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Denis DiderotLettre sur le commerce des livres

Lettre historique et politiqueadressée à un magistrat sur le commerce de la librairieson état ancien et actuelses réglementsses privilègesles permissions tacitesles censeursles colporteursle passage des pontset autres objets relatifs a la police littéraire

Vous désirezmonsieurde connaître mes idées sur une affaire quivous paraît très importanteet qui l'est. Je suis tropflatté de cette confiance pour ne pas y répondre avecla promptitude que vous exigez et l'impartialité que vous êtesen droit d'attendre d'un homme de mon caractère. Vous mecroyez instruitet j'ai en effet les connaissances que donne uneexpérience journalièresans compter la persuasionscrupuleuse où je suis que la bonne foi ne suffit pas toujourspour excuser des erreurs. Je pense sincèrement que dans lesdiscussions qui tiennent au bien généralil seraitplus à propos de se taire que de s'exposeravec lesintentions les meilleuresà remplir l'esprit d'un magistratd'idées fausses et pernicieuses.

Je vousdirai donc d'abord qu'il ne s'agit pas simplement ici des intérêtsd'une communauté. Eh ! que m'importe qu'il y ait unecommunauté de plus ou de moinsà moi qui suis un desplus zélés partisans de la liberté prise sousl'acception la plus étenduequi souffre avec chagrin de voirle dernier des talents gêné dans son exerciceuneindustriedes bras donnés par la natureet liés pardes conventionsqui ai de tout temps été convaincu queles corporations étaient injustes et funesteset qui enregarderais l'abolissement entier et absolu comme un pas vers ungouvernement plus sage ? Ce dont il s'agitc'est d'examinerdansl'état où sont les choses et même dans touteautre suppositionquels doivent être les suites des atteintesque l'on a données et qu'on pourrait encore donner ànotre librairie; s'il faut souffrir plus longtemps les entreprisesque des étrangers font sur son commerce; quelle liaison il y aentre ce commerce et la 1ittéraure; s'il est possibled'empirer l'un sans nuire à l'autreet d'appauvrir lelibraire sans ruiner l'auteur; ce que c'est que les privilègesde livres; si ces privilèges doivent être compris sousla dénomination générale et odieuse des autresexclusifs; s'il y a quelque fondement légitime à enlimiter la durée et en refuser le renouvellement; quelle estla nature des fonds de la librairie; quels sont les titres de lapossession d'un ouvrage que le libraire acquiert par la cession d'unlittérateur; s'ils ne sont que momentanésou s'ilssont éternels. L'examen de ces différents points meconduira aux éclaircissements que vous me demandez surd'autres.

Mais avanttoutsongezmonsieurque sans parler de la légèretéindécente dans un homme public à direen quelquecirconstance que ce soitque si l'on vient à reconnaîtrequ'on a pris un mauvais partiil n'y aura qu'à revenir surses pas et défaire ce que l'on aura faitmanièreindigne et stupide de se jouer de l'état et de la fortune descitoyenssongezdis-jequ'il est plus fâcheux de tomber dansla pauvreté que d'être né dans la misère;que la condition d'un peuple abruti est pire que celle d'un peuplebrute; qu'une branche de commerce égarée est unebranche de commerce perdue; et qu'on fait en dix ans plus de malqu'on n'en peut réparer en un siècle. Songez que plusles effets d'une mauvaise police sont durablesplus il est essentield'être circonspectsoit qu'il faille établirsoitqu'il faille abroger; et dans ce dernier casje vous demanderai s'iln'y aurait pas une vanité bien étrangesi l'on neferait pas une injure bien gratuite a ceux qui nous ont précédésdans le ministèreque de les traiter d'imbéciles sanss'être donné la peine de remonter à l'origine deleurs institutionssans examiner les causes qui les ont suggéréeset sans avoir suivi les révolutions favorables ou contrairesqu'elles ont éprouvées. Il me semble que c'est dansl'historique des lois et de tout autre règlement qu'il fautchercher les vrais motifs de suivre ou de quitter la ligne tracée;c'est aussi par là que je commencerai. Il faudra prendre leschoses de loin; mais si je ne vous apprends rienvous reconnaîtrezdu moins que j'avais les notions préliminaires que vous mesupposiez; ayez doncmonsieurla complaisance de me suivre. Lespremiers imprimeurs qui s'établirent en France travaillèrentsans concurrentset ne tardèrent pas à faire unefortune honnête. Cependantce ne fut ni sur Homèrenisur Virgileni sur quelque auteur de cette volée quel'imprimerie naissante s'essaya. On commença par de petitsouvrages de peu de valeurde peu d'étendue et du goûtd'un siècle barbare. Il est à présumer que ceuxqui approchèrent nos anciens typographesjaloux de consacrerles prémices de l'art à la science qu'ils professaientet qu'ils devaient regarder comme la seule essentielleeurentquelque influence sur leur choix. Je trouverais tout simple qu'uncapucin eût conseillé à Gutenberg de débuterpar La Règle de saint François; maisindépendamment de la nature et du mérite réeld'un ouvragela nouveauté de l'inventionla beauté del'exécutionla différence de prix d'un livre impriméet d'un manuscrittout favorisait le prompt débit du premier.Après ces essais de l'art le plus important qu'on pûtimaginer pour la propagation et la durée des connaissanceshumainesessais que cet art n'offrait au public que comme des gagesde ce qu'on en pouvait attendre un jourqu'on ne dut pas rechercherlongtempsparce qu'ils étaient destinés àtomber dans le mépris à mesure qu'on s'éclaireraitet qui ne sont aujourd'hui précieusement recueillis que par lacuriosité bizarre de quelques personnages singuliers quipréfèrent un livre rare à un bon livreunbibliomane comme moiun érudit qui s'occupe de l'histoire dela typographiecomme le professeur Schepflingont entrepris desouvrages d'une utilité générale et d'un usagejournalier. Mais ces ouvrages sont en petit nombre; occupant presquetoutes les presses de l'Europe à la foisils devinrentbientôt communset le débit n'en était plusfondé sur l'enthousiasme d'un art nouveau et justement admiré.Alors peu de personnes lisaient; un traitant n'avait pas la fureurd'avoir une bibliothèque et n'enlevait pas à prix d'oret d'argent à un pauvre littérateur un livre utile àcelui-ci. Que fit l'imprimeur ? Enrichi par ses premièrestentatives et encouragé par quelques hommes éclairésil appliqua ses travaux à des ouvrages estimésmaisd'un usage moins étendu. On goûta quelques-uns de sesouvrageset ils furent enlevés avec une rapiditéproportionnée à une infinité de circonstancesdiverses; d'autres furent négligéset il y en eut dontl'édition se fit en pure perte pour l'imprimeur. Mais le débitde ceux qui réussirent et la vente courante des livresnécessaires et journaliers compensèrent sa perte pardes rentrées continuelleset ce fut la ressource toujoursprésente de ces rentrées qui inspira l'idée dese faire un fonds. Un fonds de librairie est donc la possession d'unnombre plus ou moins considérable de livres propres àdifférents états de la sociétéetassorti de manière que la vente sûre mais lente des unscompensée avec avantage par la vente aussi sûre maisplus rapide des autresfavorise l'accroissement de la premièrepossession. Lorsqu'un fonds ne remplit pas toutes ces conditionsilest ruineux. A peine la nécessité des fonds fut-elleconnue que les entreprises se multiplièrent à l'infiniet bientôt les savantsqui ont été pauvres danstous les tempspurent se procurer à un prix modique lesouvrages principaux en chaque genre. Tout est bien jusqu'iciet rienn'annonce le besoin d'un règlement ni de quoi que ce soit quiressemble à un code de librairie. Mais pour bien saisir ce quisuitsoyez persuadémonsieurque ces livres savants et d'uncertain ordre n'ont eun'ont et n'auront jamais qu'un petit nombred'acheteurset que sans le faste de notre sièclequi s'estmalheureusement répandu sur toute sorte d'objetstrois ouquatre éditions même des oeuvres de CorneilledeRacinede Voltaire suffiraient pour la France entière;combien en faudrait-il moins de Baylede Moréride PlinedeNewton et d'une infinité d'autres ouvrages ! Avant ces joursd'une somptuosité qui s'épuise sur les choses d'apparataux dépens des choses utilesla plupart des livres étaientdans le cas de ces dernierset c'était la rentréecontinue des ouvrages communs et journaliersjointe au débitd'un petit nombre d'exemplaires de quelques auteurs propres àcertains étatsqui soutenait le zèle des commerçants.Supposez les choses aujourd'hui comme elles étaient alors;supposez cette espèce d'harmonie subsistante de compensationd'effets difficiles et d'effets courants et brûlez le code dela librairie: il est inutile.

Maisl'industrie d'un particulier n'a pas plus tôt ouvert une routenouvelle que la foule s'y précipite. Bientôt lesimprimeries se multiplièrentet ces livres de premièrenécessité et d'une utilité généraleces efforts dont le débit continuel et les rentréesjournalières fomentaient l'émulation du librairedevinrent si communs et d'une si pauvre ressource qu'il fallut plusde temps pour en débiter un petit nombre que pour consommerl'édition entière d'un autre ouvrage. Le profit deseffets courants devint presque nulet le commerçant neretrouva pas sur les effets sûrs ce qu'il perdait sur lespremiersparce qu'il n'y avait aucune circonstance qui pût enchanger la nature et en étendre l'usage. Le hasard desentreprises particulières ne fut plus balancé par lacertitude des autreset une ruine presque évidente conduisaitinsensiblement le libraire à la pusillanimité et àl'engourdissementlorsqu'on vit paraître quelques-uns de ceshommes rares dont il sera fait mention à jamais dansl'histoire de l'imprimerie et des lettresquianimés de lapassion de l'art et pleins de la noble et téméraireconfiance que leur inspiraient des talents supérieursimprimeurs de professionmais gens d'une littératureprofondecapables de faire face à la fois à toutes lesdifficultésformèrent les projets les plus hardis eten seraient sortis avec honneur et profit sans un inconvénientque vous soupçonnez sans douteet qui nous avance d'un pasvers la triste nécessité de recourir àl'autorité dans une affaire de commerce. Dans l'intervalleles disputes des fanatiquesqui font toujours éclore uneinfinité d'ouvrages éphémèresmais d'undébit rapideremplacèrent pour un moment les anciennesrentrées qui s'étaient éteintes. Le goûtqui renaît quelquefois chez un peuple pour un certain genre deconnaissancesmais qui ne renaît jamais qu'au déclind'un autre goût qui cessecomme nous avons vu de nos jours lafureur de l'histoire naturelle succéder à celle desmathématiquessans que nous sachions quelle est la sciencequi étouffera le goût régnantcetteeffervescence subite tira peut-être des magasins quelquesproductions qui y pourrissaient; mais elle en condamna presque unégal nombre d'autres à y pourrir à leur place.Et puis les disputes religieuses s'apaisenton se refroidit bientôtsur les ouvrages polémiqueson en sent le videon rougit del'importance qu'on y mettait. Le temps qui produit les artistessinguliers et hardis est court; et ceux dont je vous parlais netardèrent pas à connaître le péril desgrandes entrepriseslorsqu'ils virent des hommes avides et médiocrestromper tout à coup l'espoir de leur industrie et leur enleverle fruit de leurs travaux.

En effetles Estienneles Morel et autres habiles imprimeurs n'avaient pasplus tôt publié un ouvrage dont ils avaient préparéà grands frais une édition et dont l'exécutionet le bon choix leur assuraient le succèsque le mêmeouvrage était réimprimé par des incapables quin'avaient aucun de leurs talentsquin'ayant fait aucune dépensepouvaient vendre à plus bas prixet qui jouissaient de leursavances et de leurs veilles sans avoir couru aucun de leurs hasards.Qu'en arriva-t- il ? Ce qui devait en arriver et ce qui en arriveradans tous les temps. La concurrence rendit la plus belle entrepriseruineuse; il fallut vingt années pour débiter uneéditiontandis que la moitié du temps aurait suffipour en épuiser deux. Si la contrefaçon étaitinférieure à l'édition originalecomme c'étaitle cas ordinairele contrefacteur mettait son livre à basprix; l'indigence de l'homme de lettrescondition fâcheuse àlaquelle on revient toujourspréférait l'éditionmoins chère à la meilleure. Le contrefacteur n'endevenait guère plus richeet l'homme entreprenant et habileécrasé par l'homme inepte et rapace qui le privaitinopinément d'un gain proportionné à ses soinsà ses dépensesà sa main-d'oeuvre et auxrisques de son commerceperdait son enthousiasme et restait sanscourage . Il ne s'agit pasmonsieurde se perdre dans desspéculations à perte de vue et d'opposer desraisonnements vagues à des faits et à des plaintes quisont devenus le motif d'un code particulier. Voilà l'histoiredes premiers temps de l'art typographique et du commerce delibrairieimage fidèle des nôtres et causes premièresd'un règlement dont vous avez déjà prévul'origine. Dites-moimonsieurfallait-il fermer l'oreille auxplaintes des vexésles abandonner à leurdécouragementlaisser subsister l'inconvénient et enattendre le remède du temps qui débrouille quelquefoisde lui-même des choses que la prudence humaine achève degâter ? Si cela estnégligeons l'étude du passé;attendons paisiblement la fin d'un désordre de sa propreduréeet abandonnons-nous à la discrétion dutemps à venirqui termine toutà la véritémais qui termine tout bien ou maletselon toute apparenceplussouvent mal que bienpuisque les hommesmalgré leur paressenaturellene s'en sont pas encore tenus à cette politique sifacile et si commode qui rend superflus les hommes de génie etles grands ministres.

Il estcertain que le public paraissait profiter de la concurrencequ'unlittérateur avait pour peu de chose un livre mal conditionnéet que l'imprimeur habileaprès avoir lutté quelquetemps contre la longueur des rentrées et le malaise qui enétait la suitese déterminait communément àabaisser le prix du sien. Il serait trop ridicule aussi de supposerque le magistrat préposé à cette branche decommerce ne connût pas cet avantage et qu'il l'eûtnégligés'il eût été aussi réelqu'il le paraît au premier coup d'oeil; mais ne vous trompezpasmonsieuril reconnut bientôt qu'il n'était quemomentané et qu'il tournait au détriment de laprofession découragée et au préjudice deslittérateurs et des lettres. L'imprimeur habile sansrécompensele contrefacteur injuste sans fortunesetrouvèrent également dans l'impossibilité de seporter a aucune grande entrepriseet il vint un moment oùparmi un assez grand nombre de commerçantson en auraitvainement cherché deux qui osassent se charger d'un in-folio.C'est la même chose à présent; la communautédes libraires et imprimeurs de Paris est composée de troiscent soixante commerçants; je mets en fait qu'on n'entrouverait pas dix plus entreprenants. J'en appelle aux bénédictinsaux éruditsaux théologiensaux gens de loisauxantiquairesà tous ceux qui travaillent à de longsouvrages et à de volumineuses collections; et si nous voyonsaujourd'hui tant d'ineptes rédacteurs de grands livres àdes petitstant de feuillistestant d'abréviateurstantd'esprits médiocres occupéstant d'habiles gensoisifsc'est autant l'effet de l'indigence du libraire privépar les contrefaçons et une multitude d'autres abus de sesrentrées journalièreset réduit àl'impossibilité d'entreprendre un ouvrage important et d'unevente longue et difficileque de la paresse et de l'espritsuperficiel du siècle. Ce n'est pas un commerçant quivous parlec'est un littérateur que ses confrères ontquelquefois consulté sur l'emploi de leurs talents. Si je leurproposais quelque grande entrepriseils ne me répondraientpas: « Qui est-ce qui me lira ? Qui est-ce qui m'achètera? » mais: « Quand mon livre sera faitoù est lelibraire qui s'en chargera ? » La plupart de ces gens-làn'ont pas le souet ce qu'il leur faut à présentc'est une méchante brochure qui leur donne bien vite del'argent et du pain. En effetje pourrais vous citer vingt grands etbons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d'avoir putrouver un commerçant qui s'en chargeâtmême àvil prix. Je vous disais tout à l'heure que l'imprimeur habilese déterminait communément à baisser son livrede prix; mais il s'en trouva d'opiniâtres qui prirent le particontraire au hasard de périr de misère.

Il est surqu'ils faisaient la fortune du contrefacteur à qui ilsenvoyaient le grand nombre des acheteurs; mais qu'en arrivait-il àceux-ci ? C'est qu'ils ne tardaient pas à se dégoûterd'une édition méprisablequ'ils finissaient par sepourvoir deux fois du même livreque le savant qu'on seproposait de favoriser était vraiment léséetque les héritiers de l'imprimeur habile recueillaientquelquefois après la mort de leur aïeul une petiteportion du fruit de ses travaux. Je vous priemonsieursi vousconnaissez quelque littérateur d'un certain âgede luidemander combien de fois il a renouvelé sa bibliothèqueet par quelle raison. On cède à sa curiosité età son indigence dans le premier momentmais c'est toujours lebon goût qui prédomine et qui chasse du rayon lamauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoiqu'il en soittous ces imprimeurs célèbres dont nousrecherchons à présent les éditionsqui nousétonnent par leurs travaux et dont la mémoire nous estchèresont morts pauvres; et ils étaient sur le pointd'abandonner leurs caractères et leurs presseslorsque lajustice du magistrat et la libéralité du souverainvinrent à leur secours. Placés entre le goûtqu'ils avaient pour la science et pour leur artet la crainte d'êtreruinés par d'avides concurrentsque firent ces habiles etmalheureux imprimeurs ? Parmi les manuscrits qui restaientils enchoisirent quelques-uns dont l'impression pût réussir;ils en préparèrent l'édition en silence; ilsl'exécutèrentetpour parer autant qu'ils pouvaient àla contrefaçon qui avait commencé leur ruine et quil'aurait consomméelorsqu'ils furent sur le point de lapublierils sollicitèrent auprès du monarque et enobtinrent un privilège exclusif pour leur entreprise. Voilàmonsieurla première ligne du code de la librairie et sonpremier règlement. Avant que d'aller plus loinmonsieurnepuis-je pas vous demander ce que vous improuvez dans la précautiondu commerçant ou dans la faveur du souverain ? « Cetexclusifme répondrez-vousétait contre le droitcommun. -- J'en conviens. -- Le manuscrit pour lequel il étaitaccordé n'était pas le seul qui existâtet unautre typographe en possédait ou pouvait s'en procurer unsemblable. -- Cela est vraimais à quelques égardsseulementcar l'édition d'un ouvragesurtout dans cespremiers tempsne supposait pas seulement la possession d'unmanuscritmais la collation d'un grand nombrecollation longuepénibledispendieuse; cependant je ne vous arrêteraipointje ne veux pas être difficultueux. Orajoutez-vousildevait paraître dur de concéder à l'un ce quel'on refusait à un autre. Cela le parut aussiquoique ce fûtle cas ou jamais de plaider la cause du premier occupant et d'unepossession légitimepuisqu'elle était fondéesur des risquesdes soins et des avances. Cependant pour que ladérogation au droit commun ne fût pas excessiveonjugea à propos de limiter le temps de l'exclusif. Vous voyezque le ministèreprocédant avec quelque connaissancede causerépondait en partie à vos vues; mais ce quevous ne voyez peut-être pas et ce qu'il n'aperçut pasd'abordc'est que loin de protéger l'entrepreneuril luitendait un piège. Ouimonsieurun piègeet vousallez en juger.

Il n'enest pas d'un ouvrage comme d'une machine dont l'essai constatel'effetd'une invention qu'on peut vérifier en cent manièresd'un secret dont le succès est éprouvé. Celuimême d'un livre excellent dépendau moment del'éditiond'une infinité de circonstances raisonnablesou bizarres que toute la sagacité de l'intérêt nesaurait prévoir.

Je supposeque L'Esprit des lois fût la première productiond'un auteur inconnu et relégué par la misère àun quatrième étage; malgré toute l'excellence decet ouvrageje doute qu'on en eût fait trois éditionset il y en a peut-être vingt. Les dix-neuf vingtièmes deceux qui l'ont acheté sur le nomla réputationl'étatet les talents de l'auteuret qui le citent sans cesse sans l'avoirlu et sans l'avoir entendule connaîtraient à peine denom. Et combien d'auteurs qui n'ont obtenu la célébritéqu'ils méritaient que longtemps après leur mort ? C'estle sort de presque tous les hommes de génie. Ils ne sont pas àla portée de leur siècle. Ils écrivent pour lagénération suivante. Quand est-ce qu'on va rechercherleurs productions chez le libraire ? C'est quelque trentaine d'annéesaprès qu'elles sont sorties de son magasin pour aller chez lecartonnier. En mathématiquesen chimieen histoirenaturelleen jurisprudenceen un très grand nombre de genresparticuliersil arrive tous les jours que le privilège estexpiré que l'édition n'est pas à moitiéconsommée. Orvous concevez que ce qui est à présenta dû être autrefoiset sera toujours. Quand on eutpublié la première édition d'un ancienmanuscritil arriva souvent à la publication d'une secondeque le restant de la précédente tombait en pure pertepour le privilégié. Il ne faut pas imaginer que leschoses se fassent sans causequ'il n'y ait d'hommes sages qu'autemps où l'on vitet que l'intérêt public aitété moins connu ou moins cher à nosprédécesseurs qu'à nous. Séduits par desidées systématiquesnous attaquons leur conduiteetnous sommes d'autant moins disposés à reconnaîtreleur prudenceque l'inconvénient auquel ils ont remédiépar leur police ne nous frappe plus. De nouvelles représentationsde l'imprimeur sur les limites trop étroites de son privilègefurent portées au magistratet donnèrent lieu àun nouveau règlementou à une modification nouvelle dupremier. N'oubliez pasmonsieurqu'il est toujours question demanuscrits de droit commun. On pesa les raisons du commerçantet l'on conclut à lui accorder un second privilège àl'expiration du premier. Je vous laisse à juger si l'onempirait les choses au lieu de les améliorermais il faut quece soit l'un ou l'autre. C'est ainsi qu'on s'avançait peu àpeu à la perpétuité et à l'immutabilitédu privilège; et il est évident quepar ce second pason se proposait de pourvoir à l'intérêt légitimede l'imprimeurà l'encouragerà lui assurer un sortà lui et à ses enfantsà l'attacher àson étatet à le porter aux entreprises hasardeusesen en perpétuant le fruit dans sa maison et dans sa famille:et je vous demanderai si ces vues étaient sainesou si ellesne l'étaient pas. Blâmer quelque institution humaineparce qu'elle n'est pas d'une bonté générale etabsoluec'est exiger qu'elle soit divine; vouloir être plushabiles que la Providence qui se contente de balancer les biens parles mauxplus sages dans nos conventions que la nature dans sesloiset troubler l'ordre du tout par le cri d'un atome qui se croitchoqué rudement. Cependant cette seconde faveur s'accordararement; il y eut une infinité de réclamationsaveugles ou éclairéescomme il vous plaira de lesappeler pour ce moment. La grande partie des imprimeurs quidans cecorpsainsi que dans les autresest plus ardente à envahirles ressources de l'homme inventif et entreprenant qu'habile àen imaginerprivée de l'espoir de se jeter sur la dépouillede ses confrèrespoussa les hauts cris; on ne manqua pascomme vous pensez biende mettre en avant la liberté ducommerce blessée et le despotisme de quelques particuliersprêt à s'exercer sur le public et sur les savants; onprésenta à l'Université et aux parlementsl'épouvantail d'un monopole littérairecomme si unlibraire français pouvait tenir un ouvrage à un prixexcessif sans que l'étranger attentif ne passât lesjours et les nuits à le contrefaire et sans que l'aviditéde ses confrères recourût aux mêmes moyensetcelacomme on n'en a que trop d'exemplesau mépris de toutesles lois afflictivesqu'un commerçant ignorât que sonvéritable intérêt consiste dans la céléritédu débit et le nombre des éditionset qu'il ne sentîtpas mieux que personne ses hasards et ses avantages. Ne dirait-onpass'il fallait en venir à cette extrémitéque celui qui renouvelle le privilège ne soit pas le maîtrede fixer le prix de la chose ? Mais il est d'expérience queles ouvrages les plus réimprimés sont les meilleursles plus achetésvendus au plus bas prixet les instrumentsles plus certains de la fortune du libraire. Cependant ces cris de lapopulace du corpsfortifiés de ceux de l'Universitéfurent entendus des parlements qui crurent apercevoir dans la loinouvelle la protection injuste d'un petit nombre de particuliers auxdépens des autres; et voilà arrêts sur arrêtscontre la prorogation des privilèges; mais permettezmonsieurque je vous rappelle encore une foisà l'acquit desparlementsque ces premiers privilèges n'avaient pour objetque les anciens ouvrages et les premiers manuscritsc'est-à-diredes effets quin'appartenant pas proprement à aucunacquéreurétaient de droit commun. Sans cetteattentionvous confondriez des objets fort différents. Unprivilège des temps dont je vous parle ne ressemble pas plus àun privilège d'aujourd'hui qu'une faveur momentanéeune grâce libre et amovible à une possessionpersonnelleune acquisition fixeconstante et inaliénablesans le consentement exprès du propriétaire. C'est unedistinction à laquelle vous pouvez compter que la suitedonnera toute la solidité que vous exigez.

Au milieudu tumulte des guerres civiles qui désolèrent leroyaume sous les règnes des fils d'Henri Secondl'imprimeriela librairie et les lettresprivées de la protection et de labienfaisance des souverainsdemeurèrent sans appuisansressources et presque anéanties; car qui est-ce qui a l'âmeassez libre pour écrirepour lire entre des épéesnues ? Kerverqui jouissait dès 1563 du privilègeexclusif pour les Usages romains réformés selonle concile de Trenteet qui en avait obtenu deux continuations desix années chacunefut presque le seul en étatd'entreprendre un ouvrage important. A la mort de Kerverqui arrivaen 1583une compagnie de cinq librairesqui s'accrut ensuite dequelques associéssoutenue de ce seul privilègequilui fut continué à diverses reprises dans le cours d'unsièclepublia un nombre d'excellents livres. C'est àces commerçants réunis ou séparés quenous devons les ouvrages connus sous le titre de la Navireces éditions grecques qui honorent l'imprimerie françaisedont on admire l'exécutionet parmi lesquellesmalgréles progrès de la critique et de la typographieil en resteplusieurs qu'on recherche et qui sont de prix. Voilà des faitssur lesquels je ne m'étendrai point et que j'abandonne àvos réflexions. Cependant ce privilège des Usagesfut vivement revendiqué par le reste de la communautéet il y eut différents arrêts qui réitérèrentla proscription de ces sortes de prorogations de privilèges.Plus je médite la conduite des tribunaux dans cettecontestationmoins je me persuade qu'ils entendissent bien nettementl'état de la question. Il s'agissait de savoir si en mettantun effet en communon jetterait le corps entier de la librairie dansun état indigentou si en laissant la jouissance exclusiveaux premiers possesseurson réserverait quelques ressourcesaux grandes entreprises; cela me semble évident. En prononçantcontre les prorogationsle Parlement fut du premier avis; en lesautorisantle Conseil fut du secondet les associéscontinuèrent à jouir de leur privilège. Il y aplus. Je vous priemonsieurde me suivre. Le chancelier Séduirehomme de lettres et homme d'Étatfrappé de lacondition misérable de la librairieet convaincu que si lacompagnie des Usages avait tenté quelque entrepriseconsidérablec'était au bénéfice de sonprivilège qu'on le devaitloin de donner atteinte àcette ressourceimagina de l'étendre à un plus grandnombre d'ouvrages dont la possession sûre et continue pûtaccroître le courage avec l'aisance du commerçantetvoici le moment où la police de la librairie va faire unnouveau paset que les privilèges changent tout à faitde nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussidisparu ! Ce n'était plus alors sur des manuscrits anciens etde droit commun que les éditions se faisaient; ils étaientpresque épuiséset l'on avait déjàpublié des ouvrages d'auteurs contemporains qu'on avait crusdignes de passer aux nations éloignées et aux temps àveniret qui promettaient au libraire plusieurs éditions. Lecommerçant en avait traité avec le littérateur;en conséquenceil en avait sollicité en chancellerieles privilègeset à l'expiration de ces privilègesleur prorogation ou renouvellement. L'accord entre le libraire etl'auteur contemporain se faisait alors comme aujourd'hui: l'auteurappelait le libraire et lui proposait son ouvrage; ils convenaientensemble du prixde la forme et des autres conditions. Cesconditions et ce prix étaient stipulés dans un actesous seing privé par lequel l'auteur cédait àperpétuité et sans retour son ouvrage au libraire et àses ayants cause. Maiscomme il importait à la religionauxmoeurs et au gouvernement qu'on ne publiât rien qui pûtblesser ces objets respectablesle manuscrit était présentéau chancelier ou à son substitutqui nommait un censeur del'ouvragesur l'attestation duquel l'impression en étaitpermise ou refusée. Vous imaginez sans doute que ce censeurdevait être quelque personnage gravesavantexpérimentéun homme dont la sagesse et les lumières répondissent àl'importance de sa fonction. Quoi qu'il en soitsi l'impression dumanuscrit était permiseon délivrait au libraire untitre qui retint toujours le nom de privilègequil'autorisait à publier l'ouvrage qu'il avait acquis et qui luigarantissaitsous des peines spécifiées contre leperturbateurla jouissance tranquille d'un bien dont l'acte sousseing privésigné de l'auteur et de luiluitransmettait la possession perpétuelle. L'éditionpubliéeil était enjoint au libraire de représenterson manuscrit qui seul pouvait constater l'exacte conformitéde la copie et de l'original et accuser ou excuser le censeur.

Le tempsdu privilège était limitéparce qu'il en estdes ouvrages ainsi que des loiset qu'il n'y a peut-êtreaucune doctrineaucun principeaucune maxime dont il convienneégalement d'autoriser en tout temps la publicité.

Le tempsdu premier privilège expirési le commerçant ensollicitait le renouvellementon le lui accordait sans difficulté.Et pourquoi lui en aurait-on fait ? Est-ce qu'un ouvrage n'appartientpas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? Est-cequ'il n'en peut aliéner à jamais la propriété? Est-ce qu'il serait permissous quelque cause ou prétexteque ce fûtde dépouiller celui qui a librementsubstitué à son droit ? Est-ce que ce substituéne mérite pas pour ce bien toute la protection que legouvernement accorde aux propriétaires contre les autressortes d'usurpateurs ? Si un particulier imprudent ou malheureux aacquis à ses risques et fortunes un terrain empesteou qui ledeviennesans doute il est du bon ordre de défendre àl'acquéreur de l'habiter; mais sain ou empestélapropriété lui en resteet ce serait un acte detyrannie et d'injustice qui ébranlerait toutes les conventionsdes citoyens que d'en transférer l'usage et la propriétéà un autre. Mais je reviendrai sur ce point qui est la basesolide ou ruineuse de la propriété du libraire.Cependant en dépit de ces principes qu'on peut regarder commeles éléments de la jurisprudence sur les possessions etles acquisitionsle Parlement continua d'improuver par ses arrêtsles renouvellements et prorogations de privilègessans qu'onen puisse imaginer d'autre raison que celle-ci: c'est que n'étantpas suffisamment instruit de la révolution qui s'étaitfaite dans la police de la librairie et la nature des privilègesl'épouvantail de l'exclusif le révoltait toujours. Maisle Conseilplus éclairéj'ose le diredistinguantavec raison l'acte libre de l'auteur et du librairedu privilègede la chancellerieexpliquait les arrêts du Parlement et enrestreignait l'exécution aux livres anciens qu'on avaitoriginairement publiés d'après des manuscrits communset continuait à laisser et à garantir aux libraires lapropriété de ceux qu'ils avaient légitimementacquis d'auteurs vivants ou de leurs héritiers. Mais l'espritd'intérêt n'est pas celui de l'équité.Ceux qui n'ont rien ou peu de chose sont tout prêts àcéder le peu ou le rien qu'ils ont pour le droit de se jetersur la fortune de l'homme aisé. Les libraires indigents etavides étendirent contre toute bonne foi les arrêts duParlement à toutes sortes de privilègeset se crurentautorisés à contrefaire indistinctement et les livresanciens et les livres nouveaux lorsque ces privilèges étaientexpirésalléguant selon l'occasionou lajurisprudence du Parlementou l'ignorance de la prorogation duprivilège . De là une multitude de procèstoujours jugés contre le contrefacteurmais presque aussinuisibles au gagnant qu'au perdantrien n'étant pluscontraire à l'assiduité que demande le commerce que lanécessité de poursuivre ses droits devant lestribunaux. Mais la conduite d'une partie de ces libraires quiparl'attrait présent d'usurper une partie de la fortune de leursconfrèresabandonnait celle de leur postérité àl'usurpation du premier venune vous paraît-elle pas bienétrange ? Vous conviendrezmonsieurque ces misérablesen usaient comme des gens dont les neveux et les petits-neveuxétaient condamnés à perpétuité àêtre aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j'aime mieuxsuivre l'histoire du code de la librairie et de l'institution desprivilèges que de me livrer à des réflexionsaffligeantes sur la nature de l'homme. Pour étouffer cescontestations de libraires à libraires qui fatiguaient leConseil et la chancellerie 'le magistrat défenditverbalement à la communauté de rien imprimer sanslettres-privilèges du grand sceau. La communautéc'est-à-dire la partie misérablefit des remontrances;mais le magistrat tint ferme; il étendit même son ordreverbal jusqu'aux livres ancienset le Conseilstatuant enconséquence de cet ordre sur les privilèges et leurscontinuations par lettres patentes du 20 décembre 1649défendit d'imprimer aucun livre sans privilège du roidonna la préférence au libraire qui aurait obtenu lepremier des lettres de continuation accordées àplusieursproscrivit les contrefaçonsrenvoya les demandesde continuations à l'expiration des privilègesrestreignit ces demandes à ceux à qui les privilègesauraient été premièrement accordéspermit à ceux-ci de les faire renouveler quand ils enaviseraient bon êtreet voulut que toutes les lettres deprivilèges et de continuations fussent portées sur leregistre de la communauté que le syndic serait tenu dereprésenter à la première réquisitionpour qu'à l'avenir on n'en prétendît caused'ignoranceet qu'il n'y eût aucune concurrence frauduleuse ouimprévue à l'obtention d'une même permission.Après cette décisionne vous semble-t-il pasmonsieurque tout devait être finiet que le ministèreavait pourvuautant qu'il était en luià latranquillité des possesseurs ? Mais la partie indigente etrapace de la communauté fit les derniers efforts contre lesliens nouveaux qui arrêtaient ses mains. Vous serez peut-êtresurpris qu'un homme à qui vous ne refusez pas le titre decompatissants'élève contre les indigents. Monsieurje veux bien faire l'aumônemais je ne veux pas qu'on me vole;et si la misère excuse l'usurpationoù en sommes-nous?

Le pèredu dernier des Estiennequi avait plus de tête que de fortuneet pas plus de fortune que d'équitéfut élevétumultuairement à la qualité de syndic par la cabaledes mécontents. Dans cette placequi lui donnait du poidsilpoursuivit et obtint différents arrêts du Parlement quil'autorisaient à assigner en la cour ceux à qui ilserait accordé des continuations de privilègesetparmi ces arrêtscelui du 7 septembre 1657 défend engénéral de solliciter aucune permission de réimprimers'il n'y a dans l'ouvrage augmentation d'un quart.

Eh bien !monsieurconnaissez-vous rien d'aussi bizarre ? J'avoue que je suisbien indigné de ces réimpressions successives quiréduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de savaleur; mais faut-il qu'on empêche par cette considérationun auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échappéesde retrancher le superfluet de suppléer ce qui manque àson ouvrage ? Ne pourrait-on pas ordonner au libraireàchaque réimpression nouvellede distribuer les additionscorrectionsretranchements et changements à part ? Voilàune attention digne du magistrats'il aime vraiment leslittérateurset des chefs de la librairies'ils ont quelquenotion du bien public. Qu'on trouve une barrière à cesot orgueilà cette basse condescendance de l'auteur pour lelibraire et au brigandage de celui-ci. N'est-il pas criant que pourune ligne de plus ou de moinsune phrase retournéeuneaddition de deux lignesune note bonne ou mauvaiseon réduisepresque à rien un ouvrage volumineux qui m'a coûtébeaucoup d'argent ? Suis-je donc assez riche pour qu'on puissemultiplier à discrétion mes pertes et ma dépense? Et que m'importe que les magasins du libraire se remplissent ou sevidentsi ma bibliothèque dépérit de jour enjouret s'il me ruine en s'enrichissant ? Pardonnezmonsieurcetécart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages deprix dont il a été obligé d'acheter quatreéditions différentes en vingt anset à quisous une autre policeil en aurait coûté la moitiémoins pour avoir deux fois plus de livres. Après un schismeassez longla communauté des libraires se réunit etfit le 27 août 1660 un résultat par lequel il futconvenuà la pluralité des voixque ceux quiobtiendront privilège ou continuation de privilègemême d'ouvrages publiés hors du royaumeen jouirontexclusivement. Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misèreet l'aisance ? Faut-il s'être pénétré deprincipes de justice bien sévères pour sentir que lacontrefaçon est un vol ? Si un contrefacteur mettait souspresse un ouvrage dont le manuscrit lui eût coûtébeaucoup d'argent et dont le ministère lui eût enconséquence accordé la jouissance exclusiveet sedemandait à lui-même s'il trouverait bon qu'on lecontrefîtque se répondrait-il ? Ce cas est si simpleque je ne supposerai jamais qu'avec la moindre teinture d'équitéun homme en place ait eu d'autres idées que les miennes.Cependant les contrefaçons continuèrentsurtout dansles provinces où l'on prétextait l'ignorance descontinuations accordéeset où l'on opposait lesdécisions du Parlement au témoignage de sa conscience.Les propriétaires poursuivaient les contrefacteursmais lechâtiment qu'ils en obtinrent les dédommagea-t-il dutemps et des sommes qu'ils avaient perdus et qu'ils auraient mieuxemployés ? Le Conseilqui voyait sa prudence éludéen'abandonna pas son plan. Combien la perversité des méchantsmet d'embarras aux choses les plus simpleset qu'il fautd'opiniâtreté et de réflexions pour parer a cessubterfuges ! M. d'Ormesson enjoignit à la communautéle 8 janvier 1665de proposer des moyens efficacessi elle enconnaissaitde terminer toutes les contestations occasionnéespar les privilèges et les continuations de privilèges.

Estiennecet antagoniste si zélé des privilégiésavait changé de parti; on avait un certificat de sa main datédu 23 octobre 1664que les privilèges des vieux livres et lacontinuation de privilèges des nouveaux étaientnécessaires à l'intérêt public. Onproduisit ce titre d'ignorance ou de mauvaise foi dans l'instance deJosselibraire de Pariscontre Malassislibraire de Rouencontrefacteur du Busée et du Beuvelet. Lescommunautés de Rouen et de Lyon étaient intervenuesdans cette affaire; le Conseil jugea l'occasion propre àmanifester positivement ses intentions: Malassis fut condamnéaux peines portées par les règlementset lesdispositions des lettres patentes du 20 décembre 1649 furentrenouvelées par un arrêt du 27 février 1665quienjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d'obtenir descontinuations de privilèges de les solliciter un an avantl'expirationet déclara qu'on ne pourrait demander aucunelettre de privilège ou de continuation pour imprimer lesauteurs anciensà moins qu'il n'y eût augmentation oucorrection considérableet que les continuations deprivilèges seraient signifiées à LyonRouenToulouseBordeaux et Grenoblesignification qui s'est rarementfaite. Chaque librairesoit de Parissoit de provinceétanttenu à l'enregistrement de ses privilèges etcontinuations à la chambre syndicale de Parisle syndic apar ce moyenconnaissance des privilèges et continuationsantérieurement accordés; et cet officier peut toujoursrefuser l'enregistrement des privilèges et des continuationspostérieurs et en donner avis aux intéresséssur l'opposition desquels le poursuivant se désisteouprocède au Conseil.



Voilàdonc l'état des privilèges devenu constantet lespossesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une permissionde publier dont ils sollicitent la continuation autant de fois qu'ilconvient à leur intérêtet transmettant leursdroits à d'autres à titre de vented'héréditéou d'abandoncomme on l'avait pratiqué dans la compagnie desUsages pendant un siècle entier.

Ce dernierrèglement fut d'autant plus favorable à la librairiequeles évêques commençant à faire desUsages particuliers pour leurs diocèsesles associéspour l'Usage romainqui cessait d'être universelseséparèrentlaissèrent aller à l'étrangercette branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avecune sorte de distinctionet furent obligéspar les suitesd'une spéculation mal entenduede se pourvoir de ces mêmeslivres d'Usages auprès de ceux qu'ils en fournissaientauparavant; mais les savants qui illustrèrent le sièclede Louis XIV rendirent cette perte insensible.

Comptez unpeumonsieursur la parole d'un homme qui a examiné leschoses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savantsmais plusencore peut-être à la propriété desacquisitions et à la permanence inaltérable desprivilègesqu'on dut les cinquante volumes in-folio et plusde la collection des Pères de l'Église par lesrévérends pères bénédictinslesvingt volumes in-folio des Antiquités du père deMontfauconles quatorze volumes in-folio de Martènel'Hippocrate de Chartier grec et latinen neuf volumesin-folioles six volumes in-folio du Glossaire de Ducangeles neuf volumes in-folio de l'Histoire généalogiqueles dix volumes in- folio de Cujasles cinq volumes in-folio deDumoulinles belles éditions du Rousseaudu Molièredu Racineen un mot tous les grands livres de théologied'histoired'éruditionde littérature et de droit. Eneffetsans les rentrées journalières d'un autre fondsde librairiecomment aurait-on formé ces entrepriseshasardeuses ? Le mauvais succès d'une seule a quelquefoissuffi pour renverser la fortune la mieux assurée; et sans lasûreté des privilèges qu'on accordaitet pources ouvrages pesantset pour d'autres dont le courant fournissait àces tentativescomment auront-on osé s'y livrer quand onl'aurait pu ? Le Conseilconvaincu par expérience de lasagesse de ses règlementsles soutint et les a soutenusjusqu'à nos jours par une continuité d'arrêts quivous sont mieux connus qu'à moi.

M. L'abbéDaguesseauplacé à la tête de la librairien'accorda jamais de privilège à d'autres qu'àceux qui en étaient revêtussans un désistementexprès.

Le droitde privilègeune fois accordéne s'eteignit pas mêmeà son expiration: l'effet en fut prolongé jusqu'àl'entière consommation des éditions.

Plusieursarrêtset spécialement celui du Conseil du 10 janvierprononça contre des libraires de Toulouse la confiscation delivres qu'ils avaient contrefaits après l'expiration desprivilèges. Le motif de la confiscation fut qu'il se trouvaitde ces livres en nombre dans les magasins des privilégiéset ce motifqui n'est pas le seulest juste. Un commerçantn'est-il pas assez grevé par l'oisiveté de ses fondsqui restent en piles dans un magasinsans que la concurrence d'uncontrefacteur condamne ces piles à l'immobilité ou àla rame ? N'est-ce pas le privilégié qui a acquis lemanuscrit de l'auteur et qui l'a payé ? Qui est-ce qui estpropriétaire ? Qui est-ce qui l'est plus légitimement ?N'est-ce pas sous la sauvegarde qu'on lui a donnéesous laprotection dont il a le titre signé de la main du souverainqu'il a consommé son entreprise ? S'il est juste qu'iljouissen'est-il pas injuste qu'il soit spolié et indécentqu'on le souffre ? Telles sontmonsieurles lois établiessur les privilèges; c'est ainsi qu'elles se sont formées.Si on les a quelquefois attaquéeselles ont étéconstamment maintenuessi vous en exceptez une seule circonstancerécente. Par un arrêt du 14 septembre 1761le Conseil aaccordé aux descendantes de notre immortel La Fontaine leprivilège de ses FablesIl est beau sans doute à unpeuple d'honorer la mémoire de ses grands hommes dans leurpostérité. C'est un sentiment trop nobletropgénéreuxtrop digne de moipour qu'on m'entende leblâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison dePindare au milieu des ruines de la patrie de ce poèteetl'histoire a consacré ce trait aussi honorable au conquérantqu'aux lettres. Mais si Pindarependant sa vieeût vendu samaison à quelque Thébaincroyez-vous qu'Alexandre eûtdéchiré le contrat de vente et chassé lelégitime propriétaire ? On a supposé que lelibraire n'avait aucun titre de propriétéet je suistout à fait disposé à le croire; il n'est pasd'un homme de mon état de plaider la cause du commerçantcontre la postérité de l'auteur; mais il est d'un hommejuste de reconnaître la justice et de dire la véritémême contre son propre intérêt; et ce seraitpeut-être le mien de ne pas ôter à mes enfantsàqui je laisserai moins encore de fortune que d'illustrationlatriste ressource de dépouiller mon libraire quand je ne seraiplus. Mais s'ils ont jamais la bassesse de recourir àl'autorité pour commettre cette injusticeje leur déclarequ'il faut que les sentiments que je leur ai inspirés soienttout à fait éteints dans leurs coeurspuisqu'ilsfoulent aux pieds pour de l'argent tout ce qu'il y a de sacrédans les lois civiles sur la possession; que je me suis cru et quej'étais apparemment le maître de mes productions bonnesou mauvaisesque je les ai librementvolontairement aliénéesque j'en ai reçu Ie prix que j'y mettaiset que le quartierde vigne ou l'arpent de pré que je serai forcé dedistraire encore à l'héritage de mes pèrespourfournir à leur éducationne leur appartient pasdavantage. Qu'ils voient donc le parti qu'ils ont à prendre.Il fautou me déclarer insensé au moment où jetransigeaisou s'accuser de l'injustice la plus criante.

Cetteatteinte qui sapait l'état des libraires par ses fondementsrépandit les plus vives alarmes dans tout le corps de cescommerçants. Les intéressésqu'on spoliait enfaveur des demoiselles La Fontainecriaient que l'arrêt duConseil n'avait été obtenu que sur un faux exposé.L'affaire semblait encore pendante à ce tribunal. Cependant onenjoignait par une espèce de règlement l'enregistrementde leur privilège à la chambrenonobstant touteopposition. Cette circonstance acheva de déterminer lacommunautédéjà disposée à fairedes démarches par l'importance du fondsà s'unir et àintervenir. On représenta que ce mépris de l'oppositionétait contraire à tout ce qui s'est jamais pratiquépour les grâces du prince; qu'il ne les accorde que sauf ledroit d'autrui; qu'elles n'ont de valeur qu'aprèsl'enregistrementqui suppose dans ceux à qui elles sontnotifiées par cette voie l'examen le plus scrupuleux dupréjudice qu'elles pourraient causer; que sinonobstant cetexamen des syndics et adjoints et la connaissance du tort que labienveillance du souverain occasionnerait et les oppositionslégitimes qui leur sont faitesils passaient àl'enregistrementils iraient certainement contre l'intention duprincequi n'a pas besoin et qui ne se propose jamais d'opprimer unde ses sujets pour en favoriser un autre; et quedans le cas dont ils'agissaitil ôterait évidemment la propriétéau possesseur pour la transférer au demandeur contre la maximedu droit. Franchementmonsieurje ne sais ce qu'on peut répondreà ces représentationset j'aime mieux croire qu'ellesn'arrivent jamais aux oreilles du maître. C'est un grandmalheur pour les souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité;c'est une cruelle satire de ceux qui les environnent que cettebarrière impénétrable qu'ils forment autour delui et qui l'en écarte. Plus je vieillisplus je trouveridicule de juger du bonheur d'un peuple par la sagesse de sesinstitutions. Eh ! à quoi servent ces institutions si sagessi elles ne sont pas observées ? Ce sont quelques belleslignes écrites pour l'avenir sur un feuillet de papier. Jem'étais proposé de suivre l'établissement deslois concernant les privilèges de la librairie depuis leurorigine jusqu'au moment présentet j'ai rempli cette premièrepartie de ma tâche. Il me reste à examiner un peu plusstrictement leur influence sur l'imprimeriela librairie et lalittératureet ce que ces trois états auraient àgagner ou à perdre dans leur abolissent. Je me répéteraiquelquefoisje reviendrai sur plusieurs points que j'ai touchésen passantje serai plus long; mais peu m'importe pourvu que j'endevienne en même temps plus convaincant et plus clair. Il n'y aguère de magistratssans vous en exceptermonsieurpour quila matière ne soit toute neuve; mais vous savezvousqueplus on a d'autoritéplus on a besoin de lumières. Aprésentmonsieurque les faits vous sont connusnouspouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrangedans untemps où l'expérience et le bon sens concourent àdémontrer que toute entrave est nuisible au commercequed'avancer qu'il n'y a que les privilèges qui puissent soutenirla librairie. Cependant rien n'est plus certain. Mais ne nous enlaissons pas imposer par les mots. Ce titre odieux qui consiste àconférer gratuitement à un seul un bénéficeauquel tous ont une égale et juste prétentionvoilàle privilège abhorré par le bon citoyen et le ministreéclairé. Reste à savoir si le privilègedu libraire est de cette nature. Mais vous avez vu par ce qui précèdecombien cette idée serait fausse: le libraire acquiert par unacte un manuscrit; le ministèrepar une permissionautorisela publication de ce manuscritet garantit à l'acquéreurla tranquillité de sa possession. Qu'est-ce qu'il y a en celade contraire à l'intérêt général ?Que fait-on pour le libraire qu'on ne fasse pour tout autre citoyen ?Je vous demandemonsieursi celui qui a acheté une maisonn'en a pas la propriété et la jouissance exclusive; sisous ce point de vuetous les actes qui assurent à unparticulier la possession fixe et constante d'un effet quel qu'ilsoit ne sont pas des privilèges exclusifs; sisous prétexteque le possesseur est suffisamment dédommagé du premierprix de son acquisitionil serait licite de l'en dépouiller;si cette spoliation ne serait pas l'acte le plus violent de latyranniesi cet abus du pouvoir tendant à rendre toutes lesfortunes chancelantestoutes les héréditésincertainesne réduirait pas un peuple à la conditionde serfs et ne remplirait pas un État de mauvais citoyens. Caril est constant pour tout homme qui pense que celui qui n'a nullepropriété dans l'Étatou qui n'y a qu'unepropriété précairen'en peut jamais êtreun bon citoyen. En effetqu'est-ce qui l'attacherait à uneglèbe plutôt qu'à une autre ?

Le préjugévient de ce qu'on confond l'état de librairela communautédes librairesla corporation avec le privilège et leprivilège avec le titre de possessiontoutes choses qui n'ontrien de communnonrienmonsieur ! Eh ! détruisez toutesles communautésrendez à tous les citoyens la libertéd'appliquer leurs facultés selon leur goût et leurintérêtabolissez tous les privilègesceux mêmede la librairiej'y consens; tout sera bientant que les lois surles contrats de vente et d'acquisition subsisteront.

EnAngleterreil y a des marchands de livres et point de communautéde libraires; il y a des livres imprimés et point deprivilèges; cependant le contrefacteur y est déshonorécomme un homme qui voleet ce vol est poursuivi devant les tribunauxet puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlandeles livres imprimés en Angleterre; mais il est inouïqu'on ait contrefait à Cambridge ou à Oxford les livresimprimés à Londres. C'est qu'on ne connaît pointlà la différence de l'achat d'un champ ou d'une maisonà l'achat d'un manuscritet en effet il n'y en a pointsi cen'est peut-être en faveur de l'acquéreur d'un manuscrit.C'est ce que je vous ai déjà insinué plus hautce que les associés aux Fables de La Fontaine ontdémontré dans leur mémoireet je défiequ'on leur réponde. En effetquel est le bien qui puisseappartenir à un hommesi un ouvrage d'espritle fruit uniquede son éducationde ses étudesde ses veillesde sontempsde ses recherchesde ses observations; si les plus bellesheuresles plus beaux moments de sa vie; si ses propres penséesles sentiments de son coeurla portion de lui-même la plusprécieusecelle qui ne périt pointcelle quil'immortalisene lui appartient pas ? Quelle comparaison entrel'hommela substance même de l'hommeson âmeet lechample prél'arbre ou la vigne que la nature offrait dansle commencement également à touset que le particulierne s'est approprié que par la culturele premier moyenlégitime de possession ? Qui est plus en droit que l'auteur dedisposer de sa chose par don ou par vente ? Or le droit dupropriétaire est la vraie mesure du droit de l'acquéreur.Si je laissais à mes enfants le privilège de mesouvragesqui oserait les en spolier ? Siforcé par leursbesoins ou par les miens d'aliéner ce privilègejesubstituais un autre propriétaire à ma placequipourraitsans ébranler tous les principes de la justiceluicontester sa propriété ? Sans celaquelle serait lavile et misérable condition d'un littérateur ? Toujoursen tutelleon le traiterait comme un enfant imbécile dont laminorité ne cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne faitpas le miel pour elle; mais l'homme a-t-il le droit d'en user avecl'homme comme il en use avec l'insecte qui fait le miel ?

Je lerépètel'auteur est maître de son ouvrageoupersonne dans la société n'est maître de sonbien. Le libraire le possède comme il était possédépar l'auteur; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti quilui conviendra par des éditions réitérées.Il serait aussi insensé de l'en empêcher que decondamner un agriculteur à laisser son terrain en fricheouun propriétaire de maison à laisser ses appartementsvides.

Monsieurle privilège n'est rien qu'une sauvegarde accordée parle souverain pour la conservation d'un bien dont la défensedénuée de son autorité expresseexcéderaitsouvent la valeur. Étendre la notion du privilège delibraire au-delà de ces bornesc'est se tromperc'estméditer l'invasion la plus atrocese jouer des conventions etdes propriétésléser iniquement les gens delettres ou leurs héritiers ou leurs ayants causegratifierpar une partialité tyrannique un citoyen aux dépens deson voisinporter le trouble dans une infinité de famillestranquillesruiner ceux quisur la validité présuméed'après les règlementsont accepté des effetsde librairie dans des partages de successionou les forcer àrappeler à contribution leurs copartageantsjustice qu'on nepourrait leur refuserpuisqu'ils ont reçu ces biens surl'autorité des lois qui en garantissaient la réalité;opposer les enfants aux enfantsles père et mère auxpère et mèreles créanciers aux cessionnaireset imposer silence à toute justice. Si une affaire de cettenature était portée au tribunal commun de la justicesi le libraire n'avait pas un supérieur absolu qui décidecomme il lui plaîtquelle issue croyez-vous qu'elle aurait ?Tandis que je vous écrivaisj'ai appris qu'il y avait sur cetobjet un mémoire imprimé d'un de nos plus célèbresjurisconsultes; c'est M. d'Hericourt. Je l'ai luet j'ai eu lasatisfaction de voir que j'étais dans les mêmesprincipes que luiet que nous en avions tiré l'un et l'autreles mêmes conséquences. Il n'est pas douteux que lesouverain qui peut abroger des loislorsque les circonstances lesont rendues nuisiblesne puisse aussipar des raisons d'Étatrefuser la continuation d'un privilège; mais je ne pense pasqu'il y ait aucun cas imaginable où il ait le droit de latransférer ou de la partager. C'est la nature du privilègede la librairie méconnuec'est la limitation de sa duréec'est le nom même de privilège qui a exposé cetitre à la prévention générale et bienfondée qu'on a contre tout autre exclusif. S'il étaitquestion de réserver à un seul le droit inaliénabled'imprimer des livres en généralou des livres sur unematière particulièrecomme la théologielamédecinela jurisprudence ou l'histoireou des ouvrages surun objet déterminétels que l'histoire d'un princeletraité de l'oeildu foie ou d'une autre maladielatraduction d'un auteur spécifiéune scienceun art;si ce droit était un acte de la volonté arbitraire duprincesans aucun fondement légitime que son bon plaisirsapuissancesa forceou la prédilection d'un mauvais pèrequi détournerait les yeux de dessus ses autres enfants pourles arrêter sur un seulde tels privilèges seraientévidemment opposés au bien généralauprogrès des connaissances et à l'industrie descommerçants.

Maisencore une foismonsieurce n'est pas cela: il s'agit d'unmanuscritd'un effet légitimement cédélégitimement acquisd'un ouvrage privilégié quiappartient à un seul acquéreurqu'on ne peuttransférer soit en totalitésoit en partie à unautre sans violenceet dont la propriété individuellen'empêche point d'en composer et d'en publier à l'infinisur le même objet. Les privilégies de l'Histoire deFrance de Mézeray n'ont jamais formé de prétentionsur celles de Riencourtde Marceldu président Hénaultde Le Gendrede Bossuetde Danielde Velly. Les propriétairesdu Virgile de Catrou laissent en paix les possesseurs duVirgile de La Landellede Lallemant et de l'abbéDesfontaineset la jouissance permanente de ces effets n'a pas plusd'inconvénients que celle de deux prés ou de deuxchamps voisins assurée à deux particuliers différents.On vous criera aux oreilles: « Les intérêts desparticuliers ne sont rien en concurrence avec l'intérêtdu tout. » Combien il est facile d'avancer une maxime généraleque personne n'ose contester ! mais qu'il est difficile et rared'avoir toutes les connaissances de détail nécessairespour en prévenir une fausse application ! Heureusement pourmoimonsieuret pour vousj'ai à peu près exercéla double profession d'auteur et de librairej'ai écrit etj'ai plusieurs fois imprimé pour mon compteet je puis vousassurerchemin faisantque rien ne s'accorde plus mal que la vieactive du commerçant et la vie sédentaire de l'homme delettres. Incapables que nous sommes d'une infinité de petitssoinssur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmesleurs ouvragesil y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s'en trouverontmal et s'en dégoûteront. Le libraire peu scrupuleuxcroit que l'auteur court sur ses brisées. Lui qui jette leshauts cris quand on le contrefaitqui se tiendrait pour malhonnêtehomme s'il contrefaisait son confrèrese rappelle son étatet ses charges que le littérateur ne partage pointet finitpar le contrefaire. Les correspondants de province nous pillentimpunément; le commerçant de la capitale n'est pasassez intéressé au débit de notre ouvrage pourle pousser. Si la remise qu'on lui accorde est fortele profit del'auteur s'évanouit; et puis tenir des livres de recette et dedépenserépondreéchangerrecevoirenvoyerquelles occupations pour un disciple d'Homère ou de Platon !Aux connaissances de la librairie que je dois à ma propreexpériencej'ai réuni celles que je tiens d'une longuehabitude avec les libraires. Je les ai vus. Je les ai écoutés;et quoique ces commerçantsainsi que tous les autresaientaussi leurs petits mystèresils laissent échapper dansune occasion ce qu'ils retiennent dans une autre; et vous pouvezattendre de moisinon des résultats rigoureuxdu moins lasorte de précision qui vous est nécessaire. Il n'estpas question ici de partager un écu en deux. Un particulierqui prend l'état de libraires'il a quelque biense hâtede le placer dans l'acquisition de parts en différents livresd'un débit courant.

L'intervallemoyen de l'édition d'un bon livre à une autre peuts'évaluer à dix ans.

Sespremiers fonds ainsi placéss'il se présente uneentreprise qui le séduiseil s'y livre; alors il est obligéde recourir à un emprunt ou à la vente de la part d'unprivilège dont il eût retrouvéavant qu'on eûtpresque culbuté cet étatà peu près lapremière valeur. L'emprunt serait ruineuxil préfèrela vente de la part d'un privilègeet il a raison.

Si sonentreprise réussitdu produit il remplace l'effet qu'il asacrifiéet il accroît son premier fonds et du nouveleffet qu'il a acquis et de l'effet remplacé.

Ce fondsest la base de son commerce et de sa fortuneouimonsieurla basec'est un mot qu'il ne faut pas oublier.

S'iléchoue dans son entreprisecomme il arrive plusieurs foiscontre uneses avances sont perduesil a un effet de moins etcommunément des dettes à acquitter; mais il se renfermedans le fonds solide et courant qui lui resteet sa ruine n'est pasabsolue.

Je seraisbeaucoup moins étendu si je n'avais que la véritéà établir; mais il faut que j'aille à chaqueligne au-devant des absurdités qu'on ne manque pas d'objecter;et une des plus fortes et des plus communesc'estdans l'évaluationdes avantages et des désavantages d'une professionde prendrepour exemples quelques individus rares et extraordinairestels parexemple que feu Durandqui parviennent a force d'industrie et detravail à porter par la multitude incroyable des échangeset des correspondances le plus léger succès à unproduit énormeet à réduire à peu dechose ce qui serait pour un autre la plus énorme perte. Peusont capables de cette activité; beaucoup à qui elleserait ruineuse en leur imposant une tâche plus longue que lejour n'a d'heures de travail. Aucun n'en est récompenséqu'à la longue. Est- ce de là qu'il faut partir ? Nonmonsieurnon. D'où doncme direz-vous ? de la conditiongénérale et communecelle d'un débutantordinairequi n'est ni pauvre ni richeni un aigle ni un imbécile.Ahmonsieuron a bientôt compté les libraires qui sontsortis de ce commerce avec de l'opulence; quant à ceux qu'onne cite pointqui ont langui dans la rue Saint-Jacques ou sur lequaiqui ont vécu à l'aumône de la communautéet dont elle a payé la bièresoit dit sans offenserles auteursil est prodigieux.

Or lacondition générale et commune est telle que je viens devous la représenter; c'est celle du jeune commerçantdont la ressourceaprès une entreprise malheureuseest touteen un reste de fonds solidedans lequel il se renferme jusqu'àce quepar des rentrées journalièresil se soit misen état de risquer une seconde tentative. Si donc vousabolissez les privilègesou que par des atteintes réitéréesvous les jetiez dans le discréditc'est fait de cetteressource; plus d'économie dans cette sorte de commerceplusd'espéranceplus de fonds solideplus de créditplusde courageplus d'entreprise. Arrangez les choses comme il vousplairaou vous transférerez sa propriété àun autre pour en jouir exclusivementou vous la remettrez dans lamasse commune. Au premier casil est ruiné de fond en comblepar une spoliation absolue à laquelle je n'aperçois pasle moindre avantage pour le public; car que nous importe que ce soitou Pierre ou Jean qui nous vende le Corneille? Au secondilne souffre guère moins par les suites d'une concurrencelimitée ou illimitée. Ceci n'est pas clair pour vouset il faut l'éclaircir. C'estmonsieurqu'en généralune édition par concurrence est plus onéreuse qu'utilece qu'un seul exemple vous prouvera de reste. Je prends leDictionnaire de la Fable et je suppose qu'on en débiteun mille par an et que le privilégié en fasse uneédition de six millesur laquelle il y ait profit de moitié.Le libraire dira que ce profit est exagéréilobjectera les remisesles non-valeursla lenteur des rentrées;mais laissons-le dire. Sitandis que l'ouvrage s'imprime àParisil se réimprime à Lyonle temps de la vente deces deux éditions sera de douze anset chaque libraireretirera à peine son argent au denier dixle taux ducommerce. Sidans cet intervalleil se fait une troisièmeédition à Rouenvoilà la consommation de cestrois éditions renvoyée à dix-huit anset àvingt-quatre si l'ouvrage est encore réimprimé àToulouse.

Supposezque les concurrents se multiplient à BordeauxàOrléansà Dijon et dans vingt autres villeset leDictionnaire de la Fableouvrage profitable au propriétaireexclusiftombe absolument en non-valeur et pour lui et pour lesautres.

-- Maisme direz-vousje nie la possibilité de ces éditions etde ces concurrences multipliées; elles se proportionneronttoujours au besoin du publicau plus bas prix de la main-d'oeuvreau moindre profit du libraireet par conséquent au plus grandavantage de l'acheteurle seul que nous ayons à favoriser.Vous vous trompezmonsieurelles se multiplieront àl'infinicar il n'y a rien qui puisse se faire à moins defrais qu'une mauvaise édition. Il y aura concurrence àqui fabriquera le plus malc'est un fait d'expérience. Leslivres deviendront très communsmais avant dix ans vous lesaurez tous aussi misérables de caractèresde papier etde correction que la Bibliothèque bleuemoyenexcellent pour ruiner en peu de temps trois ou quatre manufacturesimportantes. Et pourquoi Fournier fondrait-il les plus beauxcaractères de l'Europesi on ne les employait plus ? Etpourquoi nos habitants de Limoges travailleraient-ils àperfectionner leurs papiers si on n'achetait plus que celui duMessager boiteux? Et pourquoi nos imprimeurs payeraient-ilschèrement des protes instruitsde bons compositeurs et despressiers habilessi toute cette attention ne servait qu'àmultiplier leurs frais sans accroître leur profit ? Ce qu'il ya de pisc'est qu'à mesure que ces arts dépérirontparmi nousils s'élèveront chez l'étrangeretqu'il ne tardera pas à nous fournir les seules bonnes éditionsqui se feront de nos auteurs. C'est une fausse vuemonsieurque decroire que le bon marché puisse jamaisen quelque genre quece soitmais surtout en celui-cisoutenir de la mauvaise besogne.Cela n'arrive chez un peuple que lorsqu'il est tombé dans ladernière misère. Et quand il se trouverait au milieu decette dégradation quelques manufacturiers qui penseraient àfournir les gens de goût de belles éditionscroyez-vousqu'ils le pussent au même prix ? Et quand ils le pourraient aumême prix qu'aujourd'hui et que l'étrangerquelleressource leur avez-vous réservée pour les avances ? Nenous en imposez pasmonsieur; sans doute la concurrence excitel'émulation; mais dans les affaires de commerce et d'intérêtpour une fois qu'elle excite l'émulation de bien fairecentfois c'est celle de faire à moins de frais. Ce ressort n'agitdans l'autre sens que sur quelques hommes singuliersenthousiastesde leur professionqui sont attendus par la gloire et par la misèrequi ne les manquent jamais. Il y a sans contredit dans cette questionun terme moyenmais difficile à saisiret que je crois quenos prédécesseurs ont trouvé par un tâtonnementde plusieurs siècles. Tâchons de ne pas tourner dans uncercle vicieuxramenés sans cesse aux mêmes remèdespar les mêmes difficultés et les mêmesinconvénients. Laissez faire le librairelaissez fairel'auteur. Le temps apprendra bien sans vous à celui-ci lavaleur de son effet; assurez seulement au premier son acquisition etsa propriétécondition sans laquelle la production del'auteur perdra nécessairement de son juste prix. Et surtoutsongez quesi vous avez besoin d'un habile manufacturieril fautdes siècles pour le faire et qu'il ne faut qu'un instant pourle perdre.

Vouscherchez une balance qui force le libraire à bien travailleret a mettre à son travail une juste valeuret vous ne voyezpas qu'elle est toute trouvée dans la concurrence del'étranger. Je défie un libraire de Paris de hausser leprix d'un in- douze au-delà du surcroît des fraisparticuliers et des hasards de celui qui contrefait clandestinementou de celui qui envoie de loinsans qu'avant un mois nous n'en ayonsune édition d'Amsterdam ou de province mieux faite que lasienneà meilleur marchéet sans que vous puissiezjamais l'empêcher d'entrer.

Laissezdonc là un progrès qui tournerait au dommage de votre

commerçantle petit nombre de ses entreprises utiles. S'il est privé derentrées promptes et sûres qui l'assistent au besoinque fera-t-il ? un emprunt ? Mais il y a longtemps que l'étatmesquin des libraires du royaume et le discrédit de leurseffets a annoncé que leur commerce est trop borné pourqu'ils puissent asseoir des rentes sur son profit. Si vous voulezconnaître tout ce discréditfaites un tour à laBourse ou dans la rue Saint-Merrioù vous verrez tous leshuit jours un de ces commerçants demander à la justiceconsulaire un délai de trois mois pour un billet de vingtécus. Et quand le libraire se résoudrait àemprunterquels coffres lui seront ouvertssurtout lorsqueparl'instabilité des privilèges et la concurrencegénéraleil sera démontré que le fondsde sa fortune n'a rien de réelet qu'il peut aussi sûrementet aussi rapidement être réduit à la mendicitépar un acte d'autorité que par l'incendie de son magasin ? Etpuisqui est-ce qui ne connaît pas l'incertitude de sesentreprises ? Appuyons ces réflexions d'un fait actuel. Avantl'annonce de l'édition de Corneille par les Genevoiscetauteur avec le privilège se vendait à la chambresyndicale cinquante sous ou trois livres le volume; depuis que dessouscriptions de l'édition genevoise ont étédistribuées sous les yeux des librairesmalgré leursreprésentations et contre le privilège despropriétaires qui est expiré et dont on a refuséle renouvellementle prix du même volume dans deux ventesconsécutives est tombé à douze souset dans unetroisième du mois de septembre 1763à six sous;cependant les magasins des associés au Corneille sontpleins de deux éditions en grand et en petit in-douze.Certainement on n'empêchera jamais l'étranger decontrefaire nos auteurs; certainement il est à souhaiter quedans trente ans d'iciM. de Voltaire nous donne des éditionsdes siens ou des commentaires sur d'autres en quelque endroit dumonde que ce soit; certainement encore je loue le ministèred'en user avec les descendants du grand Corneille comme il en a uséavec les descendantes de l'inimitable La Fontaine; mais que ce soits'il se peutsans spolier personne et sans nuire au bien général.Des souscriptions dont on devrait si rarement gratifier le régnicoleaccordées à l'étranger ! et quand encore etcontre qui ? Je ne saurais m'en taire... L'on ne spoliera personnesi l'on fait une bonne pension à Mlle Corneilleet si l'Étatachète des propriétaires les champs et les maisons deM. La Fontaine pour y loger celles qui sont encore illustréesde son nom; et l'on veillera au bien général en fermantla porte à l'édition genevoise et laissant auxpropriétaires des oeuvres de Corneille le soin de nousprocurer les notes de M. de Voltaire. Et pourquoimonsieurcessouscriptions si suspectes sont-elles devenues si communes ? C'estque le libraire est pauvreses avances considérables et sonentreprise hasardeuse. Il propose une remise pour s'assurer quelqueargent comptant et échapper à sa ruine. Mais quand ilserait assez riche pour tenter et achever une grande entreprise sansla ressource de ses entrées journalièrescroit-onqu'il en hasarde jamais de quelque importance ? S'il échoueson privilège ou la propriété d'un mauvais effetlui restera; s'il a du succèselle lui échappe au boutde six ans. Quel rapport y a-t-ils'il vous plaîtentre sonespérance et ses risques ? voulez-vous connaîtreprécisément la valeur de sa chance ? Elle est comme lenombre de livres qui durentau nombre de livres qui tombenton nepeut ni la diminuer ni l'accroître; c'est un jeu de hasardsil'on en excepte les cas où la réputation de l'auteurla singularité de la matièrela hardiesse ou lanouveautéla préventionla curiositéassurentau commerçant au moins le retour de sa mise. Une bévueque je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent menerpar des maximes généralesc'est d'appliquer lesprincipes d'une manufacture d'étoffe à l'éditiond'un livre. Ils raisonnent comme si le libraire pouvait ne fabriquerqu'à proportion de son débit et qu'il n'eût derisques à courir que la bizarrerie du goût et le capricede la mode; ils oublient ou ignorent ce qui pourrait bien êtreau moinsqu'il serait impossible de débiter un ouvrage àun prix raisonnable sans le tirer à un certain nombre. Ce quireste d'une étoffe surannée dans les magasins desoierie a quelque valeur. Ce qui reste d'un mauvais ouvrage dans unmagasin de librairie n'en a nulle. Ajoutez quede compte faitsurdix entreprisesil y en a uneet c'est beaucoupqui réussitquatre dont on recouvre ses frais à la longueet cinq oùl'on reste en perte.

J'enappellerai toujours à des faitsparce que vous n'avez pasplus de foi que moi à la parole du commerçantmystérieux et menteuret que les faits ne mentent point. Quelfonds plus ampleplus richeet plus varié que celui de feuDurand ? On le fait monter à neuf cent mille francs ;envoyez-en d'abord pour quatre cent cinquante mille livres àla rameet doutez qu'il reste quelque chose à sa veuve et àses enfantslorsque la succession sera liquidée par leremboursement des créanciers.

Je saisqu'on proportionne à peu près la durée duprivilège à la nature de l'ouvrageaux avances ducommerçantaux hasards de l'entrepriseà sonimportance et au temps présumé de la consommation. Maisqui est-ce qui peut mettre dans un calcul précis tantd'éléments variables ? Et combien de fois les magasinsne se trouvent ils pas remplis à l'expiration du privilège?

Mais uneconsidération qui mérite surtout d'être bienpeséedans le cas où les ouvrages seraient abandonnésà une concurrence généralec'est que l'honneurétant la portion la plus précieuse des émolumentsde l'auteurles éditions multipliéesla marque laplus infaillible du débitle débitle signe le plussûr du goût et de l'approbation publiquesi rien n'estsi facile que de trouver un auteur vain et un commerçantavidequelle multitude d'éditions ne s'exécuteront pasles unes sur les autressurtout si l'ouvrage a quelque succèséditions où toutes les précédentes serontsacrifiées à la dernière par une additionlégèreun trait ironiqueune phrase ambiguëunepensée hardieune note singulière ? En conséquencevoilà trois ou quatre commerçants abîméset immolés à un cinquième qui peut-être nes'enrichira pasou qui ne s'enrichira qu'aux dépens de nousautres pauvres littérateurs. Et vous savez bienmonsieurquece que j'avance n'est pas tout à fait mal fondé.

De làque s'ensuivra-t-il ? que la partie la plus sensée deslibraires laissera former des entreprises aux fousque lesprivilèges dont on se hâtait de remplir desportefeuilles n'étant plus que des effets plus incertains queceux de banqueon se contentera de garnir sa boutique ou son magasinde toutes les sortes originales ou contrefaites de la ville ou de laprovincedu royaume ou de l'étrangeret qu'on n'imprimeraque comme on bâtità la dernière extrémitéconvaincu qu'on sera que plus on aurait acheté de manuscritsplus on aurait dépensé pour les autresmoins on auraitacquis pour soiet moins on laisserait à ses enfants. Eneffetn'y aurait-il pas de l'extravagance à courir lespremiers hasards ? Ne serait-il pas plus adroit de demeurer àl'affût des succès et d'en profitersurtout avec lacertitude que le téméraire ne risquera point uneédition nombreuseet qu'en partant après luionpourra faire encore un profit très honnêtesans s'êtreexposé à aucune perte ? En certaines circonstancesiléchappe au commerçant des propos qui décèlentparticulièrement son esprit et que je retiens volontiers.Qu'on aille lui proposer un ouvrage de bonne main et de peud'acheteursque dit-il ? « Ouiles avances seront fortes etles rentrées difficilesmais c'est un bon livre de fonds;avec deux ou trois effets tels que celui-làon est sûrd'établir un enfant. » Eh ! ne lui ôtons pas sapropriété et la dot de sa fille. Des fabricants sansfonds ne feront jamais bien valoir leurs fabriqueset des librairessans privilèges seront des fabricants sans fonds. Je dis sansprivilègesparce que ce mot ne doit plus mal sonner àvos oreilles.

Si vouspréférez une communauté où l'égalemédiocrité de tous les membres rende une grandeentreprise impossible à une communauté où larichesse soit inégalement distribuéefaites rentrerles effets sans distinction dans une masse communej'y consens; maisattendez vous à ce premier inconvénient et àbien d'autres: plus de crédit entre euxplus de remises pourla provinceaffluence d'éditions étrangèresjamais une bonne éditionfonderie en caractèresmauvaisechute des papeterieset imprimerie réduite auxfactumsaux brochures et à tous ces papiers volants quiéclosent et meurent dans le jour. Voyez si c'est là ceque vous voulez; pour moije vous avouemonsieurque ce tableau dela librairie me plaît moins que celui que je vous ai fait de cecommerce dans les temps qui ont suivi le règlement de 1665. Cequi m'affligec'est que le mal une fois faitil sera sans remède.

Mais avantque d'aller plus loincar il me reste encore des choses sérieusesà vous direil faut que je vous prévienne contre unsophisme des gens à système. C'est quene connaissantque très superficiellement la nature des différentsgenres infinis de commerceils ne manqueront pas d'observer que laplupart des raisons que je vous apporte en faveur de celui de lalibrairie pourraient être employées avec la mêmeforce pour tous ceux qui ont des exclusifs à défendrecomme si tous les exclusifs étaient de la même sortecomme si les circonstances étaient partout les mêmesoucomme si les circonstances pouvaient différer sans rienchanger au fondet comme s'il n'arrivait pas quedans les questionspolitiquesun motif qui paraît décisif en généralne soit réellement solide que dans quelques cas et mêmedans aucun.

Exigezdoncmonsieurqu'on discute et qu'on n'enveloppe pas vaguement dansune même décision des espèces tout à faitdiverses. Il ne s'agit pas de dire: « Tous les exclusifs sontmauvais »mais il s'agit de montrer que ce n'est pas lapropriété qui constitue l'exclusif du libraireet quequand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelleet sur un droit commun à toutes les acquisitions du mondeilest nuisible à l'intérêt généralet qu'il faut l'abolir malgré la propriété.Voilà le point de la difficulté. Demandezje vouspriece que nous gagnerons à des translations arbitraires dubien d'un libraire à un autre libraire. Faites qu'on vousmontre bien nettement qu'il nous importe que ce soit plutôt untel qu'un tel qui imprime et débite un livre. Je ne demandepas mieux qu'on nous favorise. En attendantce qui se présenteà moic'est qu'un possesseur actuel ne regardant sajouissance que comme momentanéedoit faire de son mieux pourlui et de son pis pour nous; car il est impossible que son intérêtet le nôtre soient le même; ousi cela étaitainsiles choses seraient au mieux et il n'y aurait rien àchanger.

Maispermettez-vousmonsieurqu'on vous dise à l'oreille lesidées de quelques gens que vous appellerez rêveursméchantsbizarresmauvais espritsmalintentionnéscomme il vous plaira ? Ces gens-là ne voyant dans cesinnovations rien qui tende directement ni indirectement au biengénéraly soupçonnent quelque motif cachéd'intérêt particulieretpour trancher le motleprojet d'envahir un jour tous les fonds de la librairieet comme ceprojetajoutent-ilsest d'une atrocité si révoltantequ'on n'ose le consommer tout d'un coupon cherche de loin ày accoutumer peu à peu le commerçant et le public pardes démarches colorées du sentiment le plus noble et leplus généreuxcelui d'honorer la mémoire de nosauteurs illustres dans leur postérité malheureuse. «Regardezcontinuent-ilscar ce sont toujours eux qui parlentcomment à côté de ce prétexte honnêteon place les raisons d'autorité et d'autres qu'on saura bienfaire valoir toutes seuleslorsqu'on croira n'avoir plus deménagements à garder. » Ces idéessinistres ne prendront jamais auprès de ceux qui connaissentcomme moi la justicele désintéressementla noblessed'âme de nos supérieurset qui portent à leursfonctions et à leur caractère tout le respect qui leurest dû. Maismonsieurqui nous répondra de leurssuccesseurs ? S'ils trouvent toutes les choses préparéesde loin à une invasionquelle sûretépouvons-nous avoir qu'ils ne s'y détermineront pas ? A votreavismonsieurle commerçanttranquille sur le momentprésentserait-il bien déraisonnable d'avoir quelqueinquiétude pour l'avenir ? D'autres ont imaginé que leplan étaità l'expiration successive des privilègesde mettre pour condition à leur renouvellement la réimpressionde certains ouvrages importants qui manquent et qui manqueront encorelongtempsdes avances considérables que le commerçantn'est pas en état de faireet la lenteur des rentréesqu'il n'est guère en état d'attendrele détournantde ces entreprises. Cette espèce d'imposition est de la naturede celles qu'il plaît au souverain d'asseoir sur tous lesautres biens de ses sujets dans les besoins urgents de l'État;je n'oserais la blâmeret il y en a déjàquelques exemples; mais elle ne peut jamais autoriser à latranslation des propriétés. Si elle pouvait servir deprétexte un jour à cette iniquitéun magistratprudent y renoncerait; mais une attention nécessairec'estd'alléger cette tâche le plus qu'il est possible et dela proportionner avec scrupule à la valeur du privilègequ'on renouvelle; et puis vous verrez qu'elle deviendra tôt outard le germe des vexations les plus inouïes. J'aimerais bienmieux qu'elle tombât sur des concessions de pure faveurtellespar exempleque les permissions tacitesles contrefaçonsfaites de l'étranger et autres objets de cette espèce.Il y en a qui conjecturentet ceux-ci font le plus grand nombrequele dessein est de transformer tous les privilèges enpermissions pures et simplessans aucune clause d'exclusionensorte queaccordées en même temps à plusieurs àla foisil en résulte vitalité dans l'exécutionconcurrence dans le débitet les éditions les plusbelles au plus bas prix possible. Mais premièrementc'esttraiter le privilège du libraire comme une grâce qu'onest libre de lui accorder ou de lui refuseret oublier que ce n'estque la garantie d'une vraie propriété à laquelleon ne saurait toucher sans injustice. Et quel sera le produit decette injustice ? Vous en allez jugervous ramenant à desfaits toutes les fois que je le peux; c'est ma méthodeet jecrois qu'elle vous convient. Les auteurs classiques sont précisémentmonsieurdans le cas où l'on se proposerait de réduiretous les autres livres. Il n'y a pour ces ouvrages que ces sortes depermissionset la concurrence libre et générale en aété perpétuelle même après lesédits de 1649 et 1665qui en faisaient les privilègesexclusifs et l'objet d'un fonds solide et propre à chaquepourvu. Eh bien ! monsieurquelle émulation entre lescommerçantsquel avantage pour le public ces permissions etces concurrences ont-elles produit ? Entre les commerçantsl'émulation de l'économiecomme je vous l'avais préditailleursc'est-à-dire la main d'oeuvre la plus négligéeles plus mauvais papierset des caractères dont on n'a plusque ce misérable service à tirer avant que de lesrenvoyer à la fonte. Pour le publicl'habitude de mettreentre les mains de nos enfants des ouvrages qui ne fatiguent déjàque trop leur imbécillité par leurs épinessansy ajouter des vices typographiques qui les arrêtent àchaque ligne. Hélas ! les pauvres innocentson les réprimandesouvent pour des fautes dont il aurait fallu châtierl'imprimeur ou l'éditeur. Mais que dire à ceux-cilorsque le mépris de l'institution de la jeunessequi seremarque parmi nous jusque dans les petites chosesne veut que desmaîtres à cent écus de gages et des livres àquatre sous ? Cependanten répandant la dépense d'unepistole de plus sur un intervalle de sept à huit ans d'étudeles jeunes gens auraient des livres bien conditionnés et faitsavec soinet le magistrat serait autorisé à envoyer aupilon toutes ces éditions rebutantes pour les élèveset déshonorantes pour l'art. Des valets tout chamarrésde dorures et des enfants sans souliers et sans livresnous voilà! Nos voisins d'au-delà de la Manche l'entendent un peu mieux.J'ai vu les auteurs classiques à l'usage des collègesde Londresde Cambridgeet d'Oxfordet je vous assure que leséditions dont nos savants se contentent ne sont ni plus bellesni plus exactes.

Jen'ignore pas que des imprimeurs de notre temps ont consacrédes sommes considérables aux éditions des anciensauteurs; mais je sais aussi que plusieurs s'y sont ruinésetil faut attendre comment leurs imitateurs heureux ou témérairess'en tireront.

Maisj'accordenonobstant l'expérience faite sur les livresclassiques et la multitude des contrefaçonsque l'effet de laconcurrence supplée à celui de la propriétéet qu'on obtienne autant et plus de la permission libre et généraleque du privilège exclusif; qu'en résultera-t-il ? A peuprès le bénéfice d'un cinquième. Et surquels ouvrages ? Sera ce sur le Coutumier général?sur le Journal des audiences? sur lesPères del'Église? sur les Mémoires des académies?sur les grands corps d'histoire ? sur les entreprises qui demandentdes avances de cent mille francs de cinquante mille écusetdont les éditions s'épuisent à peine dansl'espace de quarante à cinquante ans ? Vous voyez bien que ceserait une folie de l'espérer. Ce ne sera donc pas l'ouvragede dix à vingt pistoles que la permission libre et généralefera baisser. La concurrence et son effet ne tomberont que sur lespetits auteursc'est-à-dire que le commerçant pauvresera forcé de sacrifier son profit journalier à lapromptitude du débit et n'en deviendra que plus pauvreet quele libraire aiséprivé de ses rentréescourantes qui sont attachées aux sortes médiocres etnullement aux ouvrages de prixcessera de publier ces derniers dontla rareté et la valeur iront toujours en croissantet quepour m'épargner cinq solsvous m'aurez constitué dansla dépense d'une pistole. Et puismonsieurtoujours desfaits à l'appui de mes raisons. La dernière éditionde la Coutume de Normandie de Basnagequi appartient àla librairie de Rouena été faite en 1709et manquedepuis trente ans. Ce sont deux petits in-folio assez minces dont lepremier prix a été de 40 livres au pluset qu'on payeaujourd'hui dans les ventes depuis 80 jusqu'à 90 livres. LaCoutume de Bourgogne du président Bouhierdontl'édition s'épuise et le prix augmenteparce qu'onsait bien que le libraire de Dijon ne se dispose pas à laréimprimerse vendait originairement 48 livreset se portemaintenant dans les ventes depuis 54 livres jusqu'à 60 livres.La Jurisprudence de Ducasevolume in-quarto que le librairede Toulouse a laissé manquer et qu'On n'achetait d'abord que 9livresse paye aux ventes depuis 15 jusqu'à 16 livres. Onn'en remporte pas non plus la Coutume de Senlisvolumein-quartoà moins de 16 à 18 livres. La librairie deParisquimalgré les difficultés qu'elle a trouvéesdans le maintien des lois qui la soutenaientn'a pas laissétomber les livres nécessaireset dont les presses nous ontfourni plus de vingt volumes in-folio seulement de jurisprudence etdepuis dix anspréparait une édition nouvelle desOrdonnances de Néronen quatre volumes in-folio. Lacollection des matériaux lui avait coûté plus de10 000 francs. Malgré ces avancesl'arrêt du Conseilprononcé en faveur des demoiselles La Fontaine l'a découragéeet elle a abandonné une entreprise dont elle aurait supportétout le fardeau et dont le bénéfice s'en irait àd'autressi l'on se croyait en droit de disposer d'un privilègeet s'il n'y avait plus d'ouvrages dont la propriété fûtassurée. Cependant cet auteurqui ne forme actuellement quedeux volumes in-foliovalait 60 francs avant le projet de lanouvelle éditionet il n'y a pas d'apparence que l'abandonprudent de ce projet le fasse baisser de prix. Voilàmonsieurle sort qu'auront tous les grands ouvrages à mesurequ'ils manqueront. Si je ne vous ai cité que de ceux qui sontà l'usage de la Francec'est que l'étrangerqui neles réimprimera pasne nous

laisserapas manquer des autres en payantetquoique le mal soit généralc'est surtout dans les choses qui nous sont propres qu'il se ferasentir. Un projet solide est celui qui assure à la sociétéet aux particuliers un avantage réel et durable; un projetspécieux est celui qui n'assure soit à la sociétésoit aux particuliersqu'un avantage momentanéet lemagistrat imprudent est celui qui n'aperçoit pas les suitesfâcheuses de ce dernieret quitrompé par l'appâtséduisant de faire tomber de prix la chose manufacturéesoulage l'acheteur pour un instant et ruine le manufacturier etl'État.

Maislaissons là pour un moment le commerce du libraire et sa chosepour tourner les yeux vers la nôtre. Considérons le biengénéral sous un autre point de vueet voyons quel seral'effet ou de l'abolition des privilègesou de leurstranslations arbitrairesou des permissions libres sur la conditiondes littérateurs et par contrecoup sur celle des lettres.

Entre lesdifférentes causes qui ont concouru à nous tirer de labarbarieil ne faut pas oublier l'invention de l'art typographique.

Doncdécouragerabattreavilir cet artc'est travailler ànous y replonger et faire ligue avec la foule des ennemis de laconnaissance humaine.

Lapropagation et les progrès de la lumière doivent aussibeaucoup

àla protection constante des souverainsqui s'est manifestéeen cent manières diversesentre lesquelles il me semble qu'ily aurait ou bien de la prévention ou bien de l'ingratitude àpasser sous silence les sages règlements qu'ils ont instituéssur le commerce de la librairieà mesure que lescirconstances fâcheuses qui le troublaient les ont exigés.

Il ne fautpas un coup d'oeil ou fort pénétrant ou fort attentifpour discerner entre ces règlements celui qui concerne lesprivilèges de librairieamenés successivement àn'être que la sauvegarde accordée par le ministèreau légitime propriétaire contre l'avidité desusurpateurstoujours prêts à lui arracher le prix deson acquisitionle fruit de son industriela récompense deson couragede son intelligence et de son travail.

Maisquelles que soient la bonté et la munificence d'un prince amides lettreselles ne peuvent guère s'étendre qu'auxtalents connus. Or combien de tentatives heureusesmalheureusesavant que de sortir de l'obscurité et d'avoir acquis cettecélébrité qui attire les regards et lesrécompenses des souverains ? Encore une foismonsieurilfaut toujours considérer les choses d'origineparce que c'estle sort commun des hommes de n'être rien avant que d'êtrequelque choseet qu'il serait même à souhaiter que leshonneurs et la fortune suivissent d'un pas égal les progrèsdu mérite et des servicesquoique le début dans lacarrière soit le temps important et difficile de la vie. Unhomme ne reconnaît son génie qu'à l'essai;l'aiglon tremble comme la jeune colombe au premier instant oùil déploie ses ailes et se confie au vague de l'air. Un auteurfait un premier ouvrageil n'en connaît pas la valeur ni lelibraire non plus. Si le libraire nous paye comme il veutenrevanche nous lui vendons ce qu'il nous plaît. C'est le succèsqui instruit le commerçant et le littérateur. Oul'auteur s'est associé avec le commerçantmauvaisparti: il suppose trop de confiance d'un côtétrop deprobité de l'autre. Ou il a cédé sans retour lapropriété de son travail à un prix qui ne va pasloinparce qu'il se fixe et doit se fixer sur l'incertitude de laréussite. Cependant il faut avoir été àma placeà la place d'un jeune homme qui recueille pour lapremière fois un modique tribut de quelques journées deméditation. Sa joie ne se comprend pasni l'émulationqu'il en reçoit. Si quelques applaudissements du publicviennent se joindre à cet avantagesi quelques jours aprèsson début il revoit son libraire et qu'il le trouve polihonnêteaffablecaressantl'oeil sereinqu'il est satisfait! De ce moment son talent change de prixetje ne saurais ledissimulerL'accroissement en valeur commerçante de saseconde production n'a nul rapport avec la diminution du hasard; ilsemble que le librairejaloux de conserver l'hommecalcule d'aprèsd'autres éléments. Au troisième succèstout est fini; l'auteur fait peut-être encore un mauvaistraitémais il le fait à peu près tel qu'ilveut. Il y a des hommes de lettres à qui leur travail aproduit 10203080100 000 francs. Moi qui ne jouis que d'uneconsidération commune et qui ne suis pas âgéjecrois que le fruit de mes occupations littéraires irait bien à40 000 écus. On ne s'enrichirait pasmais on acquerrait del'aisance si ces sommes n'étaient pas répandues sur ungrand nombre d'annéesne s'évanouissaient pas a mesurequ'on les perçoit et n'étaient pas dissipéeslorsque les années sont venuesles besoins accrusles yeuxéteints et l'esprit usé. Cependant c'est unencouragementet quel est le souverain assez riche pour y suppléerpar ses libéralités ? Mais ces traités n'ontquelque avantage pour l'auteur qu'en vertu des lois qui assurent aucommerçant la possession tranquille et permanente des ouvragesqu'il acquiert. Abolissez ces loisrendez la propriétéde l'acquéreur incertaineet cette police mal entendueretombera en partie sur l'auteur. Quel parti tirerai-je de monouvragesurtout si ma réputation n'est pas faitecomme je lesupposelorsque le libraire craindra qu'un concurrentsans courirle hasard de l'essai de mon talentsans risquer les avances d'unepremière éditionsans m'accorder aucun honorairenejouisse incessammentau bout de six ansplus tôt s'il l'osede son acquisition ? Les productions de l'esprit rendent déjàsi peu ! Si elles rendent encore moinsqui est-ce qui voudra penser? Ceux que la nature y a condamnés par un instinctinsurmontable qui leur fait braver la misère ? Mais ce nombred'enthousiastesheureux d'avoir le jour du pain et de l'eaula nuitune lampe qui les éclaireest- il bien grand ? est-ce auministère à les réduire à ce sort ? S'ils'y résoutaura- t-il beaucoup de penseurs ? S'il n'a pas depenseursquelle différence y aura-t-il entre lui et un pâtrequi mène des bestiaux ? Il y a peu de contrées enEurope où les lettres soient plus honoréesplusrécompensées qu'en France '. Le nombre des placesdestinées aux gens de lettres y est très grand; heureuxsi c'était toujours le mérite qui y conduisît !Mais si je ne craignais d'être satiriqueje dirais qu'il y ena où l'on exige plus scrupuleusement un habit de velours qu'unbon livre. Les productions littéraires ont étédistinguées par le législateur des autres possessions;la loi a pensé à en assurer la jouissance àl'auteur; L'arrêt du 21 mars 1749 les déclare nonsaisissables. Que devient cette prérogative si les vuesnouvelles prévalent ? Quoi ! un particulier aliène àperpétuité un fondsune maisonun champil en priveses héritierssans que l'autorité publique lui demandecompte de sa conduite. Il en tire toute la valeurse l'applique àlui-même comme il lui plaîtet un littérateurn'aura pas le même droit ? Il s'adressera à laprotection du souverain pour être maintenu dans la pluslégitime des possessionset le roi qui ne la refuse pas aumoindre de ses sujets quand elle ne préjudicie àpersonnela limitera à un certain intervalle de tempsàl'expiration duquel un ouvrage qui aura consumé son biensasantésa vie et qui sera compté au nombre desmonuments de la nations'échappera de son héritagedeses propres mainspour devenir un effet commun ? Et qui est-ce quivoudra languir dans l'indigence pendant les années les plusbelles de sa vie et pâlir sur des livres à cettecondition ? Quittons le cabinetmes amisbrisons la plume etprenons les instruments des arts mécaniquessi le génieest sans honneur et sans liberté.

L'injusticese joint ici à une telle absurdité que si je nem'adressais à un homme qu'on obsèdequi ne doute pointdes projets qu'on aà qui les sollicitations sont portéesde la ville et de la provinceje cesserais de traiter cette matière.Les autres croiront certainement que je me fais des fantômespour le plaisir de les combattre. -- Mais direz-vouslorsque vousavez aliéné votre ouvrageque vous importe que leministère prenne connaissance de vos intérêtsnégligés et vous venge d'un mauvais traité oùl'adresse et l'avidité du commerçant vous ont surpris ?-- Si j'ai fait un mauvais traitéc'est mon affaire. Je n'aipoint été contraint; j'ai subi le sort communet si macondition est mauvaiseespérez-vous la rendre meilleure en meprivant du droit d'aliéner et en anéantissant l'acte dema cession entre les mains de mon acquéreur ? Avez-vousprétendu que cet homme compterait la propriétépour rien ? Et s'il y ajoute quelque valeurne diminuera-t-il pasmes honoraires en raison de cette valeur ? Je ne sais à quivous en voulez. Parlez de votre amour prétendu pour leslettres tant qu'il vous plairamais c'est sur elles que vous allezfrapper. Vous avez rappelé dans votre seinpar la douceur devotre administrationpar vos récompensespar des honneurspar toutes les voies imaginablesles lettres que l'intoléranceet la persécution avaient égarées; craignez deles égarer une seconde fois. Votre ennemi fait des voeux pourque l'esprit de vertige s'empare de vousque vous preniez une vergede fer et que vos imprudences multipliées lui envoient unpetit nombre de lettrés qu'il vous envie. Ils irontc'est moiqui vous en avertiset bien plus fortement que moiles propositionsavantageuses qu'on leur fait et qu'ils ont encore le courage derejeter.

Parce queles taureaux ont des cornes et qu'ils entrent quelquefois en fureurserez-vous assez vifs et assez bêtes pour ne vouloir pluscommander qu'à des boeufs ? Vous n'avez pas de sensvous nesavez ce que vous voulez. Vous ajoutez que la perpétuitédu privilège laissant le commerçant maître absoludu prix de son livreil ne manquera pas d'abuser de cet avantage. Sivotre commerçant ignore que son intérêt réelest dans la consommation rapide et dans la prompte rentrée deses fondsil est le plus imbécile des commerçants.D'ailleurs protégez les privilégiés tant qu'ilvous plaira; ajoutez des punitions infamantes aux peines pécuniairesportées par les règlements; dressez même desgibetset la cupidité du contrefacteur les bravera. Je vousl'ai déjà dit et l'expérience avant moimaisrien ne vous instruitje défie un libraire de porter unouvrage au-delà d'un prix qui compense les hasards ducontrefacteur et les dépenses de l'étrangersans quemalgré toute sa vigilance appuyée de toute l'autoritédu magistratil n'en paraisse trois ou quatre contrefaçonsdans l'année. Rappelez-vous qu'il ne s'agit ici que d'ouvragescourants et qui ne demandent qu'un coup de main. Je pourrais proposerau magistrat à qui il est de règle de présenterle premier exemplaire d'un livre nouveaud'en fixer lui-mêmele prix; mais cette fixationpour être équitablesuppose des connaissances de détail qu'il ne peut ni avoir niacquériril est presque aussi sûr et plus court de s'enrapporter à l'esprit du commerce. J'ajouterai peut-êtrequ'entre ces sortesles livres du plus haut prix ne sont pas auxprivilégiésmais je ne veux indisposer personne. Ondit encore: Lorsqu'un libraire a fait un lucre honnête sur unouvragen'est-il pas juste qu'un autre en profite ? -- Et pourquoin'en gratifierait-on pas celui qui l'a bien mérité parquelque grande entreprise ? En vérité je ne saispourquoi je m'occupe à répondre sérieusement àdes questions qui ne peuvent être suggérées quepar la stupidité la plus singulière ou l'injustice laplus criante; mais si ce n'est pas à la chosec'est au nombrequ'il faut avoir égard.

1°L'imprimerie et la librairie ne sont pas de ces états denécessité première auxquels on ne peut appliquertrop d'hommes. Si quatre cents libraires suffisent en Franceilserait mal d'y en entretenir huit cents aux dépens d'unmoindre nombre. Louis XIV a tenu pendant vingt ans la porte de cettecommunauté fermée. Il fixa le nombre des imprimeurs. Lemonarque régnantd'après les mêmes vuesainterrompu les apprentissages pendant trente autres années.Quelle raison a-t-on d'abandonner cette police ? Qu'on laisse leschoses dans l'état où elles sont et qu'on n'aille pasdépouiller ceux qui ont placé leurs fonds dans cecommerce en leur donnant des associésou qu'en abolissanttoutes les corporations à la foisil soit libre àchacun d'appliquer ses talents et son industrie comme il y serapoussé par la nature et par l'intérêt; qu'on s'enrapporte aux seuls besoins de la sociétéqui saurabiensans que personne s'en mêledans quelque profession quece soitsuppléer les bras nécessaires ou retrancherles superflus; j'y consenscela me convient à moi et àtous ceux à qui la moindre étincelle de la lumièreprésente est parvenue. Mais malheureusement il y a bien desconditions préliminaires à cet établissement;j'auraisi je ne me trompeoccasion d'en dire un mot àl'occasion de cette foule d'intrus qu'on protège sansréfléchir à ce qu'on fait.

2°Mais parce qu'un libraire aurait perçuje ne dis pas un lucrehonnêtemais un profit énorme d'une entrepriseserait-ce une raison pour l'en dépouiller ? Cela fait rire.C'est précisément comme si un citoyen qui n'auraitpoint de maison sollicitait celle de son voisin que cette propriétéaurait suffisamment enrichi.

3°Pour évaluer les avantages d'un commerçant sur uneentreprise qui lui succèdene faut-il pas mettre en compteles pertes qu'il a faites sur dix autres qui ont manqué ? Maiscomment connaître ces deux termes qu'il faut compenser l'un parl'autre ? C'estmonsieurpar la fortune des particuliers. Voilàla seule donnéeet elle suffit. Orje le disje le répèteet aucun d'eux ne m'en dédiraquelque contraire que cela soità leur crédit: la communauté des libraires estune des plus misérables et des plus décriéescesont presque tous des gueux. Qu'on m'en cite une douzaine sur troiscent soixante qui aient deux habitset je me charge de démontrerqu'il y en a quatre sut ces douze dont la richesse n'a presque riende commun avec les privilèges.

4° Sivous croyezmonsieurque ces privilèges tant enviéssoient la propriété d'un seulvous vous trompez; iln'y en a presque point de quelque valeur qui ne soit commun àvingt ou vingt-cinq personneset il faut savoir quelle misèrec'est quand il s'agit d'obtenir de chacun la quotité dedépense proportionnée à sa part dans les cas deréimpression. Il y en a quihors d'état de la fournirabandonnent à leurs associés leur intérêttantôt avanttantôt après la réimpression.Un faitmonsieurc'est que la compagnie des associés duRacine in-quartoaprès dix ansn'a pu se liquider avecl'imprimeur. C'est pourtant du Racine que je vous parleouimonsieurdu Racine ! Il ne se passe presque pas une annéesans qu'il se vende quelques-unes de ces parts à la chambre.Que les promoteurs des nouvelles vues s'y rendentqu'ils s'enfassent adjudicataires et qu'ils possèdent sans rapine et sanshonte un bien qu'on n'enlèverait que de force auxpropriétaires et dont ils ne se verraient point dépouilléssans douleur. Et surtout qu'on ne me parle pas de la gratificationd'un citoyen qu'on revêt de la dépouille d'un autre.C'est profaner la langue de l'humanité et de la bienfaisanceen la mettant sur les lèvres de la violence et de l'injustice.J'en appelle à tout homme de bien: s'il avait eu le bonheur debien mériter de sa nationsouffrirait-il qu'on reconnûtses services d'une manière aussi atroce ? Je ne puism'empêcher de porter ici la parole aux demoiselles de LaFontaine et de leur faire une prédiction qui ne tardera pas àse vérifier. Elles ont imaginé sans doutesur lemérite de l'ouvrage de leur aïeulque le ministèreles avait gratifiées d'un présent important. Je leurannonce quemalgré toute la protection possibleelles serontcontrefaites en cent endroits; qu'à moins qu'elles nel'emportent sur le manufacturier régnicole ou étrangerpar quelque édition merveilleuseet conséquemment d'ungrand prix et d'un débit très étroitqui attirel'homme de luxe ou le littérateur curieuxle libraire deParis et celui de province s'adresseront au contrefacteurne fût-ceque par ressentiment; qu'un effet précieux dépériraentre leurs mains; qu'elles chercheront à s'en défaire;qu'on n'en voudra qu'à vil prixparce qu'on ne comptera pasplus sur leur cession que sur celle de leur aïeul; quecependantcomme il y a de la canaille dans tous les corps et qu'ellene manque pas dans la librairieil se trouvera un particulier sanshonneur et sans fortune qui se déterminera à acquérird'elleset que cet homme haï et perdu n'aura jamais lajouissance paisible et lucrative de sa possession. -- Cependantcontinuez-vousil y a de votre aveu des ouvrages importants quimanquent et dont nous avons besoin; comment en obtiendrons-nous lesréimpressions ? -- Comment ? Je ne balance pas à vousle dire: en raffermissant les privilèges ébranlésen maintenant les lois de cette propriété. Poursuivezsévèrement les contrefacteursportez-vous avec unfront terrible dans les cavernes de ces voleurs clandestins. Puisquevous tirez des subsides considérables des corporationset quevous n'avez ni la force ni le moyen de les anéantir; puisquevous avez assez de justice pour sentir qu'en les privant des droitsque vous leur avez accordésil ne faut pas les laisser sousle poids des dettes qu'elles ont contractées dans vos besoinsurgents; puisque vous n'êtes pas en état de payer cesdettes; puisque vous continuez à leur vendre votre pernicieusefaveursoutenez-les du moins de toute votre forcejusqu'à ceque vous ayez dans vos coffres de quoi les dissoudre. Sévissezcontre des intrus qui s'immiscent de leur commerce et qui leurenlèvent leurs avantages sans partager leurs charges; que cesintrus n'obtiennent point vos privilèges; que les maisonsroyales ne leur servent plus d'asile; qu'ils ne puissent introduireni dans la capitale ni dans les provinces des éditionscontrefaites; remédiez sérieusement à ces abuset vous trouverez des compagnies prêtes à seconder vosvues. N'attendez rien d'important de vos protégéssubalternes; mais rienje vous le diset moins encore d'uncommerçant qui luttera contre l'indigence et à qui vousimposeriez vainement un fardeau supérieur à ses forces.C'est une terre effritée à laquelle vous demandez dufruit en la sevrant de ses engrais ordinaires. Que diriez-vousmonsieurd'un marchand qui vous vendrait chèrementet quientretiendrait encore à sa porte un voleur pour vousdépouiller au sortir de chez lui ? C'est ce que vous faites.

-- Notrepositionme direz-vousest embarrassante. -- Je le sais.

Mais c'estvous-même qui vous y êtes mis par mauvaise politiquec'est votre indigence qui vous y retient. Il ne faut pas châtierl'innocent des fautes que vous avez faites et m'arracher d'une maince que vous continuez de me vendre de l'autre. Maisencore une foisL'abolissement des corporationsquand vous en seriez le maîtredemainn'a rien de commun avec les privilèges. Ce sont desobjets si confondus dans votre esprit que vous avez peine àles séparer. Quand il serait libre à tout le monded'ouvrir boutique dans la rue Saint-JacquesL'acquéreur d'unmanuscrit n'en serait pas moins un vrai propriétaireen cettequalité un citoyen sous la sauvegarde des loiset lecontrefacteur un voleur à poursuivre selon toute leursévérité. Plus l'état actuel del'imprimerie et de la librairie serait exposé avec véritémoins il paraîtrait vraisemblable. Permettezmonsieurque jevous suppose un moment imprimeur ou libraire. Si vous vous êtesprocure un manuscrit à grands fraissi vous en avez sollicitéle privilègequ'on vous l'a accordéque vous ayez misun argent considérable à votre éditionrienépargnéni pour la beauté du papierni pourcelle des caractèresni pour la correctionet qu'au momentoù vous paraîtrezvous soyez contrefait et qu'un hommeà qui la copie n'a rien coûté vienne débitersous vos yeux votre propre ouvrage en petits caractères et enmauvais papierque penserez-vous ? que direz-vous ? Mais s'il arriveque ce voleur passe pour un honnête homme et pour un boncitoyen; si ses supérieurs l'exhortent à continuer; siautorisé par les règlements à le poursuivrevous êtes croisé par les magistrats de sa ville; s'ilvous est impossible d'en obtenir aucune justice; si les contrefaçonsétrangères se joignent aux contrefaçons duroyaume; si un libraire de Liège écrit impudemment àdes libraires de Paris qu'il va publier Le Spectacle de la naturequi vous appartientou quelques-uns des Dictionnaires portatifsdont vous aurez payé le privilège une somme immenseetque pour en faciliter le débit il y mette votre nom; s'ils'offre à les envoyer; s'il se charge de les rendre oùl'on jugera à proposà la porte de votre voisinsanspasser à la chambre syndicale; s'il tient parole; si ceslivres arrivent; si vous recourez au magistrat et qu'il vous tournele dosne serez-vous pas consternédécouragéet ne prendrez-vous pas le parti ou de rester oisifou de volercomme les autres ? Et dans ce découragement où vousseriez tombé vous-même à la place du commerçants'il arrivaitmonsieurque quelque innovation mal entenduesuggérée par un cerveau creux et adoptée par unmagistrat à tête étroite et bornéesejoignît aux dégoûts que l'imprimerie et lalibrairie et les lettres ont déjà souffertset lesbannît de la Francevoilà vos relieursvos doreursvos papetiers et d'autres professions liées à celle-ciruinées. C'est fait de la vente de vos peauxmatièrespremières que l'étranger saura bien tirer du royaumelorsque le prix en sera baisséet vous renvoyer toutesfabriquéescomme il a déjà commencé defaire. Ces suites ne vous paraissent-elles pas inévitableslorsque vos imprimeurs et vos libraireshors d'état desoutenir leur commerce et leurs manufacturesen seront réduitsaux petits profits de la commission ? Et ne vous flattez pasmonsieurque le mal soit fort éloigne. Déjà laSuisseAvignon et les Pays-Basqui n'ont point de copie àpayer et qui fabriquent à moins de frais que vousse sontapproprié des ouvrages qui n'auraient dû être etqui n'avaient jamais été imprimés qu'ici.Avignon surtoutqui n'avaitil y a dix ansque deux imprimerieslanguissantesen a maintenant trente très occupées.Est-ce qu'on écrit à Avignon ? Cette contrées'est-elle policée ? Y a-t-il des auteursdes gens de lettres? Nonmonsieur; c'est un peuple tout aussi ignoranttout aussihébété qu'autrefois; mais il profite del'inobservation des règlements et inonde de ses contrefaçonsnos provinces méridionales. Ce fait n'est point ignoré.S'en alarme-t-on ? Aucunement. Est-ce qu'on s'alarme de rien ? Maisil y a pis. Vos libraires de Parismonsieurouivos libraires deParisprivés de cette branche de commercesoit lâchetésoit misèreou toutes les deuxprennent partie de ceséditions. Quant à ceux de provincehélas !c'est presque inutilement qu'on ouvrirait aujourd'hui des yeux qu'ona tenus si longtemps fermés sur leurs contraventions; ils nese donnent plus la peine de contrefaire. Ce vol ne leur est plusassez avantageuxils suivent l'exemple de la capitale et acceptentles contrefaçons étrangères. Et ne croyez pasque j'exagère. Un homme que je ne nommerai paspar égardpour son état et pour son mérite personnelavaitconseillé aux imprimeurs de Lyon de contrefaire l'Histoireecclésiastique de Racineen quatorze volumes in-douze; iloubliait en ce moment qu'il en avait coûté auxpropriétaires et privilégiés des sommesconsidérables pour le manuscrit et d'autres sommesconsidérables pour l'impression. Le contrefacteuravec moinsde consciencen'était pas fait pour avoir plus de mémoire.Cependant la contrefaçon et le vol conseillé n'ont paseu lieu. Une édition d'Avignon a arrêté toutcourt le libraire de Lyonqui s'en applauditparce qu'il a mieuxtrouvé son compte à prendre partie de la contrefaçonétrangère.

Encore unmoment de persécution et de désordreet chaquelibraire se pourvoira au loin selon son débit. Ne s'exposantplus à perdre les avances de sa manufactureque peut-il fairede plus prudent ? Mais l'État s'appauvrira par la perte desouvriers et la chute des matières que votre sol produitetvous enverrez hors de vos contrées l'or et l'argent que votresol ne produit pas.

Maismonsieurvous êtes-vous jamais informé de la nature deséchanges du libraire français avec le libraire étranger? Ce ne sont le plus souvent que de mauvais livres qu'on donne pourd'aussi mauvais qu'on reçoitdes maculatures qui circulentdix fois de magasins en magasins avant que d'arriver à leurvraie destinationet cela après des frais énormes deport et de voiturequi ne rentrent plus. Loin donc de songer àétendre la concurrenceil serait peut-être mieux deporter l'exclusif jusqu'aux ouvrages imprimés pour la premièrefois chez l'étranger. Je dis peut-être et je diraissûrements'il était possible d'obtenir la mêmejustice pour lui; mais il n'y faut pas penser. Les commerçantsd'une nation sont et seront toujours en état de guerre avecles commerçants d'une autre. L'unique ressource est donc defermer l'entrée à leurs éditionsd'accorder desprivilèges pour leurs ouvrages au premier occupantousil'on aime mieuxde les traiter comme les manuscrits des auteursanciensdont on ne paye point d'honoraires et qui sont de droitcommunet d'imiter leur célérité à nouscontrefaire. Voilà pour les livres qui ne contiennent rien decontraire à nos principesà nos moeursà notregouvernementà notre culteà nos usages. Quant auxautrespermettez que je renvoie mon avis à quelques lignesplus basoù je vous parlerai des permissions tacites. J'aientendu dire: « Mais puisqu'on ne peut empêcherl'étranger de nous contrefairepourquoi ne pas autoriser lerégnicole ? Volés pour volésil vaut encoremieux que nos propriétaires le soient par un Françaisleur voisinque par un Hollandais. »

Nonmonsieurcela ne vaut pas mieux; par quelque considérationque ce soitil ne faut encouragerau mépris des moeurs etdes loisles concitoyens à se piller les uns les autres. Maisencore une foisfaites de votre mieux par l'exécution strictedes règlements pour fermer l'entrée à toutecontrefaçon étrangère. Que le HollandaisleGenevois ou l'Avignonnais perde plus par la saisie d'une éditioninterceptée qu'il ne peut gagner sur dix qui passeront enfraude. Multipliez ses hasards comme vous le devezsoutenez votrelégitime commerçant de toute votre autorité etabandonnez le reste à sa vigilance et à son industrie.Aussitôt que son édition sera prête àparaîtrene doutez pas que ses correspondants n'en soientinformés aux deux extrémités du royaume; que laplus grande partie de son édition ne soit placée; quece correspondantpressé de jouir de notre impatienceincertain qu'il puisse se pourvoir au loinet presque sûrd'être saisi et châtié s'il vend une éditioncontrefaiten'accepte le papier manufacturé du libraire de lacapitaleet que le commerçant étranger n'envoie quebien rarement dans nos provinces une marchandise dont elles serontfournies. -- Mais si nous ne prenons pas ses livresil ne prendrapas les nôtres. -- Et vous ne pensez pas que c'est votre bienqu'il vous envoie; il n'a rien qui soit à luiil produit àpeine une malheureuse brochure dans une année. Voilàmonsieurce que j'avais à vous dire des privilèges dela librairie. Je peux m'être trompé en quelques pointsmais de peu d'importance; avoir donné à certainesraisons plus de poids qu'elles n'en ont; n'être pas encoreassez profondément initié dans la profession pouratteindre à une juste évaluation des avantages et desdésavantages; mais je suis sûr de ma sincéritésinon de mes lumières. Je n'ai ni dans cette affaire ni dansaucune autre de ma vie consulté mon intérêtparticulier aux dépens de l'intérêt général;aussi ai-je la réputation d'homme de bienet ne suis pas fortriche. D'où je concluspour terminer ce point que j'ai traitéle plus au long parce qu'il m'a semblé le plus important:

1° Queles lois établies successivement depuis deux sièclesen connaissance de causeinspirées par des inconvénientstrès réels que je vous ai exposés àmesure qu'ils y donnaient lieumaintenues en partie sous un règnepar l'autorité de Louis XIIIdu cardinal de Richelieu et deses successeurs au ministèredevenues généralessous le règne suivant par l'autorité de Louis XIVduchancelier Séguier et de Colbertlois dont vous devezconnaître à présent toute la nécessitési vous voulez conserver quelque splendeur à votre librairieà votre imprimerie et à votre littératuresoient à jamais raffermies.

2°Queconformément aux lettres patentes du 20 décembre164927 janvier 1665 et aux différents arrêts donnésen conséquence par Louis XIV et le souverain régnantspécialement au règlement du 28 février 'articles premier et suivantsles privilèges soient regardéscomme de pures et simples sauvegardes; les ouvrages acquis comme despropriétés inattaquableset leurs impressions etréimpressions continuées exclusivement à ceuxqui les ont acquisesà moins qu'il n'y ait dans l'ouvragemême une clause dérogatoire.

3° Quela translation ou le partage ne s'en fassent jamais que dans le casunique où le légitime possesseur le laisseraitlibrement et sciemment en non-valeur.

4° Queces privilèges et les permissions continuent à êtreportés sur le registre de la chambre syndicale de Paris.

5° Quele syndic soit autorisé comme de raison à suspendrel'enregistrementquand il y sera fait oppositionou qu'il connaîtraque le privilège présenté préjudicie auxdroits d'un tierset ce jusqu'à la décision duchancelier.

6° Queles livres étrangers susceptibles de privilèges etd'autorisation publique appartiennent au premier occupant comme unbien propreou soient déclarés de droit communcommeon le jugera plus raisonnable.

7° Queles lois sur l'entrée de ces livres dans le royaumeetnotamment l'article 92 du règlement de 1723soientrigoureusement exécutéset qu'il n'en passe aucun quine soit déchargé dans les chambres syndicales oùles ballots doivent s'arrêter.

8°Qu'il soit pris à l'avenir toutes les précautionsconvenables pour que ces ballots ne soient pas divertisfrauduleusementcomme il est arrivé par le passé.

9°Quequant au commerce de la librairie d'Avignoncontre lequel onn'a point encore imaginé de moyens suffisantsil soit défendude sortir aucuns livres du Comtat sans un acquit-à-cautionpris aux Fermes du roid'où il serait envoyé toutesles semaines au chancelier un état et catalogue des livrescontenus dans les ballots; que ces acquits soient visés aubureau de Noves pour être déchargés à Aixaprès la visite des syndics et adjointsou au bureau deTulette pour être déchargés à Valence parl'imprimeur des Fermes assisté d'un premier commis; ou aubureau de Villeneuve pour être déchargés àLyon ou à Montpelliersuivant leurs différentesdestinationsaprès la visite des syndics et adjoints; quetous les ballots qui arriveront d'Avignon dans le royaume pard'autres voies ou sans un acquit-à-caution visé commeil est ditsoient saisissables par un inspecteur ambulant sur lafrontièrepréposé par le fermier commis àcet effetet chargé d'envoyer au chancelier l'état deces livres saisis pour recevoir les ordres du magistrat et lesexécuter conformément aux règlements; que surcet état les syndics et adjoints de la communauté deParis soient appelés poursur leurs observationsstatuer ceque de raisonetc. Il me semblemonsieurque ces demandes sontégalement fondées sur la justiceles lois et le bienpublicet que le seul moyen d'arrêter la ruine entièrede cette communauté et de rallumer quelque émulationdans des commerçants que découragent l'inutilitéde leurs efforts et les pertes journalières qu'ils essuientdans des entreprises qui leur avaient été lucratives etqui le redeviendront lorsque les règlements seront tenus envigueurest d'y faire droitsurtout si vous acquiescez à ceque je vais vous dire des permissions tacites. Cet article est un peuplus délicat que le précédent; toutefois je vaism'en expliquer librement; vous laisserez là mon expressionlorsqu'elle vous paraîtra outrée et trop crueet vousvous arrêterez à la chose. Je vous dirai d'abord:monsieurmonsieurles vrais livres illicitesprohibéspernicieuxpour un magistrat qui voit justequi n'est pas préoccupéde petites idées fausses et pusillanimes et qui s'en tient àl'expériencece sont les livres qu'on imprime ailleurs quedans notre pays et que nous achetons de l'étrangertandis quenous pourrions les prendre chez nos manufacturierset il n'y en apoint d'autres. Si l'on met entre l'autorisation authentique etpublique et la permission tacite d'autres distinctions que celles dela décence qui ne permet pas qu'on attaque avec le privilègedu roi ce que le roi et la loi veulent qu'on respecteon n'y entendrienmais rien du tout; et celui qui s'effarouche de ce débutne doit pas aller plus loin; cet homme n'est fait ni pour lamagistrature ni pour mes idées. Mais si vous avezmonsieurL'âme ferme que je vous crois et que vous m'écoutiezpaisiblementmon avis sera bientôt le vôtreet vousprononcerez comme moi qu'il est presque impossible d'imaginer unesupposition d'un cas où il faille refuser une permissiontacite; car on n'aura certainement pas le front de s'adresser àvous pour ces productions infâmes dont les auteurs et lesimprimeurs ne trouvent pas assez profondes les ténèbresoù ils sont forcés de se réfugieret qu'on nepublierait en aucun lieu du mondeni à Parisni àLondresni à Amsterdamni à Constantinopleni àPékinsans être poursuivi par la vengeance publiqueetdont tout honnête homme rougit de prononcer le titre. Lapermission taciteme direz-vousn'est-elle pas une infraction de laloi générale qui défend de rien publier sansapprobation expresse et sans autorité ? -- Cela se peutmaisl'intérêt de la société exige cetteinfractionet vous vous y résoudrez parce que toute votrerigidité sur ce point n'empêchera point le mal que vouscraignezet qu'elle vous ôterait le moyen de compenser ce malpar un bien qui dépend de vous -- Quoi ! je permettrail'impressionla distribution d'un ouvrage évidemmentcontraire à un culte national que je crois et que je respecteet je consentirai le moins du monde qu'on insulte à celui quej'adoreen la présence duquel je baisse mon front tous lesjoursqui me voitqui m'entendqui me jugeraqui me remettra sousles yeux cet ouvrage même ? -- Ouivous y consentirez; eh ! ceDieu a bien consenti qu'il se fitqu'il s'imprimâtil estvenu parmi les hommes et il s'est laissé crucifier pour leshommes. -- Moi qui regarde les moeurs comme le fondement le plus sûrpeut-être le seuldu bonheur d'un peuplele garant le plusévident de sa duréeje souffrirai qu'on répandedes principes qui les attaquentqui les flétrissent ? -- Vousle souffrirez. -- J'abandonnerai à la discussion téméraired'un fanatiqued'un enthousiastenos usagesnos loisnotregouvernementles objets de la terre les plus sacréslasécurité de mon souverainle repos de mes concitoyens? -- Cela est durj'en conviensmais vous en viendrez làouivous en viendrez là tôt ou tardavec le regret dene l'avoir pas osé plus tôt.

Il nes'agit pas icimonsieurde ce qui serait le mieuxil n'est pasquestion de ce que nous désirons tous les deuxmais de ce quevous pouvezet nous disons l'un et l'autre du plus profond de notreâme: « Périssentpérissent à jamaisles ouvrages qui tendent à rendre l'homme abrutifurieuxperverscorrompuméchant ! » Mais pouvez vous empêcherqu'on écrive ? -- Non. -- Eh bien ! vous ne pouvez pas plusempêcher qu'un écrit ne s'imprime et ne devienne en peude temps aussi commun et beaucoup plus recherchévenduluque si vous l'aviez tacitement permis. Bordezmonsieurtoutes vosfrontières de soldatsarmez-les de baïonnettes pourrepousser tous les livres dangereux qui se présenterontetces livrespardonnez-moi l'expressionpasseront entre leurs jambesou sauteront par-dessus leurs têteset nous parviendront.Citez-moije vous prieun de ces ouvrages dangereuxproscritquiimprimé clandestinement chez l'étranger ou dans leroyaumen'ait été en moins de quatre mois aussi communqu'un livre privilégié ? Quel livre plus contraire auxbonnes moeursà la religionaux idées reçuesde philosophie et d'administrationen un mot à tous lespréjugés vulgaireset par conséquent plusdangereux que les Lettres persanes ? que nous reste-t-il àfaire de pis ? Cependant il y a cent éditions des Lettrespersanes et il n'y a pas un écolier des Quatre Nations quin'en trouve un exemplaire sur le quai pour ses douze sous. Qui est-cequi n'a pas son Juvénal ou son Pétronetraduits ? Les réimpressions du Décaméronde Boccacedes Contes de La Fontainedes romans deCrébillonne sauraient se compter. Dans quelle bibliothèquepublique ou particulière ne se trouvent pas les Penséessur la comètetout ce que Bayle a écritL'Espritdes loisle livre De l'espritL'Histoire desfinancesL'Émile de Rousseauson Héloiseson Traité de l'inégalité des conditionset cent mille autres que je pourrais nommer ? Est-ce que noscompositeurs français n'auraient pas aussi bien impriméau bas de la première page: Chez MerkusàAmsterdamque l'ouvrier de Merkus ? La police a mis en oeuvretoutes ses machinestoute sa prudencetoute son autoritépour étouffer le Despotisme oriental de feu Boulangeret nous priver de la Lettre de Jean-Jacques à l'archevêquede Paris. Je ne connais pas une seconde édition duMandement de l'archevêque; mais je connais cinq ou sixéditions de l'un et l'autre ouvrageet la province nous lesenvoie pour trente sous. Le Contrat socialimprimé etréimprimés'est distribué pour un petit écusous le vestibule du palais même du souverain.

Qu'est-ceque cela signifie ? C'est que nous n'en avons ni plus ni moins cesouvrages; mais que nous avons payé à l'étrangerle prix d'une main-d'oeuvre qu'un magistrat indulgent et meilleurpolitique nous aurait épargné et que nous avons étéabandonnés à des colporteurs quiprofitant d'unecuriosité doubléetriplée par la défensenous ont vendu bien chèrement le péril réel ouprétendu qu'ils couraient à la satisfaire.

Entre lesproductions qui ne comportent que la permission taciteil en fautdistinguer de deux sortes: les unes d'auteurs étrangers etdéjà publiées hors du royaumeles autresd'auteurs régnicolemanuscrites ou publiées sous titreétranger.

Sil'auteur est un citoyen et que son ouvrage soit manuscritaccueillez-leprofitez de la confiance qu'il vous montre en vousprésentant un ouvrage dont il connaît mieux la hardiesseque vouspour l'amener ou à la suppression totale par lerespect qu'il doit aux usages de son pays et la considérationde son propre reposou du moins à une forme plus modéréeplus circonspecteplus sage. Il n'y a presque rien que vous nepuissiez obtenir du désir qu'il aura de faire imprimer àcôté de luide relire ses épreuvesde secorrigeret de la commodité qu'il trouvera sous votreindulgente protection de s'adresser à un commerçant quilui fasse un parti honnête. C'est ainsi que vous concilierezautant qu'il est en vous deux choses trop opposées pour seproposer de les accorder parfaitementvos opérationsparticulières et le bien public. Si l'auteurcomme il peutarriverne veut rien sacrifiers'il persiste à laisser sonouvrage tel qu'il l'a faitrenvoyez-le et l'oubliezmais d'un oublitrès réel. Songez qu'après une menace ou lemoindre acte d'autoritévous n'en reverrez plus. On négligeral'intérêt pour un tempset les productions s'en irontdroit chez l'étrangeroù les auteurs ne tarderont pasà se rendre. -- Eh bien ! tant mieuxdirez-vousqu'ils s'enaillent. -- En parlant ainsi vous ne pensez guère à ceque vous dites; vous perdrez les hommes que vous aviezvous n'enaurez pas moins leurs productionsvous les aurez plus hardieset sivous regardez ces productions comme une source de corruptionvousserez pauvres et abrutis et n'en serez pas moins corrompus. -- Lesiècle devient aussi trop éclairé. -- Ce n'estpas celac'est vous qui ne l'êtes pas assez pour votre siècle.-- Nous n'aimons pas ceux qui raisonnent. -- C'est que vous redoutezla raison.

Sil'ouvrage a parusoit dans le royaumesoit chez l'étrangergardez-vous bien de le mutiler d'une ligne; ces mutilations neremédient à rienelles sont reconnues dans un momenton appelle une des éditions la bonne et l'autre la mauvaiseon méprise celle-cielle resteet la premièrequiest communément l'étrangèren'en est que plusrecherchée; pour quatre mots qui vous ont choqué et quenous lisons malgré vousvoilà votre manufacturierruinéet son concurrent étranger enrichi. S'il n'y apoint de milieucomme l'expérience de tous les temps doitvous l'avoir apprisqu'un ouvrage quel qu'il soit sorte de vosmanufactures ou qu'il passe à l'étranger et que vousl'achetiez de lui tout manufacturén'ayant rien àgagner d'un côtéL'intérêt du commerce àblesser de l'autreautorisez donc votre manufacturierne fût-ceque pour sauver votre autorité du mépris et vos lois del'infractioncar votre autorité sera mépriséeet vos lois enfreintesn'en doutez pastoutes les fois que leshasards seront à peu près compensés par leprofitet il faut que cela soit toujours. Nous avons vu votresévérité porter en vingt-quatre heures le prixd'un in-douze de trente-six sous à deux louis. Je vousprouverais qu'en cent occasions l'homme expose sa vie pour lafortune. La fortune est présentele péril paraîtéloignéet jamais aucun magistrat n'aura l'âmeassez atroce pour se dire: « Je pendraije brûleraij'infamerai un citoyen »aussi fermementaussi constammentque l'homme entreprenant s'est dit à lui-même: «Je veux être riche. » Et puis il n'y a aucun livre quifasse quelque bruit dont il n'entre en deux mois 200300400exemplairessans qu'il y ait personne de compromis; et chacun de cesexemplaires circulant en autant de mainsil est impossible qu'il nese trouve un téméraire entre tant d'hommes avides degainsur un espace de l'étendue de ce royaumeet voilàl'ouvrage commun.

Si vousautorisez par une permission tacite l'édition d'un ouvragehardidu moins vous vous rendez le maître de la distributionvous éteignez la première sensationet je connais centouvrages qui ont passe sans bruitparce que la connivence dumagistrat a empêché un éclat que la sévéritén'aurait pas manqué de produire.

Si cetéclat a eu lieumalgré toute votre circonspectionnelivrez point votre auteurce serait une indignité;n'abandonnez point votre commerçant qui ne s'est engagéque sous votre bon plaisir; mais crieztonnez plus haut que lesautres; ordonnez les plus terribles perquisitions; qu'elles sefassent avec l'appareil le plus formidable; mettez en l'air l'exemptle commissaireles syndicsla garde; qu'ils aillent partoutdejouraux yeux de tout le mondeet qu'ils ne trouvent jamais rien.Il faut que cela soit ainsi. On ne peut pas dire à certainesgens et moins encore leur faire entendre que vous n'avez tacitementpermis ici la publication de cet ouvrage que parce qu'il vous étaitimpossible de l'empêcher ailleursou iciet qu'il ne vousrestait que ce moyen sûr de mettre à couvertpar votreconnivence forcéeL'intérêt du commerce. Ceuxd'entre eux qui paraîtront le plus vivement offensés duconseil que j'ose vous donner sont ou de bons israélites quin'ont ni vuesni expérienceni sens commun; les autres desméchants très profonds qui se soucient on ne peut pasmoins de l'intérêt de la sociétépourvuque le leur soit à couvertcomme ils l'ont bien fait voir endes occasions plus importantes. Écoutez-lesinterrogez-leset vous verrez qu'il ne tiendrait pas à eux qu'ils ne vousmissent un couteau à la main pour égorger la plupartdes hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de n'être pas deleur avis. Ce qu'il y a de singulierc'est que depuis qu'ilsexistent ils s'arrogentau mépris de toute autoritéla liberté de parler et d'écrire qu'ils veulent nousôterquoique leurs discours séditieux et leurs ouvragesextravagants et fanatiques soient les seuls qui jusqu'àprésent aient troublé la tranquillité des Étatset mis en danger les têtes couronnées. Cependant jen'exclus pas même leurs livres du nombre de ceux qu'il fautpermettre tacitement; mais que le commerce de tous livres prohibésse fasse par vos libraires et non par d'autres. Le commerce delibrairie fait par des particuliers sans état et sans fondsest un échange d'argent contre du papier manufacturé;celui de vos commerçants en titre est presque toujours unéchange d'industrie et d'industriede papier manufacturéet de papier manufacturé. Vous savez quel fut le succèsdu Dictionnaire de Bayle quand il parutet la fureur de toutel'Europe pour cet ouvrage. Qui est-ce qui ne voulut pas avoir unBayle à quelque prix que ce fût ? et qui est-ce qui nel'eut pas malgré toutes les précautions du ministère? Les particuliers qui n'en trouvaient point chez nos commerçantss'adressaient à l'étranger; L'ouvrage venait par desvoies détournées et notre argent s'en allait. Lelibraireexcité par son intérêt palliéd'une considération saine et politiques'adressa au ministreet n'eut pas de peine à lui faire sentir la différenced'un commerce d'argent à papierou de papier à papier;le ministre lui répondit qu'il avait raisoncependant qu'iln'ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle. Cet aveu dela justesse de sa demande et ce refus décidé de lachose demandée l'étonnèrentmais le magistratajouta tout de suite: « C'est qu'il faut faire mieuxil fautl'imprimer ici »; et le Bayle fut imprimé ici.

Or je vousdemande à vousmonsieur: s'il était sage de faire enFrance la troisième ou la quatrième édition duBaylen'y eut-il pas de la bêtise à n'avoir pasfait la seconde ou la première ?

Je nediscuterai point si ces livres dangereux le sont autant qu'on lecriesi le mensongele sophismen'est pas tôt ou tardreconnu et méprisési la vérité qui nes'étouffe jamaisse répandant peu à peugagnant par des progrès presque insensibles sur le préjugéqu'elle trouve établiet ne devenant généralequ'après un laps de temps surprenantpeut jamais avoirquelque danger réel. Mais je vois que la proscriptionpluselle est sévèreplus elle hausse le prix du livreplus elle excite la curiosité de le lireplus il est achetéplus il est lu. Et combien la condamnation n'en a-t-elle pas faitconnaître que leur médiocrité condamnait àl'oubli ? Combien de fois le libraire et l'auteur d'un ouvrageprivilégiés'ils l'avaient osén'auraient-ilspas dit aux magistrats de la grande police: « Messieursdegrâceun petit arrêt qui me condamne à êtrelacéré et brûlé au bas de votre grandescalier ? » Quand on crie la sentence d'un livreles ouvriersde l'imprimerie disent: « Bonencore une édition ! »Quoi que vous fassiezvous n'empêcherez jamais le niveau des'établir entre le besoin que nous avons d'ouvrages dangereuxou nonet le nombre d'exemplaires que ce besoin exige. Ce niveaus'établira seulement un peu plus vitesi vous y mettez unedigue. La seule chose à savoirtout le reste ne signifiantriensous quelque aspect effrayant qu'il soit proposéc'estsi vous voulez garder votre argent ou si vous voulez le laissersortir. Encore une foiscitez-moi un livre dangereux qui nousmanque. Je pense donc qu'il est utile pour les lettres et pour lecommerce de multiplier les permissions tacites à l'infininemettant à la publication et à la distribution d'unlivre qu'une sorte de bienséance qui satisfasse les petitsesprits. On défère un auteurles lois le proscriventson arrêt se publieil est lacéré et brûléet deux mois après il est exposé sur les quais. C'estun mépris des lois manifeste qui n'est pas supportable. Qu'unlivre proscrit soit dans le magasin du commerçantqu'il levende sans se compromettre; mais qu'il n'ait pas l'impudence del'exposer sur le comptoir de sa boutiquesans risquer d'êtresaisi. Je pense quesi un livre est acquis par un libraire qui en apayé le manuscrit et qui l'a publié sur une permissiontacitecette permission tacite équivaut à unprivilège; le contrefacteur fait un vol que le magistratpréposé à la police de la librairie doit châtierd'autant plus sévèrement qu'il ne peut êtrepoursuivi par les lois. La nature de l'ouvrage qui empêche uneaction juridique ne fait rien à la propriété. Sil'ouvrage prohibé dont on sollicite ici l'impression a étépublié chez l'étrangeril semble rentrer dans laclasse des effets de droit commun; on peut en user comme le règlementou plutôt l'usage en ordonne des livres anciens: la copie n'arien coûté au libraireil n'a nul titre de propriété;faites là-dessus tout ce qu'il vous plairaou l'objet d'unefaveurou la récompense d'un libraireou celle d'un homme delettresou l'honoraire d'un censeurou la propriétédu premier occupant; maisencore une foisne souffrez pas qu'on lesmutile. Mais plus je donne d'étendue aux permissions tacitesplus il vous importe de bien choisir vos censeurs. Que ce soient desgens de poids par leurs connaissancespar leurs moeurs et laconsidération qu'ils se seront acquise; qu'ils aient toutesles distinctions personnelles qui peuvent en imposer à unjeune auteur. Si j'aidans la chaleur de l'âgedans ce tempsoù pour ouvrir sa porte à la considérationonfait sauter son bonheur par la fenêtrecommis quelques fautes1combien je les ai réparées ! Je ne saurais dire lenombre de productions de toutes espèces sur lesquelles j'aiété consulté et que j'ai retenues dans lesportefeuilles des auteursen leur remontrant avec force lespersécutions auxquelles ils allaient s'exposerles obstaclesqu'ils préparaient à leur avancementles troubles donttoute leur vie se remplirait et les regrets amers qu'ils en auraient.Il est vrai que j'en parlais un peu par expérience; mais sij'ai réussiquels services ne serait-on pas en étatd'attendre d'hommes plus importants ? Quand j'ouvre mon Almanachroyal et que je trouveau milieu d'une liste énorme et àcôté des noms de MM. Ladvocatbibliothécaire deSorbonneSaurinAstrucSénacMorandLouisClairautDeparcieuxCapperonierBarthélemyBéjot et quelquesautres que je ne nomme pas et que je n'en révère pasmoinsune foule de noms inconnusje ne saurais m'empêcher delever les épaules. Il faut rayer les trois quarts de ces gensqui ont été revêtus de la qualité de jugesde nos productions dans les sciences et dans les artssans qu'onsache trop sur quels titres; conserver le petit nombre des autres quisont très en état de donner un bon conseil àl'auteur sur son ouvrageet leur faire un sort digne à peuprès de leurs fonctions.

Il y adéjà quelques pensions: qui empêcherait d'ajouterà cette expectative un petit tribut sur l'ouvrage mêmecensuré ? Outre l'exemplaire qui revient au censeursinon dedroitau moins d'usagepourquoi ne lui fixerait-on pas un honorairerelatif au volumequi serait à la charge de l'auteur ou dulibraire ? par exemple dix-huit livres pour le volume in-douzeunlouis pour l'in-octavotrente-six livres pour l'in-quartodeuxlouis pour l'in-folio; cette taxe ne serait pas assez onéreusepour qu'on s'en plaignît. Ce n'est rien si l'ouvrage réussit;c'est un bien léger accroissement de perte s'il tombe; etpuiselle ne serait payée qu'au cas que l'ouvrage fûtjugé susceptible de privilège ou de permission tacite.

La choseest tout à fait différente à Londres: il n'y ani privilèges ni censeurs. Un auteur porte son ouvrage àl'imprimeuron l'imprimeil paraît. Si l'ouvrage méritepar sa hardiesse l'animadversion publiquele magistrat s'adresse àl'imprimeur; celui-ci tait ou nomme l'auteur: s'il le taitonprocède contre lui; s'il le nomme on procède contrel'auteur. Je serais bien fâché que cette polices'établît ici; bientôt elle nous rendrait tropsages. Quoi qu'il en soits'il importe de maintenir les règlementsdes corporationspuisque c'est un échange que le gouvernementaccorde à quelques citoyens des impositions particulièresqu'il assied sur euxdu moins jusqu'à ce que des temps plusheureux lui permettent d'affranchir absolument l'industrie de cesentraves pernicieuses par l'acquit des emprunts que ces corporationsont faits pour fournir à ces impositionsje puis et je nebalance pas à vous dénoncer un abus qui s'accroîtjournellement au détriment de la communauté et ducommerce de la librairie: je parle de la nuée de ces gens sansconnaissancessans titre et sans aveuqui s'en immiscent avec unepublicité qui n'a pas d'exemple. A l'abri des protectionsqu'ils se sont faites et des asiles privilégiés qu'ilsoccupentils vendentachètentcontrefontdébitentdes contrefaçons du pays ou étrangères etnuisent en cent manières diversessans avoir la moindreinquiétude sur la sévérité des lois.Comment est-il possible que la petite commodité que lesparticuliers en reçoivent ferme les yeux au magistrat sur lemal qu'ils font ? Je demande ce que deviendrait notre librairiesila communauté de ce nomréduite aux aboisvenait toutd'un coup à se dissoudre et que tout ce commerce tombâtentre les mains de ces misérables agents de l'étranger;qu'en pourrions-nous espérer ? A présent que par toutessortes de moyens illicites ils sont devenus presque aussi aisésqu'ils le seront jamaisqu'on les assemble tous et qu'on leurpropose la réimpression de quelques-uns de ces grands corpsqui nous manquentet l'on verra à qui l'on doit lapréférenceou à ceux qui ont acquis par leuréducationleur application et leur expériencelaconnaissance des livres anciensrares et précieuxàqui les hommes éclairés s'adressent toujourssoitqu'il s'agisse d'acquérir ou de vendredont les magasins sontles dépôts de toute bonne littérature et qui enmaintiennent la durée par leurs travaux; ou cette troupe degueux ignorants qui n'ont rien que des orduresqui ne savent rien etdont toute l'industrie consiste à dépouiller delégitimes commerçants et à les conduireinsensiblementpar la suppression de leurs rentréesjournalièresà la malheureuse impossibilité denous rendre des services que nous ne pouvons certainement attendred'ailleurs. Où est l'équité de créer unétatde l'accabler de charges et d'en abandonner le bénéficeà ceux qui ne les partagent pas ? C'est une inadvertance etune supercherie indigne d'un gouvernement qui a quelque sagesse ouquelque dignité. Maisdira-t-onque la communauté neles reçoit-elle ? Plusieurs se sont présentés.-- J'en conviens; mais je ne vois pas qu'on puisse blâmer ladélicatesse d'un corps qui tient un rang honnête dans lasociétéd'en rejeter ses valets. La plupart descolporteurs ont commencé par être les valets deslibraires. Ils ne sont connus de leurs maîtres que par desentreprises faites sur leur commerceau mépris de la loi.Leur éducation et leurs moeurs sont suspectesoupour parlerplus exactementleurs moeurs ne le sont pas. On aurait peine àen citer un seul en état de satisfaire au moindre point desrèglements; ils ne savent ni lire ni écrire. Estiennecélèbres imprimeurs d'autrefoisque diriez-vous s'ilvous était accordé de revenir parmi nousque vousjetassiez les yeux sur le corps des libraires et que vous vissiez lesdignes successeurs que vous avez et ceux qu'on veut leur associer !Cependant j'ai conféré quelquefois avec les meilleursimprimeurs et libraires de Pariset je puis assurer qu'il est desarrangements auxquels ils sont tous disposés à seprêter. Qu'on sépare de la multitude de ces intrus unevingtaine des moins notéss'ils s'y trouventet ils nerefuseront point de se les affilier. On en formera une classesubalterne de marchands qui continueront d'habiter les quartiersqu'ils occupentet oùpar une bizarrerie que je vousexpliquerai tout à l'heureles libraires par état nepeuvent se transplanter; ils seront reconnus à la chambresyndicale; ils se soumettront aux règlements généraux;on en pourra faire un particulier pour eux; on fixera les bornes danslesquelles leur commerce se renfermera; ils fournirontproportionnellement aux impositions du corpset les enfants de cesgueux-làmieux élevés et plus instruits queleurs pèrespourront même un jour se présenter àl'apprentissage et y être admis. C'est ainsice me semblequ'on concilierait l'intérêt de la bonne et solidelibrairie et la paresse des gens du monde qui trouvent trèscommodes des domestiques qui vont leur présenter le matin lespetites nouveautés du jour.

Enattendant qu'on prenne quelque parti là-dessussi leslibraires demandent queconformément aux arrêts etrèglements de leur étatet notamment àl'article 4 de celui du 27 février 1723tous ceux qui semêleront de leur commerce sans qualité soient punissuivant la rigueur des loiset que sinonobstant les ordonnances du20 octobre 172114 août 172231 octobre 1754 et 25 septembre1742les maisons royales et autres asiles prostitués àce brigandage paraissent cependant trop respectables pour y faire dessaisies et autres exécutionsil soit sévipersonnellement contre ceux qui y tiendront boutique ouverte etmagasins; je trouve qu'à moins d'un renversement d'équitéqui ne se conçoit pas et qui signifierait: « Je veux queparmi les citoyens il y en ait qui me payent tant pour le droit devendre des livreset je veux qu'il y en ait qui ne me payent rien;je veux qu'il y ait des impositions pour les uns et pointd'impositions pour les autresquoique cette distinction soitruineuse; je veux que ceux-ci soient assujettis à des loisdont il me plaît d'affranchir les autres; je veux que celui àqui j'ai permis de prendre ce titreà condition qu'il mefournirait tel et tel secourssoit vexéet que celui quis'est passé du titre et qui ne m'a rien donné profitede l'avantage que lui donne la vexation que j'exercerai sur sonconcurrent »; il faut accorder au libraire sa demande. Maiscomme vous ne méprisez rien de ce qui tient àl'exercice de vos fonctionset que ce qui sert à vouséclairer cesse d'être minutieux à vos yeuxjevais vous expliquer la première origine de cette nuéede colporteurs qu'on a vu éclore aussi subitement que cesinsectes qui dévorent nos moissons de l'Angoumois. Je larapporte à un règlement qui put être autrefoisraisonnablemais qui par le changement des circonstances est devenutout à fait ridicule. Ce règlementqui date de lapremière introduction de l'imprimerie en Francedéfendà tout libraire et à tout imprimeur de transporter sondomicile au-delà des ponts. L'imprimerie s'établit àParis en 1470. Ce fut Jean de La Pierreprieur de Sorbonnequirendit ce service aux lettres françaises. La maison deSorbonnecélèbre dès ce tempsfut le premierendroit où il plaça les artistes qu'il avait appelés.L'art nouveau divisa la librairie en deux sortes de commerçants:les uns libraires marchands de manuscritset les autres librairesmarchands de livres imprimés. La liaison de deux professionsles réunit en un seul corpstous devinrent imprimeurs etfurent compris indistinctement sous l'inspection de l'Université.L'intérêt de leur commerce les avait rassemblésdans son quartierils y fixèrent leurs domiciles. CharlesVIIIà la sollicitation des fermiers contre le grand nombredes privilégiéspour le diminuerfixaen 1488celuides librairies de l'Université à vingt-quatre; lesautressans participer aux privilègesfurent arrêtespar la commodité du débit aux mêmes endroitsqu'ils habitaient. Cependant le goût de la lecturefavorisépar l'imprimeries'étendit; les curieux de livres semultiplièrentla petite enceinte de la montagne ne renfermaplus toute la science de la capitaleet quelques commerçantssongèrent à se déplacer et à porter leurdomicile au-delà des ponts. La communautéqui d'uneconvenance s'était fait une loi de rigueurs'y opposaet lessyndics et adjointschargés de la police intérieure deleur corpsreprésentèrent que la visite des livres dedehors prenant déjà une grande partie de leur tempsils ne pourraient suffire à celle des imprimeries sis'éloignant les unes des autreselles se répandaientsur un plus grand espace. De là les arrêts du Conseil etdu Parlementet les déclarations rapportées au Code dela librairie sous l'article 12 du règlement de 1723 qui défendaux imprimeurs et libraires de Paris de porter leur domicile hors duquartier de l'Université. Cette petite enceinte futstrictement désignée a ceux qui tiendraient magasin etboutique ouverte et qui seraient en même temps imprimeurs etlibraires. Quant à ceux qui ne seraient que libraireson leuraccorda le dedans du Palaiset l'on permit à quelques autresdont le commerce était restreint à des Heures età des petits livres de prièresd'habiter les environsdu Palais et de s'étendre jusque sur le quai de Gesvres. Toutecette police des domiciles est confirmée depuis 1600 par unesuite de sentencesd'arrêts et de déclarations; elle asubsisté même après la réduction du nombredes imprimeurs de Paris à trente-six. Elle subsiste encoresans qu'il reste aucun des motifs de son institution. Autant l'étatancien de la librairie et des lettres semblait exiger cetarrangementautant leur état actuel en demande la réforme.L'art typographique touche de si près à la religionaux moeursau gouvernement et à tout l'ordre publicque pourconserver aux visites leur exécution prompte et facilepeut-être est-il bien de renfermer les imprimeries dans le pluspetit espace possible. Que le règlement qui les retient dansle seul quartier de l'Université subsisteà la bonneheure. Mais pour les boutiques et magasins de librairiedont lesvisites sont moins fréquentesil est rare que la publicitéde la vente ne mène directement au lieu de la malversationetque l'application du remèdequand il en est besoinsoit ouretardée ou empêchée par aucun obstacle.D'ailleurs la partie de la ville qui est hors de l'enceinte del'Université est la plus étendue. Il y a des maisonsreligieusesdes communautés ecclésiastiquesdes gensde loides littérateurs et des lecteurs en tout genre. Chaquehomme opulentchaque petit particulier qui n'est pas brutea sabibliothèque plus ou moins étendue. Cependant lavieille police qui concentrait les libraires dans un espacecontinuant de s'exercerlorsque l'intérêt de cescommerçants et la commodité publique demandaient qu'onles répandît de tous côtésquelques hommesindigents s'avisèrent de prendre un sac sur leurs épaulesqu'ils avaient rempli de livres achetés ou pris àcrédit dans les boutiques des libraires; quelques pauvresfemmesà leur exempleen remplirent leurs tablierset lesuns et les autres passèrent les ponts et se présentèrentaux portes des particuliers. Les libraires dont ils facilitaient ledébitleur firent une petite remise qui les encouragea. Leurnombre s'accrutils entrèrent partoutils trouvèrentde la faveuret bientôt ils eurent au Palais-Royalau Templedans les autres palais et lieux privilégiés desboutiques et des magasins. Des gens sans qualitésans moeurssans lumièresguidés par l'unique instinct del'intérêtprofitèrent si bien de la défensequi retenait les libraires en deçà de la rivièrequ'ils en vinrent à faire tout leur commerce en delà.Encore s'ils avaient continué de se pourvoir chez votre vraicommerçantla chose eût été tolérable;mais ils connurent les auteurs ils achetèrent des manuscritsils obtinrent des privilègesils trouvèrent desimprimeursils contrefirentils recherchèrent lescontrefaçons de l'étrangerils se jetèrent surla librairie ancienne et modernesur le commerce du pays et sur leseffets exotiquesils ne distinguèrent rienne respectèrentaucune propriétéachetèrent tout ce qui seprésenta vendirent tout ce qu'on leur demandaet une desraisons secrètes qui les mit en si grand créditc'estqu'un homme qui a quelque caractère une femme à qui ilreste quelque pudeurse procuraient par ces espèces de valetsun livre abominable dont ils n'auraient jamais osé prononcerle titre à un honnête commerçant. Ceux qui netrouvèrent point de retraite dans les lieux privilégiésassurésje ne sais trop commentde l'impunitéeurentailleurs des chambres et des magasins ouverts où ilsinvitèrent et reçurent les marchands. Ils se firent descorrespondances dans les provinces du royaumeils en eurent avecl'étrangeret les uns ne connaissant point les bonneséditionset d'autres ne s'en souciant pointchaquecommerçant proportionnant la qualité de sa marchandiseà l'intelligence et au goût de son acheteurle prix vilauquel le colporteur fournit des livres mal facturés priva levéritable libraire de cette branche de son commerce. Qu'ya-t-il donc de surprenant si ce commerçant est tombédans l'indigences'il n'a plus de créditsi les grandesentreprises s'abandonnentlorsqu'un corps autrefois honoré detant de prérogatives devenues inutiles s'affaiblit par toutessortes de voies ? Ne serait-ce pas une contradiction bien étrangequ'il y eût des livres prohibésdes livres pourlesquelsen quelque lieu du monde que ce soiton n'oserait nidemander un privilègeni espérer une possessiontaciteet pour la distribution desquels on souffrît cependantou protégeâtune certaine collection d'hommes qui lesprocurât au mépris de la loiau su et au vu dumagistratet qui fît payer d'autant plus chèrement sonpéril simulé et son infraction manifeste des règles? Ne serait-ce pas une autre contradiction aussi étrange quede refuser au véritable commerçant dont on exige lesermentà qui l'on a fait un étatsur lequel onassied des impositionsdont l'intérêt est d'empêcherles contrefaçonsune liberté ou plutôt unelicence qu'on accorderait à d'autres ? N'en serait-ce pasencore une que de le resserrersoit pour ce commerce qu'on appelleprohibésoit pour son commerce autorisedans un petitcantontandis que toute la ville serait abandonnée àdes intrus ? Je n'entends rien à toute cette administrationni vous non plusje crois. Qu'on ne refuse donc aucune permissiontacite; qu'en vertu de ces permissions tacites le vrai commerçantjouisse aussi sûrementaussi tranquillement que sur la foid'un privilège; que ces permissions soient soumises auxrèglements; quesi l'on refuse d'éteindre lescolporteurson les affilie au corps de la librairie; qu'on fassetout ce qu'on jugera convenablemais qu'on ne resserre pas le vraicommerçant dans un petit espace qui borne et anéantitson commerce journalier; qu'il puisse s'établir où ilvoudra; que le littérateur et l'homme du monde ne soient plusdéterminés par la commodité de s'adresser àdes gens sans aveuou contraints d'aller chercher au loin le livrequ'ils désirent. En faisant ainsile public sera serviet lecolporteurquelque état qu'on lui laisseéclairéde plus près et moins tenté de contrevenir.L'émigration que je propose ne rendrait pas le quartier del'Université désert de libraires. On peut s'enrapporter à l'intérêt. Celui qui a bornéson commerce aux livres classiquesgrecs et latinsne s'éloignerajamais de la porte d'un collège. Aussi l'Université nes'est-elle pas opposée à cette dispersion et n'ena-t-elle rien stipulé dans l'arrêt de règlementdu 10 septembre 1725. Les libraires établiront leur domicileoù bon leur semblera; quant aux trente-six imprimeurs quisuffiraient seuls à pourvoir les savants de la montagneilsresteront dans la première enceinteet par ce moyen on aurapourvu à l'intérêt de la religiondugouvernement et des moeursà la liberté du commerceau secours de la librairie qui en a plus besoin que jamaisàla commodité générale et au bien des lettres. Sidonc les libraires requièrent à ce qu'il plaise au roide leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêtset règlements à ce contraireil faut leur accorder.

S'ilsdemandent des défenses expresses à tous colporteurs etautres sans qualité de s'immiscer de leur commerce et des'établir dans les maisons royales et autres lieuxprivilégiésdépensdommages et intérêtsmême poursuite extraordinaireinformationenquêtepeines selon les ordonnancessaisie et le resteil faut leuraccorder.

S'ilsdemandent qu'il soit défendu à tous libraires forainset étrangers d'avoir entrepôt et magasin et mêmede s'adresser pour la vente à d'autres que le vrai commerçantet ce sur les peines susditesil faut encore leur accorder.

Toutecette contrainte me répugne plus peut-être qu'àvous; mais ou procurez la liberté totale du commerceL'extinction de toute communautéla suppression des impôtsque vous en tirezL'acquit des dettes qu'elles ont contractéesdans vos besoinsou la jouissance complète des droits quevous leur vendez. Sans quoije vous le répètevousressemblerez au commerçant qui entretiendrait à saporte un filou pour enlever la marchandise qu'on aurait achetéede lui; vous aurez rassemblé en corps des citoyens sous leprétexte de leur plus grand intérêtpour lesécraser plus sûrement tous.