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Pierre CorneilleL'illusion comique 

ACTE I

SCENE PREMIERE

DORANTE.
Ce magequi d'un mot renverse la nature
N'a choisi pourpalais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cetaffreux séjour
N'ouvrant son voile épais qu'auxrayons d'un faux jour
De leur éclat douteux n'admet ences lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce desombres.
N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis dequoi punir qui s'en ose approcher ;
Et cette large bouche est unmur invisible
Où l'air en sa faveur devient inaccessible
Et lui fait un rempartdont les funestes bords
Sur un peu depoussière étalent mille morts.
Jaloux de son reposplus que de sa défense
Il perd qui l'importuneainsi quequi l'offense ;
Malgré l'empressement d'un curieux désir
Il fautpour lui parlerattendre son loisir :
Chaque jouril se montreet nous touchons à l'heure
Où pour sedivertir il sort de sa demeure.

PRIDAMANT.
J'en attends peu de choseet brûle de le voir.
J'ai del'impatienceet je manque d'espoir.
Ce filsce cher objet demes inquiétudes
Qu'ont éloigné de moi destraitements trop rudes
Et que depuis dix ans je cherche en tantde lieux
A caché pour jamais sa présence àmes yeux.
Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence
Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
Jecroyais le dompter à force de punir
Et ma sévériténe fit que le bannir.
Mon âme vit l'erreur dont elle étaitséduite :
Je l'outrageais présentet je pleurai safuite ;
Et l'amour paternel me fit bientôt sentir
Ill'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage
Le PôleRhinla Meuseet la Seineet le Tage :
Toujours le mêmesoin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m'en ontrien appris.
Enfinau désespoir de perdre tant de peine
Et n'attendant plus rien de la prudence humaine
Pour trouverquelque borne à tant de maux soufferts
J'ai déjàsur ce point consulté les enfers.
J'ai vu les plus fameuxen la haute science
Dont vous dites qu'Alcandre a tantd'expérience :
On m'en faisait l'état que vousfaites de lui
Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui.
L'enfer devient muet quand il me faut répondre
Ou neme répond rien qu'afin de me confondre.

DORANTE.
Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
Ce qu'il sait enson art n'est connu de pas un.
Je ne vous dirai point qu'ilcommande au tonnerre
Qu'il fait enfler les mersqu'il faittrembler la terre ;
Que de l'airqu'il mutine en milletourbillons
Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
Quede ses mots savants les forces inconnues
Transportent lesrochersfont descendre les nues
Et briller dans la nuit l'éclatde deux soleils ;
Vous n'avez pas besoin de miracles pareils :
Il suffira pour vous qu'il lit dans les pensées
Qu'ilconnaît l'avenir et les choses passées ;
Rien n'estsecret pour lui dans tout cet univers
Et pour lui nos destinssont des livres ouverts.
Moi-mêmeainsi que vousje nepouvais le croire :
Mais sitôt qu'il me vitil me dit monhistoire ;
Et je fus étonné d'entendre le discours
Des traits les plus cachés de toutes mes amours.

PRIDAMANT.
Vous m'en dites beaucoup.

DORANTE.
J'en ai vu davantage.

PRIDAMANT.
Vous essayez en vain de me donner courage ;
Mes soins et mestravaux verrontsans aucun fruit
Clore mes tristes jours d'uneéternelle nuit.

DORANTE.
Depuis que j'ai quitté le séjour de Bretagne
Pourvenir faire ici le noble de campagne
Et que deux ans d'amourpar une heureuse fin
M'ont acquis Sylvérie et ce châteauvoisin
De pas unque je sacheil n'a déçul'attente :
Quiconque le consulte en sort l'âme contente.
Croyez-moison secours n'est pas à négliger :
D'ailleurs il est ravi quand il peut m'obliger
Et j'ose mevanter qu'un peu de mes prières
Vous obtiendra de lui desfaveurs singulières.

PRIDAMANT.
Le sort m'est trop cruel pour devenir si doux.

DORANTE.
Espérez mieux : il sortet s'avance vers nous.
Regardez-le marcher ; ce visage si grave
Dont le rare savoirtient la nature esclave
N'a sauvé toutefois des ravagesdu temps
Qu'un peu d'os et de nerfs qu'ont décharnéscent ans ;
Son corpsmalgré son âgea les forcesrobustes
Le mouvement facileet les démarches justes :
Des ressorts inconnus agitent le vieillard
Et font de tousses pas des miracles de l'art.


SCENEII


DORANTE.
Grand démon du savoirde qui les doctes veilles
Produisent chaque jour de nouvelles merveilles
A qui rienn'est secret dans nos intentions
Et qui voissans nous voirtoutes nos actions :
Si de ton art divin le pouvoir admirable
Jamais en ma faveur se rendit secourable
De ce pèreaffligé soulage les douleurs ;
Une vieille amitiéprend part en ses malheurs.
Rennes ainsi qu'à moi luidonna la naissance
Et presque entre ses bras j'ai passémon enfance ;
Là son filspareil d'âge et decondition
S'unissant avec moi d'étroite affection...

ALCANDRE.
Dorantec'est assezje sais ce qui l'amène :
Ce filsest aujourd'hui le sujet de sa peine.
Vieillardn'est-il pasvrai que son éloignement
Par un juste remords te gêneincessamment ?
Qu'une obstination à te montrer sévère
L'a banni de ta vueet cause ta misère ?
Qu'en vainau repentir de ta sévérité
Tu cherches entous lieux ce fils si maltraité ?

PRIDAMANT.
Oracle de nos joursqui connais toutes choses
En vain de madouleur je cacherais les causes ;
Tu sais trop quelle fut moninjuste rigueur
Et vois trop clairement les secrets de moncoeur.
Il est vraij'ai failli ; mais pour mes injustices
Tantde travaux en vain sont d'assez grands supplices :
Donne enfinquelque borne à mes regrets cuisants
Rends-moi l'uniqueappui de mes débiles ans.
Je le tiendrai rendu si j'en aides nouvelles ;
L'amour pour le trouver me fournira des ailes.
Où fait-il sa retraite ? en quels lieux dois-je aller ?
Fût-il au bout du mondeon m'y verra voler.

ALCANDRE.
Commencez d'espérer : vous saurez par mes charmes
Ceque le ciel vengeur refusait à vos larmes.
Vous reverrezce fils plein de vie et d'honneur :
De son bannissement il tireson bonheur.
C'est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
Jevous veux faire voir sa fortune éclatante.
Les novices del'artavec tous leurs encens
Et leurs mots inconnusqu'ilsfeignent tout-puissants
Leurs herbesleurs parfums et leurscérémonies
Apportent au métier deslongueurs infinies
Qui ne sontaprès toutqu'un mystèrepipeur
Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
Mabaguette à la mainj'en ferai davantage.
Jugez de votrefils par un tel équipage :
Eh bien ! Celui d'un princea-t-il plus de splendeur ?
Et pouvez-vous encor douter de sagrandeur ?

PRIDAMANT.
D'un amour paternel vous flattez les tendresses ;
Mon filsn'est point de rang à porter ces richesses
Et sacondition ne saurait consentir
Que d'une telle pompe il s'oserevêtir.

ALCANDRE.
Sous un meilleur destin sa fortune rangée
Et sacondition avec le temps changée
Personne maintenant n'ade quoi murmurer
Qu'en public de la sorte il aime à separer.

PRIDAMANT.
A cet espoir si doux j'abandonne mon âme ;
Mais parmices habits je vois ceux d'une femme :
Serait-il marié ?

ALCANDRE.
Je vais de ses amours
Et de tous ses hasards vous faire lediscours.
Toutefoissi votre âme était assezhardie
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie
Et tousses accidents devant vous exprimés
Par des spectrespareils à des corps animés :
Il ne leur manquera nigeste ni parole.

PRIDAMANT.
Ne me soupçonnez point d'une crainte frivole :
Leportrait de celui que je cherche en tous lieux
Pourrait-il par savue épouvanter mes yeux ?

ALCANDRE.
Mon cavalierde grâceil faut faire retraite
Etsouffrir qu'entre nous l'histoire en soit secrète.

PRIDAMANT.
Pour un si bon ami je n'ai point de secrets.

DORANTE.
Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ;
Jevous attends chez moi.

ALCANDRE.
Ce soirsi bon lui semble.
Il vous apprendra tout quand vousserez ensemble.


SCENEIII


ALCANDRE.
Votre fils tout d'un coup ne fut pas grand seigneur ;
Toutesses actions ne vous font pas honneur
Et je serais marrid'exposer sa misère
En spectacle à des yeux autresque ceux d'un père.
Il vous prit quelque argentmais cepetit butin
A peine lui dura du soir jusqu'au matin ;
Et pourgagner Parisil vendit par la plaine
Des brevets àchasser la fièvre et la migraine
Dit la bonne aventureet s'y rendit ainsi.
Làcomme on vit d'espritil envécut aussi.
Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire;
Aprèsmontant d'étatil fut clerc d'un notaire.
Ennuyé de la plumeil la quitta soudain
Et fitdanser un singe au faubourg Saint-Germain.
Il se mit sur la rimeet l'essai de sa veine
Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
Son style prit après de plus beaux ornements ;
Il sehasarda même à faire des romans
Des chansons pourGautierdes pointes pour Guillaume.
Depuisil trafiqua dechapelets de baume
Vendit du mithridate en maîtreopérateur
Revint dans le Palaiset fut solliciteur.
Enfinjamais BusconLazarille de Tormes
Sayavèdreet Gusmanne prirent tant de formes :
C'était làpour Dorante un honnête entretien !

PRIDAMANT.
Que je vous suis tenu de ce qu'il n'en sait rien !

ALCANDRE.
Sans vous faire rien voirje vous en fais un conte
Dont lepeu de longueur épargne votre honte.
Las de tant demétiers sans honneur et sans fruit
Quelque meilleurdestin à Bordeaux l'a conduit ;
Et làcomme ilpensait au choix d'un exercice
Un brave du pays l'a pris àson service.
Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
Cettecommission l'a remeublé d'argent ;
Il sait avec adresseen portant les paroles
De la vaillante dupe attraper lespistoles ;
Même de son agent il s'est fait son rival
Etla beauté qu'il sert ne lui veut point de mal.
Lorsque deses amours vous aurez vu l'histoire
Je vous le veux montrerplein d'éclat et de gloire
Et la même action qu'ilpratique aujourd'hui.

PRIDAMANT.
Que déjà cet espoir soulage mon ennui !

ALCANDRE.
Il a caché son nom en battant la campagne
Et s'estfait de Clindor le sieur de la Montagne :
C'est ainsi que tantôtvous l'entendrez nommer.
Voyez tout sans rien dire et sans vousalarmer.
Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
N'enconcevez pourtant aucune défiance :
C'est qu'un charmeordinaire a trop peu de pouvoir
Sur les spectres parlants qu'ilfaut vous faire voir.
Entrons dedans ma grotteafin que j'yprépare
Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.


ACTEII
-


SCENEPREMIERE


ALCANDRE.
Quoi qui s'offre à nos yeuxn'en ayez point d'effroi ;
De ma grotte surtout ne sortez qu'après moi :
Sinonvous êtes mort. Voyez déjà paraître
Sousdeux fantômes vains votre fils et son maître.

PRIDAMANT.
O dieux ! je sens mon âme après lui s'envoler.

ALCANDRE.
Faites-lui du silenceet l'écoutez parler.


SCENEII


CLINDOR.
Quoi ! monsieurvous rêvez ! et cette âme hautaine
Après tant de beaux faitssemble être encore enpeine !
N'êtes-vous point lassé d'abattre desguerriers
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?

MATAMORE.
Il est vrai que je rêveet ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre
Du grandsophi de Perseou bien du grand mogor.

CLINDOR.
Eh ! de grâcemonsieurlaissez-les vivre encor :
Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée?

MATAMORE.
Mon armée ? Ahpoltron ! Ahtraître ! Pour leurmort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Leseul bruit de mon nom renverse les murailles
Défait lesescadronset gagne les batailles.
Mon courage invaincu contreles empereurs
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques
Jedépeuple l'état des plus heureux monarques ;
Lefoudre est mon canonles destins mes soldats :
Je couche d'unrevers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduisleurs projets en fumée ;
Et tu m'oses parler cependantd'une armée !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un secondMars :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards
Veillaque.Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penserm'adoucit : vama colère cesse
Et ce petit archer quidompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dansmes yeux.
Regardej'ai quitté cette effroyable mine
Quimassacredétruitbrisebrûleextermine ;
Etpensant au bel oeil qui tient ma liberté
Je ne suis plusqu'amourque grâceque beauté.

CLINDOR.
O dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vousvois aussi beau que vous étiez terrible
Et ne crois pointd'objet si ferme en sa rigueur
Qu'il puisse constamment vousrefuser son coeur.

MATAMORE.
Je te le dis encorne sois plus en alarme :
Quand je veuxj'épouvante ; et quand je veuxje charme ;
Etselonqu'il me plaîtje remplis tour à tour
Les hommes deterreuret les femmes d'amour.
Du temps que ma beautém'était inséparable
Leurs persécutions merendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les fairepâmer.
Mille mouraient par jour à force de m'aimer :
J'avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reinesà l'envi mendiaient mes caresses ;
Celle d'Ethiopieetcelle du Japon
Dans leurs soupirs d'amour ne mêlaient quemon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autrespour me voirdu sérail s'échappèrent:
J'en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.

CLINDOR.
Son mécontentement n'allait qu'à votre honneur.

MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre
Etpouvaient m'empêcher de conquérir la terre.
D'ailleursj'en devins las ; et pour les arrêter
J'envoyai le Destindire à son Jupiter
Qu'il trouvât un moyen qui fîtcesser les flammes
Et l'importunité dont m'accablaient lesdames :
Qu'autrement ma colère irait dedans les cieux
Ledégrader soudain de l'empire des dieux
Et donnerait àMars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu'il en eut le fitbientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêten un moment ;
Et depuisje suis beau quand je veux seulement.

CLINDOR.
Que j'auraissans celade poulets à vous rendre !

MATAMORE.
De quelle que ce soitgarde-toi bien d'en prendre
Sinonde... Tu m'entends ? Que dit-elle de moi ?

CLINDOR.
Que vous êtes des coeurs et le charme et l'effroi ;
Etque si quelque effet peut suivre vos promesses
Son sort est plusheureux que celui des déesses.

MATAMORE.
Ecouteen ce temps-làdont tantôt je parlais
Lesdéesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veuxconter une étrange aventure
Qui jeta du désordre entoute la nature
Mais désordre aussi grand qu'on en voiearriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever
Et cevisible dieuque tant de monde adore
Pour marcher devant lui netrouvait point d'Aurore :
On la cherchait partoutau lit duvieux Tithon
Dans les bois de Céphaleau palais deMemnon ;
Et faute de trouver cette belle fourrière
Lejour jusqu'à midi se passa sans lumière.

CLINDOR.
Où pouvait être alors la reine des clartés ?

MATAMORE.
Au milieu de ma chambreà m'offrir ses beautés.
Elle y perdit son tempselle y perdit ses larmes ;
Mon coeurfut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout cequ'elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précisd'aller rendre le jour.

CLINDOR.
Cet étrange accident me revient en mémoire ;
J'étais lors en Mexiqueoù j'en appris l'histoire
Et j'entendis conter que la Perse en courroux
De l'affront deson dieu murmurait contre vous.

MATAMORE.
J'en ouis quelque choseet je l'eusse punie ;
Mais j'étaisengagé dans la Transylvanie
Où ses ambassadeursqui vinrent l'excuser
A force de présents me surentapaiser.

CLINDOR.
Que la clémence est belle en un si grand courage !

MATAMORE.
Contemplemon amicontemple ce visage :
Tu vois un abrégéde toutes les vertus.
D'un monde d'ennemis sous mes piedsabattus
Dont la race est périeet la terre déserte
Pas un qu'à son orgueil n'a jamais dû sa perte.
Tous ceux qui font hommage à mes perfections
Conserventleurs états par leurs submissions.
En Europeoùles rois sont d'une humeur civile
Je ne leur rase point dechâteau ni de ville :
Je les souffre régnermaischez les Africains
Partout où j'ai trouvé des roisun peu trop vains
J'ai détruit les pays pour punir leursmonarques
Et leurs vastes déserts en sont de bonnesmarques :
Ces grands sables qu'à peine on passe sanshorreur
Sont d'assez beaux effets de ma juste fureur.

CLINDOR.
Revenons à l'amour : voici votre maîtresse.

MATAMORE.
Ce diable de rival l'accompagne sans cesse.

CLINDOR.
Où vous retirez-vous ?

MATAMORE.
Ce fat n'est pas vaillant ;
Mais il a quelque humeur qui lerend insolent.
Peut-être qu'orgueilleux d'être aveccette belle
Il serait assez vain pour me faire querelle.

CLINDOR.
Ce serait bien courir lui-même à son malheur.

MATAMORE.
Lorsque j'ai ma beautéje n'ai point de valeur.

CLINDOR.
Cessez d'être charmantet faites-vous terrible.

MATAMORE.
Mais tu n'en prévois pas l'accident infaillible ;
Jene saurais me faire effroyable à demi :
Je tuerais mamaîtresse avec mon ennemi.
Attendons en ce coin l'heure quiles sépare.

CLINDOR.
Comme votre valeurvotre prudence est rare.


SCENEIII


ADRASTE.
Hélas ! s'il est ainsiquel malheur est le mien !
Jesoupirej'endureet je n'avance rien ;
Et malgré lestransports de mon amour extrême
Vous ne voulez pas croireencor que je vous aime.

ISABELLE.
Je ne sais pasmonsieurde quoi vous me blâmez.
Je meconnais aimableet crois que vous m'aimez :
Dans vos soupirsardents j'en vois trop d'apparence ;
Et quand bien de leur partj'aurais moins d'assurance
Pour peu qu'un honnête hommeait vers moi de crédit
Je lui fais la faveur de croire cequ'il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu'à votreflamme
Je ne déguise rien de ce que j'ai dans l'âme
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vousm'aimiezje ne vous aime point.

ADRASTE.
Cruelleest-ce là donc ce que vos injustices
Ontréservé de prix à de si longs services ?
Etmon fidèle amour est-il si criminel
Qu'il doive êtrepuni d'un mépris éternel ?

ISABELLE.
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Desépines pour moivous les nommez des roses ;
Ce que vousappelez serviceaffection
Je l'appelle supplice et persécution.
Chacun dans sa croyance également s'obstine.
Vouspensez m'obliger d'un feu qui m'assassine ;
Et ce que vous jugezdigne du plus haut prix
Ne mériteà mon gréque haine et que mépris.

ADRASTE.
N'avoir que du mépris pour des flammes si saintes
Dontj'ai reçu du ciel les premières atteintes !
Ouilecielau moment qu'il me fit respirer
Ne me donna de coeur quepour vous adorer.
Mon âme vint au jour pleine de votre idée;
Avant que de vous voir vous l'avez possédée ;
Etquand je me rendis à des regards si doux
Je ne vousdonnai rien qui ne fût tout à vous
Rien que l'ordredu ciel n'eût déjà fait tout vôtre.

ISABELLE.
Le ciel m'eût fait plaisir d'en enrichir une autre ;
Ilvous fit pour m'aimeret moi pour vous haïr :
Gardons-nousbien tous deux de lui désobéir.
Vous avezaprèstoutbonne part à sa haine
Ou d'un crime secret il vouslivre à la peine ;
Car je ne pense pas qu'il soit tourmentégal
Au supplice d'aimer qui vous traite si mal.

ADRASTE.
La grandeur de mes maux vous étant si connue
Merefuserez-vous la pitié qui m'est due ?

ISABELLE.
Certes j'en ai beaucoupet vous plains d'autant plus
Que jevois ces tourments tout à fait superflus
Et n'avoir pourtout fruit d'une longue souffrance
Que l'incommode honneur d'unetriste constance.

ADRASTE.
Un père l'autoriseet mon feu maltraité
Enfinaura recours à son autorité.

ISABELLE.
Ce n'est pas le moyen de trouver votre conte ;
Et d'un sibeau dessein vous n'aurez que la honte.

ADRASTE.
J'espère voir pourtantavant la fin du jour
Ce quepeut son vouloir au défaut de l'amour.

ISABELLE.
Et moij'espère voiravant que le jour passe
Unamant accablé de nouvelle disgrâce.

ADRASTE.
Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?

ISABELLE.
Allez trouver mon pèreet me laissez en paix.

ADRASTE.
Votre âmeau repentir de sa froideur passée
Nela veut point quitter sans être un peu forcée :
J'yvais tout de ce pasmais avec des serments
Que c'est pour obéirà vos commandements.

ISABELLE.
Allez continuer une vaine poursuite.


SCENEIV


MATAMORE.
Eh bien ! Dès qu'il m'a vucomme a-t-il pris la fuite ?
M'a-t-il bien su quitter la place au même instant ?

ISABELLE.
Ce n'est pas honte à luiles rois en font autant
Dumoins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N'a trompémon esprit en frappant mes oreilles.

MATAMORE.
Vous le pouvez bien croireet pour le témoigner
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner :
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ;
J'enjure par lui-mêmeet cela c'est tout dire.

ISABELLE.
Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veuxpoint régner que dessus votre coeur :
Toute l'ambition queme donne ma flamme
C'est d'avoir pour sujets les désirsde votre âme.

MATAMORE.
Ils vous sont tous acquiset pour vous faire voir
Que vousavez sur eux un absolu pouvoir
Je n'écouterai plus cettehumeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurscouronnes en tête
J'en prendrai seulement deux ou troispour valets
Qui viendront à genoux vous rendre mespoulets.

ISABELLE.
L'éclat de tels suivants attirerait l'envie
Sur lerare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret denos affections
N'a besoin que de lui pour ces commissions.

MATAMORE.
Vous avezDieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Voustrouvezcomme moila grandeur incommode.
Les sceptres les plusbeaux n'ont rien pour moi d'exquis :
Je les rends aussitôtque je les ai conquis
Et me suis vu charmer quantité deprincesses
Sans que jamais mon coeur les voulût pourmaîtresses.

ISABELLE.
Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vousayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leurrefusiez un coeur dont je dispose !

MATAMORE.
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çàlorsqu'en la Chineen ce fameux tournoi
Je donnai dans la vueaux deux filles du roi
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l'âme saisie ?

CLINDOR.
Par vos mépris enfin l'une et l'autre mourut.
J'étaislors en Egypteoù le bruit en courut ;
Et ce fut en cetemps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en unfleuve de larmes.
Vous veniez d'assommer dix géants en unjour ;
Vous aviez désolé les pays d'alentour
Raséquinze châteauxaplani deux montagnes
Fait passer par lefeu villesbourgs et campagnes
Et défaitvers Damascent mille combattants.

MATAMORE.
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l'avaisoublié.

ISABELLE.
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortirde la mémoire ?

MATAMORE.
Trop pleine de lauriers remportés sur les rois
Je nela charge point de ces menus exploits.


SCENEV


PAGE.
Monsieur.

MATAMORE.
Que veux-tupage ?

PAGE.
Uncourrier vous demande.

MATAMORE.
D'où vient-il ?

PAGE.
Dela part de la reine d'Islande.

MATAMORE.
Ciel ! Qui sais comme quoi j'en suis persécuté
Unpeu plus de repos avec moins de beauté !
Fais qu'un silong mépris enfin la désabuse.

CLINDOR.
Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.

ISABELLE.
Je n'en puis plus douter.

CLINDOR.
Il vous le disait bien.

MATAMORE.
Elle m'a beau prier : nonje n'en ferai rien.
Et quoi qu'unfol espoir ose encor lui promettre
Je lui vais envoyer sa mortdans une lettre.
Trouvez-le bonma reineet souffrez cependant
Une heure d'entretien de ce cher confident
Quicomme de mavie il sait toute l'histoire
Vous fera voir sur qui vous avez lavictoire.

ISABELLE.
Tardez encore moinset par ce prompt retour
Je jugeraiquelle est envers moi votre amour.


SCENEVI


CLINDOR.
Jugez plutôt par là l'humeur du personnage :
Cepage n'est chez lui que pour ce badinage
Et venir d'heure enheure avertir sa grandeur
D'un courrierd'un agentou d'unambassadeur.

ISABELLE.
Ce message me plaît bien plus qu'il ne lui semble :
Ilme défait d'un fou pour nous laisser ensemble.

CLINDOR.
Ce discours favorable enhardira mes feux
A bien user d'untemps si propice à mes voeux.

ISABELLE.
Que m'allez-vous conter ?

CLINDOR.
Que j'adore Isabelle
Que je n'ai plus de coeur ni d'âmeque pour elle
Que ma vie...

ISABELLE.
Epargnez ces propos superflus ;
Je les saisje les crois :que voulez-vous de plus ?
Je néglige à vos yeuxl'offre d'un diadème ;
Je dédaigne un rival : en unmotje vous aime.
C'est aux commencements des faibles passions
A s'amuser encore aux protestations :
Il suffit de nous voirau point où sont les nôtres ;
Un coup d'oeil vautpour vous tous les discours des autres.

CLINDOR.
Dieux ! qui l'eût jamais cruque mon sort rigoureux
Serendît si facile à mon coeur amoureux !
Banni de monpays par la rigueur d'un père
Sans supportsans amisaccablé de misère
Et réduit àflatter le caprice arrogant
Et les vaines humeurs d'un maîtreextravagant :
Ce pitoyable état de ma triste fortune
N'arien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
Et d'unrival puissant les biens et la grandeur
Obtiennent moins sur vousque ma sincère ardeur.

ISABELLE.
C'est comme il faut choisirun amour véritable
S'attacheseulement à ce qu'il voit aimable.
Qui regarde les biensou la condition
N'a qu'un amour avareou plein d'ambition
Etsouille lâchement par ce mélange infâme
Lesplus nobles désirs qu'enfante une belle âme.
Je saisbien que mon père a d'autres sentiments
Et mettra del'obstacle à nos contentements ;
Mais l'amour sur moncoeur a pris trop de puissance
Pour écouter encor les loisde la naissance.
Mon père peut beaucoupmais bien moinsque ma foi :
Il a choisi pour luije veux choisir pour moi.

CLINDOR.
Confus de voir donner à mon peu de mérite...

ISABELLE.
Voici mon importunsouffrez que je l'évite.


SCENEVII


ADRASTE.
Que vous êtes heureuxet quel malheur me suit !
Mamaîtresse vous souffreet l'ingrate me fuit.
Quelque goûtqu'elle prenne en votre compagnie
Sitôt que j'ai parumonabord l'a bannie.

CLINDOR.
Sans avoir vu vos pas s'adresser en ce lieu
Lasse de mesdiscourselle m'a dit adieu.

ADRASTE.
Lasse de vos discours ! votre humeur est trop bonne
Et votreesprit trop beau pour ennuyer personne.
Mais que lui contiez-vousqui pût l'importuner ?

CLINDOR.
Des choses qu'aisément vous pouvez deviner :
Lesamours de mon maîtreou plutôt ses sottises
Sesconquêtes en l'airses hautes entreprises.

ADRASTE.
Voulez-vous m'obliger ? votre maîtreni vous
N'êtespas gens tous deux à me rendre jaloux ;
Mais si vous nepouvez arrêter ses saillies
Divertissez ailleurs le coursde ses folies.

CLINDOR.
Que craignez-vous de luidont tous les compliments
Neparlent que de morts et de saccagements
Qu'il batterrassebriseétranglebrûleassomme ?

ADRASTE.
Pour être son valetje vous trouve honnête homme :
Vous n'êtes point de taille à servir sans dessein
Un fanfaron plus fou que son discours n'est vain.
Quoi qu'ilen soitdepuis que je vous vois chez elle
Toujours de plus enplus je l'éprouve cruelle :
Ou vous servez quelque autreou votre qualité
Laisse dans vos projets trop de témérité.
Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
Quevotre maître enfin fasse une autre maîtresse ;
Ous'il ne peut quitter un entretien si doux
Qu'il se serve dumoins d'un autre que de vous.
Ce n'est pas qu'après toutles volontés d'un père
Qui sait ce que je suisneterminent l'affaire ;
Mais purgez-moi l'esprit de ce petit souci
Et si vous vous aimezbannissez-vous d'ici ;
Car si je vousvois plus regarder cette porte
Je sais comme traiter les gens devotre sorte.

CLINDOR.
Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?

ADRASTE.
Sans répliquede grâceou nous verrons beau jeu.
Allez : c'est assez dit.

CLINDOR.
Pour un léger ombrage
C'est trop indignement traiterun bon courage.
Si le ciel en naissant ne m'a fait grandseigneur
Il m'a fait le coeur ferme et sensible àl'honneur ;
Et je pourrais bien rendre un jour ce qu'on me prête.

ADRASTE.
Quoi ! Vous me menacez !

CLINDOR.
Nonnonje fais retraite.
D'un si cruel affront vous aurezpeu de fruit ;
Mais ce n'est pas ici qu'il faut faire du bruit.


SCENEVIII

ADRASTE.
Ce bélâtre insolent me fait encor bravade.

LYSE.
Ace comptemonsieurvotre esprit est malade ?

ADRASTE.
Malademon esprit !

LYSE.
Ouipuisqu'il est jaloux
Du malheureux agent de ce princedes fous.

ADRASTE.
Je sais ce que je suis et ce qu'est Isabelle
Et crains peuqu'un valet me supplante auprès d'elle.
Je ne puistoutefois souffrir sans quelque ennui
Le plaisir qu'elle prend àcauser avec lui.

LYSE.
C'est dénier ensemble et confesser la dette.

ADRASTE.
Nommesi tu le veuxma boutade indiscrète
Et trouvemes soupçons bien ou mal à propos ;
Je l'ai chasséd'ici pour me mettre en repos.
En effetqu'en est-il ?

LYSE.
Sij'ose vous le dire
Ce n'est plus que pour lui qu'Isabellesoupire.

ADRASTE.
Lyseque me dis-tu ?

LYSE.
Qu'il possède son coeur
Que jamais feux naissantsn'eurent tant de vigueur
Qu'ils meurent l'un pour l'autreetn'ont qu'une pensée.

ADRASTE.
Trop ingrate beautédéloyaleinsensée
Tum'oses donc ainsi préférer un maraud ?

LYSE.
Cerival orgueilleux le porte bien plus haut
Et je vous en veuxfaire entière confidence :
Il se dit gentilhommeetriche.

ADRASTE.
Ah ! L'impudence !

LYSE.
D'un père rigoureux fuyant l'autorité
Il acouru longtemps d'un et d'autre côté ;
Enfinmanqued'argent peut-êtreou par caprice
De notre Fiérabrasil s'est mis au service
Et sous ombre d'agir pour ses follesamours
Il a su pratiquer de si rusés détours
Etcharmer tellement cette pauvre abusée
Que vous en avez vuvotre ardeur méprisée ;
Mais parlez à sonpèreet bientôt son pouvoir
Remettra son esprit auxtermes du devoir.

ADRASTE.
Je viens tout maintenant d'en tirer assurance
De recevoir lesfruits de ma persévérance
Et devant qu'il soit peunous en verrons l'effet ;
Maisécouteil me faut obligertout à fait.

LYSE.
Oùje vous puis servir j'ose tout entreprendre.

ADRASTE.
Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?

LYSE.
Iln'est rien plus aisé : peut-être dès ce soir.

ADRASTE.
Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
Cependantprends ceci seulement par avance.

LYSE.
Quele galant alors soit frotté d'importance !

ADRASTE.
Crois-moi qu'il se verrapour te mieux contenter
Chargéd'autant de bois qu'il en pourra porter.


SCENEIX


LYSE.
L'arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
Mais il sera puni de m'avoir dédaignée.
Parcequ'il est aimableil fait le petit dieu
Et ne veut s'adresserqu'aux filles de bon lieu.
Je ne mérite pas l'honneur deses caresses :
Vraiment c'est pour son nezil lui faut desmaîtresses ;
Je ne suis que servante : et qu'est-il quevalet ?
Si son visage est beaule mien n'est pas trop laid :
Ilse dit riche et nobleet cela me fait rire ;
Si loin de sonpaysqui n'en peut autant dire ?
Qu'il le soit : nous verrons cesoirsi je le tiens
Danser sous le cotret sa noblesse et sesbiens.


SCENEX


ALCANDRE.
Le coeur vous bat un peu.

PRIDAMANT.
Je crains cette menace.

ALCANDRE.
Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.

PRIDAMANT.
Elle en est mépriséeet cherche à sevenger.

ALCANDRE.
Ne craignez point : l'amour la fera bien changer.


ACTEIII
--


SCENEPREMIERE


GERONTE.
Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre mavolonté ce sont de faibles armes :
Mon coeurquoiquesensible à toutes vos douleurs
Ecoute la raisonetnéglige vos pleurs.
Je sais ce qu'il vous faut beaucoupmieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste àcause que je l'aime ;
Et parce qu'il me plaît d'en fairevotre époux
Votre orgueil n'y voit rien qui soit digne devous.
Quoi ! manque-t-il de biende coeur ou de noblesse ?
Enest-ce le visage ou l'esprit qui vous blesse ?
Il vous fait tropd'honneur.

ISABELLE.
Je sais qu'il est parfait
Et que je réponds mal àl'honneur qu'il me fait ;
Mais si votre bonté me permet enma cause
Pour me justifierde dire quelque chose
Par unsecret instinctque je ne puis nommer
J'en fais beaucoupd'étatet ne le puis aimer.
Souvent je ne sais quoi quele ciel nous inspire
Soulève tout le coeur contre ce qu'ondésire
Et ne nous laisse pas en état d'obéir
Quand on choisit pour nous ce qu'il nous fait haïr.
Ilattache ici-bas avec des sympathies
Les âmes que son ordrea là-haut assorties :
On n'en saurait unir sans ses avissecrets ;
Et cette chaîne manque où manquent sesdécrets.
Aller contre les lois de cette providence
C'estle prendre à partieet blâmer sa prudence
L'attaqueren rebelleet s'exposer aux coups
Des plus âpres malheursqui suivent son courroux.

GERONTE.
Insolenteest-ce ainsi que l'on se justifie ?
Quel maîtrevous apprend cette philosophie ?
Vous en savez beaucoup ; maistout votre savoir
Ne m'empêchera pas d'user de mon pouvoir.
Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine
Vousa-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
Ce guerriervaleureux vous tient-il dans ses fers ?
Et vous a-t-il domptéeavec tout l'univers ?
Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?

ISABELLE.
Eh ! De grâcemonsieurtraitez mieux votre fille !

GERONTE.
Quel sujet donc vous porte à me désobéir ?

ISABELLE.
Mon heur et mon reposque je ne puis trahir.
Ce que vousappelez un heureux hyménée
N'est pour moi qu'unenfer si j'y suis condamnée.

GERONTE.
Ah ! Qu'il en est encor de mieux faites que vous
Qui sevoudraient bien voir dans un enfer si doux !
Après toutje le veux ; cédez à ma puissance.

ISABELLE.
Faites un autre essai de mon obéissance.

GERONTE.
Ne me répliquez plus quand j'ai dit : " Je le veux."
Rentrez : c'est désormais trop contesté nous deux.


SCENEII


GERONTE.
Qu'à présent la jeunesse a d'étranges manies!
Les règles du devoir lui sont des tyrannies
Et lesdroits les plus saints deviennent impuissants
Contre cette fiertéqui l'attache à son sens.
Telle est l'humeur du sexe : ilaime à contredire
Rejette obstinément le joug denotre empire
Ne suit que son caprice en ses affections
Etn'est jamais d'accord de nos élections.
N'espèrepas pourtantaveugle et sans cervelle
Que ma prudence cèdeà ton esprit rebelle.
Mais ce fou viendra-t-il toujoursm'embarrasser ?
Par force ou par adresse il me le faut chasser.


SCENEIII


MATAMORE.
Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ?
Le grandvizir encor de nouveau m'importune ;
Le Tartared'ailleursm'appelle à son secours ;
Narsingue et Calicut m'enpressent tous les jours :
Si je ne les refuseil me faut mettreen quatre.

CLINDOR.
Pour moije suis d'avis que vous les laissiez battre :
Vousemploieriez trop mal vos invincibles coups
Si pour en servir unvous faisiez trois jaloux.

MATAMORE.
Tu dis bien : c'est assez de telles courtoisies ;
Je ne veuxqu'en amour donner des jalousies.
Ah ! Monsieurexcusezsifaute de vous voir
Bien que si près de vousje manquaisau devoir.
Mais quelle émotion paraît sur ce visage?
Où sont vos ennemisque j'en fasse carnage ?

GERONTE.
Monsieurgrâces aux dieuxje n'ai point d'ennemis.

MATAMORE.
Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.

GERONTE.
C'est une grâce encor que j'avais ignorée.

MATAMORE.
Depuis que ma faveur pour vous s'est déclarée
Ilssont tous morts de peurou n'ont osé branler.

GERONTE.
C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler :
Il faitbeau voir ce brasplus craint que le tonnerre
Demeurer sipaisible en un temps plein de guerre ;
Et c'est pour acquérirun nom bien relevé
D'être dans une ville àbattre le pavé.
Chacun croit votre gloire à fauxtitre usurpée
Et vous ne passez plus que pour traîneurd'épée.

MATAMORE.
Ahventre ! il est tout vrai que vous avez raison.
Mais lemoyen d'allersi je suis en prison ?
Isabelle m'arrêteetses yeux pleins de charmes
Ont captivé mon coeur etsuspendu mes armes.

GERONTE.
Si rien que son sujet ne vous tient arrêté
Faitesvotre équipage en toute liberté :
Elle n'est paspour vous ; n'en soyez point en peine.

MATAMORE.
Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.

GERONTE.
Je ne suis pas d'humeur à rire tant de fois
Dugrotesque récit de vos rares exploits.
La sottise ne plaîtqu'alors qu'elle est nouvelle :
En un motfaites reine une autrequ'Isabelle.
Si pour l'entretenir vous venez plus ici...

MATAMORE.
Il a perdu le sensde me parler ainsi.
Pauvre hommesais-tubien que mon nom effroyable
Met le grand Turc en fuiteet faittrembler le diable ;
Que pour t'anéantir je ne veux qu'unmoment ?

GERONTE.
J'ai chez moi des valets à mon commandement
Quin'ayant pas l'esprit de faire des bravades
Répondraientde la main à vos rodomontades.

MATAMORE.
Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux.

GERONTE.
Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ;
Bienque je ne sois pas de ceux qui vous haïssent
J'ai le sangun peu chaudet mes gens m'obéissent.


SCENEIV


MATAMORE.
Respect de ma maîtresseincommode vertu
Tyran de mavaillanceà quoi me réduis-tu ?
Que n'ai-je eucent rivaux en la place d'un père
Sur quisanst'offenserlaisser choir ma colère !
Ah ! visible démonvieux spectre décharné
Vrai suppôt de Satanmédaille de damné
Tu m'oses donc banniret mêmeavec menaces
Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces?

CLINDOR.
Tandis qu'il est dehorsallezdès aujourd'hui
Causerde vos amourset vous moquer de lui.

MATAMORE.
Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence.

CLINDOR.
Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.

MATAMORE.
Ouimais les feux qu'il jette en sortant de prison
Auraienten un moment embrasé la maison
Dévoré toutà l'heure ardoises et gouttières
Faîteslatteschevronsmontantscourbesfilières
Entretoisessommierscolonnessoliveaux
Parnessolesappuisjambagestraveteaux
Portesgrillesverrousserrurestuilespierre
Plombferplâtrecimentpeinturemarbreverre
Cavespuitscoursperronssalleschambresgreniers
Officescabinetsterrassesescaliers.
Juge un peu queldésordre aux yeux de ma charmeuse ;
Ces feux étoufferaientson ardeur amoureuse.
Va lui parler pour moitoi qui n'es pasvaillant :
Tu puniras à moins un valet insolent.

CLINDOR.
C'est m'exposer...

MATAMORE.
Adieu : je vois ouvrir la porte
Et crains que sans respectcette canaille sorte.


SCENEV


CLINDOR.
Le souverain poltronà qui pour faire peur
Il ne fautqu'une feuilleune ombreune vapeur !
Un vieillard lemaltraiteil fuit pour une fille
Et tremble à tousmoments de crainte qu'on l'étrille.
Lyseque ton aborddoit être dangereux !
Il donne l'épouvante àce coeur généreux
Cet unique vaillantla fleurdes capitaines
Qui dompte autant de rois qu'il captive de reines!

LYSE.
Monvisage est ainsi malheureux en attraits :
D'autres charment deloinle mien fait peur de près.

CLINDOR.
S'il fait peur à des fousil charme les plus sages :
Iln'est pas quantité de semblables visages.
Si l'on brûlepour toice n'est pas sans sujet ;
Je ne connus jamais un sigentil objet ;
L'esprit beaupromptaccortl'humeur un peurailleuse
L'embonpoint ravissantla taille avantageuse
Lesyeux douxle teint vifet les traits délicats :
Quiserait le brutal qui ne t'aimerait pas ?

LYSE.
Degrâceet depuis quand me trouvez-vous si belle ?
Voyezbienje suis Lyseet non pas Isabelle.

CLINDOR.
Vous partagez vous deux mes inclinations :
J'adore safortuneet tes perfections.

LYSE.
Vous en embrassez tropc'est assez pour vous d'une
Et mesperfections cèdent à sa fortune.

CLINDOR.
Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi
Penses-tu qu'en effet je l'aime plus que toi ?
L'amour etl'hyménée ont diverse méthode :
L'un courtau plus aimableet l'autre au plus commode.
Je suis dans lamisèreet tu n'as point de bien :
Un rien s'ajuste malavec un autre rien ;
Et malgré les douceurs que l'amour ydéploie
Deux malheureux ensemble ont toujours courtejoie.
Ainsi j'aspire ailleurspour vaincre mon malheur ;
Maisje ne puis te voir sans un peu de douleur
Sans qu'un soupiréchappe à ce coeurqui murmure
De ce qu'àmes désirs ma raison fait d'injure.
A tes moindres coupsd'oeil je me laisse charmer.
Ah ! que je t'aimeraiss'il nefallait qu'aimer
Et que tu me plairaiss'il ne fallait queplaire !

LYSE.
Quevous auriez d'esprit si vous saviez vous taire
Ou remettre dumoins en quelque autre saison
A montrer tant d'amour avec tant deraison !
Le grand trésor pour moi qu'un amoureux si sage
Qui par compassion n'ose me rendre hommage
Et porte sesdésirs à des partis meilleurs
De peur dem'accabler sous nos communs malheurs !
Je n'oublierai jamais desi rares mérites :
Allez continuer cependant vos visites.

LINDOR.
Que j'aurais avec toi l'esprit bien plus content !

LYSE.
Mamaîtresse là-haut est seuleet vous attend.

CLINDOR.
Tu me chasses ainsi !

LYSE.
Nonmais je vous envoie
Aux lieux où vous aurez uneplus longue joie.

CLINDOR.
Que même tes dédains me semblent gracieux !

LYSE.
Ah! Que vous prodiguez un temps si précieux !
Allez.

CLINDOR.
Souviens-toi donc que si j'en aime une autre...

LYSE.
C'est de peur d'ajouter ma misère à la vôtre:
Je vous l'ai déjà ditje ne l'oublierai pas.

CLINDOR.
Adieu : ta raillerie a pour moi tant d'appas
Que mon coeur àtes yeux de plus en plus s'engage
Et je t'aimerais trop àtarder davantage.


SCENEVI


LYSE.
L'ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant
Et pour sedivertir il contrefait l'amant !
Qui néglige mes feuxm'aime par raillerie
Me prend pour le jouet de sa galanterie
Et par un libre aveu de me voler sa foi
Me jure qu'ilm'adoreet ne veut point de moi.
Aime en tous lieuxperfideetpartage ton âme ;
Choisis qui tu voudras pour maîtresseou pour femme ;
Donne à tes intérêts àménager tes voeux ;
Mais ne crois plus tromper aucune denous deux.
Isabelle vaut mieux qu'un amour politique
Et jevaux mieux qu'un coeur où cet amour s'applique.
J'airaillé comme toimais c'était seulement
Pour net'avertir pas de mon ressentiment.
Qu'eût produit sonéclatque de la défiance ?
Qui cache sa colèreassure sa vengeance ;
Et ma feinte douceur préparebeaucoup mieux
Ce piège où tu vas choiretbientôtà mes yeux.
Toutefois qu'as-tu fait qui terende coupable ?
Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
Tu m'aimesmais le bien te fait être inconstant :
Ausiècle où nous vivonsqui n'en ferait autant ?
Oublions des mépris où par force il s'excite
Etlaissons-le jouir du bonheur qu'il mérite.
S'il m'aimeilse punit en m'osant dédaigner
Et si je l'aime encorjele dois épargner.
Dieux ! à quoi me réduitma folle inquiétude
De vouloir faire grâce àtant d'ingratitude ?
Digne soif de vengeanceà quoim'exposez-vous
De laisser affaiblir un si juste courroux ?
Ilm'aimeet de mes yeux je m'en vois méprisée !
Jel'aimeet ne lui sers que d'objet de risée !
Silenceamoursilence : il est temps de punir ;
J'en ai donné mafoi : laisse-moi la tenir.
Puisque ton faux espoir ne faitqu'aigrir ma peine
Fais céder tes douceurs àcelles de la haine :
Il est temps qu'en mon coeur elle règneà son tour
Et l'amour outragé ne doit plus êtreamour.


SCENEVII


MATAMORE.
Les voilàsauvons-nous. Nonje ne vois personne.
Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
Je lesentendsfuyons. Le vent faisait ce bruit.
Marchons sous lafaveur des ombres de la nuit.
Vieux rêveurmalgrétoi j'attends ici ma reine.
Ces diables de valets me mettent bienen peine.
De deux mille ans et plusje ne tremblai si fort.
C'est trop me hasarder : s'ils sortentje suis mort ;
Carj'aime mieux mourir que leur donner bataille
Et profaner monbras contre cette canaille.
Que le courage expose àd'étranges dangers !
Toutefoisen tout casje suis desplus légers ;
S'il ne faut que courirleur attente estdupée :
J'ai le pied pour le moins aussi bon que l'épée.
Tout de bonje les vois : c'est faitil faut mourir ;
J'aile corps si glacéque je ne puis courir.
Destinqu'àma valeur tu te montres contraire !...
C'est ma reine elle-mêmeavec mon secrétaire !
Tout mon corps se déglace :écoutons leurs discours
Et voyons son adresse àtraiter mes amours.


SCENEVIII


ISABELLE.
Tout se prépare mal du côté de mon père;
Je ne le vis jamais d'une humeur si sévère :
Ilne souffrira plus votre maître ni vous.
Votre rivald'ailleurs est devenu jaloux :
C'est par cette raison que je vousfais descendre ;
Dedans mon cabinet ils pourraient noussurprendre ;
Ici nous parlerons en plus de sûreté :
Vous pourrez vous couler d'un et d'autre côté ;
Etsi quelqu'un survientma retraite est ouverte.


CLINDOR.
C'est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.


ISABELLE.
Je n'en puis prendre trop pour assurer un bien
Sans qui tousautres biens à mes yeux ne sont rien :
Un bien qui vautpour moi la terre toute entière
Et pour qui seul enfinj'aime à voir la lumière.
Un rival par mon pèreattaque en vain ma foi ;
Votre amour seul a droit de triompher demoi :
Des discours de tous deux je suis persécutée;
Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée
Et des plus grands malheurs je bénirais les coups
Sima fidélité les endurait pour vous.


CLINDOR.
Vous me rendez confuset mon âme ravie
Ne vous peuten revancheoffrir rien que ma vie :
Mon sang est le seul bienqui me reste en ces lieux
Trop heureux de le perdre en servantvos beaux yeux !
Mais si mon astre un jourchangeant soninfluence
Me donne un accès libre aux lieux de manaissance
Vous verrez que ce choix n'est pas fort inégal
Et quetout balancéje vaux bien mon rival.
Maisavec ces douceurspermettez-moi de craindre
Qu'un père etce rival ne veuillent vous contraindre.


ISABELLE.
N'en ayez point d'alarmeet croyez qu'en ce cas
L'un auramoins d'effet que l'autre n'a d'appas.
Je ne vous dirai point oùje suis résolue :
Il suffit que sur moi je me rendsabsolue.
Ainsi tous les projets sont des projets en l'air.
Ainsi...


MATAMORE.
Je n'en puis plus : il est temps de parler.


ISABELLE.
Dieux ! On nous écoutait.


CLINDOR.
C'est notre capitaine :
Je vais bien l'apaiser ; n'en soyezpas en peine.


SCENEIX


MATAMORE.
Ah ! traître !

CLINDOR.
Parlez bas ; ces valets...

MATAMORE.
Eh bien ! Quoi ?

CLINDOR.
Ils fondront tout à l'heure et sur vous et sur moi.

MATAMORE.
Viens çà. Tu sais ton crimeet qu'à l'objetque j'aime
Loin de parler pour moitu parlais pour toi-même?

CLINDOR.
Ouipour me rendre heureux j'ai fait quelques efforts.

MATAMORE.
Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
Je vaisd'uncoup de poingte briser comme verre
Ou t'enfoncer tout vif aucentre de la terre
Ou te fendre en dix parts d'un seul coup derevers
Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs
Quetu sois dévoré des feux élémentaires.
Choisis donc promptementet pense à tes affaires.

CLINDOR.
Vous-même choisissez.

MATAMORE.
Quel choix proposes-tu ?

CLINDOR.
De fuir en diligenceou d'être bien battu.

MATAMORE.
Me menacer encore ! ahventre ! quelle audace !
Au lieud'être à genouxet d'implorer ma grâce !...
Ila donné le motces valets vont sortir...
Je m'en vaiscommander aux mers de t'engloutir.

CLINDOR.
Sans vous chercher si loin un si grand cimetière
Jevous vaisde ce pasjeter dans la rivière.

MATAMORE.
Ils sont d'intelligence. Ahtête !

CLINDOR.
Point de bruit :
J'ai déjà massacré dixhommes cette nuit ;
Et si vous me fâchezvous en croîtrezle nombre.

MATAMORE.
Cadédiou ! ce coquin a marché dans mon ombre ;
Ils'est fait tout vaillant d'avoir suivi mes pas :
S'il avait durespectj'en voudrais faire cas.
Ecoute : je suis bonet ceserait dommage
De priver l'univers d'un homme de courage.
Demande-moi pardonet cesse par tes feux
De profaner l'objetdigne seul de mes voeux ;
Tu connais ma valeuréprouve maclémence.

CLINDOR.
Plutôtsi votre amour a tant de véhémence
Faisons deux coups d'épée au nom de sa beauté.

MATAMORE.
Parbieutu me ravis de générosité.
Vapour la conquérir n'use plus d'artifices ;
Je te la veuxdonner pour prix de tes services :
Plains-toi dorénavantd'avoir un maître ingrat !

CLINDOR.
A ce rare présentd'aise le coeur me bat.
Protecteurdes grands roisguerrier trop magnanime
Puisse tout l'universbruire de votre estime !


SCENEX


ISABELLE.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Qu'àla finsans combatje vous vois bons amis.

MATAMORE.
Ne pensez plusma reineà l'honneur que ma flamme
Vousdevait faire un jour de vous prendre pour femme ;
Pour quelqueoccasion j'ai changé de dessein :
Mais je vous veux donnerun homme de ma main ;
Faites-en de l'état ; il estvaillant lui-même ;
Il commandait sous moi.

ISABELLE.
Pour vous plaireje l'aime.

CLINDOR.
Mais il faut du silence à notre affection.

MATAMORE.
Je vous promets silenceet ma protection.
Avouez-vous de moipar tous les coins du monde :
Je suis craint à l'égalsur la terre et sur l'onde.
Allezvivez contents sous une mêmeloi.

ISABELLE.
Pour vous mieux obéirje lui donne ma foi.

CLINDOR.
Commandez que sa foi de quelque effet suivie...



SCENEXI



ADRASTE.
Cet insolent discours te coûtera la vie
Suborneur.

MATAMORE.
Ils ont pris mon courage en défaut :
Cette porte estouverte ; allons gagner le haut.

CLINDOR.
Traître ! Qui te fais fort d'une troupe brigande
Je techoisirai bien au milieu de la bande.

GERONTE.
Dieux ! Adraste est blessécourez au médecin.
Vous autrescependantarrêtez l'assassin.

CLINDOR.
Ahciel ! Je cède au nombre. Adieuchère Isabelle:
Je tombe au précipice où mon destin m'appelle.

GERONTE.
C'en est faitemportez ce corps à la maison ;
Etvousconduisez tôt ce traître à la prison.



SCENEXII



PRIDAMANT.
Hélas ! Mon fils est mort.

ALCANDRE.
Que vous avez d'alarmes !

PRIDAMANT.
Ne lui refusez point le secours de vos charmes.

ALCANDRE.
Un peu de patienceet sans un tel secours
Vous le verrezbientôt heureux en ses amours.


ACTEIV
-


SCENEPREMIERE


ISABELLE.
Enfin le terme approche : un jugement inique
Doit abuserdemain d'un pouvoir tyrannique
A son propre assassin immoler monamant
Et faire une vengeance au lieu d'un châtiment.
Parun décret injuste autant comme sévère
Demaindoit triompher la haine de mon père
La faveur du payslaqualité du mort
Le malheur d'Isabelleet la rigueur dusort.
Hélas ! que d'ennemiset de quelle puissance
Contre le faible appui que donne l'innocence
Contre unpauvre inconnude qui tout le forfait
Est de m'avoir aiméeet d'être trop parfait !
OuiClindortes vertus et tonfeu légitime
T'ayant acquis mon coeuront fait aussi toncrime.
Mais en vain après toi l'on me laisse le jour ;
Jeveux perdre la vie en perdant mon amour :
Prononçant tonarrêtc'est de moi qu'on dispose ;
Je veux suivre ta mortpuisque j'en suis la cause
Et le même moment verra pardeux trépas
Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.
Ainsipère inhumainta cruauté déçue
De nos saintes ardeurs verra l'heureuse issue ;
Et si maperte alors fait naître tes douleurs
Auprès de monamant je rirai de tes pleurs.
Ce qu'un remords cuisant te coûterade larmes
D'un si doux entretien augmentera les charmes ;
Ous'il n'a pas assez de quoi te tourmenter
Mon ombre chaque jourviendra t'épouvanter
S'attacher à tes pas dansl'horreur des ténèbres
Présenter àtes yeux mille images funèbres
Jeter dans ton esprit unéternel effroi
Te reprocher ma mortt'appeler aprèsmoi
Accabler de malheurs ta languissante vie
Et te réduireau point de me porter envie.
Enfin...


SCENEII


LYSE.
Quoi ! Chacun dortet vous êtes ici ?
Je vous juremonsieur en est en grand souci.

ISABELLE.
Quand on n'a plus d'espoirLyseon n'a plus de crainte.
Jetrouve des douceurs à faire ici ma plainte :
Ici je visClindor pour la dernière fois ;
Ce lieu me redit mieux lesaccents de sa voix
Et remet plus avant en mon âme éperdue
L'aimable souvenir d'une si chère vue.

LYSE.
Quevous prenez de peine à grossir vos ennuis !

ISABELLE.
Que veux-tu que je fasse en l'état où je suis ?

LYSE.
Dedeux amants parfaits dont vous étiez servie
L'un doitmourir demainl'autre est déjà sans vie :
Sansperdre plus de temps à soupirer pour eux
Il en fauttrouver un qui les vaille tous deux.

ISABELLE.
De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?

LYSE.
Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ?
Pensez-vouspour pleurer et ternir vos appas
Rappeler votreamant des portes du trépas ?
Songez plutôt àfaire une illustre conquête ;
Je sais pour vos liens uneâme toute prête
Un homme incomparable.

ISABELLE.
Ote-toi de mes yeux.

LYSE.
Lemeilleur jugement ne choisirait pas mieux.

ISABELLE.
Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ?

LYSE.
Etfaut-il qu'à vos yeux je déguise ma joie ?

ISABELLE.
D'où te vient cette joie ainsi hors de saison ?

LYSE.
Quand je vous l'aurai ditjugez si j'ai raison.

ISABELLE.
Ah ! Ne me conte rien.

LYSE.
Mais l'affaire vous touche.

ISABELLE.
Parle-moi de Clindorou n'ouvre point la bouche.

LYSE.
Mabelle humeurqui rit au milieu des malheurs
Fait plus en unmoment qu'un siècle de vos pleurs :
Elle a sauvéClindor.

ISABELLE.
Sauvé Clindor ?

LYSE.
Lui-même :
Jugez après cela comme quoi je vousaime.

ISABELLE.
Eh ! De grâceoù faut-il que je l'aille trouver ?

LYSE.
Jen'ai que commencé : c'est à vous d'achever.

ISABELLE.
Ah ! Lyse !

LYSE.
Tout de bonseriez-vous pour le suivre ?

ISABELLE.
Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
Lysesi tonesprit ne le tire des fers
Je l'accompagnerai jusque dans lesenfers.
Vane demande plus si je suivrais sa fuite.

LYSE.
Puisqu'à ce beau dessein l'amour vous a réduite
Ecoutez où j'en suiset secondez mes coups :
Si votreamant n'échappeil ne tiendra qu'à vous.
La prisonest tout proche.

ISABELLE.
Eh bien ?

LYSE.
Cevoisinage
Au frère du concierge a fait voir mon visage ;
Et comme c'est tout un que me voir et m'aimer
Le pauvremalheureux s'en est laissé charmer.

ISABELLE.
Je n'en avais rien su !

LYSE.
J'en avais tant de honte
Que je mourais de peur qu'on vous enfît le conte ;
Mais depuis quatre jours votre amant arrêté
A fait que l'allant voir je l'ai mieux écouté.
Desyeux et du discours flattant son espérance
D'un mutuelamour j'ai formé l'apparence.
Quand on aime une foisetqu'on se croit aimé
On fait tout pour l'objet dont on estenflammé.
Par là j'ai sur son âme assurémon empire
Et l'ai mis en état de ne m'oser dédire.
Quand il n'a plus douté de mon affection
J'ai fondémes refus sur sa condition ;
Et luipour m'obligerjurait des'y déplaire
Mais que malaisément il s'en pouvaitdéfaire ;
Que les clefs des prisons qu'il gardaitaujourd'hui
Etaient le plus grand bien de son frère et delui.
Moi de dire soudain que sa bonne fortune
Ne lui pouvaitoffrir d'heure plus opportune ;
Quepour se faire riche et pourme posséder
Il n'avait seulement qu'à s'enaccommoder ;
Qu'il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ;
Qu'il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
Qu'il nousferait du bien et serait notre appui.
Il demeure étonné; je le presseil s'excuse ;
Il me parle d'amouret moi je lerefuse ;
Je le quitte en colèreil me suit tout confus
Me fait nouvelle excuseet moi nouveau refus.

ISABELLE.
Mais enfin ?

LYSE.
J'yretourneet le trouve fort triste ;
Je le juge ébranlé; je l'attaque : il résiste.
Ce matin : " En un motle péril est pressant
Ai-je dit ; tu peux toutet tonfrère est absent.
-- mais il faut de l'argent pour un silong voyage
M'a-t-il dit ; il en faut pour faire l'équipage:
Ce cavalier en manque."

ISABELLE.
Ah ! Lysetu devais
Lui faire offre aussitôt de toutce que j'avais :
Perlesbagueshabits.

LYSE.
J'ai bien fait davantage :
J'ai dit qu'à vos beautésce captif rend hommage
Que vous l'aimez de même et fuirezavec nous
Ce mot me l'a rendu si traitable et si doux
Quej'ai bien reconnu qu'un peu de jalousie
Touchant votre Clindorbrouillait sa fantaisie
Et que tous ces détoursprovenaient seulement
D'une vaine frayeur qu'il ne fût monamant.
Il est parti soudain après votre amour sue
Atrouvé tout aisém'en a promis l'issue
Et vousmande par moi qu'environ à minuit
Vous soyez toute prêteà déloger sans bruit.

ISABELLE.
Que tu me rends heureuse !

LYSE.
Ajoutez-yde grâce
Qu'accepter un mari pour qui jesuis de glace
C'est me sacrifier à vos contentements.

ISABELLE.
Aussi...

LYSE.
Jene veux point de vos remerciements.
Allez ployer bagageet pourgrossir la somme
Joignez à vos bijoux les écus dubonhomme.
Je vous vends ses trésorsmais à fortbon marché ;
J'ai dérobé ses clefs depuisqu'il est couché :
Je vous les livre.

ISABELLE.
Allons y travailler ensemble.

LYSE.
Passez-vous de mon aide.

ISABELLE.
Eh quoi ! Le coeur te tremble ?

LYSE.
Nonmais c'est un secret tout propre à l'éveiller:
Nous ne nous garderions jamais de babiller.

ISABELLE.
Folletu ris toujours.

LYSE.
Depeur d'une surprise
Je dois attendre ici le chef de l'entreprise;
S'il tardait à la rueil serait reconnu ;
Nous vousirons trouver dès qu'il sera venu.
C'est là sansraillerie.

ISABELLE.
Adieu donc : je te laisse
Et consens que tu sois aujourd'huila maîtresse.

LYSE.
C'est du moins.

ISABELLE.
Fais bon guet.

LYSE.
Vousfaites bon butin.


SCENEIII


LYSE.
AinsiClindorje fais moi seule ton destin ;
Des fers oùje t'ai mis c'est moi qui te délivre
Et te puisàmon choixfaire mourir ou vivre.
On me vengeait de toi par delàmes désirs :
Je n'avais de dessein que contre tesplaisirs.
Ton sort trop rigoureux m'a fait changer d'envie ;
Jete veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
Et mon amour éteintte voyant en danger
Renaît pour m'avertir que c'est tropme venger.
J'espère aussiClindorque pourreconnaissance
De ton ingrat amour étouffant lalicence...


SCENEIV


ISABELLE.
Quoi ! Chez nouset de nuit !

MATAMORE.
L'autre jour...

ISABELLE.
Qu'est-ce-ci : "L'autre jour ?"
Est-il temps que jevous trouve ici ?

LYSE.
C'est ce grand capitaine. Où s'est-il laisséprendre ?

ISABELLE.
En montant l'escalier je l'en ai vu descendre.

MATAMORE.
L'autre jourau défaut de mon affection
J'assuraivos appas de ma protection.

ISABELLE.
Après ?

MATAMORE.
On vint ici faire une brouillerie ;
Vous rentrâtesvoyant cette forfanterie ;
Et pour vous protégerje voussuivis soudain.

ISABELLE.
Votre valeur prit lors un généreux dessein.
Depuis?

MATAMORE.
Pour conserver une dame si belle
Au plus haut du logis j'aifait la sentinelle.

ISABELLE.
Sans sortir ?

MATAMORE.
Sans sortir.

LYSE.
C'est-à-direen deux mots
Que la peur l'enfermaitdans la chambre aux fagots.

MATAMORE.
La peur ?

LYSE.
Ouivous tremblez : la vôtre est sans égale.

MATAMORE.
Parce qu'elle a bon pasj'en fais mon Bucéphale ;
Lorsque je la domptaije lui fis cette loi ;
Et depuisquand je marcheelle tremble sous moi.

LYSE.
Votre caprice est rare à choisir des montures.

MATAMORE.
C'est pour aller plus vite aux grandes aventures.

ISABELLE.
Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
Vousavez demeuré là dedans quatre jours ?

MATAMORE.
Quatre jours.

ISABELLE.
Et vécu ?

MATAMORE.
De nectard'ambrosie.

LYSE.
Jecrois que cette viande aisément rassasie ?

MATAMORE.
Aucunement.

ISABELLE.
Enfin vous étiez descendu...

MATAMORE.
Pour faire qu'un amant en vos bras fût rendu
Pourrompre sa prisonen fracasser les portes
Et briser en morceauxses chaînes les plus fortes.

LYSE.
Avouez franchement quepressé de la faim
Vous veniezbien plutôt faire la guerre au pain.

MATAMORE.
L'un et l'autreparbieu ! cette ambrosie est fade :
J'en eusau bout d'un jour l'estomac tout malade.
C'est un mets délicatet de peu de soutien :
A moins que d'être un dieu l'on n'envivrait pas bien ;
Il cause mille mauxet dès l'heurequ'il entre
Il allonge les dentset rétrécit leventre.

LYSE.
Enfin c'est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?

MATAMORE.
Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas
Et làm'accommodant des reliefs de cuisine
Mêler la viandehumaine avecque la divine.

ISABELLE.
Vous aviezaprès toutdessein de nous voler.

MATAMORE.
Vous-mêmesaprès toutm'osez-vous quereller ?
Sije laisse une fois échapper ma colère...

ISABELLE.
Lysefais-moi sortir les valets de mon père.

MATAMORE.
Un sot les attendrait.


SCENEV


LYSE.
Vous ne le tenez pas.

ISABELLE.
Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.

LYSE.
Vous n'avez cependant rien faitou peu de chose.

ISABELLE.
Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontre en est cause.

LYSE.
Mais vous n'aviez alors qu'à le laisser aller.

ISABELLE.
Mais il m'a reconnueet m'est venu parler.
Moi quiseule etde nuitcraignais son insolence
Et beaucoup plus encor detroubler le silence
J'ai crupour m'en défaire et m'ôterde souci
Que le meilleur était de l'amener ici.
Voisquand j'ai ton secoursque je me tiens vaillante
Puisque j'oseaffronter cette humeur violente.

LYSE.
J'en ai ri comme vousmais non sans murmurer :
C'est bien dutemps perdu.

ISABELLE.
Je vais le réparer.

LYSE.
Voici le conducteur de notre intelligence ;
Sachez auparavanttoute sa diligence.


SCENEVI


ISABELLE.
Eh bien ! mon grand amibraverons-nous le sort ?
Et viens-tum'apporter ou la vie ou la mort ?
Ce n'est plus qu'en toi seulque mon espoir se fonde.
Le geôlier.
Bannissez vosfrayeurs : tout va le mieux du monde ;
Il ne faut que partirj'ai des chevaux tous prêts
Et vous pourrez bientôtvous moquer des arrêts.

ISABELLE.
Je te dois regarder comme un dieu tutélaire
Et nesais point pour toi d'assez digne salaire.
Le geôlier.
Voici le prix unique où tout mon coeur prétend.

ISABELLE.
Lyseil faut te résoudre à le rendre content.

LYSE.
Ouimais tout son apprêt nous est fort inutile :
Commentouvrirons-nous les portes de la ville ?
Le geôlier.
Onnous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
Et jesais un vieux mur qui tombe tous les jours :
Nous pourronsaisément sortir par ses ruines.

ISABELLE.
Ah ! que je me trouvais sur d'étranges épines !
Legeôlier.
Mais il faut se hâter.

ISABELLE.
Nous partirons soudain.
Viens nous aider là-haut àfaire notre main.


SCENEVII


CLINDOR.
Aimables souvenirs de mes chères délices
Qu'onva bientôt changer en d'infâmes supplices
Que malgréles horreurs de ce mortel effroi
Vos charmants entretiens ont dedouceurs pour moi !
Ne m'abandonnez pointsoyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsquedu trépas les plus noires couleurs
Viendront à monesprit figurer mes malheurs
Figurez aussitôt à monâme interdite
Combien je fus heureux par delà monmérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité
Redites-moi l'excès de ma témérité :
Que d'un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait maflamme injusteet mon espoir coupable ;
Que je fus criminelquand je devins amant
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m'accompagne à la fin de ma vie !
Isabelleje meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que jesouffre les coups
Je meurs trop glorieuxpuisque je meurs pourvous.
Hélas ! que je me flatteet que j'ai d'artifice
Ame dissimuler la honte d'un supplice !
En est-il de plus grandque de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L'ombre d'un meurtrier creuse ici ma ruine :
Il succombavivantet mort il m'assassine ;
Son nom fait contre moi ce quen'a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas;
Et je vois de son sangfécond en perfidies
S'élevercontre moi des âmes plus hardies
De qui les passionss'armant d'autorité
Font un meurtre public avec impunité.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime
Donner audéloyal ma tête pour victime ;
Et tous pour le paysprennent tant d'intérêt
Qu'il ne m'est pas permisde douter de l'arrêt.
Ainsi de tous côtés maperte était certaine :
J'ai repoussé la mortje lareçois pour peine.
D'un péril évitéje tombe en un nouveau
Et des mains d'un rival en celles d'unbourreau.
Je frémis à penser à ma tristeaventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture :
Au milieu de la nuitet du temps du sommeil
Je vois de montrépas le honteux appareil ;
J'en ai devant les yeux lesfunestes ministres ;
On me lit du sénat les mandementssinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j'entends déjàle bruit
De l'amas insolent d'un peuple qui me suit ;
Je voisle lieu fatal où ma mort se prépare :
Là monesprit se troubleet ma raison s'égare ;
Je ne découvrerien qui m'ose secourir
Et la peur de la mort me fait déjàmourir.
Isabelletoi seuleen réveillant ma flamme
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitôtque je pense à tes divins attraits
Je vois évanouirces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que lemalheur me livre
Garde mon souveniret je croirai revivre.
Mais d'où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Amique viens-tu faire ici hors de saison ?


SCENEVIII


Legeôlier.
Les juges assemblés pour punir votreaudace
Mus de compassionenfin vous ont fait grâce.

CLINDOR.
M'ont fait grâcebons dieux !

Legeôlier.
Ouivous mourrez de nuit.

CLINDOR.
De leur compassion est-ce là tout le fruit ?

Legeôlier.
Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
D'un supplice public c'est vous sauver la honte.

CLINDOR.
Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort
Dontl'arrêt me fait grâceet m'envoie à la mort ?

Legeôlier.
Il la faut recevoir avec meilleur visage.

CLINDOR.
Fais ton officeamisans causer davantage.

Legeôlier.
Une troupe d'archers là dehors vous attend;
Peut-être en les voyant serez-vous plus content.


SCENEIX


ISABELLE.
Lysenous l'allons voir.

LYSE.
Quevous êtes ravie !

ISABELLE.
Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
Son destin et lemien prennent un même cours
Et je mourrais du coup quitrancherait ses jours.

Legeôlier.
Monsieurconnaissez-vous beaucoup d'archerssemblables ?

CLINDOR.
Ah ! Madameest-ce vous ? Surprises adorables !
Trompeurtrop obligeanttu disais bien vraiment
Que je mourrais de nuitmais de contentement.

ISABELLE.
Clindor !

Legeôlier.
Ne perdons point le temps à ces caresses :
Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.

CLINDOR.
Quoi ! Lyse est donc la sienne ?

ISABELLE.
Ecoutez le discours
De votre liberté qu'ont produitleurs amours.

Legeôlier.
En lieu de sûreté le babil est demise ;
Mais ici ne songeons qu'à nous ôter de prise;

ISABELLE.
Sauvons-nous : mais avantpromettez-nous tous deux
Jusqu'aujour d'un hymen de modérer vos feux :
Autrementnousrentrons.

CLINDOR.
Que cela ne vous tienne :
Je vous donne ma foi.

Legeôlier.
Lysereçois la mienne.

ISABELLE.
Sur un gage si beau j'ose tout hasarder.

Legeôlier.
Nous nous amusons tropil est temps d'évader.


SCENEX


ALCANDRE.
Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.
Beaucoup les poursuivrontmais sans trouver leurs traces.

PRIDAMANT.
A la fin je respire.

ALCANDRE.
Après un tel bonheur
Deux ans les ont montésen haut degré d'honneur.
Je ne vous dirai point le coursde leurs voyages
S'ils ont trouvé le calmeou vaincu lesorages
Ni par quel art non plus ils se sont élevés:
Il suffit d'avoir vu comme ils se sont sauvés
Etquesans vous en faire une histoire importune
Je vous les vaismontrer en leur haute fortune.
Mais puisqu'il faut passer àdes effets plus beaux
Rentrons pour évoquer des fantômesnouveaux.
Ceux que vous avez vus représenter de suite
Avos yeux étonnés leur amour et leur fuite
N'étantpas destinés aux hautes fonctions
N'ont point assezd'éclat pour leurs conditions.


ACTEV



SCENEPREMIERE


PRIDAMANT.
Qu'Isabelle est changée et qu'elle est éclatante !

ALCANDRE.
Lyse marche après elleet lui sert de suivante ;
Maisderechef surtout n'ayez aucun effroi
Et de ce lieu fatal nesortez qu'après moi :
Je vous le dis encoreil y va de lavie.

PRIDAMANT.
Cette condition m'en ôte assez l'envie.


SCENEII


LYSE.
Ce divertissement n'aura-t-il point de fin ?
Et voulez-vouspasser la nuit dans ce jardin ?

ISABELLE.
Je ne puis plus cacher le sujet qui m'amène :
C'estgrossir mes douleurs que de taire ma peine.
Le princeFlorilame...

LYSE.
Ehbien ! Il est absent.

ISABELLE.
C'est la source des maux que mon âme ressent ;
Noussommes ses voisinset l'amour qu'il nous porte
Dedans son grandjardin nous permet cette porte.
La princesse Rosineet monperfide époux
Durant qu'il est absent en font leurrendez-vous :
Je l'attends au passageet lui ferai connaître
Que je ne suis pas femme à rien souffrir d'un traître.

LYSE.
Madamecroyez-moiloin de le quereller
Vous ferez beaucoupmieux de tout dissimuler :
Il nous vient peu de fruit de tellesjalousies ;
Un homme en court plus tôt après sesfantaisies ;
Il est toujours le maîtreet tout notrediscours
Par un contraire effetl'obstine en ses amours.

ISABELLE.
Je dissimulerai son adultère flamme !
Une autre aurason coeuret moi le nom de femme !
Sans crimed'un hymenpeut-il rompre la loi ?
Et ne rougit-il point d'avoir si peu defoi ?

LYSE.
Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes
Nil'hymen ni la foi n'obligent plus les hommes :
Leur gloire a sonbrillant et ses règles à part ;
Où la nôtrese perdla leur est sans hasard ;
Elle croît aux dépensde nos lâches faiblesses ;
L'honneur d'un galant homme estd'avoir des maîtresses.

ISABELLE.
Ote-moi cet honneur et cette vanité
De se mettre encrédit par l'infidélité.
Si pour haïrle change et vivre sans amie
Un homme tel que lui tombe dansl'infamie
Je le tiens glorieux d'être infâme àce prix ;
S'il en est mépriséj'estime ce mépris.
Le blâme qu'on reçoit d'aimer trop une femme
Auxmaris vertueux est un illustre blâme.

LYSE.
Madameil vient d'entrer ; la porte a fait du bruit.

ISABELLE.
Retirons-nousqu'il passe.

LYSE.
Ilvous voit et vous suit.


SCENEIII


CLINDOR.
Vous fuyezma princesseet cherchez des remises :
Sont-celà les douceurs que vous m'aviez promises ?
Est-ce ainsique l'amour ménage un entretien ?
Ne fuyez plusmadameet n'appréhendez rien :
Florilame est absentma jalouseendormie.

ISABELLE.
En êtes-vous bien sûr ?

CLINDOR.
Ah ! Fortune ennemie !

ISABELLE.
Je veilledéloyal : ne crois plus m'aveugler ;
Aumilieu de la nuit je ne vois que trop clair :
Je vois tous messoupçons passer en certitudes
Et ne puis plus douter detes ingratitudes :
Toi-mêmepar ta boucheas trahi tonsecret.
O l'esprit avisé pour un amant discret !
Etque c'est en amour une haute prudence
D'en faire avec sa femmeentière confidence !
Où sont tant de serments den'aimer rien que moi ?
Qu'as-tu fait de ton coeur ? qu'as-tu faitde ta foi ?
Lorsque je la reçusingratqu'il tesouvienne
De combien différaient ta fortune et la mienne
De combien de rivaux je dédaignai les voeux ;
Ce qu'unsimple soldat pouvait être auprès d'eux :
Quelletendre amitié je recevais d'un père !
Je le quittaipourtant pour suivre ta misère ;
Et je tendis les bras àmon enlèvement
Pour soustraire ma main à soncommandement.
En quelle extrémité depuis ne m'ontréduite
Les hasards dont le sort a traversé tafuite !
Et que n'ai-je souffert avant que le bonheur
Elevâtta bassesse à ce haut rang d'honneur !
Si pour te voirheureux ta foi s'est relâchée
Remets-moi dans lesein dont tu m'as arrachée.
L'amour que j'ai pour toi m'afait tout hasarder
Non pas pour des grandeursmais pour teposséder.

CLINDOR.
Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
Que ne fait pointl'amour quand il possède une âme ?
Son pouvoir àma vue attachait tes plaisirs
Et tu me suivais moins que tespropres désirs.
J'étais lors peu de chose : ouimais qu'il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune àla mienne
Et que pour t'enlever c'était un faible appas
Que l'éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
Jen'eusde mon côtéque l'épée en partage
Et ta flammedu tienfut mon seul avantage :
Celle-làm'a fait grand en ces bords étrangers ;
L'autre exposa matête à cent et cent dangers.
Regrette maintenant tonpère et ses richesses ;
Fâche-toi de marcher àcôté des princesses ;
Retourne en ton pays chercheravec tes biens
L'honneur d'un rang pareil à celui que tutiens.
De quel manqueaprès toutas-tu lieu de teplaindre ?
En quelle occasion m'as-tu vu te contraindre ?
As-tureçu de moi ni froideursni mépris ?
Les femmesàvrai direont d'étranges esprits !
Qu'un mari les adoreet qu'un amour extrême
A leur bizarre humeur le soumettelui-même
Qu'il les comble d'honneurs et de bonstraitements
Qu'il ne refuse rien à leurs contentements :
S'il fait la moindre brèche à la foi conjugale
Iln'est point à leur gré de crime qui l'égale ;
C'est volc'est perfidieassassinatpoison
C'estmassacrer son père et brûler sa maison :
Et jadisdes titans l'effroyable supplice
Tomba sur Encelade avec moins dejustice.

ISABELLE.
Je te l'ai déjà ditque toute ta grandeur
Nefut jamais l'objet de ma sincère ardeur.
Je ne suivais quetoiquand je quittai mon père ;
Mais puisque cesgrandeurs t'ont fait l'âme légère
Laisse monintérêt : songe à qui tu les dois.
Florilamelui seul t'a mis où tu te vois :
A peine il te connutqu'il te tira de peine ;
De soldat vagabond il te fit capitaine ;
Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
Joignit à sesfaveurs les faveurs de son roi.
Quelle forte amitién'a-t-il point fait paraître
A cultiver depuis ce qu'ilavait fait naître ?
Par ses soins redoublés n'es-tupas aujourd'hui
Un peu moindre de rangmais plus puissant quelui ?
Il eût gagné par là l'esprit le plusfarouche
Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
Dansta brutalité trouve quelques raisons
Et contre sesfaveurs défends tes trahisons.
Il t'a comblé debienstu lui voles son âme !
Il t'a fait grand seigneuret tu le rends infâme !
Ingratc'est donc ainsi que turends les bienfaits ?
Et ta reconnaissance a produit ces effets ?

CLINDOR.
Mon âme (car encor ce beau nom te demeure
Et tedemeurera jusqu'à tant que je meure)
Crois-tu qu'aucunrespect ou crainte du trépas
Puisse obtenir sur moi ce quetu n'obtiens pas ?
Dis que je suis ingratappelle-moi parjure ;
Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d'injure :
Ils conservent encor leur première vigueur ;
Et si lefol amour qui m'a surpris le coeur
Avait pu s'étouffer aupoint de sa naissance
Celui que je te porte eût eu cettepuissance ;
Mais en vain mon devoir tâche à luirésister :
Toi-même as éprouvé qu'onne le peut dompter.
Ce dieu qui te força d'abandonner tonpère
Ton pays et tes bienspour suivre ma misère
Ce dieu même aujourd'hui force tous mes désirs
Ate faire un larcin de deux ou trois soupirs.
A mon égarementsouffre cette échappée
Sans craindre que ta placeen demeure usurpée.
L'amour dont la vertu n'est point lefondement
Se détruit de soi-mêmeet passe en unmoment ;
Mais celui qui nous joint est un amour solide
Oùl'honneur a son lustreoù la vertu préside :
Sadurée a toujours quelques nouveaux appas
Et ses fermesliens durent jusqu'au trépas.
Mon âmederechefpardonne à la surprise
Que ce tyran des coeurs a faite àma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour
Et qui n'affaiblit point le conjugal amour.

ISABELLE.
Hélas ! Que j'aide bien à m'abuser moi-même !
Je vois qu'on me trahitet veux croire qu'on m'aime ;
Je melaisse charmer à ce discours flatteur
Et j'excuse unforfait dont j'adore l'auteur.
Pardonnecher épouxaupeu de retenue
Où d'un premier transport la chaleur estvenue :
C'est en ces accidents manquer d'affection
Que de lesvoir sans trouble et sans émotion.
Puisque mon teint sefane et ma beauté se passe
Il est bien juste aussi queton amour se lasse ;
Et même je croirai que ce feu passager
En l'amour conjugal ne pourra rien changer :
Songe un peutoutefois à qui ce feu s'adresse
En quel péril tejette une telle maîtresse.
Dissimuledéguiseetsois amant discret.
Les grands en leur amour n'ont jamais desecret ;
Ce grand train qu'à leurs pas leur grandeurpropre attache
N'est qu'un grand corps tout d'yeux à quirien ne se cache
Et dont il n'est pas un qui ne fît soneffort
A se mettre en faveur par un mauvais rapport.
Tôtou tard Florilame apprendra tes pratiques
Ou de sa défianceou de ses domestiques ;
Et lors (à ce penser je frissonned'horreur)
A quelle extrémité n'ira point sa fureur!
Puisqu'à ces passe-temps ton humeur te convie
Coursaprès tes plaisirsmais assure ta vie.
Sans aucunsentiment je te verrai changer
Lorsque tu changeras sans temettre en danger.

CLINDOR.
Encore une fois donc tu veux que je te die
Qu'auprèsde mon amour je méprise ma vie ?
Mon âme est tropatteinteet mon coeur trop blessé
Pour craindre lespérils dont je suis menacé.
Ma passion m'aveugleet pour cette conquête
Croit hasarder trop peu de hasarderma tête :
C'est un feu que le temps pourra seul modérer:
C'est un torrent qui passe et ne saurait durer.

ISABELLE.
Eh bien ! Cours au trépaspuisqu'il a tant de charmes
Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
Penses-tuque ce princeaprès un tel forfait
Par ta punition setienne satisfait ?
Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
A sa juste vengeance exposera ta femme
Et que sur la moitiéd'un perfide étranger
Une seconde fois il croira se venger?
Nonje n'attendrai pas que ta perte certaine
Puisseattirer sur moi les restes de ta peine
Et que de mon honneurgardé si chèrement
Il fasse un sacrifice àson ressentiment.
Je préviendrai la honte où tonmalheur me livre
Et saurai bien mourirsi tu ne veux pas vivre.
Ce corpsdont mon amour t'a fait le possesseur
Ne craindraplus bientôt l'effort d'un ravisseur.
J'ai vécu pourt'aimermais non pour l'infamie
De servir au mari de tonillustre amie.
Adieu : je vais du moinsen mourant avant toi
Diminuer ton crimeet dégager ta foi.

CLINDOR.
Ne meurs paschère épouseet dans un secondchange
Vois l'effet merveilleux où ta vertu me range.
M'aimer malgré mon crimeet vouloir par ta mort
Eviterle hasard de quelque indigne effort !
Je ne sais qui je doisadmirer davantage
Ou de ce grand amourou de ce grand courage ;
Tous les deux m'ont vaincu : je reviens sous tes lois
Et mabrutale ardeur va rendre les abois ;
C'en est faitelle expireet mon âme plus saine
Vient de rompre les noeuds de sahonteuse chaîne.
Mon coeurquand il fut priss'étaitmal défendu :
Perds-en le souvenir.

ISABELLE.
Je l'ai déjà perdu.

CLINDOR.
Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
Conspirentdésormais à me faire la guerre ;
Ce coeurinexpugnable aux assauts de leurs yeux
N'aura plus que les tienspour maîtres et pour dieux.

LYSE.
Madamequelqu'un vient.


SCENEIV


ERASTE.
Reçoistraîtreavec joie
Les faveurs que parnous ta maîtresse t'envoie.

PRIDAMANT.
On l'assassineô dieux ! Daignez le secourir.

ERASTE.
Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !

ISABELLE.
Qu'avez-vous faitbourreaux ?

ERASTE.
Un juste et grand exemple
Qu'il faut qu'avec effroi toutl'avenir contemple
Pour apprendre aux ingratsaux dépensde son sang
A n'attaquer jamais l'honneur d'un si haut rang.
Notre main a vengé le prince Florilame
La princesseoutragéeet vous-mêmemadame
Immolant àtous trois un déloyal époux
Qui ne méritaitpas la gloire d'être à vous.
D'un si lâcheattentat souffrez le prompt supplice
Et ne vous plaignez pointquand on vous rend justice.
Adieu.

ISABELLE.
Vous ne l'avez massacré qu'à demi :
Il vitencore en moi ; soûlez son ennemi ;
Achevezassassinsdem'arracher la vie.
Cher épouxen mes bras on te l'a doncravie !
Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
N'ontpu rompre ce coup par leurs pressentiments !
O clarté tropfidèlehélas ! et trop tardive
Qui ne fait voirle mal qu'au moment qu'il arrive !
Fallait-il... mais j'étouffeetdans un tel malheur
Mes forces et ma voix cèdent àma douleur ;
Son vif excès me tue ensemble et me console
Et puisqu'il nous rejoint...

LYSE.
Elle perd la parole.
Madame... Elle se meurt ; épargnonsles discours
Et courons au logis appeler du secours.


SCENEV


ALCANDRE.
Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s'élèveou s'abaisse au branle de sa roue ;
Et son ordre inégalqui régit l'univers
Au milieu du bonheur a ses plusgrands revers.

PRIDAMANT.
Cette réflexionmal propre pour un père
Consolerait peut-être une douleur légère ;
Mais après avoir vu mon fils assassiné
Mesplaisirs foudroyésmon espoir ruiné
J'aurais d'unsi grand coup l'âme bien peu blessée
Si de pareilsdiscours m'entraient dans la pensée.
Hélas ! danssa misère il ne pouvait périr ;
Et son bonheurfatal lui seul l'a fait mourir.
N'attendez pas de moi desplaintes davantage :
La douleur qui se plaint cherche qu'on lasoulage ;
La mienne court après son déplorablesort.
Adieu ; je vais mourirpuisque mon fils est mort.

ALCANDRE.
D'un juste désespoir l'effort est légitime
Etde le détourner je croirais faire un crime.
Ouisuivez cecher fils sans attendre à demain ;
Mais épargnez dumoins ce coup à votre main ;
Laissez faire aux douleursqui rongent vos entrailles
Et pour les redoubler voyez sesfunérailles.

PRIDAMANT.
Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l'argent ?

ALCANDRE.
Voyez si pas un d'eux s'y montre négligent.

PRIDAMANT.
Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Jevois ses assassinsje vois sa femme et Lyse !
Quel charme en unmoment étouffe leurs discords
Pour assembler ainsi lesvivants et les morts ?

ALCANDRE.
Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique
Leur poëmerécitépartagent leur pratique :
L'un tueetl'autre meurtl'autre vous fait pitié ;
Mais la scènepréside à leur inimitié.
Leurs vers fontleurs combatsleur mort suit leurs paroles
Etsans prendreintérêt en pas un de leurs rôles
Le traîtreet le trahile mort et le vivant
Se trouvent à la finamis comme devant.
Votre fils et son train ont bien supar leurfuite
D'un père et d'un prévôt éviterla poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.

PRIDAMANT.
Mon fils comédien !

ALCANDRE.
D'un art si difficile
Tous les quatreau besoinont fait undoux asile ;
Et depuis sa prisonce que vous avez vu
Sonadultère amourson trépas imprévu
N'estque la triste fin d'une pièce tragique
Qu'il exposeaujourd'hui sur la scène publique
Par où sescompagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris unpeuple tout entier.
Le gain leur en demeureet ce grandéquipage
Dont je vous ai fait voir le superbe étalage
Est bien à votre filsmais non pour s'en parer
Qu'alorsque sur la scène il se fait admirer.

PRIDAMANT.
J'ai pris sa mort pour vraieet ce n'était que feinte ;
Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
Est-celà cette gloireet ce haut rang d'honneur
Où ledevait monter l'excès de son bonheur ?

ALCANDRE.
Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l'idolâtre
Et ceque votre temps voyait avec mépris
Est aujourd'hui l'amourde tous les bons esprits
L'entretien de Parisle souhait desprovinces
Le divertissement le plus doux de nos princes
Lesdélices du peupleet le plaisir des grands :
Il tient lepremier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyonsla sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout lemonde
Trouvent dans les douceurs d'un spectacle si beau
Dequoi se délasser d'un si pesant fardeau.
Même notregrand roice foudre de la guerre
Dont le nom se fait craindreaux deux bouts de la terre
Le front ceint de lauriersdaignebien quelquefois
Prêter l'oeil et l'oreille authéâtre-François :
C'est là que leParnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits luiconsacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu'Apollon voit d'unmeilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
D'ailleurssi par les biens on prise les personnes
Lethéâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Etvotre fils rencontre en un métier si doux
Plusd'accommodement qu'il n'eût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune
Et nevous plaignez plus de sa bonne fortune.

PRIDAMANT.
Je n'ose plus m'en plaindreet vois trop de combien
Lemétier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vraique d'abord mon âme s'est émue :
J'ai cru la comédieau point où je l'ai vue ;
J'en ignorais l'éclatl'utilitél'appas
Et la blâmais ainsine laconnaissant pas ;
Mais depuis vos discours mon coeur pleind'allégresse
A banni cette erreur avecque sa tristesse.
Clindor a trop bien fait.

ALCANDRE.
N'en croyez que vos yeux.

PRIDAMANT.
Demainpour ce sujetj'abandonne ces lieux ;
Je vole versParis. Cependantgrand Alcandre
Quelles grâces ici nevous dois-je point rendre ?

ALCANDRE.
Servir les gens d'honneur est mon plus grand désir :
J'aipris ma récompense en vous faisant plaisir.
Adieu : jesuis contentpuisque je vous vois l'être.

PRIDAMANT.
Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
Maisgrand magedu moins croyez qu'à l'avenir
Mon âme engardera l'éternel souvenir.