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René DescartesLes méditationsA Messieurs LES DOYEN ET DOCTEURS De La Sacrée Faculté De Théologie De Paris 

MESSIEURS


La raisonqui me porte à vous présenter cet ouvrage est si justeetquand vous en connaîtrez le desseinje m'assure que vousen aurez aussi une si juste de le prendre en votre protectionque jepense ne pouvoir mieux fairepour vous le rendre en quelque sorterecommandablequ'en vous disant en peu de mots ce que je m'y suisproposé.

J'aitoujours estimé que ces deux questionsde Dieu et de l'âmeétaient les principales de celles qui doivent plutôtêtre démontrées par les raisons de la philosophieque de la théologie : car bien qu'il nous suffiseànous autres qui sommes fidèlesde croire par la foi qu'il y aun Dieuet que l'âme humaine ne meurt point avec le corps ;certainement il ne semble pas possible de pouvoir jamais persuaderaux infidèles aucune religionni quasi même aucunevertu moralesi premièrement on ne leur prouve ces deuxchoses par raison naturelle. Et d'autant qu'on propose souvent encette vie de plus grandes récompenses pour les vices que pourles vertuspeu de personnes préféreraient le juste àl'utilesi elles n'étaient retenuesni par la crainte deDieuni par l'attente d'une autre vie. Et quoiqu'il soit absolumentvraiqu'il faut croire qu'il y a un Dieuparce qu'il est ainsienseigné dans les Saintes Écritureset d'autre partqu'il faut croire les Saintes Écrituresparce qu'ellesviennent de Dieu ; et cela parce quela foi étant un don deDieucelui-là même qui donne la grâce pour fairecroire les autres chosesla peut aussi donner pour nous faire croirequ'il existe : on ne saurait néanmoins proposer cela auxinfidèlesqui pourraient s'imaginer que l'on commettrait enceci la faute que les logiciens nomment un Cercle. Et de vraij'aipris garde que vous autresMessieursavec tous les théologiensn'assuriez pas seulement que l'existence de Dieu se peut prouver parraison naturellemais aussi que l'on infère de la SainteÉcritureque sa connaissance est beaucoup plus claire quecelle que l'on a de plusieurs choses crééeset qu'eneffet elle est si facile que ceux qui ne l'ont point sont coupables.Comme il paraît par ces paroles de la Sagessechapitre 13oùil est dit que leur ignorance n'est point pardonnable : car si leuresprit a pénétré si avant dans la connaissancedes choses du mondecomment est-il possible qu'ils n'en aient pointtrouvé plus facilement le souverain Seigneur ? Et aux Romainschapitre premieril est dit qu'ils sont inexcusables. Et encore aumême endroitpar ces paroles : Ce qui est connu de Dieuestmanifeste dans euxil semble que nous soyons avertisque tout cequi se peut savoir de Dieu peut être montré par desraisons qu'il n'est pas besoin de chercher ailleurs que dansnous-mêmeset que notre esprit seul est capable de nousfournir. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il ne serait point horsde proposque je fisse voir ici par quels moyens cela se peut faireet quelle voie il faut tenirpour arriver à la connaissancede Dieu avec plus de facilité et de certitude que nous neconnaissons les choses de ce monde.

Et pour cequi regarde l'âmequoique plusieurs aient cru qu'il n'est pasaisé d'en connaître la natureet que quelques- unsaient même osé dire que les raisons humaines nouspersuadaient qu'elle mourait avec le corpset qu'il n'y avait que laseule Foi qui nous enseignait le contrairenéanmoinsd'autant que le Concile de Latrantenu sous Léon Xen lasession 8les condamneet qu'il ordonne expressément auxphilosophes chrétiens de répondre à leursargumentset d'employer toutes les forces de leur esprit pour faireconnaître la véritéj'ai bien osél'entreprendre dans cet écrit.

Davantagesachant que la principale raisonqui fait que plusieurs impies neveulent point croire qu'il y a un Dieuet que l'âme humaineest distincte du corpsest qu'ils disent que personne jusques icin'a pu démontrer ces deux choses ; quoique je ne sois point deleur opinionmais qu'au contraire je tienne que presque toutes lesraisons qui ont été apportées par tant de grandspersonnagestouchant ces deux questionssont autant dedémonstrationsquand elles sont bien entendueset qu'il soitpresque impossible d'en inventer de nouvelles : si est-ce que jecrois qu'on ne saurait rien faire de plus utile en la philosophieque d'en rechercher une fois curieusement et avec soin les meilleureset plus solideset les disposer en un ordre si clair et si exactqu'il soit constant désormais à tout le mondeque cesont de véritables démonstrations. Et enfind'autantque plusieurs personnes ont désiré cela de moiqui ontconnaissance que j'ai cultivé une certaine méthode pourrésoudre toutes sortes de difficultés dans les sciences; méthode qui de vrai n'est pas nouvellen'y ayant rien deplus ancien que la véritémais de laquelle ils saventque je me suis servi assez heureusement en d'autres rencontres ; j'ai pensé qu'il était de mon devoir de tenter quelquechose sur ce sujet.

Or j'aitravaillé de tout mon possible pour comprendre dans ce traitétout ce qui s'en peut dire. Ce n'est pas que j'aie ici ramassétoutes les diverses raisons qu'on pourrait alléguer pourservir de preuve à notre sujet : car je n'ai jamais cru quecela fût nécessairesinon lorsqu'il n'y en a aucune quisoit certaine ; mais seulement j'ai traité les premièreset principales d'une telle manièreque j'ose bien lesproposer pour de très évidentes et trèscertaines démonstrations. Et je dirai de plus qu'elles sonttellesque je ne pense pas qu'il y ait aucune voie par oùl'esprit humain en puisse jamais découvrir de meilleures ; carl'importance de l'affaireet la gloire de Dieu à laquelletout ceci se rapporteme contraignent de parler ici un peu pluslibrement de moi que je n'ai de coutume. Néanmoinsquelquecertitude et évidence que je trouve en mes raisonsje ne puispas me persuader que tout le monde soit capable de les entendre.Maistout ainsi que dans la géométrie il y en aplusieurs qui nous ont été laissées parArchimèdepar Apolloniuspar Pappuset par plusieursautresqui sont reçues de tout le monde pour trèscertaines et très évidentesparce qu'elles necontiennent rien quiconsidéré séparémentne soit très facile à connaîtreet qu'il n'y apoint d'endroit où les conséquences ne cadrent et neconviennent fort bien avec tes antécédents ; néanmoinsparce qu'elles sont un peu longueset qu'elles demandent un esprittout entierelles ne sont comprises et entendues que de fort peu depersonnes : de mêmeencore que j'estime que celles dont je mesers iciégalentvoire même surpassent en certitude etévidence les démonstrations de géométriej'appréhende néanmoins qu'elles ne puissent pas êtreassez suffisamment entendues de plusieurstant ; parce qu'elles sontaussi un peu longueset dépendantes les unes des autresqueprincipalement parce qu'elles demandent un esprit entièrementlibre de tous préjugés et qui se puisse aisémentdétacher du commerce des sens. Et en véritéilne s'en trouve pas tant dans le monde qui soient propres pour lesspéculations métaphysiquesque pour celles degéométrie. Et de plus il y a encore cette différencequedans la géométrie chacun étant prévenude l'opinionqu'il ne s'y avance rien qui n'ait une démonstrationcertaineceux qui n'y sont pas entièrement verséspèchent bien plus souvent en approuvant de faussesdémonstrationspour faire croire qu'ils les entendentqu'enréfutant les véritables. Il n'en est pas de mêmedans la philosophieoùchacun croyant que toutes sespropositions sont problématiquespeu de personnes s'adonnentà la recherche de la vérité ; et mêmebeaucoupse voulant acquérir la réputation de fortsespritsne s'étudient à autre chose qu'àcombattre arrogamment les vérités les plus apparentes.

C'estpourquoiMessieursquelque force que puissent avoir mes raisonsparce qu'elles appartiennent à la philosophieje n'espèrepas qu'elles fassent un grand effort sur les espritssi vous ne lesprenez en votre protection. Mais l'estime que tout le monde fait devotre compagnie étant si grandeet le nom de Sorbonne d'unetelle autoritéque non seulement en ce qui regarde la Foiaprès les sacrés Concileson n'a jamais tant déféréau jugement d'aucune autre compagniemais aussi en ce qui regardel'humaine philosophiechacun croyant qu'il n'est pas possible detrouver ailleurs plus de solidité et de connaissanceni plusde prudence et d'intégrité pour donner son jugement ;je ne doute pointsi vous daignez prendre tant de soin de cet écritque de vouloir premièrement le corriger ; car ayantconnaissance non seulement de mon infirmitémais aussi de monignoranceje n'oserais pas assurer qu'il n'y ait aucunes erreurspuis après y ajouter les choses qui y manquentachever cellesqui ne sont pas parfaiteset prendre vous- mêmes la peine dedonner une explication plus ample à celles qui en ont besoinou du moins de m'en avertir afin que j'y travailleet enfinaprèsque les raisons par lesquelles je prouve qu'il y a un Dieuet quel'âme humaine diffère d'avec le corpsauront étéportées jusques au point de clarté et d'évidenceoù je m'assure qu'on les peut conduirequ'elles devront êtretenues pour de très exactes démonstrationsvouloirdéclarer cela mêmeet le témoigner publiquement: je ne doute pointdis- jeque si cela se faittoutes les erreurset fausses opinions qui ont jamais été touchant cesdeux questionsne soient bientôt effacées de l'espritdes hommes. Car la vérité fera que tous les doctes etgens d'esprit souscriront à votre jugement ; et votreautoritéque les athéesqui sont pour l'ordinaireplus arrogants que doctes et judicieuxse dépouilleront deleur esprit de contradictionou que peut- être ilssoutiendront eux- mêmes les raisons qu'ils verront êtrereçues par toutes les personnes d'esprit pour desdémonstrationsde peur qu'ils ne paraissent n'en avoir pasl'intelligence ; et enfin tous les autres se rendront aisémentà tant de témoignageset il n'y aura plus personne quiose douter de l'existence de Dieuet de la distinction réelleet véritable de l'âme humaine d'avec le corps. C'est àvous maintenant à juger du fruit qui reviendrait de cettecréancesi elle était une fois bien établiequi voyez les désordres que son doute produit ; mais jen'aurais pas ici bonne grâce de recommander davantage la causede Dieu et de la Religionà ceux qui en ont toujours étéles plus fermes colonnes.




AbrégéDes Six Méditations Suivantes


DANS lapremièreje mets en avant les raisons pour lesquelles nouspouvons douter généralement de toutes chosesetparticulièrement des choses matériellesau moins tantque nous n'aurons point d'autres fondements dans les sciencesqueceux que nous avons eus jusqu'à présent. Orbien quel'utilité d'un doute si général ne paraisse pasd'abordelle est toutefois en cela très grandequ'il nousdélivre de toutes sortes de préjugéset nousprépare un chemin très facile pour accoutumer notreesprit à se détacher des senset enfinen ce qu'ilfait qu'il n'est pas possible que nous ne puissions plus avoir aucundoutede ce que nous découvrirons après êtrevéritable.

Dans lasecondel'espritquiusant de sa propre libertésupposeque toutes les choses ne sont pointde l'existence desquelles il ale moindre doutereconnaît qu'il est absolument impossible quecependant il n'existe pas lui-même. Ce qui est aussi d'une trèsgrande utilitéd'autant que par ce moyen il fait aisémentdistinction des choses qui lui appartiennentc'est- à- dire àla nature intellectuelleet de celles qui appartiennent au corps.Mais parce qu'il peut arriver que quelques-uns attendent de moi en celieu- là des raisons pour prouver l'immortalité del'âmej'estime les devoir maintenant avertirqu'ayant tâchéde ne rien écrire dans ce traitédont je n'eusse desdémonstrations très exactesje me suis vu obligéde suivre un ordre semblable à celui dont se servent lesgéomètressavoir estd'advancer toutes les chosesdesquelles dépend la proposition que l'on chercheavant qued'en rien conclure. Or la première et principale chose qui estrequiseavant que de connaître l'immortalité de l'âmeest d'en former une conception claire et netteet entièrementdistincte de toutes les conceptions que l'on peut avoir du corps : cequi a été fait en ce lieu- là. Il est requisoutre celade savoir que toutes les choses que nous concevonsclairement et distinctement sont vraiesselon que nous les concevons: ce qui n'a pu être prouvé avant la quatrièmeMéditation. De plusil faut avoir une conception distincte dela nature corporellelaquelle se formepartie dans cette secondeet partie dans la cinquième et sixième Méditation.Et enfinl'on doit conclure de tout cela que les choses que l'onconçoit clairement et distinctement être des substancesdifférentescomme l' on conçoit l' esprit et le corpssont en effet des substances diverseset réellementdistinctes les unes d'avec les autres : et c'est ce que l'on conclutdans la sixième Méditation. Et en la même aussicela se confirmede ce que nous ne concevons aucun corps que commedivisibleau lieu que l'espritou l'âme de l'hommene sepeut concevoir que comme indivisible : caren effetnous ne pouvonsconcevoir la moitié d'aucune âmecomme nous pouvonsfaire du plus petit de tous les corps ; en sorte que leurs natures nesont pas seulement reconnues diversesmais même en quelquefaçon contraires. Or il faut qu'ils sachent que je ne me suispas engagé d'en rien dire davantage en ce traité- citant parce que cela suffit pour montrer assez clairement que de lacorruption du corps la mort de l'âme ne s'ensuit paset ainsipour donner aux hommes l'espérance d'une seconde vie aprèsla mort ; comme aussi parce que les prémisses desquelles onpeut conclure l'immortalité de l'âmedépendentde l'explication de toute la physique : premièrementafin desavoir que généralement toutes les substancesc'est-à- dire toutes les choses qui ne peuvent exister sans êtrecréées de Dieusont de leur nature incorruptiblesetne peuvent jamais cesser d'êtresi elles ne sont réduitesau néant par ce même Dieu qui leur veuille dénierson concours ordinaire. Et ensuiteafin que l'on remarque que lecorpspris en généralest une substancec'estpourquoi aussi il ne périt point ; mais que le corps humainen tant qu'il diffère des autres corpsn'est formé etcomposé que d'une certaine configuration de membresetd'autres semblables accidents ; et l'âme humaineau contrairen'est point ainsi composée d'aucuns accidentsmais est unepure substance. Car encore que tous ses accidents se changentparexemplequ'elle conçoive de certaines chosesqu'elle enveuille d'autresqu'elle en sente d'autresetc.c'est pourtanttoujours la même âme ; au lieu que le corps humain n'estpus le mêmede cela seul que la figure de quelques- unes deses parties se trouve changée. D'où il s'ensuit que lecorps humain peut facilement périrmais que l'espritoul'âme de l'homme (ce que je ne distingue point)est immortellede sa nature.

Dans latroisième Méditationil me semble que j'ai expliquéassez au long le principal argument dont je me sers pour prouverl'existence de Dieu. Toutefoisafin que l'esprit du lecteur se pûtplus aisément abstraire des sensje n'ai point voulu meservir en ce lieu- là d'aucunes comparaisons tirées deschoses corporellessi bien que peut- être il y est demeurébeaucoup d'obscuritéslesquellescomme j'espèreseront entièrement éclaircies dans les réponsesque j'ai faites aux objections qui m'ont depuis étéproposées. Commepar exempleil est assez difficiled'entendre comment l'idée d'un être souverainementparfaitlaquelle se trouve en nouscontient tant de réalitéobjectivec'est- à- dire participe par représentationà tant de degrés d'être et de perfectionqu'elledoive nécessairement venir d'une Cause souverainementparfaite. Mais je l'ai éclairci dans ces réponsesparla comparaison d'une machine fort artificielledont l' idéese rencontre dans l' esprit de quelque ouvrier ; carcommel'artifice objectif de cette idée doit avoir quelque causeàsavoir la science de l'ouvrierou de quelque autre duquel il l'aitapprisede même il est impossible que l'idée de Dieuqui est en nousn'ait pas Dieu même pour sa cause.

Dans laquatrièmeil est prouvé que les choses que nousconcevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ;et ensemble est expliqué en quoi consiste la raison del'erreur ou fausseté : ce qui doit nécessairement êtresutant pour confirmer les vérités précédentesque pour mieux entendre celles qui suivent. Mais cependant il est àremarquer que je ne traite nullement en ce lieu- là du péchéc'est- à- dire de l'erreur qui se commet dans la poursuite dubien et du malmais seulement de celle qui arrive dans le jugementet le discernement du vrai et du faux ; et que je n'entends point yparler des choses qui appartiennent à la foiou à laconduite de la viemais seulement de celles qui regardent lesvérités spéculatives et connues par l'aide de laseule lumière naturelle.

Dans lacinquièmeoutre que la nature corporelle prise en généraly est expliquéel'existence de Dieu y est encore démontréepar de nouvelles raisonsdans lesquelles toutefois il se peutrencontrer quelques difficultésmais qui seront résoluesdans les réponses aux objections qui m'ont étéfaites ; et aussi on y découvre de quelle sorte il estvéritableque la certitude même des démonstrationsgéométriques dépend de la connaissance d'unDieu.

Enfindans la sixièmeje distingue l'action de l'entendement d'aveccelle de l'imagination ; les marques de cette distinction y sontdécrites. J'y montre que l'âme de l'homme est réellementdistincte du corpset toutefois qu'elle lui est si étroitementconjointe et uniequ'elle ne compose que comme une même choseavec lui. Toutes les erreurs qui procèdent des sens y sontexposéesavec les moyens de les éviter. Et enfinj'yapporte toutes les raisons desquelles on peut conclure l'existencedes choses matérielles : non que je les juge fort utiles pourprouver ce qu'elles prouventà savoirqu'il y a un mondeque les hommes ont des corpset autres choses semblablesqui n'ontjamais été mises en doute par aucun homme de bon sens ;mais parce qu'en les considérant de prèsl'on vient àconnaître qu'elles ne sont pas si fermes ni si évidentesque celles qui nous conduisent à la connaissance de Dieu et denotre âme ; en sorte que celles- ci sont les plus certaines etles plus évidentes qui puissent tomber en la connaissance del'esprit humain. Et c'est tout ce que j'ai eu dessein de prouver dansces six Méditations ; ce qui fait que j'omets ici beaucoupd'autres questionsdont j'ai aussi parlé par occasion dans cetraité.




PremièreMéditation

Des choses que l'on peut révoqueren doute


IL y adéjà quelque temps que je me suis aperçu quedès mes premières annéesj'avais reçuquantité de fausses opinions pour véritableset que ceque j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurésne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façonqu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma viede me défaire de toutes les opinions que j'avais reçuesjusques alors en ma créanceet commencer tout de nouveau dèsles fondementssi je voulais établir quelque chose de fermeet de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblantêtre fort grandej'ai attendu que j'eusse atteint un âgequi fût si mûrque je n'en pusse espérer d'autreaprès luiauquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer si longtempsque désormaisje croirais commettre une fautesi j'employais encore àdélibérer le temps qu'il me reste pour agir. Maintenantdonc que mon esprit est libre de tous soinset que je me suisprocuré un repos assuré dans une paisible solitudejem'appliquerai sérieusement et avec liberté àdétruire généralement toutes mes anciennesopinions.

Or il nesera pas nécessairepour arriver à ce desseindeprouver qu'elles sont toutes faussesde quoi peut-être je neviendrais jamais à bout ; maisd'autant que la raison mepersuade déjà que je ne dois pas moins soigneusementm'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pasentièrement certaines et indubitablesqu'à celles quinous paraissent manifestement être faussesle moindre sujet dedouter que j'y trouveraisuffira pour me les faire toutes rejeter.Et pour cela il n'est pas besoin que je les examine chacune enparticulierce qui serait d'un travail infini ; maisparce que laruine des fondements entraîne nécessairement avec soitout le reste de l'édificeje m'attaquerai d'abord auxprincipessur lesquels toutes mes anciennes opinions étaientappuyées.

Tout ceque j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vraiet assuréje l'ai appris des sensou par les sens : or j'aiquelquefois éprouvé que ces sens étaienttrompeurset il est de la prudence de ne se fier jamais entièrementà ceux qui nous ont une fois trompés.

Maisencore que les sens nous trompent quelquefoistouchant les chosespeu sensibles et fort éloignéesil s'en rencontrepeut-être beaucoup d'autresdesquelles on ne peut pasraisonnablement douterquoique nous les connaissions par leur moyen: par exempleque je sois iciassis auprès du feuvêtud'une robe de chambreayant ce papier entre les mainset autreschoses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier queces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n'est peut-êtreque je me compare à ces insensésde qui le cerveau esttellement troublé et offusqué par les noires vapeurs dela bilequ'ils assurent constamment qu'ils sont des roislorsqu'ilssont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et depourprelorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être descruchesou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fousetje ne serais pas moins extravagantsi je me réglais sur leursexemples.

Toutefoisj'ai ici à considérer que je suis hommeet parconséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenteren mes songes les mêmes chosesou quelquefois de moinsvraisemblablesque ces insenséslorsqu'ils veillent. Combiende fois m'est-il arrivé de songerla nuitque j'étaisen ce lieuque j'étais habilléque j'étaisauprès du feuquoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il mesemble bien à présent que ce n'est point avec des yeuxendormis que je regarde ce papier ; que cette tête que le remuen'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéréque j'étends cette mainet que je la sens : ce qui arrivedans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que toutceci. Maisen y pensant soigneusementje me ressouviens d'avoir étésouvent trompélorsque je dormaispar de semblablesillusions. Et m'arrêtant sur cette penséeje vois simanifestement qu'il n'y a point d'indices concluantsni de marquesassez certaines par où l'on puisse distinguer nettement laveille d'avec le sommeilque j'en suis tout étonné ;et mon étonnement est telqu'il est presque capable de mepersuader que je dors.

Supposonsdonc maintenant que nous sommes endormiset que toutes cesparticularités-cià savoirque nous ouvrons les yeuxque nous remuons la têteque nous étendons les mainset choses semblablesne sont que de fausses illusions ; et pensonsque peut-être nos mainsni tout notre corpsne sont pas telsque nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les chosesqui nous sont représentées dans le sommeilsont commedes tableaux et des peinturesqui ne peuvent être forméesqu'à la ressemblance de quelque chose de réel et devéritable ; et qu'ainsipour le moinsces choses généralesà savoirdes yeuxune têtedes mainset tout lereste du corpsne sont pas choses imaginairesmais vraies etexistantes. Car de vrai les peintreslors même qu'ilss'étudient avec le plus d'artifice à représenterdes sirènes et des satyres par des formes bizarres etextraordinairesne leur peuvent pas toutefois attribuer des formeset des natures entièrement nouvellesmais font seulement uncertain mélange et composition des membres de divers animaux ;ou biensi peut-être leur imagination est assez extravagantepour inventer quelque chose de si nouveauque jamais nous n'ayonsrien vu de semblableet qu'ainsi leur ouvrage nous représenteune chose purement feinte et absolument faussecertes à toutle moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles êtrevéritables. Et par la même raisonencore que ces chosesgénéralesà savoirdes yeuxune têtedes mainset autres semblablespussent être imaginairesilfaut toutefois avouer qu'il y a des choses encore plus simples etplus universellesqui sont vraies et existantes ; du mélangedesquellesni plus ni moins que de celui de quelques véritablescouleurstoutes ces images des choses qui résident en notrepenséesoit vraies et réellessoit feintes etfantastiquessont formées.

De cegenre de choses est la nature corporelle en généraletson étendue ; ensemble la figure des choses étenduesleur quantité ou grandeuret leur nombre ; comme aussi lelieu où elles sontle temps qui mesure leur duréeetautres semblables.

C'estpourquoi peut-être que de là nous ne conclurons pas malsi nous disons que la physiquel'astronomiela médecineettoutes les autres sciences qui dépendent de la considérationdes choses composées sont fort douteuses et incertaines ; maisque l'arithmétiquela géométrieet les autressciences de cette naturequi ne traitent que de choses fort simpleset fort généralessans se mettre beaucoup en peine sielles sont dans la natureou si elles n'y sont pascontiennentquelque chose de certain et d'indubitable. Carsoit que je veille ouque je dormedeux et trois joints ensemble formeront toujours lenombre de cinqet le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas possible que des vérités siapparentes puissent être soupçonnées d'aucunefausseté ou d'incertitude.

Toutefoisil y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinionqu'ily a un Dieu qui peut toutet par qui j'ai été crééet produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ceDieu n'ait point fait qu'il n'y ait aucune terreaucun cielaucuncorps étenduaucune figureaucune grandeuraucun lieuetque néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces chosesetque tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ?Et mêmecomme je juge quelquefois que les autres seméprennentmême dans les choses qu'ils pensent savoiravec le plus de certitudeil se peut faire qu'il ait voulu que je metrompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de troisouque je nombre les côtés d'un carréou que jejuge de quelque chose encore plus facilesi l'on se peut imaginerrien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n'a pasvoulu que je fusse déçu de la sortecar il est ditsouverainement bon. Toutefoissi cela répugnait à sabontéde m'avoir fait tel que je me trompasse toujourscelasemblerait aussi lui être aucunement contrairede permettreque je me trompe quelquefoiset néanmoins je ne puis douterqu'il ne le permette.

Il y aurapeut-être ici des personnes qui aimeront mieux nier l'existenced'un Dieu si puissantque de croire que toutes les autres chosessont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présentet supposonsen leur faveurque tout ce qui est dit ici d'un Dieusoit une fable. Toutefoisde quelque façon qu'ils supposentque je sois parvenu à l'état et à l'êtreque je possèdesoit qu'ils l'attribuent à quelquedestin ou fatalitésoit qu'ils le réfèrent auhasardsoit qu'ils veuillent que ce soit par une continuelle suiteet liaison des chosesil est certain quepuisque faillir et setromper est une espèce d'imperfectiond'autant moins puissantsera l'auteur qu'ils attribueront à mon origined'autant plussera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompetoujours. Auxquelles raisons je n'ai certes rien à répondremais je suis contraint d'avouer quede toutes les opinions quej'avais autrefois reçues en ma créance pour véritablesil n'y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douternonpar aucune inconsidération ou légèretémais pour des raisons très fortes et mûrementconsidérées : de sorte qu'il est nécessaire quej'arrête et suspende désormais mon jugement sur cespenséeset que je ne leur donne pas plus de créanceque je ferais à des choses qui me paraîtraientévidemment fausses si je désire trouver quelque chosede constant et d'assuré dans les sciences.

Mais il nesuffit pas d'avoir fait ces remarquesil faut encore que je prennesoin de m'en souvenir ; car ces anciennes et ordinaires opinions mereviennent encore souvent en la penséele long et familierusage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper monesprit contre mon gréet de se rendre presque maîtressesde ma créance. Et je ne me désaccoutumerai jamais d'yacquiesceret de prendre confiance en ellestant que je lesconsidérerai telles qu'elles sont en effetc'est àsavoir en quelque façon douteusescomme je viens de montreret toutefois fort probablesen sorte que l'on a beaucoup plus deraison de les croire que de les nier. C'est pourquoi je pense quej'en userai plus prudemmentsiprenant un parti contrairej'emploie tous mes soins à me tromper moi-mêmefeignantque toutes ces pensées sont fausses et imaginaires ; jusques àce qu'ayant tellement balancé mes préjugésqu'ils ne puissent faire pencher mon avis plus d'un côtéque d'un autremon jugement ne soit plus désormais maîtrisépar de mauvais usages et détourné du droit chemin quile peut conduire a la connaissance de la vérité. Car jesuis assuré que cependant il ne peut y avoir de périlni d'erreur en cette voieet que je ne saurais aujourd'hui tropaccorder à ma défiancepuisqu'il n'est pas maintenantquestion d'agirmais seulement de méditer et de connaître.

Jesupposerai donc qu'il y anon point un vrai Dieuqui est lasouveraine source de véritémais un certain mauvaisgénienon moins rusé et trompeur que puissant qui aemployé toute son industrie à me tromper. Je penseraique le ciell'airla terreles couleursles figuresles sons ettoutes les choses extérieures que nous voyonsne sont que desillusions et tromperiesdont il se sert pour surprendre macrédulité. Je me considérerai moi-mêmecomme n'ayant point de mainspoint d'yeuxpoint de chairpoint desangcomme n'ayant aucuns sensmais croyant faussement avoir toutesces choses. Je demeurerai obstinément attaché àcette pensée ; et sipar ce moyenil n'est pas en monpouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune véritéà tout le moins il est en ma puissance de suspendre monjugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne pointrecevoir en ma croyance aucune faussetéet prépareraisi bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeurquepour puissant et rusé qu'il soitil ne pourra jamaisrien imposer. Mais ce dessein est pénible et laborieuxet unecertaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de mavie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dansle sommeil d'une liberté imaginairelorsqu'il commence àsoupçonner que sa liberté n'est qu'un songecraintd'être réveilléet conspire avec ces illusionsagréables pour en être plus longuement abuséainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennesopinionset j'appréhende de me réveiller de cetassoupissementde peur que les veilles laborieuses qui succéderaientà la tranquillité de ce reposau lieu de m'apporterquelque jour et quelque lumière dans la connaissance de lavériténe fussent pas suffisantes pour éclaircirles ténèbres des difficultés qui viennent d'êtreagitées.


MéditationSeconde

Lesprit detant de doutesqu'il n'est plus désormais en ma puissance deles oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon jeles pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étaistombé dans une eau très profondeje suis tellementsurprisque je ne puis ni assurer mes pieds dans le fondni nagerpour me soutenir au-dessus. Je m'efforcerai néanmoinsetsuivrai derechef la même voie où j'étais entréhieren m'éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer lemoindre doutetout de même que si je connaissais que cela fûtabsolument faux ; et je continuerai toujours dans ce cheminjusqu'àce que j'aie rencontré quelque chose de certainou du moinssi je ne puis autre chosejusqu'à ce que j'aie appriscertainementqu'il n'y a rien au monde de certain. Archimèdepour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en unautre lieune demandait rien qu'un point qui fût fixe etassuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérancessi je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soitcertaine et indubitable.

Je supposedonc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuadeque rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoireremplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucunsens ; je crois que le corpsla figurel'étenduelemouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit.Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ?Peut-être rien autre chosesinon qu'il n'y a rien au monde decertain.

Mais quesais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente decelles que je viens de juger incertainesde laquelle on ne puisseavoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieuou quelqueautre puissancequi me met en l'esprit ces pensées ? Celan'est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capablede les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins nesuis-je pas quelque chose ? Mais j'ai déjà niéque j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoinscar que s'ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendantdu corps et des sensque je ne puisse être sans eux ? Mais jeme suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le mondequ'il n'y avait aucun cielaucune terreaucuns espritsni aucunscorps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étaispoint ? Non certesj'étais sans doutesi je me suispersuadéou seulement si j'ai pensé quelque chose.Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et trèsruséqui emploie toute son industrie à me trompertoujours. Il n'y a donc point de doute que je suiss'il me trompe ;et qu'il me trompe tant qu'il voudra il ne saurait jamais faire queje ne sois rientant que je penserai être quelque chose. Desorte qu'après y avoir bien penséet avoirsoigneusement examiné toutes chosesenfin il faut conclureet tenir pour constant que cette proposition : Je suisj'existeestnécessairement vraietoutes les fois que je la prononceouque je la conçois en mon esprit.

Mais je neconnais pas encore assez clairement ce que je suismoi qui suiscertain que je suis ; de sorte que désormais il faut que jeprenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelqueautre chose pour moiet ainsi de ne me point méprendre danscette connaissanceque je soutiens être plus certaine et plusévidente que toutes celles que j'ai eues auparavant. C'estpourquoi je considérerai derechef ce que je croyais êtreavant que j'entrasse dans ces dernières pensées ; et demes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut êtrecombattu par les raisons que j'ai tantôt alléguéesen sorte qu'il ne demeure précisément rien que ce quiest entièrement indubitable.

Qu'est-cedonc que j'ai cru être ci-devant ? Sans difficultéj'aipensé que j'étais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme? Dirai-je que c'est un animal raisonnable ? Non certes : car ilfaudrait par après rechercher ce que c'est qu'animalet ceque c'est que raisonnableet ainsi d'une seule question noustomberions insensiblement en une infinité d'autres plusdifficiles et embarrasséeset je ne voudrais pas abuser dupeu de temps et de loisir qui me resteen l'employant àdémêler de semblables subtilités. Mais jem'arrêterai plutôt à considérer ici lespensées qui naissaient ci-devant d'elles-mêmes en monespritet qui ne m'étaient inspirées que de ma seulenaturelorsque je m'appliquais à la considération demon être. Je me considéraispremièrementcommeayant un visagedes mainsdes braset toute cette machine composéed'os et de chairtelle qu'elle paraît en un cadavrelaquelleje désignais par le nom de corps. Je considéraisoutrecelaque je me nourrissaisque je marchaisque je sentais et queje pensaiset je rapportais toutes ces actions à l'âme; mais je ne m'arrêtais point à penser ce que c'étaitque cette âmeou biensi je m'y arrêtaisj'imaginaisqu'elle était quelque chose extrêmement rare et subtilecomme un ventune flamme ou un air très déliéqui était insinué et répandu dans mes plusgrossières parties. Pour ce qui était du corpsje nedoutais nullement de sa nature ; car je pensais la connaîtrefort distinctementetsi je l'eusse voulu expliquer suivant lesnotions que j'en avaisje l'eusse décrite en cette sorte. Parle corpsj'entends tout ce qui peut être terminé parquelque figure ; qui peut être compris en quelque lieuetremplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu ;qui peut être sentiou par l' attouchementou par la vueoupar l' ouïeou par le goûtou par l'odorat ; qui peutêtre mû en plusieurs façonsnon par lui-mêmemais par quelque chose d'étranger duquel il soit touchéet dont il reçoive l'impression. Car d'avoir en soi lapuissance de se mouvoirde sentir et de penserje ne croyaisaucunement que l'on dût attribuer ces avantages à lanature corporelle ; au contraireje m'étonnais plutôtde voir que de semblables facultés se rencontraient encertains corps.

Mais moiqui suis-jemaintenant que je suppose qu'il y a quelqu'un qui estextrêmement puissant etsi je l'ose diremalicieux et ruséqui emploie toutes ses forces et toute son industrie à metromper ? Puis-je m'assurer d'avoir la moindre de toutes les chosesque j'ai attribuées ci- dessus à la nature corporelle ?Je m'arrête à y penser avec attentionje passe etrepasse toutes ces choses en mon espritet je n'en rencontre aucuneque je puisse dire être en moi. Il n'est pas besoin que jem'arrête à les dénombrer. Passons donc auxattributs de l'âmeet voyons s'il y en a quelques-uns quisoient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher ; maiss'il est vrai que je n'aie point de corpsil est vrai aussi que jene puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir ; mais on nepeut aussi sentir sans le corps : outre que j'ai pensé sentirautrefois plusieurs choses pendant le sommeilque j'ai reconnu àmon réveil n'avoir point en effet senties. Un autre est depenser ; et je trouve ici que la pensée est un attribut quim'appartient : elle seule ne peut être détachéede moi. Je suisj'existe : cela est certain ; mais combien de temps? A savoirautant de temps que je pense ; car peut-être sepourrait-il fairesi je cessais de penserque le cesserais en mêmetemps d'être ou d'exister. Je n'admets maintenant rien qui nesoit nécessairement vrai : je ne suis doncprécisémentparlantqu'une chose qui pensec'est-à-dire un espritunentendement ou une raisonqui sont des termes dont la significationm'était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraieetvraiment existante ; mais quelle chose ? Je l'ai dit : une chose quipense.

Et quoidavantage ? J'exciterai encore mon imaginationpour chercher si jene suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblagede membresque l'on appelle le corps humain ; je ne suis point unair délié et pénétrantrépandudans tous ces membres ; je ne suis point un ventun souffleunevapeurni rien de tout ce que je puis feindre et imaginerpuisquej'ai supposé que tout cela n'était rienet quesanschanger cette suppositionje trouve que je ne laisse pas d'êtrecertain que je suis quelque chose. Mais aussi peut-il arriver que cesmêmes chosesque je suppose n'être pointparce qu'ellesme sont inconnuesne sont point en effet différentes de moique je connais ? Je n'en sais rien ; je ne dispute pas maintenant decelaje ne puis donner mon jugement que des choses qui me sontconnues : j'ai reconnu que j'étaiset je cherche quel jesuismoi que j'ai reconnu être. Or il est très certainque cette notion et connaissance de moi-mêmeainsi précisémentprisene dépend point des choses dont l'existence ne m'estpas encore connue ; ni par conséquentet à plus forteraisond'aucunes de celles qui sont feintes et inventées parl'imagination. Et même ces termes de feindre et d'imaginerm'avertissent de mon erreur ; car je feindrais en effetsij'imaginais être quelque chosepuisque imaginer n'est autrechose que contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle. Orje sais déjà certainement que je suiset que toutensemble il se peut faire que toutes ces images-làetgénéralement toutes les choses que l'on rapporte àla nature du corpsne soient que des songes ou des chimères.En suite de quoi je vois clairement que j'aurais aussi peu de raisonen disant : j'exciterai mon imagination pour connaître plusdistinctement qui je suisque si je disais : je suis maintenantéveilléet j'aperçois quelque chose de réelet de véritable ; maisparce que je ne l'aperçois pasencore assez nettementje m'endormirai tout exprèsafin quemes songes me représentent cela même avec plus de véritéet d'évidence. Et ainsije reconnais certainement que rien detout ce que je puis comprendre par le moyen de l'imaginationn'appartient à cette connaissance que j'ai de moi-mêmeet qu'il est besoin de rappeler et détourner son esprit decette façon de concevoirafin qu'il puisse lui-mêmereconnaître bien distinctement sa nature.

Maisqu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'unechose qui pense ? C'est-à-dire une chose qui doutequiconçoitqui affirmequi niequi veutqui ne veut pasquiimagine aussiet qui sent.

Certes cen'es t pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature.Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encorece même qui doute presque de toutqui néanmoins entendset conçois certaines chosesqui assure et affirme celles- làseules être véritablesqui nie toutes les autresquiveux et désire d'en connaître davantagequi ne veux pasêtre trompéqui imagine beaucoup de chosesmêmequelquefois en dépit que j'en aieet qui en sens aussibeaucoupcomme par l'entremise des organes du corps ? Y a-t-il riende tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain queje suiset que j'existequand même je dormirais toujoursetque celui qui m'a donné l'être se servirait de toutesses forces pour m'abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs quipuisse être distingué de ma penséeou qu'onpuisse dire être séparé de moi- même ? Caril est de soi si évident que c'est moi qui doutequi entendset qui désirequ'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pourl'expliquer. Et j'ai aussi certainement la puissance d'imaginer ; carencore qu'il puisse arriver (comme j'ai supposé auparavant)que les choses que j'imagine ne soient pas vraiesnéanmoinscette puissance d'imaginer ne laisse pas d'être réellementen moiet fait partie de ma pensée. Enfin je suis le mêmequi sensc'est-à-dire qui reçois et connais les chosescomme par les organes des senspuisqu'en effet je vois la lumièrej'ouïs le bruitje ressens la chaleur. Mais l'on me dira queces apparences sont fausses et que je dors. Qu'il soit ainsi ;toutefoisà tout le moins il est très certain qu'il mesemble que je voisque j'ouïset que je m'échauffe ; etc'est proprement ce qui en moi s'appelle sentiret celapris ainsiprécisémentn'est rien autre chose que penser.

D'oùje commence à connaître quel je suisavec un peu plusde lumière et de distinction que ci-devant. Mais je ne me puisempêcher de croire que les choses corporellesdont les imagesse forment par ma penséeet qui tombent sous le sensnesoient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partiede moi-même qui ne tombe point sous l'imagination : quoiqu'eneffet ce soit une chose bien étrangeque des choses que jetrouve douteuses et éloignéessoient plus clairementet plus facilement connues de moique celles qui sont véritableset certaineset qui appartiennent à ma propre nature. Mais jevois bien ce que c'est : mon esprit se plaît de s'égareret ne se peut encore contenir dans les justes bornes de la vérité.Relâchons-lui donc encore une fois la brideafin quevenantci- après à la retirer doucement et à proposnous le puissions plus facilement régler et conduire.

Commençonspar la considération des choses les plus communeset que nouscroyons comprendre le plus distinctementà savoir les corpsque nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler descorps en généralcar ces notions généralessont d'ordinaire plus confusesmais de quelqu'un en particulier.Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiréde la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'ilcontenaitil retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dontil a été recueilli ; sa couleursa figuresagrandeursont apparentes ; il est duril est froidon le toucheet si vous le frappezil rendra quelque son. Enfin toutes les chosesqui peuvent distinctement faire connaître un corpsserencontrent en celui-ci. Mais voici quecependant que je parleonl'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhalel'odeurs'évanouitsa couleur se changesa figure se perdsagrandeur augmenteil devient liquideil s'échauffeàpeine le peut-on toucheret quoiqu'on le frappeil ne rendra plusaucun son. La même cire demeure-t-elle après cechangement ? Il faut avouer qu'elle demeure ; et personne ne le peutnier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avectant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ceque j'y ai remarqué par l'entremise des senspuisque toutesles choses qui tombaient sous le goûtou l'odoratou la vueou l'attouchementou l'ouïese trouvent changéesetcependant la même cire demeure.

Peut-êtreétait-ce ce que je pense maintenantà savoir que lacire n'était pas ni cette douceur du mielni cette agréableodeur des fleursni cette blancheurni cette figureni ce sonmais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous cesformeset qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Maisqu'est-ceprécisément parlantque j'imaginelorsqueje la conçois en cette sorte ? Considérons-leattentivementet éloignant toutes les choses quin'appartiennent point à la cirevoyons ce qui reste. Certesil ne demeure rien que quelque chose d'étendude flexible etde muable. Or qu'est- ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pasque j'imagine que cette cire étant ronde est capable dedevenir carréeet de passer du carré en une figuretriangulaire ? Non certesce n'est pas celapuisque je la conçoiscapable de recevoir une infinité de semblables changementsetje ne saurais néanmoins parcourir cette infinité parmon imaginationet par conséquent cette conception que j'aide la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.Qu'est- ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussiinconnuepuisque dans la cire qui se fond elle augmenteet setrouve encore plus grande quand elle est entièrement fondueet beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et jene concevrais pas clairement et selon la vérité ce quec'est que la ciresi j e ne pensais qu'elle est capable de recevoirplus de variétés selon l'extensionque je n'en aijamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accordque je nesaurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est quecette cireet qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoiveje dis ce morceau de cire en particuliercar pour la cire engénéralil est encore plus évident. Or quelleest cette cirequi ne peut être conçue que parl'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je voisque je toucheque j'imagineet la même que je connaissais dèsle commencement. Mais ce qui est à remarquer sa perceptionoubien l'action par laquelle on l'aperçoitn'est point unevisionni un attouchementni une imaginationet ne l'a jamais étéquoiqu'il le semblât ainsi auparavantmais seulement uneinspection de l'espritlaquelle peut être imparfaite etconfusecomme elle était auparavantou bien claire etdistinctecomme elle est à présentselon que monattention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elleet dontelle est composée.

Cependantje ne me saurais trop étonner quand je considèrecombien mon esprit a de faiblesseet de pente qui le porteinsensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je considèretout cela en moi- mêmeles paroles toutefois m'arrêtentet je suis presque trompé par les termes du langage ordinaire; car nous disons que nous voyons la même ciresi on nous laprésenteet non pas que nous jugeons que c'est la mêmede ce qu'elle a même couleur et même figure : d'oùje voudrais presque conclureque l'on connaît la cire par lavision des yeuxet non par la seule inspection de l'espritsi parhasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passentdans la rueà la vue desquels je ne manque pas de dire que jevois des hommestout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois- je de cette fenêtresinon deschapeaux et des manteauxqui peuvent couvrir des spectres ou deshommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge quece sont de vrais hommeset ainsi je comprendspar la seulepuissance de juger qui réside en mon espritce que je croyaisvoir de mes yeux.

Un hommequi tâche d'élever sa connaissance au- delà ducommundoit avoir honte de tirer des occasions de douter des formeset des termes de parler du vulgaire ; j'aime mieux passer outreetconsidérersi je concevais avec plus d'évidence et deperfection ce qu'était la cirelorsque je l'ai d'abordaperçueet que j'ai cru la connaître par le moyen dessens extérieursou à tout le moins du sens communainsi qu'ils appellentc'est-à-dire de la puissanceimaginativeque je ne la conçois à présentaprès avoir plus exactement examiné ce qu'elle estetde quelle façon elle peut être connue. Certes il seraitridicule de mettre cela en doute. Carqu'y avait- il dans cettepremière perception qui fût distinct et évidentet qui ne pourrait pas tomber en même sorte dans le sens dumoindre des animaux ? Mais quand je distingue la cire d'avec sesformes extérieureset quetout de même que si je luiavais ôté ses vêtementsje la considèretoute nuecertesquoiqu'il se puisse encore rencontrer quelqueerreur dans mon jugementje ne la puis concevoir de cette sorte sansun esprit humain.

Mais enfinque dirai-je de cet espritc'est- à- dire de moi- même? Car jusques ici je n'admets en moi autre chose qu'un esprit. Queprononcerai- jedis-jede moi qui semble concevoir avec tant denetteté et de distinction ce morceau de cire ? Ne me connais-je pas moi-mêmenon seulement avec bien plus de véritéet de certitudemais encore avec beaucoup plus de distinction et denetteté ? Car si je juge que la cire estou existede ce queje la voiscertes il suit bien plus évidemment que je suisou que j'existe moi- mêmede ce que je la vois. Car il se peutfaire que ce que je vois ne soit pas en effet de la cire ; il peutaussi arriver que je n'aie pas même des yeux pour voir aucunechose ; mais il ne se peut pas faire que lorsque je voisou (ce queje ne distingue plus) lorsque Je pense voirque moi qui pense nesoit quelque chose. De mêmesi je juge que la cire existedece que je la toucheil s'ensuivra encore la même choseàsavoir que je suis ; et si je le juge de ce que mon imagination me jepersuadeou de quelque autre cause que ce soitje concluraitoujours la même chose. Et ce que j'ai remarqué ici dela cirese peut appliquer à toutes les autres choses qui mesont extérieureset qui se rencontrent hors de moi. Or si lanotion ou la connaissance de la cire semble être plus nette etplus distincteaprès qu'elle a été découvertenon seulement par la vue ou par l'attouchementmais encore parbeaucoup d'autres causesavec combien plus d'évidencededistinction et de nettetéme dois- je connaîtremoi-mêmepuisque toutes les raisons qui servent àconnaître et concevoir la nature de la cireou de quelqueautre corpsprouvent beaucoup plus facilement et plus évidemmentla nature de mon esprit ? Et il se rencontre encore tant d'autreschoses en l'esprit mêmequi peuvent contribuer àl'éclaircissement de sa natureque celles qui dépendentdu corpscomme celles- cine méritent quasi pas d'êtrenombrées.

Mais enfinme voici insensiblement revenu où je voulais ; carpuisquec'est une chose qui m'est à présent connuequ'àproprement parler nous ne concevons les corps que par la facultéd'entendre qui est en nous et non point par l'imagination ni par lessenset que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyonsou que nous les touchonsmais seulement de ce que nous les concevonspar la penséeje connais évidemment qu'il n'y a rienqui me soit plus facile à connaître que mon esprit.Maisparce qu'il est presque impossible de se défaire sipromptement d'une ancienne opinion il sera bon que je m'arrêteun peu en cet endroitafin quepar la longueur de ma méditationj'imprime plus profondément en ma mémoire cettenouvelle connaissance.




MéditationTroisième

De Dieu ; qu'il existe.


JEfermerai maintenant les yeuxje boucherai mes oreillesjedétournerai tous mes sensj'effacerai même de ma penséetoutes les images des choses corporellesou du moinsparce qu'àpeine cela se peut-il faireje les réputerai comme vaines etcomme fausses ; et ainsi m'entretenant seulement moi-mêmeetconsidérant mon intérieurje tâcherai de merendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pensec'est-à-dire quidoutequi affirmequi niequi connaît peu de chosesqui enignore beaucoupqui aimequi haitqui veutqui ne veut pasquiimagine aussiet qui sent. Carainsi que j'ai remarquéci-devantquoique les choses que je sens et que j'imagine ne soientpeut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmesjesuis néanmoins assuré que ces façons de penserque j'appelle sentiments et imaginationsen tant seulement qu'ellessont des façons de penserrésident et se rencontrentcertainement en moi.

Et dans cepeu que je viens de direje crois avoir rapporté tout ce queje sais véritablementou du moins tout ce que jusques icij'ai remarqué que je savais. Maintenant je considéreraiplus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moid'autres connaissances que je n'aie pas encore aperçues. Jesuis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais- je doncpas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ?Dans cette première connaissanceil ne se rencontre rienqu'une claire et distincte perception de ce que je connais ; laquellede vrai ne serait pas suffisante pour m'assurer qu'elle est vraies'il pouvait jamais arriver qu'une chose que je concevrais ainsiclairement et distinctement se trouvât fausse. Et partant il mesemble que déjà je puis établir pour règlegénéraleque toutes les choses que nous concevons fortclairement et fort distinctementsont toutes vraies.

Toutefoisj'ai reçu et admis ci-devant plusieurs choses comme trèscertaines et très manifesteslesquelles néanmoins j'aireconnu par après être douteuses et incertaines. Quellesétaient donc ces choses-là ? C'était la terrele cielles astreset toutes les autres choses que j'apercevais parl'entremise de mes sens. Or qu'est-ce que je concevais clairement etdistinctement en elles ? Certes rien autre chose sinon que les idéesou les pensées de ces choses se présentaient àmon esprit. Et encore à présent je ne nie pas que cesidées ne se rencontrent en moi. Mais il y avait encore uneautre chose que j'assuraiset qu'à cause de l'habitude quej'avais à la croireje pensais apercevoir trèsclairementquoique véritablement je ne l'aperçussepointà savoir qu'il y avait des choses hors de moid'oùprocédaient ces idéeset auxquelles elles étaienttout à fait semblables. Et c'était en cela que je metrompais ; ousi peut-être je jugeais selon la véritéce n'était aucune connaissance que j'eussequi fûtcause de la vérité de mon jugement.

Maislorsque je considérais quelque chose de fort simple et de fortfacile touchant l'arithmétique et la géométriepar exemple que deux et trois joints ensemble produisent le nombre decinqet autres choses semblablesne les concevais-je pas au moinsassez clairement pour assurer qu'elles étaient vraies ? Certessi j'ai jugé depuis qu'on pouvait douter de ces chosesce n'apoint été pour autre raisonque parce qu'il me venaiten l'espritque peut-être quelque Dieu avait pu me donner unetelle natureque je me trompasse même touchant les choses quime semblent les plus manifestes. Mais toutes les fois que cetteopinion ci-devant conçue de la souveraine puissance d'un Dieuse présente à ma pensée je suis contraintd'avouer qu'il lui est faciles'il le veutde faire en sorte que jem'abusemême dans les choses que je crois connaître avecune évidence très grande. Et au contraire toutes lesfois que je me tourne vers les choses que je pense concevoir fortclairementje suis tellement persuadé par ellesque demoi-même je me laisse emporter à ces paroles : Me trompequi pourrasi est-ce qu'il ne saurait jamais faire que je ne soisrien tandis que je penserai être quelque chose ; ou que quelquejour il soit vrai que je n'aie jamais étéétantvrai maintenant que je suisou bien que deux et trois jointsensemble fassent plus ni moins que cinqou choses semblablesque jevois clairement ne pouvoir être d'autre façon que je lesconçois. Et certespuisque je n'ai aucune raison de croirequ'il y ait quelque Dieu qui soit trompeuret même que jen'aie pas encore considéré celles qui prouvent qu'il ya un Dieula raison de douter qui dépend seulement de cetteopinionest bien légèreet pour ainsi diremétaphysique. Mais afin de la pouvoir tout à fait ôterje dois examiner s'il y a un Dieusitôt que l'occasion s'enprésentera ; et si je trouve qu'il y en ait unje dois aussiexaminer s'il peut être trompeur : car sans la connaissance deces deux véritésje ne vois pas que je puisse jamaisêtre certain d'aucune chose. Et afin que je puisse avoiroccasion d'examiner cela sans interrompre l'ordre de méditerque je me suis proposéqui est de passer par degrésdes notions que je trouverai les premières en mon esprit àcelles que j'y pourrai trouver aprèsil faut ici que jedivise toutes mes pensées en certains genreset que jeconsidère dans lesquels de ces genres il y a proprement de lavérité ou de l'erreur.

Entre mespenséesquelques-unes sont comme les images des chosesetc'est à celles-là seules que convient proprement le nomd'idée : comme lorsque je me représente un hommeouune chimèreou le cielou un angeou Dieu même.D'autresoutre celaont quelques autres formes : commelorsque jeveuxque je crainsque j'affirme ou que je nieje conçoisbien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon espritmais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action àl'idée que j'ai de cette chose-là ; et de ce genre depenséesles unes sont appelées volontés ouaffectionset les autres jugements.

Maintenantpour ce qui concerne les idéessi on les considèreseulement en elles-mêmeset qu'on ne les rapporte point àquelque autre choseelles ne peuventà proprement parlerêtre fausses ; car soit que j'imagine une chèvre ou unechimèreil n'est pas moins vrai que j'imagine l'une quel'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer dela fausseté dans les affections ou volontés ; carencore que je puisse désirer des choses mauvaisesou mêmequi ne furent jamaistoutefois il n'est pas pour cela moins vrai queje les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugementsdans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me pointtromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisserencontrerconsiste en ce que je juge que les idées qui sonten moi sont semblablesou conformes à des choses qui sonthors de moi ; car certainementsi je considérais seulementles idées comme de certains modes ou façons de mapenséesans les vouloir rapporter à quelque autrechose d'extérieurà peine me pourraient-elles donneroccasion de faillir.

Or de cesidées les unes me semblent être nées avec moiles autres être étrangères et venir de dehorsetles autres être faites et inventées par moi- même.Carque j'aie la faculté de concevoir ce que c'est qu'onnomme en général une choseou une véritéou une penséeil me semble que je ne tiens point celad'ailleurs que de ma nature propre ; mais si j'ouis maintenantquelque bruitsi je vols le soleilsi je sens de la chaleurjusqu'à cette heure j'ai jugé que ces sentimentsprocédaient de quelques choses qui existent hors de moi ; etenfin il me semble que les sirènesles hippogriffes et toutesles autres semblables chimères sont des fictions et inventionsde mon esprit. Mais aussi peut-être me puis-je persuader quetoutes ces idées sont du genre de celles que j'appelleétrangèreset qui viennent de dehorsou bien qu'ellessont toutes nées avec moiou bien qu'elles ont toutes étéfaites par moi ; car je n'ai point encore clairement découvertleur véritable origine.

Et ce quej'ai principalement à faire en cet endroitest de considérertouchant celles qui me semblent venir de quelques objets qui sonthors de moiquelles sont les raisons qui m'obligent à lescroire semblables à ces objets. La première de cesraisons est qu'il me semble que cela m'est enseigné par lanature ; et la secondeque j'expérimente en moi- mêmeque ces idées ne dépendent point de ma volonté ;car souvent elles se présentent à moi malgrémoicomme maintenantsoit que je le veuillesoit que je ne leveuille pasje sens de la chaleuret pour cette cause je mepersuade que ce sentiment ou bien cette idée de la chaleur estproduite en moi par une chose différente de moiàsavoir par la chaleur du feu auprès duquel je me rencontre. Etje ne vois rien qui me semble plus raisonnableque de juger quecette chose étrangère envoie et imprime en moi saressemblance plutôt qu'aucune autre chose.

Maintenantil faut que je voie si ces raisons sont assez fortes etconvaincantes. Quand je dis qu'il me semble que cela m'est enseignépar la naturej'entends seulement par ce mot de nature une certaineinclination qui me porte à croire cette choseet non pas unelumière naturelle qui me fasse connaître qu'elle estvraie. Or ces deux choses diffèrent beaucoup entre elles ; carje ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumièrenaturelle me fait voir être vraiainsi qu'elle m'a tantôtfait voir quede ce que je doutaisje pouvais conclure que j'étais.Et je n'ai en moi aucune autre facultéou puissancepourdistinguer le vrai du fauxqui me puisse enseigner que ce que cettelumière me montre comme vrai ne l'est paset à qui jeme puisse tant fier qu'à elle. Maispour ce qui est desinclinations qui me semblent aussi m'être naturellesj'aisouvent remarquélorsqu'il a été question defaire choix entre les vertus et les vicesqu'elles ne m'ont pasmoins porté au mal qu'au bien ; c'est pourquoi je n'ai passujet de les suivre non plus en ce qui regarde le vrai et le faux.

Et pourl'autre raisonqui est que ces idées doivent venird'ailleurspuisqu'elles ne dépendent pas de ma volontéje ne la trouve non plus convaincante. Car tout de même que cesinclinationsdont j e parlais tout main tenantse trouvent en moinonobstant qu'elles ne s'accordent pas toujours avec ma volontéainsi peut-être qu'il y a en moi quelque faculté oupuissance propre à produire ces idées sans l'aided'aucunes choses extérieuresbien qu'elle ne me soit pasencore connue ; comme en effet il m'a toujours semblé jusquesici que lorsque je dorselles se forment ainsi en moi sans l'aidedes objets qu'elles représentent.

Et enfinencore que je demeurasse d'accord qu'elles sont causées parces objetsce n'est pas une conséquence nécessairequ'elles doivent leur être semblables. Au contrairej'aisouvent remarquéen beaucoup d'exemplesqu'il y avait unegrande différence entre l'objet et son idée. Commeparexempleje trouve dans mon esprit deux idées du soleil toutesdiverses : l'une tire son origine des senset doit être placéedans le genre de celles que j'ai dit ci-dessus venir de dehorsparlaquelle il me paraît extrêmement petit ; l'autre estprise des raisons de l'astronomiec'est-à- dire de certainesnotions nées avec moiou enfin est formée par moi-même de quelque sorte que ce puisse être par laquelle ilme paraît plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certesces deux idées que je conçois du soleilne peuvent pasêtre toutes deux semblables au même soleil ; et la raisonme fait croire que celle qui vient immédiatement de sonapparenceest celle qui lui est le plus dissemblable.

Tout celame fait assez connaître que jusques à cette heure ce n'apoint été par un jugement certain et préméditémais seulement par une aveugle et téméraire impulsionque j'ai cru qu'il y avait des choses hors de moiet différentesde mon êtrequipar les organes de mes sensou par quelqueautre moyen que ce puisse êtreenvoyaient en moi leurs idéesou imageset y imprimaient leurs ressemblances.

Mais il seprésente encore une autre voie pour rechercher sientre leschoses dont j'ai en moi les idéesil y en a quelques-unes quiexistent hors de moi. A savoirsi ces idées sont prises entant seulement que ce sont de certaines façons de penserjene reconnais entre elles aucune différence ou inégalitéet toutes semblent procéder de moi d'une même sorte ;maisles considérant comme des imagesdont les unesreprésentent une chose et les autres une autreil est évidentqu'elles sont fort différentes les unes des autres. Careneffet celles qui me représentent des substancessont sansdoute quelque chose de pluset contiennent en soi (pour ainsiparler) plus de réalité objectivec'est-à-direparticipent par représentation à plus de degrésd'être ou de perfectionque celles qui me représententseulement des modes ou accidents. De pluscelle par laquelle jeconçois un Dieu souverainéternelinfiniimmuabletout connaissanttout-puissantet Créateur universel detoutes les choses qui sont hors de lui ; celle-làdis-jeacertainement en soi plus de réalité objectivequecelles par qui les substances finies me sont représentées.

Maintenantc'est une chose manifeste par la lumière naturellequ'il doity avoir pour le moins autant de réalité dans la causeefficiente et totale que dans son effet : car d'où est-ce quel'effet peut tirer sa réalité sinon de sa cause ? etcomment cette cause la lui pourrait-elle communiquersi elle nel'avait en elle-même. Et de là il suitnon seulementque le néant ne saurait produire aucune chosemais aussi quece qui est plus parfaitc'est-à-dire qui contient en soi plusde réaliténe peut être une suite et unedépendance du moins parfait. Et cette véritén'est pas seulement claire et évidente dans les effets qui ontcette réalité que les philosophes appellent actuelle ouformellemais aussi dans les idées où l'on considèreseulement la réalité qu'ils nomment objective : parexemplela pierre qui n'a point encore éténonseulement ne peut pas maintenant commencer d'êtresi ellen'est produite par une chose qui possède en soi formellementou éminemmenttout ce qui entre en la composition de lapierrec'est-à-dire qui contienne en soi les mêmeschoses ou d'autres plus excellentes que celles qui sont dans lapierre ; et la chaleur ne peut être produite dans un sujet quien était auparavant privési ce n'est par une chosequi soit d'un ordred'un degré ou d'un genre au moins aussiparfait que la chaleuret ainsi des autres. Mais encoreoutre celal'idée de la chaleurou de la pierrene peut pas êtreen moisi elle n'y a été mise par quelque causequicontienne en soi pour le moins autant de réalitéquej'en conçois dans la chaleur ou dans la pierre. Car encore quecette cause-là ne transmette en mon idée aucune chosede sa réalité actuelle ou formelleon ne doit pas pourcela s'imaginer que cette cause doive être moins réelle; mais on doit savoir que toute idée étant un ouvragede l'espritsa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucuneautre réalité formelleque celle qu'elle reçoitet emprunte de la pensée ou de l'espritdont elle estseulement un modec'est-à-dire une manière ou façonde penser. Orafin qu'une idée contienne une telle réalitéobjective plutôt qu'une autreelle doit sans doute avoir celade quelque causedans laquelle il se rencontre pour le moins autantde réalité formelle que cette idée contient deréalité objective. Car si nous supposons qu'il setrouve quelque chose dans l'idéequi ne se rencontre pas danssa causeil faut donc qu'elle tienne cela du néant ; maispour imparfaite que soit cette façon d'êtreparlaquelle une chose est objectivement ou par représentationdans l'entendement par son idéecertes on ne peut pasnéanmoins dire que cette façon et manière-làne soit rienni par conséquent que cette idée tire sonorigine du néant.

Je ne doispas aussi douter qu'il ne soit nécessaire que la réalitésoit formellement dans les causes de mes idéesquoique laréalité que je considère dans ces idéessoit seulement objectiveni penser qu'il suffit que cette réalitése rencontre objectivement dans leurs causes ; cartout ainsi quecette manière d'être objectivement appartient aux idéesde leur propre naturede même aussi la manière ou lafaçon d'être formellement appartient aux causes de cesidées (à tout le moins aux premières etprincipales) de leur propre nature. Et encore qu'il puisse arriverqu'une idée donne la naissance à une autre idéecela ne peut pas toutefois être à l'infinimais il fautà la fin parvenir à une première idéedont la cause soit comme un patron ou un originaldans lequel toutela réalité ou perfection soit contenue formellement eten effetqui se rencontre seulement objectivement ou parreprésentation dans ces idées. En sorte que la lumièrenaturelle me fait connaître évidemmentque les idéessont en moi comme des tableauxou des imagesqui peuvent àla vérité facilement déchoir de la perfectiondes choses dont elles ont été tiréesmais quine peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait.

Etd'autant plus longuement et soigneusement j'examine toutes ceschosesd'autant plus clairement et distinctement je connais qu'ellessont vraies. Mais enfin que conclurai-je de tout cela ? C'est àsavoir quesi la réalité objective de quelqu'une demes idées est telleque je connaisse clairement qu'elle n'estpoint en moini formellementni éminemmentet que parconséquent je ne puis pas moi-même en être lacauseil suit de la nécessairement que je ne suis pas seuldans le mondemais qu'il y a encore quelque autre chose qui existeet qui est la cause de cette idée ; au lieu ques'il ne serencontre point en moi de telle idéeje n'aurai aucunargument qui me puisse convaincre et rendre certain de l'existenced'aucune autre chose que de moi-même ; car je les ai toussoigneusement recherchéset je n'en ai pu trouver aucun autrejusqu'à présent.

Or entreces idéesoutre celle qui me représente àmoi-mêmede laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficultéil y en a une autre qui me représente un Dieud'autres deschoses corporelles et inaniméesd'autres des angesd'autresdes animauxet d'autres enfin qui me représentent des hommessemblables à moi.

Mais pource qui regarde les idées qui me représentent d'autreshommesou des animauxou des angesje conçois facilementqu'elles peuvent être formées par Je mélange etla composition des autres idées que j'ai des chosescorporelles et de Dieuencore que hors de moi il n'y eût pointd'autres hommes dans le mondeni aucuns animauxni aucuns anges.

Et pour cequi regarde les idées des choses corporellesje n'y reconnaisrien de si grand ni de si excellentqui ne me semble pouvoir venirde moi-même ; carsi je les considère de plus prèset si je les examine de la même façon que j'examinaishier l'idée de la cireje trouve qu'il ne s'y rencontre quefort peu de chose que je conçoive clairement et distinctement: à savoirla grandeur ou bien l'extension en longueurlargeur et profondeur ; la figure qui est formée par lestermes et les bornes de cette extension ; la situation que les corpsdiversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou lechangement de cette situation ; auxquelles on peut ajouter lasubstancela duréeet le nombre. Quant aux autres chosescomme la lumièreles couleursles sonsles odeurslessaveursla chaleurle froidet les autres qualités quitombent sous l'attouchementelles se rencontrent dans ma penséeavec tant d'obscurité et de confusionque j'ignore mêmesi elles sont véritablesou fausses et seulement apparentesc'est-à-dire si les idées que je conçois de cesqualitéssont en effet les idées de quelques chosesréellesou bien si elles ne me représentent que desêtres chimériquesqui ne peuvent exister. Carencoreque j'aie remarqué ci-devantqu'il n'y a que dans lesjugements que se puisse rencontrer la vraie et formelle faussetéil se peut néanmoins trouver dans les idées unecertaine fausseté matérielleà savoirlorsqu'elles représentent ce qui n'est rien comme si c'étaitquelque chose. Par exempleles idées que j'ai du froid et dela chaleur sont si peu claires et si peu distinctesque par leurmoyen je ne puis pas discerner si le froid est seulement uneprivation de la chaleurou la chaleur une privation du froidoubien si l'une et l'autre sont des qualités réellesousi elles ne le sont pas ; et d'autant queles idées étantcomme des imagesil n'y en peut avoir aucune qui ne nous semblereprésenter quelque choses'il est vrai de dire que le froidne soit autre chose qu'une privation de la chaleurl'idée quime le représente comme quelque chose de réel et depositifne sera pas mal à propos appelée fausseetainsi des autres semblables idées ; auxquelles certes il n'estpas nécessaire que j'attribue d'autre auteur que moi-même.

Carsielles sont faussesc'est-à-dire si elles représententdes choses qui ne sont pointla lumière naturelle me faitconnaître qu'elles procèdent du néantc'est-à-dire qu'elles ne sont en moique parce qu'il manquequelque chose à ma natureet qu'elle n'est pas touteparfaite. Et si ces idées sont vraiesnéanmoinsparcequ'elles me font paraître si peu de réalitéquemême je ne puis pas nettement discerner la chose représentéed'avec le non-êtreje ne vois point de raison pourquoi ellesne puissent être produites par moi-mêmeet que je n'enpuisse être l'auteur.

Quant auxidées claires et distinctes que j'ai des choses corporellesil y en a quelques-unes qu'il semble que j'ai pu tirer de l'idéeque j'ai de moi-mêmecomme celle que j'ai de la substancedela duréedu nombreet d'autres choses semblables. Carlorsque je pense que la pierre est une substanceou bien une chosequi de soi est capable d'existerpuis que je suis une substancequoique je conçoive bien que je suis une chose qui pense etnon étendueet que la pierre au contraire est une choseétendue et qui ne pense pointet qu'ainsi entre ces deuxconceptions il se rencontre une notable différencetoutefoiselles semblent convenir en ce qu'elles représentent dessubstances. De mêmequand je pense que je suis maintenantetque je me ressouviens outre cela d'avoir été autrefoiset que je conçois plusieurs diverses pensées dont jeconnais le nombrealors j'acquiers en moi les idées de ladurée et du nombrelesquellespar aprèsje puistransférer à toutes les autres choses que je voudrai.Pour ce qui est des autres qualités dont les idées deschoses corporelles sont composéesà savoirl'étenduela figurela situationet le mouvement de lieuil est vraiqu'elles ne sont point formellement en moipuisque je ne suis qu'unechose qui pense ; mais parce que ce sont seulement de certains modesde la substanceet comme les vêtements sous lesquels lasubstance corporelle nous paraîtet que je suis aussi moi-mêmeune substanceil semble qu'elles puissent être contenues enmoi éminemment.

Partant ilne reste que la seule idée de Dieudans laquelle il fautconsidérer s'il y a quelque chose qui n'ait pu venir demoi-même. Par le nom de Dieu j'entends une substance infinieéternelleimmuableindépendantetoute connaissantetoute-puissanteet par laquelle moi-mêmeet toutes les autreschoses qui sont (s'il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont étécréées et produites. Or ces avantages sont si grands etsi éminentsque plus attentivement je les considèreet moins je me persuade que l'idée que j'en ai puisse tirerson origine de moi seul. Et par conséquent il fautnécessairement conclure de tout ce que j'ai dit auparavantque Dieu existe.

Carencore que l'idée de la substance soit en moide cela mêmeque je suis une substanceje n'aurais pas néanmoins l'idéed'une substance infiniemoi qui suis un être finisi ellen'avait été mise en moi par quelque substance qui fûtvéritablement infinie.

Et je neme dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par unevéritable idéemais seulement par la négationde ce qui est finide même que je comprends le repos et lesténèbres par la négation du mouvement et de lalumière : puisque au contraire je vois manifestement qu'il serencontre plus de réalité dans la substance infinie quedans la substance finieet partant que j'ai en quelque façonpremièrement en moi la notion de l'infinique du finic'est-à-dire de Dieuque de moi-même. Car commentserait-il possible que je pusse connaître que je doute et queje désirec'est-à-dire qu'il me manque quelque choseet que je ne suis pas tout parfaitsi je n'avais en moi aucune idéed'un être plus parfait que le mienpar la comparaison duquelje connaîtrais les défauts de ma nature ?

Et l'on nepeut pas dire que peut-être cette idée de Dieu estmatériellement fausseet que par conséquent je la puistenir du néantc'est-à-dire qu'elle peut être enmoi pour ce que j'ai du défautcomme j'ai dit ci-devant desidées de la chaleur et du froidet d'autres choses semblables: carau contrairecette idée étant fort claire etfort distincteet contenant en soi plus de réalitéobjective qu'aucune autreil n'y en a point qui soit de soi plusvraieni qui puisse être moins soupçonnéed'erreur et de fausseté. L'idéedis-jede cet êtresouverainement parfait et infini est entièrement vraie ; carencore que peut-être l'on puisse feindre qu'un tel êtren'existe pointon ne peut pas feindre néanmoins que son idéene me représente rien de réelcomme j'ai tantôtdit de l'idée du froid. Cette même idée est aussifort claire et fort distinctepuisque tout ce que mon esprit conçoitclairement et distinctement de réel et de vraiet quicontient en soi quelque perfectionest contenu et renfermétout entier dans cette idée. Et ceci ne laisse pas d'êtrevraiencore que je ne comprenne pas l'infiniou même qu'il serencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puiscomprendreni peut-être aussi atteindre aucunement par lapensée : car il est de la nature de l'infinique ma naturequi est finie et bornéene le puisse comprendre ; et ilsuffit que je conçoive bien celaet que je juge que toutesles choses que je conçois clairementet dans lesquelles jesais qu'il y a quelque perfectionet peut-être aussi uneinfinité d'autres que j'ignoresont en Dieu formellement ouéminemmentafin que l'idée que j'en ai soit la plusvraiela plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sonten mon esprit.

Maispeut-être aussi que je suis quelque chose de plus que je nem'imagineet que toutes les perfections que j'attribue à lanature d'un Dieusont en quelque façon en moi en puissancequoiqu'elles ne se produisent pas encoreet ne se fassent pointparaître par leurs actions. En effet j'expérimente déjàque ma connaissance s'augmente et se perfectionne peu à peuet je ne vois rien qui la puisse empêcher de s'augmenter deplus en plus jusques à l'infini ; puisétant ainsiaccrue et perfectionnéeje ne vois rien qui empêche queje ne puisse m'acquérir par son moyen toutes les autresperfections de la nature divine ; et enfin il semble que la puissanceque j'ai pour l'acquisition de ces perfectionssi elle est en moipeut être capable d'y imprimer et d'y introduire leurs idées.

Toutefoisen y regardant un peu de prèsje reconnais que cela ne peutêtre ; carpremièrementencore qu'il fût vraique ma connaissance acquît tous les jours de nouveaux degrésde perfectionet qu'il y eût en ma nature beaucoup de chosesen puissancequi n'y sont pas encore actuellementtoutefois tousces avantages n'appartiennent et n'approchent en aucune sorte del'idée que j'ai de la Divinitédans laquelle rien nese rencontre seulement en puissancemais tout y est actuellement eten effet. Et même n'est-ce pas un argument infaillible et trèscertain d'imperfection en ma connaissancede ce qu'elle s'accroîtpeu à peuet qu'elle s'augmente par degrés ?Davantageencore que ma connaissance s'augmentât de plus enplusnéanmoins je ne laisse pas de concevoir qu'elle nesaurait être actuellement infiniepuisqu'elle n'arriverajamais à un si haut point de perfectionqu'elle ne soitencore capable d'acquérir quelque plus grand accroissement.Mais je conçois Dieu actuellement infini en un si haut degréqu'il ne se peut rien ajouter à la souveraine perfection qu'ilpossède. Et enfin je comprends fort bien que l'êtreobjectif d'une idée ne peut être produit par un êtrequi existe seulement en puissancelequel à proprement parlern'est rienmais seulement par un être formel ou actuel.

Et certesje ne vois rien en tout ce que je viens de direqui ne soit trèsaisé à connaître par la lumière naturelleà tous ceux qui voudront y penser soigneusement ; mais lorsqueje relâche quelque chose de mon attentionmon esprit setrouvant obscurci et comme aveuglé par les images des chosessensiblesne se ressouvient pas facilement de la raison pourquoil'idée que j'ai d'un être plus parfait que le miendoitnécessairement avoir été mise en moi par un êtrequi soit en effet plus parfait.

C'estpourquoi je veux ici passer outreet considérer si moi-mêmequi ai cette idée de Dieuje pourrais êtreen casqu'il n'y eût point de Dieu. Et je demandede qui aurais-jemon existence ? Peut-être de moi-mêmeou de mes parentsou bien de quelques autres causes moins parfaites que Dieu ; car onne se peut rien imaginer de plus parfaitni même d'égalà lui.

Orsij'étais indépendant de tout autreet que je fussemoi-même l'auteur de mon êtrecertes je ne douteraisd'aucune choseje ne concevrais plus de désirset enfin ilne me manquerait aucune perfection ; car je me serais donné àmoi-même toutes celles dont j'ai en moi quelque idéeetainsi je serais Dieu. Et je ne me dois point imaginer que les chosesqui me manquent sont peut-être plus difficiles àacquérirque celles dont je suis déjà enpossession ; car au contraire il est très certainqu'il a étébeaucoup plus difficileque moic'est-à-dire une chose ouune substance qui pensesoit sorti du néantqu'il ne meserait d'acquérir les lumière s et le s connaissancesde plusieurs choses que j'ignoreet qui ne sont que des accidents decette substance. Et ainsi sans difficultési je m'étaismoi-même donné ce plus que je viens de direc'est-à-dire si j'étais l'auteur de ma naissance et demon existenceje ne me serais pas privé au moins des chosesqui sont de plus facile acquisitionà savoirde beaucoup deconnaissances dont ma nature est dénuée ; je ne meserais pas privé non plus d'aucune des choses qui sontcontenues dans l'idée que je conçois de Dieuparcequ'il n'y en a aucune qui me semble de plus difficile acquisition ;et s'il y en avait quelqu'unecertes elle me paraîtrait telle(supposé que j'eusse de moi toutes les autres choses que jepossède)puisque j'expérimenterais que ma puissances'y termineraitet ne serait pas capable d'y arriver.

Et encoreque je puisse supposer que peut-être j'ai toujours étécomme je suis maintenantje ne saurais pas pour cela éviterla force de ce raisonnementet ne laisse pas de connaîtrequ'il est nécessaire que Dieu soit l'auteur de mon existence.Car tout le temps de ma vie peut être divisé en uneinfinité de partieschacune desquelles ne dépend enaucune façon des autres ; et ainside ce qu'un peu auparavantj'ai étéil ne s'ensuit pas que je doive maintenantêtresi ce n'est qu'en ce moment quelque cause me produise etme créepour ainsi direderechefc'est-à-dire meconserve. En effet c'est une chose bien claire et bien évidente(à tous ceux qui considéreront avec attention la naturedu temps)qu'une substancepour être conservée danstous les moments qu'elle durea besoin du même pouvoir et dela même actionqui serait nécessaire pour la produireet la créer tout de nouveausi elle n'était pointencore. En sorte que la lumière naturelle nous fait voirclairementque la conservation et la création ne diffèrentqu'au regard de notre façon de penseret non point en effet.

Il fautdonc seulement ici que je m'interroge moi-mêmepour savoir sije possède quelque pouvoir et quelque vertuqui soit capa lede faire en sorte que moiqui suis maintenantsois encore àl'avenir : carpuisque je ne suis qu'une chose qui pense (ou dumoins puisqu'il ne s'agit encore jusques ici précisémentque de cette partie-là de moi-même)si une tellepuissance résidait en moicertes je devrais à tout lemoins le penseret en avoir connaissance ; mais je n'en ressensaucune dans moiet par là je connais évidemment que jedépends de quelque être différent de moi.

Peut-êtreaussi que cet être-làduquel je dépendsn'estpas ce que j'appelle Dieuet que je suis produitou par mesparentsou par quelques autres causes moins parfaites que lui ? Tants'en fautcela ne peut être ainsi. Carcomme j'ai déjàdit auparavantc'est une chose très évidente qu'ildoit y avoir au moins autant de réalité dans la causeque dans son effet. Et partantpuisque je suis une chose qui penseet qui ai en moi quelque idée de Dieuquelle que soit enfinla cause que l'on attribue à ma natureil faut nécessairementavouer qu'elle doit pareillement être une chose qui penseetposséder en soi l'idée de toutes les perfections quej'attribue à la nature Divine. Puis l'on peut derechefrechercher si cette cause tient son origine et son existence desoi-mêmeou de quelque autre chose. Car si elle la tient desoi-mêmeil s'ensuitpar les raisons que j'ai ci-devantalloguéesqu'elle-même doit être Dieu ; puisqueayant la vertu d'être et d'exister par soielle doit aussiavoir sans doute la puissance de posséder actuellement toutesles perfections dont elle conçoit les idéesc'est-à-dire toutes celles que je conçois être enDieu.

Que sielle tient son existence de quelque autre cause que de soiondemandera derechefpar la même raisonde cette seconde causesi elle est par soiou par autruijusques à ce que de degrésen degrés on parvienne enfin à une dernièrecause qui se trouvera être Dieu. Et il est trèsmanifeste qu'en cela il ne peut y avoir de progrès àl'infinivu qu'il ne s'agit pas tant ici de la cause qui m'a produitautrefoiscomme de celle qui me conserve présentement.

On ne peutpas feindre aussi que peut-être plusieurs causes ont ensembleconcouru en partie à ma productionet que de l'une j'ai reçul'idée d'une des perfections que j'attribue à Dieuetd'une autre l'idée de quelque autreen sorte que toutes cesperfections se trouvent bien à la vérité quelquepart dans l'Universmais ne se rencontrent pas toutes jointes etassemblées dans une seule qui soit Dieu. Carau contrairel'unitéla simplicitéou l'inséparabilitéde toutes les choses qui sont en Dieuest une des principalesperfections que je conçois être en lui ; et certesl'idée de cette unité et assemblage de toutes lesperfections de Dieun'a pu être mise en moi par aucune causede qui je n'aie point aussi reçu les idées de toutesles autres perfections. Car elle ne peut pas me les avoir faitcomprendre ensemblement jointes et inséparablessans avoirfait en sorte en même temps que je susse ce qu'elles étaientet que je les connusse toutes en quelque façon.

Pour cequi regarde mes parentsdesquels il semble que je tire ma naissanceencore que tout ce que j'en ai jamais pu croire soit véritablecela ne fait pas toutefois que ce soit eux qui me conserventni quim'aient fait et produit en tant que je suis une chose qui pensepuisqu'ils ont seulement mis quelques dispositions dans cettematièreen laquelle je juge que moic'est-à-dire monespritlequel seul je prends maintenant pour moi-mêmesetrouve renfermé ; et partant il ne peut y avoir ici àleur égard aucune difficultémais il fautnécessairement conclure quede cela seul que j'existeet quel'idée d'un être souverainement parfait (c'est-à-direde Dieu) est en moil' existence de Dieu est très évidemmentdémontrée.

Il mereste seulement à examiner de quelle façon j'ai acquiscette idée. Car je ne l'ai pas reçue par les sensetjamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attenteainsique font les ! idées des choses sensibleslorsque ces chosesse présentent ou semblent se présenter aux organesextérieurs de mes sens. Elle n'est pas aussi une pureproduction ou fiction de mon esprit ; car il n'est pas en mon pouvoird'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose. Et par conséquent ilne reste plus autre chose à diresinon quecomme l'idéede moi-mêmeelle est née et produite avec moi dèslors que j'ai été créé.

Et certeson ne doit pas trouver étrange que Dieuen me créantait mis en moi cette idée pour être comme la marque del'ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n'est pas aussinécessaire que cette marque soit quelque chose de différentde ce même ouvrage. Mais de cela seul que Dieu m'a crééil est fort croyable qu'il m'a en quelque façon produit àson image et semblanceet que je conçois cette ressemblance(dans laquelle l'idée de Dieu se trouve contenue) par la mêmefaculté par laquelle je me conçois moi-même ;c'est-à-dire quelorsque je fais réflexion sur moinon seulement je connais que je suis une chose imparfaiteincomplèteet dépendante d'autruiqui tend et quiaspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grandque je ne suismais je connais aussien même tempsque celuiduquel je dépendspossède en soi toutes ces grandeschoses auxquelles j'aspireet dont je trouve en moi les idéesnon pas indéfiniment et seulement en puissancemais qu'il enjouit en effetactuellement et infiniment etainsi qu'il est Dieu.Et toute la force de l'argument dont j'ai ici usé pour prouverl'existence de Dieu consiste en ce que je reconnais qu'il ne seraitpas possible que ma nature fût telle qu'elle estc'est-à-direque j'eusse en moi l'idée d'un Dieusi Dieu n'existaitvéritablement ; ce même Dieudis-jeduquel l'idéeest en moic'est-à-dire qui possède toutes ces hautesperfectionsdont notre esprit peut bien avoir quelque idéesans pourtant les comprendre toutesqui n'est sujet à aucunsdéfautset qui n'a rien de toutes les choses qui marquentquelque imperfection. D'où il est assez évident qu'ilne peut être trompeurpuisque la lumière naturelle nousenseigne que la tromperie dépend nécessairement dequelque défaut.

Maisauparavant que j'examine cela plus soigneusementet que je passe àla considération des autres vérités que l' on enpeut recueilliril me semble très à propos dem'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieutout parfaitde peser tout à loisir ses merveilleuxattributsde considérerd'admirer et d'adorer l'incomparablebeauté de cette immense lumièreau moins autant que laforce de mon espritqui en demeure en quelque sorte éblouime le pourra permettre. Carcomme la foi nous apprend que lasouveraine félicité de l'autre vie ne consiste que danscette contemplation de la Majesté divineainsiexpérimenterons-nous dès maintenantqu'une semblableméditationquoique incomparablement moins parfaitenous faitjouir du plus grand contentement que nous soyons capables deressentir en cette vie.




MéditationQuatrième

Du vrai et du faux


JE me suistellement accoutumé ces jours passés à détachermon esprit des senset j'ai si exactement remarqué qu'il y afort peu de choses que l'on connaisse avec certitude touchant leschoses corporellesqu'il y en a beaucoup plus qui nous sont connuestouchant l'esprit humainet beaucoup plus encore de Dieu mêmeque maintenant je détournerai sans aucune difficulté mapensée de la considération des choses sensibles ouimaginablespour la porter à celles quiétantdégagées de toute matièresont purementintelligibles. Et certes l'idée que j'ai de l'esprit humainen tant qu'il est une chose qui penseet non étendue enlongueurlargeur et profondeuret qui ne participe à rien dece qui appartient au corpsest incomparablement plus distincte quel' idée d' aucune chose corporelle. Et lorsque je considèreque je doutec'est-à-dire que je suis une chose incomplèteet dépendantel'idée d'un être complet etindépendantc'est-à-dire de Dieuse présente àmon esprit avec tant de distinction et de clarté ; et de celaseul que cette idée se retrouve en moiou bien que je suis ouexistemoi qui possède cette idéeje conclus siévidemment l'existence de Dieuet que la mienne dépendentièrement de lui en tous les moments de ma vieque je nepense pas que l'esprit humain puisse rien connaître avec plusd'évidence et de certitude. Et déjà il me sembleque je découvre un chemin qui nous conduira de cettecontemplation du vrai Dieu (dans lequel tous les trésors de lascience et de la sagesse sont renfermés) à laconnaissance des autres choses de l'Univers.

Carpremièrementje reconnais qu'il est impossible que jamais ilme trompepuisqu'en toute fraude et tromperie il se rencontrequelque sorte d'imperfection. Et quoiqu'il semble que pouvoir trompersoit une marque de subtilitéou de puissancetoutefoisvouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de lamalice. Etpartantcela ne peut se rencontrer en Dieu. En aprèsj'expérimente en moi-même une certaine puissance dejugerlaquelle sans doute j'ai reçue de Dieude mêmeque tout le reste des choses que je possède ; et comme il nevoudrait pas m'abuseril est certain qu'il ne me l'a pas donnéetelle que je puisse jamais faillirlorsque j'en userai comme ilfaut.

Et il neresterait aucun doute de cette véritési l'on n'enpouvaitce sembletirer cette conséquencequ'ainsi donc jene me suis jamais trompé ; carsi je tiens de Dieu tout ceque je possèdeet s'il ne m'a point donné de puissancepour failliril semble que je ne me doive jamais abuser.

Et devrailorsque je ne pense qu'à Dieuje ne découvre enmoi aucune cause d'erreur ou de fausseté ; mais puis aprèsrevenant à moil'expérience me fait connaîtreque je suis néanmoins sujet à une infinitéd'erreursdesquelles recherchant la cause de plus prèsjeremarque qu'il ne se présente pas seulement à ma penséeune réelle et positive idée de Dieuou bien d'un êtresouverainement parfaitmais aussipour ainsi parlerune certaineidée négative du néantc'est-à-dire dece qui est infiniment éloigné de toute sorte deperfection ; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néantc'est-à- dire placé de telle sorte entre le souverainêtre et le non-êtrequ'il ne se rencontrede vrairienen moi qui me puisse conduire dans l'erreuren tant qu'un souverainêtre m'a produit ; mais quesi je me considère commeparticipant en quelque façon du néant ou du non-êtrec'est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même lesouverain êtreje me trouve exposé à uneinfinité de manquementsde façon que je ne me dois pasétonner si je me trompe. Ainsi je connais que l'erreurentant que tellen'est pas quelque chose de réel qui dépendede Dieumais que c'est seulement un défaut ; et partantqueje n'ai pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m'ait étédonnée de Dieu particulièrement pour cet effetmaisqu'il arrive que je me trompede ce que la puissance que Dieu m'adonnée pour discerner le vrai d'avec le fauxn'est pas en moiinfinie.

Toutefoiscela ne me satisfait pas encore tout à fait ; car l'erreurn'est pas une pure négationc'est-à-diren'est pas lesimple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m'estpoint duemais plutôt est une privation de quelqueconnaissance qu'il semble que je devrais posséder. Etconsidérant la nature de Dieu il ne me semble pas possiblequ'il m'ait donné quelque faculté qui soit imparfaiteen son genrec'est-à-dire qui manque de quelque perfectionqui lui soit due ; car s'il est vrai que plus l'artisan est expertplus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits etaccomplisquel être nous imaginerions-nous avoir étéproduit par ce souverain Créateur de toutes chosesqui nesoit parfait et entièrement achevé en toutes sesparties ? Et certes il n'y a point de doute que Dieu n'ait pu mecréer tel que je ne me pusse jamais tromperil est certainaussi qu'il veut toujours ce qui est le meilleur : m'est-il donc plusavantageux de faillirque de ne point faillir ?

Considérantcela avec plus d'attentionil me vient d'abord en la penséeque je ne me dois point étonnersi mon intelligence n'est pascapable de comprendre pourquoi Dieu fait ce qu'il faitet qu'ainsije n'ai aucune raison de douter de son existencede ce que peut-êtreje vois par expérience beaucoup d'autres chosessans pouvoircomprendre pour quelle raison ni comment Dieu les a produites. Carsachant déjà que ma nature est extrêmement faibleet limitéeet au contraire que celle de Dieu est immenseincompréhensibleet infinieje n'ai plus de peine àreconnaître qu'il y a une infinité de choses en sapuissancedesquelles les causes surpassent la portée de monesprit. Et cette seule raison est suffisante pour me persuader quetout ce genre de causesqu'on a coutume de tirer de la finn'estd'aucun usage dans les choses physiquesou naturelles ; car il ne mesemble pas que je puisse sans téméritérechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrablesde Dieu.

De plus ilme tombe encore en l'espritqu'on ne doit pas considérer uneseule créature séparémentlorsqu'on recherchesi les ouvrages de Dieu sont parfaitsmais généralementtoutes les créatures ensemble. Car la même chose quipourrait peut-être avec quelque sorte de raison sembler fortimparfaitesi elle était toute seulese rencontre trèsparfaite en sa naturesi elle est regardée comme partie detout cet Univers. Et quoiquedepuis que j'ai fait dessein de douterde toutes chosesje n'ai connu certainement que mon existence etcelle de Dieutoutefois aussidepuis que j'ai reconnu l'infiniepuissance de Dieuje ne saurais nier qu'il n'ait produit beaucoupd'autres chosesou du moins qu'il n'en puisse produireen sorte quej'existe et sois placé dans le mondecomme faisant partie del'universalité de tous les êtres.

En suitede quoime regardant de plus prèset considérantquelles sont mes erreurs (lesquelles seules témoignent qu'il ya en moi de l'imperfection)je trouve qu'elles dépendent duconcours de deux causesà savoirde la puissance deconnaître qui est en moiet de la puissance d'élireoubien de mon libre arbitre : c'est-à- direde mon entendementet ensemble de ma volonté. Car par l'entendement seul jen'assure ni ne nie aucune chosemais je conçois seulement lesidées des chosesque je puis assurer ou nier. Oren leconsidérant ainsi précisémenton peut direqu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreurpourvu qu'on prennele mot d'erreur en sa propre signification. Et encore qu'il y aitpeut-être une infinité de choses dans le mondedont jen'ai aucune idée en mon entendementon ne peut pas dire pourcela qu'il soit privé de ces idéescomme de quelquechose qui soit due à sa naturemais seulement qu'il ne les apas ; parce qu'en effet il n'y a aucune raison qui puisse prouver queDieu ait dû me donner une plus grande et plus ample facultéde connaîtreque celle qu'il m'a donnée ; etquelqueadroit et savant ouvrier que je me le représenteje ne doispas pour cela penser qu'il ait dû mettre dans chacun de sesouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre dans quelques-uns.Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné unlibre arbitreou une volonté assez ample et parfaitepuisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étenduequ'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui mesemble bien remarquable en cet endroitest quede toutes les autreschoses qui sont en moiil n'y en a aucune si parfaite et si étendueque je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être encore plusgrande et plus parfaite. Carpar exemplesi je considère lafaculté de concevoir qui est en moije trouve qu'elle estd'une fort petite étendueet grandement limitéeettout ensemble je me représente l'idée d'une autrefaculté beaucoup plus ampleet même infinie ; et decela seul que je puis me représenter son idéejeconnais sans difficulté qu'elle appartient à la naturede Dieu. En même façonsi j'examine la mémoireou l'imaginationou quelque autre puissanceje n'en trouve aucunequi ne soit en moi très petite et bornéeet qui enDieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volontéque j'expérimente en moi être si grandeque je neconçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plusétendue : en sorte que c'est elle principalement qui me faitconnaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Carencore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieuque dansmoisoit à raison de la connaissance et de la puissancequis'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficacesoit àraison de l'objetd'autant qu'elle se porte et s'étendinfiniment à plus de choses ; elle ne me semble pas toutefoisplus grandesi je la considère formellement et précisémenten elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nouspouvons faire une choseou ne la faire pas (c'est-à-direaffirmer ou nierpoursuivre ou fuir)ou plutôt seulement ence quepour affirmer ou nierpoursuivre ou fuir les choses quel'entendement nous proposenous agissons en telle sorte que nous nesentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne.Carafin que je sois libreil n'est pas nécessaire que jesois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deuxcontraires ; mais plutôtd'autant plus que je penche versl'unsoit que je connaisse évidemment que le bien et le vrais'y rencontrentsoit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de mapenséed' autant plus librement j'en fais choix et jel'embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissancenaturellebien loin de diminuer ma libertél'augmententplutôtet la fortifient. De façon que cetteindifférence que je senslorsque je ne suis point emportévers un côté plutôt que vers un autre par le poidsd'aucune raisonest le plus bas degré de la libertéet fait plutôt paraître un défaut dans laconnaissancequ'une perfection dans la volontécar si jeconnaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bonjene serais jamais en peine de délibérer quel jugement etquel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrementlibresans jamais être indifférent.

De toutceci je reconnais que ni la puissance de vouloirlaquelle j'ai reçuede Dieun'est point d'elle-même la cause de mes erreurscarelle est très ample et très parfaite en son espèce; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir : car ne concevantrien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donnéepour concevoirsans doute que tout ce que je conçoisje leconçois comme il fautet il n'est pas possible qu'en cela jeme trompe. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est àsavoirde cela seul quela volonté étant beaucoupplus ample et plus étendue que l'entendementje ne lacontiens pas dans les mêmes limitesmais que je l'étendsaussi aux choses que je n'entends pas ; auxquelles étant desoi indifférenteelle s'égare fort aisémentetchoisit le mal pour le bienou le faux pour le vrai. Ce qui fait queje me trompe et que je pèche.

Parexempleexaminant ces jours passés si quelque chose existaitdans le mondeet connaissant quede cela seul que j'examinais cettequestionil suivait très évidemment que j'existaismoi-mêmeje ne pouvais pas m'empêcher de juger qu'unechose que je concevais si clairement était vraienon que jem'y trouvasse forcé par aucune cause extérieuremaisseulementparce que d'une grande clarté qui était enmon entendementa suivi une grande inclination en ma volonté; et je me suis porté à croire avec d'autant plus delibertéque je me suis trouvé avec moinsd'indifférence. Au contraireà présent je neconnais pas seulement que j'existeen tant que je suis quelque chosequi pensemais il se présente aussi à mon esprit unecertaine idée de la nature corporelle : ce qui fait que jedoute si cette nature qui pensequi est en moiou plutôt parlaquelle je suis ce que je suisest différente de cettenature corporelleou bien si toutes deux ne sont qu'une mêmechose. Et je suppose ici que je ne connais encore aucune raisonquime persuade plutôt l'un que l'autre : d'où il suit queje suis entièrement indifférent à le nierou àl'assurerou bien même à m'abstenir d'en donner aucunjugement.

Et cetteindifférence ne s'étend pas seulement aux choses dontl'entendement n'a aucune connaissancemais généralementaussi à toutes celles qu'il ne découvre pas avec uneparfaite clartéau moment que la volonté en délibère; carpour probables que soient les conjectures qui me rendentenclin à juger quelque chosela seule connaissance que j'aique ce ne sont que des conjectureset non des raisons certaines etindubitablessuffit pour me donner occasion de juger le contraire.Ce que j'ai suffisamment expérimenté ces jours passéslorsque j'ai posé pour faux tout ce que j'avais tenuauparavant pour très véritablepour cela seul que j'airemarqué que l'on en pouvait douter en quelque sorte.

Or si jem'abstiens de donner mon jugement sur une choselorsque je ne laconçois pas avec assez de clarté et de distinctionilest évident que j'en use fort bienet que je ne suis pointtrompé ; mais si je me détermine à la nierouassureralors je ne me sers plus comme je dois de mon libre arbitre; et si j'assure ce qui n'est pas vraiil est évident que jeme trompemême aussiencore que je juge selon la véritécela n'arrive que par hasardet je ne laisse pas de failliretd'user mal de mon libre arbitre ; car la lumière naturellenous enseigne que la connaissance de l'entendement doit toujoursprécéder la détermination de la volonté.Et c'est dans ce mauvais usage du libre arbitreque se rencontre laprivation qui constitue la forme de l'erreur. La privationdis-jese rencontre dans l'opérationen tant qu'elle procèdede moi ; mais elle ne se trouve pas dans la puissance que j'ai reçuede Dieuni même dans l'opérationen tant qu'elledépend de lui.

Car jen'ai certes aucun sujet de me plaindrede ce que Dieu ne m'a pasdonné une intelligence plus capableou une lumièrenaturelle plus grande que celle que je tiens de luipuisqu'en effetil est du propre de l'entendement finide ne pas comprendre uneinfinité de choseset du propre d'un entendement crééd'être fini : mais j'ai tout sujet de lui rendre grâcesde ce quene m'ayant jamais rien dûil m'a néanmoinsdonné tout le peu de perfections qui est en moi ; bien loin deconcevoir des sentiments si injustes que de m'imaginer qu'il m'aitôté ou retenu injustement les autres perfections qu'ilne m'a point données.

Je n'aipas aussi sujet de me plaindrede ce qu'il m'a donné unevolonté plus étendue que l'entendementpuisquelavolonté ne consistant qu'en une seule choseet son sujetétant comme indivisibleil semble que sa nature est tellequ'on ne lui saurait rien ôter sans la détruire ; etcertes plus elle se trouve être grandeet plus j'ai àremercier la bonté de celui qui me l'a donnée.

Et enfinje ne dois pas aussi me plaindrede ce que Dieu concourt avec moipour former les actes de cette volontéc'est-à-direles jugements dans lesquels je me trompeparce que ces actes-làsont entièrement vraiset absolument bonsen tant qu'ilsdépendent de Dieu ; et il y a en quelque sorte plus deperfection en ma naturede ce que je les puis formerque si je nele pouvais pas. Pour la privationdans laquelle seule consiste laraison formelle de l'erreur et du péchéelle n'abesoin d'aucun concours de Dieupuisque ce n'est pas une chose ou unêtreet quesi on la rapporte à Dieu comme à sacauseelle ne doit pas être nommée privationmaisseulement négationselon la signification qu'on donne àces mots dans l'École. Car en effet ce n'est point uneimperfection en Dieude ce qu'il m'a donné la libertéde donner mon jugementou de ne le pas donnersur certaines chosesdont il n'a pas mis une claire et distincte connaissance en monentendement ; mais sans doute c'est en moi une imperfectionde ceque je n'en use pas bienet que je donne témérairementmon jugementsur des choses que je ne conçois qu'avecobscurité et confusion. Je vois néanmoins qu'il étaitaisé à Dieu de faire en sorte que je ne me trompassejamaisquoique je demeurasse libreet d'une connaissance bornéeà savoiren donnant à mon entendement une claire etdistincte intelligence de toutes les choses dont je devais jamaisdélibérerou bien seulement s'il eût siprofondément gravé dans ma mémoire la résolutionde ne juger jamais d'aucune chose sans la concevoir clairement etdistinctementque je ne la pusse jamais oublier. Et je remarque bienqu'en tant que je me considère tout seulcomme s'il n'y avaitque moi au mondej'aurais été beaucoup plus parfaitque je ne suissi Dieu m'avait créé tel que je nefaillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nierque ce ne soiten quelque façon une plus grande perfection dans toutl'Universde ce que quelques-unes de ses parties ne sont pasexemptes de défautsque si elles étaient toutessemblables. Et je n'ai aucun droit de me plaindresi Dieum'ayantmis au monden'a pas voulu me mettre au rang des choses les plusnobles et les plus parfaites.

Mêmej'ai sujet de me contenter de ce ques'il ne m'a pas donné lavertu de ne point faillirpar le premier moyen que j'ai ci-dessusdéclaréqui dépend d'une claire et évidenteconnaissance de toutes les choses dont je puis délibéreril a au moins laissé en ma puissance l'autre moyenqui est deretenir fermement la résolution de ne jamais donner monjugement sur les choses dont la vérité ne m'est pasclairement connue. Car quoique je remarque cette faiblesse en manatureque je ne puis attacher continuellement mon esprit àune même penséeje puis toutefoispar une méditationattentive et souvent réitéréeme l'imprimer sifortement en la mémoireque je ne manque jamais de m'enressouvenirtoutes les fois que j'en aurai besoinet acquérirde cette façon l'habitude de ne point faillir.

Etdautant que c'est en cela que consiste la plus grande et principaleperfection de l'hommej'estime n'avoir pas peu gagné parcette Méditationque d'avoir découvert la cause desfaussetés et des erreurs. Et certes il n'y en peut avoird'autre que celle que j'ai expliquée ; car toutes les fois queje retiens tellement ma volonté dans les bornes de maconnaissancequ'elle ne fait aucun jugement que des choses qui luisont clairement et distinctement représentées parl'entendementil ne se peut faire que je me trompe ; parce que touteconception claire et distincte est sans doute quelque chose de réelet de positifet partant ne peut tirer son origine du néantmais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteurDieudis-jequiétant souverainement parfaitne peut êtrecause d'aucune erreur ; et par conséquent il faut conclurequ'une telle conception ou un tel jugement est véritable. Aureste je n'ai pas seulement appris aujourd'hui ce que je dois éviterpour ne plus faillir mais aussi ce que je dois faire pour parvenir àla connaissance de la vérité. Car certainement j'yparviendraisi j'arrête suffisamment mon attention sur toutesles choses que je concevrai parfaitementet si je les séparedes autres que je ne comprends qu'avec confusion et obscurité.A quoi dorénavant je prendrai soigneusement garde.




MéditationCinquième

De l'essence des chosesmatérielles etderechef de Dieuqu'il existe.



IL mereste beaucoup d'autres choses à examinertouchant lesattributs de Dieuet touchant ma propre naturec'est-à-direcelle de mon esprit : mais j'en reprendrai peut-être une autrefois la recherche. Maintenant (après avoir remarqué cequ'il faut faire ou éviter pour parvenir à laconnaissance de la vérité)ce que j'ai principalementà faireest d'essayer de sortir et de me débarrasserde tous les doutes où je suis tombé ces jours passéset voir si l'on ne peut rien connaître de certain touchant leschoses matérielles.

Mais avantque j'examine s'il y a de telles choses qui existent hors de moijedois considérer leurs idéesen tant qu'elles sont enma penséeet voir quelles sont celles qui sont distinctesetquelles sont celles qui sont confuses.

En premierlieuj'imagine distinctement cette quantité que lesphilosophes appellent vulgairement la quantité continueoubien l'extension en longueurlargeur et profondeurqui est en cettequantitéou plutôt en la chose à qui onl'attribue. De plusje puis nombrer en elle plusieurs diversespartieset attribuer à chacune de ces parties toutes sortesde grandeursde figuresde situationset de mouvements ; et enfinje puis assigner à chacun de ces mouvements toutes sortes dedurées.

Et je neconnais pas seulement ces choses avec distinctionlorsque je lesconsidère en général ; mais aussipour peu quej'y applique mon attentionje conçois une infinité departicularités touchant les nombresles figureslesmouvementset autres choses semblablesdont la véritése fait paraître avec tant d'évidence et s'accorde sibien avec ma natureque lorsque je commence à les découvriril ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveaumais plutôtque je me ressouviens de ce que je savais déjàauparavantc'est-à- dire que j'aperçois des choses quiétaient déjà dans mon espritquoique je n'eussepas encore tourné ma pensée vers elles.

Et ce queje trouve ici de plus considérableest que je trouve en moiune infinité d'idées de certaines chosesqui nepeuvent pas être estimées un pur néantquoiquepeut- être elles n'aient aucune existence hors de ma penséeet qui ne sont pas feintes par moibien qu'il soit en ma libertéde les penser ou ne les penser pas ; mais elles ont leurs naturesvraies et immuables. Commepar exemplelorsque j'imagine untriangleencore qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du mondehors de ma pensée une telle figureet qu'il n'y en ait jamaiseuil ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine natureou formeou essence déterminée de cette figurelaquelle est immuable et éternelleque je n'ai pointinventéeet qui ne dépend en aucune façon demon esprit ; comme il paraît de ce que l'on peut démontrerdiverses propriétés de ce triangleà savoirque les trois angles sont égaux à deux droitsque leplus grand angle est soutenu par le plus grand côtéetautres semblableslesquelles maintenantsoit que je le veuille ounonje reconnais très clairement et très évidemmentêtre en luiencore que je n'y aie pensé auparavant enaucune façonlorsque je me suis imaginé la premièrefois un triangle ; et partant on ne peut pas dire que je les aiefeintes et inventées.

Et je n'aique faire ici de m'objecterque peut-être cette idée dutriangle est venue en mon esprit par l'entremise de mes sensparceque j'ai vu quelquefois des corps de figure triangulaire ; car lepuis former en mon esprit une infinité d'autres figuresdonton ne peut avoir le moindre soupçon que jamais elles me soienttombées sous les senset je ne laisse pas toutefois depouvoir démontrer diverses propriétés touchantleur natureaussi bien que touchant celle du triangle : lesquellescertes doivent être toutes vraiespuisque je les conçoisclairement. Et partant elles sont quelque choseet non pas un purnéant ; car il est très évident que tout ce quiest vrai est quelque choseet j'ai déjà amplementdémontré ci-dessus que toutes les choses que je connaisclairement et distinctement sont vraies. Et quoique je ne l'eusse pasdémontrétoutefois la nature de mon esprit est telleque je ne me saurais empêcher de les estimer vraiespendantque je les conçois clairement et distinctement. Et je meressouviens quelors même que j'étais encore fortementattaché aux objets des sensj'avais tenu au nombre des plusconstantes vérités celles que je concevais clairementet distinctement touchant les figuresles nombreset les autreschoses qui appartiennent à l'arithmétique et a lagéométrie.

Ormaintenantsi de cela seul que je puis tirer de ma penséel'idée de quelque choseil s'ensuit que tout ce que jereconnais clairement et distinctement appartenir à cettechoselui appartient en effetne puis-je pas tirer de ceci unargument et une preuve démonstrative de l'existence de Dieu ?Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idéec'est-à-dire l'idée d'un être souverainementparfaitque celle de quelque figure ou de quelque nombre que cesoit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu'uneactuelle et éternelle existence appartient à sa natureque je connais que tout ce que je puis démontrer de quelquefigure ou de quelque nombreappartient véritablement àla nature de cette figure ou de ce nombre. Et partantencore quetout ce que j'ai conclu dans les Méditations précédentesne se trouvât point véritablel'existence de Dieu doitpasser en mon esprit au moins pour aussi certaineque j'ai estiméjusques ici toutes les vérités des mathématiquesqui ne regardent que les nombres et les figures : bien qu'à lavérité.

Cela neparaisse pas d'abord entièrement manifestemais semble avoirquelque apparence de sophisme. Carayant accoutume dans toutes lesautres choses de faire distinction entre l'existence et l'essencejeme persuade aisément que l'existence peut être séparéede l'essence de Dieuet qu'ainsi on peut concevoir Dieu commen'étant pas actuellement. Mais néanmoinslorsque j'ypense avec plus d'attentionje trouve manifestement que l'existencene peut non plus être séparée de l'essence deDieuque de l'essence d'un triangle rectiligne la grandeur de sestrois angles égaux à deux droitsou bien de l'idéed'une montagne l'idée d'une vallée ; en sorte qu'il n'ya pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c'est-à-direun être souverainement parfait) auquel manque l'existence(c'est-à-dire auquel manque quelque perfection)que deconcevoir une montagne qui n'ait point de vallée.

Maisencore qu'en effet je ne concevoir un Dieu sans existencenon plusqu'une montagne sans valléetoutefoiscomme de cela seul queje conçois une montagne avec une valléeil ne s'ensuitpas qu'il y ait aucune montagne dans le mondede même aussiquoique je conçoive Dieu avec l'existenceil semble qu'il nes'ensuit pas pour cela qu'il y en ait aucun qui existe : car mapensée n'impose aucune nécessité aux choses ; etcomme il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailéencore qu'il n'y en ait aucun qui ait des ailesainsi je pourraispeut-être attribuer l'existence à Dieuencore qu'il n'yeût aucun Dieu qui existât.

Tant s'enfautc'est ici qu'il y a un sophisme caché sous l'apparencede cette objection : car de ce que je ne puis concevoir une montagnesans valléeil ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucunemontagneni aucune valléemais seulement que la montagne etla valléesoit qu'il y en aitsoit qu'il n'y en ait pointne se peuvent en aucune façon séparer l'une d'avecl'autre ; au lieu quede cela seul que je ne puis concevoir Dieusans existenceil s'ensuit que l'existence est inséparable deluiet partant puisse pas qu'il existe véritablement : nonpas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorteetqu'elle impose aux choses aucune nécessitémaisaucontraireparce que la nécessité de la chose mêmeà savoir de l'existence de Dieudétermine ma penséeà le concevoir de cette façon. Car il n'est pas en maliberté de concevoir un Dieu sans existence (c'est-à-direun être souverainement parfait sans une souveraine perfection)comme il m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes ou avec desailes.

Et on nedoit pas dire ici qu'il est à la vériténécessaire que j'avoue que Dieu existeaprès que j'aisupposé qu'il possède toutes sortes de perfectionspuisque l'existence en est unemais qu'en effet ma premièresupposition n'était pas nécessaire ; de mêmequ'il n'est point nécessaire de penser que toutes les figuresde quatre côtés se peuvent inscrire dans le cerclemaisquesupposant que j'aie cette penséeje suis contraintd'avouer que le rhombe se peut inscrire dans le cerclepuisque c estune figure de quatre côtés ; et ainsi je serai contraintd'avouer une chose fausse. On ne doit pointdis-jealléguercela : car encore qu'il ne soit pas nécessaire que le tombejamais dans aucune pensée de Dieunéanmoinstoutesles fois qu'il m'arrive de penser à un être premier etsouverainet de tirerpour ainsi direson idée du trésorde mon espritil est nécessaire que je lui attribue toutessortes de perfectionsquoique je ne vienne pas à les nombrertouteset à appliquer mon attention sur chacune d'elles enparticulier. Et cette nécessité est suffisante pour mefaire conclure (après que j'ai reconnu que l'existence est uneperfection)que cet être premier et souverain existevéritablement : de même qu'il n'est pas nécessaireque j'imagine jamais aucun triangle ; mais toutes les fois que jeveux considérer une figure rectiligne composéeseulement de trois anglesil est absolument nécessaire que jelui attribue toutes les choses qui servent à conclure que sestrois angles ne sont pas plus grands que deux droitsencore quepeut-être je ne considère pas alors cela en particulier.Mais quand j'examine quelles figures sont capables d'êtreinscrites dans le cercleil n'est en aucune façon nécessaireque je pense que toutes les figures de quatre côtés sontde ce nombre ; au contraireje ne puis pas même feindre quecela soittant que je ne voudrai rien recevoir en ma penséeque ce que je pourrai concevoir clairement et distinctement. Et parconséquent il y a une grande différence entre lesfausses suppositionscomme est celle-ciet les véritablesidées qui sont nées avec moidont la premièreet principale est celle de Dieu. Car en effet je reconnais enplusieurs façons que cette idée n'est point quelquechose de feint ou d'inventédépendant seulement de mapenséemais que c'est l'image d'une vraie et immuable nature.Premièrementà cause que je ne saurais concevoir autrechose que Dieu seulà l'essence de laquelle l'existenceappartienne avec nécessité. Puis aussiparce qu'il nem'est pas possible de concevoir deux ou plusieurs Dieux de mêmefaçon. Etposé qu'il y en ait un maintenant quiexisteje vois clairement qu'il est nécessaire qu'il ait étéauparavant de toute éternitéet qu'il soitéternellement à l'avenir. Et enfinparce que jeconnais une infinité d'autres choses en Dieudesquelles je nepuis rien diminuer ni changer.

Au restede quelque preuve et argument que je me serveil en faut toujoursrevenir làqu'il n'y a que les choses que je conçoisclairement et distinctementqui aient la force de me persuaderentièrement. Et quoique entre les choses que je conçoisde cette sorteil y en ait à la véritéquelques-unes manifestement connues d'un chacunet qu'il y en aitd'autres aussi qui ne se découvrent qu'à ceux qui lesconsidèrent de plus près et qui les examinent plusexactement ; toutefoisaprès qu'elles sont une foisdécouverteselles ne sont pas estimées moins certainesles unes que les autres. Commepar exempleen tout trianglerectangleencore qu'il ne paraisse pas d'abord si facilement que lecarré de la base est égal aux carrés des deuxautres côtéscomme il est évident que cette baseest opposée au plus grand anglenéanmoinsdepuis quecela a été une fois reconnuon est autant persuadéle la vérité de l'un que de l'autre. Et pour ce qui estde Dieucertessi mon esprit n'était prévenu d'aucunspréjugéset que ma pensée ne se trouvâtpoint divertie par la présence continuelle des images deschoses sensiblesil n'y aurait aucune chose que je connusse plutôtni plus facilement que lui. Car y a-t-il rien de soi plus clair etplus manifesteque de penser qu'il y a un Dieuc'est-à-direun être souverain et parfaiten l'idée duquel seull'existence nécessaire ou éternelle est compriseetpar conséquent qui existe ?

Et quoiquepour bien concevoir cette véritéj'aie eu besoin d'unegrande application d'esprittoutefois à présent je nem'en tiens pas seulement aussi assuré que de tout ce qui mesemble le plus certain : maisoutre celaje remarque que lacertitude de toutes les autres choses en dépend si absolumentque sans cette connaissance il est impossible de pouvoir jamais riensavoir parfaitement.

Car encoreque je sois d'une telle naturequedès aussitôt que jecomprends quelque chose fort clairement et fort distinctementjesuis naturellement porté à la croire vraie ; néanmoinsparce que je suis aussi d'une telle natureque je ne puis pas avoirl'esprit toujours attaché à une même choseetque souvent je me ressouviens d'avoir jugé une chose êtrevraie ; lorsque je cesse de considérer les raisons qui m'ontoblige à la juger telleil peut arriver pendant ce temps-làque d'autres raisons se présentent à moilesquelles meferaient aisément changer d'opinionsi j'ignorais qu'il y eûtun Dieu. Et ainsi je n'aurais jamais une vraie et certaine scienced'aucune chose que ce soitmais seulement de vagues et inconstantesopinions. Commepar exemplelorsque je considère la naturedu triangleje connais évidemmentmoi qui suis un peu versédans la géométrieque ses trois angles sont égauxà deux droitset il ne m'est pas possible de ne le pointcroirependant que j 'applique ma pensée à sadémonstration ; mais aussitôt que je l'en détourneencore que je me ressouvienne de l'avoir clairement comprisetoutefois il se peut faire aisément que je doute de sa véritési j'ignore qu'il y ait un Dieu. Car je puis me persuader d'avoir étéfait tel par la natureque je me puisse aisément trompermême dans les choses que je crois comprendre avec le plusd'évidence et de certitude ; vu principalement que je meressouviens d'avoir souvent estimé beaucoup de choses pourvraies et certaineslesquelles par après d'autres raisonsm'ont porté à juger absolument fausses.

Mais aprèsque j'ai reconnu qu'il y a un Dieuparce qu'en même temps j'aireconnu aussi que toutes choses dépendent de luiet qu'iln'est point trompeuret qu'en suite de cela j'ai jugé quetout ce que je conçois clairement et distinctement ne peutmanquer d'être vrai : encore que je ne pense plus aux raisonspour lesquelles j'ai jugé cela être véritablepourvu que je me ressouvienne de l'avoir clairement et distinctementcomprison ne me peut apporter aucune raison contrairequi me lefasse jamais révoquer en doute ; et ainsi j'en ai une vraie etcertaine science. Et cette même science s'étend aussi àtoutes les autres choses que je me ressouviens d'avoir autrefoisdémontréescomme aux vérités de lagéométrieet autres semblables : car qu'est-ce quel'on me peut objecterpour m'obliger à les révoquer endoute ? Me dira-t-on que ma nature est telle que je suis fort sujet àme méprendre ? Mais je sais déjà que je ne puisme tromper dans les jugements dont je connais clairement les raisons.Me dira-t-on que j'ai tenu autrefois beaucoup de choses pour vraieset certaineslesquelles j'ai reconnues par après êtrefausses ? Mais je n'avais connu clairement ni distinctement aucune deces choses-làetne sachant point encore cette règlepar laquelle je m'assure de la véritéj'avais étéporté à les croire par des raisons que j 'ai reconnuesdepuis être moins fortes que je ne me les étais pourlors imaginées. Que me pourra-t-on donc objecter davantage ?Que peut-être je dors (comme je me l'étais moi-mêmeobjecté ci-devant)ou bien que toutes les pensées quej'ai maintenant ne sont pas plus vraies que les rêveries quenous imaginons étant endormis ? Mais quand bien même jedormiraistout ce qui se présente à mon esprit avecévidenceest absolument véritable.

Et ainsije reconnais très clairement que la certitude et la véritéde toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu: en sorte qu'avant que je le connusseje ne pouvais savoirparfaitement aucune autre chose. Et à présent que je leconnaisj'ai le moyen d'acquérir une science parfaitetouchant une infinité de chosesnon seulement de celles quisont en luimais aussi de celles qui appartiennent à lanature corporelleen tant qu'elle peut servir d'objet auxdémonstrations des géomètreslesquels n'ontpoint d'égard à son existence.




MéditationSixième


De l'existence des choses matérielleset de la réelle distinction entre l'âme et le corps del'homme.



IL ne mereste plus maintenant qu'à examiner s'il y a des chosesmatérielles : et certes au moins sais-je déjàqu'il y en peut avoiren tant qu'on les considère commel'objet des démonstrations de géométrievu quede cette façon je les conçois fort clairement et fortdistinctement. Car il n'y a point de doute que Dieu n'ait lapuissance de produire toutes les choses que je suis capable deconcevoir avec distinction - et je n'ai jamais jugé qu'il luifût impossible de faire quelque chosequ'alors que je trouvaisde la contradiction à la pouvoir bien concevoir. De pluslafaculté d'imaginer qui est en moiet de laquelle je vois parexpérience que je me sers lorsque je m'applique à taconsidération des choses matériellesest capable de mepersuader leur existence : car quand je considèreattentivement ce que c'est que l'imaginationje trouve qu'elle n'estautre chose qu'une certaine application de la faculté quiconnaîtau corps qui lui est intimement présentetpartant qui existe.

Et pourrendre cela très manifesteje remarque premièrement ladifférence qui est entre l'imagination et la pure intellectionou conception. Par exemplelorsque j'imagine un triangleje ne leconçois pas seulement comme une figure composée etcomprise de trois lignesmais outre cela je considère cestrois lignes comme présentes par la force et l'applicationintérieure de mon esprit ; et c'est proprement ce que j'appelle imaginer. Que si je veux penser à un chiliogonejeconçois bien à la vérité que c'est unefigure composée de mille côtésaussi facilementque je conçois qu'un triangle est une figure composéede trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginerles mille côtés d'un chiliogonecomme je fais les troisd'un trianglenipour ainsi direles regarder comme présentsavec les yeux de mon esprit. Et quoiquesuivant la coutume que j'aide me servir toujours de mon imaginationlorsque je pense aux chosescorporellesil arrive qu'en concevant un chiliogone je me représenteconfusément quelque figuretoutefois il est trèsévident que cette figure n'est point un chiliogonepuisqu'elle ne diffère nullement de celle que je mereprésenteraissi je pensais à un myriogoneou àquelque autre figure de beaucoup de côtés ; et qu'ellene sert en aucune façon à découvrir lespropriétés qui font la différence du chiliogoned'avec les autres polygones. Que s'il est question de considérerun pentagoneil est bien vrai que je puis concevoir sa figureaussibien que celle d'un chiliogonesans le secours de l'imagination ;mais je la puis aussi imaginer en appliquant l'attention de monesprit à chacun de ses cinq côtéset toutensemble à l'aireou à l'espace qu'ils renferment.Ainsi je connais clairement que j'ai besoin d'une particulièrecontention d'esprit pour imaginerde laquelle je ne me sers pointpour concevoir ; et cette particulière contention d'espritmontre évidemment la différence qui est entrel'imagination et l'intellection ou conception pure.

Jeremarque outre cela que cette vertu d'imaginer qui est en moientant qu'elle diffère de la puissance de concevoirn'est enaucune sorte nécessaire à ma nature ou à monessencec'est-à-dire à l'essence de mon esprit ; carencore que je ne l'eusse pointil est sans doute que je demeureraistoujours le même que je suis maintenant : d'où il sembleque l'on puisse conclure qu'elle dépend de quelque chose quidiffère de mon esprit. Et je conçois facilement quesiquelque corps existeauquel mon esprit soit conjoint et uni de tellesortequ'il se puisse appliquer à le considérer quandil lui plaîtil se peut faire que par ce moyen il imagine leschoses corporelles : en sorte que cette façon de penserdiffère seulement de la pure intellectionen ce que l'espriten concevant se tourne en quelque façon vers soi-même etconsidère quelqu'une des idées qu'il a en soi ; mais enimaginant il se tourne vers le corpset y considère quelquechose de conforme à l'idée qu'il a formée desoi-même ou qu'il a reçue par les sens. Je conçoisdis-jeaisément que l 'imagination se peut faire de cettesortes'il est vrai qu'il y ait des corps ; et parce que je ne puisrencontrer aucune autre voie pour expliquer comment elle se faitjeconjecture de là probablement qu'il y en a : mais ce n'est queprobablementet quoique j'examine soigneusement toutes chosesje netrouve pas néanmoins que de cette idée distincte de lanature corporelleque j'ai en mon imaginationle puisse tirer aucunargument qui conclue avec nécessité l'existence dequelque corps.

Or j'aiaccoutumé d'imaginer beaucoup d'autres chosesoutre cettenature corporelle qui est l'objet de la géométrieàsavoir les couleursles sonsles saveursla douleuret autreschoses semblablesquoique moins distinctement. Et d'autant quej'aperçois beaucoup mieux ces choses-là par les senspar l'entremise desquelset de la mémoireelles semblentêtre parvenues jusqu'à mon imaginationje crois quepour les examiner plus commodémentil est à propos quej'examine en même temps ce que c'est que sentiret que je voiesi des idées que je reçois en mon esprit par cettefaçon de penserque j'appelle sentirje puis tirer quelquepreuve certaine de l'existence des choses corporelles.

Etpremièrement je rappellerai dans ma mémoire quellessont les choses que j'ai ci-devant tenues pour vraiescomme lesayant reçues par les senset sur quels fondements ma créanceétait appuyée. Et aprèsj'examinerai lesraisons qui m'ont obligé depuis à les révoqueren doute. Et enfin je considérerai ce que j'en dois maintenantcroire.

Premièrementdonc j'ai senti que j'avais une têtedes mainsdes piedsettous les autres membres dont est composé ce corps que jeconsidérais comme une partie de moi-mêmeou peut-êtreaussi comme le tout. De plus j'ai senti que ce corps étaitplacé entre beaucoup d'autresdesquels il étaitcapable de recevoir diverses commodités et incommoditéset je remarquais ces commodités par un certain sentiment deplaisir ou de voluptéet ces incommodités par unsentiment de douleur. Et outre ce plaisir et cette douleurjeressentais aussi en moi la faimla soifet d'autres semblablesappétitscomme aussi de certaines inclinations corporellesvers la joiela tristessela colèreet autres semblablespassions. Et au dehorsoutre l'extensionles figureslesmouvements des corpsje remarquais en eux de la duretéde lachaleuret toutes les autres qualités qui tombent sousl'attouchement. De plus j'y remarquais de la lumièredescouleursdes odeursdes saveurs et des sonsdont la variétéme donnait moyen de distinguer le ciella terrela meretgénéralement tous les autres corps les uns d'avec lesautres. Et certesconsidérant les idées de toutes cesqualités qui se présentaient à ma penséeet lesquelles seules je sentais proprement et immédiatementce n'était pas sans raison que je croyais sentir des chosesentièrement différentes de ma penséeàsavoir des corps d'où procédaient ces idées. Carj'expérimentais qu'elles se présentaient à ellesans que mon consentement y fût requisen sorte que je nepouvais sentir aucun objetquelque volonté que j'en eusses'il ne se trouvait présent à l'organe d'un de mes sens; et il n'était nullement en mon pouvoir de ne le pas sentirlorsqu'il s'y trouvait présent. Et parce que les idéesque je recevais par les sens étaient beaucoup plus vivesplusexpresseset même à leur façon plus distinctesqu'aucune de celles que je pouvais feindre de moi-même enméditantou bien que je trouvais imprimées en mamémoireil semblait qu'elles ne pouvaient procéder demon esprit ; de façon qu'il était nécessairequ'elles fussent causées en moi par quelques autres choses.Desquelles choses n'ayant aucune connaissancesinon celle que medonnaient ces mêmes idéesil ne me pouvait venir autrechose en l'espritsinon que ces choses-là étaientsemblables aux idées qu'elles causaient. Et parce que je meressouvenais aussi que je m'étais plutôt servi des sensque de la raisonet que je reconnaissais que les idées que jeformais de moi-même n'étaient pas si expressesquecelles que je recevais par les senset même qu'elles étaientle plus souvent composées des parties de celles-cije mepersuadais aisément que je n'avais aucune idée dans monespritqui n'eût passé auparavant par mes sens. Cen'était pas aussi sans quelque raison que je croyais que cecorps (lequel par un certain droit particulier j'appelais mien)m'appartenait plus proprement et plus étroitement que pas unautre. Car en effet je n'en pouvais jamais être séparécomme des autres corps ; je ressentais en lui et pour lui tous mesappétits et toutes mes affections ; et enfin j'étaistouché des sentiments de plaisir et de douleur en ses partieset non pas en celles des autres corps qui en sont séparés.Mais quand j'examinais pourquoi de ce je ne sais quel sentiment dedouleur suit la tristesse en l'espritet du sentiment de plaisirnaît la joieou bien pourquoi cette je ne sais quelle émotionde l'estomacque j'appelle faimnous fait avoir envie de mangeretla sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boireetainsi du resteje n'en pouvais rendre aucune raisonsinon que lanature me l'enseignait de la sorte ; car il n'y a certes aucuneaffinité ni aucun rapport (au moins que je puisse comprendre)entre cette émotion de l'estomac et le désir de mangernon plus qu'entre le sentiment de la chose qui cause de la douleuret la pensée de tristesse que fait naître ce sentiment.Et en même façon il me semblait que j'avais appris de lanature toutes les autres choses que je jugeais touchant les objets demes sens ; parce que je remarquais que les jugements que j'avaiscoutume de faire de ces objetsse formaient en moi avant que j'eussele loisir de peser et considérer aucunes raisons qui mepussent obliger à les faire.

Mais paraprès plusieurs expériences ont peu à peu ruinétoute la créance que j'avais ajoutée aux sens. Car j'aiobservé plusieurs fois que des toursqui de loin m'avaientsemblé rondesme paraissaient de près êtrecarréeset que des colossesélevés sur lesplus hauts sommets de ces toursme paraissaient de petites statues àles regarder d'en bas ; et ainsidans une infinité d'autresrencontresj'ai trouvé de l'erreur dans les jugements fondéssur les sens extérieurs. Et non pas seulement sur les sensextérieursmais même sur les intérieurs : car ya-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la douleur ?et cependant j'ai autrefois appris de quelques personnes qui avaientles bras et les jambes coupésqu'il leur semblait encorequelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait étécoupée ; ce qui me donnait sujet de penserque je ne pouvaisaussi être assuré d'avoir mal à quelqu'un de mesmembresquoique je sentisse en lui de la douleur. Et à cesraisons de douter j'en ai encore ajouté depuis peu deux autresfort générales. La première est que je n'aijamais rien cru sentir étant éveilléque je nepuisse aussi quelquefois croire sentir quand je dors ; et comme je necrois pas que les choses qu'il me semble que je sens en dormantprocèdent de quelques objets hors de moije ne voyais paspourquoi je devais plutôt avoir cette créance touchantcelles qu'il me semble que je sens étant éveillé.Et la secondequene connaissant pas encoreou plutôtfeignant de ne pas connaître l'auteur de mon êtreje nevoyais rien qui pût empêcher que je n'eusse étéfait tel par la natureque je me trompasse même dans leschoses qui me paraissaient les plus véritables. Et pour lesraisons qui m'avaient ci-devant persuadé la véritédes choses sensiblesje n'avais pas beaucoup de peine à yrépondre. Car la nature semblant me porter à beaucoupde choses dont la raison me détournaitje ne croyais pas medevoir confier beaucoup aux enseignements de cette nature. Et quoiqueles idées que je reçois par les sens ne dépendentpas de ma volontéje ne pensais pas que l'on dût pourcela conclure qu'elles procédaient de choses différentesde moipuisque peut- être il se peut rencontrer en moi quelquefaculté (bien qu'elle m'ait été jusques iciinconnue)qui en soit la causeet qui les produise.

Maismaintenant que je commence à me mieux connaître moi-mêmeet a découvrir plus clairement l'auteur de mon origineje nepense pas à la vérité que je doive témérairementadmettre toutes les choses que les sens semblent nous enseignermaisje ne pense pas aussi que je les doive toutes généralementrévoquer en doute.

Etpremièrementparce que je sais que toutes les choses que jeconçois clairement et distinctementpeuvent êtreproduites par Dieu telles que je les conçoisil suffit que jepuisse concevoir clairement et distinctement une chose sans uneautrepour être certain que l'une est distincte ou différentede l'autreparce qu'elles peuvent être poséesséparémentau moins par la toute-puissance de Dieu ;et il n'importe pas par quelle puissance cette séparation sefassepour m'obliger a les juger différentes. Et partant ? decela même que je connais avec certitude que j'existeet quecependant je ne remarque point qu'il appartienne nécessairementaucune autre chose à ma nature ou à mon essencesinonque je suis une chose qui penseje conclus fort bien que mon essenceconsiste en cela seulque je suis une chose qui penseou unesubstance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Etquoique peut-être (ou plutôt certainementcomme je ledirai tantôt) j'aie un corps auquel je suis trèsétroitement conjoint ; néanmoinsparce que d'un côtéj'ai une claire et distincte idée de moi- mêmeen tantque je suis seulement une chose qui pense et non étendueetque d'un autre j'ai une idée distincte du corpsen tant qu'ilest seulement une chose étendue et qui ne pense pointil estcertain que ce moic'est-à-dire mon âmepar laquelleje suis ce que je suisest entièrement et véritablementdistincte de mon corpset qu'elle peut être ou exister sanslui.

Davantageje trouve en moi des facultés de penser toutes particulièreset distinctes de moià savoir les facultés d'imagineret de sentirsans lesquelles je puis bien me concevoir clairement etdistinctement tout entiermais non pas elles sans moic'est-à-diresans une substance intelligente à qui elles soient attachées.Car dans la notion que nous avons de ces facultésou (pour meservir des termes de l'École) dans leur concept formelellesenferment quelque sorte d'intellection : d'où je conçoisqu'elles sont distinctes de moicomme les figuresles mouvementset les autres modes ou accidents des corpsle sont des corps mêmesqui les soutiennent. Je reconnais aussi en moi quelques autresfacultés comme celles de changer de lieude se mettre enplusieurs postureset autres semblablesqui ne peuvent êtreconçuesnon plus que les précédentessansquelque substance à qui elles soient attachéesni parconséquent exister sans elles ; mais il est trèsévident que ces facultés s'il est vrai qu'ellesexistentdoivent être attachées à quelquesubstance corporelle ou étendueet non pas à unesubstance intelligentepuisquedans leur concept clair et distinctil y a bien quelque sorte d'extension qui se trouve contenuemaispoint du tout d'intelligence. De plusil se rencontre en moi unecertaine faculté passive de sentirc'est-à-dire derecevoir et de connaître les idées des choses sensibles; mais elle me serait inutileet je ne m'en pourrais aucunementservirs'il n'y avait en moiou en autruiune autre facultéactivecapable de former et produire ces idées. Or cettefaculté active ne peut être en moi en tant que je nesuis qu'une chose qui pensevu qu'elle ne présuppose point mapenséeet aussi que ces idées- là me sontsouvent représentées sans que j'y contribue en aucunesorteet même souvent contre mon gré ; il faut doncnécessairement qu'elle soit en quelque substance différentede moidans laquelle toute la réalitéqui estobjectivement dans les idées qui en sont produitessoitcontenue formellement ou éminemment (comme je l'ai remarquéci-devant). Et cette substance est ou un corpsc'est-à-direune nature corporelledans laquelle est contenu formellement et eneffet tout ce qui est objectivement et par représentation dansles idées ; ou bien c'est Dieu mêmeou quelque autrecréature plus noble que le corpsdans laquelle cela mêmeest contenu éminemment. OrDieu n'étant pointtrompeuril est très manifeste qu'il ne m'envoie point cesidées immédiatement par lui-mêmeni aussi parl'entremise de quelque créaturedans laquelle leur réaliténe soit pas contenue formellementmais seulement éminemment.Car ne m'ayant donné aucune faculté pour connaîtreque cela soitmais au contraire une très grande inclination àcroire qu'elles me sont envoyées ou qu'elles partent deschoses corporellesje ne vois pas comment on pourrait l'excuser detromperiesi en effet ces idées partaient ou étaientproduites par d'autres causes que par des choses corporelles. Etpartant il faut confesser qu'il y a des choses corporelles quiexistent. Toutefois elles ne sont peut-être pas entièrementtelles que nous les apercevons par les senscar cette perception dessens est fort obscure et confuse en plusieurs choses ; mais au moinsfaut-il avouer que toutes les choses que j'y conçoisclairement et distinctementc'est-à-dire toutes les chosesgénéralement parlantqui sont comprises dans l'objetde la géométrie spéculatives'y retrouventvéritablement.

Mais pource qui est des autres choseslesquelles ou sont seulementparticulièrespar exempleque le soleil soit de tellegrandeur et de telle figureetc.ou bien sont conçues moinsclairement et moins distinctementcomme la lumièrele sonla douleuret autres semblablesil est certain qu'encore qu'ellessoient fort douteuses et incertainestoutefois de cela seul que Dieun'est point trompeuret que par conséquent il n'a pointpermis qu'il pût y avoir aucune fausseté dans mesopinionsqu'il ne m'ait aussi donné quelque facultécapable de la corrigerje crois pouvoir conclure assurémentque j'ai en moi les moyens de les connaître avec certitude. Etpremièrement il n'y a point de doute que tout ce que la naturem'enseigne contient quelque vérité. Car par la natureconsidérée en généralje n'entendsmaintenant autre chose que Dieu mêmeou bien l'ordre et ladisposition que Dieu a établie dans les choses créées.Et par ma nature en particulierje n'entends autre chose que lacomplexion ou l'assemblage de toutes les choses que Dieu m'a données.

Or il n'ya rien que cette nature m'enseigne plus expressémentni plussensiblementsinon que j'ai un corps qui est mal disposéquand je sens de la douleurqui a besoin de manger ou de boirequand j'ai les sentiments de la faim ou de la soifetc. Et partantje ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité.

La naturem'enseigne aussi par ces sentiments de douleurde faimde soifetc.que je ne suis pas seulement logé dans mon corpsainsiqu'un pilote en son naviremaisoutre celaque je lui suisconjoint très étroitement et tellement confondu etmêléque je compose comme un seul tout avec lui. Carsi cela n'était lorsque mon corps est blesséje nesentirais pas pour cela de la douleurmoi qui ne suis qu'une chosequi pensemais j'apercevrais cette blessure par le seul entendementcomme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se romptdans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou demangerje connaîtrais simplement cela mêmesans en êtreaverti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effettous ces sentiments de faimde soifde douleuretc.ne sont autrechose que de certaines façons confuses de penserquiproviennent et dépendent de l'union et comme du mélangede l'esprit avec le corps.

Outrecelala nature m'enseigne que plusieurs autres corps existent autourdu mienentre lesquels je dois poursuivre les uns et fuir lesautres. Et certesde ce que je sens différentes sortes decouleursd'odeursde saveursde sonsde chaleurde duretéetc.je conclus fort bien qu'il y a dans les corpsd'oùprocèdent toutes ces diverses perceptions des sensquelquesvariétés qui leur répondentquoique peut-êtreces variétés ne leur soient point en effet semblables.Et ausside ce qu'entre ces diverses perceptions des sensles unesme sont agréableset les autres désagréablesje puis tirer une conséquence tout à fait certainequemon corps (ou plutôt moi-même tout entieren tant que jesuis composé du corps et de l'âme) peut recevoirdiverses commodités ou incommodités des autres corpsqui l'environnent.

Mais il ya plusieurs autres choses qu'il semble que la nature m'aitenseignéeslesquelles toutefois je n'ai pas véritablementreçues d'ellemais qui se sont introduites en mon esprit parune certaine coutume que j'ai de juger inconsidérémentdes choses ; et ainsi il peut aisément arriver qu'ellescontiennent quelque fausseté. Commepar exemplel'opinionque j'ai que tout espace dans lequel il n'y a rien qui meuveetfasse impression sur mes senssoit vide ; que dans un corps qui estchaudil y ait quelque chose de semblable à l'idée dela chaleur qui est en moi ; que dans un corps blanc ou noiril y aitla même blancheur ou noirceur que je sens ; que dans un corpsamer ou douxil y ait le même goût ou la mêmesaveuret ainsi des autres ; que les astresles tours et tous lesautres corps éloignés soient de la même figure etgrandeur qu'ils paraissent de loin à nos yeuxetc. Mais afinqu'il n'y ait rien en ceci que je ne conçoive distinctementje dois précisément définir ce que j'entendsproprement lorsque je dis que la nature m'enseigne quelque chose. Carje prends ici la nature en une signification plus resserréeque lorsque je l'appelle un assemblage ou une complexion de toutesles choses que Dieu m'a données ; vu que cet assemblage oucomplexion comprend beaucoup de choses qui n'appartiennent qu'àl'esprit seuldesquelles je n'entends point ici parleren parlantde la nature : commepar exemplela notion que j'ai de cettevéritéque ce qui a une fois été fait nepeut plus n'avoir point été faitet une infinitéd'autres semblablesque je connais par la lumière naturellesans l'aide du corpset qu'il en comprend aussi plusieurs autres quin'appartiennent qu'au corps seulet ne sont point ici non pluscontenues sous le nom de nature : comme la qualité qu'il ad'être pesantet plusieurs autres semblablesdesquelles je neparle pas aussimais seulement des choses que Dieu m'a donnéescomme étant composé de l'esprit et du corps. Or cettenature m'apprend bien à fuir les choses qui causent en moi lesentiment de la douleuret à me porter vers celles qui mecommuniquent quelque sentiment de plaisir ; mais je ne vois pointqu'outre cela elle m'apprenne que de ces diverses perceptions dessens nous devions Jamais rien conclure touchant les choses qui sonthors de noussans que l'esprit les ait soigneusement et mûrementexaminées. Car c'estce me sembleà l'esprit seuletnon point au composé de l'esprit et du corpsqu'il appartientde connaître la vérité de ces choses- là.Ainsiquoiqu'une étoile ne fasse pas plus d'impression en monoeil que le feu d'un petit flambeauil n'y a toutefois en moi aucunefaculté réelle ou naturellequi me porte àcroire qu'elle n'est pas plus grande que ce feumais je l'ai jugéainsi dès mes premières années sans aucunraisonnable fondement. Et quoiqu'en approchant du feu je sente de lachaleuret même que m'en approchant un peu trop près jeressente de la douleuril n'y a toutefois aucune raison qui mepuisse persuader qu'il y a dans le feu quelque chose de semblable àcette chaleurnon plus qu'à cette douleur ; mais seulementj'ai raison de croire qu'il y a quelque chose en luiquelle qu'ellepuisse êtrequi excite en moi ces sentiments de chaleur ou dedouleur. De même aussiquoiqu'il y ait des espaces danslesquels je ne trouve rien qui excite et meuve mes sensje ne doispas conclure pour cela que ces espaces ne contiennent en eux aucuncorps ; mais je vois quetant en ceci qu'en plusieurs autres chosessemblablesj'ai accoutumé de pervertir et confondre l'ordrede la natureparce que ces sentiments ou perceptions des sensn'ayant été mises en moi que pour signifier àmon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au composédont il est partieet jusque-là étant assez claires etassez distinctesje m'en sers néanmoins comme si ellesétaient des règles très certainesparlesquelles je pusse connaître immédiatement l'essence etla nature des corps qui sont hors de moide laquelle toutefois ellesne me peuvent rien enseigner que de fort obscur et confus.

Mais j'aidéjà ci-devant assez examiné commentnonobstantla souveraine bonté de Dieuil arrive qu'il y ait de lafausseté dans les jugements que je fais en cette sorte. Il seprésente seulement encore ici une difficulté touchantles choses que la nature m'enseigne devoir être suivies ouévitéeset aussi touchant les sentiments intérieursqu'elle a mis en moi ; car il me semble y avoir quelquefois remarquéde l'erreuret ainsi que je suis directement trompé par manature. Commepar exemplele goût agréable de quelqueviandeen laquelle on aura mêlé du poisonpeutm'inviter à prendre ce poisonet ainsi me tromper. Il estvrai toutefois qu'en ceci la nature peut être excuséecar elle me porte seulement à désirer la viande danslaquelle je rencontre une saveur agréableet non point àdésirer le poisonlequel lui est inconnu ; de façonque je ne puis conclure de ceci autre chosesinon que ma nature neconnaît pas entièrement et universellement toutes choses: de quoi certes il n'y a pas lieu de s'étonnerpuisquel'hommeétant d'une nature finiene peut aussi avoir qu'uneconnaissance d'une perfection limitée.

Mais nousnous trompons aussi assez souventmême dans les chosesauxquelles nous sommes directement portés par la naturecommeil arrive aux maladeslorsqu'ils désirent de boire ou demanger des choses qui leur peuvent nuire. On dira peut-être icique ce qui est cause qu'ils se trompentest que leur nature estcorrompue ; mais cela n'ôte pas la difficultéparcequ'un homme malade n'est pas moins véritablement la créaturede Dieuqu'un homme qui est en pleine santé ; et partant ilrépugne autant à la bonté de Dieuqu'il ait unenature trompeuse et fautiveque l'autre. Et comme une horlogecomposée de roues et de contrepoidsn'observe pas moinsexactement toutes les lois de la naturelorsqu'elle est mal faiteet qu'elle ne montre pas bien les heuresque lorsqu'elle satisfaitentièrement au désir de l'ouvrier ; de mêmeaussisi je considère le corps de l'homme comme étantune machine tellement bâtie et composée d'osde nerfsde musclesde veinesde sang et de peauqu'encore bien qu'il n'yeût en lui aucun espritil ne laisserait pas de se mouvoir entoutes les mêmes façons qu'il fait à présentlorsqu'il ne se meut point par la direction de sa volonténipar conséquent par l'aide de l'espritmais seulement par ladisposition de ses organesje reconnais facilement qu'il seraitaussi naturel à ce corpsétantpar exemplehydropiquede souffrir la sécheresse du gosierqui a coutumede signifier à l'esprit le sentiment de la soifet d'êtredisposé par cette sécheresse à mouvoir ses nerfset ses autres partiesen la façon qui est requise pour boireet ainsi d'augmenter son mal et se nuire à soi-mêmequ'il lui est naturellorsqu'il n'a aucune indispositiond'êtreporté à boire pour son utilité par une semblablesécheresse du gosier. Et quoiqueregardant à l'usageauquel l'horloge a été destinée par son ouvrierje puisse dire qu'elle se détourne de sa naturelorsqu'ellene marque pas bien les heures ; et qu'en même façonconsidérant la machine du corps humain comme ayant étéformée de Dieu pour avoir en soi tous les mouvements qui ontcoutume d'y êtrej'aie sujet de penser qu'elle ne suit pasl'ordre de sa naturequand son gosier est secet que le boire nuità sa conservation ; je reconnais toutefois que cette dernièrefaçon d'expliquer la nature est beaucoup différente del'autre. Car celle-ci n'est autre chose qu'une simple dénominationlaquelle dépend entièrement de ma penséequicompare un homme malade et une horloge mal faiteavec l'idéeque j'ai d'un homme sain et d'une horloge bien faiteet laquelle nesignifie rien qui se retrouve en la chose dont elle se dit ; au lieuquepar l'autre façon d'expliquer la naturej'entendsquelque chose qui se rencontre véritablement dans les choseset partant qui n'est point sans quelque vérité.

Maiscertesquoiqueau regard du corps hydropiquece ne soit qu'unedénomination extérieurelorsqu'on dit que sa natureest corrompueen ce quesans avoir besoin de boireil ne laissepas d'avoir le gosier sec et aride ; toutefoisau regard de tout lecomposéc'est-à-dire de l'esprit ou de l'âmeunie à ce corpsce n'est pas une pure dénominationmais bien une véritable erreur de natureen ce qu'il a soiflorsqu'il lui est très nuisible de boire ; et partantilreste encore à examiner comment la bonté de Dieun'empêche pas que la nature de l'hommeprise de cette sortesoit fautive et trompeuse.

Pourcommencer donc cet examenje remarque icipremièrementqu'il y a une grande différence entre l'esprit et le corpsence que le corpsde sa natureest toujours divisibleet quel'esprit est entièrement indivisible. Car en effetlorsque jeconsidère mon espritc'est-à-dire moi-même entant que je suis seulement une chose qui penseje n'y puisdistinguer aucunes partiesmais je me conçois comme une choseseule et entière. Et quoique tout l'esprit semble êtreuni à tout le corpstoutefois un piedou un brasou quelqueautre partie étant séparée de mon corpsil estcertain que pour cela il n'y aura rien de retranché de monesprit. Et les facultés de vouloirde sentirde concevoiretc.ne peuvent pas proprement être dites ses parties : car lemême esprit s'emploie tout entier à vouloiret aussitout entier à sentirà concevoiretc. Mais c'est toutle contraire dans les choses corporelles ou étendues : car iln'y en a pas une que je ne mette aisément en pièces parma penséeque mon esprit ne divise fort facilement enplusieurs parties et par conséquent que je ne connaisse êtredivisible. Ce qui suffirait pour m'enseigner que l'esprit ou l'âmede l'homme est entièrement différente du corpssi jene l'avais déjà d'ailleurs assez appris.

Jeremarque aussi que l'esprit ne reçoit pas immédiatementl'impression de toutes les parties du corpsmais seulement ducerveauou peut-être même d'une de ses plus petitespartiesà savoir de celle où s'exerce cette facultéqu'ils appellent le sens communlaquelletoutes les fois qu'elleest disposée de même façonfait sentir la mêmechose à l'espritquoique cependant les autres parties ducorps puis sent être diversement disposéescomme letémoignent une infinité d'expérienceslesquelles il n'est pas ici besoin de rapporter.

Jeremarqueoutre celaque la nature du corps est tellequ'aucune deses parties ne peut être mue par une autre partie un peuéloignéequ'elle ne le puisse être aussi de lamême sorte par chacune des parties qui sont entre deuxquoiquecette partie plus éloignée n'agisse point. Commeparexempledans la corde A B C D qui est toute tenduesi l'on vient àtirer et remuer la dernière partie Dla première A nesera pas remuée d'une autre façonqu'on la pourraitaussi faire mouvoirsi on tirait une des parties moyennesB ou Cet que la dernière D demeurât cependant immobile. Et enmême façonquand je ressens de la douleur au piedlaphysique m'apprend que ce sentiment se communique par le moyen desnerfs dispersés dans le piedqui se trouvant étenduscomme des cordes depuis là jusqu'au cerveaulorsqu'ils sonttirés dans le piedtirent aussi en même temps l'endroitdu cerveau d'où ils viennent et auquel ils aboutissentet yexcitent un certain mouvementque la nature a institué pourfaire sentir de la douleur à l'espritcomme si cette douleurétait dans le pied. Mais parce que ces nerfs doivent passerpar la jambepar la cuissepar les reinspar le dos et par le colpour s'étendre depuis le pied jusqu'au cerveauil peutarriver qu'encore bien que leurs extrémités qui sontdans le pied ne soient point remuéesmais seulement quelques-unes de leurs parties qui passent par les reins ou par le colcelanéanmoins excite les mêmes mouvements dans le cerveauqui pourraient y être excités par une blessure reçuedans le pieden suite de quoi il sera nécessaire que l'espritressente dans le pied la même douleur que s'il y avait reçuune blessure. Et il faut juger le semblable de toutes les autresperceptions de nos sens.

Enfin jeremarque quepuisque de tous les mouvements qui se font dans lapartie du cerveau dont l'esprit reçoit immédiatementl'impressionchacun ne cause qu'un certain sentimenton ne peutrien en cela souhaiter ni imaginer de mieuxsinon que ce mouvementfasse ressentir à l'espritentre tous les sentiments qu'ilest capable de causercelui qui est le plus propre et le plusordinairement utile à la conservation du corps humainlorsqu'il est en pleine santé. Or l'expérience nousfait connaîtreque tous les sentiments que la nature nous adonnés sont tels que je viens de dire ; et partantil ne setrouve rien en euxqui ne fasse paraître la puissance et labonté de Dieu qui les a produits. Ainsipar exemplelorsqueles nerfs qui sont dans le pied sont remués fortementet plusqu'à l'ordinaireleur mouvementpassant par la moelle del'épine du dos jusqu'au cerveaufait une impression àl'esprit qui lui fait sentir quelque choseà savoir de ladouleurcomme étant dans te pied par laquelle l'esprit estaverti et excité à faire son possible pour en chasserla causecomme très dangereuse et nuisible au pied. Il estvrai que Dieu pouvait établir la nature de l'homme de tellesorteque ce même mouvement dans le cerveau fît sentirtoute autre chose à l'esprit : par exemplequ'il se fîtsentir soi-mêmeou en tant qu'il est dans le cerveauou entant qu'il est dans le piedou bien en tant qu'il est en quelqueautre endroit entre le pied et le cerveauou enfin quelque autrechose telle qu'elle peut être ; mais rien de tout cela n'eûtsi bien contribué à la conservation du corpsque cequ'il lui fait sentir. De mêmelorsque nous avons besoin deboireil naît de là une certaine sécheresse dansle gosierqui remue ses nerfset par leur moyen les partiesintérieures du cerveau ; et ce mouvement fait ressentir àl'esprit le sentiment de la soifparce qu'en cette occasion- làil n'y a rien qui nous soit plus utile que de savoir que nous avonsbesoin de boirepour la conservation de notre santé -- etainsi des autres.

D'oùil est entièrement manifeste quenonobstant la souverainebonté de Dieula nature de l'hommeen tant qu'il est composéde l'esprit et du corpsne peut qu'elle ne soit quelquefois fautiveet trompeuse. Car s'il y a quelque cause qui excitenon dans lepiedmais en quelqu'une des parties du nerf qui est tendu depuis lepied jusqu'au cerveauou même dans le cerveaule mêmemouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposéon sentira de la douleur comme si elle était dans le piedetle sens sera naturellement trompé ; parce qu'un mêmemouvement dans le cerveau ne pouvant causer en l'esprit qu'un mêmesentimentet ce sentiment étant beaucoup plus souvent excitépar une cause qui blesse le piedque par une autre qui soitailleursil est bien plus raisonnable qu'il porte à l'espritla douleur du pied que celle d'aucune autre partie. Et quoique lasécheresse du gosier ne vienne pas toujourscomme àl'ordinairede ce que le boire est nécessaire pour la santédu corpsmais quelquefois d'une cause toute contrairecommeexpérimentent les hydropiquestoutefois il est beaucoup mieuxqu'elle trompe en ce rencontre-làque siau contraireelletrompait toujours lorsque le corps est bien disposé ; et ainsides autres.

Et certescette considération me sert beaucoupnon seulement pourreconnaître toutes les erreurs auxquelles ma nature estsujettemais aussi pour les éviterou pour les corriger plusfacilement : car sachant que tous mes sens me signifient plusordinairement le vrai que le fauxtouchant les choses qui regardentles commodités ou incommodités du corpset pouvantpresque toujours me servir de plusieurs d'entre eux pour examiner unemême choseet outre celapouvant user de ma mémoirepour lier et joindre les connaissances présentes aux passéeset de mon entendement qui a déjà découverttoutes les causes de mes erreursje ne dois plus craindre désormaisqu'il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sontle plus ordinairement représentées par mes sens. Et jedois rejeter tous les doutes de ces jours passéscommehyperboliques et ridiculesparticulièrement cette incertitudesi générale touchant le sommeilque je ne pouvaisdistinguer de la veille : car à présent j'y rencontreune très notable différenceen ce que notre mémoirene peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avectoute la suite de notre vieainsi qu'elle a de coutume de joindreles choses qui nous arrivent étant éveillés. Eten effetsi quelqu'unlorsque je veillem'apparaissait toutsoudain et disparaissait de mêmecomme font les images que jevois en dormanten sorte que je ne pusse remarquer ni d'où ilviendraitni où il iraitce ne serait pas sans raison que jel'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans moncerveauet semblable à ceux qui s'y forment quand je dorsplutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois deschoses dont je connais distinctement et le lieu d'où ellesviennentet celui où elles sontet le temps auquel ellesm'apparaissent et quesans aucune interruptionje puis lier lesentiment que j'en aiavec la suite du reste de ma vieje suisentièrement assuré que je les aperçois enveillantet non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façondouter de la vérité de ces choses- làsi aprèsavoir appelé tous mes sensma mémoire et monentendement pour les examineril ne m'est rien rapporté paraucun d'euxqui ait de la répugnance avec ce qui m'estrapporté par les autres. Car de ce que Dieu n'est pointtrompeuril suit nécessairement que je ne suis point en celatrompé. Mais parce que la nécessité des affairesnous oblige souvent à nous détermineravant que nousayons eu le loisir de les examiner si soigneusementil faut avouerque la vie de l'homme est sujette à faillir fort souvent dansles choses particulièreset enfin il faut reconnaîtrel'infirmité et la faiblesse de notre nature.