la vieille négresse quiàSaloniqueaccompagnait la nuit Aziyadé dans sa barque etrisquait sa vie pour samaîtresse)ce soirun caïquel'amènera à l'échelle d'Eyoubdevant tamaison.

Etj'attendais là depuis trois heures.

La journéeavait été belle et lumineuse ; le va-et-vient de laCorne d'oravait une activité inusitée ; à latombée du jourdes milliers de caïquesabordaient àl'échelle d'Eyoubramenant dans leur quartier tranquillelesTurcs que leurs affaires avaient appelés dans les centrespopuleux deConstantinopleà Galata ou au grand bazar.

Oncommençait à me connaître à Eyoubet àdire :

--BonsoirArif ; qu'attendez-vous donc ainsi ?

On savaitbien que je ne pouvais pas m'appeler Arifet que j'étaisunchrétien venu d'Occident ; mais ma fantaisie orientale neportait plusombrage à personneet on me donnait quand mêmece nom que j'avais choisi.



II



Portia! flambeau du ciel ! Portia ! ta mainc'est moi !

(ALFREDDE MUSSETPortia.)



Le soleilétait couché depuis deux heures quand un dernier caïques'avançaseulparti d'Azar-Kapou ; Samuel était auxavirons ; une femme voiléeétait assise àl'arrière sur des coussins. Je vis que c'était elle.

Quand ilsarrivèrentla place de la mosquée était devenuedéserteet lanuit froide.

Je pris samain sans mot direet l'entraînai en courant vers mamaisonoubliant le pauvre Samuelqui resta dehors...

Etquandle rêve impossible fut accompliquand elle fut làdanscettechambre préparée pour elleseule avec moiderrière deux portes garniesde ferje ne sus que me laissertomber près d'elleembrassant sesgenoux. Je sentis que jel'avais follement désirée : j'étais commeanéanti.

Alorsj'entendis sa voix. Pour la première foiselle parlait etjecomprenais-- ravissement encore inconnu ! -- Et je ne trouvaisplus unseul mot de cette langue turque que j'avais apprise pour elle; je luirépondais dans la vieille langue anglaise des chosesincohérentes que jen'entendais même plus !

-- SeverimseniLotim ! (Je t'aimeLotidisait-elleje t'aime !)

On me lesavait dits avant Aziyadéces mots éternels ; maiscette doucemusique de l'amour frappait pour la première foismes oreilles en langueturque. Délicieuse musique que j'avaisoubliéeest-ce bien possible queje l'entende encore partiravec tant d'ivresse du fond d'un coeur pur dejeune femme ; tellementqu'il me semble ne l'avoir entendue jamais ;tellement qu'elle vibrecomme un chant du ciel dans mon âme blasée...

Alorsjela soulevai dans mes brasje plaçai sa tête sous unrayon delumière pour la regarderet je lui dis comme Roméo:

-- Répèteencore ! redis-le !

Et jecommençais à lui dire beaucoup de choses qu'elle devaitcomprendre ;la parole me revenait avec les mots turcset je luiposais une foule dequestions en lui disant :

--Réponds-moi !

Elleelleme regardait avec extasemais je voyais que sa tête n'yétaitpluset que je parlais dans le vide.

--Aziyadédis-jetu ne m'entends pas ?

-- Nonrépondit-elle.

Et elle medit d'une voix grave ces mots doux et sauvages :

-- Jevoudrais manger les paroles de ta bouche ! Senin laf yemekisterim! (Loti ! je voudrais manger le son de ta voix !)



III



Eyoubdécembre 1876.



Aziyadéparle peu ; elle sourit souventmais ne rit jamais ; son pas nefaitaucun bruit ; ses mouvements sont souplesondoyantstranquillesetne s'entendent pas. C'est bien là cette petite personnemystérieusequile plus souvent s'évanouit quand paraîtle jouret que la nuit ramèneensuiteà l'heure desdjinns et des fantômes.

Elle tientun peu de la visionet il semble qu'elle illumine les lieuxparlesquels elle passe. On cherche des rayons autour de sa têteenfantineet sérieuseet on en trouve en effetquand lalumière tombe sur certainspetits cheveux impalpablesrebellesà toutes les coiffuresqui entourentdélicieusement sesjoues et son front.

Elleconsidère comme très inconvenants ces petits cheveuxet passe chaquematin une heure en efforts tout à fait sanssuccès pour les aplatir. Cetravail et celui qui consiste àteindre ses ongles en rouge orange sontses deux principalesoccupations.

Elle estparesseusecomme toutes les femmes élevées en Turquie;cependant elle sait broderfaire de l'eau de rose et écrireson nom. Ellel'écrit partout sur les mursavec autant desérieux que s'il s'agissaitd'une opérationd'importanceet épointe tous mes crayons à ce travail.

Aziyadéme communique ses pensées plus avec ses yeux qu'avec sa bouche;son expression est étonnamment changeante et mobile. Elle estsi forte enpantomime du regardqu'elle pourrait parler beaucoup plusrarement encoreou même s'en dispenser tout à fait.

Il luiarrive souvent de répondre à certaines situations enchantant despassages de quelques chansons turqueset ce mode decitationsqui seraitinsipide chez une femme européenneachez elle un singulier charmeoriental.

Sa voixest gravebien que très jeune et fraîche ; elle laprend du restetoujours dans ses notes basseset les aspirations dela langue turque lafont un peu rauque quelquefois.

Aziyadéest âgée de dix-huit ou dix-neuf ans. Elle est capablede prendreelle-même et brusquement des résolutionsextrêmeset de les suivre aprèscoûte que coûtejusqu'à la mort.



IV



Autrefoisà Saloniquequand il fallait risquer la vie de Samuel etlamienne pour passer auprès d'elle seulement une heurej'avais fait ce rêveinsensé : habiter avec ellequelquepart en Orientdans un recoinignoréoù le pauvreSamuel aussi viendrait avec nous. J'ai réalisé àpeuprès ce rêvecontraire à toutes les idéesmusulmanesimpossible à touségards.

Constantinopleétait le seul endroit où pareille chose pût êtretentée ;c'est le vrai désert d'hommes dont Paris étaitautrefois le typeunassemblage de plusieurs grandes villes oùchacun vit à sa guise et sanscontrôle-- où l'onpeut mener de front plusieurs personnalitésdifférentes-- LotiArif et Marketo.

...Laissons souffler le vent d'hiver ; laissons les rafales dedécembreébranler les ferrures de notre porte et lesgrilles de nos fenêtres.Protégés par de lourdsverrous de ferpar tout un arsenal d'armeschargées-- parl'inviolabilité du domicile turc-- assis devant lebrasero decuivre... petite Aziyadéqu'on est bien chez nous !



V



LOTI A SASOEURA BRIGHBURY



Chèrepetite soeur



J'ai étédur et ingrat de ne pas t'écrire plus tôt. Je t'ai faitbeaucoupde maltu le diset je le crois. Malheureusementtout ceque j'aiécritje le pensaiset je le pense encore ; je nepuis rien maintenantcontre ce mal que je t'ai fait ; j'ai eu tortseulement de te laisser voirau fond de mon coeurmais tu l'avaisvoulu.

Je croisque tu m'aimes ; tes lettres me le prouveraient à défautd'autrespreuves. Moi aussije t'aimetu le sais.

Ilfaudrait m'intéresser à quelque chosedis-tu ? àquelque chose de bonet d'honnêteet le prendre à coeur.Mais j'ai ma pauvre chère vieillemère ; elle estaujourd'hui un but dans ma viele but que je me suisdonné àmoi-même. Pour elleje me compose une certaine gaietéun certaincourage : pour elleje maintiens le côtépositif et raisonnable de monexistenceje reste Lotiofficier demarine.

Je suis deton avisje ne connais pas de chose plus repoussante qu'unvieuxdébauché qui s'en va de fatigue et d'usureet qu'onabandonne. Maisje ne serai point cet objet-là : quand je neserai plus bien portantnijeuneni aiméc'est alors que jedisparaîtrai.

Seulementtu ne m'as pas compris : quand j'aurai disparuje serai mort.

Pour vouspour toià mon retourje ferai un suprême effort.Quand jeserai au milieu de vousmes idées changeront ; sivous me choisissez unejeune fille que vous aimiezje tâcheraide l'aimeret de me fixerpourl'amour de vousdans cetteaffection-là.

Puisque jet'ai parlé d'Aziyadéje puis bien te dire qu'elle estarrivée.-- Elle m'aime de toute son âmeet ne pense pasque je puisse me déciderà la quitter jamais. -- Samuelest revenu aussi ; tous deux m'entourent detant d'amourque j'oubliele passé et les ingrats-- un peu aussi lesabsents...



VI



Peu àpeude modeste qu'elle étaitla maison d'Arif-Effendi estdevenueluxueuse : des tapis de Persedes portières de Smyrnedes faïencesdesarmes. Tous ces objets sont venus un par unnon sans peineet ce mode derecrutement leur donne plus de charme.

Laroulette a fourni des tentures de satin bleu brodé de rosesrougesdéfroques du sérail ; et les muraillesquijadis étaient nuessontaujourd'hui tapissées de soie.Ce luxecaché dans une masure isoléesemble une visionfantastique.

Aziyadéaussi apporte chaque soir quelque objet nouveau ; lamaisond'Abeddin-Effendi est un capharnaüm rempli de vieilleschoses précieuseset les femmes ont le droitdit-elledefaire des emprunts aux réservesde leurs maîtres.

Ellereprendra tout cela quand le rêve sera finiet ce qui est àmoi seravendu.



VII



Qui merendra ma vie d'Orientma vie libre et en plein airmeslonguespromenades sans butet le tapage de Stamboul ?

Partir lematin de l'Atmeïdanpour aboutir la nuit à Eyoub ;faireunchapelet à la mainla tournée des mosquées; s'arrêter à tous lescafedjisaux turbésauxmausoléesaux bains et sur les places ; boirele caféde Turquie dans les microscopiques tasses bleues à pied decuivre; s'asseoir au soleilet s'étourdir doucement àla fumée d'un narguilhé ;causer avec les derviches oules passants ; être soi-même une partie de cetableauplein de mouvement et de lumière ; être libreinsouciant etinconnu ; et penser qu'au logis la bien-aiméevous attendra le soir.

Quelcharmant petit compagnon de route que mon ami Achmetgai ourêveurhomme du peuple et poétique à l'excèsriant à tout bout de champ etdévoué jusqu'àla mort !

Le tableaus'assombrit à mesure qu'on s'enfonce dans le vieuxStamboulqu'on s'approche du saint quartier d'Eyoub et des grandscimetières.Encore des échappées sur la nappebleue de Marmarales îles ou lesmontagnes d'Asiemais lespassants rares et les cases tristes ; -- unsceau de vétustéet de mystère-- et les objets extérieurs racontantleshistoires farouches de la vieille Turquie.

Il estnuit closele plus souventquand nous arrivons à Eyoubaprèsavoir dîné n'importe oùdansquelqu'une de ces petites échoppes turquesoù Achmetvérifie lui-même la propreté des ingrédientset en surveille lapréparation.

Nousallumons nos lanternes pour rejoindre le logis-- ce petit logissiperdu et si paisibledont l'éloignement même est undes charmes.



VIII



Mon amiAchmet a vingt anssuivant le compte de son vieux pèreIbrahim ;vingt-deux anssuivant le compte de sa vieille mèreFatma ; les Turcs nesavent jamais leur âge. Physiquementc'estun drôle de garçonde petitetaillebâti enhercule ; pour qui ne le saurait passa figure maigre etbronzéeferait supposer une constitution délicate ; -- tout petitnezaquilintoute petite bouche ; petits yeux tour à tourpleins d'unedouceur tristeou pétillants de gaieté etd'esprit. Dans l'ensembleunattrait original.

Singuliergarçongai comme un oiseau ; -- les idées les pluscomiquesexprimées d'une manière tout à faitneuve ; sentiments exagérésd'honnêteté etd'honneur. Ne sait pas lire et passe sa vie à cheval. Lecoeurouvert comme la main : la moitié de son revenu est distribuéauxvieilles mendiantes des rues. Deux chevaux qu'il loue au publiccomposenttout son avoir.

Achmet amis deux jours à découvrir qui j'étais et m'apromis le secret dece qu'il est seul à savoiràcondition d'être à l'avenir reçu dansl'intimité.Peu à peu il s'est imposé comme amiet a pris sa placeaufoyer. Chevalier servant d'Aziyadé qu'il adoreil estjaloux pour elleplus qu'elleet m'épie à son serviceavec l'adresse d'un vieux policier.

--Prends-moi donc pour domestiquedit-il un beau jourau lieu decepetit Yousoufqui est voleur et malpropre ; tu me donneras ce quetu luidonnessi tu tiens à me donner quelque chose ; je seraiun peu domestiquepour riremais je demeurerai dans ta case et celam'amusera.

Yousoufreçut le lendemain son congé et Achmet prit possessionde la place.



IX



Un moisaprèsd'un air embarrasséj'offris deux medjidiésde salaire àAchmetqui est la patience même ; il entradans une colère bleue etenfonça deux vitres qu'il fitle lendemain remplacer à ses frais. Laquestion de ses gages setrouva réglée de cette manière.



X



Je le voisun soirdebout dans ma chambre et frappant du pied.

-- Sentchok chéytanLoti !... Anlamadum séni ! (Toibeaucoup lediableLoti ! Tu es très malinLoti ! Je necomprends pas qui tu es !)

Son brasagitait avec colère sa large manche blanche ; sa petitetêtefaisait danser furieusement le gland de soie de son fez.

Il avaitcomploté ceci avec Aziyadé pour me faire rester :m'offrir lamoitié de son avoirun de ses chevauxet jerefusais en riant. Pourcelaj'étais tchok chéytanet incompréhensible.

Àdater de cette soiréeje l'ai aimé sincèrement.

Chèrepetite Aziyadé ! elle avait dépensé sa logiqueet ses larmes pour meretenir à Stamboul ; l'instant prévude mon départ passait comme un nuagenoir sur son bonheur.

Etquandelle eut tout épuisé :

-- Benimdjan seninLoti. (Mon âme est à toiLoti.) Tu esmon Dieumon frèremon amimon amant ; quand tu seras partice sera finid'Aziyadé ; ses yeux seront fermésAziyadésera morte. -- Maintenantfais ce que tu voudrastoitu sais!

Toitusaisphrase intraduisiblequi veut dire à peu prèsceci : " Moije ne suis qu'une pauvre petite qui ne peux pas tecomprendre ; jem'incline devant ta décisionet je l'adore. "

Quand tuseras partije m'en irai au loin sur la montagneet jechanteraipour toi ma chanson :



_Chéytanlardjinler

Kaplanlarduchmanlar

Arslanlaretc_...



(Lesdiablesles djinnsles tigresles lionsles ennemispassentloinde mon ami...) Et je m'en irai mourir de faim sur la montagneenchantantma chanson pour toi.

Suivait lachansonchantée chaque soir d'une voix doucechansonlonguemonotonecomposée sur un rythme étrangeavecles intervallesimpossibleset les finales tristes de l'Orient.

Quandj'aurai quitté Stamboulquand je serai loin d'elle pourtoujourslongtemps encore j'entendrai la nuit la chanson d'Aziyadé.



XI



A LOTIDESA SOEUR



Brightburydécembre 1876.



Chèrefrère



Je l'ailueet relueta lettre ! C'est tout ce que je puis demander pourlemomentet je puis dire comme la Sunamite voyant son fils mort : "Toutva bien ! "

Ton pauvrecoeur est plein de contradictionsainsi que tous les coeurstroublésqui flottent sans boussole. Tu jettes des cris de désespoirtudis que tout t'échappetu en appelles passionnémentà ma tendresseetquand je t'en assure moi-mêmeavecpassionje trouve que tu oublies lesabsentset que tu es siheureux dans ce coin de l'Orient que tu voudraistoujours voir durercet Éden. Mais voilàmoic'est permanentimmuable;tu le retrouverasquand ces douces folies seront oubliéespour faireplace à d'autreset peut-être en feras-tuplus tard plus de cas que tu nepenses.

Cherfrèretu es à moitu es à Dieutu es ànous. Je le sensun jourbientôt peut-êtretureprendras courageconfiance et espoir. Tu verrascombien cetteerreur est douce et délicieuseprécieuse etbienfaisante.Oh ! mensonge mille fois bénique celui qui mefait vivre et me feramourirsans regretset sans frayeur ! qui mènele monde depuis dessièclesqui a fait les martyrsqui faitles grands peuplesqui changele deuil en allégressequi criepartout : " Amourliberté et charité ! "

. . . . .. . . . . . . . . . . . .



XII



Aujourd'hui10 décembrevisite au padishah.

Tout estblanc comme neige dans les cours du palais de Dolma-Bagtchémêmele sol : quai de marbredalles de marbremarches demarbre ; les gardesdu sultan en costume écarlatelesmusiciens vêtus de bleu de ciel etchamarrés d'orleslaquais vert-pomme doublés de jaune-capucine tranchentennuances crues sur cette invraisemblable blancheur.

Lesacrotères et les corniches du palais servent de perchoir àdesfamilles de goélandsde plongeons et de cigognes.

Intérieurementc'est une grande splendeur.

Leshallebardiers forment la haie dans les escaliersimmobiles sousleursgrands plumetscomme des momies dorées. Des officiersdes gardescostumés un peu comme feu Aladdimles commandentpar signes.

Le sultanest gravepâlefatiguéaffaissé.

Réceptioncourteprofonds saluts ; on se retire à reculonscourbésjusqu'à terre.

Le caféest servi dans un grand salon donnant sur le Bosphore.

Desserviteurs à genoux vous allument des chibouks de deux mètresde longà bout d'ambreenrichis de pierrerieset dont lesfourneaux reposent surdes plateaux d'argent.

Les zarfs(pieds des tasses à café) sont d'argent ciseléentourés degros diamants taillés en roseet d'unequantité de pierres précieuses.



XIII



En vainchercherait-on dans tout l'islam un époux plus infortunéque levieil Abeddin-Effendi. Toujours absentce vieillardtoujoursen Asie ;et quatre femmes dont la plus âgée a trenteansquatre femmes quiparextraordinaires'entendent comme deslarrons habileset se gardentmutuellement le secret de leurséquipées.

Aziyadéelle-même n'est pas trop détestéebien qu'ellesoit de beaucoupla plus jeune et la plus jolieet ses aînéesne la vendent pas.

Elle estleur égale d'ailleursune cérémonie dont laportée m'échappelui ayant donnécomme auxautresle titre de dame et d'épouse.



XIV



Je disaisà Aziyadé :

-- Quefais-tu chez ton maître ? À quoi passez-vous vos longuesjournéesdans le harem ?

-- Moi ?répondit-elleje m'ennuie ; je pense à toiLoti ; jeregardeton portrait ; je touche tes cheveuxou je m'amuse avecdivers petitsobjets à toique j'emporte d'ici pour me fairesociété là-bas.

Posséderles cheveux et le portrait de quelqu'un était pour Aziyadéunechose tout à fait singulièreà laquelle ellen'eût jamais songé sans moi; c'était une chosecontraire à ses idées musulmanesune innovationdegiaourà laquelle elle trouvait un charme mêléd'une certaine frayeur.

Il avaitfallu qu'elle m'aimât bien pour me permettre de prendre desescheveux à elle ; la pensée qu'elle pouvaitsubitement mouriravant qu'ilsfussent repousséset paraîtredans un autre monde avec une grosse mèchecoupée toutras par un infidèlecette pensée la faisait frémir.

-- Maislui dis-je encoreavant mon arrivée en Turquiequefaisais-tuAziyadé ?

-- Dans cetemps-làLotij'étais presque une petite fille. Quandpour lapremière fois je t'ai vuil n'y avait pas dix lunesque j'étais dans leharem d'Abeddinet je ne m'ennuyais pasencore. Je me tenais dans monappartementassise sur mon divanàfumer des cigarettesou du hachischà jouer aux cartes avecma servante Eminehou à écouter des histoirestrèsdrôles du pays des hommes noirsque Kadidja saitraconterparfaitement.

"Fenzilé-hanum m'apprenait à broderet puis nous avionsles visites àrendre et à recevoir avec les dames desautres harems.

"Nous avions aussi notre service à faire auprès de notremaîtreet enfinla voiture pour nous promener. Le carrosse denotre mari nous appartienten propre un jour à chacune : maisnous aimons mieux nous arranger poursortir ensemble et faire decompagnie nos promenades.

"Nous nous entendons relativement fort bien.

"Fenzilé-hanumqui m'aime beaucoupest la dame la plus âgéeet la plusconsidérable du harem. Besmé est colèreet entre quelquefois dans degrands emportementsmais elle est facileà calmer et cela ne dure pas.Aïché est la plusmauvaise de nous quatre ; mais elle a besoin de tout lemonde et faitla patte de velours parce qu'elle est aussi la pluscoupable. Elle aeu l'audaceune foisd'amener son amant dans sonappartement !...

Cela avaitété bien souvent mon rêve ausside pénétrerune fois dansl'appartement d'Aziyadépour avoir seulement uneidée du lieu où mabien-aimée passait sonexistence. Nous avions beaucoup discuté ce projetau sujetduquel Fenzilé-hanum avait même étéconsultée ; mais nous nel'avions pas mis à exécutionet plus je suis au courant des coutumes deTurquieplus je reconnaisque l'entreprise eût été folle.

-- Notreharemconcluait Aziyadéest réputé partoutcomme un modèlepour notre patience mutuelle et le bon accordqui règne entre nous.

-- Tristemodèle en tout cas !

Y ena-t-il à Stamboul beaucoup comme celui-là ?

Le mal yest entré d'abord par l'intermédiaire de la jolieAïché-hanum. Lacontagion a fait en deux ans des progrèssi rapidesque la maison de cevieillard n'est plus qu'un foyerd'intrigues où tous les serviteurs sontsubornés. Cettegrande cage si bien grillée et d'un si sévèreaspectestdevenue une sorte de boîte à trucsavecportes secrètes et escaliersdérobés ; lesoiseaux prisonniers en peuvent impunément sortiretprennentleur volée dans toutes les directions du ciel.



XV



Stamboul25 décembre 1876.



Une bellenuit de Noëlbien clairebien étoiléebienfroide.

Àonze heuresje débarque du Deerhound au pied de lavieille mosquée deFoundouclidont le croissant brille auclair de lune.

Achmet estlà qui m'attendet nous commençons aux lanternesl'ascensionde Pérapar les rues biscornues des quartiersturcs.

Grandeémotion parmi les chiens. On croirait circuler dans uncontefantastique illustré par Gustave Doré.

J'étaisconvié là-haut dans la ville européenneàune fête de Christmaspareille à celles qui se célèbrentà la même date dans tous les coins dela patrie.

Hélas! les nuits de Noël de mon enfance... quel doux souvenir j'engardeencore !...



XVI



LOTI ÀPLUMKETT



Eyoub27septembre 1876.



CherPlumkett



Voilàcette pauvre Turquie qui proclame sa constitution ! Oùallons-nous ?je vous le demande ; et dans quel siècleavons-nous reçu le jour ? Unsultan constitutionnelceladéroute toutes les idées qu'on m'avaitinculquéessur l'espèce.

ÀEyoubon est consterné de cet événement ; tousles bons musulmanspensent qu'Allah les abandonneet que le padishahperd l'esprit. Moi quiconsidère comme facéties toutesles choses sérieusesla politiquesurtoutje me dis seulementqu'au point de vue de son originalitélaTurquie perdrabeaucoup à l'application de ce nouveau système.

J'étaisassis aujourd'hui avec quelques derviches dans le kiosquefunérairede Soliman le Magnifique. Nous faisions un peu de politiquetout encommentant le Koranet nous disions queni ce grand souverainquifit étrangler en sa présence son fils Mustaphani sonépouse Roxelanequi inventa les nez en trompetten'eussentadmis la Constitution ; laTurquie sera perdue par le régimeparlementairecela est hors de doute.



XVII



Stamboul27 septembre.

7Zi-il-iddjé 1293 de l'hégire.



J'étaisentrépour laisser passer une aversedans un caféturc près dela mosquée de Bayazid.

Rien quede vieux turbans dans ce caféet de vieilles barbesblanches.Des vieillards (des hadj-baba) étaient assisoccupés à lire lesfeuilles publiquesou àregarder à travers les vitres enfumées lespassants quicouraient sous la pluie. Des dames turquessurprises parl'ondéefuyaient de toute la vitesse que leur permettaient leursbabouches etleurs socques à patins. C'était dans la rue unegrandeconfusion et dans le publicune grande bousculade ; l'eautombait àtorrents.

J'examinailes vieillards qui m'entouraient : leurs costumes indiquaientlarecherche minutieuse des modes du bon vieux temps ; tout cequ'ilsportaient était eskijusqu'à leursgrandes lunettes d'argentjusqu'auxlignes de leurs vieux profils.Eskimot prononcé avec vénérationquiveut dire antiqueet qui s'applique en Turquie aussi bienà de vieillescoutumes qu'à de vieilles formes devêtement ou à de vieilles étoffes. LesTurcs ontl'amour du passél'amour de l'immobilité et de lastagnation.

Onentendit tout à coup le bruit du canonune salve d'artilleriepartiedu Séraskiérat ; les vieillards échangèrentdes signes d'intelligence etdes sourires ironiques.

-- Salut àla constitution de Midhat-pachadit l'un d'eux en s'inclinantd'unair de moquerie.

-- Desdéputés ! une charte ! marmottait un autre vieux turbanvert ; leskhalifes du temps jadis n'avaient point besoin desreprésentations dupeuple.

-- VoïvoïvoïAllah !... et nos femmes ne couraient pointen voilede gaze ; et les croyants disaient plus régulièrementleurs prières ; etles Moscow avaient moins d'insolence !

Cettesalve d'artillerie annonçait aux musulmans que le padishahleuroctroyait une constitutionplus large et plus libéraleque toutes lesconstitutions européennes ; et ces vieux Turcsaccueillaient trèsfroidement ce cadeau de leur souverain.

Cetévénementqu'Ignatief avait retardé de tout sonpouvoirétaitattendu depuis longtemps ; on putàdater de ce jourconsidérer laguerre comme tacitementdéclarée entre la Porte et le czaret le sultanpoussases armements avec ardeur.

Il étaitsept heures et demie à la turque (environ midi). Lapromulgationavait lieu à Top-Kapou (la Sublime Porte)et j'ycourus sous ce déluge.

Lesvizirsles pachasles générauxtous lesfonctionnairestoutes lesautoritésen grand costume tousetchamarrés de doruresétaient parquéssur lagrande place de Top-Kapouoù étaient réuniesles musiques de lacour.

Le cielétait noir et tourmenté ; pluie et grêletombaient abondamment etinondaient tout ce monde. Sous cescataracteson donnait au peuplelecture de la charteet les vieillesmurailles crénelées du sérailquifermaient letableausemblaient s'étonner beaucoup d'entendre proférerenplein Stamboul ces paroles subversives.

Des crisdes vivats et des fanfares terminèrent cettesingulièrecérémonieet tous les assistantstrempés jusqu'aux osse dispersèrenttumultueusement.

Àla même heureà l'autre bout de Constantinopleaupalais del'Amirautés'étaient réunis lesmembres de la conférence internationale.

C'étaitun effet combiné à dessein : les salves devaient sefaire entendreau milieu du discours de Safvet-pacha auxplénipotentiaireset l'aiderdans sa péroraison.



XVIII



--L'Orient ! l'Orient ! qu'y voyez-vouspoètes ?

Tournezvers l'Orient vos esprits et vos yeux !

"Hélas ! ont répondu leurs voix longtemps muettes

Nousvoyons bien là-bas un jour mystérieux !

. . . . .. . . . . . . . . . . . .

C'estpeut-être le soir qu'on prend pour une aurore "

. . . . .. . . . . . . . . . . . .

(VICTORHUGOChants du crépuscule.)



Jen'oublierai jamais l'aspect qu'avait priscette nuit-làlagrandeplace du Séraskiératesplanade immense sur lahauteur centrale deStambould'oùpar-dessus les jardins duséraille regard s'étend dansle lointain jusqu'auxmontagnes d'Asie. Les portiques arabesla hautetour aux formesbizarres étaient illuminés comme aux soirs degrandesfêtes. Le déluge de la journée avait faitde ce lieu un vrai lac où sereflétaient toutes ceslignes de feux ; autour du vaste horizonsurgissaient dans le ciel lesdômes des mosquées et les minarets aiguslongues tigessurmontées d'aériennes couronnes de lumières.

Un silencede mort régnait sur cette place ; c'était un vraidésert.

Le cielclairbalayé par un vent qu'on ne sentait pasétaittraversé pardeux bandes de nuages noirsau-dessus desquels lalune était venueplaquer son croissant bleuâtre. C'étaitun de ces aspects à part quesemble prendre la nature dans cesmoments où va se consommer quelque grandévénementde l'histoire des peuples.

Un grandbruit se fit entendrebruit de pas et de voix humaines ; unebande desoftas entrait par les portiques du centreportant des lanternesetdes bannières ; ils criaient : " Vive le sultan ! viveMidhat-pacha !vive la constitution ! vive la guerre ! " Ceshommes étaient comme enivrésde se croire libres ; etseulsquelques vieux Turcs qui se souvenaientdu passéhaussaient les épaules en regardant courir ces foulesexaltées.

-- Allonssaluer Midhat-pachas'écrièrent les softas.

Et ilsprirent à gauchepar de petites rues solitairespour serendre àl'habitation modeste de ce grand viziralors sipuissantqui devaitquelques semaines aprèspartir pourl'exil.

Au nombred'environ deux milleles softas s'en allèrent ensembleprierdans la grande mosquée (la Suleimanieh) et de làpassèrent la Corned'orpour allerà Dolma-Bagtchéacclamer Abd-ul-Hamid.

Devant lesgrilles du palaisdes députations de tous les corpsetunegrande masse confuse d'hommes s'étaient réunisspontanément dans le but defaire au souverain constitutionnelune ovation enthousiaste.

Ces bandesrevinrent à Stamboul par la grande rue de Péraacclamant surleur passage lord Salisbury (qui devait bientôtdevenir si impopulaire)l'ambassade britannique et celle de France.

-- Nosancêtresdisaient les hodjas haranguant la foulenosancêtresqui n'étaient que quelques centaines d'hommesont conquis ce paysil y aquatre siècles ! Nous qui sommesplusieurs centaines de millelelaisserons-nous envahir parl'étranger ? Mourons tousmusulmans etchrétiensmourons pour la patrie ottomaneplutôt que d'accepterdesconditions déshonorantes...



XIX



La mosquéedu sultan Mehmed-fatih (Mehmed le conquérant) nous voitsouventassisAchmet et moidevant ses grands portiques de pierresgrisesétendus tous deux au soleil et sans souci de la viepoursuivant quelquerêve indécisintraduisible en aucunelangue humaine.

La placede Mehmed-fatih occupetout en haut du vieux Stambouldegrandsespaces où circulent des promeneurs en cafetans decachemirecoiffés delarges turbans blancs. La mosquéequi s'élève au centre est une des plusvastes deConstantinople et aussi une des plus vénérées.

L'immenseplace est entourée de murailles mystérieusesquesurmontent desfiles de dômes de pierressemblables àdes alignements de ruchesd'abeilles ; ce sont des demeures de softasoù les infidèles ne sontpoint admis.

Cequartier est le centre d'un mouvement tout oriental ; les chameauxletraversent de leur pas tranquille en faisant tinter leursclochettesmonotones ; les derviches viennent s'y asseoir pour deviserdes chosessainteset rien n'y est encore arrivé d'Occident.



XX



Prèsde cette place est une rue sombre et sans passantsoù poussel'herbeverte et la mousse. Là est la demeure d'Aziyadé; là est le secret ducharme de ce lieu. Les longues journéesoù je suis privé de sa présenceje les passe làmoins loin d'elleignoré de tous et à l'abri de touslessoupçons.



XXI



Aziyadéest plus souvent silencieuseet ses yeux sont plus tristes.

--Qu'as-tuLotidit-elleet pourquoi es-tu toujours sombre ? C'estàmoi de l'êtrepuisquequand tu seras partije vaismourir.

Et ellefixa ses yeux sur les miens avec tant de pénétration etdepersistanceque je détournai la tête sous ce regard.

-- Moidis-jema chérie ! Je ne me plains de rien quand tu es làet jesuis plus heureux qu'un roi.

-- Eneffetqui est plus aimé que toiLoti ? et qui pourrais-tubienenvier ? Envierais-tu même le sultan ?

Cela estvraile sultanl'homme quipour les Ottomansdoit jouir de laplusgrande somme du bonheur sur la terren'est pas l'homme que jepuisenvier ; il est fatigué et vieilli etde plus il estconstitutionnel.

-- JepenseAziyadédis-jeque le padishah donnerait tout cequ'ilpossède-- même son émeraude qui est aussilarge qu'une mainmême sacharte et son parlement-- pouravoir ma liberté et ma jeunesse.

J'avaisenvie de dire : " Pour t'avoirtoi !... " mais le padishahferaitsans doute bien peu de cas d'une jeune femmesi charmantequ'elle fûtetj'eus peur surtout de prononcer une rengained'opéra-comique. Mon costumey prêtait d'ailleurs : uneglace m'envoyait une image déplaisante demoi-mêmeet jeme faisais l'effet d'un jeune ténorprêt àentonner unmorceau d'Auber.

C'estainsi quepar momentsje ne réussis plus à me prendreau sérieuxdans mon rôle turc ; Loti passe le bout del'oreille sous le turband'Arifet je retombe sottement sur moi-mêmeimpression maussade etinsupportable.



XXII



J'ai étédifficile et fier pour tout ce qui porte lévite ou chapeaunoir ;personne n'était pour moi assez brillant ni assez grandseigneur ; j'aibeaucoup méprisé mes égaux etchoisi mes amis parmi les plus raffinés.Icije suis devenuhomme du peupleet citoyen d'Eyoub ; je m'accommodede la vie modestedes bateliers et des pêcheursmême de leur sociétéetde leurs plaisirs.

Au caféturcchez le cafedji Suleïmanon élargit le cercleautour dufeuquand j'arrive le soiravec Samuel et Achmet. Je donnela main àtous les assistantset je m'assieds pour écouterle conteur des veilléesd'hiver (les longues histoires quidurent huit jourset où figurent lesdjinns et les génies).Les heures passent là sans fatigue et sans remords; je metrouve à l'aise au milieu d'euxet nullement dépaysé.

Arif etLoti étant deux personnages très différentsilsuffiraitle jourdu départ du Deerhoundqu'Arifrestât dans sa maison ; personne sansdoute ne viendrait l'ychercher ; seulementLoti aurait disparuetdisparu pour toujours.

Cetteidéequi est d'Aziyadése présente àmon esprit par instants sousdes aspects étrangementadmissibles.

Resterprès d'ellenon plus à Stamboulmais dans quelquevillage turc aubord de la mer ; vivreau soleil et au grand airdela vie saine deshommes du peuple ; vivre au jour le joursanscréanciers et sans souci del'avenir ! Je suis plus fait pourcette vie que pour la mienne ; j'aihorreur de tout travail qui n'estpas du corps et des muscles ; horreur detoute science ; haine de tousles devoirs conventionnelsde toutes lesobligations sociales de nospays d'Occident.

Êtrebatelier en veste doréequelque part au sud de la Turquielàoù leciel est toujours pur et le soleil toujours chaud...

Ce seraitpossibleaprès toutet je serais là moinsmalheureuxqu'ailleurs.

-- Je tejureAziyadédis-jeque je laisserais tout sans regretmapositionmon nom et mon pays. Mes amis... je n'en ai pas et jem'en moque! Maisvois-tuj'ai une vieille mère.

Aziyadéne dit plus rien pour me retenirbien qu'elle ait comprispeut-êtreque cela ne serait pas tout à fait impossible ; mais ellesentpar intuition ce que cela doit être qu'une vieille mèreellela pauvrepetite qui n'en a jamais eu ; et les idéesqu'elle a sur la générosité etle sacrifice ontplus de prix chez elle que chez d'autresparce qu'elleslui sontvenues toutes seuleset que personne ne s'est inquiétéde leslui donner.



XXIII



DEPLUMKETT A LOTI



Liverpool1876.



Mon cherLoti



Figaroétait un homme de génie : il riait si souventqu'iln'avait jamaisle temps de pleurer. -- Sa devise est la meilleure detouteset je lesais si bienque je m'efforce de la mettre enpratique et y arrive tantbien que mal.

Malheureusementil m'est fort difficile de rester trop longtemps le mêmeindividu.Trop souventla gaieté de Figaro m'abandonneet c'estalorsJérémieprophète de malheurou Davidauguste désespéré sur lequel lamain célestes'est appesantiequi s'empare de moi et me possède. Jeneparle pasje crieje rugis ! Je n'écris pasje nepourrais que briserma plume et renverser mon encrier. Je me promèneà grands pas en montrantle poing à un êtreimaginaireà un bouc émissaire idéalauqueljerapporte toutes mes douleurs ; je commets toutes lesextravagancespossibles : je me livre à huis clos aux actes lesplus insensésaprèsquoisoulagé ou plutôtfatiguéje me calme et deviens raisonnable.

Vous allezme répéter encore que je suis un drôle de type ;un fouquesais-je ? à quoi je répondrai : " Ouimais bien moins que vous ne croyez.Bien moins que vouspar exemple."

Avant deporter un jugement sur moiencore faudrait-il me connaîtremecomprendre un peu et savoir quelles circonstances ont pu faired'unindividuné raisonnablele drôle de type que jesuis. Nous sommesvoyez-vousle produit de deux facteurs qui sontnos dispositionshéréditairesou l'enjeu que nousapportons en paraissant sur la scène dela vieet lescirconstances qui nous modifient et nous façonnentcommeunematière plastique qui prend et garde les empreintes de tout cequi l'atouchée. -- Les circonstancespour moin'ont étéque douloureuses ; j'aiétépour me servir del'expression consacréeformé à l'écoledu malheur: -- tout ce que je saisje l'ai appris à mesdépens ; aussi je le saisbien ; c'est pourquoi je l'exprimeparfois d'une manière un peutranchante. Si j'ai l'air parfoisde dogmatiserc'est que j'ai laprétentionmoi qui aisouffert beaucoupd'en savoir plus que ceux quiont moins souffertque moiet de parler mieux qu'ils ne le pourraientfaire enconnaissance de cause.

Pour moiil n'y a pas d'espoir en ce monde et je n'ai pas cetteconsolation deceux qu'une foi ardente rend forts au milieu des luttes dela vieetconfiants dans la justice suprême du créateur.

Etpourtantje vis sans blasphémer.

Ai-je puau milieu de froissements continuelsconserver lesillusionsl'enthousiasme et la fraîcheur morale de la jeunesse? Nonvous le savezbien ; j'ai renoncé aux plaisirs de monâgequi ne sont déjà plus de mongoûtj'aiperdu l'aspect et les allures d'un jeune hommeet je visdésormaissans but comme sans espoir... Est-ce à dire pourtant quej'ensois réduit au même point que vousdégoûtéde toutniant tout ce qui estbonniant la vertuniant l'amitiéniant tout ce qui peut nous rendresupérieurs à la brute? Entendons-nousmon ami ; sur ces pointsje pensetout autrementque vous. J'avoue quemalgré mon expérience des chosesdece monde (puissiez-vous n'en jamais acquérir une pareilleil en coûtetrop cher !)je crois encore à tout celaetà bien d'autres chosesencore.

ÀLondresGeorges m'a fait lire la lettre qu'il venait de recevoirdevous.

Vous lacommencez gentiment par le récitcirconstancié etagrémenté dedescriptionsd'une amourette à laturque. Nous vous suivonsGeorges etmoià travers lesméandres fantasmagoriques d'une grande fourmilièreorientale.Nous restons la bouche béante en face des tableaux quevousnous tracez ; je songe à vos trois poignardscomme jesongeais aubouclier d'Achillesi minutieusement chantépar Homère ! Et puis enfinpeut-être parce que vous avezreçu un grain de poussière dans l'oeilpeut-êtreparce que votre lampe s'est mise à fumer comme vousacheviezvotre lettrepeut-être pour moins que celavousterminez en nous lançantla série des lieux communsédités au siècle dernier ! je crois vraimentqueles lieux communs des frères ignorantins valent encore mieuxque ceuxdu matérialismedont le résultat seral'anéantissement de tout ce quiexiste. On les acceptait auXVIIIe siècleces idées matérialistes :Dieuétait un préjugé ; la morale étaitdevenue l'intérêt bien entendulasociétéun vaste champ d'exploitation pour l'homme habile. Tout celaséduisaitbeaucoup de gens par sa nouveauté et par la sanctionqu'enrecevaient les actes les plus immoraux. Heureuse époqueoù aucun frein nevous retenait ; où l'on pouvait toutfaire ; l'on pouvait rire de toutmême des choses les moinsdrôlesjusqu'au moment où tant de têtestombèrentsous le couteau de la Révolutionque ceux qui conservèrentlaleur commencèrent à réfléchir. Ensuitevint une époque de transitionoùl'on vit apparaîtreune génération atteinte de phtisie moraleaffligéedesensiblerie constitutionnelleregrettant le passé qu'ellene connaissaitpasmaudissant le présent qu'elle ne comprenaitpasdoutant de l'avenirqu'elle ne devinait pas. Une générationde romantiquesune génération depetits jeunes genspassant leur vie à rireà pleurerà prieràblasphémermodulant sur tous les tons leur insipidecomplainte pour envenir un beau jour à se faire sauter lacervelle.

Aujourd'huimon amion est beaucoup plus raisonnablebeaucoup pluspratique : onse hâteavant d'être devenu un hommede deveniruneespèce d'homme ou un animal particuliercomme vousvoudrez. On se faitsur toute chose des opinions ou des préjugésen rapport avec son état ; ontombe dans un certain milieu dela sociétéon en prend les idées. Vousacquérezainsi une certaine tournure d'espritousi vous aimez mieuxungenre de bêtise qui cadre bien avec le milieu dans lequelvous vivez ; onvous comprendvous comprenez les autresvous entrezainsi en communionintime avec eux et devenez réellement unmembre de leur corps. On se faitbanquieringénieurbureaucrateépiciermilitaire... Que sais-je ? maisau moinson est quelque chose ; on fait quelque chose ; on a la têtequelquepart et non ailleurs ; on ne se perd pas dans des rêves sansfin.On ne doute de rien ; on a sa ligne de conduite toute tracéepar lesdevoirs que l'on est tenu de remplir. Les doutes que l'onpourrait avoiren philosophieen religionen politiquelescivilités puériles ethonnêtes sont là pourles combler ; ainsi ne vous embarrassez donc paspour si peu. Lacivilisation vous absorbe ; les mille et un rouages de lagrandemachine sociale vous engrènent ; vous vous trémoussezdans l'espace; vous vous abêtissez dans le tempsgrâce àla vieillesse : vous faitesdes enfants qui seront aussi bêtesque vous. Puis enfinvous mourezmunides sacrements de l'Église; votre cercueil est inondé d'eau béniteonchante dulatin en faux bourdon autour d'un catafalque à la lueurdescierges ; ceux qui étaient habitués à vousvoir vous regrettent si vousavez été bon durant votreviequelques-uns même vous pleurentsincèrement. Puisenfinon hérite de vous.

Ainsi vale monde !

Tout celan'empêche pasmon amiqu'il n'y ait sur cette terre defortbraves gensdes gens foncièrement honnêtesorganiquement bonsfaisantle bien pour la satisfaction intime qu'ilsen retirent : ne volant pas etn'assassinant paslors mêmequ'ils seraient sûrs de l'impunitéparcequ'ils ont uneconscience qui est un contrôle perpétuel des actesauxquelsleurs passions pourraient les pousser ; des gens capablesd'aimerde sedévouer corps et âmedes prêtrescroyant en Dieu et pratiquant la charitéchrétiennedesmédecins bravant les épidémies pour sauverquelquespauvres maladesdes soeurs de charité allant aumilieu des armées soignerde pauvres blessésdesbanquiers à qui vous pourrez confier votrefortunedes amisqui vous donneront la moitié de la leur ; des gensmoiparexemple sans aller chercher plus loinqui seraientpeut-êtrecapablesen dépit de tous vos blasphèmesde vous offrir une affection etun dévouement illimités.

Cessezdonc ces boutades d'enfant malade. Elles viennent de ce que vousrêvezau lieu de réfléchir ; de ce que vous suivez la passionau lieu dela raison.

Vous vouscalomniezlorsque vous parlez ainsi. Si je vous disais que toutestvrai dans votre fin de lettre et que je vous crois tel que vous vousydépeignezvous m'écririez aussitôt pourprotesterpour me dire que vousne pensez pas un mot de toute cetteatroce profession de foi ; que cen'est que la bravade d'un coeur plustendre que les autres ; que ce n'estque l'effort douloureux que faitpour se raidir la sensitive contractéepar la douleur.

Nonnonmon amije ne vous crois paset vous ne vous croyez pasvous-même.Vous êtes bonvous êtes aimantvous êtes sensibleet délicat; seulement vous souffrez. Aussi je vous pardonne etvous aime et demeureune protestation vivante contre vos négationsde tout ce qui est amitiédésintéressementdévouement.

C'estvotre vanité qui nie tout cela et non pas vous ; votrefiertéblessée vous fait cacher vos trésors etétaler à plaisir " l'être facticecréépar votre orgueil et votre ennui ".

PLUMKETT.



XXIV



LOTI AWILLIAM BROWN



Eyoubdécembre 1876.



Mon cherami



Je viensvous rappeler que je suis au monde. J'habitesous le nomdeArif-Effendirue Kourou-Tchechmehà Eyoubet vous meferiez grandplaisir en voulant bien me donner signe de vie.

Vousdébarquez à Constantinoplecôté deStamboul ; vous enfilez quatrekilomètres de bazars et demosquéesvous arrivez au saint faubourgd'Eyouboù lesenfants prennent pour cible à cailloux votre coiffureinsolite; vous demandez la rue Kourou-Tchechmehque l'on vousindiqueimmédiatement ; au bout de cette ruevous trouvez unefontaine de marbresous des amandierset ma case est à côté.

J'habitelà en compagnie d'Aziyadécette jeune femme deSalonique delaquelle je vous avais autrefois parléet que jene suis pas bien loind'aimer. J'y vis presque heureuxdans l'oublidu passé et des ingrats.

Je ne vousraconterai point quelles circonstances m'ont amené danscerecoin de l'Orient ; ni comment j'en suis venu à adopterpour un temps lelangage et les coutumes de la Turquie -- mêmeses beaux habits de soie etd'or.

Voiciseulementce soir 30 décembrequelle est la situation : Beautempsfroidclair de lune. -- A la cantonadeles dervichespsalmodient d'unevoix monotone ; c'est le bruit familier qui tintechaque jour à mesoreilles. Mon chat Kédi-bey et mondomestique Yousouf se sont retirésl'un portant l'autredansleur appartement commun.

Aziyadéassise comme une fille de l'Orient sur une pile de tapis etdecoussinsest occupée à teindre ses ongles en rougeorangeopération dela plus haute importance. Moije mesouviens de vousde notre vie deLondresde toutes nos sottises--et je vous écris en vous priant devouloir bien me répondre.

Je ne suispas encore musulman pour tout de boncommeau début demalettrevous pourriez le supposer ; je mène seulement defront deuxpersonnalités différenteset suis toujoursofficiellementmais le moinssouvent possibleM. Lotilieutenant demarine.

Comme vousseriez en peine pour mettre mon adresse en turcécrivez-moisousmon nom véritablepar le Deerhound ou l'ambassadebritannique.



XXV



Stamboul1er janvier 1877.



L'année77 débute par une journée radieuseun tempsprintanier.

Ayantexpédié dans la journée certaines visitesqu'unreste decondescendance pour les coutumes d'Occident m'obligeait àfaire dans lacolonie de Péraje rentre le soir àcheval à Eyoubpar leChamp-des-Morts et Kassim-Pacha.

Je croisele coupé du terrible Ignatiefqui revient ventre àterre de laConférencesous nombreuse escorte de Croates àses gages ; un instantaprèslord Salisbury et l'ambassadeurd'Angleterre rentrent aussifortagités l'un et l'autre : ons'est disputé à la séanceet tout est auplusmal.

Lespauvres Turcs refusent avec l'énergie du désespoir lesconditionsqu'on leur impose ; pour leur peineon veut les mettrehors la loi.

Tous lesambassadeurs partiraient ensembleen criant : " Sauve qui peut!" à la colonie d'Europe. On verrait alors de terribleschosesune grandeconfusion et beaucoup de sang.

Puissecette catastrophe passer loin de nous !...

Ilfaudrait -- demain peut-être -- quitter Eyoub pour n'y plusrevenir...



XXVI



Nousdescendionspar une soirée splendidela rampe d'Oun-Capan.

Stamboulavait un aspect inaccoutumé ; les hodjas dans tous lesminaretschantaient des prières inconnues sur des airs étranges; ces voix aiguësparties de si hautà une heureinsolite de la nuit inquiétaientl'imagination ; et lesmusulmansgroupés sur leurs portessemblaientregarder tousquelque point effrayant du ciel.

Achmetsuivit leurs regardset me saisit la main avec terreur : la lunequetout à l'heure nous avions vue si brillante sur le dômedeSainte-Sophies'était éteinte là-haut dansl'immensité ; ce n'était plusqu'une tache rougeterneet sanglante.

Il n'estrien de si saisissant que les signes du cielet mapremièreimpressionplus rapide que l'éclairfut aussiune impression de frayeur.Je n'avais point prévu cetévénementayant depuis longtemps négligédeconsulter le calendrier.

Achmetm'explique combien c'est là un cas grave et sinistre : d'aprèslacroyance turquela lune est en ce moment aux prises avec un dragonqui ladévore. On peut la délivrer cependantenintercédant auprès d'Allaheten tirant à ballesur le monstre.

On réciteen effetdans toutes les mosquéesdes prières decirconstanceet la fusillade commence à Stamboul. De toutesles fenêtresde tous lestoitson tire des coups de fusil àla lunedans le but d'obtenir uneheureuse solution de l'effrayantphénomène.

Nousprenons un caïque au Phanar pour rejoindre notre logis ; onnousarrête en route. À mi-chemin de la Corne d'orlecanot des Zaptiés nousbarre le passage : une nuit d'éclipsese promener en caïque est interdit.

Nous nepouvons cependant pas coucher dans la rue. Nous parlementonsnousdiscutonsle prenant de très haut avec MM. les Zaptiésetune foisencoreen payant d'audace nous nous tirons d'affaire.

Nousarrivons à la caseoù Aziyadé nous attend dansla consternation etla terreur.

Les chienshurlent à la lune d'une façon lamentablequi compliqueencorela situation.

D'un airmystiqueAchmet et Aziyadé m'apprennent que ces chienshurlentainsi pour demander à Allah un certain pain mystérieuxqui leur estdispensé dans certaines circonstances solennelles-- et que les hommes nepeuvent voir.

L'éclipsecontinue sa marchemalgré la fusillade ; le disque entierestmême d'une nuance rouge extraordinairement prononcée-- coloration due àun état particulier de l'atmosphère.

J'essayel'explication du phénomène au moyen d'une bougied'uneorange etd'un miroirvieux procédé d'école.

J'épuisema logiqueet mes élèves ne comprennent pas ; devantcettehypothèse tout à fait inadmissible que la terreest rondeAziyadés'assied avec dignitéet refuseabsolument de me prendre au sérieux. Jeme fais l'effet d'unpédagogueimage horrible ! et je suis pris de fourire ; jemange l'orange et j'abandonne ma démonstration...

Àquoi bon du reste cette sotte scienceet pourquoi leur ôterais-jelasuperstition qui les rend plus charmants ?

Et nousvoilànous aussitirant tous les trois des coups de fusilpar lafenêtreà la lune qui continue de faire là-hautun effet sanglantaumilieu des étoiles brillantesdans leplus radieux de tous les ciels !



XXVII



Vers onzeheuresAchmet nous éveille pour nous annoncer que letraitementa réussi ; la lune est eyu yapilmich(guérie).

En effetla lunetout à fait rétabliebrillait comme unesplendidelampe bleue dans le beau ciel d'Orient.



XXVIII



" Mamère Béhidjé " est une trèsextraordinaire vieille femmeoctogénaireet infirme-- filleet veuve de pacha-- plus musulmane que le Koranetplus raide quela loi du Chéri.

FeuChefket-Daoub-pachaépoux de Béhidjé-hanumfutun des favoris dusultan Mahmoudet trempa dans le massacre desjanissaires. Béhidjé-hanumadmise à cette époquedans son conseill'y avait poussé de tout sonpouvoir.

Dans unerue verticale du quartier turc de Djianghirsur les hauteursduTaximhabite la vieille Béhidjé-hanum. Sonappartementqui déjàsurplombe des précipicesporte deux shaknisirs en sailliesoigneusementgrillés delattes de frêne.

De làon domine d'aplomb les quartiers de Foundoucliles palaisdeDolma-Bagtché et de Tchéraghanla pointe du Séraille BosphoreleDeerhoundpareil à une coquille de noixposée sur une nappe bleue--et puis Scutari et toute la côted'Asie.

Béhidjé-hanumpasse ses journées à cet observatoireétenduesur unfauteuilet Aziyadé est souvent à ses pieds--Aziyadé attentive aumoindre signe de sa vieille amieetdévorant ses paroles comme les arrêtsdivins d'un oracle.

C'est uneanomalie que l'intimité de la jeune femme obscure et delavieille cadinerigide et fièrede noble souche et degrande maison.

Béhidjé-hanumne m'est connue que par ouï-dire : les infidèles nesontpoint admis dans sa demeure.

Elle estbelle encoreaffirme Aziyadémalgré ses quatre-vingtsans"belle comme les beaux soirs d'hiver "

Etchaquefois qu'Aziyadé m'exprime quelque idée neuvequelquenotionnette et profonde sur des choses qu'elle semblerait devoirignorerabsolumentet que je lui demande : " Qui t'a appriscelama chérie ? "-- Aziyadé répond : "C'est ma mère Béhidjé. "

" Mamère " et " mon père " sont des titresde respect qu'on emploie enTurquie lorsqu'on parle de personnesâgéesmême lorsque ces personnesvous sontindifférentes ou inconnues.

Béhidjé-hanumn'est point une mère pour Aziyadé. Tout au moins est-ceunemère imprudentequi ne craint pas d'exalter terriblementla jeuneimagination de son enfant.

Ellel'exalte au point de vue religieux d'abordtant et si bienquelapauvre petite abandonnée verse souvent des larmes trèsamères sur sonamour pour un infidèle.

Ellel'exalte au point de vue romanesque aussipar le récit delongueshistoirescontées avec esprit et avec feuqui me sontredites la nuitpar les lèvres fraîches de mabien-aimée.

Longueshistoires fantastiquesaventures du grand Tchengiz ou desancienshéros du désertlégendes persanes outartaresoù l'on voit de jeunesprincessespersécutéespar les géniesaccomplir des prodiges de fidélitéetde courage.

EtquandAziyadé arrive le soirl'imagination plus surexcitéeque decoutumeje puis en toute sûreté lui dire :

-- Tu aspassé ta journéema chère petite amieauxpieds de ta mèreBéhidjé !



XXIX



Janvier1877.



Huit joursà Buyukdérédans le haut Bosphoreàl'entrée de la mer Noire.Le Deerhound est mouilléprès des grands cuirassés turcsqui sontpostéslà comme des chiens de gardeà l'intention de laRussie. Cettesituation du Deerhoundqui m'éloigne deStamboulcoïncide avec unséjour du vieil Abeddin dans sademeure ; tout est pour le mieuxet cetteséparation noustient lieu de prudence.

Il faitfroidil pleutles journées se passent à courir dansla forêt deBelgradeet ces courses sous bois me ramènentaux temps heureux de monenfance.

Des chênesantiquesdes houxde la mousse et des fougèrespresquelavégétation du Yorkshire. À part qu'il y pousseaussi des ourson secroirait dans les bons vieux bois de la patrie.



XXX



Samuel apeur des kédis (des chats). Le jourles kédis luiinspirent desidées drôles ; il ne peut les regarder sansrire. La nuitil devient trèsrespectueuxet s'en tient àdistance.

Jem'habillais pour un bal d'ambassade. Samuelqui m'avait laissépouraller dormirrevint tout à coup frapper à maporte.

-- Birmadame kédidisait-il d'un air effarébirmadame kédi (unemadame chat ; lisez : chatte) quiportate ses piccolos dormir com Samuel(qui a apporté sespetits pour dormir avec Samuel) !

Et ilcontinuait à la cantonadeavec un sérieuximperturbable :

-- Cheznousdans ma familleceux-là qui dérangent les chatsdans lemois même ils doivent mourir ! Monsieur Loticommentfaire ?

Quand matoilette fut achevéeje me décidai à prêtermain-forte à monamiet j'entrai dans sa chambre.

Une damekédi était en effet postée sur l'oreillerde Samueltout aumilieu. C'était une personne de beaucoupd'embonpointrevêtue d'une bellepelure jaune. Avec un air dedignité et de triompheassise sur soninnomableellecontemplait tour à tour Samuel immobileet ses petitsquis'ébattaient sur la couverture.

Samuelassis dans un cointombant de sommeilassistait à cettescène defamille dans une attitude de consternation résignée; il attendait que jevinsse à son secours.

Cettemadame Kédi m'était inconnue. Elle ne fit aucunedifficultécependant pour se laisser prendre à mon couet porter dehors avec sesenfants. Après quoiSamuelayantsoigneusement épousseté sa couverturefit mine des'aller coucher.

Je nedevais point rentrer cette nuit-là. J'arrivai àl'improviste à deuxheures du matin.

Samuelavait ouvert toute grande la fenêtre de sa chambreet disposédescordes sur lesquelles il avait étendu ses couverturesafinde les purgerpar le grand air de tout effluve de chat. Lui-mêmes'était installé dansmon litoù il dormait dusommeil des têtes jeunes et des consciencespures. Pour luic'était bien là son cas.

Lelendemainnous apprîmes que cette madame Kédi étaitla bête adoréemais coureused'un vieux juif duvoisinagerepasseur de tarbouchs.



XXXI



C'étaitNoël à la grecque ; le vieux Phanar était en fête.

Des bandesd'enfants promenaient des lanternesdes girandoles de papierdetoutes les formes et de toutes les couleurs ; ils frappaient àtoutesles portesà tour de braset donnaient des sérénadesterriblesavecaccompagnement de tambour.

Achmetqui passait avec moitémoignait un grand mépris pourcesréjouissances d'infidèles.

Le vieuxPhanarmême au milieu de ce bruitne pouvait s'empêcherd'avoirl'air sinistre.

On voyaitcependant s'ouvrir toutes les petites portes byzantinesrongéesdevétustéet dans leurs embrasures massivesapparaissaient des jeunesfillesvêtues comme des Parisiennesqui jetaient aux musiciens despiastres de cuivre.

Ce futbien pis quand nous arrivâmes à Galata ; jamaisdansaucun pays dumondeil ne fut donné d'ouïr un vacarmeplus discordantni de contemplerun spectacle plus misérable.

C'étaitun grouillement cosmopolite inimaginabledans lequel dominaitengrande majorité l'élément grec. L'immondepopulation grecque affluait enmasses compactes ; il en sortait detoutes les ruelles de prostitutiondetous les estaminetsde toutesles tavernes. Impossible de se figurer toutce qu'il y avait làd'hommes et de femmes ivrestout ce qu'on y entendaitde braillementsavinésde cris écoeurants.

Etquelques bons musulmans s'y trouvaient aussivenus pourriretranquillement aux dépens des infidèlespour voircomment ces chrétiensdu Levant sur le sort desquels on aattendri l'Europepar de sipathétiques discourscélébraientla naissance de leur prophète.

Tous ceshommes qui avaient si grande peur d'être obligés d'allersebattre comme des Turcsdepuis que la Constitution leur conféraitle titreimmérité de citoyenss'en donnaient àcoeur joie de chanter et de boire.



XXXII



Je mesouviens de cette nuit où le bay-kouch (le hibou)suivit notrecaïque sur la Corne d'or.

C'étaitune froide nuit de janvier ; une brume glaciale embrouillaitlesgrandes ombres de Stamboulet tombait en pluie fine sur nostêtes. NousramionsAchmet et moià tour de rôledans le caïque qui nous menait àEyoub.

Àl'échelle du Phanarnous abordâmes avec précautiondans la nuit noireau milieu de pieuxd'épaves et de milliersde caïques échoués sur la vase.

On étaitlà au pied des vieilles murailles du quartier byzantindeConstantinoplelieu qui n'est fréquenté àpareille heure par aucun êtrehumain. Deux femmes pourtant s'ytenaient blottiesdeux ombres à têteblanchecachéesdans certain recoin obscur qui nous était familiersouslebalcon d'une maison en ruine... C'étaient Aziyadéetla vieillelafidèle Kadidja.

QuandAziyadé fut assise dans notre barquenous repartîmes.

Ladistance était grande encorede l'échelle du Phanar àcelle d'Eyoub.De loin en loinune rare lumièrepartie d'unemaison grecquelaissaittomber dans l'eau trouble une traînéejaune ; autrementc'était partoutla nuit profonde.

Passantdevant une antique maison bardée de fernous entendîmesle bruitd'un orchestre et d'un bal. C'était une de ces grandeshabitationsnoiresau-dehorssomptueuses au-dedansoù lesanciens Grecsles Phanariotescachent leur opulenceleurs diamantset leurs toilettes parisiennes.

... Puisle bruit de la fête se perdit dans la brumeet nousretombâmesdans le silence et l'obscurité.

Un oiseauvolait lourdement autour de notre caïquepassant etrepassantsur nous.

-- Boufena (mauvaise affaire) ! dit Achmet en hochant la tête.

--Bay-Kouch mî ? lui demanda Aziyadétoutencapuchonnée etemmaillotée. (Est-ce point le hibou ?)

Quand ils'agissait de leurs superstitions ou de leurs croyancesilsavaientcoutume de s'entretenir tous les deuxet de ne me compter pourrien.

-- Boutchok fena Lotidit-elle ensuite en me prenant la main ;ammâsen... bilmezsen ! (C'est très mauvaiscelaLotimais toi...tu nesais pas !...)

C'étaitsingulier au moinsde voir circuler cette bête une nuitd'hiveret elle nous suivit sans trêvependant plus d'uneheure que nous mîmes àremonter de l'échelle duPhanar à celle d'Eyoub.

Il y avaitun courant terriblecette nuit-làsur la Corne d'or ;lapluie tombait toujoursfine et glaciale ; notre lanterne s'étaitéteinteet cela nous exposait à être arrêtéspar des bachibozouks de patrouillece qui eût éténotre perte à tous les trois.

Par letravers de Balatanous rencontrâmes des caïques remplisdeiaoudis (de juifs). Les iaoudis qui occupent en ce point lesdeux rivesBalate et Pri-Pachavoisinent le soirou reviennent dela grandesynagogueet ce lieu est le seul où l'on trouvelanuitdu mouvementsur la Corne d'or.

Ilschantaienten passantune chanson plaintive dans leur languedeiaoudis. Le bay-kouch continuait de voltiger sur nos têteset Aziyadépleuraitde froid et de frayeur.

Quellejoie ce futquand nous amarrâmes sans bruitdansl'obscuritéprofondenotre caïque à l'échelled'Eyoub ! Sauter sur la vasedeplanche en planche (nous connaissionsces planches par coeurenaveugles)traverser la petite placedésertefaire tourner doucement lesserrures et les verrouset refermer le tout derrière nous trois ; passerla visite desappartements vagues du rez-de-chausséele dessousdel'escalierla cuisinel'intérieur du four ; laisser noschaussurespleines de boue et nos vêtements mouillés ;monter pieds nus sur lesnattes blanchesdonner le bonsoir àAchmetqui se retirait dans sonappartement ; entrer dans notrechambre et la fermer encore à clef ;laisser tomber derrièrenous la portière arabe blanche et rouge ; nousasseoir sur lestapis épaisdevant le brasero de cuivre qui couvaitdepuis lematinet répandait une douce chaleurembaumée depastilles dusérail et d'eau de roses ;... c'était pourau moins vingt-quatre heuresla sécuritéet l'immensebonheur d'être ensemble !

Mais lebay-kouch nous avait suiviset se mit à chanter dans unplatanesous nos fenêtres.

EtAziyadébrisée de fatigues'endormit au son de savoix lugubreenpleurant à chaudes larmes.



XXXIII



Leur "madame " était une vieille coquine qui avait couru toutel'Europeet fait tous les métiers ; leur " madame "(la madame de Samuel etd'Achmet ; ils l'appelaient ainsi : bizummadamenotre madame) ; leurmadame parlait toutes les langues ettenait un café borgne dans lequartier de Galata.

Le caféde leur " madame " ouvrait sur la grande rue bruyante ; ilétaittrès profond et très vaste ; il avait uneporte de derrière sur uneimpasse mal famée des quais deGalatalaquelle impasse servait dedébouché àplusieurs mauvais lieux. Ce café était surtout lerendez-vousde certains matelots de commerce italiens et maltaissuspects de vol etde contrebande ; il s'y traitait plusieurs sortesde marchéset il étaitprudentle soird'y entreravec un revolver.

Leur "madame " nous aimait beaucoupSamuelAchmet et moi ;c'étaitordinairement elle qui préparait à mangerà mes deux amisleursaffaires les retenant souventdans ces quartiers ; leur " madame " étaitrempliepour nous d'attentions maternelles.

Il yavaitau premierchez leur " madame " un petit cabinet etun coffrequi me servaient aux changements de décors. J'entraisen vêtementseuropéens par la grande porteet je sortaisen Turc par l'impasse.

Leur "madame " était italienne.



XXXIV



Eyoub20janvier.



Hier finiten queue de rat la grande facétie internationaledesconférenciers. La chose ayant ratéles Excellencess'en vontlesambassadeurs aussi plient bagageet voilà lesTurcs hors la loi.

Bon voyageà tout ce monde ! heureusement nousnous restons. ÀEyoubonest fort calme et assez résolu. Dans les cafésturcsle soirmême dansles plus modestesse réunissentindifféremment les riches et les pauvresles pachas et leshommes du peuple... (Ô Égalité ! inconnue ànotre nationdémocratiqueà nos républiquesoccidentales !) Un érudit est là quidéchiffreaux assistants les grimoires des feuilles du jour ; chacunécouteavec silence et conviction. Rien de ces discussions bruyantesàl'aleet à l'absinthequi sont d'usage dans nos estaminets debarrières ;on fait à Eyoub de la politique avecsincérité et recueillement.

On ne doitpas désespérer d'un peuple qui a conservé tantde croyances etde sérieuse honnêteté.



XXXV



Aujourd'hui22 janvierles ministres et les hauts dignitaires del'empireréunisen séance solennelle à la Sublime Porteont décidéàl'unanimité de repousser les propositions de l'Europesous lesquelles ilsvoyaient passer la griffe de la sainte Russie. Etdes adresses defélicitations arrivent de tous les coins del'empire aux hommes qui ontpris cette résolution désespérée.

L'enthousiasmenational était grand dans cette assemblée oùl'on vit pourla première fois cette chose insolite : deschrétiens siégeant à côtédemusulmans ; des prélats arméniensà côtédes derviches et ducheik-ul-islam ; où l'on entendit pour lapremière fois sortir de bouchesmahométanes cette paroleinouïe : " Nos frères chrétiens. "

Un grandesprit de fraternité et d'union rapprochait alors lesdifférentescommunions religieuses de l'empire ottomanen faced'un péril communetle prélat arménien-catholiqueprononça dans cette assemblée cet étrangediscoursguerrier :



"Effendis !



" Lescendres de nos pères à tous reposent depuis cinqsiècles dans cetteterre de la patrie. Le premier de tous nosdevoirs est de défendre ce solqui nous est échu enhéritage. La mort a lieuen vertu d'une loi denature.L'histoire nous montre de grands États qui ont tour àtour paru etdisparu dans la scène du monde. Si donc lesdécrets de la Providence ontfixé le terme del'existence de notre patrienous n'avons qu'à nousinclinerdevant son arrêt ; mais autre chose est des'éteindrehonteusement ou de faire une fin glorieuse. Si nousdevons périr d'uneballe meurtrière ne renonçonsdonc pas à l'honneur de la recevoir enpleine poitrine et nondans le dos ; au moins alors le nom de notre paysfigureraglorieusement dans l'histoire. Naguère encorenousn'étionsqu'un corps inerte ; la charte qui nous a étéoctroyée est venue vivifieret consolider ce corps. --Aujourd'huipour la première foisnous sommesinvitésà ce conseil ; grâces en soient rendues à SaMajesté le Sultan etaux ministres de la Sublime Porte !désormaisque la question de religionne sorte pas du domainede la conscience ! que le musulman aille à samosquée etle chrétien à son église ; maisen face del'intérêt de tousen face de l'ennemi publicsoyons etdemeurons tous unis ! "



XXXVI



Aziyadéqui était fidèle à la petite babouche demaroquin jaune desbonnes musulmanessans talon ni dessus de piedenconsommait bien troispaires par semaine ; il y en avait toujours derechangetraînant danstous les recoins de la maisonet elleécrivait son nom dans l'intérieursous prétexteque Achmet ou moi pourrions les lui prendre.

Celles quiavaient servi étaient condamnées à un suppliceaffreux :lancées dans le videla nuitdu haut de laterrasseet précipitées dansla Corne d'or. Celas'appelait le kourban des pâpoutchsle sacrificedesbabouches.

C'étaitun plaisir de monterpar les nuits bien claires et bien froidesdansle vieil escalier de bois qui craquait sous nos pas et nous menaitsurles toitsetlà au beau clair de lunemahitabdaaprès nous êtreassurés que tout sommeillaitalentourde consommer le kourbanet fairepirouetter dans l'airunepar uneles babouches condamnées.

Tombera-t-elledans l'eaula pâpoutchou sur la vaseou bien encore surlatête d'un chat en maraude ?

Le bruitde sa chute dans le silence profond indiquait lequel de nousdeuxavait deviné justeet gagné le pari.

Il faisaitbon être là-hautsi seuls chez noussi loin deshumainssitranquillessouvent piétinant sur une blanchecouche de neigeetdominant le vieux Stamboul endormi. Nous étionsprivésnousde jouirensemble de la lumière du jourdont jouissent tant d'autres qui s'en vontensemblebras dessus brasdessous au grand soleilsans apprécier leurbonheur. Là-hautétait notre lieu de promenade ; lànous allionsrespirerl'air pur et vif des belles nuits d'hiveren sociétéde la lunecompagnediscrète qui tantôt s'abaissaitlentement à l'ouest sur les pays desinfidèlestantôtse levait toute rouge à l'orientdessinant lasilhouettelointaine de Scutari ou de Péra.



XXXVII



Est-ce lafinSeigneurou le commencement

(VICTORHUGOChants du crépuscule.)



L'animationest grande sur le Bosphore. Les transports arrivent etpartentchargés de soldats qui s'en vont en guerre. Il en vientdepartoutdes soldats et des rédifsdu fond de l'Asiedesfrontières dePersemême de l'Arabie et de l'Égypte.On les équipe à la hâte pour lesexpédiersur le Danubeou dans les camps de la Géorgie. Debruyantesfanfaresdes cris terribles en l'honneur d'Allahsaluentchaque jourleur départ. La Turquie ne s'était jamais vutant d'hommes sous les armestant d'hommes si décidéset si braves. Allah sait ce que deviendront cesmultitudes !



XXXVIII



Eyoub29janvier 1877.



Jen'aurais pas pardonné aux Excellences leurs pasquinadesdiplomatiquessi elles avaient dérangé ma vie.

Je suisheureux de me retrouver dans cette petite case perduequ'uninstantj'avais eu peur de quitter.

Il estminuitla lune promène sur mon papier sa lumièrebleueet lescoqs ont commencé leur chanson nocturne. On estbien loin de sessemblables à Eyoubbien isolé la nuitmais aussi bien paisible. J'aipeine à croiresouventqueArif-Effendic'est moi ; mais je suis si lasde moi-mêmedepuis vingt-sept ans que je me connaisque j'aime assezpouvoir meprendre un peu pour un autre.

Aziyadéest en Asie ; elle est en visiteavec son haremdans unharemd'Ismidtet me reviendra dans cinq jours.

Samuel estlà près de moiqui dort par terred'un sommeilaussitranquille que celui des petits enfants. Il a vu dans la journéerepêcherun noyélequel étaitil paraîtsi vilain et lui a fait tant de peurquepar prudenceil a apportédans ma chambre sa couverture et sonmatelas.

Demainmatindès l'aubetteles rédifs qui s'en vont enguerre feronttapageet il y aura foule dans la mosquée.Volontiers je partirais aveceuxme faire tuer aussi quelque part auservice du Sultan. C'est unechose belle et entraînante que lalutte d'un peuple qui ne veut pasmouriret je sens pour la Turquieun peu de cet élan que je sentiraispour mon payss'il étaitmenacé comme elleet en danger de mort.



XXXIX



Nousétions assisAchmet et moisur la place de la mosquéedu SultanSélim. Nous suivions des yeux les vieilles arabesquesde pierre quigrimpaient en se tordant le long des minarets grisetla fumée de noschibouks qui montait en spirale dans l'air pur.

La placedu Sultan Sélim est entourée d'une antique murailledanslaquelle s'ouvrent de loin en loin des portes ogivales. Lespromeneurs ysont rareset quelques tombes s'y abritent sous descyprès ; on est là enbon quartier turcet on peutaisément s'y tromper de deux siècles.

-- Moidisait Achmet d'un air frondeurje sais bien ce que je feraiLotiquand tu seras parti : je mènerai joyeuse vie et je megriserai tousles jours ; un joueur d'orgue me suivraet me fera dela musique du matinjusqu'au soir. Je mangerai mon argentmais celam'est égal (zarar yok).Je suis comme Aziyadéquand tu seras partice sera fini aussi de tonAchmet.

Et ilfallut lui faire jurer d'être sage ; ce qui ne fut point unefacileaffaire.

--Veux-tudit-ilme faire aussi un sermentLoti ? Quand tu serasmariéet que tu seras richetu viendras me chercheret jeserai là-bas tondomestique. Tu ne me payeras pas plus qu'àStamboulmais je serai près detoiet c'est tout ce que jedemande.

Je promisà Achmet de lui donner place sous mon toitet de luiconfiermes petits enfants.

Cetteperspective d'élever mes bébés et de les coifferen fez suffit à leremettre en joieet nous nous perdîmestoute la soirée en projetsd'éducationbasés surdes méthodes extrêmement originales.



XL



PLUMKETT ALOTI



Mon cherami



Je ne vousécrivais pastout simplement parce que je n'avais rien àvousdire. En pareil casj'ai l'habitude de me taire.

Qu'aurais-jepu vous raconter en effet ? Que j'étais très préoccupédechoses nullement agréables ; que j'étais empoignépar dame Réalitéétreinte dont il est fort durde se débarrasser ; que je languissais asseztristement aumilieu de messieurs maritimes et coloniaux ; que leslienssympathiquesles affinités mystérieuses quiencertains momentsm'unissent si étroitement avec tout ce quiest aimable et beauétaientrompus.

Je suissûr que vous comprenez très bien cecicar c'est làl'état danslequel je vous ai vu plus d'une fois plongé.

Votrenature ressemble beaucoup à la miennece qui m'explique fortbienla très grande sympathie que j'ai ressentie pour vouspresque de primeabord. -- Axiome : Ce que l'on aime le mieux chez lesautresc'estsoi-même. Lorsque je rencontre un autre moi-mêmeil y a chez moiaccroissement de forces ; il semblerait que les forcespareilles de l'unet l'autre s'ajoutent et que la sympathie ne soitque le désirlatendance vers cet accroissement de forces quipour moiest synonyme debonheur. Si vous le voulez bienj'intitulerai ceci : le grand paradoxesympathique.

Je vousparle un langage peu littéraire. Je m'en aperçois bien: j'emploieun vocabulaire emprunté à la dynamique etfort différent de celui de nosbons auteurs ; mais il rend bienma pensée.

Cessympathiesnous les éprouvons d'une foule de manièresdifférentes.Vous qui êtes musicienvous les avezressenties à l'égard de quois'ilvous plaît ?Qu'est-ce qu'un son ? Tout simplement une sensation qui naîtennous à l'occasion d'un mouvement vibratoire transmis par l'airà notretympan et de là à notre nerf acoustique.Que se passe-t-il dans notrecervelle ? Voyez donc ce phénomènebizarre : vous êtes impressionné parune suite de sonsvous entendez une phrase mélodique qui vous plaît.Pourquoivous plaît-elle ? Parce que les intervalles musicaux dontlasuite la composeautrement dit les rapports des nombres devibrations ducorps sonoresont exprimés par certains chiffresplutôt que par certainsautres ; changez ces chiffresvotresympathie n'est plus excitée ; vousditesvousque cela n'estplus musicalque c'est une suite de sonsincohérents.Plusieurs sons simultanés se font entendrevous recevezuneimpression qui sera heureuse ou douloureuse : affaire derapportschiffrésqui sont les rapports sympathiques d'unphénomène extérieur avecvous-mêmeêtresensitif.

Il y a devéritables affinitésentre vous et certaines suites desonsentre vous et certaines couleurs éclatantesentre vouset certainsmiroitements lumineuxentre vous et certaines lignescertaines formes.Bien que les rapports de convenance entre toutes cesdifférentes choses etvous-même soient trop compliquéspour être expriméscomme dans le cas dela musiquevoussentez cependant qu'ils existent.

Pourquoiaime-t-on une femme ? Bien souvent cela tient uniquement à cequela courbe de son nezl'arc de ses sourcilsl'ovale de sonvisagequesais-je ? ont ce je ne sais quoi auquel correspond en vousun autre je nesais quoi qui fait le diable à quatre dans votreimagination. Ne vousrécriez pas ! la moitié du tempsvotre amour ne tient à rien de plus.

Vous medirez qu'il y a chez cette femme un charme moralune délicatessedesentimentune élévation de caractère qui sontla vraie cause de votreamour... Hélas ! gardez-vous bien deconfondre ce qui est en elle et cequi est en vous. Toutes nosillusions viennent de là : attribuer ce quiest en nous etnulle part ailleurs à ce qui nous plaît. Faire unechâsse àla femme que l'on aime et prendre son ami pourun homme de génie.

J'ai étéamoureux de la Vénus de Milo et d'une nymphe du Corrège.Cen'étaient certes pas les charmes de leur conversation et lasoif d'échangeintellectuel qui m'attiraient vers elles ; nonc'était l'affinitéphysiquele seul amour connu desanciensl'amour qui faisait desartistes. Aujourd'huitout estdevenu tellement compliquéque l'on nesait plus oùdonner de la tête ; les neuf dixièmes des gens necomprennentplus rien à quoi que ce soit.

Tout celaposépassons à votre définition à vousLoti. Il y a affinitéentre tous les ordres de choses et vous.Vous êtes une nature très avidede jouissancesartistiques et intellectuelleset vous ne pouvez êtreheureuxqu'au milieu de tout ce qui peut satisfaire vos besoinssympathiquesqui sont immenses. Hors de ces émotionsil n'y a pasdebonheur pour vous. Hors du milieu qui peut vous les procurercesémotionsvous serez toujours un pauvre exilé.

Celui quiest apte à ressentir ces émotions d'un ordre supérieurpourlesquelles la grande masse des individus n'a pas de sensserafort peuimpressionné par tout ce qui sera en dessous de sesdésirs. Qu'est-ce doncque l'attrait d'un bon dînerd'une partie de chassed'une jolie fillepour celui qui a versédes larmes de ravissement en lisant les poètesquis'estdélicieusement abandonné au courant d'une suavemélodiequi s'estplongé dans cette rêverie quin'est pas la penséequi est plus que lasensationet qu'aucunmot n'exprime ?

Qu'est-cedonc que le plaisir de voir passer des figures vulgairessurlesquelles sont peintes toutes les nuances de la sottisedescorps malproportionnésemprisonnés dans des culottesou des habits noirstoutcela grouillant sur des pavés boueuxautour de murailles salesde boîtesà fenêtre etde boutiques ?

Votreimagination se resserre et la pensée se fige dans votrecerveau...

Quelleimpression causera sur vous la conversation de ceux quivousentourents'il n'y a pas harmonie entre vos pensées etcelles qu'ilsexpriment ?

Si votrepensée s'élance dans l'espace et dans le temps ; sielle embrassel'infinie simultanéité des faits qui sepassent sur toute la surface de laterrequi n'est qu'une planètetournant autour du soleil-- qui n'estlui-même qu'un centreparticulier au milieu de l'espace ; si vous songezque cet infinisimultané n'est qu'un instant de l'éternitéquiest unautre infinique tout cela vous apparaît différemmentsuivant le pointde vue où vous vous placezet qu'il y en aune infinité de points de vue; si vous songez que la raison detout celal'essence de toutes ceschoses vous est inconnueet sivous agitez dans votre esprit ces éternelsproblèmesqu'est-ce que tout cela ? que suis-je moi-même au milieu decetinfini ?

Vous aurezbien des chances pour ne pas être en communionintellectuelleavec ceux qui vous entourent.

Leurconversation ne vous touchera guère plus que celle d'unearaignée quivous raconterait qu'un plumeau dévastateurlui a détruit une partie de satoile ; ou que celle d'uncrapaud qui vous annoncerait qu'il vientd'hériter d'un grostas de plâtras dans lequel il pourra gîter tout àl'aise.(Un monsieur me disait aujourd'hui qu'il avait fait demauvaisesrécolteset qu'il avait hérité d'unemaison de campagne.)

Vous avezété amoureuxvous l'êtes peut-être encore; vous avez sentiqu'il existait un genre de vie tout spécialun état particulier de votreêtre à la faveurduquel tout prenait pour vous des aspects entièrementnouveaux.

Une sortede révélation semble alors se faire ; on dirait qu'onvient denaître une seconde foiscar dès lors on vitdavantageon fonctionne toutentier ; tout ce qu'il y a en nousd'idéesde sentimentsse réveille ets'avive comme laflamme du punch que l'on agite. (Littérature de l'avenir!)

Brefons'épanouiton est heureuxet tout ce qui est antérieurà cebonheur disparaît dans une sorte de nuit. Il semblequ'on était dans leslimbes ; on vivaitrelativement àla vie actuellecomme l'enfant en basâge par rapport au jeunehomme. Les sentiments par lesquels on passelorsque l'on est amoureuxon ne peut les décrire qu'au moment même où onleséprouveet certesje ne ressens rien de pareil en cemoment-ci. Etpourtanttenezsapristi ! je m'emballe en remuanttoutes ces idées-làje m'exalteje perds la têteje ne sais plus où j'en suis !... Quellebonne chose d'aimer etd'être aimé ! savoir qu'une nature d'éliteacompris la vôtre ; que quelqu'un rapporte toutes ses penséestous sesactes à vous ; que vous êtes un centreun buten vue duquel uneorganisation aussi délicatement compliquéeque la vôtrevitpense etagit ! Voilà qui nous rendforts ; voilà qui peut faire des hommes degénie.

Et puiscette image gracieuse de la femme que nous aimonsqui estpeut-êtremoins une réalité que le plus pur produit de notreimaginationet ce mélange d'impressionsphysiques et moralessensuelles etspirituellesces impressions absolument indescriptiblesque l'on ne peutque rappeler à l'esprit de celui qui les adéjà éprouvées-- impressionsque vouscauserapar suite d'une mystérieuse association d'idéeslemoindre objet ayant appartenu à votre bien-aiméesonnom quand vousl'entendez prononcerquand vous le voyez simplementécrit sur du papieret mille autres sublimes niaiseriesquisont peut-être tout ce qu'il y ade meilleur au monde.

Etl'amitiéqui est un sentiment plus sévèreplussolidement assispuisqu'il repose sur tout ce qu'il y a de plus élevéen nousla partiepurement intellectuelle de nous-même. Quelbonheur de pouvoir dire tout ceque l'on sent à quelqu'un quivous comprend jusqu'au bout et non passeulement jusqu'àun certain pointà quelqu'un qui achève votrepenséeavec le même mot qui était sur vos lèvresdont la réplique fait jaillirde chez vous un torrent deconceptionsun flot d'idées. Un demi-mot devotre ami vous endit plus que bien des phrasescar vous êtes habituéàpenser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments quil'animent et il lesait. Vous êtes deux intelligences quis'ajoutent et se complètent.

Il estcertain que celui qui a connu tout ce dont je viens de parleretàqui tout cela manqueest fort à plaindre.

Pasd'affectionspersonne qui pense à moi... À quoi bonavoir des idéespour n'avoir personne à qui les dire ? àquoi bon avoir du talent s'il n'ya pas en ce monde une personne àl'estime de laquelle je tiens plus qu'àtout le reste ? àquoi bon avoir de l'esprit avec des gens qui ne mecomprendront pas ?

On laissetout aller ; on a éprouvé des déceptionson enéprouve tous lesjours de nouvelles ; on a vu que rien en cemonde n'était durablequ'onne pouvait compter absolument surrien : on nie tout. On a les nerfsdétenduson ne pense plusque faiblementle moi s'amoindrit à tel pointquelorsqu'onest seulon est quelquefois à se demander si l'on veilleou sil'on dort. L'imagination s'arrête ; doncplus de châteauxenEspagne. Autant vaut dire plus d'espérance. On tombe dans labravadeonparle cavalièrement de bien des choses dont on ritbeaucoup quand on n'enpleure pas.

On n'aimerienet pourtant on était fait pour tout aimer : on ne croitàrien et on pourrait peut-être encore bien croire àtout ; on était bon àtout et on n'est bon àrien.

Avoir ensoi une exubérance de facultés et sentir que l'onavorteuneexcroissance de sensibilitéun excédent desentimentset ne savoir qu'enfairec'est atroce ! la viedans detelles conditionsest unesouffrance de tous les jours : souffrancedont certains plaisirs peuventvous distraire un instant (votreécuyère de cirquel'odalisque Aziyadé etautrescocottes turques) ; mais c'est toujours pour retomber de nouveauetplus contusionné que jamais.

Voilàvotre profession de foi expliquéedéveloppéeet considérablementaugmentée par le drôle de typequi vous écrit.

Laconclusion de ce long galimatias peu intelligiblela voici : jevousporte un très vif intérêtmoins peut-êtreà cause de ce que vous êtesque pour ce que je sens quevous pourriez devenir.

Pourquoiavez-vous pris comme dérivatif à votre douleur laculture desmusclesqui tuera en vous ce qui seul peut vous sauver ?Vous êtes clownacrobate et bon tireur ; il eût mieuxvalu être un grand artistemon cherLoti.

Jevoudrais d'ailleurs vous pénétrer de cette idéeen laquelle j'ai foi :il n'y a pas de douleur morale qui n'ait sonremède. C'est à notre raisonde le trouver et del'appliquer suivant la nature du mal et le tempéramentdusujet.

Ledésespoir est un état complètement anormal ;c'est une maladie aussiguérissable que beaucoup d'autres ; sonremède naturel est le temps. Simalheureux que vous soyezfaites en sorte d'avoir toujours un petit coinde vous-même quevous ne laissiez pas envahir par le mal : ce petit coinsera votreboîte à médicaments. -- Amen !



PLUMKETT.



Parlez-moide Stambouldu Bosphoredes pachas à trois queuesetc.Jebaise les mains de vos odalisques et suis votre affectionné.



PLUMKETT.



XLI



LOTI APLUMKETT



Vousavais-je ditmon cher amique j'étais malheureux ? Je ne lecroispaset assurémentsi je vous ai dit celaj'ai dûme tromper. Jerentrais ce soir chez moi en me disantau contraireque j'étais un desheureux de ce mondeet que ce monde aussiétait bien beau. Je rentrais àcheval par une belleaprès-midi de janvier ; le soleil couchant dorait lescyprèsnoirsles vieilles murailles crénelées de Stambouletle toit dema case ignoréeoù Aziyadém'attendait.

Un brasierréchauffait ma chambretrès parfumée d'essencede roses. -- Jetirai le verrou de ma porte et m'assis les jambescroiséesposition dontvous ignorez le charme. Mon domestiqueAchmet prépara deux narguilhésl'un pour moil'autrepour lui-mêmeet posa à mes pieds un plateau decuivreoù brûlait une pastille du sérail.

Aziyadéentonna d'une voix grave la chanson des djinnsen frappant suruntambour chargé de paillettes de métal ; la fuméese mit à décrire dansl'air ses spirales bleuâtreset peu à peu je perdis conscience de la viede la triste viehumaineen contemplant ces trois visages amis etaimables àregarder : ma maîtressemon domestique et mon chat.

Pointd'intrus d'ailleurspoint de visiteurs inattendus ou déplaisants.Siquelques Turcs me visitent discrètement quand je les y invitemesamis ignorent absolument le chemin de ma demeureet destreillages defrêne gardent si fidèlement mes fenêtresqu'à aucun moment du jour unregard curieux n'y sauraitpénétrer.

LesOrientauxmon cher amisavent seuls être chez eux ;dans vos logisd'Europeouverts à tous venantsvous êteschez vous comme on est icidans la rueen butte à l'espionnagedes amis fâcheux et des indiscrets ;vous ne connaissez pointcette inviolabilité de l'intérieurni le charmede cemystère.

Je suisheureuxPlumkett ; je retire toutes les lamentations que j'aiétéassez ridicule pour vous envoyer... Et pourtant jesouffre encore de toutce qui a été brisé dansmon coeur : je sens que l'heure présente n'estqu'un répitde ma destinéeque quelque chose de funèbre planetoujourssur l'avenirque le bonheur d'aujourd'hui amènerafatalement un terriblelendemain. Ici mêmeet quand elle estprès de moij'ai de ces instantsde navrante tristessecomparables à ces angoisses inexpliquées quisouventdans mon enfances'emparaient de moi à l'approche de la nuit.

Je suisheureuxPlumkettet même je me sens rajeunir ; je ne suisplusce garçon de vingt-sept ansqui avait tant roulétant vécuet faittoutes les sottises possiblesdans tous lespays imaginables.

Ondéciderait difficilement quel est le plus enfant d'Achmet oud'Aziyadéou même de Samuel. J'étais vieux etsceptique ; auprès d'euxj'avaisl'air de ces personnages deBuldwer qui vivaient dix vies humaines sansque les annéespussent marquer sur leur visageet logeaient une vieilleâmefatiguée dans un jeune corps de vingt ans.

Mais leurjeunesse rafraîchit mon coeuret vous avez raisonjepourraispeut-être bien encore croire à toutmoi quipensais ne plus croire àrien...



XLII



Unecertaine après-midi de janvierle ciel sur Constantinopleétaituniformément sombre ; un vent froid chassait unefine pluie d'hiveret lejour était pâle comme un jourbritannique.

Je suivaisà cheval une longue et large routebordéed'interminablesmurailles de trente pieds de hautdroitespoliesinaccessibles commedes murailles de prison.

En unpoint de cette routeun pont voûté en marbre grispassait en l'air; il était supporté par des colonnes demarbre curieusement sculptéesetservait de communicationentre la partie droite et la partie gauche de cesconstructionstristes.

Cesmurailles étaient celles du sérail de Tchéraghan.D'un côté étaientles jardinsde l'autre lepalais et les kiosqueset ce pont de marbrepermettait aux bellessultanes de passer des uns aux autres sans êtreaperçuesdu dehors.

Troisportes s'ouvraient seulement à de longs intervalles danscesremparts du palaistrois portes de marbre gris que fermaient desbattantsde ferdorés et ciselés.

C'étaientd'ailleurs de hautes et majestueuses portesdonnant àdevinerquelles pouvaient être les richesses cachéesderrière la monotonie de cesmurs.

Dessoldats et des eunuques noirs gardaient ces entrées défendues.Lestyle de ces portiques semblait indiquer lui-même que leseuil en étaitdangereux à franchir ; les colonnes etles frises de marbrefouillées àjour dans le goûtarabeétaient couvertes de dessins étrangesetd'enroulements mystérieux.

Unemosquée de marbre blancavec un dôme et des croissantsd'or étaitadossée à des roches sombres oùpoussaient des broussailles sauvages. Oneût dit qu'une baguettede péri l'avait d'un seul coup fait surgir avec saneigeuseblancheuren respectant à dessein l'aspect agreste et rude delanature qui l'entourait.

Passaitune riche voiturecontenant trois femmes turques inconnuesdontl'unesous son voile transparentsemblait d'une rare beauté.

Deuxeunuqueschevauchant à leur suiteindiquaient que cesfemmesétaient de grandes dames.

Ces troisTurques se tenaient fort malà la façon de toutes leshanumsde grande maison qui ne craignent guèred'adresser aux Européens dans lesrues les regards les plusencourageants ou les plus moqueurs.

Cellesurtout qui était jolie m'avait souri avec tant decomplaisancequeje tournai bride pour la suivre.

Alorscommença une longue promenade de deux heurespendant laquellelabelle dame m'envoya par la portière ouverte la collection deses plusdélicieux sourires. La voiture filait grand trainetje l'escortai surtout son parcourspassant devant ou derrièreralentissant ma courseougalopant pour la dépasser. Leseunuques (qui sont surtout terribles dansles opéras-comiques)considéraient ce manège avec bonhomieetcontinuaientde trotter à leur postedans l'impassibilité lapluscomplète.

Nouspassâmes Dolma-BagtchéSali-BazarTop-Hanélebruyant quartier deGalata-- et puis le pont de Stamboulle tristePhanar et le noirBalate. A Eyoub enfindans une vieille rue turquedevant un Conakantiqueà la mine opulente et sombrelestrois femmes s'arrêtèrent etdescendirent.

La belleSéniha (je sus le lendemain son nom)avant de rentrer danssademeurese retourna pour m'envoyer un dernier sourire ; elle avaitétécharmée de mon audaceet Achmet augura fortmal de cette aventure...



XLIII



Les femmesturquesles grandes dames surtoutfont très bon marchéde lafidélité qu'elles doivent à leurs époux.Les farouches surveillances decertains hommeset la terreur duchâtiment sont indispensables pour lesretenir. Toujoursoisivesdévorées d'ennuiphysiquement obsédéesde lasolitude des haremselles sont capables de se livrer au premiervenu--au domestique qui leur tombe sous la patteou au batelierqui lespromènes'il est beau et s'il leur plaît. Toutessont fort curieuses desjeunes gens européenset ceux-ci enprofiteraient quelquefois s'ils lesavaients'ils l'osaientou siplutôt ils étaient placés dans desconditionsfavorables pour le tenter. Ma position à Stamboulmaconnaissance de la langue et des usages turcs-- ma porte isoléetournantsans bruit sur ses vieilles ferrures-- étaientchoses fort propices àces sortes d'entreprises ; et ma maisoneût pu devenir sans doutesi jel'avais désiréle rendez-vous des belles désoeuvrées des harems.



XLIV



Quelquesjours plus tardun gros nuage d'orage s'abattait sur macasepaisibleun nuage bien terrible passait entre moi et celle queje n'avaiscependant pas cessé de chérir. Aziyadése révoltait contre un projetcynique que je lui exposais ;elle me résistait avec une force de volontéqui voulaitmaîtriser la miennesans qu'une larme vînt dans sesyeuxniun tremblement dans sa voix.

Je luiavais déclaré que le lendemain je ne voulais plusd'elle ; qu'uneautre allait pour quelques jours prendre sa place ;qu'elle-mêmereviendrait ensuiteet m'aimerait encore aprèscette humiliation sans engarder même le souvenir.

Elleconnaissait cette Sénihacélèbre dans lesharems par ses scandaleset son impunité ; elle haïssaitcette créature que Béhidjé-hanumchargeaitd'anathèmes ; l'idée d'être chasséepour cette femme la comblaitd'amertume et de honte.

-- C'estabsolument décidéLotidisait-ellequand cetteSéniha seravenuece sera fini et je ne t'aimerai mêmeplus. Mon âme est à toi et jet'appartiens ; tu es librede faire ta volonté. MaisLotice sera fini ;j'en mourrai dechagrin peut-êtremais je ne te reverrai jamais.



XLV



Etaubout d'une heureà force d'amourelle avait consenti àcecompromis insensé : elle partait et jurait de revenir --après -- quandl'autre s'en serait allée et qu'il meplairait de la faire demander.

Aziyadépartitles joues empourprées et les yeux secset Achmetquimarchait derrière ellese retourna pour me dire qu'il nereviendraitplus. La draperie arabe qui fermait ma chambre retomba sureuxetj'entendis jusqu'à l'escalier traîner leursbabouches sur les tapis. Làleurs pas s'arrêtèrent.Aziyadé s'était affaissée sur les marchespourfondre en larmeset le bruit de ses sanglots arrivait jusqu'àmoi dans lesilence de cette nuit.

Cependantje ne sortis pas de ma chambre et je la laissai partir.

Je venaisde le lui direet c'était vrai : je l'adoraiselleetjen'aimais point cette Séniha ; mes sens seulement avaient lafièvre etm'emportaient vers cet inconnu plein d'enivrements.Je songeais avecangoisse qu'en effetsi elle ne voulait plus merevoirune foisretranchée derrière les murs du haremelle était à tout jamais perdueetqu'aucune puissancehumaine ne saurait plus me la rendre. J'entendis avecun indicibleserrement de coeur la porte de la maison se refermer sur eux.Mais lapensée de cette créature qui allait venir brûlaitmon sang : jerestai làet je ne les rappelai pas.



XLVI



Lelendemain soirma case était parée et parfuméepour recevoir lagrande dame qui avait désiré faireentout bien tout honneurune visiteà mon logis solitaire. Labelle Séniha arriva très mystérieusement surlecoup de huit heuresheure indue pour Stamboul.

Elleenleva son voile et le féredjé de laine grisequipar prudencelacouvrait comme une femme du peupleet laissatomber la traîne d'unetoilette française dont la vue neme charma pas. Cette toiletted'un goûtdouteuxplus coûteuseque moderneallait mal à Sénihaqui s'enaperçut.Ayant manqué son effetelle s'assit cependantavec aisance et parla avecvolubilité. Sa voix étaitsans charme et ses yeux se promenaient aveccuriosité sur machambredont elle louait très fort le bon airetl'originalité. Elle insistait surtout sur l'étrangetéde ma vieet meposait sans réserve une foule de questionsauxquelles j'évitais derépondre.

Et jeregardais Séniha-hanum...

C'étaitune bien splendide créatureaux chairs fraîches etveloutéesauxlèvres entr'ouvertesrouges et humides.Elle portait la tête en arrièrehaute et fièreavec la conscience de sa beauté souveraine.

L'ardentevolupté se pâmait dans le sourire de cette bouchedanslemouvement lent de ces yeux noirsà moitié cachéssous la frange de leurscils. J'en avais rarement vu de plus bellelàprès de moiattendant monbon plaisirdans latiède solitude d'une chambre parfumée ; et cependantilse livrait en moi-même une lutte inattendue ; mes sens sedébattaientcontre ce quelque chose de moins définiqu'on est convenu d'appeler l'âmeet l'âme se débattaitcontre les sens. À ce momentj'adorais la chèrepetiteque j'avais chassée ; mon coeur débordait pour elle detendresse etde remords. La belle créature assise prèsde moi m'inspirait plus dedégoût que d'amour ; jel'avais désiréeelle était venue ; il netenaitplus qu'à moi de l'avoir ; je n'en demandais pasdavantage et sa présencem'était odieuse.

Laconversation languissaitet Séniha avait des intonationsironiques. Jeme raidissais contre moi-mêmeayant pris unerésolution si fortequecette femme n'avait plus le pouvoir dela vaincre.

-- Madamedis-je-- toujours en turc-- quand viendra le moment oùvousme causerez le chagrin de me quitter (et je souhaite que cemoment tardebeaucoup encore)me permettrez-vous de vous reconduire ?

-- Mercidit-ellej'ai quelqu'un.

C'étaitune femme à précautions : un aimable eunuquehabituésans douteaux escapades de sa maîtressese tenaitàtoute éventualitéprès de laporte de ma maison.

La grandedameen passant le seuil de ma demeureeut un mauvais rire quimefit monter la colère au visageet je ne fus pas loin desaisir sonbras rond pour la retenir.

Je mecalmai cependanten songeant que je ne m'étais nullementdérangéet quedes deux rôles que nous avionsjouéle plus drôle assurémentn'était pasle mien.



XLVII



Achmetqui ne devait plus revenirse présenta le lendemain dèshuitheures.

Il s'étaitcomposé une mine très bourrueet me salua d'un airfroid.

L'histoirede Séniha-hanum l'eut bientôt mis en grande gaieté; il enconclutcomme à l'ordinaireque j'étais tchokchéytan (très malin) ets'assit dans un coin pour enrire plus à l'aise.

Quand plustarddans nos courses à chevalnous rencontrions lavoiturede Séniha-hanumil prenait des airs si narquoisqueje fus obligé de luifaire à ce sujet desreprésentations et un sermon.



XLVIII



J'expédiaiAchmet à Oun-Capan chez Kadidja. Il avait missiond'instruirecette macaque de confiance de la réception faite àSéniha ; de la prier dedire à Aziyadé quej'implorais mon pardonet que je désirais le soir mêmesachère présence.

J'expédiaien même temps dans la campagne trois enfants chargés demerapporter des branches de verdureet des gerbesde pleins paniersdenarcisses et de jonquilles. Je voulais que la vieille maison prîtcejour-là pour son retour un aspect inaccoutumé de joieet de fête.

QuandAziyadé entra le soirdu seuil de la porte à l'entréede notrechambreelle trouva un tapis de fleurs ; les jonquillesdétachées deleurs tiges couvraient le sol d'une épaissecouche odorante ; on étaitenivré de ce parfum suaveetles marches sur lesquelles elle avait pleuréne se voyaientplus.

Aucuneréflexion ni aucun reproche ne sortit de sa bouche roseellesourit seulement en regardant ces fleurs ; elle était bienassezintelligente pour saisir d'un seul coup tout ce qu'elles luidisaient dema part dans leur silencieux langageet ses yeux cernéspar les larmesrayonnaient d'une joie profonde. Elle marchait sur cesfleurscalme etfière comme une petite reine reprenantpossession de son royaume perduoucomme Apsâra circulant dansle paradis fleuri des divinités indoues.

Les vraiesapsâras et les vrais houris ne sont certes pas plus joliesniplus fraîchesni plus gracieuses ni plus charmantes...

L'épisodede Séniha-hanum était clos ; il avait eu pour résultatde nousfaire plus vivement nous aimer.



XLIX



C'étaitl'heure de la prière du soirun soir d'hiver. Le muezzinchantaitson éternelle chansonet nous étions enferméstous deux dans notremystérieux logis d'Eyoub.

Je la voisencorela chère petite Aziyadéassise à terresur un tapisrose et bleu que les juifs nous ont pris-- droite etsérieuselesjambes croisées dans son pantalon de soied'Asie. Elle avait cetteexpression presque prophétique quicontrastait si fort avec l'extrêmejeunesse de son visage et lanaïveté de ses idées ; expression qu'elleprenaitlorsqu'elle voulait faire entrer dans ma tête quelqueraisonnementà elleappuyé le plus souvent sur quelqueparabole orientaledontl'effet devait être concluant etirrésistible.

-- BakLotimdisait-elle en fixant sur moi ses yeux profondsKatebtanéparmak bourada var ?

Et ellemontrait sa mainles doigts étendus.

(RegardeLotiet dis-moi combien de doigts il y a là ?)

Et jerépondis en riant :

-- CinqAziyadé.

-- OuiLoticinq seulement. Et cependant ils ne sont pas toussemblables.Bouboundan bir partcha kutchuk. (Celui-ci -- le pouce --estun peu plus court que le suivant ; le secondun peu plus court queletroisièmeetc. ; enfincelui-cile dernierest le pluspetit de tous.)

Il étaiten effet très petitle plus petit doigt d'Aziyadé. Sonongletrès rose à la basedans la partie qui venait depousserétait à sapartie supérieure teint toutcomme les autres d'une couche de hennéd'unbeau rouge orange.

-- Ehbiendit-ellede mêmeet à plus forte raisonLotiles créaturesd'Allahqui sont beaucoup plus nombreusesnesont pas toutes semblables; toutes les femmes ne sont pas les mêmesni tous les hommes non plus...

C'étaitune parabole ayant pour but de me prouver quesi d'autresfemmesaimées autrefois avaient pu m'oublier ; quesi des amism'avaient trompéet abandonnéc'était une erreurde juger par eux toutes les femmes ettous les hommes ; qu'elleAziyadén'était pas comme les autreset nepourraitjamais m'oublier ; que Achmet lui-même m'aimeraitcertainementtoujours.

-- DoncLotidoncreste avec nous...

Et puiselle songeait à l'avenirà cet avenir inconnu etsombre quifascinait sa pensée.

Lavieillesse-- chose très lointainequ'elle ne sereprésentait pasbien... Mais pourquoi ne pas vieillirensemble et s'aimer encore ; --s'aimer éternellement dans lavieet après la vie.

-- Senkodjadisait-elle (tu seras vieux) ; ben kodja (jeseraivieille)...

Cettedernière phrase était à peine articuléeetsuivant son habitudeplutôt mimée que parlée.Pour dire : " Je serai vieille "elle cassait savoixjeuneetpendant quelques secondeselle se ramassait surelle-mêmecomme une petite vieillecourbant son corps si pleinde jeunesse ardenteet fraîche.

-- Zararyok (cela ne fait rien)était la conclusion. Cela nefaitrienLotinous nous aimerons toujours.



L



Eyoubfévrier 1877.



Singulierdébutquand on y penseque le début de notre histoire!

Toutes lesimprudencestoutes les maladressesentassées jour parjourpendant un moisdans le but d'arriver à un résultatpar lui-mêmeimpossible.

S'habilleren turc à Saloniquedans un costume quipour un oeilquelquepeu attentifpéchait même par l'exactitude desdétails ; circuler ainsipar la villequand une simplequestion adressée par un passant eût putrahir et perdrel'audacieux giaour ; faire la cour à une femme musulmanesousson balconentreprise sans précédent dans les annalesde la Turquieet tout celamon Dieuplutôt pour tromperl'ennui de vivreplutôt pourrester excentrique aux yeux decamarades désoeuvrésplutôt par défijetéà l'existenceplutôt par bravade que paramour.

Et lesuccès venant couronner ce comble d'imprudencel'aventureréussissant par l'emploi des moyens les plus propresà la faire tourner entragédie.

Ce quitendrait à prouver qu'il n'y a que les choses les plusnotoirementfolles qui viennent à bonne finqu'il y a unechance pour les fousunDieu pour les téméraires.

... Ellela curiosité et l'inquiétude avaient étéles premiers sentimentséveillés dans son coeur. Lacuriosité avait fixé aux treillages du balconses grandsyeuxqui exprimaient au début plus d'étonnement qued'amour.

Elle avaittremblé pour lui d'abordpour cet étranger quichangeait decostume comme feu Protée changeait de formeetvenait en Albanais toutdoré se planter sous sa fenêtre.

Et puiselle avait songé qu'il fallait qu'il l'aimât bienellel'esclaveachetéel'obscure Aziyadépuisquepour lacontempleril risquait sitémérairement sa tête.Elle ne se doutait pasla pauvre petiteque cegarçon sijeune de visage avait déjà abusé de toutes leschoses de la vieet ne lui apportait qu'un coeur blaséenquête de quelque nouveautéoriginale ; elle s'étaitdit qu'il devait faire bon être aimée ainsi--et toutdoucement elle avait glissé sur la pente qui devait l'amenerdansles bras du giaour.

On ne luiavait appris aucun principe de morale qui pût la mettre engardecontre elle-même-- et peu à peu elle s'étaitlaissée aller au charme dece premier poème d'amourchanté pour elleau charme terrible de cedanger. Elle avaitdonné sa main d'abordà travers les grilles du yaliduchemin de Monastir ; et puis son braset puis ses lèvresjusqu'au soiroù elle avait ouvert tout à fait safenêtreet puis était descendue dansson jardin commeMarguerite-- comme Marguerite dont elle avait lajeunesse et lafraîche candeur.

Commel'âme de Margueriteson âme était pure et viergebien que soncorps d'enfantacheté par un vieillardne le fûtdéjà plus.



LI



Etmaintenant que nous agissons d'une manière sûre etréfléchieavec uneconnaissance complète de tousles usages turcsde tous les détours deStamboulavec tousles perfectionnements de l'art de dissimulernoustremblons encoredans nos rendez-vouset les souvenirs de ces premiersmois deSalonique nous semblent des souvenirs de rêves.

Souventassis devant le feu tous deuxcomme deux enfants devenusraisonnablescausent gravement de leurs sottises passéesnous causonsdeces temps troublés de Saloniquede ces chaudes nuitsd'orage pendantlesquelles nous errions dans la campagne comme desmalfaiteurs-- ou surla mer comme des insensés-- sanspouvoir encore échanger une penséenimêmeseulement une parole.

Le plussingulier de l'histoire est encore cecic'est que je l'aime. --La "petite fleur bleue de l'amour naïf " s'est de nouveauépanouie dansmon coeurau contact de cette passion jeune etardente. Du plus profondde mon âmeje l'aime et je l'adore...



LII



Un beaudimanche de janvierrentrant à la case par un gai soleild'hiverje vis dans mon quartier cinq cents personnes et des pompes.

--Qu'est-ce qui brûle ? demandai-je avec impatience.

J'avaistoujours eu un pressentiment que ma maison brûlerait.

-- CoursviteArif ! me répondit un vieux Turccours viteArif !c'estta maison !

Ce genred'émotion m'était encore inconnu.

Jem'approchai pourtant d'un air indifférent de ce petit logisque nousavions arrangé l'un pour l'autreelle pour moimoipour elleavec tantd'amour.

La foules'ouvrait sur mon passagehostile et menaçante ; devieillesfemmes en fureur excitaient les hommes et m'injuriaient ; onavait sentides odeurs de soufre et vu des flammes vertes ; onm'accusait desorcellerie et de maléfices. Les vieillesméfiances n'étaientqu'endormieset je recueillais lesfruits d'être un personnage inquiétantetinvraisemblablene pouvant se réclamer de personne et sansappui.

J'approchaislentement de notre case. Les portes étaient enfoncéeslesvitres briséesla fumée sortait par le toit ; toutétait au pillageenvahi par une de ces foules sinistres quisurgissent à Constantinopledans les heures de bagarre.J'entrai chez moiil pleuvait de l'eau noiremêlée desuiedu plâtre calciné et des planches enflammées...

Le feucependant était éteint. Un appartement brûléun plancherdeuxportes et une cloison. Avec une grande dose desang-froid j'avais dominéla situation ; les bachibozouksavaient arraché aux pillards leur butinfait évacuer laplace et dispersé la foule.

Deuxzaptiés en armes faisaient faction à ma porte enfoncée.Je leurconfiai la garde de mes biens et m'embarquai pour Galata.J'allais ychercher Achmetgarçon de bon conseildont laprésence amie m'eût étéprécieuse aumilieu de ce désarroi.

Au boutd'une heurej'arrivai dans ce centre du tapage et des estaminets;j'allai inutilement chez leur madameet dans tous les bouges: Achmetce soir-là fut introuvable.

Et forceme fut de revenir dormir seuldans ma chambre sans vitres niportesroulépar un froid morteldans des couvertures mouilléesquisentaient le roussi. Je dormis peuet mes réflexionsfurent sombres ;cette nuit fut une des nuits désagréablesde ma vie.



LIII



Lelendemain matinAchmet et moinous constations les dégâts; ilsétaient relativement minimeset le mal pouvait aisémentse réparer. Lapièce détruite était videet inhabitée ; on eût imaginé un incendiedecommande comme distractionqu'on l'eût fait faire commecelui-là ; lesplus légers objets se retrouvaientpartoutdérangés et salismaisprésents etintacts.

Achmetdéployait une activité fiévreuse ; troisvieilles juives rangeaientet frottaient sous ses ordreset il sepassait des scènes d'un hautcomique.

Le joursuivanttout était déblayélavéséchénet et propre. Un trounoir béant remplaçait deux pièces; ce détail à partla maison avaitrepris son assietteet ma chambreson aspect d'originale élégance.

Mesappartements étaientce soir-là mêmedisposéspour une granderéception ; de nombreux plateaux supportaientdes narguilhésdu ratlokoumet du café ; il y avaitmême un orchestredeux musiciens : un tambour etun hautbois.

Achmetavait voulu tous ces fraiset combiné cette mise en scène: à septheuresje recevais les autorités et lesnotables qui allaient décider demon sort.

Jecraignais d'être obligé de me faire connaîtreetde réclamer lesecours de l'ambassade britannique : j'étaisfort perplexe en attendant macompagnie.

Cettefaçon de terminer l'aventure aurait eu pour conséquenceforcée unordre supérieur coupant court à ma viede Stamboulet je redoutais cettesolutionplus encore que lajustice ottomane.

Je lesvois encore toustout ce mondequinze ou vingt personnesgravementassis sur mes tapis ; mon propriétaireles notableslesvoisinsles jugesla police et les derviches ; l'orchestrefaisantvacarme ; et Achmet versant à pleins bords du mastic etdu café.

Ils'agissait de me justifier de l'accusation d'incendiaireoud'enchanteur ; d'aller en prison ou de payer grosse amende pouravoirfailli brûler Eyoub ; enfind'indemniser mon propriétaireet de réparer àmes frais.

Il ne fautguère compter que sur soi-même en Turquiemais engénéral onréussit tout ce que l'on oseentreprendre et l'aplomb est toujours unmoyen de succès. Toutela soiréeje tranchai du grand seigneurjepayaid'impertinence et d'audace ; Achmet versait toujours etembrouillait àdessein les intérêts et lesquestionsmagnifique dans son rôle ; --l'orchestre faisaitrageetau bout de deux heuresla situationatteignait sonparoxysme : mes hôtes ne se comprenaient plus et sedisputaiententre euxj'étais hors de cause.

-- AllonsLotidit Achmetles voilà tous à point et c'est monoeuvre.Tu ne trouverais pas dans tout Stamboul un autre comme tonAchmetet jete suis vraiment bien précieux.

Lasituation était compliquée et comique-- et Achmetd'une gaieté folleet contagieuse ; je cédai au besoinimpérieux de faire une acrobatieetsautant sur les mainssans préambulej'exécutai deux tours de clowndevantl'assistance ahurie.

Achmetravi d'une pareille idéetira profit de cette diversion ;avecforce salutsil remit à chacun ses socquessa pelisse etsa lanterneetla séance fut dissoute sans que rien fûtconclu.

Fin etmoralité. -- Je n'allai point en prison et ne payaipointd'amende. Mon propriétaire fit réparer sa maisonen remerciant Allah delui en avoir laissé la moitiéetje demeurai l'enfant gâté du quartier.

Quanddeux jours aprèsAziyadé revint au logiselle leretrouva à sonposteen bon ordre et plein de fleurs.

Le feuprenant tout seulau milieu d'une maison ferméeest unphénomèned'une explication difficileet la causepremière de l'incendie esttoujours restée mystérieuse.



LIV



L'essencede cette région est l'oubli...

Quiconqueest plongé dans l'Océan du coeur a trouvé

le reposdans cet anéantissement.

Le coeurn'y trouve autre chose que le ne pas être...

(FERIDEDDINATTARpoète persan.)



Il y avaitréception chez Izeddin-Ali-effendiau fond de Stamboul :lafumée des parfumsla fumée du tembakile tambour debasque auxpaillettes de cuivreet des voix d'hommes chantant commeen rêve lesbizarres mélodies de l'Orient.

Cessoirées qui m'avaient paru d'abord d'une étrangetébarbarepeu à peum'étaient devenues familièreset chez moiplus tardavaient lieu desréceptions semblablesoù l'on s'enivrait au bruit du tambouravec desparfums et dela fumée.

On arrivele soir aux réceptions de Izeddin-Ali-effendipour nerepartirqu'au grand jour. Les distances sont grandes àStamboul par une nuit deneigeet Izeddin entend trèslargement l'hospitalité.

La maisond'Izeddin-Alivieille et caduque au-dehorsrenferme danssesmurailles noires les mystérieuses magnificences du luxeoriental.Izeddin-Ali professe d'ailleurs le culte exclusif de tout cequi esteskide tout ce qui rappelle les temps regrettésdu passéde tout cequi est marqué au sceaud'autrefois

On frappeà la portelourde et ferrée ; deux petitesesclavescircassiennes viennent sans bruit vous ouvrir.

On éteintsa lanterneon se déchausseopérations trèsbourgeoisesvoulues par les usages de la Turquie. Le chez soien Orientn'estjamais souillé de la boue du dehors ; on lalaisse à la porteet lestapis précieux que lepetit-fils a reçus de l'aïeulne sont foulésquepar des babouches ou des pieds nus.

Ces deuxesclaves ont huit ans ; elles sont à vendre et elles lesavent.Leurs faces épanouies sont régulières etcharmantes ; des fleurs sontplantées dans leurs cheveux debébérelevés très haut sur le sommet delatête. Avec respect elles vous prennent la main et la touchentdoucement deleur front.

Aziyadéqui avait étéelle aussiune petite esclavecircassienneavaitconservé cette manière de m'exprimerla soumission et l'amour...

On montede vieux escaliers sombrescouverts de somptueux tapis de Perse; leharemlike s'entr'ouvre doucement et des yeux de femmes vousobserventpar l'entrebâillement d'une porte incrustée de nacre.

Dans unegrande pièce où les tapis sont si épais qu'oncroirait marchersur le dos d'un mouton de Kachemyrecinq ou sixjeunes hommes sont assisles jambes croiséesdans desattitudes de nonchalance heureuseet detranquille rêverie. Ungrand vasede cuivre ciselérempli de braisefait àcet appartement une atmosphère tièdeun tant soit peulourde quiporte au sommeil. Des bougies sont suspendues par grappesau plafond dechêne sculpté ; elles sont enferméesdans des tulipes d'opalequi nelaissent filtrer qu'une lumièrerosediscrète et voilée.

Leschaisescomme les femmessont inconnues dans ces soiréesturques.Rien que des divans très bascouverts de riches soiesd'Asie ; descoussins de brocartde satin et d'ordes plateauxd'argentoù reposentde longs chibouks de jasmin ; de petitsmeubles à huit panssupportantdes narguilhés queterminent de grosses boules d'ambre incrustées d'or.

Tout lemonde n'est pas admis chez Izeddin-Aliet ceux qui sont làsontchoisis ; non pas de ces fils de pachatraînés surles boulevards deParisgommeux et abêtismais tous enfants dela vieille Turquie élevésdans les Yalis dorésà l'abri du vent égalitaire empesté de fuméedehouille qui souffle d'Occident. L'oeil ne rencontre dans cesgroupes quede sympathiques figuresau regard plein de flamme et dejeunesse.

Ces hommesquidans le jourcirculaient en costume européenontreprisle soirdans leur inviolable intérieurla chemise desoie et le longcafetan en cachemire doublé de fourrure. Lepaletot gris n'était qu'undéguisement passager et sansgrâcequi seyait mal à leurs organisationsasiatiques.

... Lafumée odorante décrit dans la tiède atmosphèredes courbeschangeantes et compliquées ; on cause à voixbassede la guerre souventd'Ignatief et des inquiétants "Moscov "des destinées fatales que Allahprépareau khalife et à l'islam. Les toutes petites tasses decaféd'Arabie ont été plusieurs fois remplies etvidées ; les femmes du haremqui rêvent de se montrerentr'ouvrent la porte pour passer et reprendreelles-mêmes lesplateaux d'argent. On aperçoit le bout de leurs doigtsunoeilquelquefoisou un bras retiré furtivement ; c'est toutetàlacinquième heure turque (dix heures)la porte du haremlikeest closelesbelles ne paraissent plus.

Le vinblanc d'Ismidt que le Koran n'a pas interdit est servi dans unverreuniqueoùsuivant l'usagechacun boit à son tour.

On en boitsi peuqu'une jeune fille en demanderait davantageet que cevin esttout à fait étranger à ce qui va suivre.

Peu àpeucependantla tête devient plus lourdeet les idéesplusincertaines se confondent en un rêve indécis.

Izeddin-Aliet Suleïman prennent en main des tambours de basqueetchantentd'une voix de somnambule de vieux airs venus d'Asie. On voitplusvaguement la fumée qui monteles regards qui s'éteignentles nacres quibrillentla richesse du logis. Et tout doucementarrive l'ivressel'oubli désiré de toutes les choseshumaines !

Lesdomestiques apportent les yatagsoù chacun s'étend ets'endort...

... Lematin est rendu ; le jour se faufile à travers les treillagesdefrêneles stores peints et les rideaux de soie.

Les hôtesd'Izeddin-Ali s'en vont faire leur toilettechacun dans uncabinet demarbre blancà l'aide de serviettes si brodées etdorées qu'enAngleterre on oserait à peine s'en servir.

Ils fumentune cigaretteréunis autour du brasero de cuivreet sedisentadieu.

Le réveilest maussade..On s'imagine avoir été visité parquelque rêve desMille et Une Nuitsquand on se retrouvele matinpataugeant dans laboue de Stambouldans l'activitédes rues et des bazars.



LV



Tous cesbruits des nuits de Constantinople sont restés dans mamémoiremêlés au son de sa voix à ellequi souvent m'en donnait des explicationsétranges.

Le plussinistre de tous était le cri des beckdjisle cri desveilleursde nuit annonçant l'incendiele terrible yangunvâr ! si prolongésilugubrerépétédans tous les quartiers de Stamboulau milieu du silenceprofond.

Et puisle matinc'était le chant sonorel'aubade des coqsprécédantde peu la prière des muezzinschanttriste parce qu'il annonçait le jouret quedemainpourrevenirtout serait de nouveau en questiontoutmême sa vie !

Une despremières nuits qu'elle passa dans cette case isoléed'Eyoubunbruit rapprochédans l'escalier même duvieux logisnous fit tous deuxfrémir. Tous deux nous crûmesentendre à notre porte une troupe de djinnsou des hommes àturbanrampant sur les marches vermouluesavec despoignards et desyatagans dégainés. Nous avions tout à craindrequandnous étions réuniset il nous était permisde trembler.

Mais lebruit s'était renouveléplus distinct et moinsterriblesicaractéristique même qu'il ne laissait plusd'équivoque :

-- Setchan! (Les souris !) dit-elle en riantet tout à faitrassurée...

Le faitest que la vieille masure en était pleineet qu'elless'ylivraientla nuitdes batailles rangées fort meurtrières.

-- Tchoksetchan var senin evdéLotim ! disait-elle souvent. (Il yabeaucoup de souris dans ta maisonLoti !)

C'estpourquoiun beau soirelle me fit présent du jeune Kédi-bey.

Kédi-bey(le seigneur chat)qui devint plus tard un énorme ettrèsimposant matouavait alors à peine un mois ;c'était une toute petiteboule jauneornée de gros yeuxvertset très gourmande.

Elle mel'avait apporté en surpriseun soirdans un de ces cabasdevelours brodé d'or dont se servent les enfants turcs quivont à l'école.

Ce cabasavait été le sienà l'époque oùelle allaitjambes nues et sansvoilefaire son instruction trèsincomplète chez le vieux pédagogue àturban duvillage de Canlidjasur la côte asiatique du Bosphore.Elleavait très peu profité des leçons de cemaîtreet écrivait fort mal ; cequi ne m'empêchaitpoint d'aimer ce pauvre cabas fanéqui avait étélecompagnon de sa petite enfance...

Kédi-beyle soir où il me fut offertétait emmailloté enoutre dans uneserviette de soieoù la frayeur du voyage luiavait fait commettre toutesorte d'incongruités.

Aziyadéqui avait pris la peine de lui broder un collier àpaillettesd'or fut tout à fait désolée de voirson élève dans une situation sipénible. Il avaitsi singulière mineelle-même était sidésappointéequenous fûmesAchmet et moiprisd'un accès de fou rire en présence de cedéballage.

Cetteprésentation de Kédi-bey est restée un dessouvenirs que de ma vieje ne pourrai oublier.



LVI



Allahillah Allahvé Mohammed ! reçoul Allah (Dieu seulest DieuetMahomet est son prophète !).

Tous lesjoursdepuis des sièclesà la même heuresurles mêmes notesdu haut du minaret de la djiamila mêmephrase retentit au-dessus de mamaison antique. Le muezzinde sa voixstridentela psalmodie aux quatrepoints cardinauxavec unemonotonie automatiqueune régularité fatale.

Ceux-làqui ne sont déjà plus qu'un peu de cendre l'entendaientà cettemême placetout comme nous qui sommes nésd'hier. Et sans trêvedepuistrois cents ansà l'aubeincertaine des jours d'hiveraux beaux leversdu soleil d'étéla phrase sacramentelle de l'islam éclate dans lasonoritématinalemêlée au chant des coqsaux premiers bruitsde la viequi s'éveille. Diane lugubretriste réveil ànos nuits blanchesà nosnuits d'amour. Et alorsil fautpartirprécipitamment nous dire adieusans savoir si nousnous reverrons jamaissans savoir si demain quelquerévélationsubitequelque vengeance d'un vieillard trompé parquatrefemmesne viendra pas nous séparer pour toujourssidemain ne se jouerapas quelqu'un de ces sombres drames de haremcontre lesquels toutejustice humaine est impuissantetout secoursmatérielimpossible.

Elle s'envama chère petite Aziyadéaffublée comme unefemme du baspeuple d'une grossière robe de laine grisefabriquée dans ma maisoncourbant sa taille flexible--appuyée sur un bâton quelquefoisetcachant son visagesous un épais yachmak.

Un caïquel'emmènelà-basdans le quartier populeux des bazarsd'oùelle rejoint au grand jour le harem de son maîtreaprès avoir repris chezKadidja ses vêtements de cadine.Elle rapporte de sa promenadepour unpeu sauvegarder les apparencesquelques objets pouvant ressembler à desachats de fleurs ou derubans...



LVII



...Achmetétait très important et très solennel : nousaccomplissions tousdeux une expédition pleine de mystèreet lui était nanti des instructionsd'Aziyadétandisque moij'avais juré de me laisser mener et d'obéir.

Àl'échelle d'EyoubAchmet débattit le prix d'un caïquepour Azar-kapou.Le marché concluil me fit embarquer. Il medit gravement :

--Assieds-toiLoti.

Et nouspartîmes.

ÀAzar-kapouje dus le suivre dans d'immondes ruelles detruandsboueusesnoiressinistresoccupées par desmarchands de goudrondevieilles poulies et de peaux de lapin ; deporte en portenous demandionsun certain vieux Dimitrakique nousfinîmes par trouverau fond d'unbouge inénarrable.

C'étaitun vieux Grec en haillonsà barbe blancheà mine debandit.

Achmet luiprésenta un papier sur lequel était calligraphiéle nomd'Aziyadéet lui tintdans la langue d'Homèreun long discours que jene compris pas.

Le vieuxtira d'un coffre sordide une manière de trousse pleine depetitsstyletsparmi lesquels il parut choisir les plus affiléspréparatifs peurassurants !

Il dit àAchmet ces motsque mes souvenirs classiques me permirentcependantde comprendre :

--Montrez-moi la place.

Et Achmetouvrant ma chemiseposa le doigt du côté gauchesurl'emplacement du coeur...



LVIII



L'opérations'acheva sans grande souffranceet Achmet remit à l'artisteunpapier-monnaie de dix piastresprovenant de la bourse d'Aziyadé.

Le vieuxDimitraki exerçait l'invraisemblable métier de tatoueurpourmarins grecs. Il avait une légèreté detoucheet une sûreté de dessintrès remarquables.

Etj'emportais sur ma poitrine une petite plaque endolorierougelabourée de milliers d'égratignures -- quien secicatrisant ensuitereprésentèrent en beau bleu le nomturc d'Aziyadé.

Suivant lacroyance musulmanece tatouagecomme toute autre marque oudéfautde mon corps terrestredevait me suivre dans l'éternité.



LIX



LOTI APLUMKETT



Février1877.



Oh ! labelle nuit qu'il faisait... Plumkettcomme Stamboul étaitbeau !

Àhuit heuresj'avais quitté le Deerhound.

Quandaprès avoir marché bien longtempsj'arrivai àGalataj'entraichez leur " madame " prendre en passant monami Achmetet tous deux nousnous acheminâmes vers Azar-kapoupar de solitaires quartiers musulmans.

LàPlumkettdeux chemins se présentent à nous chaquesoirentrelesquels nous devons choisir pour rejoindre Eyoub.

Traverserle grand pont de bateau qui mène à Stambouls'en allerà piedpar le PhanarBalate et les cimetièresest uneroute directe etoriginale ; mais c'est aussila nuitune routedangereuse que nousn'entreprenons guère qu'à troisquand nous avons avec nous notre fidèleSamuel.

Cesoir-lànous avions pris un caïque au pont de Kara-Keuipour nousrendre par mer tranquillement à domicile.

Pas unsouffle dans l'airpas un mouvement sur l'eaupas un bruit!Stamboul était enveloppé d'un immense suaire de neige.

C'étaitun aspect imposant et septentrionalqu'on n'attendait point delaville du soleil et du ciel bleu.

Toutes cescollinescouvertes de milliers et de milliers de casesnoiresdéfilaient en silence sous nos yeuxconfondues ce soirdans une monotoneet sinistre teinte blanche.

Au-dessusde ces fourmilières humaines ensevelies sous la neigesedressaient les masses grandioses des mosquées griseset lespointesaiguës des minarets.

La lunevoilée dans les brouillardspromenait sur le tout salumièreindécise et bleue.

Quand nousarrivâmes à Eyoubnous vîmes qu'une lueurfiltrait à traversles carreauxles treillages et les épaisrideaux de nos fenêtres : elleétait là ;la premièreelle était rendue au logis...

Voyez-vousPlumkettdans vos maisons d'Europebêtement accessiblesàvous-mêmes et aux autresvous ne pouvez pointsoupçonner ce bonheurd'arriverqui vaut à luiseul toutes les fatigues et tous les dangers...



LX



Un tempsviendra oùde tout ce rêve d'amourrien ne resteraplus ; untemps viendraoù tout sera englouti avec nous-mêmesdans la nuit profonde; où tout ce qui était nous auradisparutout jusqu'à nos noms gravés surla pierre...

Il est unpays que j'aime et que je voudrais voir : la Circassieavecsessombres montagnes et ses grandes forêts. Cette contréeexerce sur monimagination un charme qui lui vient d'Aziyadé :làelle a pris son sanget sa vie.

Quand jevois passer les farouches Circassiensà moitiésauvagesenveloppés de peaux de bêtesquelque chosem'attire vers ces inconnusparce que le sang de leurs veines estpareil à celui de ma chérie.

Elleellese souvient d'un grand lacau bord duquel elle pense qu'elleétaitnéed'un village perdu dans les bois dont elle ne sait plusle nomd'une plage où elle jouait en plein airavec lesautres petits enfantsdes montagnards...

Onvoudrait reprendre sur le temps le passé de la bien-aiméeon voudraitavoir vu sa figure d'enfantsa figure de tous les âges; on voudraitl'avoir chérie petite fillel'avoir vue grandirdans ses bras à soisansque d'autres aient eu ses caressessans qu'aucun autre ne l'ait possédéeni aiméeni touchéeni vue. On est jaloux de son passéjalouxde toutce quiavant vousa été donné àd'autres ; jaloux des moindressentiments de son coeuret desmoindres paroles de sa bouchequeavantvousd'autres ontentendues. L'heure présente ne suffit pas ; il faudraitaussitout le passéet encore tout l'avenir. On est làlesmains dansles mains ; les poitrines se touchentles lèvres sepressent ; onvoudrait pouvoir se toucher sur tous les points àla foiset avec dessens plus subtilson voudrait ne faire qu'unseul être et se fondre l'undans l'autre...

--Aziyadédis-jeraconte-moi un peu de petites histoires detonenfanceet parle-moi du vieux maître d'école deCanlidja.

Aziyadésouritet cherche dans sa tête quelque histoirenouvelleentremêlée de réflexions fraîcheset de parenthèses bizarres. Les plusaimées de ceshistoiresoù les hodjas (les sorciers)jouentordinairement les grands premiers rôlesles plus aiméessont les plusanciennescelles qui sont déjà àmoitié perdues dans sa mémoireet nesont plus que dessouvenirs furtifs de sa petite enfance.

-- ÀtoiLotidit-elle ensuite. Continue ; nous en étions restésà quandtu avais seize ans...

Hélas!... Tout ce que je lui dis dans la langue de Tchengizdansd'autreslanguesje l'avais dit à d'autres ! Tout ce qu'elle meditd'autres me l'avaient dit avant elle ! Tous ces mots sanssuitedélicieusement insensésqui s'entendent àpeineavant Aziyadéd'autresme les avaient répétés!

Sous lecharme d'autres jeunes femmes dont le souvenir est mort dansmoncoeurj'ai aimé d'autres paysd'autres sitesd'autreslieuxet toutest passé !

J'avaisfait avec une autre ce rêve d'amour infini : nous nous étionsjuréqu'après nous être adorés sur laterrenous être fondus ensemble tantqu'il y aurait de la viedans nos veinesnous irions encore dormir dansla même fosseet que la même terre nous reprendraitpour que noscendresfussent mêlées éternellement. Et tout celaest passéeffacébalayé !...Je suis bien jeuneencoreet je ne m'en souviens plus.

S'il y aune éternitéavec laquelle irai-je revivre ailleurs ?Sera-ceavec ellepetite Aziyadéou bien avec toi ?

Quipourrait bien démêlerdans ces extases inexpliquéesdans cesivresses dévorantesqui pourrait bien démêlerce qui vient des sensdece qui vient du coeur ? Est-ce l'effortsuprême de l'âme vers le cieloula puissance aveugle dela naturequi veut se recréer et revivre ?Perpétuellequestionque tous ceux qui ont vécu se sont poséetellementque c'est divaguer que de se la poser encore.

Nouscroyons presque à l'union immatérielle et sans finparce que nousnous aimons. Mais combien de milliers d'êtres quiy ont crudepuis desmilliers d'années que les générationspassentcombien qui se sont aiméset quitout illuminésd'espoirse sont endormis confiantsau miragetrompeur de la mort !Hélas ! dans vingt ansdans dix ans peut-êtreoùserons-nouspauvre Aziyadé ? Couchés enterredeux débris ignorésdescentaines de lieues sansdoute sépareront nos tombes-- et qui sesouviendra encore quenous nous sommes aimés ?

Un tempsviendra oùde tout ce rêve d'amourrien ne resteraplus. Untemps viendra où nous serons perdus tous deux dans lanuit profondeoùrien ne survivra de nous-mêmesoùtout s'effaceratout jusqu'à nos nomsécrits sur nospierres.

Lespetites filles circassiennes viendront toujours de leursmontagnesdans les harems de Constantinople. La chanson triste dumuezzin retentiratoujours dans le silence des matinéesd'hiver-- seulementelle ne nousréveillera plus !



LXI



Le voyageà Angoracapitale des chatsétait depuis longtemps enquestion.

J'obtiensde mes chefs l'autorisation de partir (permission de dix jours)àla condition que je ne me mettrai là-bas dans aucune espècede mauvaiscas pouvant nécessiter l'intervention de monambassade.

La bandes'organise à Scutari par un temps sans nuage ; lesdervichesRiza-effendiMahmoud-effendiet plusieurs amis de Stamboulsont del'expédition ; il y a aussi des dames turquesdesdomestiques et un grandnombre de bagages. La caravane pittoresquedéfile au soleildans lalongue avenue de cyprès quitraverse les grands cimetières de Scutari. Lesite est làd'une majesté funèbre ; on ade ces hauteursuneincomparable vue de Stamboul.



LXII



La neigeretarde de plus en plus notre marcheà mesure que nousnousenfonçons plus avant dans les montagnes. Impossibled'atteindre avant deuxsemaines la capitale des chats.

Aprèstrois jours de marcheje me décide à dire adieu àmes compagnons deroute ; je tourne au sud avec Achmet et deux chevauxchoisispour visiterNicomédie et Nicéeles vieillesvilles de l'antiquité chrétienne.

J'emportede cette première partie du voyage le souvenir d'unenatureombreuse et sauvagede fraîches fontainesde profondesvalléestapissées de chênes vertsde fusains etde rhododendrons en fleursletout par un beau temps d'hiveretlégèrement saupoudré de neige.

Nouscouchons dans des hanedans des bouges sans nom.

Celui deMudurlu est de tous le plus remarquable. Nous arrivons de nuitàMudurlu ; nous montons au premier étage d'un vieuxhane enfumé oùdorment déjàpêle-mêle des tziganes et des montreurs d'ours. Immensepiècenoiresi basseque l'on y marche en courbant la tête.Voici la tabled'hôte : une vaste marmite où des objetsinqualifiables nagent dans uneépaisse sauce ; on la pose parterreet chacun s'assied alentour. Uneseule et même serviettelongue à la vérité de plusieurs mètresfait letour du public et sert à tout le monde.

Achmetdéclare qu'il aime mieux périr de froid dehors que dedormir dansla malpropreté de ce bouge. Au bout d'une heurecependanttransis etharassés de fatiguenous étionscouchés et profondément endormis.

Nous nouslevons avant le jourpour allerde la tête aux piedsnouslaver en plein ventdans l'eau claire d'une fontaine.



LXIII



Le soird'aprèsnous arrivons à Ismidt (Nicomédie) àla nuit tombante.Nous étions sans passeport et on nous arrête.Certain pacha est assezcomplaisant pour nous en fabriquer deux defantaisieetaprès de longspourparlersnous réussissonsà ne pas coucher au poste. Nos chevauxcependant sont saisis etdorment en fourrière.

Ismidt estune grande ville turqueassez civiliséesituée aubord d'ungolfe admirable ; les bazars y sont animés etpittoresques. Il estinterdit aux habitants de se promener aprèshuit heures du soirmême encompagnie d'une lanterne.

J'ai bonsouvenir de la matinée que nous passâmes dans ce paysunepremière matinée de printempsavec un soleil déjàchauddans un beauciel bleu. Bien rassasiés tous deux d'unbon déjeuner de paysansbienfrais et disposet nos papiersen règlenous commençons l'ascensiond'Orkhan-djiami.Nous grimpons par de petites rues pleines d'herbesfollesaussiraides que des sentiers de chèvre. Les papillons sepromènentet les insectes bourdonnent ; les oiseaux chantent le printempset labrise est tiède. Les vieilles cases de boiscaduques etbiscornuessont peintes de fleurs et d'arabesques ; les cigognesnichent partout surles toitsavec tant de sans-gêne que leursconstructions empêchentplusieurs particuliers d'ouvrir leursfenêtres.

Du haut dela djiami d'Orkhanla vue plane sur le golfe d'Ismidt auxeauxbleuessur les fertiles plaines d'Asieet sur l'Olympe deBrousse quidresse là-haut tout au loin sa grande cimeneigeuse.



LXIV



D'Ismidt àTaouchandjilde Taouchandjil à Kara-Moussardeuxièmeétape oùla pluie nous prend.

DeKara-Moussar à Nicée (Isnik)course à chevaldans des montagnessombrespar temps de neige ; l'hiver est revenu.Course semée depéripétiesun certain Ismaëlaccompagné de trois zéibeks armésjusqu'auxdentsayant eu l'intention de nous dévaliser.L'affaire s'arrange pour lemieuxgrâce à une rencontreinattendue de bachibozoukset nous arrivonsà Nicéecrottés seulement. Je présente avec assurance monpasseport desujet ottomanfabrique du pacha d'Ismidt ; l'autoritémalgré mon langageencore hésitantse laisse prendre àmon chapelet et à mon costume ; mevoilà pour tout debon un indiscutable effendi.

ÀNicéede vieux sanctuaires chrétiens des premierssièclesuneAya-Sophia (Sainte-Sophie)soeur aînéede nos plus anciennes églisesd'Occident. Encore des montreursd'ours pour compagnons de chambrée.

Nousvoulions rentrer par Brousse et Moudania ; l'argent étant venuàmanquernous retournons à Kara-Moussaroù nosdernières piastres passentà déjeuner. Noustenons conseilduquel conseil il résulte que je donnemachemise à Achmetqui va la vendre. Cet argent suffit àpayer notre retouret nous nous embarquons le coeur légeretla bourse aussi.

Nousvoyons reparaître Stamboul avec joie. Ces quelques journéesy ontchangé l'aspect de la nature ; de nouvelles plantes ontpoussé sur le toitde ma case ; toute une nichée depetits chiensdernièrement nés sur leseuil de maportecommencent à japer et à remuer la queue ; leurmamannous fait grand accueil.



LXV



Aziyadéarriva le soirme racontant combien elle avait étéinquièteetcombien de fois elle avait dit pour moi :

-- Allah! Sélamet versen Loti ! (Allah ! protège Loti !)

Ellem'apportait quelque chose de lourdcontenu dans une toutepetiteboîtequi sentait l'eau de roses comme tout ce quivenait d'elle. Safigure rayonnait de joie en me remettant ce petitobjet mystérieuxtrèssoigneusement caché danssa robe.

-- TiensLotidit-ellebon benden sana édié. (Ceci estun cadeau queje te fais.)

C'étaitune lourde bague en or martelésur laquelle étaitgravé son nom.

Depuislongtempselle rêvait de me donner une baguesurlaquellej'emporterais dans mon pays son nom gravé. Mais lapauvre petite n'avaitpas d'argent ; elle vivait dans une largeaisancedans un luxe relatif ;il lui était possibled'apporter chez moi des pièces de soie brodéedescoussins et différents objets dont elle disposait sanscontrôle ; mais onne lui donnait que de petites sommes ; toutpassait à payer la discrétiond'Eminehsa servanteetil lui était difficile d'acheter une bague surses économies.Alors elle avait songé à ses bijoux à elle ;mais elleavait eu peur de les envoyer vendre ou troquer au bazar desbijoutiersetil avait fallu recourir aux expédients.C'étaient ses propres bijouxécrasés au marteauen cachettepar un forgeron de Scutariqu'ellem'apportaitaujourd'huitransformés en une énorme bagueirrégulière etmassive.

Et je luifis sur sa demande le serment que cette bague ne me quitteraitjamaisque je la porterais toute ma vie...



LXVI



C'étaitun matin radieux d'hiver-- de l'hiver si doux du Levant.

Aziyadéqui avait quitté Eyoub une heure avant nous et descendu laCorned'or en robe grisela remontait en robe rose pour allerrejoindre leharem de son maîtreà Mehmed-Fatih. -- Elleétait gaie et souriante sousson voile blanc ; la vieilleKadidja était auprès d'elleet toutes deuxétaientconfortablement assises au fond de leur caïque effilédontl'avant était orné de perles et de dorures.

NousdescendionsAchmet et moien sens inverseétendus sur lescoussinsrouges d'un long caïque à deux rameurs.

C'étaitle moment de la splendeur matinale de Constantinople ; les palaisetles mosquéesencore roses sous le soleil levantseréfléchissaientdans les profondeurs tranquilles de laCorne d'or ; des bandes dekarabataks (de plongeons noirs)exécutaient des cabrioles fantastiquesautour des barques despêcheurset disparaissaient la tête la premièredansl'eau froide et bleue.

Le hasardou la fantaisie de nos caiqdjisfit que nos barquesdoréespassèrent l'une près de l'autresi prèsmême que nos avirons furentengagés. Nos bateliersprirent le temps de s'adresser à cette occasion lesinjuresd'usage : " Chien ! fils de chien ! arrière-petit-fils dechien !" Et Kadidja crut pouvoir nous envoyer un sourire àla dérobéemontrantses longues dents blanches dans sabouche noire.

Aziyadéau contrairepassa sans sourciller.

Ellesemblait uniquement occupée d'espiègleries dekarabataks :

-- Nehcheytan haivan ! disait-elle à Kadidja. (Quel oiseau malin!)



LXVII



" Quisaitquand la belle saison finiralequel de nous sera encore envie?

"Soyez gaissoyez pleins de joiecar la saison du printemps passeviteelle ne durera pas.

"Écoutez la chanson du rossignol : la saison vernales'approche.

" Leprintemps a déployé un berceau de joie dans chaquebosquet.

" Oùl'amandier répand ses fleurs argentées.

"Soyez gaissoyez pleins de joiecar la saison du printemps passeviteelle ne durera pas1 "

(Extraitd'une vieille poésie orientale )



... Encoreun printempsles amandiers fleurissentet moije vois avecterreurchaque saison qui m'entraîne plus avant dans la nuitchaqueannée qui m'approche du gouffre... Où vais-jemon Dieu ?... Qu'y a-t-ilaprès ? et qui sera près demoi quand il faudra boire la sombre coupe !...

"C'est la saison de la joie et du plaisir : la saison vernale estarrivée.

" Nefais pas de prière avec moiô prêtre ; cela a sonpropre temps. "

. . . . .. . . . . . . . . . . . .



4



MANÉTHÉCELPHARÈS



I



Stamboul19 mars 1877.



L'ordre dedépart était arrivé comme un coup de foudre : leDeerhoundétait rappelé à Southampton.J'avais remué ciel et terre pour éluder cetordre etprolonger mon séjour à Stamboul ; j'avais frappéà toutes lesportesmême à la porte de l'arméeottomane qui fut bien près de s'ouvrirpour moi.

-- Moncher amiavait dit le pachadans un anglais très puretavec cetair de courtoisie parfaite des Turcs de bonne naissancemoncher amiavez-vous aussi l'intention d'embrasser l'islamisme ?

-- NonExcellencedis-je ; il me serait indifférent de mefairenaturaliser ottomande changer de nom et de patriemaisofficiellementje resterai chrétien.

-- Biendit-ilj'aime mieux cela ; l'islamisme n'est pas indispensableetnous n'aimons guère les renégats. Je crois pouvoir vousaffirmercontinua le pachaque vos services ne seront pas admis àtitretemporairevotre gouvernement d'ailleurs s'y opposerait ; maisilspourraient être admis à titre définitif. Voyezsi vous voulez nous rester.Il me semble difficile que vous ne partiezpas d'abord avec votre navirecar nous avons peu de temps pour cesdémarches ; cela vous permettraitd'ailleurs de réfléchirlonguement à une détermination aussi graveetvous nousreviendrez après. Si cependant vous le désirezje puisfairedès ce soir présenter votre requête àSa Majesté le Sultanet j'ai toutlieu de croire que saréponse vous sera favorable.

--Excellencedis-jej'aime mieuxsi cela est possibleque la chosesedécide immédiatement ; plus tardvous m'oublieriez.Je vous demanderaiseulement ensuite un congé pour aller voirma mère.

Je priaicependant qu'on m'accordât une heureet je sortis pourréfléchir.

Cetteheure me parut courte ; les minutes s'enfuyaient comme dessecondeset mes pensées se pressaient avec tumulte.

Jemarchais au hasard dans les rues du vieux quartier musulman quicouvreles hauteurs du Taximentre Péra et Foundoucli. Ilfaisait un tempssombrelourd et tiède : les vieilles cases debois variaient de nuancesentre le gris foncéle noir et lebrun rouge ; sur les pavés secsdesfemmes turques circulaienten petites pantoufles jaunesen se tenantenveloppéesjusqu'aux yeux dans des pièces de soie écarlate ouorangebrodées d'or. On avait des échappées deperspective de trois cents mètresde hautsur le sérailblanc et ses jardins de cyprès noirssur Scutariet sur leBosphoreà demi voilés par des vapeurs bleues.

Abandonnerson paysabandonner son nomc'est plus sérieux qu'on nepensequand cela devient une réalité pressanteet qu'ilfaut avant une heureavoir tranché la question pour jamais.Aimerai-je encore Stamboulquandj'y serai rivé pour la vie ?L'Angleterrele train monotone del'existence britanniqueles amisfâcheuxles ingratsje laisse toutcela sans regrets et sansremords. Je m'attache à ce pays dans un instantde crisesuprême ; au printempsla guerre décidera de son sortet dumien. Je serai le yuzbâchi Arif ; aussi souvent que dansla marine de SaMajestéj'aurai des congés pour allervoir là-bas ceux que j'aimepouraller m'asseoir encore aufoyerà Brightbury sous les vieux tilleuls.

Mon Dieuoui !... pourquoi pasyuzbâchiturc pour de bonetresterauprès d'elle...

Et jesongeai à cet instant d'ivresse : rentrer à Eyoubunbeau jourcostumé en yuzbâchien lui annonçantque je ne m'en vais plus.

Au boutd'une heurema décision était prise et irrévocable: partir etl'abandonner me déchirait le coeur. Je me fis denouveau introduire chezle pachapour lui donner le ouisolennel qui devait me lier pour jamaisà la Turquieet leprier de fairele soir mêmeprésenter ma requêteausultan.



II



Quand jefus devant le pachaje me sentis trembleret un nuage passadevantmes yeux :

-- Je vousremercieExcellencedis-je ; je n'accepte pas. Veuillezseulementvous souvenir de moi ; quand je serai en Angleterrepeut-êtrevousécrirai-je...



III



Alorsilfallut pour tout de bon songer à partir.

Courant deporte en portej'expédiai le soir même les courses dePéraremettantsans demander mon restedes cartes P. P. C.

Achmetentenue de cérémoniesuivait à trois pasportantmon manteau :

-- Ah !dit-ilah ! Lotitu nous quittes et tu fais tes visites d'adieu;j'ai deviné celamoi. Eh biens'il est vrai que tu nousaimesnouset que ceux-là t'ennuient ; s'il est vrai que lesconventions des autresne sont pas faites pour toilaisse-les ;laisse ces habits noirs qui sontlaidset ce chapeau qui est drôle.Viens vite à Stamboul avec nousetenvoie promener tout cemonde.



Plusieursde mes visites d'adieu furent manquéespar suite de cediscoursd'Achmet.



IV



Stamboul20 mars 1877.



Unedernière promenade avec Samuel. Nos instants sont comptés.Le tempsinexorable emporte ces dernières heuresaprèslesquelles nous nousséparerons pour jamais ! -- des heuresd'hivergrises et froidesavecdes rafales de mars.

Il étaitconvenu qu'il allait s'embarquer pour son pays avant mon départpourl'Angleterre. Il m'avait demandécomme dernièrefaveurde lepromener avec moi en voiture ouverte jusqu'au coup desifflet du paquebot.

Cet Achmetqui avait pris sa placeet devait dans l'avenir me suivreenAngleterreaugmentait sa douleur ; il était malade dechagrin. Il necomprenait pasle pauvre Samuelqu'il y avait unabîme entre sonaffection à luisi tourmentéeetl'affection limpide et fraternelle deMihran-Achmet ; que luiSamuelétait une plante de serre chaudeimpossible àtransplanter là-bassous mon toit paisible.

L'arabahdjinous mène grand trainau grand trot de ses chevaux. Samuelestenveloppé comme un pacha dans mon manteau de fourrureque jeluiabandonne ; sa belle tête est pâle et triste ; ilregarde en silencedéfiler les quartiers de Stamboullesplaces immenses et désertes oùpoussent l'herbe et lamousseles minarets gigantesquesles vieillesmosquéesdécrépitesblanches sur le ciel grisles vieuxmonuments avecleur cachet d'antiquité et de délabrementqui s'en vont en ruine commel'islamisme.

Stamboulest désolé et mort sous ce dernier vent d'hiver ; lesmuezzinschantent la prière de trois heures ; c'est l'heure dudépart.

Jel'aimais bien pourtantmon pauvre Samuel ; je lui discomme onditaux enfantsquepour lui aussije dois reveniret que j'iraile voir àSalonique ; mais il a comprisluiqu'il ne mereverra jamaiset seslarmes me brisent un peu le coeur.



V



21 mars.



Pauvrechère petite Aziyadé ! le courage m'avait manquépour lui dire àelle : " Après-demainje vaispartir. "

Je rentraile soir à la case. Le soleil couchant éclairait machambre deses beaux rayons rouges ; le printemps était dansl'air. Les cafedjiss'étalaient dehors comme dans les joursd'été ; tous les hommes duvoisinageassis dans la ruefumaient leur narguilhé sous les amandiersblancs de fleurs.

Achmetétait dans la confidence de mon départ. Nous faisionsl'un etl'autre des efforts inouïs de conversation ; mais Aziyadéavait à moitiécompriset promenait sur nous ses grandsyeux interrogateurs ; la nuitvintet nous trouva silencieux commedes morts.

Àune heure à la turque (sept heures)Achmet apporta unecertaine vieillecaisse quirenverséenous servait de tableet posa dessus notre souperde pauvres. (Nos derniers arrangementsavec le juif Isaac nous avaientlaissés sans sou ni maille.)

C'étaitgai d'ordinairenotre dîner à deuxet nous nousamusionsnous-mêmes de notre misère : deux personnagessouvent habillés de soie etd'orassis sur des tapis deTurquieet mangeant du pain sec sur le fondd'une vieille caisse.

Aziyadés'était assise comme moi ; mais sa part devant ellerestaitintacte ; ses yeux étaient attachés sur moi avecune fixité étrangeetnous avions peur l'un et l'autrede rompre ce silence.

-- J'aicomprisvaLotidit-elle... C'est la dernière foisn'est-cepas ?

Et seslarmes pressées commencèrent à tomber sur sonpain sec.

-- NonAziyadénonma chérie ! Demain encoreet je te lejure. Aprèsje ne sais plus...

Achmet vitque le souper était inutile. Il emporta sans rien direlavieille caisseles assiettes de terreet se retiranous laissantdansl'obscurité...



VI



Lelendemainc'était le jour de tout arracherde tout démolirdanscette chère petite casemeublée peu à peuavec amouroù chaque objetnous rappelait un souvenir.

Deuxhamals que j'avais enrôlés pour cette besogneétaient làattendantmes ordres pour s'y mettre ;j'imaginai de les envoyer dîner pour gagnerdu temps et retardercette destruction.

-- Lotidit Achmetpourquoi ne dessines-tu pas ta chambre ? Aprèslesannéesquand la vieillesse sera venuetu la regarderas ettu tesouviendras de nous.

Etj'employai cette dernière heure à dessiner ma chambreturque. Lesannées auront du mal à effacer le charme deces souvenirs.

QuandAziyadé vintelle trouva des murailles nueset tout endésarroi ;c'était le commencement de la fin. Plus quedes caissesdes paquets et dudésordre ; les aspects qu'elleavait aimés étaient détruits pour toujours.Lesnattes blanches qui couvraient les planchesles tapis sur lesquelsonse promenait nu-piedsétaient partis chez les juifstoutavait reprisl'air triste et misérable.

Aziyadéentra presque gaies'étant monté la tête avec jene sais quoi ;elle ne put cependant supporter l'aspect de cettechambre dénudéeetfondit en larmes.



VII



Ellem'avait demandé cette grâce des condamnés àmortde faire ce dernierjour tout ce qui lui plairait.

--Aujourd'huià tout ce que je demanderaiLotitu ne dirasjamais non.Je veux faire plusieurs choses à ma tête. Tune diras rienet tuapprouveras tout.

Àneuf heures du soirrentrant en caïque de Galataj'entendisdans macase un tapage inusité ; il en sortait des chants etune musique originale.

Dansl'appartement récemment incendiéau milieu d'untourbillon depoussières'agitait la chaîne d'une de cesdanses turques qui nefinissent qu'après complet épuisementdes acteurs ; des gens quelconquesmatelots grecs ou musulmansramassés sur la Corne d'ordansaient avecfureur ; on leurservait du rakidu mastic et du café.

Leshabitués de la caseSuleïmanle vieux Rizalesderviches Hassan etMahmoudcontemplaient ce spectacle avecstupéfaction.

La musiquepartait de ma chambre : j'y trouvai Aziyadé tournantelle-mêmela manivelle d'une de ces grandes machinesassourdissantesorgues deBarbarie du Levant qui jouent les dansesturques sur des notes stridentesavec accompagnement de sonnettes etde chapeaux chinois.

Aziyadéétait dévoiléeet les danseurs pouvaientparla portièreentr'ouverteapercevoir sa figure. C'étaitcontraire à tous les usageset aussi à la prudence laplus élémentaire. On n'avait jamais vu dans lesaintquartier d'Eyoub pareille scène ni pareil scandaleetsiAchmetn'eût affirmé au public qu'elle étaitArménienneelle eût été perdue.

Achmetassis dans un coinlaissait faire avec soumission ; c'étaitdrôleet c'était navrant ; j'avais envie de rireet sonregard à elle meserrait le coeur. Les pauvres petites fillesqui poussent sans père nimère à l'ombre desharemssont pardonnables de toutes leurs idéessaugrenueseton ne peut juger leurs actions avec les lois qui régissentlesfemmes chrétiennes.

Elletournait comme une folle la manivelle de cet orgue et tirait decegrand meuble des sons extravagants.

On adéfini la musique turque : les accès d'une gaietédéchiranteet jecompris admirablementce soir-làune si paradoxale définition.

Bientôtintimidée de son oeuvreintimidée de son propretapageet toutehonteuse de se trouver sans voile à la vue deces hommeselle allas'asseoir sur un large divanseul meuble quirestât dans la caseetaprès avoir ordonné aujoueur d'orgue de continuer sa besogneelle priaqu'on lui donnâtcomme aux autres une cigarette et du café.



VIII



On avaitsuivant la couleur et la forme consacréesapporté àAziyadé soncafé turc dans une tasse bleue poséesur un pied de cuivreet grande àpeu près comme lamoitié d'un oeuf.

Ellesemblait plus calme et me regardait en souriant ; ses yeux limpidesettristes me demandaient pardon de cette foule et de ce vacarme ;commeun enfant qui a conscience d'avoir fait des sottiseset qui sesaitchérielle demandait grâce avec ses yeuxquiavaient plus de charme etde persuasion que toute parole humaine.

Elle avaitfait pour cette soirée une toilette qui la rendaitétrangementbelle ; la richesse orientale de son costumecontrastait maintenant avecl'aspect de notre demeureredevenuesombre et misérable. Elle portait unede ces vestes àlongues basques dont les femmes turques d'aujourd'hui ontpresqueperdu le modèleune veste de soie violette semée deroses d'or.Un pantalon de soie jaune descendait jusqu'à seschevillesjusqu'à sespetits pieds chaussés depantoufles dorées. Sa chemise en gaze de Brousselaméed'argentlaissait échapper ses bras rondsd'une teinte mateetambréefrottés d'essence de roses. Ses cheveux brunsétaient divisés enhuit nattessi épaissesquedeux d'entre elles auraient suffi au bonheurd'une merveilleuse deParis ; ils s'étalaient à côté d'elle surle divannoués au bout par des rubans jauneset mêlésde fils d'orà la manièredes femmes arméniennes.Une masse d'autres petits cheveux plus courts etplus rebellesformaient nimbe autour de ses joues rondesd'une pâleurchaudeet dorée. Des teintes d'un ambre plus foncé entouraientsespaupières ; et ses sourcilstrès rapprochésd'ordinairese rejoignaientce soir-là avec une expression deprofonde douleur.

Elle avaitbaissé les yeuxet on devinait seulementsous ses cilsseslarges prunelles glauquespenchées vers la terre ; sesdents étaientserréeset sa lèvre rouges'entr'ouvrait par une contraction nerveuse quilui étaitfamilière. Ce mouvement qui eût rendu laide une autrefemmelarendaitelleplus charmante ; il indiquait chez elle lapréoccupation oula douleuret découvrait deux rangéespareilles de toutes petites perlesblanches. On eût vendu sonâme pour embrasser ces perles blancheset lacontraction decette lèvre rougeet ces gencives qui semblaient faites delapulpe d'une cerise mûre.

Etj'admirais ma maîtresse ; je me pénétrais àla dernière heure de sestraits bien-aimés pour lesfixer dans mon souvenir. Le bruit déchirant decette musiquela fumée aromatisée du narguilhé amenaientdoucementl'ivressecette légère ivresse orientale quiest l'anéantissement dupassé et l'oubli des heuressombres de la vie.

Et ce rêveinsensé s'imposait à mon esprit : tout oublieretrester prèsd'ellejusqu'à l'heure froide dudésenchantement ou de la mort...



IX



Onentendit au milieu de ce tapage un léger craquement deporcelaine :Aziyadé était restée immobileseulement elle venait de briser sa tassedans sa main crispéeet les débris tombaient à terre.

Le maln'était pas grand ; le café épais aprèsavoir désagréablement salises doigtsse répanditsur le plancheret l'incident passa sans qu'aucunde nous fîtmine de l'avoir remarqué.

Cependantla tache s'élargissait par terreet un liquide sombretombaittoujours de sa main ferméegoutte à goutted'abordensuite en mincefilet noir. Une lanterne éclairaitmisérablement cette chambre. Jem'approchai pour regarder : ily avait près d'elle une mare de sang. Laporcelaine briséeavait entaillé cruellement sa chairet l'os seulementavaitarrêté cette coupure profonde.

Le sang dema chérie coula une demi-heuresans qu'on trouvât aucunmoyende l'étancher.

On enemportait des cuvettes toutes rougies ; on tenait sa main dansl'eaufroide en comprimant les lèvres de cette plaie : rienn'arrêtait ce sanget Aziyadéblanche comme une jeunefille mortes'était affaissée enfermant les yeux.

Achmetavait pris sa course pour aller réveiller une vieille femme àtêtede sorcière qui l'arrêta enfin avec desplantes et de la cendre.

Lavieilleaprès avoir recommandé de lui tenir toute lanuit le brasverticalet réclamé trente piastres desalairefit quelques signes surla blessure et disparut.

Il fallutensuite congédier tous ces hommes et coucher l'enfantmalade.Elle était pour l'instant aussi froide qu'une statue demarbreetcomplètement évanouie.

La nuitqui suivit fut sans sommeil pour nous deux.

Je lasentais souffrir ; tout son corps se raidissait de douleur. Ilfallaittenir verticalement ce bras blesséc'était larecommandation del'affreuse vieilleet elle souffrait moins ainsi.Je tenais moi-même cebras nu qui avait la fièvre ;toutes les fibres vibraient et tremblaientje les sentais aboutir àcette coupure profonde et béante ; il me semblaitsouffrirmoi-mêmecomme si ma propre chair eût étécoupée jusqu'à l'os etnon la sienne.

La luneéclairait des murailles nuesun plancher nuune chambre vide;les meubles absentsles tables de planches grossièresdépouillées deleurs couvertures de soieéveillaientdes idées de misèrede froid et desolitude ; leschiens hurlaient au-dehors de cette manière lugubre quienTurquie comme en France est réputée présage demort ; le vent sifflait ànotre porteou gémissait toutdoucement comme un vieillard qui va mourir.

Sondésespoir me faisait malil était si profond et sirésignéqu'il eûtattendri des pierres. J'étaistout pour ellele seul qu'elle eût aiméetle seul quil'eût jamais aiméeet j'allais la quitter pour neplusrevenir.

-- PardonLotidisait-ellede t'avoir donné ce tracas de me couperlesdoigts ; je t'empêche de dormir. Mais dorsLoticela nefait rien que jesouffrepuisque c'est fini de moi-même.

-- Écoutelui dis-jeAziyadéma bien-aiméeveux-tu que jerevienne ?...



X



Un momentaprèsnous étions assis tous deux sur le bord de celit ; jetenais toujours son bras blesséet aussi sa têteaffaiblieet suivant laformule musulmane des serments solennelsjelui jurais de revenir.

-- Si tues mariéLotidisait-ellecela ne fait rien. Je ne seraiplusta maîtresseje serai ta soeur. Marie-toiLoti ; c'estsecondairecela! J'aime mieux ton âme. Te revoir seulementc'est tout ce que je demandeà Allah. Après celajeserai presque heureuse encoreje vivrai pourt'attendretout ne serapas fini pour Aziyadé.

Ensuiteelle commença à s'endormir tout doucement ; le jour semit àpoindreet je la laissaicomme de coutume avant lesoleildormant d'unbon sommeil tranquille.



XI



23 mars.



J'allai àbord et je revins à la hâte. Course de trois heures.J'annonçaià Aziyadé un sursis de départde deux jours.

C'est peudeux joursquand ce sont les derniers de l'existenceet qu'ilfautse hâter de jouir l'un de l'autre comme si on allait mourir.

Lanouvelle de mon départ avait déjà circuléet je reçus plusieurs visitesd'adieu de mes voisins deStamboul. Aziyadé s'enfermait dans la chambre deSamuelet jel'entendais pleurer. Les visiteurs aussi l'entendaient bienun peumais sa présence fréquente chez moi avait déjàtranspiré dans levoisinageet elle était tacitementadmise. Achmetd'ailleursavaitaffirmé la veille au soir aupublic qu'elle était Arménienne ; et cetteassurancedonnée par un musulmanétait sa sauvegarde.

-- Nousnous étions toujours attendusdisait le dervicheHassan-effendià vous voir disparaître ainsipar unetrappe ou un coup de baguette.Avant de partirnous direz-vousArifou Lotiqui vous êtes et ce quevous êtes venu faireparmi nous ?

Hassan-effendiétait de bonne foi ; bien que lui et ses amis eussentdésirésavoir qui j'étaisils l'ignoraient absolument parce qu'ilsnem'avaient jamais épié. On n'a pas encore importéen Turquie le commissairede police françaisqui vous dépisteen trois heures ; on est libre d'yvivre tranquille et inconnu.

Jedéclinai à Hassan-effendi mes noms et qualitéset nous nous fîmes lapromesse de nous écrire.

Aziyadéavait pleuré plusieurs heures ; mais ses larmes étaientmoinsamères. L'idée de me revoir commençait àprendre consistance dans sonesprit et la rendait plus calme. Ellecommençait à dire : " Quand tu serasde retour... "

-- Je nesais pasLotidisait-ellesi tu reviendras-- Allah seul lesait !Tous les jours je répéterai : Allah ! sélametversen Loti !(Allah ! protège Loti !) et Allah ensuitefera selon sa volonté. Pourtantreprenait-elle avec sérieuxcomment pourrais-je t'attendre un anLoti ?Comment cela sepourrait-ilquand je ne sais plus rester un journon pasmêmeune heuresans te voir. Tu ne sais pastoique les jours oùtu esde gardeje vais me promener en haut du Taximou m'installeren visitechez ma mère Béhidjéparce que de làon aperçoit de loin le Deerhound.Tu vois bienLotique c'est impossibleet quesi tu reviens. Aziyadéseramorte...



XII



Achmetaura mission de me transmettre les lettres d'Aziyadé et deluifaire passer les miennesvoie de Kadidjaet il me faut uneprovisiond'enveloppes à son adresse.

OrAchmetne sait point écrireni lui ni personne de sa famille;Aziyadé écrit trop mal pour affronter la posteetnous voilà tous lestrois assis sous la tente de l'écrivainpublicfaisant vignette d'Orient.

C'est trèscompliquél'adresse d'Achmetet cela tient huit lignes :

" ÀAchmetfils d'Ibrahimqui demeure à Yedi-Koulédansune traversedonnant sur Arabahdjilar-Malessiprès de lamosquée. C'est la troisièmemaison après untutundjiet à côté il y a une vieille Arméniennequi venddes remèdeseten faceun derviche. "

Aziyadéfait confectionner huit enveloppes semblablesqu'elle paye desonargenthuit piastres blanches ; après quoiil lui faut dema part leserment de m'en servir.

Elle cachesous son yachmak ses yeux pleins de larmes : ce serment ne larassurepas. D'abordcomment admettre qu'un papier parti tout seul de siloinpuisse lui arriver jamais ? Et puis elle sait bienellequ'avantlongtemps" Aziyadé sera oubliée pourtoujours " !



XIII



Le soirnous remontions en caïque la Corne d'or ; jamais nousn'avionstant couru Stamboul ensemble en plein jour. Elle paraissaitne plus sesoucier d'aucune précautioncomme si tout étaitfini pour elleet que lemonde lui fût indifférent.

Nousavions pris un caïque à l'échelle d'Oun-Capan ; lejour baissaitlesoleil se couchait derrière un ciel detempête.

On voitrarement en Europe ciel si tourmenté et si noir ; c'étaitaunordun de ces terribles nuages arquésà l'aspectde cataclysmequiannoncent en Afrique les grands orages.

--Regardedis-je à Aziyadévoilà le ciel que jevoyais chaque soir dansle pays des hommes noirsoù j'aihabité un an avec le frère que j'aiperdu !

Du côtéopposéStamboulavec ses pointes aiguësse frangeaitsur unegrande déchirure jauned'une nuance éclatanteet profonde-- éclairagefantastique et presque funèbre.

Un ventterrible se leva tout à coup sur la Corne d'or ; la nuittombaitet nous étions transis de froid.

Les grandsyeux d'Aziyadé étaient fixés sur les miensregardant à uneétrange profondeur ; ses prunellessemblaient se dilater à la lueurcrépusculaireet lireau fond de mon âme. Je ne lui avais jamais vu ceregard et il mecausait une impression inconnue ; c'était comme si lesreplisles plus secrets de moi-même eussent été tout àcoup pénétrés parelleet examinés auscalpel. Son regard me posait à la dernière heurecetteinterrogation suprême : " Qui es-tutoi que j'ai tantaimé ?Serai-je oubliée bientôt comme unemaîtresse de hasardou bien m'aimes-tu? As-tu dit vrai etdois-tu revenir ? "

Les yeuxfermésje retrouve encore ce regardcette têteblancheseulement indiquée sous les plis de mousseline duyachmaketpar-derrièrecette silhouette de Stamboulprofilée sur ce ciel d'orage...



XIV



Nousdébarquons encore une fois là-bassur cette petiteplace d'Eyoub quedemain je ne verrai plus.

Nousavions voulu jeter ensemble un dernier coup d'oeil à notredemeure.

L'entréeen était encombrée de caisses et de paquetset il yfaisait déjànuit. Achmet découvrit dans un coinune vieille lanterne qu'il promenatristement dans notre chambre vide.J'avais hâte de partir : je prisAziyadé par la main etl'entraînai dehors.

Le cielétait toujours étrangement noirmenaçant d'undéluge ; les caseset les pavés se détachaient enclair sur ce cielbien que noirs pareux-mêmes. La rue étaitdéserte et balayée par des rafales qui faisaienttouttrembler ; deux femmes turques étaient blotties dans une porteetnous examinaient curieusement. Je tournai la tête pour voirencore cettedemeure où je ne devais plus revenirjeter uncoup d'oeil dernier sur cecoin de la terre où j'avais trouvéun peu de bonheur...



XV



Noustraversons la petite place de la mosquée pour nous embarquerdenouveau. Un caïque nous emporte à Azar-kapoud'oùnous devons rejoindreGalataet puis Top-hanéFoundouclietle Deerhound.

Aziyadéa voulu venir me conduire ; elle a juré d'être sage ;elle est àcette dernière heure d'un calme inattendu.

Noustraversons tout le tumulte de Galata ; on ne nous avait jamaisvuscirculer ensemble dans ces quartiers européens. Leur "madame " est sur saporte à nous voir passer ; la présencede cette jeune femme voilée luidonne le mot de l'énigmequ'elle avait depuis longtemps cherché.

Nouspassons Top-hanépour nous enfoncer dans les quartierssolitaires deSali-Bazardans les larges avenues qui longent lesgrands harems.

Enfinvoici Foundouclioù nous devons nous dire adieu.

Unevoiture est là qui stationnecommandée par Achmetpour ramenerAziyadé dans sa demeure.

Foundoucliest encore un coin de la vieille Turquiequi semble détachédufond de Stamboul : petite place dalléeau bord de la merantique mosquéeà croissant d'orentourée detombes de dervicheset de sombres retraitesd'oulémas.

L'orageest passé et le temps est radieux ; on n'entend que lebruitlointain des chiens errants qui jappent dans le silence du soir.

Huitheures sonnent à bord du Deerhoundl'heure àlaquelle je doisrentrer. Un coup de sifflet m'annonce qu'un canot dubord va venir ici meprendre. Le voilà qui se détache dela masse noire du navireet quilentement s'approche de nous. C'estl'heure tristel'heure inexorable desadieux !

J'embrasseses lèvres et ses mains. Ses mains tremblent légèrement; celaà partelle est aussi calme que moi-mêmeet sachair est glacée.

Le canotest rendu : elle et Achmet se retirent dans un angle obscur delamosquée ; je parset je les perds de vue !

Un instantaprèsj'entends le roulement rapide de la voiture quiemportepour toujours ma bien-aimée !... bruit aussi sinistreque celui de laterre qui roule sur une tombe chérie.

C'est bienfini sans retour ! si je reviens jamais comme je l'ai jurélesannées auront secoué sur tout cela leur cendreoubien j'aurai creusél'abîme entre nous deux en enépousant une autreet elle nem'appartiendra plus.

Et il meprit une rage folle de courir après cette voiturede retenirmachérie dans mes brasde nouer mes bras autour d'ellependant que nousnous aimions encore de toute la force de notre âmeet de ne plus lesouvrir qu'à l'heure de la mort.

. . . . .. . . . . . . . . . . . .



XVI



24 mars.



Un matinpluvieux de marsun vieux juif déménage la maisond'Arif. Achmetsurveille cette opération d'un oeil morne.

-- Achmetoù va votre maître ? disent les voisins matineux sortissurleur porte.

-- Je nesais pasrépond Achmet.

Descaisses mouilléesdes paquets trempés de pluies'embarquent dans uncaïqueet s'en vont on ne sait oùdescendant la Corne d'or du côté de lamer.

Et c'estfini d'Arifle personnage a cessé d'exister.

Tout cerêve oriental est achevé ; cette étape de monexistenceladernière sans doute qui aura du charmeestpassée sans retouret letemps peut-être en balayerajusqu'au souvenir.



XVII



QuandAchmet vint à bordescortant ce convoi de bagagesje luiannonçaiqu'un nouveau sursis nous était accordéde vingt-quatre heures au moins.Il ventait tempête du côtéde Marmara.

-- Allonsencore courir Stamboullui dis-je ; ce sera comme unepromenadeposthumequi aura son charme de tristesse. Mais elleje nela reverraiplus !

Et j'allaidéposer mes habits européens chez leur " madame ";Arif-effendi en personne sortit encore une fois de ce bougeetpassa lespontsun chapelet à la mainavec l'air grave et latenue correcte desbons musulmans qui se prennent au sérieux ets'en vont pieusement faireleurs prières. Achmet marchait àcôté de luirevêtu de ses plus beauxhabits. Ilavait demandé de régler lui-même le programme decette dernièrejournéeet se renfermait pour l'instantdans un deuil silencieux.



XVIII



Aprèsavoir couru tous les recoins familiers du vieux Stamboulfuméungrand nombre de narguilhés et fait station à toutesles mosquéesnousnous retrouvons le soir à Eyoubramenés encore une fois vers ce lieuoùje ne suis plusqu'un étranger sans gîtedont le souvenir mêmeserabientôt effacé.

Mon entréeau café de Suleïman produit sensation : on m'avaitconsidérécomme un personnage disparuéteintpour tout de bon et pour jamais.

L'assistancece soiry est nombreuse et fort mêlée : beaucoup detêtesentièrement nouvellesde provenance inconnue ; unpublic de cour desMiraclesou peu s'en faut.

Achmetcependant organise pour moi une fête d'adieu et commandeunorchestre : deux hautbois à l'aigre voix de cornemuseunorgue et unegrosse caisse.

Je consensà ces préparatifs sur la promesse formelle qu'on nebriserarienet que je ne verrai pas couler de sang.

Nousallons nous étourdir ce soir ; pour mon compteje ne demandepasmieux.

Onm'apporte mon narguilhé et ma tasse de café turcqu'unenfant estchargé de renouveler tous les quarts d'heureetAchmetprenant lesassistants par la mainles forme en cercle et lesinvite à danser.

Une longuechaîne de figures bizarres commence à s'agiter devantmoià lalueur troublée des lanternes ; une musiqueassourdissante fait tremblerles poutres de cette masure ; lesustensiles de cuivre pendus auxmurailles noires s'ébranlent etdonnent des vibrations métalliques ; leshautbois poussent desnotes stridenteset la gaieté déchiranteéclateavec frénésie.

Au boutd'une heuretous étaient grisés de mouvement et detapage ; lafête était à souhait.

Je n'yvoyais plus moi-même qu'à travers un nuagema têtes'emplissait depensées étranges et incohérentes.Les groupesexténués et haletantspassaient etrepassaient dans l'obscurité. La danse tourbillonnaittoujourset Achmetà chaque tourbrisait une vitre du revers de samain.

Une àunetoutes les vitres de l'établissement tombaient àterreet sepulvérisaient sous les pieds des danseurs ; lesmains d'Achmetlabouréesde coupures profondesensanglantaient le plancher.

Il paraîtqu'il faut du bruit et du sang aux douleurs turques.

J'étaisécoeuré de cette fêteinquiet aussi pourl'avenir de voir Achmetfaire de pareilles sottises et se soucier sipeu de ses promesses.

Je melevai pour sortir ; Achmet comprit et me suivit en silence.L'airfroid du dehors nous rendit le calme et la possession denous-mêmes.

-- Lotidit Achmetoù vas-tu ?

-- Àbordrépondis-je ; je ne te connais plus ; je tiendrai mespromessescomme tu as ce soir tenu les tiennestu ne me reverrasjamais.

Et j'allaiplus loin discuter avec un batelier attardé le prixd'unpassage pour Galata.

-- Lotidit Achmetpardonne-moitu ne peux pas laisser ainsi ton frère!

Et ilcommença à me supplier en pleurant.

Moi nonplusje ne voulais pas le laisser ainsimais j'avais jugéqu'unepénitence et une semonce lui étaient nécessaireset je restais inexorable.

Alorsilchercha à me retenir avec ses mains pleines de sangets'accrocha à moi avec désespoir. Je le repoussaiviolemment et le lançaicontre une pile de bois qui s'écroulaavec fracas. Des bachibozouks depatrouille qui passaient nous prirentpour des malfaiteursets'approchèrent avec un fanal.

Nousétions au bord de l'eaudans un endroit solitaire de labanlieueloin des murs de Stamboulet ces mains rougesreprésentaient mal.

-- Cen'est riendis-je ; seulementce garçon a buet je leramenaischez lui.

Alorsjepris Achmet par la mainet l'emmenai chez sa soeur Eriknazquiaprès avoir pansé ses doigtslui fit un long sermon etl'envoyacoucher.



XIX



26 mars.



Encore unjour-- dernier sursis de notre départ.

Encore unjourencore une toilette chez leur " madame " et je meretrouveà Stamboul.

Il faittemps sombre d'oragela brise est tiède et douce. Nous fumonsunnarguilhé de deux heures sous les arcades mauresques de larue duSultan-Sélim. -- Les colonnades blanchesdéforméespar les annéesalternent avec les kiosques funéraireset les alignements de tombeaux. Desbranches d'arbrestoutes roses defleurspassent par-dessus lesmurailles grises ; de fraîchesplantes croissent partoutet courentgaiement sur les vieux marbressacrés.

J'aime cepayset tous ces détails me charment ; je l'aime parcequec'est le sien et qu'elle a tout animé de sa présence-- elle qui estencore là tout prèset que cependant jene verrai plus.

Le soleilcouchant nous trouve assis devant la mosquée deMehmed-Fatihsur certain banc où nous avons autrefois passéde longues heures. Par-cipar-làdes groupes de musulmanséparpillés sur l'immense placefumenten causantetgoûtent avec nonchalance les charmes d'une soiréedeprintemps.

Le cielest redevenu calme et sans nuages ; j'aime ce lieuj'aime cettevied'Orientj'ai peine à me figurer qu'elle est finie et que jevaispartir.

Je regardece vieux portique noirlà-baset cette rue désertequis'enfonce dans un bas-fond sombre. C'est là qu'elle habiteetenm'avançant de quelques pasje verrais encore sademeure.

Achmet asuivi mon regard et m'examine avec inquiétude : il a devinéceque je penseet compris ce que je veux faire.

-- Ah !dit-ilLotiaie pitié d'elle si tu l'aimes ! Tu lui as ditadieu; à présentlaisse-la !

Maisj'avais résolu de la voiret j'étais sans force contremoi-même.

Achmetplaida avec larmes la cause de la raisonla cause même dusimplebon sens : Abeddin était làle vieil Abeddinson maîtreet toutetentative pour la voir devenait insensée.

--D'ailleursdisait-ilsi même elle sortaittu n'as plus demaisonpour la recevoir. Où trouverais-tuLotidans Stamboull'hospitalitépour toi et la femme d'un autre ? Si elle te voitou si les femmes luidisent que tu es làelle se perdra commeune folleetdemaintu lalaisseras dans la rue. Cela t'est égalà toi qui vas partir ; maisLotisi tu fais celaje tedéteste et tu n'as pas de coeur.

Achmetbaissa la têteet se mit à frapper du pied contre lesolpartiqu'il avait coutume de prendre quand ma volontédominait la sienne.

Je lelaissai faireet je me dirigeai vers le portique.

Jem'adossai contre un pilierplongeant les yeux dans la rue sombreetdéserte : on eût dit la rue d'une ville morte.

Pas unefenêtre ouvertepas un passantpas un bruit ; seulementdel'herbe croissant entre les pierresetgisant sur le pavédeuxcarcasses desséchées de chiens morts.

C'étaitun quartier aristocratique : les vieilles maisonsbâtiesenplanches de nuances foncéesdécelaient une opulencemystérieuse ; desbalcons fermésdes shaknisirs engrande sailliedébordant sur la ruetriste ; derrièreles grilles de ferdes treillages discrets en lattes defrênesur lesquels des artistes d'autrefois avaient peint des arbres etdesoiseaux. Toutes les fenêtres de Stamboul sont peintes etfermées decette manière.

Dans lesvilles d'Occidentla vie du dedans se devine au-dehors ;lespassantspar l'ouverture des rideauxdécouvrent des têteshumainesjeunes ou vieilleslaides ou gracieuses.

Le regardne plonge jamais dans une demeure turque. Si la porte s'ouvrepourlaisser passer un visiteurelle s'entrebâille seulement ;quelqu'unest derrièrequi la referme aussitôt.L'intérieur ne se devine jamais.

Cettegrande maison là-baspeinte en rouge sombrec'est celled'Aziyadé.La porte est surmontée d'un soleild'uneétoile et d'un croissant ; letout en planches vermoulues. Lespeintures qui ornent les treillages desshaknisirs représententdes tulipes bleues mêlées à des papillonsjaunes.Pas un mouvement n'indique qu'un être vivant l'habite ;on ne sait jamaissides fenêtres d'une maison turquequelqu'un vous regarde ou ne vousregarde pas.

Derrièremoilà-hautla grande place est dorée par le soleilcouchant ;icidans la ruetout est déjà dans l'ombre.

Je mecache à moitié derrière un pan de muraillejeregarde cette maisonet mon coeur bat terriblement.

Je pense àce jour où je l'avais vueet pour la première fois dema viederrière les grilles de la maison de Salonique. Je nesais plus ce que jeveuxni ce que je suis venu chercher ; j'ai peurque les autres femmes nerient de moi ; j'ai peur d'êtreridiculeet surtout j'ai peur de laperdre...



XX



Quand jeremontai sur la place de Mehmed-Fatihle soleil dorait enpleinl'immense mosquéeles portiques arabes et les minaretsgigantesques. Lesoulémas qui sortaient de la prière dusoir s'étaient tous arrêtés sur leseuilets'étageaient dans la lumière sur les grandes marches depierre.La foule accourait vers eux et les entourait : au milieu dugroupeunjeune homme montrait le cielun jeune homme qui avait uneadmirable têtemystique. Le turban blanc des oulémasentourait son beau front large ; sonvisage était pâlesa barbe et ses grands yeux étaient noirs comme del'ébène.

Ilmontrait en haut un point invisibleil regardait avec extase danslaprofondeur du ciel bleu et disait :

-- VoilàDieu ! Regardez tous ! Je vois Allah ! Je vois l'Éternel !

Et nouscourûmesAchmet et moicomme la fouleauprès del'ouléma quivoyait Allah.



XXI



Nous nevîmes rienhélas ! Nous en aurions eu besoin cependant.Alorscomme toujoursj'aurais donné ma vie pour cette visiondivinema vieseulement pour un signe du cielma vie pour une simplemanifestation dusurnaturel.

-- Ilmentdisait Achmet ; quel est l'homme qui a jamais vu Allah ?

-- Ah !c'est vousLotidit l'ouléma Izzet ; vous aussivousvoulezvoir Allah ? Allahdit-il en souriantne se montre pas auxinfidèles.

-- Il estfoudirent les derviches.

Et onemmena le visionnaire dans sa cellule.

Achmetavait profité de cette diversion pour m'entraîner sur leversant deMarmarale plus loin d'elle possible. La nuit vint et noustrouva àmoitié égarés.



XXII



Nousdînons sous les porches de la rue du Sultan-Sélim. Ilest déjà tardpour Stamboul ; les Turcs se couchent avecle soleil.

L'uneaprès l'autreles étoiles s'allument dans le ciel pur; la luneéclaire la rue large et déserteles arcadesarabes et les vieillestombes. De loin en loin un café turcencore ouvert jette une lueur rougesur les pavés gris ; lespassants sont rares et circulent le fanal à lamain ; par-cipar-làde petites lampes tristes brûlent dans leskiosquesfunéraires. Je vois pour la dernière fois cestableaux familiers ; demainà pareille heureje serai loin dece pays.

-- Nousallons descendre jusqu'à Oun-Capandit Achmetqui a cesoirencore l'autorisation de faire le programme ; nous prendrons deschevauxjusqu'à Balateun caïque jusqu'àPri-pachaet nous irons coucher chezEriknaz qui nous attend.

Nous nousperdons pour aller à Oun-Capanet les chiens aboient aprèsnoslanternes ; nous connaissons bien cependant notre Stamboulmaisles vieuxTurcs eux-mêmes se perdent la nuit dans ces dédales.Personne pour nousindiquer la route ; toujours les mêmespetites ruesqui montentdescendent et se contournent sans motifplausiblecomme les sentiers d'unlabyrinthe.

ÀOun-Capanà l'entrée du Phanardeux chevaux nousattendent.

Un coureurnous précèdeporteur d'un fanal de deux mètresde hautetnous partons comme le vent.

Le sombreet interminable Phanar est endormi ; tout y est silencieux. Danslesrues où nous couronsle soleil en plein midi hésite àdescendreetdeux chevaux ont peine à passer de front. D'uncôtéc'est la grandemuraille de Stamboul ; de l'autrede hautes maisons bardées de fer etplus vieilles que l'islamqui s'élargissent par le hautet font voûtesur laruelle humide. Il faut courber la tête en passant àcheval sous lesbalcons des maisons byzantinesqui tendent au-dessusde vous dansl'obscurité profonde leurs gros bras de pierre.

C'est lechemin que nous faisions chaque soir pour rejoindre le logisd'Eyoub ;arrivés à Balatenous en sommes bien prèsmaisce logisn'existe plus...

Nousréveillons un batelier qui nous mène en caïque surl'autre rive...

Làc'est la campagneet de grands cyprès noirs se dressent aumilieu desplatanes.

Nouscommençons aux lanternes l'ascension des sentiers qui mènentà lacase d'Eriknaz.



XXIII



Eriknaz-hanumest d'une laideur agréable et distinguéeblanche commedela cireles yeux et les sourcils noirs comme l'aile du corbeau.Elle nousreçoit sans voilecomme une femme franque.

Tout sonintérieur respire l'ordrel'aisanceet la plusstrictepropreté. Ses amies Murrah et Fenziléquiveillaient avec elleà notrearrivée prennent la fuiteen se cachant le visage. Elles étaient occupéesàbroder de paillettes d'or de petites pantoufles rougesàboutsretroussés comme des trompettes.

Mon amieAlemshahfille d'Eriknaz et nièce d'Achmetvient prendresaplace habituelle sur mes genoux et s'y endort ; c'est une joliepetitecréature de trois ansaux grands yeux de jaismignonneet proprettecomme une poupée.

Aprèsle café et la cigaretteon nous apporte deux matelas blancsdeuxyatags blancsdeux couvre-pieds blancsle tout commeneige ; Eriknazet Alemshah se retirent en nous souhaitant bonne nuitet nous nousendormons tous deux d'un profond sommeil.

Un soleilradieux vient de grand matin nous éveilleret quatre àquatrenous dégringolons les sentiers qui mènent àla Corne d'or. Un caïquematinal est là qui nous attend.

Lamultitude des cases noires de Pri-pachaétagéeslà-haut en pyramidebaignent dans la lumière orangéeet toutes les vitres étincellent.Eriknaz et Alemshah nousregardent de loin partirperchéesen robesrougesau soleillevantsur le toit de leur maison.

VoiciEyoub qui passevoici le café de Suleïmanla petiteplace de lamosquéeet la case d'Arif-effendien pleinelumière du matin. Personneau bord de l'eau ; tout encore estclos et endormi.

Mademeureque j'ai si souvent vue sombre et tristesous la neige etlevent du nordme laisse comme dernière image unéblouissement de soleil.

Ce dernierlever du jour est d'une splendeur inaccoutumée ; tout lelongde la Corne d'ordepuis Eyoub jusqu'au sérailles dômeset les minaretsse dessinent sur le ciel limpide en teintes roses ouirisées. Les caïquesdorés commencent àcirculer par centaineschargés de passantspittoresques ou defemmes voilées.

Au boutd'une heurenous sommes à bord. Tout y est sens dessusdessouset c'est bien le départ cette fois.

Il estfixé pour midi.



XXIV



-- ViensLotidit Achmet ; allons encore à Stamboulfumernotrenarguilhé ensemble pour la dernière fois...

Noustraversons en courant Sali-BazarTophanéGalata. Nous voiciau pontde Stamboul.

La foulese presse sous un soleil brûlant ; c'est bien le printempspourtout de bonqui arrive comme moi je m'en vais. La grande lumièrede midiruisselle sur tout cet ensemble de muraillesde dômeset de minaretsquicouronnent là-haut Stamboul ; elles'éparpille sur une foule barioléevêtue descouleurs les plus voyantes de l'arc-en-ciel.

Lesbateaux arrivent et partentchargés d'un public pittoresque ;lesmarchands ambulants hurlent à tue-têteen bousculantla foule.

Nousconnaissons tous ces bateaux qui nous ont transportés àtous lespoints du Bosphore ; nous connaissons sur le pont de Stamboultoutes leséchoppestous les passantsmême tous lesmendiantsla collectioncomplète des estropiésaveuglesmanchotsbecs-de-lièvre etculs-de-jatte ! Toute latruanderie turque est aujourd'hui sur pied ; jedistribue des aumônesà tout ce mondeet recueille toute une kyrielledebénédictions et de salams.

Nous nousarrêtons à Stamboulsur la grande place de Jeni-djamidevantla mosquée. Pour la dernière fois de ma viejejouis du plaisir d'être enTurcassis à côtéde mon ami Achmetfumant un narguilhé au milieu de cedécororiental.

Aujourd'huic'est une vraie fête du printempsun étalage decostumes etde couleurs. Tout le monde est dehorsassis sous lesplatanesautour desfontaines de marbresous les berceaux de vignesqui se couvriront bientôtde feuilles tendres. Les barbiers ontétabli leurs ateliers dans la rue etopèrent en pleinair ; les bons musulmans se font gravement raser la têteenréservant au sommet la mèche par laquelle Mahometviendra les prendrepour les porter en paradis.

... Qui meporteramoidans un paradis quelconque ? quelque partailleurs quedans ce vieux monde qui me fatigue et m'ennuiequelque partoùrien ne changera plusquelque part où je ne serai pasperpétuellementséparé de ce que j'aime ou de ceque j'ai aimé ?

Siquelqu'un pouvait me donner seulement la foi musulmanecommej'iraisen pleurant de joieembrasser le drapeau vert du prophète!

--Digression stupideà propos d'une queue réservéesur le sommet de latête...



XXV



-- Lotidit Achmetexplique-moi un peu le voyage que tu vas faire.

-- Achmetdis-jequand j'aurai traversé la mer de Marmaral'Ak-Déniz(la mer vieille)comme vous l'appelezj'entraverserai une beaucoup plusgrande pour aller au pays des Grecsuneplus grande encore pour aller aupays des Italiensle pays de ta "madame "et puis encore une plusgrande pour atteindre la pointed'Espagne. Si au moins je restais danscette mer si bleuelaMéditerranéeje serais moins loin de vous ; ceseraitencore un peu votre cielet les bateaux qui font le va-et-vientduLevant m'apporteraient souvent des nouvelles de la Turquie !Maisj'entrerai dans une autre mertellement immenseque tu n'asaucune idéed'une étendue pareilleet il me faudralànaviguer plusieurs jours enremontant vers l'étoile (lenord) pour arriver dans mon pays -- dans monpaysoù nousvoyons plus souvent la pluie que le beau tempset lesnuages que lesoleil.

" Jeserai là-bas bien loin de vous et cette contrée neressemble guère àla tienne ; tout y est plus pâleet les couleurs de toute chose y sontplus ternes ; c'est comme iciquand il fait de la brumeencore est-cemoins transparent.

" Lepays est si platque tu n'en as jamais vu de semblablesi cen'estquand tu es allé en Arabiefaire à la Mecque lepèlerinage que tout bonmusulman doit au tombeau du prophète; seulementau lieu de sablec'estde l'herbe verte et de grandschamps labourés. Les maisons sont toutescarrées etpareilles ; pour perspectiveon n'a guère que le mur desonvoisinet souvent cette platitude vous étouffeonvoudrait s'élever pourvoir plus loin.

"Encore n'y a-t-il pascomme en Turquiedes escaliers pour montersurles toitsetmoi qui te parleayant un jour eu l'idée deme promenersur ma maisonje me suis vu passer dans mon quartier pourun garçonexcentrique.

"Tout le monde est à l'uniformepaletot grischapeau oucasquetteetc'est pis qu'à Péra. Tout est prévuréglénuméroté ; il y a des lois surtoutet des règlements pour tout le mondesi bien que le dernierdescuistresmarchand de bonneterie ou garçon coiffeura lesmêmes droits àvivre qu'un garçon intelligent etdéterminécomme toi ou moi par exemple.

"Enfincroirais-tumon cher Achmedimquepour le quart de ce quenousfaisons journellement à Stamboulon aurait dans mon paysdes pourparlersd'une heure avec le commissaire de police !

Achmetcomprit très bien cet aperçu de civilisationoccidentaleet restaun instant rêveur.

--Pourquoidit-ilaprès la guerren'amènerais-tu pasta famille enTurquie d'AsieLoti ?



-- Lotidit Achmetje veux que tu emportes ce chapelet qui me vient demonpère Ibrahimet promets-moi qu'il ne te quittera jamais. Jesaisbienreprit-il en pleurantque je ne te reverrai plus. Dans unmoisnous aurons la guerre ; c'est fini des pauvres Turcsc'est finideStamboulles Moscov nous détruiront tousetquandtu reviendrasLotiton Achmet sera mort.

" Soncorps restera quelque part dans la campagnedu côté duNord ; iln'aura même pas une petite tombe en marbre grissousles cyprèsdans lecimetière de Kassim-Pacha ; Aziyadésera passée en Asieet tu neretrouveras plus sa tracepersonne ne pourra plus te parler d'elle. Lotidit-il en pleurantreste avec ton frère !

Hélas! Je crains ces Moscov autant que lui-mêmeje tremble àcette idéehorrible que je pourrais en effet perdre sa traceet que je ne trouveraisplus personne au monde qui pût jamais meparler d'elle !...



XXVI



Lesmuezzins montent à leurs minaretsc'est l'heure du namaze demidi ;il est temps de partir.

En passantpar Galataje vais saluer leur " madame ".J'embrasseraispresque cette vieille coquine.

Achmet mereconduit à bordoù nous nous disons adieu au milieudutohu-tohu des visites et de l'appareillage.

Nouspartonset Stamboul s'éloigne...



XXVII



En mer27mars 1877.



Un pâlesoleil de mars se couche sur la mer de Marmara. L'air du large estvifet froid. Les côtestristes et nuess'éloignent dansla brume dusoir. Est-ce finimon Dieuet ne la verrai-je plus ?

Stamboul adisparu ; les plus hauts dômes des plus hautes mosquéestouts'est perdu dans l'éloignementtout s'est effacé.Je voudrais seulementune minute la voirje donnerais ma vie pourseulement toucher sa main ;j'ai une envie folle de sa présence.

J'aiencore dans la tête tout le tapage de l'Orientles foulesdeConstantinoplel'agitation du départet ce calme de la merm'oppresse.

Si elleétait làje pleureraisce que je n'ai pu faire ; jemettrais matête sur ses genoux et je pleurerais comme un enfant; elle me verraitpleurer et elle aurait confiance. J'ai étébien tranquille et bien froiden lui disant adieu.

Et jel'adore pourtant. En dehors de toute ivresseje l'aimedel'affection la plus tendre et la plus pure ; j'aime son âmeet son coeurqui sont à moi ; je l'aimerai encore au-delàde la jeunesseau-delà ducharme des sensdans l'avenirmystérieux qui nous apportera la vieillesseet la mort.

Ce calmede la merce ciel pâle de mars me serrent le coeur. Jesouffrebienmon Dieu ; c'est une angoisse comme si je l'avais vuemourir.J'embrasse ce qui me vient d'elle ; je voudrais pleureret jene le puismême pas.

Elle est àcette heure dans son haremma bien-aiméedansquelqueappartement de cette demeure si sombre et si grilléeétenduesansparoles et sans larmesanéantieàl'approche de la nuit.

Achmet estresténous suivant des yeuxassis sur le quai de Foundoucli;je l'ai perdu de vue en même temps que ce coin familier deConstantinopleoùchaque soirSamuel ou lui venaientm'attendre.

Lui aussipense que je ne reviendrai plus.

Pauvrepetit ami Achmetje l'aimais biencelui-là encore ; sonamitiém'était douce et bienfaisante.

C'est finide l'Orientle rêve est achevé. La patrie est devantnous ;dans ce paisible petit Brightbury là-bason m'attendavec bonheur. Moiaussije les aime tousmais qu'il est triste cefoyer qui m'attend.

Je revoisce nidchéri pourtantoù s'est passée monenfanceles vieuxmurs et le lierrele ciel gris du Yorkshirelesvieux toitsla mousseet les tilleulstémoins d'autrefoistémoins des premiers rêves et dubonheur que rien dans lemonde ne peut plus me rendre.

Souventdéjà j'y suis revenuau foyerle coeur tourmentéet déchiré ;j'y ai rapporté bien des passionsbien des espérancestoujours brisées ;il est rempli depoignants souvenirsson calme béni n'a plus sur moi sonactionsalutaire ; j'étoufferai làmaintenantcomme uneplante privée desoleil...



XXVIII



A LOTIDESA SOEUR



Brightburyavril 1877.



Cher frèreaiméje veuxmoi aussite souhaiter la bienvenue dansnotrepays. Fasse Celui auquel je me confie que tu t'y trouves bien etque notretendresse adoucisse tes peines ! Il me semble que nous nenégligerons rienpour celanous sommes pleins de la joie deton retour.

Je faissouvent la réflexion qu'alors qu'on est si aimésichérietqu'on est l'affection et la pensée dominantede tant de coeursil n'y apoint de quoi se croire une vie mauditeet déshéritée dans ce monde. Jet'ai écrità Constantinople une longue lettre que tu ne recevrassansdoute jamais. Je te disais combien je prenais part à tespeinesà tesdouleurs même. Vaj'ai plus d'une foisversé des larmes en songeant àl'histoire d'Aziyadé.

Je pensecher petit frèreque ce n'est pas tout à fait tafautesi tulaisses ainsi partout un morceau de ta pauvre existence.On se l'est biendisputéecette existencebien qu'elle nesoit pas longue encore... maistu sais que je crois qu'il y aurabientôt quelqu'un qui la prendra tout àfaitet que tut'en trouveras le mieux du monde.

Lerossignol et le coucoula fauvette et les hirondelles saluenttonarrivée ; tu ne pouvais pas mieux tomber que dans cettesaison. Qui saitsi nous allons pouvoir te garder un peupour te biengâter.

Adieu ;tous nos baiserset à bientôt !



XXIX



Traductiond'un grimoire turcécrit sous la dictée d'Achmet parunécrivain public de la place d'Emin-Ounou à Stamboulet adressé à LotiàBrightbury.



"ALLAH !



" Moncher Loti



"Achmet te fait beaucoup de salutations.

"J'ai fait remettre ta lettre de Mytilène à Aziyadépar la vieilleKadidja ; elle l'a serrée dans sa robeet n'apas pu se la faire lireencoreparce qu'elle n'est pas sortie depuiston départ.

" Levieux Abeddin a soupçonné et tout devinécarnous avions été sansprudence pendant les derniersjours. Il ne lui a pas fait de reprochesadit Kadidjaet ne l'a paschasséeparce qu'il l'aimait beaucoup.Seulementil n'entreplus dans son appartement ; il ne prend plus garde àelle et ilne lui parle plus. Les autres femmes aussi du harem l'ontabandonnéeexcepté Fenzilé-hanumqui est allée pour elleconsulter lehodja (le sorcier).

"Elle est malade depuis ton départ ; cependant le grand ekime(médecin)qui l'a vue a dit qu'elle n'avait rien et n'est pasrevenu.

"C'est la vieille qui avait un jour arrêté le sang de samain qui lasoigne ; elle est sa confidente et je crois qu'elle l'adénoncée pour del'argent.

"Aziyadé te fait dire qu'elle ne vit pas sans toi ; qu'elle nevoit pasle moment de ton retour à Constantinople ; qu'elle necroit pas qu'ellepuisse jamais voir tes yeux face à faceet qu'il lui semble qu'il n'y aplus de soleil.

"Lotiles paroles que tu m'as ditesne les oublie pas ; lespromessesque tu m'as faitesne les oublie jamais ! Dans ta penséecrois-tu que jepeux être heureux un seul moment sans toi àConstantinople ? Je ne le puispasetquand tu es partimon coeurs'est brisé de peine.

" Onne m'a pas encore appelé pour la guerreà cause de monpèrequi esttrès vieux ; cependant je pense qu'onm'appellera bientôt.

" Jete salue

" Tonfrère



"ACHMET "



"P.-S. -- Le feu a pris dans le quartier du Phanar cettedernièresemaine. Le Phanar est tout brûlé. "



XXX



LOTI AIZEDDIN-ALIA STAMBOUL



Brightbury20 mai 1877.



Mon cherIzzedin-Ali



Me voicidans mon paysbien différent du vôtre ! sous les vieuxtilleulsqui m'ont abrité enfantdans ce petit Brightbury dontje vous parlais àStamboulau milieu de mes bois de chênesverts. C'est le printempsmaisun pâle printemps : de la pluieet de la brumeun peu comme est chez vousl'hiver.

J'airepris l'uniforme d'Occidentchapeau et paletot grisil mesemblepar instants que mon costumec'est le vôtreet quec'est à présent queje suis déguisé.

J'aime cepetit coin de la patrie cependant ; j'aime ce foyer de lafamille quej'ai tant de fois déserté ; j'aime ceux qui m'aimenticietdont l'affection rendait douces et heureuses mes premièresannées. J'aimetout ce qui m'entouremême cette campagneet ces vieux bois qui ont leurcharme à euxun grand charmepastoralquelque chose qu'il m'estdifficile de définirpour vouscharme du passécharme d'autrefois et desanciensbergers.

Lesnouvelles se succèdentmon cher effendimles nouvelles de laguerre; les événements se précipitent. J'avaisespéré que le peuple anglaisprendrait parti pour laTurquieet je ne vis qu'à moitiési loin deStamboul.Vous avez mes sympathies ardentes ; j'aime votre paysje faispourlui des voeux sincèreset sans doute vous me reverrezbientôt.

Et puisvous l'avez devinéeffendimje l'aimeelledontvous aviezsoupçonné et toléré laprésence. Votre coeur est grand ; vous êtesau-dessus detoutes les conventionsde tous les préjugés. Je puisbienvous dire à vous que je l'aimeet quepour elle surtoutje reviendraibientôt.



XXXI



Brightburymai 1877.



J'étaisassis à Brightburysous les vieux tilleuls. Une mésangeà têtebleue chantait au-dessus de ma tête unechanson compliquée et fort longue; elle y mettait toute sonâme de mésangeet son chant réveillait chezmoiun monde de souvenirs.

C'étaitconfus d'abordcomme les souvenirs lointains ; puis peu à peulesimages vinrentplus nettes et plus précisesje m'yretrouvai tout à fait.

Ouic'était là-basà Stamboul-- une de nosgrandes imprudencesun denos jours d'école buissonnièreet de témérité. Mais c'est si grandStamboul !on y est si inconnu !... Et le vieil Abeddinqui étaitàAndrinople !...

C'étaitune belle après-midi d'hiveret nous nous promenions tousdeuxelle et moiheureux comme deux enfants de nous trouver ensembleausoleilune fois par hasardet de courir la campagne.

Il étaittriste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi :nouslongions la grande muraille de Stamboullieu solitaireparexcellenceet où tout semble s'être immobilisédepuis les derniersempereurs byzantins.

La grandeville a toutes ses communications par meret autour de sesmursantiques le silence est aussi complet qu'aux abords d'unenécropole. Side loin en loinquelques portes s'ouvrent dansles épaisseurs de cesrempartson peut affirmer que personnen'y passe et qu'il eût autant valules supprimer. Ce sont dureste de petites portes bassescontournéesmystérieusessurmontées d'inscriptions dorées et d'ornementsbizarres.

Entre lapartie habitée de la ville et ses fortifications s'étendentdevastes terrains vagues occupés par des masures inquiétantesdes ruineséboulées de tous les âges del'histoire.

Et rienau-dehors ne vient interrompre la longue monotonie de cesmurailles ;à peinede distance en distanceun minaret dressant satigeblanche ; toujours les mêmes créneauxtoujours lesmêmes toursla mêmeteinte sombre apportée par lessiècles-- les mêmes lignes régulièresquis'en vontdroites et funèbresse perdre dans l'extrêmehorizon.

Nousmarchions tous deux seuls au pied de ces grands murs. Tout autourdenousdans la campagnec'étaient des bois de ces cyprèsgigantesqueshauts comme des cathédralesà l'ombredesquels par milliers se pressaientles sépultures desOsmanlis. Je n'ai vu nulle part autant de cimetièresque dansce paysni autant de tombesni autant de morts.

-- Ceslieuxdisait Aziyadéétaient affectionnésd'Azraël quila nuity arrêtait son vol. Il repliait sesgrandes ailes et marchait comme unhomme sous ces ombrages terribles.

Cettecampagne était silencieuseces sites imposants et solennels.

Etcependant nous étions gaistous les deuxheureux de notreescapadeheureux d'être jeunes et libresde circuler une foispar hasarden pleinvent comme tout le mondeet sous le beau cielbleu.

Sonyachmaktrès épaisétait ramené sur sesyeux jusqu'à dérober toutson front ; à peinevoyait-onpar l'ouverture du voilerouler sesprunellessi limpideset si mobiles ; son féredjé d'emprunt étaitd'unecouleur foncéed'une coupe sévèrequen'adoptent point d'ordinaire lesfemmes élégantes etjeunes. Et le vieil Abeddin lui-même ne l'eûtpointreconnue.

Nousmarchions d'un pas souple et rapidefrôlant les modestesmargueritesblanches et l'herbe courte de janvierrespirant àpleine poitrine le bonair vif et piquant des beaux jours d'hiver.

Tout àcoupdans ce grand silencenous entendîmes un délicieuxchant demésangeen tout semblable à celuid'aujourd'hui ; les petits oiseaux demême espècerépètent dans tous les coins du monde la mêmechanson.

Aziyadés'arrêta courtétonnée ; avec une mine destupéfaction comiquedu bout de son doigt teint de hennéelle me montrait le petit chanteurposé près de nous surune branche de cyprès. Ce petit oiseautout petittout seulse donnait tant de mal pour faire tout ce bruitil se démenaitd'unair si important et si joyeuxquede bon coeurnous nous mîmesàrire.

Et nousrestâmes là longtemps à l'écouterjusqu'au moment où il prit sonvoleffrayé par sixgrands chameaux qui s'avançaient d'une allure bêteattachésà la queue leu leu par des ficelles.

Après...aprèsnous vîmes poindre une troupe de femmes en deuilqui sedirigeaient vers nous.

C'étaientdes femmes grecques ; deux popes marchaient en tête ;ellesportaient un petit cadavreà découvert sur unecivièresuivant leur ritenational.

-- Birguzel tchoudjouk (Un joli petit enfant !)dit Aziyadédevenuesérieuse.

En effetc'était une jolie petite fille de quatre ou cinq ansunedélicieuse poupée de cire qui semblait endormie surdes coussins. -- Elleétait vêtue d'une éléganterobe de mousseline blanche et portait sur latête une couronnede fleurs d'or.

Il y avaitune fosse creusée au bord du chemin. On enterre ainsi lesmortsn'importe oùle long des routes ou au pied des murs...

--Approchons-nousdit Aziyadéredevenue enfant ; on nousdonnera desbonbons.

On avaitdérangé pour creuser cette fosse un cadavre qui nedevait pasêtre fort ancien ; la terre qui en étaitsortie était pleine d'ossementset de lambeaux de diversesétoffes. Il y avait surtout un brasplié àangledroitdont les osencore rougesse tenaient au coude parquelquechose que la terre n'avait pas eu le temps de dévorer.

Il y avaitlà deux popes à grands cheveux de femmecouverts de sordidesoripeaux doréssalespatibulairesassistés de quatre mauvais drôlesd'enfants de choeur.

Ilsmarmottèrent quelque chose sur l'enfant mortet puis la mèreluienleva sa couronne de fleurset emprisonna avec soin ses cheveuxblondsdans un petit bonnet de nuittoilette qui nous eût faitsouriresi ellen'eût pas été faite par cettemère.

Quand ellefut couchée tout au fond sur le sol humidesans planchessansbièreon jeta sur elle cette terre malsaine ; tout tombadans le trousur la jolie petite figure de cirey compris les vieuxos et le vieuxcoude ; et elle fut promptement enfouie.

On nousdonna des bonbons en effet ; j'ignorais cet usage grec.

Une jeunefillepuisant dans un sac rempli de dragées blanchesenremitune poignée à chacun des assistantset nous eneûmes aussibien que nousfussions Turcs.

QuandAziyadé tendit la main pour recevoir les siennesses yeuxétaientpleins de larmes...



XXXII



Le faitest que ce petit oiseau était drôle de se trouver siheureux devivreet d'être si gai au milieu de ce site funèbre!...

. . . . .. . . . . . . . . . . . .



5



AZRAËL



20 mai1877.



... C'estbien le ciel pur et la mer bleue du Levant. Là-basquelquechose se dessine ; l'horizon se frange de mosquées etde minarets ; -- moncoeur batc'est Stamboul !

Je metspied à terre. -- C'est une émotion vive que de meretrouver dansce pays...

Achmetn'est plus làà son postecaracolant àTop-Hané sur son chevalblanc. Galata même est mort ; onvoit que quelque chose de terrible commeune guerre d'extermination sepasse au-dehors.

... J'airepris mes habits turcs. Je cours à Azarkapou. Je monte danslepremier caïque qui passe. Le caïqdji me reconnaît.

-- EtAchmet ?... dis-je.

-- Partiparti pour la guerre !

J'arrivechez Eriknazsa soeur.

-- Ouipartidit-elle. Il était à Batoumetdepuis labataillenoussommes sans nouvelles.

Lessourcils noirs d'Eriknaz s'étaient contractés avecdouleur ; ellepleurait amèrement ce frère que leshommes lui avaient raviet la petiteAlemshah pleurait en regardantsa mère.

Je merendis à la case de Kadidja ; mais la vieille avait déménagéetpersonne ne put m'indiquer sa demeure.



II



Alorsjeme dirigeai seul vers la mosquée de Mehmed-Fatihvers lamaisond'Aziyadésans arrêter aucun projet dans ma têtetroubléesans songermême à ce que j'allaisfairepoussé seulement par le besoin dem'approcher d'elle etde la voir !...

Jetraversai ce monceau de ruines et de cendres qui avait étéautrefoisl'opulent Phanar ; ce n'était plus qu'une grandedévastationune longuesuite de rues funèbresencombrées de débris noirs et calcinés. C'étaitcePhanar quechaque soirje traversais gaiement pour aller àEyouboùm'attendait ma chérie...

On criaitdans ces rues ; des groupes d'hommes à peine vêtuslevés pourla guerreà moitié armésàmoitié sauvagesaiguisaient leurs yataganssur les pierresetpromenaient de vieux drapeaux vertszébrésd'inscriptionsblanches.

Je marchailongtemps. Je traversai les quartiers solitaires del'Eski-Stamboul.

J'approchaistoujours. J'étais dans la rue sombre qui monte àMehmed-Fatihla rue qu'elle habitait !...

Les objetsextérieurs étalaient au soleil des aspects sinistresqui meserraient le coeur. Personne dans cette rue triste ; un grandsilenceetrien que le bruit de mes pas...

Sur lespavéssur l'herbe verteapparut une tournure de vieillerasantles murailles ; sous les plis de son manteau passaient sesjambes maigreset nuesd'un noir d'ébène ; elletrottinait tête basseet se parlait àelle-même...C'était Kadidja.

Kadidja mereconnut. Elle poussa un intraduisible Ah ! avec uneintonationaiguë de négresse ou de macaqueet un ricanement demoquerie.

-- Aziyadé? dis-je.

-- Eûlû! eûlû ! dit-elle en appuyant à plaisir surces mots bizarrementsauvages quidans la langue tartaredésignentla mort.

-- Eûlû! eûlmûch ! criait-ellecomme à quelqu'un quine comprend pas.

Etavecun ricanement de haine et de satisfactionelle me poursuivaitsanspitié de ce mot funèbre :

-- Morte !Morte !... elle est morte !

On necomprend pas de suite un mot semblablequi tombe inattendu commeuncoup de foudre ; il faut un moment à la souffrancepourvous étreindre etvous mordre au coeur. Je marchais toujoursj'avais horreur d'être sicalme. Et la vieille me suivait pas àpascomme une furieavec sonhorrible Eûlû ! eûlû!

Je sentaisderrière moi la haine exaspérée de cettecréaturequi adoraitsa maîtresse que j'avais faitmourir. J'avais peur de me retourner pour lavoirpeur del'interrogerpeur d'une preuve et d'une certitudeet jemarchaistoujourscomme un homme ivre...

. . . . .. . . . . . . . . . . . .



III



Je meretrouvai appuyé contre une fontaine de marbreprès dela maisonpeinte de tulipes et de papillons jaunes qu'Aziyadéavait habitée ;j'étais assis et la tête metournait ; les maisons sombres et désertesdansaient devant mesyeux une danse macabre ; mon front frappait sur lemarbre ets'ensanglantait ; une vieille main noiretrempée dansl'eaufroide de la fontainefaisait matelas à ma tête...Alorsje vis lavieille Kadidja près de moi qui pleurait ; jeserrai ses mains ridées desinge ; -- elle continuait de verserde l'eau sur mon front...

Des hommesqui passaient ne prenaient pas garde à nous ; ilscausaientavec animationen lisant des papiers qu'on distribuait dansles ruesdesnouvelles de la première bataille de Kars. Onétait aux mauvais jours desdébuts de la guerreet lesdestinées de l'islam semblaient déjà perdues.



IV



Je veilleetnuit et jourmon front rêve enflammé

Ma joue enpleurs ruisselle

Depuisqu'Albaydé dans la tombe a fermé

Ses beauxyeux de gazelle.

(VICTORHUGOOrientales.)



La chosefroide que je tenais serrée dans mes bras était uneborne demarbre plantée dans le sol.

Ce marbreétait peint en bleu d'azuret terminé en haut par unrelief defleurs d'or. Je vois encore ces fleurs et ces lettres doréesen saillieque machinalement je lisais...

C'étaitune de ces pierres tumulaires qui sont en Turquie particulièresauxfemmeset j'étais assis sur la terredans le grand cimetièredeKassim-Pacha.

La terrerouge et fraîchement remuée formait une bosse de lalongueur d'uncorps humain ; de petites plantes déracinéespar la bêche étaient poséessur ce guéretles racines en l'air ; tout alentourc'étaient la mousseetl'herbe finedes fleurs sauvages odorantes. -- On ne porte nibouquets nicouronnes sur les tombes turques.

Cecimetière n'avait pas l'horreur de nos cimetièresd'Europe ; satristesse orientale était plus douceet aussiplus grandiose. De grandessolitudes mornesdes collines stérilesçà et là plantées de cyprès noirs;de loin en loinà l'ombre de ces arbres immensesdes mottesde terreretournées de la veilled'antiques bornes funérairesde bizarres tombesturquescoiffées de tarbouchs et deturbans.

Tout auloinà mes piedsla Corne d'orla silhouette familièredeStamboulet là-bas... Eyoub !

C'étaitun soir d'été ; la terrel'herbe sèchetoutétait tièdeà partce marbre autour duquelj'avais noué mes brasqui était resté froid ;sabase plongeait en terreet se refroidissait au contact de la mort.

Les objetsextérieurs avaient ces aspects inaccoutumés queprennent leschosesquand les destinées des hommes ou desempires touchent aux grandescrises décisivesquand lesdestinées s'achèvent.

Onentendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour laguerresainteces étranges fanfares turquesunisson stridentet sonoretimbreinconnu à nos cuivres d'Europe ; on eûtdit le suprême hallali del'islamisme et de l'Orientle chantde mort de la grande race de Tchengiz.

Le yataganturc traînait à mon côtéje portaisl'uniforme de yuzbâchi ;celui qui était làne s'appelait plus Lotimais Arifle yuzbâchiArif-Ussam; -- j'avais sollicité d'être envoyé auxavant-postesjepartais le lendemain...

Unetristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacréedel'islam ; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdâtresdestombesil promenait des lueurs roses sur les grands cyprèssur leurstroncs séculairessur leur mélancoliqueramure grise. Ce cimetière étaitcomme un templegigantesque d'Allah ; il en avait le calme mystérieuxetportait à la prière.

J'y voyaiscomme à travers un voile funèbreet toute ma viepasséetourbillonnait dans ma tête avec le vague désordredes rêves ; tous lescoins du monde où j'ai vécuet aimémes amismon frèredes femmes dediversescouleurs que j'ai adoréeset puishélas ! le foyerbien-aiméque j'ai déserté pour jamaisl'ombrede nos tilleulset ma vieillemère...

Pour ellequi est là couchéej'ai tout oublié !... Ellem'aimaitellede l'amour le plus profond et le plus purle plushumble aussi : et toutdoucementlentementderrière lesgrilles dorées du haremelle est mortede douleursansm'envoyer une plainte. J'entends encore sa voix grave medire : "Je ne suis qu'une petite esclave circassiennemoi... Maistoitusais ; parsLotisi tu le veux ; fais suivant ta volonté! "

Lesfanfares retentissaient dans le lointainsonores comme lesfanfaresbibliques du jugement dernier ; des milliers d'hommescriaient ensemble lenom terrible d'Allahleur clameur lointainemontait jusqu'à moi etremplissait les grands cimetièresde rumeurs étranges.

Le soleils'était couché derrière la colline sacréed'Eyoubet la nuitd'été descendait transparente surl'héritage d'Othman...

... Cettechose sinistre qui est là-dessoussi près de moi quej'enfrémiscette chose sinistre déjà dévoréepar la terreet que j'aimeencore... Est-ce toutmon Dieu ?... Oubien y a-t-il un reste indéfiniune âmequi plane icidans l'air pur du soirquelque chose qui peut mevoir encore pleurantlà sur cette terre ?...

Mon Dieupour elle je suis près de priermon coeur qui s'étaitdurci etfermé dans la comédie de la vies'ouvre àprésent à toutes les erreursdélicieuses desreligions humaineset mes larmes tombent sans amertumesur cetteterre nue. Si tout n'est pas fini dans la sombre poussièrejele saurai bientôt peut-êtreje vais tenter de mourirpour le savoir...



V



CONCLUSION



On litdans le Djerideï-havadisjournal de Stamboul :

"Parmi les morts de la dernière bataille de Karson a retrouvéle corpsd'un jeune officier de la marine anglaiserécemmentengagé au service dela Turquie sous le nom deArif-Ussam-effendi.

" Ila été inhumé parmi les braves défenseursde l'islam (que Mahometprotège !)aux pieds du Kizil-Tépédans les plaines de Karadjémir. "