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Léon Bloy

Le Désespéré



PREMIEREPARTIE



I


_Quandvous recevrez cette lettremon cher amij'aurai achevé detuer mon père. Le pauvre homme agoniseet mourradit-onavant le jour.

Il estdeux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisinelavieille femme qui le garde m'ayant fait entendre qu'il valait mieuxque les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu'onm'avertirait_ quand il en serait temps.

_Je nesens actuellement aucune douleur ni aucune impression moralenettement distincte d'une confuse mélancolied'une indécisepeur de ce qui va venir. J'ai déjà vu mourir et je saisquedemaince sera terrible. Maisen ce momentrien ; les vaguesde mon coeur sont immobiles. J'ai l'anesthésie d'un assommé.Impossible de prierimpossible de pleurerimpossible de lire. Jevous écris doncpuisqu'une âme livrée àson propre néant n'a d'autre ressource que l'imbécilegymnastique littéraire de le formuler.

Je suisparricidepourtanttelle est l'unique vision de mon esprit !J'entends d'ici l'intolérable hoquet de cette agonie qui estvéritablement mon oeuvre-- oeuvre de damné qui s'estimposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! lecouteau eût mieux valusans doutele rudimentaire couteau duchourineur filial ! La mortdu moinseût étépour mon pèresans préalables années detorturessans le renaissant espoir toujours déçu demon retour à l'auge à cochons d'une sagesse bourgeoise; je serais fixé sur la nature légalement ignominieused'une probable expiation ; enfinje ne resterais pas avec cettehideuse incertitude d'avoir eu raison de passer sur le coeur dumalheureux homme pour me jeter aux réprobations et aux avaniesdémoniaques de la vie d'artiste.

Vousm'avez vumon cher Alexiscoiffé d'une ordure cylindriquedénué de vêtementsde souliersde tout enfinexcepté de l'apéritive espérance. Cependantvous me supposiez un domicile conjecturableun semblant de subsidesintermittentsune mamelle quelconque aux flancs d'airain de machienne de destinée et vous ne connûtes pasl'irréprochable perfection de ma misère.

Enréalitéje fus un des Dix-Mille retraitantssempiternels de la famine parisienne-- à qui manqueratoujours un Xénophon-- qui prélèvent l'impôtde leur fringale sur les déjections de la richesse et quiassaisonnent à la fumée de marmites inaccessibles etpénombrales la croûte symbolique récoltéedans les ordures.

Tel a étéle vestibule de mon existence d'écrivain-- existence àpeine changéed'ailleursmême aujourd'hui que je suisdevenu quasi célèbre. Mon père le savait et enmourait de honte.

Excellentthéologien maçonniqueadorateur de Rousseau et deBenjamin Franklintoute sa jurisprudence critique étaitd'arpenter le mérite à la toise du succès. De cepoint de vueDumas père et Béranger lui paraissaientdes abreuvoirs suffisants pour toutes les soifs esthétiques.

Il mechérissaitcependantà sa manière. Avant quej'eusse fini de baver dans mes langesavant même que je vinsseau mondeil avait soigneusement marqué toutes les étapesde ma vieavec la plus géométrique des sollicitudes.Rien n'avait été oubliéexceptél'éventualité d'une pente littéraire. Quand ildevint impossible de nier l'existence du chancroïdesaconfusion fut immense et son désespoir sans bornes. Nediscernant qu'une révolte impie dans le simple effetd'une intransgressable loi de naturemais absolument pénétréde son impuissanceil me donnanéanmoinsune dernièrepreuve de la plus inéclairable tendresse en ne me maudissantjamais tout à fait.

Mon Dieu !que la vie est une horrible dégoûtation ! Et combien ilserait facile aux sages de ne jamais faire d'enfants ! Quelle idioterage de se propager ! Une continence éternelle serait-elledonc plus atroce que cette invasion de supplices qui s'appelle lanaissance d'un enfant de pauvre ?

Déjàdans toutes les conditions imaginablesun père et un filssont comme deux âmes muettes qui se regardent de l'un àl'autre bord de l'abîme du flanc maternelsans pouvoir presquejamais ni se parler ni s'étreindreà causesansdoutede la pénitentielle immondicité de touteprocréation humaine ! Mais si la misère vient àrouler son torrent d'angoisses dans ce lit profané et quel'anathème effroyable d'une vocation supérieure soitprononcécomment exprimer l'opaque immensité qui lessépare ?

Nousavions depuis longtemps cessé de nous écriremon pèreet moi. Hélas ! nous n'avions rien à nous dire. Il necroyait pas à mon avenir d'écrivain et je croyais moinsencores'il eût été possibleà lacompétence de son diagnostic. Mépris pour mépris.Enfer et silence des deux côtés.

Seulementil se mourait de désespoir et voilà mon parricide !Dans quelques heuresje me tordrai peut-être les mains enpoussant des crisquand viendra l'énorme peine. Je serairuisselant de larmesdévasté par toutes les tempêtesde la pitiéde l'épouvante et du remords. Etcependants'il fallait revivre ces dix dernières annéesje ne vois pas de quelle autre façon je pourrais m'y prendre.Si ma plume de pamphlétaire catholique avait pu conquérirde grandes sommesmon père-- le plus désintéressédes pères ! -- aurait fait cent lieues pour venir s'asseoirdevant moi et me contempler à l'aise dans l'auréole demon génie. Mais il était de ma destinéed'accomplir moi-même ce voyage et de l'accomplir sans un soupour l'abominable contemplation que voici !

Vousignorezô romancier plein de gloirecette parfaite malice dusort. La vie a été pour vous plus clémente. Vousreçûtes le don de plaire et la nature même devotre talentsi heureusement pondérééloignejusqu'au soupçon du plus vague rêve de dictaturelittéraire.

Vous êtessans aucune recherchece que je ne pourrais jamais êtreunécrivain aimable et finet vous ne révolterez jamaispersonne-- ce quepour mon malheurj'ai passé ma vie àfaire. Vos livres portés sur le flot des éditionsinnombrables vont d'eux-mêmes dans une multitude d'élégantesmains qui les propagent avec amour. Heureux homme qui m'avezautrefois nommé votre frèreje crie donc vers vousdans ma détresse et je vous appelle à mon aide.

Je suissans argent pour les funérailles de mon père et vousêtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous unpeus'il le fautmais envoyez moidans les vingt-quatre heuresles dix ou quinze louis strictement indispensables pour que la chosesoit décente. Je suis isolé dans cette ville oùje suis népourtantet où mon père a passésa vie en faisantje croisquelque bien. Mais il meurt sansressources et je ne trouverais probablement pas cinquante centimesdans une poche de compatriote.

Donnez-vousla peine de considérermon favorisé confrèreque je ne vous ai jamais demandé un service d'argentque lecas est graveet que je ne compte absolument que sur vous.

Votreanxieux ami._

CAïNMARCHENOIR



II


Cettelettreaussi maladroite que dénuée d'illusionsjuvénilesétait adresséerue de BabyloneàM. Alexis Dulaurierl'auteur célèbre de DouloureuxMystère.

Lesrelations de celui-ci avec Marchenoir dataient de plusieurs années.Relations troubléesil est vraipar l'effet de prodigieusesdifférences d'idées et de goûtsmais restéesà peu près cordiales.

A l'époquede leur rencontreDulauriernon encore entré dansl'étonnante gloire d'aujourd'huivivait obscurément dequelques nutritives leçons triées pour luiavec leplus grand soinsur le tamis de ses relations universitaires. Ilvenait de publier un volume de vers byroniens de peu de promessesmais suffisamment poissés de mélancolie pour donner àcertaines âmes liquides le miracle du Saule de Mussetsur le tombeau d'Anacréon.

Aimable etde verve abondante -- tel qu'il est encore aujourd'hui -- sansl'érésipèle de vanité qui le défiguredepuis ses triomphesson petit appartement du Jardin des Plantesétait alors le lieu d'un groupe fervent et cénaculairede jeunes écrivainsdispersés maintenant dans lesentrecolonnements bréneux de la presse à quinzecentimes. Le plus remarquable de tous était cet encombranttzigane Hamilcar Lécuyerque ses goujates vaticinationsantireligieuses ont rendu si fameux.

AlexisDulaurieramipar choixde tout le monde etpar conséquentsans principes comme sans passionscomblé des dons de lamédiocrité-- cette force à déracinerdes Himalayas ! -- pouvait raisonnablement prétendre àtous les succès.

Quandl'heure fut venueil n'eut qu'à toucher du doigt lesmurailles de bêtise de la grande Publicité pour qu'ellestombassent aussitôt devant lui et pour qu'il entrâtcomme un Antiochusdans cette forteresse imprenable aux gens degénieavec les cent vingt éléphants futileschargés de son bagage littéraire.

Saprépondérante situation d'écrivain est désormaisincontestable. Il ne représente rien moins que la Littératurefrançaise !

Bardéde trois volumes d'une poésie bleuâtre et frigideenexcellent acier des plus recommandables usines anglaises-- autravers de laquelle il peut défier qu'on atteigne jamais soncoeur ; inventeur d'une psychologie polairepar l'heureuse additionde quelques procédés de Stendhal au dilettantismecritique de M. Renan ; sublime déjà pour les haïsseursde toute virilité intellectuelleil escalada enfin les plushautes frises en publiant les deux premiers romans d'une sériedont nul prophète ne saurait prévoir la fincar il estpersuadé d'avoir trouvé sa vraie voie.

Il fautpenser à l'incroyable anémie des âmes modernesdans les classes dites élevées-- les seules âmesqui intéressent Dulaurier et dont il ambitionne le suffrage-- pour bien comprendre l'eucharistique succès de cetévangéliste du Rien.

Raturertoute passiontout enthousiasmetoute indépendancegénéreusetoute indécente vigueur d'affirmation; fendre en quatre l'ombre de poil d'un sénile fantômede sentimentfaire macéreren trois cents pagesd'impondérables délicatesses amoureuses dans l'huile demyrrhe d'une chaste hypothèse ou dans les aromates d'unélégant scrupule ; surtout ne jamais conclurenejamais voir le Pauvrene jamais s'interrompre de gémir aveclord Byron sur l'aridité des joies humaines ; en un motnejamais ÉCRIRE ; -- telles furent les victuaillespsychologiques offertes par Dulaurier à cette élitedirigeante engraissée dans tous les dépotoirsrévolutionnairesmais quiprécisémentexpirait d'une inanition d'aristocratie.

Aprèscelaque pouvait-on refuser à ce nourrisseur ? Toutàl'instantlui fut prodigué : l'autorité d'un augureles éditions sans cesse renouveléesla survente desvieux brouillonsles prix académiquesl'argent infinietjusqu'à cette croix d'honneur si polluéemais toujoursdésirablequ'un artiste fierà supposer qu'ill'obtîntn'aurait même plus le droit d'accepter !

Lefauteuil d'immortalité lui manque encore. Mais il l'auraprochainementdût-on faire crever une trentaine d'académicienspour lui assurer des chances !

On ne voitguère qu'un seul homme de lettres qui se puisse flatterd'avoir jouien ces derniers tempsd'une aussi insolente fortune.C'est Georges Ohnetl'ineffable bossu millionnaire et avarel'imbécile auteur du Maître de Forgesqu'unestricte justice devrait contraindre à pensionner les gens detalent dont il vole le salaire et idiotifie le public.

Maisquelque vomitif que puisse être le succès universel dece drôlequi n'esten fin de comptequ'un sordidespéculateur et quipeut-êtrese croit du géniecelui de Dulaurierqui doit sentir la misère de son espritest bien plus révoltant encore.

Lepremieren effetn'a vu dans la littérature qu'uneappétissante glandée dont son âme de porc s'estréjouie et c'est bien ainsi qu'on a généralementcompris sa fonction de faiseur de livres. Le second a vu la mêmechosesans doutemaissagementil s'est cantonné dans laclientèle influente et s'est ainsi ménagé unesituation littéraire que n'eut jamais l'immense poètedes Fleurs du Mal et qui déshonore simplement leslettres françaises.

Cetteréserve faitela pesée intellectuelle est à peuprès la même des deux côtésl'un etl'autre ayant admirablement compris la nécessitéd'écrire comme des cochers pour être crus les automédonsde la pensée.

L'auteurde L'Irrévocable et de Douloureux Mystèreestpar surcroîttravaillé de manies anglaises. Parexempleon ne passe pas dix minutes auprès de lui sans êtreinvesti de cette confidenceque la vie l'a traité avec ladernière rigueur et qu'il està peu de chose prèsle plus à plaindre des mortels.

Un bravehomme qui venait de voir mourir dans la misère et l'obscuritéun être supérieur dont quelques journaux avaient àpeine mentionné la disparitions'indignaitun jourde ceboniment d'un médiocre à qui tout a réussi. --Après toutdit-il en se calmantil y a peut-êtrequelque sincérité dans cette vile blague. Ce garçona l'âme petitemais il n'est ni un sotni un hypocriteetpar momentsil doit lui peser quelque chose de la monstrueuseiniquité de son bonheur !


III


L'implorationpostale de ce Marchenoir au prénom si étrange étaitdonc doublement inhabile. Elle étalait une complètemisèrela chose du monde la plus inélégante auxyeux d'un pareil dandy de plumeet laissait percerdans lesdernières lignes un vaguemais irrémissible méprisdont l'infortuné pétitionnaireinexpert au maniementdes vanitésetd'ailleursanéantine s'étaitpas aperçu. Il avait même crudans son extrêmefatiguepousser assez loin la flatterie et il s'était ditavec le geste de lancer un trésor à la merque soneffrayante détresse exigeait un tel sacrifice.

Dulaurieret lui ne se voyaient presque plus depuis des années. Unesorte de curiosité d'esprit les avait poussés naguèrel'un vers l'autre. Pendant des saisons on les avait vus toujoursensemble-- la misanthropie enflammée du bohème quipassait pour avoir du géniefaisant repoussoir à lasceptique indulgence de l'arbitre futur des hautes finesseslittéraires.

Dèsla première minute de succèsDulaurier sentitmerveilleusement le danger de remorquer plus longtemps ce requinauxentrailles rugissantesqui allait devenir son juge etsuavementille lâcha.

Marchenoirtrouva la chose très simpleayant déjà pénétrécette âme. Ce ne fut ni une rupture déclaréenimême une brouille. Ce futde part et d'autrecomme une vertepoussée d'indifférence entre les intentions inefficacesdont cette amitié avait été pavée. Onavait eu peu d'illusions et on ne s'arrachait aucun rêve.

De loin enloinune poignée de main et quelques paroles distraites quandon se rencontrait. C'était tout. D'ailleurs le rayonnantAlexis montait de plus en plus dans la gloireil devenait empyréen.Qu'avait-il à faire de ce guenilleux brutal qui refusait del'admirer ?

Un jourcependantMarchenoir ayant réussi à placer quelquesarticles éclatants au Pilate-- journal pituiteux àimmense portéedont le directeur avait eu passagèrementla fantaisie de condimenter la mangeoire-- Dulaurier se découvrittout à coup un regain de tendresse pour cet ancien compagnondes mauvais joursqui se présentait en polémiste etqui pouvait devenir un ennemi des plus redoutables.

Heureusementce ne fut qu'un éclair. Le journal immensebientôtépouvanté des téméritésscarlatines du nouveau venu et de son scandaleux catholicismes'empressa de le congédier. L'exécuté Marchenoirvit se fermer aussitôt devant lui toutes les portes desjournaux sympathiquement agités du même effroi etpleinde famineévincé du festin royal de la Publicitépour n'avoir pas voulu revêtir la robe nuptiale des ripaillantsmaquereaux de la camaraderieil replongea dans les extérieuresténèbres d'où ne purent le tirer deux livressupérieursétouffés sans examen sous le silenceconcerté de la presse entière.

Lefatidique Dulaurierqui n'avait jamais eu la pensée desecourir ce réfractaire d'une parcelle de son crédit defeuilletoniste influentn'étaitcertespas homme àse compromettre en jouant pour lui les Bons Samaritains. Dans lesrencontres peu souhaitées que leur voisinage rendaitdifficilement évitablesil sut se borner à quelquesprotestations admirativesaccompagnées de gémissementsmélodieux et d'affables reproches sur l'intransigeanceaufond pleine d'injusticequi lui avait attiré cette disgrâce.

--Pourquoi se faire des ennemis ? Pourquoi ne pas aimer tout le mondequi est si bon ? L'Évangiled'ailleursauquel vous croyezmon cher Caïnn'est-il pas là pour vous l'apprendre ?

Il osaitparler de l'Évangile !... et c'était pourtant vers cethomme que le naufragé Marchenoir se voyait réduit àtendre les bras !


IV


Le jeunemaître reçut la lettre dans son lit. Il avait passéla soirée chez la baronne de Poissyla célèbreamphitryonne de tous les sexesen compagnie d'un groupe élude chenapans du Premier-Paris et de cabotins lanceurs derayons. Il avait été étincelantcommetoujourset même un peu plus.

Dèscinq heures du matinLe Gil Blas en avait répandu lanouvelle chez quelques marchands de vin du faubourg Montmartre ; àhuit heuresaucun employé de commerce ne l'ignorait plus. Lesquameux chroniqueur nocturne laissait entendreavec la pudiquediaphanéité congruente à ce genre d'informationque la présence d'une jeune Norvégienne des fiordslointainsà la gorge liliale et à la virginitéductileavait été pour quelque chose dans l'éréthismed'improvisation de l'irrésistible ténor léger de"nos derniers salons littéraires".

Enconséquenceil se réconfortait d'un peu de sommeilaprès cette lyrique dilapidation de son fluide.

-- Est-cevousFrançois ? dit-il d'une voix languissanteens'éveillant au faible bruit de la porte de sa chambre àcoucher que le domestique entrouvrait avec précaution.

-- OuiMonsieurc'est une lettre très pressée pour Monsieur.

-- C'estbienposez-la ici. Ouvrez les rideaux et apportez du feu. Je vais melever dans un instant... Il me semble que j'ai beaucoup dormiquelleheure est-il donc ?

--Monsieurla demie de huit heures venait de sonnerquand lefacteur est arrivé.

Dulaurierreferma les yeux etdans la tiédeur du litau grondementd'un excellent feus'immergea dans l'exquise ignavie matutinale deces colons de l'heureuse rive du mondepour qui la journéequi monte est toujours sans menacessans abjection de comptoir niservitude de bureausans le dissolvant effroi du créancier etla diaphragmatique trépidation des coliques de l'échéancesans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs de l'expédientéternel !

Ah ! quele Pauvre est absent de ces réveils d'affranchisde cesvoluptueux entre-bâillements d'âmes entretenuesàla chantante arrivée du jour ! Comme il est-- alors--Cimmérientélescopiqueaboli dans l'ultérieureténébrosité des espacesle dolent Faméliquele sale et grand Pauvreami du Seigneur !

La flûtepensante qu'était Dulaurier vibrait encore des bucoliquesmondaines de la veille. L'édredon de Norvège ondulaitmollementà l'entour de son espritdans la grisaillelumineuse d'un demi-sommeil. Une jeune oievenue du Cap Nordépandait sur lui de chastes songesneige psychologique surcette flottante imagination glacée...

-- Quellepureté ! quelle âme fine ! murmurait-il en étendantla main vers la lettre. Très presséeen casd'absencefaire suivre. C'est l'écriture de Marchenoir.Je le reconnais bien là. Comme s'il y a jamais eu rien depressé dans la vie !

Il lutsans aucune émotion visibleles quatre pages de cetteécrituredroite et robusteà la façon desdolmensdont l'étonnante lisibilité a fait la joie detant d'imprimeurs. Vers la fincependantune alarme soudaineapparut en luiaccompagnée de gestes de détresseaussitôt suivis de l'interprétative explosion d'unepetite fureur nerveuse.

-- Ilm'embêtece misanthropes'écria-t-ilen rejetant laprose cruciale de son onéreux ami. Me prend-il pour unmillionnaire ? Je gagne ma viemoiil peut bien en faire autant !Eh ! que diableson père ne sera pas jeté à lavoiriepeut-être ! Pourquoi pas les funéraillesd'Héphestion à ce vieil imbécile ?

Ils'habillamais sans enthousiasme. Sa journée allait êtregâtée.

-- J'avaisbien besoin de ça ! Décidémentil n'y a debelles âmes que les mélancoliques et les tendres et ceMarchenoir est dur comme le diable... Caïn ! c'est la seule idéespirituelle que son père ait jamais euede le nommer ainsi.Maisque faire ? Si je ne lui réponds pasje m'en fais unennemice qui serait absurde et intolérable. J'ai pu leblâmer pour son fanatisme et ses violences dont j'ai vainementessayé de lui démontrer l'injusticesurtout lorsqu'ils'est attaqué d'une façon si sauvage à ce pauvreLécuyerqu'il devrait pourtant épargnerne fût-ceque par amitié pour moi ; je me suis vu forcéàmon grand regretde m'écarter de luià cause de soninsupportable caractère ; mais enfin je ne l'ai jamaisattaquémoij'ai même dit du bien de luiau risque deme compromettreet je lui ai laissé voir assez clairement lapitié que m'inspirait sa situation. Il abuse aujourd'hui de cesentiment... Dix ou quinze louisil va bien ! C'est à peinesi je gagne deux mille francs par moisje ne peux pourtant pas allertout nu. D'un autre côtési je lui réponds queje prends part à son chagrinmais que je ne puis faire cequ'il me demandeil ne manquera pas de m'accuser d'avarice. Tout estdangereux avec cet enragé. On est toujours trop bonje l'aidit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitudeencompagnie d'âmes charmantes et incorporelles !... Quellelassitude est la mienne !... Déjà dix heures et cinqcents lignes d'épreuves à corriger avant d'aller chezDes Boisqui m'attend à déjeuner !... Cette lettrem'exaspère !

Il s'assitdevant le feuses épreuves à la mainet se mit àconsidérer le volubile effort d'une flamme bleuâtreautour d'une bûche humide.

-- Maisau faitc'est bien simpledit-il tout à coup à voixbasserépondant à d'interrogantes penséesintérieures plus basses encoreMarchenoir est en fort bonstermes avec Des Boisqui est richelui. Je déciderai sansdoute le docteur à faire quelque chose.

Sa figures'éclairale cordial de cette résolution ayantréconforté sa belle âmeet il put relireavecla clairvoyance rapide d'un contempteur de la petite bêtelittéraireles phrases collantes et albumineuses espéréespar deux mille salons.


V


Le docteurChérubin Des Bois habite un appartement somptueux dans lemilliardaire quartier de l'Europeau plus bel endroit de la rue deMadrid. C'est le médecin du monde exquisle thérapeutedes salonsl'exorciste délicat des petites névrosesdistinguées.

A peine audébut de sa brillante carrièreil a déjàconquis des avenues et des boulevards. Ses grâces personnellesfaites de rien du toutcomme sa science mêmepassentgénéralement pour irrésistibles. Sa petite têteascendante et mobile de casoar consultant est habituellementscrutatrice à la manière d'un speculum qui auraitd'aimables sourires. Casuiste médical plein de mystèreset conjecturant brochurier plein d'intentionsmais thaumaturgehypothétiqueil serait peut-être le premier docteur dumonde pour guérir les gens de mettre le pied chez luis'iln'avait reçu l'admirable don de tranquilliser Cypris ulcéréeet d'attraire ainsi une vaste clientèle de muqueusesaristocratiques dont il est devenu le tentaculaire confident.

Curieuxd'alchimie et de traditions occultesmais sans archaïquemanipulation de substancesjobardement épris de touteabsconse doctrine capable de travestir son néantfanatique delittérature décente et d'art correctami respectueuxde cabots puissantstels que Coquelin cadetou d'avares scribestels que Georges Ohnet-- prototypes accomplis des relations de sonchoix-- il gratifie d'excellents dîners tous les estomacsinfluents qu'il suppose coutumiers de reconnaissantes digestions.

On l'a ditun peu plus hautle lamentable Marchenoir avait eu sa minute decélébrité. On avait pu penser un moment qu'ilallait s'asseoir dans une situation formidable. Le docteuraussitôtrêva de l'annexer.

Marchenoirétaitalorscomme il fut tant de foisdans une de cesagonies où le lycanthrope le plus imprenable s'abandonne àla moite main qui veut le saisirau lieu de la trancher férocementd'un coup de mâchoire.

Puislemisérable était ainsi faitpour sa confusion et sonindicible rageque la grimace de l'amour l'avait toujours vaincu etqu'il se trouvait toujours désarmé devant l'expressionpostiche de la plus manifestement droguée des bienveillances.

Des Boiss'étant arrangé pour le rencontrer comme par hasardsut entreravec une souplesse fondantedans les sentiments dupamphlétaire et emportapresque sans effortles sauvagesrépugnances du révolté. Il obtint que Marchenoirdéjeunât chez luisans témoins.

-- Moncher monsieur Marchenoirlui dit-il sur-le-champje gagne centmille francs par an et je les dépense. Par conséquentje suis pauvreplus pauvre que vouspeut-êtrea causedes charges écrasantes qui résultent de ma situationmême. Je suis donc en état de très biencomprendre certaines choses. Permettez-moi de vous parler avec uneentière franchise. Vous êtes évidemment appeléau plus brillant avenir littérairemais je sais que vous êtesmomentanément embarrassé. Droit au but. Je metsvingt-cinq louis à votre disposition. Acceptez-les sans façoncomme d'un ami qui croit en vous et qui serait heureux de pouvoirvous offrir bien davantage.

Cela futsi parfaitement ditet d'une cordialité si sûrementdécochéeque le pauvre Marchenoirravagéd'angoisses provenant du manque d'argentmenacé d'imminentescatastrophes et croyant voir le ciel s'entrouvriraccepta sansdélibéreravec un enthousiasme imbécile.

Quant àDes Boisil était bien trop habile et complexe pourcomprendre quoi que ce fût à la simplicitéincroyablement rudimentaire d'un tel homme et il se tint pour assuréd'avoir conclu un heureux marché.

Cetteamitiési étrangement assortiefut quelque temps sansnuages. Maisun jourMarchenoir ayant commencé de broncherdans la vivifiante estime des journauxle Chérubin docteurcommença d'être oraculaire.

Avecd'infinies mesuresen de circonspectes exhortationsce dernier fitcomprendre à son hôte que le bon sens était tenude réprouver l'absurde inflexibilité de ses principesque le bon goût enduraitpar ses insolences écritesunintolérable grilqu'il fallait soigneusement se garder decroire qu'une si farouche indépendance d'esprit fût unrail rigide pour arriver à l'indépendance par l'argentenfin qu'on avait espéré beaucoup mieux de lui et qu'onétait navré de tout ça jusqu'à l'effusiondes larmes.

En mêmetempsdes paroles moins humides et beaucoup plus nettes étaientdites à un tiers commensal qui s'empressa de les répéterà Marchenoir. On se plaignait de ses visites abusivementfréquentes et la vie privée de ce vaincu ne fut pasexemptée de blâme. On le savait vivant avec une jeunefemme et le mot infamant de collage fut prononcé.

C'étaitla fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras de l'ordure et lesflanquapêle-mêleavec l'argentcomme un tas detrésorsdans une incorruptible caisse de cèdrebardéed'un airain vibrantau plus profond de son coeur !


VI


La loi des"attractions proportionnelles" devaitau contraireinfailliblement précipiter l'un vers l'autre et souderensemble Alexis Dulaurier et le docteur Chérubin Des Bois.Évidemmentde telles âmes avaient étécréées pour fonctionner à l'unisson.

Ilsn'avaient à déplorer que de s'être rencontréssi tard. Ils se connaissaientpar malheurdepuis peu de temps.Quoiqu'ils fréquentassent à peu près les mêmessalons -- l'un raffermissant et cicatrisant ce que l'autre secontentait de lubrifier-- un inconcevable guignon avait longtempsécarté les occasionsqui eussent dû êtresans nombred'une si désirable conjonction.

Cettecirconstanceregrettable au point de vue de l'entrelacs de leursespritsavait été providentielle pour Marchenoirquele consciencieux Dulaurier n'aurait jamais permis de secourir avec untel fastes'il avait pu être consulté.

Simaintenant celui-ci venaitde lui-mêmeinciter Des Bois àde nouvelles largessesc'était uniquementcomme on vient dele voirpour ménager une amitié dangereuse encorebien que jugée inutileen préservant au meilleurmarchédu maculant soupçon de ladreriesa purehermine d'excellent enfant.

C'esttoujours une allégresse chez le docteur quand Dulaurier s'yprésente. De part et d'autreon se placarde de souriresonse plastronne de simagrées affectueuseson se badigeonne aulait de chaux d'une sépulcrale sensibilité

C'est unnégoce infini de filasse sentimentaled'attendrissementshyperboréensde congratulatoires frictionsde susurrementsapologétiquesde petites confidences pointues ou fendilléesd'anecdotes et de verdictsune orgie de médiocrité àcinquante services dans le dé à coudre del'insoupçonnable femelle de César !

Car cesfantoches sontà leur insudes majestés fortjalouses et c'est une question de savoir si Dieu mêmeavectoute sa puissancearriverait à leur inspirer quelqueincertitude sur l'irréprochable beauté de leur viemorale.

C'estpeut-être l'effet le moins aperçu d'une dégringoladefrançaise de quinze annéesd'avoir produit cesdominateursinconnus des antérieures décadencesquirègnent sur nous sans y prétendre et sans mêmes'en apercevoir. C'est la surhumaine oligarchie des Inconscients etle Droit Divin de la Médiocrité absolue.

Ils nesontnécessairementni des eunuquesni des méchantsni des fanatiquesni des hypocritesni des imbécilesaffolés. Ils ne sont ni des égoïstes avecassuranceni des lâches avec précision. Ils n'ont pasmême l'énergie du scepticisme. Ils ne sont absolumentrien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leur paraîttrès simple.

En vertude ce principe qu'on ne détruit bien que ce qu'on remplaceilfallait boucher l'énorme trou par lequel les anciennesaristocraties s'étaient évadées comme desorduresen attendant qu'elles refluassent comme une pestilence. Ilfallait condamner à tout prix cette dangereuse porte et lesAcéphales furent élus pour chevaucher un peuple dedécapités !

AussilaFille aînée de l'Églisedevenue la Salope dumondeles a triés avec une sollicitude infinieces lysd'impuissanceces nénuphars bleus dont l'innocence ravigotesa perverse décrépitude ! Si l'Exterminateur arrivaitenfinil ne trouverait plus une âme vivante dans les quartiersopulents de Parisrien aux Champs-Élyséesrien auTrocadérorien au Parc Monceautrois fois rien au FaubourgSaint-Germain etsans douteil dédaignerait angéliquementde frapper du glaive les simulacres humains pavés de richessesqu'il y découvrirait !


VII


Dulaurierne parla pas immédiatement de Marchenoir. Par principeil neparlait jamais immédiatement de rien et rarement ensuitesedécidait-il à parler avec netteté de quoi que cefût. Il gazouillait des conjectures et s'en tenait làabandonnant les grossièretés de l'affirmation auxesprits sans délicatesse.

Cettefoispourtantil fallut bien en venir là.

-- J'aireçu une lettre de Marchenoircommença-t-il. Le pauvrediable m'écrit de Périgueux que son père est àl'agonie. La mort était attendue hier matin. Il me demanded'une manière presque impérieuse de lui envoyer quinzelouisaujourd'hui mêmepour les funérailles. Il al'air de croire que j'ai des paquets de billets de banque àjeter à la postemais il paraît affligé et jesuis fort embarrassé pour lui répondre.

-- Je nevois pas d'autre réponse que le silenceprononça DesBois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu'il faut renoncerà secourir utilement. Il méprise et offense tout lemondeà commencer par ses meilleurs amis. J'ai voulu le tirerd'affaire et il s'en est fallu de peu qu'il ne me mît dansl'embarras. C'est assez comme cela. Je n'ai pas le droit de sacrifiermes intérêts et mes devoirs d'homme du monde à unpersonnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.

-- Il a dutalentc'est bien dommage !

-- Ouimais quelle odieuse brutalité ! Si vous saviez le ton qu'ilapportait ici ! Il paraissait ne faire aucune différence entrema maison et une écurie qui eût étél'annexe d'un restaurant. Heureusementje ne l'ai jamais reçuquand j'avais du monde. Il prenait à tache de dire du mal detous mes amis. Un jourmalgré mes précautionsilrencontra mon vieux camarade Ohnetà qui il ne peut pardonnerson succès. Eh bien ! il affecta de le considérer commeune épluchure. Vous conviendrez que ce n'est pas fort agréablepour moi. Croiriez-vous qu'il avait pris l'habitude de mangerconstamment de l'ail et qu'il empestait de cette infâme odeurmon appartement et jusqu'à mon cabinet de consultation ? Je mesuis vu forcé de le consigner et je crois qu'il a fini parcomprendrecar il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.

-- Il estmalheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualismeest làmon bon Des Bois. Il n'y a de divin que la pitié.Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et jepourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souventetcombien vainement ! reproché son intolérance et soninjustice ! Lui-mêmeil s'accuse d'avoir fait mourir son pèrede chagrin. Il ne m'a jamais répondu que par le mépriset l'injure. Une foisne s'est-il pas emporté jusqu'àme dire qu'il ne m'estimait pas assez pour me haïr ? Il est vraique je lui avais rendumoi aussiquelques servicesmais il m'alaissé entrevoir que je devais me sentir fier d'avoir étésollicité par un homme de son mérite. Il faut enprendre son partivoyez-vous ! Cet énergumènecatholique est ingrat mais pas vulgaireet c'est assez pour qu'on enpuisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennitéstriomphales de l'ancienne Romechargé de tempérerl'apothéose en insultant le triomphateur ? Tel est Marchenoir.Seulementsa journée finie et sa hotte d'injures vidésil s'en va tendre humblement la main pour l'amour de Dieuàceux-là mêmes qu'il vient d'inonder de ses outrages. Nepensez-vous pas qu'il serait criminel de décourager cetteindustrie ?

Dulaurierayant expulsé ces chosesune brise de contentement passa surson coeur. Il se replanta sous l'arcade un instable monocle quel'émotion du discours en avait fait tomber etlevant sonverreil regarda le docteur en homme qui va porter un toast àla Justice éternelle.

-- Maisque voulez-vous donc que je fasse ? repartit Des Bois. Je ne peuxpourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuellesfureurs !

--Assurémentmais ne pourriez-vousune dernière foisle secourir de quelque argent ? Il s'agit d'enterrer son pèreet le cas est graveainsi qu'il me l'écrit-lui-mêmeavec une légère nuance de menacele pauvre garçon! La pitié doit intervenir ici. Par malheurje ne peux rienou presque rien en ce momentma récente promotionm'ayant forcé à des dépenses infinies. Je neveux pas vous le dissimulerDes Boisj'ai espéré vousattendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstanceje ne vouseusse pas importuné de cette mince affaire. Vous meconnaissez. J'aurais fait ce qu'il désire sans hésitationset sans phrasesmais je suis étranglé etprécisémentparce qu'il me suppose comblé des dons de la fortunejecraindrais qu'il ne se crût en droit de m'accuser d'une duretésordide si je n'accomplissais ostensiblement aucun effort...

La voixchantante de Dulaurier était descendue du soprano desvengeresses subsannations jusqu'aux notes gravement onctueuses d'unbaryton persuasif

Il avaitsu ce qu'il faisaitce légionnaireen rappelantd'un seulmot explicativement détachésa décoration toutefraîche éclose. Cette boutonnière étaitextrêmement agissante sur le docteurpour qui ellereprésentait une irréfragable sanction des préférencesesthétiques de son milieu ; l'auteur de Douloureux Mystèreayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force derapetisser la littérature.

Le juteuxsuccès de son dernier livre-- irréprochablementglabre-- avait été l'occasionlongtemps espéréede cette récompense nationale dont le titulaireun beaumatinreçut la nouvelle-- à l'heure préciseoù l'un des plus rares écrivains de la Francecontemporaine accueillaiten pleine figurele quarante-cinquièmecoup de poing hebdomadaire de ses fonctions de moniteur dansune salle de boxe anglaiseaux appointements de soixante francs parmois-- pour nourrir son fils !


VIII


-- Soit !conclut Des Boisaprès un assez long combat. Parconsidération pour vousDulaurierje consens à faireencore un sacrifice. Maissongez-yce sera le dernier. Je mecroirais coupable si j'encourageais l'orgueil et la paresse de cegarçonqui n'est malheureux que par sa fautevous enconvenez vous-même.

Voicitrois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cetargent comme vous le jugerez convenable. Vous m'obligerez en luifaisant comprendre qu'il ne doit plus rien espérer de moi.

Enconséquencele poète sigisbéen des flueurspsychologiques du grand monde jetait à la postele soir mêmeun message ainsi libellé :

_Mon cherMarchenoir

Votrelettre m'a fait beaucoup de peine. Vous savez combien est vraie monamitié pour vousen dépit des superficiellesdifférences d'opinion qui ont paru l'altéreret vousne pouvez pas douter de la part sincère que je prends àvotre chagrin. Je sais trop ce que c'est que de souffrirquoi quevous en pensiezet personnepeut-êtren'a senti aussidouloureusement que moidepuis lord Byronle mal d'exister. Je mesuis appelé moi-mêmedans un poème du plusdésolant scepticismeune âme "à la foisexaspérée et lasse". Rien de plus vrairien deplus triste.

Vousm'avez quelquefois reprochébien à tortce que vousappeliez mon indifférence et ma légèretésans tenir compte des déchirements affreux d'une vie écarteléeà vingt misères. Votre demande d'argent m'a plongédans le plus cruel embarras. Vous me croyez riche sur la foi desuccès fort exagérés qui compensent bienfaiblement des années d'obscur labeur et de continuel effortpour imprégner d'idéalisme les plus répugnantesvulgarités.

Apprenezque je suis très pauvre etpar conséquenttrèséloigné de pouvoirmême en me gênantvousenvoyer ce que vous me demandez. Cependantje n'ai pas voulu vousfaire une réponse aussi affligeante avant d'avoir essayéune démarche. J'ai donc été chez Des Boisàqui j'ai fait connaître votre situation.

Il vousaime beaucouplui aussimais vous l'avez froissé comme tantd'autressouffrez que je vous le dise amicalementmon cherMarchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebutéles gens les mieux disposés. Je vous ai défendu avectoute la chaleur de mon amitié pour voussans pouvoirsurmonter ses préventions. J'espérais obtenir la sommeentière et ce n'est qu'à force d'instances et de guerrelasse qu'il a consenti à me remettre pour vous soixantefrancsen me chargeant de vous avertir que toute tentative du mêmegenre serait désormais inutile.

Je joinsde bon coeur à cet argent les deux louis nécessairespour vous compléter une centaine de francs et je vous jurequ'il a fallu l'horrible urgence du cas pour que je me décidasseen ce momentà un pareil sacrifice.

Cependantje le prévois bienvous allez dire qu'on marchande unmisérable service et vous ferez d'amères plaintes surce que vous ne pouvez réaliser pour votre père lesfunérailles excessives que vous aviez rêvées.Maismon pauvre aminul n'est tenu à l'impossible et il n'ya aucun déshonneur à s'en tenir à la fossecommune quand on ne peut faire les frais d'une sépulture moinsmodeste.

Je saisque je vous afflige en parlant ainsimais ma conscience aussi bienque ma raison me dicte ce langage etcomme catholiquevous n'avezpas le droit de repousser une exhortation à l'humilitéchrétienne.

--Pourquoime disait le docteurMarchenoir ne resterait-il pas àPérigueux ? Il y serait assurément beaucoup mieux qu'àParisoù il est aussi mal que possible. Il y trouveraitinfailliblement des amis de sa familled'anciens condisciples quiseront heureux de lui procurer des moyens d'existence...

Je trouvequ'il a raison et je ne puis m'empêcher de vous donner le mêmeavis. Prenez-le en bonne partcomme venant d'une âme unie detristesse à la vôtre et qui a renoncédepuislongtempsà toute illusion.

Lalittérature vous est interdite. Vous avez du talent sansdouteun incontestable talentmais c'est pour vous une non-valeurun champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucuneconsigne de journalet vous êtes sans ressources poursubsister en faisant des livres. Pour vivre de sa plumeil faut unecertaine largeur d'humanitéune acceptation des formes àla mode et des préjugés reçusdont vous êtesmalheureusement incapable. La vie est platemon cher Marchenoirilfaut s'y résigner. Vous vous êtes cru appelé àfaire la justice et tout le monde vous a abandonnéparcequ'au fond vous étiez injuste et sans charité.

Croyez-moirenoncez à la littérature et faites courageusement lepremier métier venu. Vous êtes intelligentvous avezune belle écritureje vous crois appelé à uninfaillible succès dans n'importe quelle autre carrière.Tel est le conseil désintéressé d'un homme quivous aime sincèrement et qui serait heureux d'apprendre quevous avez enfin trouvé votre véritable voie.

Votredévoué_

ALEXISDULAURIER



IX


Unéternel mouvement dans le même cercleune éternellerépétitionun éternel passage du jour àla nuit et de la nuit au jour ; une goutte de larmes douces et unemer de larmes amères ! Amià quoi bon moitoinoustousvivons-nous ? A quoi bon vécurent nos aïeux ? Aquoi bon vivront nos descendants ? Mon âme est épuiséefaible et triste.

Ces lignesfurent écritesdans les dernières années dusiècle passépar l'historien Karamsine.

On levoitl'étrange Russie était déjàtravaillée de ce célèbre désespoir quidescend aujourd'huicomme un dragon d'apocalypse des plateaux slavessur le vieil Occident accablé de lassitude.

CeDévorateur des âmes est si formidabledans sa lentemais invincible progressionque toutes les autres menaces de lamétéorologie politique ou sociale commencentd'apparaître comme rien devant cette Menace théophaniquedont voici l'épouvante et trilogique formule inscrite enbâtardes de feu sur le pennon noir du Nihilisme triomphant :

Viventle chaos et la destruction ! Vive la mort ! Place à l'avenir !

De quelavenir parlent-ils doncces espérants à rebourscesexcavateurs du néant humain ? Ils ne s'arrangent pas des finsdernières notifiées par le catholicisme etprotestent avec rage contre l'intolérable déni dejustice d'une imbécile évasion de l'âme pensantedans la matière.

Quoi doncalors ? Nul ne peut le direet jamais la pauvre mécaniqueraisonnable n'avait enduré les affres d'une telle agonie. Ons'est raccroché autant qu'on l'a puon a essayé detoutes les amarres et de tous les crampons du rationalisme ou dumysticisme humanitairepour ne pas tomber jusque-là. Toutvésicatoire philosophiquesupposé capable deressusciter un instant le souffle de l'Espérancea étéappliqué à cette phtisiquedepuis l'hiérophanteSaint-Simon qui parlait de rédemption jusqu'au patriarche desnihilistesAlexandre Herzenqui en parlait aussi.

Prêchezla bonne nouvelle de la mortdit ce derniermontrez auxhommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux mondechaqueprogrès de la destruction ; indiquez la décrépitudede ses principesla superficialité de ses efforts ; montrezqu'il ne peut guérirqu'il n'a ni soutienni foi enlui-mêmeque personne ne l'aime réellementqu'il semaintient par des mésentendus ; montrez que chacune de sesvictoires est un coup qu'il se porte ; prêchez la Mort commebonne nouvellecomme annonce de la prochaine RÉDEMPTION.

Tel est legravitant Absolu de doctrine que nul cric religieux ne déplacerajamais plus !

Négationabsolue de tout bien présent et certitude absolue de récupérerl'Eden après l'universelle destruction. Enthymèmedélateur du néant de la vie par le néant de lamortdernier acculement de l'orgueilsommant une suprême foisl'X de la Justiceau nom de toute la douleur terrestred'accorderenfin autre chose que le simulacre d'une rédemption oude raturer-- comme un solécisme-- en même temps quela malheureuse race humainel'inexpiable Infini de notre nature !

Cettepensée terriblecette convoitise de derrière lecoeurs'est jetée sur la société moderne etl'a enveloppée comme un poulpe. Les plus myopes espritscommencent à comprendre qu'elle est en train de confectionnerun fameux cadavre-- le cadavre même de la Civilisation ! --aussi grand que cinquante peuplesdont les chiens sans Dieu sepréparent à ronger le crâne en Occidentpendantque ses pieds putréfiés répandront la peste aufond de l'Orient !

Expectansexpectaviattendre en attendant. Les mille ans du Moyen Age ontchanté cela. L'Église a continué de le chanterdepuis l'égorgement du Moyen Age par les savantasses bourgeoisde la Renaissancecomme si rien n'avait changé de ce quipouvait donner un peu de patience etmaintenanton en a tout àfait assez.

Attendrecinquante siècles à la marge enluminée d'unlivre d'heures saturé de poésiecomme un de cesexpectants patriarchesau sourire fidèlequi regardentsempiternellement pousser des cèdres sortis de leur ventrepasse encore.

Maisattendre sur un trottoir venu de Sodomeen plein milieu de la retapeélectoraledans le voisinage immédiat de l'Américainou de Tortoniavec la crainte ridicule de mettre le pied dansla figure d'un premier ministre ou d'un chroniqueurc'est décidémentau-dessus des forces d'un homme !

C'estpourquoi tout ce qui a quelque quantité viriledepuis unetrentaine d'annéesse précipite éperdument audésespoir. Cela fait toute une littérature qui estvéritablement une littérature de désespérés.C'est comme une loi toute despotique à laquelle il ne semblepas qu'aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne fautpas chercher cette situation inouïe des âmes supérieuresen un autre point de l'histoire que cette fin de siècleoùle mépris de toute transcendance intellectuelle ou morale estprécisément arrivé à une sorte decontrefaçon du miracle.

Antérieurementà Baudelaireon le sait tropil y avait eu lord ByronChateaubriandLamartineMussetpostiches lamentateurs quitrempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinenteslarmes d'une mélancolie bonne fille qui leur partageaitses faveurs.

Orqu'est-ce que le vague passionnel de l'incestueux Renébâtard de Rousseauou la frénésie décorativede Manfredauprès de la tétanique bave de quelquesréprouvés tels que Baudelaire ?...

Ceux-làne se souviennent plus des cieuxblague lamartiniennetant admirée ! Ils ne s'en souviennent plus du tout. Mais ilsse souviennent de la tangible terre où ils sont forcésde vivreau sein de l'ordure humainedans une irrémédiableprivation de la vue de Dieu-- quel que soit leur concept decette Entité substantielle-- avec un désir enragéde s'en repaître et de s'en soûler à toute heure!...

A cetteprofondeur de spirituelle infortune il n'y a plus qu'une seuletortureen qui toutes les autres se sont résorbéespour lui donner une épouvantable énergieje veux dire: le besoin de la JUSTICEnourriture infiniment absente !

Parbleu !ils savent ce que disent les chrétiensils le savent mêmesupérieurement. Mais il faut une foi de tous les diables et cen'est pas la vue des chrétiens modernes qui la leur donnerait! Alorsils produisent la littérature du désespoirque de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose trèssimplemais qui est en réalitéune sorte demystère... annonciateur d'on ne sait quoi.

Ce qui estcertainc'est que toute pensée vigoureuse est maintenantpousséeemportéebalayée dans cette directionaspirée et avalée par ce Maëlstrom !

Serait-ceque nous touchons enfin à quelque Solution divine dont levoisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?...

L'un dessignes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes àl'extrémité de toutc'est la récente intrusionen France d'un monstre de livrepresque inconnu encorequoiquepublié en Belgique depuis dix ans : Les Chants de Maldororpar le comte de Lautréamont ( ?)oeuvre tout à faitsans analogue et probablement appelée à retentir.L'auteur est mort dans un cabanon et c'est tout ce qu'on sait de lui.

Il estdifficile de décider si le mot monstre est icisuffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphesous-marin qu'une tempête surprenante aurait lancé surle rivageaprès avoir saboulé le fond de l'Océan.

La gueulemême de l'Imprécation demeure béante etsilencieuse au conspect de ce visiteuret les sataniques litaniesdes Fleurs du Mal prennent subitementpar comparaisoncommeun certain air d'anodine bondieuserie.

Ce n'estplus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzenc'estquelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant àla forme littéraireil n'y en a pas. C'est de la laveliquide. C'est insensénoir et dévorant.

Mais nesemble-t-il pas à ceux qui l'ont lue que cette diffamationinouïe de la Providence exhalepar anticipation-- avecl'inégalable autorité d'une Prophétie--l'ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge?...


X


Marchenoirétait né désespéré. Son pèrepetit bourgeois crispéemployé aux bureaux de laRecette générale de Périgueuxl'avait affublésur le conseil du Vénérable de sa Loge et parmanière de défidu nom de Caïnàl'inexprimable effroi de sa mère qui s'était empresséede le faire baptiser sous le vocable chrétien de Marie-Joseph.La volonté maternelle ayant étéparextraordinairela plus forteon l'appela donc Joseph dans sonenfance et le nom maléfiqueinscrit au registre de l'étatcivilne fut exhumé que plus tarden des heures demécontentement solennel.

D'autresont besoin des déconfitures ou des crimes de leur propre viepour en sentir la nausée. Marchenoirmieux douén'avait eu que la peine de venir au monde.

Il étaitde ces êtres miraculeusement formés pour le malheurquiont l'air d'avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leurmèreavant de venir lamentablement traîner une enfancechenue dans la caduque société des hommes.

Il futornédès son premier jourde la déplorablefacultétrop rare pour qu'on ait pu l'observerde porterautour de son intelligencecomme une brume de choses anciennes etindiscernablescomme un halo de rêveries antérieuresqui ne lui permirent longtemps qu'une vision réfractéedu monde ambiant. Il eut le maillot réminiscentsi l'on veutconcéder cette façon d'exprimer une chose naturellementindicible.

-- Cetteanormale disposition extatiqueracontait-ilà trente ansceprenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable de touteapplication en me livrant à une perpétuelle stupeurattira sur moi des tribulations et des épouvantes àdéfrayer un martyrologe d'enfants. Mon pèreendurcipar d'imbéciles préjugés sur l'éducationet résolument enfermé dans la forteresse inexpugnabled'un tout petit nombre d'idées absoluesne voulut jamais voiren moi qu'un paresseux et m'assommait avec une fermetélacédémonienne.

Peut-êtreavait-il raison. Je suis même arrivé à mepersuader que la culture intensive du roseau pensant esten généralla résultante spirituelle d'un ascendant épidermique.Malheureusementle pauvre homme stérilisait ses racléesen ne les faisant jamais suivre d'aucun retour de tendresse qui eneût intellectualisé la cuisson. Naturellement inclinéà chérircet éducateur infortuné nourriau râtelier de Plutarque avait cru faire des miracles enprenant conseil de cette rosse antiqueetrefoulant son coeuràluison moderne coeur scarifié par d'anachroniquesimmolationsil s'était infligé de n'avoir jamais unecaresse de son enfantdans le civique espoir de sauvegarder lamajesté paternelle.

Quand ilme mit au lycéece fut un enfer. Hébétédéjà par la crainteméprisé des autresenfants dont la turbulence me faisait horreurbafoué pard'ignobles cuistres qui m'offraient en risée à mescamaradespuni sans relâche et battu de toutes mainsje finispar tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fitressembler à un jeune idiot.

Cetteparfaite détressecette perpétuelle constriction ducoeurordinairement dévolue aux enfants mélancoliquesdans les pénitentiaires de l'Universités'aggravaitpour moi de l'impossibilité de concevoir une conditionterrestre qui fût moins atroce. Il me semblait êtretombéj'ignorais de quel empyréedans un amas infinid'ordures où les êtres humains m'apparaissaient comme dela vermine. Telle étaità quatorze anset telle estencoreaujourd'huima conception de la sociétéhumaine !

Un jourcependantje me révoltaila malice de mes condisciples ayantdépassé je ne sais plus quelles bornes. Je dérobaiun couteau de réfectoire heureusement inoffensif et m'élançaiaprès une bravade emphatiquesur un groupe de quarante jeunesdrôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumantbroyé de coupssuperbe ! Mon couteau avait fait peu de malàpeine quelques écorchuresmais mon père dut me retirerde l'abrutissant séjour et me garder à la maison.


XI


Marchenoirpèreinstruit par sa propre expérience du néantdes espérances administrativesavait décidé depousser son fils dans l'industrie. Les chemins de fer seconstruisaient alors partout avec fureur. Périgueux étaitprécisément le foyer d'irradiation de ce réseaude lignes que la spéculation jeta comme un filet sur le centrede la France et qui s'appelapour cette raisonle Grand Centrald'Orléans.

L'araignéeindustrielleaujourd'hui repue et même crevéeavaitfixé là son laboratoire et pompait les sucs financiersde beaucoup de provincesnaguère tranquillesqu'elle avaitpromis d'enrichir. La frénésie californiennelaprostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein. Lavieille petite cité romaineenvahie par plusieurs arméesd'ingénieurs poussiéreux et de limousins prolifiquess'était accrue du double en quelques années et menaçaittout à l'heurede son inondante obésitélesmontagnes à hauteur d'appui qui l'avaient contenue pendantvingt siècles...

Enconséquencele besogneux employé de l'Étatavait formé le bouddhique voeu d'immerger le fils de sessecrètes ambitions déçues dans ce Brahmapoutred'or.

A ce pointde vuec'était sans doute un bien qu'il n'eût pas morduaux humanités. Apparemmentl'estomac de son espritn'avait été calculé que pour la digestion desmathématiques. Il s'agissait de le gaver sans retard de cetaliment nouveau.

Le pauvregarçon n'y mordit pas davantage. L'hypothèsepréliminairel'acte de foi primordialplanté comme unbasilic sur le seuil de toute science naturellesuffit pouréteindredu premier coupla timide flamme de curiositéque les pollicitantes exhortations de son père avaient paruallumer en lui. L'insuffisance de l'outillage cérébralchez le jeune Périgourdin éclata manifestementdèsqu'il fallut excogiter l'impossible roman d'une ligne conjecturaleproblématiquement engendrée par copulation dubitabled'une multitude de points inexistants !...

Il fallutse résigner à de médiocres destins et devenirexpéditionnaire. Caïn-Josephdésormais abandonnécomme une lande incultelivré à une tâchepresque manuelle qui ne comprimait plus ses facultésretournade lui-mêmepar une pente insoupçonnéeauxpremières études dont il avait paru si prodigieusementincapable. Seulpresque sans effortil apprit en deux ans ce que ledespotisme abêtissant de tous les pions de la terre n'aurait pului enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainementrempli des lettres anciennes et commença de rêver unavenir littéraire.

Au faitque diable voulez-vous que puisse rêveraujourd'huiunadolescent que les disciplines modernes exaspèrent et quel'abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plusniles nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier estdevenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrémentanglais à toutes les intersections de l'infini. Il ne resteplus que l'Art. Un art proscritil est vraiméprisésubalterniséfaméliquefugitifguenilleux etcatacombal. Maisquand mêmec'est l'unique refuge pourquelques âmes altissimes condamnées à traînerleur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.

Lemalheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payerl'indépendance de l'esprit. Personnedans sa sotte provincen'eût été capable de l'en instruire et l'ironiquemépris de son pèrerésolument hostile àtout ambitieux dessein qu'il n'eût pas couvé lui-mêmene pouvait être qu'un stimulant de plus. D'ailleursil secroyait un coeur de martyrcapable de tout endurer.

Un jourdoncayantà force de démarchesobtenu àParis le plus misérable des emploisil s'en vint docilementagoniseraprès cent mille autresdans cet Ergastule depromission où l'on met à tremper la fleur humaine dansle pot de chambre de Circé.

La hideuseGoule des âmes qui n'a qu'à les siffler pour qu'ellesaccourent à ses sales pieds des extrémités de laterreune fois de plusavait été obéie !


XII


Il avaitdix-huit ansune de ces physionomies rurales où le mufleatavique n'avait pas encore eu le temps de livrer sa dernièrebataille à l'envahissante intelligence qui montabientôtpour tout ennoblir des vallées intimes du coeur.

Il tenaitde sa mèremorte depuis longtempsle ridicule romantiqued'une origine espagnolepartagé d'ailleurs avec cettemultitude de prêtres infâmes dont on peut lire lesidentiques forfaits dans la plupart des romans anticléricaux.

Cetteorigine-- à peine démentie par des yeux d'un bleu sinaïf qu'il avait toujours l'air de s'en servir pour la premièrefois-- était surabondamment attestée parl'extraordinaire énergie de tous les autres traits sansexception. Seulementc'était l'énergie contemplativede ces amoureux de l'action héroïque qui n'estiment pasque l'action vulgaire vaille la dépense de l'autre énergie.

Hirsute etnoirsilencieux et avare de gestesexécrateur victimaire dupropos banal et de la rengaineil portait sur l'extrémitéde sa langue une catapulte pour lancer d'erratiques monosyllabes quivous crevaient à l'instant même une conversationd'imbéciles. Bouche closenarines vibrantessourcils presquebarrés et entrant l'un dans l'autre à la plus légèrecommotionil avait parfois des colères muettes et blanches deséditieux compriméqui eussent donné la coliqueà un éventrable despote. En ces rencontreslecannibale sortait du rêveurinstantanément. Les yeuxnoyés et d'une tendresse presque enfantine-- seuls capablesde tempérer l'habituelle dureté de l'ensemble--changeaient alors de couleur et devenaient noirs !...

Des annéesd'humiliations et de supplices tamisèrent peu à peu surla friche de ce visage la fertilisante poudrette de quelquesinévitables accommodements. Le teintdéjàbilieuxprit cette lividité brûlante d'un chrétienmal lapidéde la première heurequi serait devenusacristain dans les catacombes.

Il avaitle don des larmessigne de prédestinationdisent lesMystiques. Ces larmes furent l'allégresse cachéel'occulte trésor d'une des existences les plus dénuéeset les plus tragiques de ce siècle.

Quand ilavait avalé une de ces couleuvres à dimensions de boadevin qui furent si souvent son exclusive nourritureilrépandait autour de luidans sa chambre solitaireavec desprudences d'avarecette gemme liquide qu'il n'aurait pas échangéecontre les consolations desséchantes d'une plus soliderichesse.

Car ilavait l'étrangeté de chérir sa peinecetincunable de mélancoliequi était tombédans son berceau comme dans un Barâthre et que sa mèrestupéfaite regardait pleurerdes journées entièressur ces genoux-- silencieusement ! Il euttout enfantlaconcupiscence de la Douleur et la convoitise d'un paradis detorturesà la façon de sainte Madeleine de Pazzy. Celane résultait ni de l'éducationni du milieunid'aucune lésion mentaleainsi que d'oraculaires idiotsentreprirent de l'expliquer. Cela ne tenait à aucune opérationdiscernable de l'esprit naissant. C'était le tréfondsmystérieux d'une âme un peu moins inconsciente qu'uneautre de son abîme et naïvement enragée d'un absolude sensations ou de sentiments qui correspondît àl'absolu de son entité. Quand le christianisme lui apparutMarchenoir s'y précipita comme les chameaux d'Eliézer àl'abreuvoir nuptial de Mésopotamie.

Il étaitexpirant de soif depuis si longtemps ! Son incrédule pèren'avait pas cru devoir s'opposer à ce semblant d'instructionreligieuse que des simulacres de prêtresempaillés deformulestordent comme du linge sale de séminairesur dejeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa premièrecommunion sans malice et sans amour. Les deux seules facultésqui parussent vivantes en lui-- les deux seules anses parlesquelles on pût espérer de le saisir-- la mémoireet l'imaginationavaient tout simplement reçu cette vagueempreinte littérale du symbolisme chrétien quede sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour êtreadmis au bachot de l'Eucharistie. Aucun débitant deformules ne s'étant avisé de s'enquérir de soncoeurle pauvre enfant n'avait pu rien garder de ce pain mal cuitet comme tant d'autresl'avait revomi presque aussitôt sur cechemin verdoyant de la quinzième année où l'onvoit rôder le grand lion à tête de porc de laPuberté.


XIII


Ce ne futque beaucoup plus tard-- après dix ans d'un impur noviciatdans les latrines de l'examen philosophiqueétant déjàsur le point de prononcer de stercoraires voeux-- qu'ayantparcourupour la première foisle Nouveau Testamentdurantl'oisive chaufferie de pieds d'une nuit de grand'gardeen 1870ileut l'aperception immédiatefoudroyanted'une Révélationdivine.

Il s'esttoujours rappelé le trouble immensel'ahurissement surhumainde cette minute aux ailes d'aigle qui l'enleva dans un ouragand'ininterprétables délices. Il s'était dressédans le sentiment nouveau d'une force inconnueartèresbattantes et coeur en flammes ; ivre de certitudesecoué parle roulis d'une espérance mêlée d'angoisseprêtà toutes les acceptations du martyre. Car cette âmedivinatrice et synthétiquement ardentebondissant au-dessusdes intermédiaires leçons de la fois'étaitemportéedu premier coupau décisif concept del'immolation.

Il luisembla sortir d'un de ces rares songesaux déterminablescontoursqui feraient croire à quelque vision sensible de laConscienceréflexement manifestée dans l'extra-lucideintussusception des dormants. Il avait cru s'apparaître àlui-mêmeinimaginablement transmué pour seressembler davantagemais horribleruisselant d'abominations ettriste par-delà toute hyperbole.

Cetteimpression s'ajustait assez aux effrayantes scrutations inspiréesde certains Mystiques-- à propos de l'Enfer et de laparalysante affreuseté de l'irrévocable-- dont lalecturedéjà ancienneavait laissé sur samémoire comme des brûlures d'enthousiasme et desecchymoses de poésie.

Un doubleabîme s'ouvrit en cet êtreà dater de ceprodigieux instant. Abîme de désir et de fureur que rienne devait plus combler. Icila Gloire essentielle inaccessible ; làl'ondoyante muflerie humaineinexterminable. Chute infinie des deuxcôtésratage simultané de l'Amour et de laJustice. L'enfer sans contrepoidsrien que l'enfer !

LeChristianisme lui donnait sa parole d'honneur de l'Éternitébienheureusemais à quel prix ! Il la comprenaitmaintenantcette fringale de supplices de toute son enfance ! C'était lepressentiment de la Face épouvantable de son Christ !... Facede crucifié et face de juge sur l'impassible fronton duTétragramme !...

Lesmisérables se tordent et meurent depuis deux mille ans devantcette inexorable énigme de la Promesse d'un Règne deDieu qu'il faut toujours demander et qui jamais n'arrive. "Quandtelles choses commencerontest-il ditsachez que votreRédemption approche". Et combien de centaines demillions d'êtres humains ont enduré la vie et la mortsans avoir rien vu commencer !

Marchenoirconsidérait cette levée d'innombrables brasperpétuellement inexaucés et il comprit que c'étaitlà le plus énorme de tous les miracles. -- Voilàdix-neuf sièclespensa-t-ilque cela durecette demandesans réponse d'un Père qui règne in terraet qui délivre. Il faut que le genre humain soit terriblementconstant pour ne s'être pas encore lassé et pour nes'être pas assis dans la caverne de l'absolu désespoir !

Il conclutau conditionnel désespoir des millénaires.

Il avaitsenti passer l'Amourl'amour spirituelabsolu. Il avaitlui aussicomme tous les autresrépandu son coeur dans cet infidèlecrible de l'oraison Dominicale et... il avait étésaturé de la joie parfaite. Il y avait donc quelque chose souscet amas de sépulturessous cette Maladetta de coeurssouffrants en poussièreau fond de ce gouffre du silence deDieu-- un principe quelconque de résurrectionde justicede triomphe futur ! A force d'amoureuse foiil se fit de l'éternitépalpitante avec une poignée de temps pétrie dans samain et se fabriqua de l'espérance avec le plus amerpessimisme.

Il sepersuada qu'on avait affaire à un Seigneur Dieu volontairementeunuqueinfécond par décretliéclouéexpirant dans l'inscrutable réalité de son Essencecomme il l'avait été symboliquement et visiblement dansla sanglante aventure de son Hypostase.

Il eutl'intuition d'une sorte d'impuissance divineprovisoirementconcertée entre la Miséricorde et la Justiceen vue dequelque ineffable récupération de Substance dilapidéepar l'Amour.

Situationinouïeinvocatrice d'un patois abject. La RaisonTernaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles etc'est à la Patience humaine qu'il convient de l'assister deson propre fonds. Ce n'est que du Temps qu'il faut au solvable Maîtrede l'Éternité et le temps est fait de la désolationdes hommes. C'est pourquoi les Saints et les Docteurs de la foi onttoujours enseigné la nécessité de souffrir pourDieu.

Le brûlantnéophyteayant deviné ces chosesarracha l'épinede son pied boiteux de catholique arrivé si tardet -- seruant à la Douleur-- en fit un glaive qu'il s'enfonçadans les entraillesaprès s'être crevé les yeux.

Plus quejamaisil fut un désespérémais un de cesdésespérés sublimes qui jettent leur coeur dansle cielcomme un naufragé lancerait toute sa fortune dansl'océan pour ne pas sombrer tout à faitavant d'avoirau moins entrevu le rivage.

D'ailleursil regardait comme fort prochaine la catastrophe de la séculairefarce tragique de l'Homme. Certaines idées étonnantesqui lui vinrent sur l'histoire universelle-- et qu'il déroulajusqu'à leurs plus extrêmes conséquences-- luifaisaient conjectureravec une autorité d'exégèsequasi prophétiquel'imminent accomplissement des scripturalesVaticinations.

L'exaltationdes humblesl'essuiement des larmesla béatitude des pauvreset des mauditsla préséance paradisiaque des voleurset le couronnement réginal des prostituéesenfin cettevenue si solennellement annoncée d'un Paraclet libérateur-- tout ce que la fratricide surdité des argousins de laTradition a conspuétout ce qui empêche les orphelinset les captifs de mourir d'horreuril ne croyait pas possible qu'onl'attendît longtemps encore et il donnait ses raisons.

Mais lesseuls crevants de faim étaient dans la confidencenon parcrainte qu'on le jugeât ridicule ou insensé-- àcet égardil n'avait plus rien à gagner ni àperdre depuis longtemps-- mais par l'horreur de la bienveillanceviscérale des digérants heureux qui l'eussent écouté.


XIV


Telle futla doctrine de Marchenoir. Doctrine qui ne le séparait pas ducatholicismepuisque l'Église romaine a tout permis de ce quin'altère pas le canonique Symbole de Nicéemais jugéesingulièrement audacieuse par les vendeurs de contremarquescélestes qui vocifèrent le boniment sulpicien sur letrottoir fangeux des consciences.

Un croyantqui voulait contraindre les regrattiers du salut à reposerdevant lui leur marchandise et que l'orgueil chrétienrévoltait plus que le pharisaïsme crucificateur de laThorane pouvait pas se faire beaucoup d'amis dans le sacerdoce.

Il n'enput trouver qu'un seulun prêtre doux et humble à lamanière de cet émule ignoré de saint Vincent dePaul que le peuple de Paris nommait le Pauvre prêtre etquiun jourpressé par le tout-puissant Cardinal deRichelieu de lui demander quelque importante faveurlui fit cettesimple réponse :

--Monseigneurveuillez donner des ordres pour qu'on remette desplanches neuves à la charrette qui porte les condamnésà mort au lieu de leur suppliceafin que la crainte de tomberen chemin ne les détourne pas de recommander leur âmeà Dieu.

Marchenoireut l'inespérée fortune de dénicher un prêtrede cette sortemais ce fut pour très peu de temps. Engénéralle Clergé français n'aime pasles saints ni les apôtres. Il ne vénère que ceuxqui sont morts depuis longtemps et en poussière. Rejetonligneux de la vieille souche gallicane et légataire de soncoriace orgueilil abhorre par-dessus tout la supérioritéde l'espritnaturellement incompressible comme l'eau du ciel et parconséquentdangereuse pour l'équilibre sacerdotal.

L'abbéT... était mort à la peinepeu de temps aprèsla rencontre du Périgourdin. Écartésoigneusement de toutes les chaires où ses rares facultésde prédicateur apostolique eussent pu servir à quelquechosenavré du cloaque de bêtise où il voyait lemonde catholique s'engouffrerabattu par le chagrin au pied del'autelil avait à peine eu le temps d'ensemencer ce viviparedont la monstrueuse fécondité immédiate eûtpeut-être suffi pour le faire expirer d'effroi.

Il estcertain que Marchenoir tenait de lui le meilleur de ce qu'ilpossédait intellectuellement. Le défunt lui avaittransmis d'abstruses méthodes d'interprétation sacréequi devinrent aussitôt une algèbre universelle dans lemiroir ardent de cet esprit concentrateur. L'élèveplus robuste que le maîtreavait violemment répercutédu premier coupdans toutes les directions imaginablesl'ésotérismebrûlant d'un intégral de Beauté divineque le timide apôtrede nature moins incendiairese bornait àconvoiter avec la douceur résignée d'un saint.

Marchenoiraccomplit ce prodige de dépasser toutes les audacesd'investigation ou de conjecturesans oblitérer en lui lasoumission filiale à l'autorité souveraine de l'Église.Ce poulain sauvageaffronteur de gouffresne cassa pas son licol etresta dans le brancard.

Seulementil avait réussi de telles escalades que la sociétécatholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindreprestige. L'obéissance fut un décret de sa raisonunhommage tout militaire et de pure consigne aux Eunuques du Sérailde la PAROLE. Il ne fallait pas lui en demander davantage.

Le selde la terre-- pour employer le saint Texte liturgiquementadopté dans le commun des Docteurs-- il le voyaitdénué de saveurincapable de salermême unetranche de cochongravier sédimentaire bon tout au plus àsablonner de vieilles bouteilles ou à ressuyer les alléesd'un parc mondain sous les vastes pieds du dédaigneux "larbinde Madame".

Investides plus transcendantales conceptionsil considérait avecd'horrifique épouvantements ce collège oecuméniquede l'Apostolatcette cléricature fameuse qui avait étéréellement "la lumière du monde"-- siformidable encore que la dérision ne peut l'atteindre sansrejaillir sur Dieu comme une tempête de fange-- devenuepourtant le décrottoir des peuples et le tapis de pied deshippopotames !

Il sedisait que c'était justicecelaet que la grandePrévarication sacerdotale allait sans doute recommencerpuisqu'on revenait à l'obduration et à l'enflurethéologique de la Synagogue-- avec l'aggravationpour lesseuls bourreauxcette foisde l'universel mépris.

Del'ignominie du Christianisme naissant à l'ignominie duCatholicisme expirantla translation s'achevait enfin dans ce charde gloire qui avait roulé dix-neuf sièclespar toutela terre !

LeSeigneur n'avait plus qu'à se montrer. Les pasteurs des âmesallaient lui régler son compte plus sûrement encore queles Princes des Prêtres et les Pharisiens de l'Ancienne qui nesurent ce qu'ils faisaientdit l'Évangile.

Émasculationsystématique de l'enthousiasme religieux par médiocritéd'alimentation spirituelle ; haine sans mercihaine punique del'imaginationde l'inventionde la fantaisiede l'originalitéde toutes les indépendances du talent ; congénèreet concomitant oubli absolu du précepte d'évangéliserles pauvres ; enfinadhésion gastrique et abdominale àla plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle: tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de cegrand corpsautrefois si pur !...

Marchenoircollait l'oreille à toutes les portes de son enfer pourentendre venir ce Dieu que ses propres domestiques allaientmassacrer.


XV


Il avaitpeu de consolation à espérer des chrétienslaïques. Ils sont faits à l'image de leurs pasteurs etc'est tout ce qu'on en peut dire. Icicomme làl'innocenceest presque toujours imbécilehélas ! quand elle n'estpas faisandée.

Leshardiesses viriles de sa foi et les indignations trop éloquentesde sa probité religieuse révoltèrentau débutce lanigère troupeau qui s'en va paissantsous des houlettesparoissialesau mugissement automatique des petites cataractesdominicaines. D'ailleursil était pauvre etpar conséquentélagable... Il vécut seuldans le voisinage d'ununique amià peine moins indigentqui le sauva de la mortquinze ou vingt fois.

Les dixannées antérieures à sa conversionavaient été faites à la ressemblance de toutesles années d'adolescent pauvreniaistimideambitieuxmélancoliquemisanthropiqueépiphonémique etbrutal. Mais il avait apporté de sa provinceen excédentde ce commun bagagele particulier viatique d'impuissance que j'aidit plus haut. Ce sempiternel rêveur ne pouvait voir les chosestelles qu'elles étaient et il n'y eut peut-être jamaisun homme d'aussi peu de ressource et moins ambidextre pour s'emparerdu toupet de l'occasion.

Son augeuniquel'emploi de copiste qui avait été le prétexteet le moyen de son embauchage pour la lutte parisienneàlaquelle il était si merveilleusement impropreil le perditau bout de quelques mois. Son chef de bureauvieillard adipeux etfavorablemais plein de principes et sans faiblesselui révélaun jourque l'administration ne le payait pas pour ne rien faire etle mit tranquillement à la porteavec une dignitéincroyable.

Ce fut lamisère classique et archiconnuetant de fois exploréeet décrite. Le pauvre garçon n'était bonabsolument à rien. Il était de ces fruits sauvagesd'une âpreté terribleque la cuisson mêmen'édulcore pas et qui ont besoin de mûrir longtemps "surla paille"ainsi que Balzac l'a judicieusement observédans son âge mûr.

Il a faitplus tard ce calcul basé sur d'approximatives défalcationsqu'il avait passéalorshuit années entièressur dixsans prendre aucune nourriture ni porter aucune sorte devêtement !...

Successivementévincé de toutes les industries et de tous les trucssuggérés par l'ambition de subsisteril se vit réduità condescendre aux plus linéamentaires expédients.Ramasseur diurne et noctambule investigateuril s'acharnafaméliquement à la recherche de tout ce qui peut êtreglané ou picorédans les mornes steppes de l'égoïsmeuniverselpar le besoin le plus fléchisseuren vue d'apaiserl'intestinale vocifération.

Forcéd'ajourner indéfiniment son éclosion littéraireil enfouit sa précieuse tête sous les décombresde ses illusions et s'en alla se ronger le coeur dans les carrefoursde l'indifférence. -- Cette époque de ténèbresa été le Moyen Age de mon èredisait-ilaulendemain de sa renaissance chrétienne.

Leslettresil est vrain'y perdaient pas grand-chose. Cet esprit nouécomme un cepcondamné à se chercher et às'attendre bien longtempsne devait se développerlittérairementque fort tardsous un arrosage emphytéotiquede pleurs.

Lesbibliothèques publiques étant devenues pour luil'habituel refugeil y connut cet ami déjà mentionnéle seul qu'il ait jamais eu. C'était un doux maniaqued'histoire ecclésiastique et de monographies pontificalesâmesereine et peu croyanteen tout l'opposé de Marchenoir.

Privéde fortunecomme il convient aux lapicides de l'éruditioncedocumentaire vivait besogneusement d'un grisâtre bulletinbibliographique dans une grande revue. A ce titreil voyait passerchez lui le torrent des livres lancés sur le monde par lasottise ou la vanité contemporaines.

Providentiellementil y avait menace de délugevers le temps où ilcommença de s'intéresser à ce vagabondquiavait l'air de marcher dans une gloire de misères et dont laphysionomie douloureuse lui parut extraordinaire.

Un jourdoncému de compassionil le fit dîner et l'emmenachez luipour qu'il le débarrassâtdisait-ilde cemonceau de brochures dont la vente seule pouvait être utile.C'est à dater de ce bienheureux instant que Marchenoirs'élança dans la carrière enviée d'amidu critiquela seule quedurant une assez longue périodeon l'ait vu exercer avec avantage.

Maissurtoutil eut un amienfin ! "Un ami fidèlemedicamentum vitoe et immortalitatis"prononcemystérieusement le Saint Livre-- comme si la véritableamitié pesait les milliards de mondes qu'il faut pourcontre-balancer la miette de pain transsubstantiée que cesexpressions rappellent !


XVI


La femmen'apparut dans la vie de Marchenoir qu'à la fin de cettepremière périodec'est-à-dire après laguerre et après cette décisive secousse d'âme quil'avait subitement restitué au sentiment religieux dont ilportait en luidès son premier jourles prédéterminationsignorées.

Auparavantil avait été chaste à la manière desprisonniers et des matelotslesquels ne voient ordinairement dansl'amour qu'une désirable friction malpropreen l'obscuritéde coûteux repaires. Tantale stoïque d'un festind'orduresil s'était résignécomme il avaitpuà la privation des inespérables immondices. D'uncôtéle dénûment absolude l'autrelatimidité la plus incroyable chez un tel violentlepréservèrent plus efficacement que la religion mêmequand elle intervint pour lui amollir le coeur...

Les hautspenseurs qui décrètent professionnellement le balayagede toute notion religieuse ont cette amusante contradiction d'exigerque les chrétiens dont la foi résiste à leursrécurages et à leur potasse soientau moinsdessaints. Surtoutils les veulent purs. Ils leur disent des chosesaussi robustes que ceci : Vous péchezdonc vous êtesdes hypocrites ; enthymème lacustre d'une autoritécertaine sur les palmes et les squames du marécageantireligieux.

Ce neserait pas encore trop bêtes'il ne s'agissait icipour l'âmepensantelivrée aux Dévorants invisiblesque d'uncombat très difficile où l'héroïsmecontinuel fût de rigueur. Après toutc'est unepolitique judicieuse et barbue comme l'expérience mêmed'empiler sur les épaules d'autrui d'écrasants fardeauxqu'on ne voudrait pas seulement remuer du bout des doigts.

Mais lesentiment religieux est une passion d'amour et voilà ce qu'ilsne comprendront jamaisces pédagogues de notre dernièreenfancequand il pleuvrait des clefs de lumière pour leurouvrir l'entendement !

Orcetison incendiaire lancé tout à coupdu plusinaccessible des sommetsdans le misérable torchis humainautravers du chaume défoncé-- il serait pourtantnécessaire d'en tenir comptesi l'on voulait êtreraisonnable et justeà la fin des fins !...

Marchenoirétaitplus qu'aucun autreune conquête de l'Amour etson coeur avait été l'évangéliste de saraison. Les châtiments et les récompenses du prônepar lesquels on explique si bassement les plus désintéresséstransportsn'avaient été pour rien dans son exodespirituel. Il s'était rué sur Dieu comme sur une proieaussitôt que Dieu s'était montré -- avec larudimentaire spontanéité de l'instinct.

Alorscomme si sa destinée se fût accomplie à cetinstantune soudaine et corrélative révélations'était faiteen cet élu de la Douleurde sa proprepuissance affectivejusqu'alors inconnue de lui-mêmeenveloppée et flottante dans l'amnios... Une surprenanteavidité de tendresse humaine fut l'accompagnement immédiatdes surnaturelles appétences de ce vierge coeur.

Du premiercoupsans avoir passé par le cloaque des intermédiairesimpressions cupidiquesil se trouva prêt pour la grandetribulation passionnelle. Tout ce que la misère et lesdéfiances d'un rétractile orgueil avaientjusque-làcompriméfit explosion : l'ignoranceles niaises pudeursles crédulités jobardesles lyriques éruptionsles attendrissements dangereuxle besoin subit de se fendre l'âmedu haut en basau milieu du hennissement sexuelenfintout ledéballage coquebin d'un chérubinisme attardé etgrandiloque. Éternelle dilapidation des mêmes trésorspour aboutir à l'empyreume fatal de la passion satisfaite !

Cet éphèbede vingt-huit anssourcilleux et mal vêtu-- qui portait soncoeur comme un hanneton dans une lanterne et dont le redoutableespritsemblable à la fleur détonante du cactuscommençait à peine à se détirer sous sesmembraneuses enveloppes-- était une proie trop facile pourque de passantes curiosités libertines ne s'en emparassentpas.

Marchenoirfit de l'amour extatique dans des lits de boueavec une consciencedilacéréeen se vomissant lui-même-- àl'instar de ces anachorètes pulvérulents de l'ancienneÉgypte que l'aiguillon de la chair contraignait parfois àvenir secouer leurs carcasses mortifiées dans d'impures villeset qui s'enfuyaient ensuitegavés d'horreur.

Pluscoupable encorecet assidu relaps d'incontinence laissait mijoterson vomissement de chien de la Bibleen prévision des lâchesretours. Écartelé à Dieu et aux femmesnavrédu perpétuel fiasco des héroïques puretésqu'il avait rêvées-- également incapable des'asseoir dans un granitique parti pris de paillarder impavidementet d'exterminer le bouc intérieur qui renaissait jusque sousle couteau des holocaustes pénitentielsil se vit souffleterpar l'imperturbable naturejuste autant de fois qu'il avaitprématurément espéré de la dompter.

Lâchepénitentsans aucun doutemais vergogneux et humilié.Il avouaitdu moinssa détresse et ne cadenassait pasexclusivement son ignominie dans le coffre-fort des confessionnaux etdes tabernacles. Il eût été difficile derencontrer un fornicateur plus éloigné de l'hypocrisieou de la plus légère velléité decontentement de lui-même.

Il faut leredirecet adolescent ne ressemblait à aucun autre. Il étaitné pour le désespoir et le christianisme dérangeasa vieen le remplissant-- si tard ! -- de l'afflictive famined'amoursurajoutée à l'autre famine. A moins d'unmiracle que Dieu ne fit pascomment cet ébloui de la Face duSeigneur-- Icare mystique aux ailes fondantes -- aurait-il puéchapper au vertige qui l'aspirait vers les argileusescréatures conditionnées à cette Ressemblance?...

Il seraitévidemment insensé d'espérer que descontemporains de Zolapar exempleauront la bonté deconcéder ces prolégomènes enfantins de la trèsrare grandeur morale qui va être racontée. Ladéliquescente psychologie littéraire de cette fin desiècle n'acceptera pas non plus que d'aussi peu perversesprémisses puissent jamais engendrer une concluante délectationesthétique. Enfin et surtoutla porcine congrégationdes sycophantes de la libre pensée pourra s'accorder le faciletriomphe de contemner-- jusqu'au fientement vertical ! -- l'exactegenèse de ce catholique ballotté par d'impures vaguesau-dessus d'absurdes abîmes... Qu'importe !


XVII


Marchenoirpleurait auprès du corps de son pèrelorsqu'il reçutà la fois deux lettres de Paris : celle de Dulaurier et uneautre de son ami le bibliographe. Il ouvrit aussitôt cettedernière :

_Monaffligévoici cinq cents francs que j'ai pu réunir entricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis tondépartet que je t'adresse avec une joie infinie. Pas deremerciementssurtoutn'est-ce pas ? tu sais si je les méprise.

Cher Coeursouffrantne te laisse pas dévorer par ton chagrin. Tu as tonlivre à faire. Tu as de grandes choses à dire àcertaines âmes à qui personne ne parle plus. Relève-toi.Je n'ai pas d'autre parole de consolation à t'offrir. Toninfortuné pèreque tu n'as pas plus tué que jen'ai tué le miena beaucoup plus besoinà cetteheurede tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu doisceme semblecomprendre ce langage.

Tu ne m'aspas écritnaturellement ! -- et je n'y comptais guèremalgré ta promesse. Maisen revanchetu as écrit àDulaurier pour lui demander de l'argentcomme si je n'existais pasmoi ! Je l'ai rencontré aujourd'hui mêmealors quej'étais en course précisément pour t'enprocureret il m'a tout appris.

Tu es untraîtremon pauvre Caïnet un imbécile par-dessusle marché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantochede lettrescet Harpagon-Dandyse porterait volontiers à tesecourir ? Est-ce quepar hasardtu tomberais dans le gâtismedéfinitif de supposer que cette reliuresoi-disant pensantede tous les lieux communs et de toutes les inanités clichéespuisse être capable d'entrevoir seulement l'immense honneur quetu lui fais en l'implorant ? C'est par trop idiot et si tu n'étaispas si malheureuxje t'assommerais d'injures.

Il m'ajoué tous les airs de sa mandolinele misérable ! Ils'est attendricomme toujourssur tes chagrinssur ta malchancelittéraireetc. Puis prenant mon silence pour une approbationde tout ce qu'il lui plairait de me faire entendrecet eunuque--pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non surn'importe quoi-- a parléune fois de plusde tonintolérance si regrettable et de ton injuste rage dedénigrement ; il m'a donné sa parole d'honneur que tesabsurdes principes étaient incompatibles avec l'idéequ'on pouvait se faire d'une tête sagement équilibréeet qu'ainsi tu n'arriverais jamais à rien. Au fondil teredoute terriblement et voudrait bien que tu restasses àPérigueux.

J'aiparfaitement senti qu'il tenait surtout à se justifier paravance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu'il a pousséle zèle de l'amitié jusqu'à s'en aller demanderpour toi l'aumône au docteurqui s'est fendu de quelquespièces de cent sousà ce que j'ai pu comprendre. Çane doit pas être gros. Une bien jolie pratiquecelui-làencore ! J'espère bien que tu vas leur renvoyer immédiatementleur sale monnaie.

CeDulaurier a eu un mouvement admirable : -- Voulez-vous prendre mamontre ? m'a-t-il dit d'une voix mourantevous la porteriez aumont-de-piété et vous enverriez l'argent à cemalheureux.

Moitoujours silencieuxje regardais l'oignon monter et descendre dansle goussetpuis finalement disparaîtrecomme un pauvre coeurqu'on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.

Cetteoblation grotesque me rappelanéanmoinsque l'heuregalopait. Je me hâtai de le féliciter sur son rubanrouge et sur le prix de cinq mille francs qu'on vient de luidécerneren le suppliant avec douceur de vouloir bien épandredésormais sa protection sur quelques écrivainssupérieurs que je lui nommaiet que les récompensesn'atteignent jamais. Il m'a regardé alors avec des yeux demerlan au gratin et s'est immédiatement fait disparaître.J'espère que m'en voilà débarrassé pourquelque temps.

Maintenanttrès cherpleure à ton aisetant que tu pourrasenune seule foiset quand ce sera bien finifais ce que je vais tedire.

Va-t'en àla Grande-Chartreuse et demande l'hospitalité pour un mois. Jeconnais ces excellents religieux ; confie-leur tes idéestesprojetsils te feront la vie douceet si tu sais leur plaireilsne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources. N'hésitepasne délibère pasje sais ce que je te dis. Je vaismême écrire au Père Général pourt'annoncer et te présenter. On te sinapisera le coeur surcette montagne et tu pourras ensuite reprendre la lutte avec unevigueur nouvelle qui déconcertera plusieurs sages.

Net'inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne filles'extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peuxte flatter d'être aimé d'une bien extraordinaire façon.Sa hâte de te revoir est extrêmemais elle comprend queje te donne un bon conseil en t'envoyant à la Chartreuse.

Rien àcraindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un peu meconnaîtren'est-ce pas ? Je te serre dans mes bras.

GEORGESLEVERDIER



XVIII


Ce GeorgesLeverdierà peine connu dans le monde des lettresétaitbienen réalitéle seul homme sur lequel Marchenoirpût compter. L'avare destinée ne lui avait donnéque cet amietencoreelle l'avait choisi pauvrecomme pourempoisonner le bienfait.

Il fautl'expérience de la misère pour connaîtrel'affreuse dérision d'un sentiment exquis frappéd'impuissance. La crucifiante blague archaïque sur lesconsolations lambrissées et trimalcionnes de l'amour dansl'indigence ne paraît pas une ironie moins insupportable quandil s'agit de la simple amitié. C'est peut-être la plusénorme des douleurset la plus suggestive de l'enferquecette nécessité quotidienne d'éluder leréciproque secours qui s'achèterait quelquefois au prixde la vie-- si l'infâme vie du Pauvre pouvait jamais avoir lepoids d'une rançon !

Leverdierpassionné pour Marchenoirqu'il regardait comme un homme duplus rare génieet dont il s'honorait d'êtrel'inventeuravait réalisé des prodiges dedévouement. Il se comptait pour rien devant lui et nes'estimait qu'à la mesure des services qu'il pouvait luirendre.

Il l'avaitconnu en 1869il y avait déjà quatorze ans-- alorsque la supériorité hivernale de son étonnant amine donnait encore aucun signe de maturité prochaine. Mais ill'avait fort bien démêlée sous la gourmandefrondaison de chimères et de préjugés qui enretardait le développement. Il avait mêmeenhorticulteur plein de diligencepratiquéd'un sécateurtremblantquelques émondages respectueux.

Marchenoirétait un peu son oeuvre. Naturellement froid et peuenthousiaste pourtantcet original critique avait livré sonâme en esclavage pour cette Galatée d'airain qui auraitlassé la ferveur d'un Pygmalion moins intellectuel. Cettedonation de tout son être avait été jusqu'aucélibat volontaire -- la piété de ce séidene lui permettant pas de reculer devant aucune immolation avantageusepour son prophète.

Il estvrai que celui-ci lui avait à peu près sauvé lavie pendant la guerre. Ils faisaient partie du même bataillonde francs-tireurs etdans l'effroyable sauve-qui-peut de la retraitedu Mansle chétif Leverdierépuisé de fatigueet tordu par le froidserait peut-être mort sur la neigeaumilieu de l'indifférence universellesi son compagnondouéd'une vigueur extraordinairene l'eût porté dans sesbras pendant plus de deux lieues et n'eût enfin réussipar supplications et menacesà le faire admettre dans unecharrette quelconque dont il faillit égorger le conducteur.

AussiLeverdier ne pouvait s'absoudre de n'être pas millionnaire.Volontiersil s'accusait de sa pauvreté comme d'une trahison.

-- Jedéteste l'argent pour lui-mêmedisait-ilmais jedevrais être un sac d'écus sous la main de Marchenoir.J'aurais ainsi une excuse plausible d'encombrer sa voie.

Etcependantil n'était guère assuré d'un futurtriomphe ! Sa penséefort enflammée quand elle sefixait sur son amiredevenait singulièrement lucide et froidequand il l'abaissait sur le public contemporain. L'espéranced'un avenir moins sombre était chez lui en raison inverse dela hauteur de génie qu'il supposait et ce calcul n'allait passans déchirement.

Marchenoirson aîné de quelques moisvenait d'entrer dans saquarante et unième annéeil avait publié déjàdeux livres jugés de premier ordre et la gloire aux mainspleines d'or ne venait pas. Elle se prostituait dans les pissotièresdu journalisme.

Leverdieravait fait des démarches inouïes auprès desdirecteurs et rédacteurs en chefqui se refusèrenttoujours au lancement d'un écrivain dont l'indépendancerévoltait leur abjection. Celui-cid'ailleursne leur avaitjamais caché son absolu dégoût. Littéralementil les déféquait. Il laissait agir son fidèleesclave pour qu'on ne lui reprochât pas de refuser absolumentde s'aider lui-mêmemais il se serait fait couper tous lesmembres avec des cisailles de tondeur de jument et scier entre deuxplanches à bouteilles longtemps savonnéespar unmaniaque centenaire ivre depuis trois joursavant de consentir àune démarche personnelle en vue de recueillirde leursnidoreuses mainsun quartier de cette charogne archiputréfiéedont ils sont les souteneurs et qu'ils vendent pour de la vraiegloire !

On nepouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoup pluséclatant à la nouvelle oeuvre qui se préparait.Marchenoir allait toujours s'exaspérant dans sa formedéchaînéequi rappelait l'invective surhumainedes sacrés Prophètes. Il se faisait de plus en plustorrentiel et rompeur de digues.

Leverdierqui l'admirait précisément à cause de celanepouvaitcependantse dissimuler qu'on allait ainsi àd'inévitables catastrophes. Il avait fini par en prendre sonparti et s'était fait le résigné pilote de latempête et du désespoir.


XIX


Lamunificence de Leverdier consterna Marchenoir sans le surprendre.Depuis longtempsil était habitué à cesmerveilles de dévouement qui le bourrelaient d'inquiétude.Il ne s'était pas adressé à luile sachant fortgêné et capablenéanmoinsde s'écorchervif et de se tanner sa propre peaus'il eût fallupour luiprocurer un peu d'argent. Quoique l'égoïsme affectueux etl'élégante sordidité de Dulaurier lui fussentparfaitement connuil avait espéré quepour cettefois du moinsil n'oserait se dérober et que l'exceptionnellemonstruosité d'un tel refus l'épouvanterait par sesconséquences possibles. Il n'avait pas prévu le truc dudocteur.

Il mitunmomentles deux lettres sur le visage du mortcomme pour le fairejugepuis il alla s'occuper des préparatifs funèbresnon sans avoir cacheté avec soinsous une vierge enveloppele billet de cent francs de Dulaurier qu'il lui renvoyale soirmêmesans un seul mot.

Il avaitterriblement besoin d'une impression qui le protégeâtcontre les dévouements de sa penséeet le message deson ami lui futde toutes manièresune délivrance.

Son pèreétait mort sans le reconnaîtreouce qui revenait aumêmesans témoignerpar aucun signequ'il lereconnût. Le silence de plusieurs années de séparationet de mécontentement n'avait pas été interrompumême à ce suprême instant. Les deux dernièresheures de l'agonieil les avait passéesauprès dumoribondagenouillépénitentplein de prièresportant son coeur-- comme un calice-- dans ses mains tremblantespour qu'une paroleun regard ou seulement un geste de pardon ytombât. Le mystère de la mort était entrésans prendre conseilet s'était mis entre eux sur son trôned'énigmes...

Cettereine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayantstrésors de devinaillesMarchenoir la connaissait bien ! Ill'avait appelée en de néfastes heureset elle étaitvenue frapper à côté de lui-- tellement prèsqu'il en avait adoré le souffle et bu la sueur. Il lui enétait resté comme un goût de pourriture et descrevasses au coeur !...

Maiscette foisil lui semblait avoir été mieux atteint. Ilse découvrait une palpitation filiale ignorée et cetarrachement nouveauaprès tant d'autreslui parut une lésionénormehors de proportion avec le reliquat d'énergiequ'on lui laissait pour le supporter.

Un momentil oublia toutles deux êtres dont il était aiméles vastes projets de son espritle cadavre même quibleuissait sous son regard ; une glaçante rafale d'isolementvint tournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée decrainteil se sentit "unique et pauvre"ainsi qu'il estécrit du Sabaoth terribleet il sanglota sur lui-mêmecomme un enfant abandonné dans les ténèbres.

Maisbientôtl'épine de révolte aux noires fleursdont il s'était transpercé de sa propre mainrenouvelases élancements. -- Pourquoi une vie si dure ? Pourquoi cettearidité invincible de l'humus social autour d'un malheureuxhomme ? Pourquoi ces dons de l'espritsi semblables àd'efficaces malédictionsqui ne semblaient lui avoir étédépartis que pour le torturer ? Pourquoisurtoutce piègeà peu près inévitablede ses facultésrationnelles en conflit perpétuellement inégal avec sesfacultés affectives ?...

Tout cequ'il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou leréconfort de ses frères avait tourné à saconfusion et à son malheur. Les entraînements de sachairles avait-il assez infernalement expiés ! C'étaitfinimaintenanttout celac'était très loinc'étaiteffacé par toutes les canoniques pénitences quiraturent la coulpe du chrétien. Le torrent d'immondices avaitpassé sans retourmais le vase de la mémoire avaitgardé la lie la plus exquise d'anciennes douleursqui avaientété presque sans mesure.

Deuxcadavres de femmesnaguère lavés de ses larmesluiparaissaient étendus à droite et à gauche decelui de son pèreet un quatrièmecent fois pluslamentable-- celui d'un enfant-- gisait à leurs pieds.

De cesdeux femmes qu'il avait adorées jusqu'à la démenceet dont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivementla premièrearrachée à une étable deprostitutionétait morte phtisique-- après deux ansde misère partagée-- dans un lit d'hôpital oùle malheureuxn'ayant plus un souavait dû la fairetransporter. Administrativement avisé du décèset voulantau moinsdonner une sépulture à la pauvrefilleil avait avaléen l'absence momentanée de sonamides vagues de boue pour trouver les quelques francs du convoides pauvreset il était arrivé une minute àpeine avant l'expiration du délai réglementaire.

Cedéplorable corps nujeté sur la dalle del'amphithéâtreéventré par l'autopsieenvironné d'irrévélables détritussuintant déjà les affreuses liqueurs du charnieravaitcommencépour ce contemplatif dévastéladangereuse pédagogie de l'Abyme !


XX


L'aventurede la seconde morte n'avait pas été moins tragique.Celle-ciMarchenoir ne l'avait pas épousée sur ungrabat de déjectionsdans le gueulement d'épithalamed'une porcherie d'ivrognes en rut.

C'étaitune de ces pauvresses d'esprit de la débauche-- àcasser les bras à la Justice ! -- une de ces irresponsableschasseressesordinairement bredouillesdu Rognon pensantsommelières sans vocationinhabiles à soutirer lafutaille humaine.

Il l'avaittrouvée une nuitdans la ruedésolée et sansasile. Son histoireinfiniment vulgaireétait la navrantehistoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sansvisage que d'inscrutables espaces avaient presque aussitôtengloutichassée de sa pudibonde famille et ballottéecomme une épaveelle était tombée sous ladomination absolue d'un de ces sinistres voyous naufrageursmoitiésouteneurs et moitié mouchardsqui monopolisent à leurprofit la camelote de l'innocence.

Forcéedepuis des moisde transmuer sa chair en victuaille de luxuresousla menace quotidienne d'épouvantables voléeslamalheureusedécidément inaptemourante d'horreur etn'osant plus réintégrer l'horrible caverneacceptasans hésitation les offres de service de Marchenoirexceptionnellement galionné de quelques pièces de centsous.

Incapabled'abuser d'une pareille détresse et rempli d'évangéliquesintentionscelui-ci dormit sur une chaise plusieurs nuits de suitecachant dans sa chambre et dans son lit cette désirablecréature qui tremblait à la seule pensée desortir. Il fallut devenir amoureux et le devenir passionnément.Le fragile chrétien interrompità la finsesdormitations cathédrales et une grossesse imprévuerécompensa bientôt sa ferveur.

Il gagnaitalors un peu d'argentaux Archives de l'Étatcommeharponneur de documents onctueuxpour le compte d'un fabricantd'huile de baleine historique de l'Institut. Cette énormeaggravation de sa misère ne l'épouvanta pas. Praticiendu concubinage héroïquela circonstance d'un enfant ànaîtreloin de le troublerlui parut un bénissablesurcroît providentiel de tribulations.

Un soirla grossesse étant déjà fort avancéeonrapporta chez lui sa maîtresse à moitié morte etl'enfant naissant. La mèreétant tombée sur sonancien éditeuravait été rouée de coupset sauvagement piétinéeau conspect d'un troupeau deboutiquiers dont pas un seul n'intervint. L'infortunée expiradans la nuitaprès avoir accouché avant terme laissantau seul ami qu'elle eut jamais rencontréle souvenircrucifiant de la plus délicieusement naïve destendresses.

Fauvementil se jeta à son fils. Dans cette âme d'ancêtrealtérée de dilectionle sentiment paternel éclatacomme un incendie.

Ce fut unenouvelle sorte de délirefait de toutes les agitationsprécordiales du passé et de toutes les antérieurestempêtesun épitomé sublime de toutes lesprocellaires véhémences de la passion enfin clarifiéespiritualiséeconcentrée et dardée uniquementsur le berceau de cet enfantelet débile.

Redoutantles meurtrières abominations des nourriceries lointainesilvoulut le garder auprès de lui età force d'amoureuseénergieparvint à le faire vivre jusqu'à l'âgede cinq ans. Ce que cela lui coûtalui-même n'aurait pule dire ! Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit unevolupté de râler toutes les agonies. Pour son enfantilaurait accepté de cheminer dans une voie lactée dedouleurs !

Lorsqueaprès avoir fait n'importe lequel des quinze ou vingt métiershumiliants que la nécessité lui suggérailvenait le reconquérir chez une vieille voisine qui le gardaiten son absencec'étaient un cri et une extase !...

Il prenaitce petit être comme Hercule dut prendre le grand Antéefils de la terreavec des bras enveloppeurs que l'écroulementdes cieux n'aurait pu désenlacer. Il l'emportait dans sachambrecomme un ravisseuret le roulait éperdument dans sonsein. C'étaient des baisers de foliedes balbutiementsdescataractes de pleurs.

Il sortaitde lui de si pénétrants effluves d'amour que l'enfantne sentait aucun effroi de toutes ces furies et ne tremblait que dutremblement de douceur de ces bras terribles !

Voyant sonpère toujours en larmesil lui essuyait les yeux du bout deses faibles doigtstrop pâles. -- Pauvre petit pèrenepleure pastu sais bien que ton petit André ne veut pasmourir sans ta permissionlui disait-illa dernière foisqu'ils se virentavec une précoce et surprenante lumièrede pitié dans les deux lampes sépulcrales de ses vastesyeux d'enfant marqué pour la mort.

Cettefrêle créature devait normalement expirer bientôtsur le coeur du malheureux homme qui ne pouvait pas être lethaumaturge qu'il aurait fallu pour l'empêcher de mourir. Mêmecette redoutable consolation ne lui fut pas accordée ! Ladestinéejusqu'alors simplement impitoyablese manifestasoudain si noirement atrocesi démoniaquement hideuseque lehurlement identique d'une éternité de damnation putêtre défié d'exprimer la touffeur de désespoird'un plus hermétique enfer !

Comment lachose arriva-t-elle exactement ? ce réprouvé ne parvintjamais à le savoir. Après trois jours d'une disparitionque personne ne put expliquerle corps du pauvre petit fut découvertpar Leverdierà la Morgueentre un noyé et uneassommée qui ressemblait vaguement à sa mère. Ilfut établi que le sujet était mort d'inanition.

Comment etpourquoi ? Questions sans réponsemystère insolubleque rien ne put éclaircir...

Ce fut lebon Leverdier qui passa de jolis instants ! Marchenoir eut quinzejours de frénésie admirablement caractérisée.Il fallut l'intervention du commissaire de police pour l'enterrementet huit paires de robustes bras pour lui arracher le corps de sonfils. Il ne se retrouva lui-même qu'au bout de deux mois d'unesorte de fièvre turbulenteson organisme puissant ayantvaincu-- pour lui seulhélas ! -- la mort jugéepresque inévitableune demi-douzaine de fois.


XXI


On conçoitmaintenant ce que pouvaient être les idées et lessentiments de Marchenoirveillant le cadavre de son pèrequ'il s'accusait d'avoir fait mourir. Le retour spectral de sespropres songes de béatitude paternelle éclairait d'unelumière fantastiquement désolée-- à lamanière d'une lune déclinante et rasant le niveau deseaux-- la vengeresse coalition de ses remords. Les remontrancesexpiatrices de son passé lui faisaientune fois de plusindéniablement manifestel'inoxydable équitédes glaives dans les coeurs qui sont à point pour êtretranspercés.

C'étaitvraicependantque pour lui les glaives avaient étéjugés par trop nobles. Ce qu'il avait enduréc'étaitune transfixion de pilotisenfoncés à coup de marteauxqui pesaient le mondeavec cent mille hommes au cabestan !

Maisencet instant de méditative rétrogradation de saconscienceenvahi du grandiose quasi divin de la paternité etmesurant a ses souffrances personnelles les présumablessouffrances du mortil se persuadait qu'une Justice incapabled'erreur s'était exercéeici et làcommetoujoursdans d'irrépréhensibles arrêtsquoiqu'il se proclamât sans intelligence pour en pénétrerles indéchiffrables considérants. Étant arrivépar cette route à un complet attendrissementles larmesavaient redoublé dans le silence précaire de l'espritet le facteur de la poste avait dû présenter sonregistre ponctuel au plus beau milieu d'une tempête de pleurs.

Dans sonactuelle disposition à tout magnifierla fidélitécanine de son ami lui parut immensesurhumaineetpar un bonheurinouïil ne se trompait pas. Leverdier étaitvéritablement unique. On pouvait croire qu'il avait étécréé spécialement pour cette besogne de sedonner à un être d'exception quisans luieûtété tout à fait seul.

Sa lettrelui fut donc un dictameun électuaireun rafraîchissementcéleste. Sans hésiter une secondeil résolutd'accomplir le voyage que lui conseillait un homme dont il avait eutant d'occasions d'éprouver le pratique discernement.D'ailleurscette retraite à la Grande-Chartreuse étaitdepuis longtemps un de ses voeux et lui souriait étrangement.

Il étaitcertesbien éloigné de la vocation cénobitique.Après la mort de son enfantil y avait deux ansla penséelui était venue d'essayer de la Trappe et il avait étése faire tâter à la Maison-Dieu. L'expériencefort bien faiteavait donné un résultat surabondammentnégatif et on ne s'était pas gêné pour luidire qu'une excessive activité d'imagination s'opposait en luià l'architecture de cet acéphale rigide et pieux qu'onnomme un trappiste.

Maisquelques semaines de recueillement dans la mouvance plusintellectuelle de saint Bruno lui paraissaient extrêmementdésirables. Il pourraitdans la paix sédative de cedésertvérifier à l'aise certaines inductionsmétaphysiques encore insuffisamment élaboréespour un livre qu'il avait entrepris dans les affres écartelantesde son existence de Paris. Surtoutil appuierait son âmeexténuée à ce rouvre monastique du silence et dela prière qui lui communiqueraitsans doutequelque chose desa tranquille vigueur.

Du côtéde cette femme que Leverdier nommait Véronique et qui n'étaitpas la maîtresse de Marchenoir quoiqu'elle vécûtavec lui et par luila sollicitude pélicane de son mamelouckle délivrait de tout rongeur souciau sujet de la subsistancequotidienneaussi longtemps que durerait sa départie. Il yavait là une histoire aussi simple que peu vraisemblable.

VéroniqueCheminotcélèbre naguère au quartier latin sousle nom expressif de la Ventouseétait une splendidegoujate que dix annéesau moinsde prostitution survingt-cinq n'avaient pu flétrir. Et Dieu sait pourtantl'effroyable périple de ce paquebot de turpitudes !

Néedans un port bretond'une ribaude à matelotsmalencontreusement fruitée par un cosmopolite inconnunourrieon ne savait commentdans cet égoutpolluéedès son enfanceputréfiée à dix ansvendue par sa mère à quinzeon l'avait vue se débiterdans toutes les halles à poisson de la luxurese détaillerà la main sur tous les comptoirs du stuprependre àtous les crocs de la grande triperie du libertinage.

Leboulevard Saint-Michel l'avait assez connuecette rousse audacieusequi avait l'air de porter sur sa tête tous les incendiesqu'elle allumait dans les reins juvéniles des écoles.

Elle nepassait pas généralement pour une bonne fille.Quoiqu'elle eût fait d'étranges coups de tête pourdes hommes qu'elle prétendait avoir aiméscette avideguerrière se livrait à de terrifiques déprédationsqui la rendaient infiniment redoutable aux familles. A l'exception dequelques rares et singuliers caprices qui lui faisaient mettreparfois dans son lit des vagabonds sans asile-- et qu'on expliquaitinexactement par la fangeuse nostalgie de sujétionparticulière à ces réfractaires -- ses caressesles plus authentiques étaient d'une vénalitéescaladantequi montait jusqu'au lyrisme. Elle avait gardécette ingénuité de croire fermement que les hommes quila désiraient étaient tous des apoplectiques d'argentqu'aucune saignée ne pouvait jamais anémier.

Sacupidité fort à craindre n'était pourtant pashideuse. Elle vidait facilement son porte-monnaie dans la main de sescamarades moins achalandées etquelquefois mêmene serefusait pas la fantaisie d'inviter brusquement le premier mendiantguenilleux qu'on rencontraità l'inexprimable consternationdu typehorripilé de ce convive et menacé--s'il aventurait un mot séditieux-- de l'apparitiond'Adamastor.


XXII


Marchenoiravait été désigné pour retirer ceMaëlstrom de la circulation. Il n'y pensait guèrepourtantquand la chose lui arriva. Il commençait àpeine à se remettre et à se radouber de l'énormetourmente de coeur qui vient d'être racontée. Il ne sesentait nullement disposé à recommencer ces sauvetagesces rédemptions de captives qui lui avaient coûtési cher et qui avaient été si nombreux en une dizained'annéesquoique les deux plus considérables seulementaient dû être mentionnésà cause de leurdurée et du tragique de leur dénouement.

D'ailleursune grande révolution s'était faite en luifortantérieure à la récente catastrophe. Il vivaitdans la continence la plus ascétique et les sophismes de lachair n'avaient plus aucune part aux déterminationsvictorieuses de sa volonté. Parvenu enfin à laplénitude de sa force intellectuelle et physiologiqueilétaitde tous les hommesle plus tendre et le plusinséductible.

Aucunecirconstance dramatique ne signala le commencement de ses relationsavec la Ventouse. Ayant cessédepuis Leverdierle faméliquevagabondage de ses débutsgagnant à peu près savie etaussisouvent celle des autrespar diverses industries dontla littérature était la moins lucrativeconnu déjàpar des scandales de journaux et même un peu célèbrece sombre individusi différent de tout le monde et qui neparlait jamais à personneintrigua fortement la bohémiennequi le voyait habituellement déjeuner à quelques pasd'elledans un petit restaurant du carrefour de l'Observatoire. Cefut à un point qu'elle prit des informations et rêvad'exercer sur lui son ascendant.

Le manègede circonvallation fut banalcomme il convenaitet tout àfait indigne de la majesté de l'histoire. Elle obtint ceci queMarchenoirtrès doux sous son masque de fanatiqueréponditsans même fixer les yeux sur elleaux remarques saugrenuesqu'elle supposait grosses d'une conversationpar d'inanimésmonosyllabes qu'on aurait crus péniblement tirés àla poulie du fond d'un puits de silence.

Exaspéréede ce médiocre résultateue lui dit un jour :

--Monsieur Marchenoirj'ai envie de vous et je vous désirevoulez-vous coucher avec moi ?

-- Madamerépondit l'autre avec simplicitévous tombez fort malje ne me couche jamais.

Et c'étaitvrai. Il travaillait jour et nuit avec furie et ne dormait qu'unpetit nombre d'heures dans un fauteuilce qui fut laconiquementexpliqué.

Cetteroussetrès stupéfaiteentreprit alors le seuldéballage nouveau pour elledes sages remontrances. Elleparla comme une mère prudente de la nécessitéd'une meilleure hygiènede la longueur des jours et dunécessaire repos des nuitsfaites pour dormirassurait-elle.Enfinelle crut discerner le besoin pour un homme de penséed'avoir quelqu'un qui s'occupât de ses petites affairesetc.Marchenoir paya son déjeuner et ne revint plus.

Un moisaprèsrentrant chez lui par un minuit très froidilla trouva accroupie et grelottante sur le seuil de sa porte. Il nedemanda aucune explicationla fit entrer dans sa chambrealluma dufeului montra son lit et se mit au travail. Pas un mot n'avait étéprononcé.

Elle vintlui passer ses superbes bras autour du cou.

-- Jet'aimelui souffla-t-elleje suis folle de toi. Je ne sais pas ceque j'ai. Je ne voulais plus penser à ce caprice que j'avaiseu de te tenir dans mes brasmais ce soirje me serais traînéesur les genoux pour venir ici. Je vois bien que tu n'es pas comme lesautres et que tu dois fièrement me mépriser. Tant pisdis-moi ce que tu voudrasmais ne me repousse pas.

Etl'impudique vaincue craignant de déplaire par un baisersecoula par terre à ses pieds et fondit en larmes.

Marchenoireut le frisson de la mort. -- Ne sera-ce donc jamais fini ?pensa-t-il. Il se pencha et partageant l'épaisse chevelure decette Salamandre en abîmeondée de flammes--avec une douceur qui était presque de la tendresseil luiraconta sa pauvreté et son deuil immense ; il lui représentasans espoir d'être comprisl'impossibilité de nouer oude ficeler deux existences telles que les leurs et son horreurdésormais insurmontablede tout partage aussi bien dans lepassé que dans l'avenir.

A ce motde partagela belle fille redressa la tête etsansvouloir se relevercroisant ses mains en suppliante sur les genouxdu maître qu'elle s'était choisi :

--Pardonnez-moi de vous aimerdit-elled'une voix singulièrementhumble. Je sais que je ne vaux rien et que je ne mérite pasque vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut y avoir departage. Vous m'avez prise et je ne peux plus être qu'àvousà vous seul. Les infamies de mon passéje me lesreproche comme des infidélités que je vous auraisfaites. Vous êtes un homme religieuxvous ne me refuserez pasde sauver une malheureuse qui veut se repentir. Laissez-moi prèsde vous. Je ne vous demande pas même une caresse. Je vousservirai comme une pauvre domestiqueje travaillerai et deviendraipeut-être une bonne chrétienne pour vous ressembler unpeu. Je vous en supplieayez pitié de moi !

JamaisMarchenoir n'avait été si bien ajusté. Il ne secrut pas le droit de renvoyer au marché cette esclave qui luiparaissait s'offrir encore plus à son Dieu qu'à lui.Tous les dangers qui peuvent résulter pour un catholique exactd'une si prochaine occasion habituelle de manquer de continenceilles acceptaavec la certitude résignée de compromettreet de surcharger abominablement sa vie.

Quelquesjours aprèsil s'installait avec Véroniquerue desFourneauxau fond de Vaugirarddans un petit appartement d'ouvrier.Alorscommença cette cohabitation tant calomniée dedeux êtres absolument chastesà la fois si parfaitementunis et si profondément séparés. La formidablemachine à vanner les hommes qui s'était appeléela Ventouse devintpar miracleune fille très pure et unencensoir toujours fumant devant Dieu. Les pratiques religieusesd'abord commencées en vue de s'identifier avec l'homme qu'elleaimaitdevinrent bientôt un besoin de son amourson amourmêmetransfigurétransporté dans l'infini !


XXIII


Il y eutpeu de monde à l'enterrementles pauvres cercueils n'étantpasà Périgueux plus qu'ailleursconvoyés pardes multitudes. Il est vrai que Marchenoirayant oubliéjusqu'aux noms de la plupart de ses concitoyens d'autrefoiss'étaitborné à faire insérer dans L'Écho deVésone un entrefilet de convocation généraleaux obsèques du défunt. D'ailleursla Liturgiemortuaire de l'Église-- la plus grande chose terrestre àses yeux-- agissait sur tout son êtreen cette circonstanceavec une force inouïe et l'exiguïté du bétailcondolent ne fut inaperçue que de lui.

Pour unpareil désenchanté de la viequi n'en connut jamaisque les plus atroces rigueurset qui semblait avoir étécréé eunuque aux joies de ce mondeil y avait dansl'appareil religieux de la mort une force de vertige qui leconfisquait tout entier avec un absolu despotisme. C'était laseule majesté à laquelle ce révolté nerésistât pas. On l'avait vu souvent suivre desenterrements d'inconnus et il fallait qu'il fût bien pressépour ne pas entrer dans une église lorsque le seuil tendu denoir l'avertissait de quelque cérémonie funèbre.Combien d'heures il avait passées dans les cimetièresde Parisà des distances infinies du vacarme socialdéchiffrant les vieilles tombes et les surannéesépitaphes des adolescents en poussièredont lescontemporains étaient aujourd'hui des ancêtres et dontpersonne au monde ne se souvenait plus !

Aux yeuxde ce contempteur universella Mort était vraiment la seulesouveraine qui eût le pouvoir d'ennoblir tout de bon lafripouille humaine. Les médiocresles plus abjects luidevenaient augustes aussitôt qu'ils commençaient àpourrir. La charogne du plus immonde bourgeois se calant et secantonnant dans sa bière pour une sereine déliquescencelui paraissait un témoignage surprenant de l'originelledignité de l'homme.

Cetteirraisonnée inductionvenant à refluer intérieurementsur le plexus syllogistique de son espritMarchenoir avait toujoursété rempli de conjectures devant tous les signesfunèbres. Sans douteles oracles de la foi touchant les finsdernières et l'ultime rétribution de l'animalresponsable suffisaient à ce croyant. Mais le visionnaire quiétait au fond du croyant avait de bien autres exigencesqueDieu seulsans douteeût été capable desatisfaire.

Précisémentce mot d'exigence le faisait bondir. Lui que la mort avait tantdéchiréil se raidissaiten des transports de ragecontre la rhétorique de résignationqui nomme reposou sommeil la liquéfaction des yeux et le rongement desmains de l'être aiméet le grouillement d'helminthes desa boucheet tous les viols inexprimables de la matière surcette argile si vainement spiritualisée ! Il trouvait quel'exigence n'était vraiment pas du côté d'unhomme à qui on prenait sa femme ou son enfantpour en faireil ne savait quoiet qu'on priait d'attendre jusqu'à laconsommation des siècles !

Si cen'était pas là une dérision à fairecrouler les étoilesc'était terriblement demander enéchange de dons si précaires ! Même en sachanttoutce serait intolérableet la véritéc'estqu'on ne sait rienabsolument riensinon ce que le christianisme avoulu nous dire.

Mais quoi! c'est un atome d'espérance pour contrepeser un mont deterreurs ! La religion seule donne la certitude de l'immortalitémais c'est au prix de l'enfer possiblede la défigurationsans retourdu monstre éternel !

Cettepauvre créature qu'il pleurece misérableet qu'ilappelle en de désolées clameurs du fond de ses nuits-- qui fut son paradis terrestreson arbre de viesonrafraîchissementsa lumière et sa paix dans sescombats-- qu'il n'aille pas s'imaginerau moinsqu'il lui suffisede l'avoir vu mourir et d'avoir livré le déplorablecorps aux dévorants hideux qui sont sous la terre. Si son âmeest profondetout cela n'est que le commencement des douleurs.

Il y a--qui ne l'oublie pas ! -- le ciel et l'enferc'est-à-dire unechance de béatitude contre dix-sept cent mille de malédictionet de hurlements sempiternelsainsi que l'enseigne Monsieur SaintThomas d'Aquindont le Bon Pasteur ne paraît pas avoir prévules doctrines !

Lesirrésistibles entraînements de coeur qui jetèrentdans ses bras l'infortunéeles caresses presque chastesmaisnon permisesqui lui faisaient oublierun instantl'abomination desa misère-- pendant qu'il s'attendrit confortablement sousles marronniers en fleur-- elle est probablement en train de lesexpier d'une façon qu'on ne pourrait passans crever de rirele voir entreprendre de conjecturer.

C'esttoute la puissance divine qui est en armes pour supplicier cettedouce fillette qui buvait les pleurs de ses yeux et qui se mettait àgenoux pour laver ses pieds en sangquand il avait trop marchépour sa rédemption. C'est maintenant contre elle toute unearmée de Xerxès d'épouvantements. La plus intimeessence du feu sera tirée de l'actif noyau des astres les plusénormespour une inconcevable flagrance de tortures quin'auront jamais de fin. Cette affreuseté de laputréfaction sépulcrale qui est à faire secabrer les cavalcades de l'Apocalypse-- ah ! ce n'est rienc'estla beauté mêmecomparée à l'infamationsurnaturelle de l'image de Dieu dans ce brûlant pourrissoir !

Le désolécatholique avait eu souvent de ces pensées qui le roulaientpar terrerugissantépileptiqueécumant d'horreur.-- Dix mille ans de séparationcriait-ilje le veux bienmais au moins que je sache où ils sontceux que j'ai aimés!

Obsécrationinsensée d'une âme ardente ! Il aurait tout acceptéle diadème de crapaudsle mouvant collier de reptileslesyeux de feu luisant au fond des arcades de vermineles brasvisqueuxtuméfiéspompés par les limaces oules araignéeset l'épouvantable ventre pleind'antennes et d'ondulements-- enfin des apparitions à letuer sur place-- s'il eût été possibled'apprendre quelque chose au prix de cette monstrueuse profanation deses souvenirs !

Etmaintenantau bord de la fosse oùle prêtre étantpartiles pelletées de terre tombaient comme des pelletéesde siècles sur le nouveau stagiaire de l'éternitéil ne trouvaiten fin de compted'autre refuge que la Prière.Cette âme lassée ne s'épuisait plus en sursautset en convulsions inutiles. Catholique étonnamment fidèleil s'arrangeait pour retenir le dogme tridentin de l'enferinterminableen écartant l'irrévocabilitéde la damnation. Il avait trouvé le moyen de mettre debout etde donner le souffle de vie à cette antinomie parfaite quiressemblait tant à une contradiction dans les termesquoiqu'elle devînt une opinion singulièrement plausiblequand il l'expliquait. Mais la prière seule lui étaitvraiment bienfaisante-- l'infinie simplicité de la prièrepar laquelle une vie puissante et cachée sourdait tout au fondde luipar-dessous les plus ignorés abîmes de sapensée...

Il restalongtemps à genouxsi longtemps que les fossoyeurs achevèrentleur besogne etpleins d'étonnementl'avertirent qu'onallait fermer la porte du cimetière. Il eut une satisfaction às'en aller seulayant fort redouté les crocodiles dusympathique regret. Son départ de Périgueux étaitfixé pour le lendemain et il se proposait de ne voir personne.Il rentra donc immédiatementse fit apporter une nourriturequelconque et passa une partie de la nuit à écrire lalettre suivante à son ami Leverdier.


XXIV


_J'ai reçuton argentmon fidèlemon unique Georges. Je ferai ce que tume conseilles de fairecomme si c'était la TroisièmePersonne divine qui eût parléet voilà tout monremerciement. J'arrive du cimetière et je pars demain pour laGrande Chartreuse.

Je t'écrisafin de me reposer en toi des émotions de ces derniers jours.Elles ont été grandes et terribles. Une virginitéde coeur m'a été refaiteje pensetout exprèspour que je visse expirer mon père que je ne croyaiscertespas aimer tant que cela. Tu sais combien peu de place il avait voulugarder dans ma vie. Nous nous étions endurcis l'un contrel'autredepuis longtempset je n'attendais rien de plus que cetteobscure trépidation que donne à des mortels la visionimmédiate et sensible de la mort. Il s'est trouvé qu'ilm'a fallu prendre une hache et trancher des câbles pouréchapper à ce trépassé qu'on portait enterre...

Je suissaturénoyé de tristessemon amice qui ne me changeguèretu en conviendrasmais la grande crise est passéeet le voyage de demain m'apparaît comme une de ces aubesglacées et apaisantes que je voyais poindreil y a deux ansdu fond de mon lit de fiévreux après une nuit defantômes. Ils encombrent désormais ma vieles fantômes! ils m'environnentils me pressent comme une multitudeet les plusà redouterhélas ! ce sont encore les innocents et lestrès pâles qui me regardent avec des yeux de pitiéet qui ne me font pas de reproches !

Je viensde parcouriren gémissantcette pauvre maison de mon pèreoù je suis néoù j'ai été élevéet qu'il va falloir vendre pour payer d'anciennes dettesainsi qu'onme l'a expliqué. La mélancolique sonorité de ceschambres videsplafonnéespour mon imaginationde tant desouvenirs anciensa retenti profondément en moi. Il m'asemblé que j'errais dans mon âmedéserte àjamais.

Pardonne-moimon bon Georgesce dernier mot. Je crois que je ne pourrai jamaisdire exactement ce que tu es pour le sombre Marchenoir. J'ai eu unfrère aîné mort très jeunedans la mêmeannée que ma mère. Tout à l'heurej'ai retrouvédes objets enfantins qui lui ont appartenu. Je t'en ai déjàparlé. Il s'appelait Abel et c'estsans doutece quidétermina mon père à m'accoutrer de ce nom deCaïn dont je suis si fier. Je l'aurais peut-être aimébeaucoup s'il avait pu vivremais je ne me le représente pascomme toi et je ne te nommerais pas volontiers mon frère.

Tu esautre choseun peu plus ou un peu moinsje ne sais au juste. Tu esmon gardien et mon toitmon holocauste et mon équilibre ; tues le chien sur mon seuil ; je ne sais pas plus ce que tu es que jene sais ce que je suis moi-même. Maisquand nous serons mortsà notre toursi Dieu veut faire quelque chose de nospoussièresil faudra qu'il les repétrisse ensemblecet architecteet qu'il y regarde à trois fois avantd'employer l'étrange ciment qui lui collera ses mains delumière !

Tu as sansdoute raison de me reprocher d'avoir écrit à Dulaurieret j'ai raison aussitrès probablementde l'avoir fait. Il ajugé convenable de me répondre par une lettre qui ledéshonore. N'est-ce pas là un beau résultat ?Tout ce que tu m'écris de luiil a pris la peine de mel'écrire lui-même. Le pauvre garçon ! c'est àpeine s'il se cache de la terreur que je lui inspire.

Franchementj'avais cru que ce sentiment bien connu de moià défautde magnanimitévaincrait son avarice et le détermineraità me rendre le facile service que je lui demandais. Il a eu labonté de me conseiller la fosse communeen merappelant à l'humilité chrétienne. Pour êtresi imprudentil faut qu'il me croie tout à fait vaincuautrement ce serait par trop bête d'outrager un homme dont lamémoire est fidèle et qui a une plume pour se venger !

Quant audocteurje ne l'avais pas prévu dans cette affaire. Ah ! ilssont dignes de s'estimer et de se chérirces négriersde l'amitié qui m'ont jeté par-dessus bord àl'heure de prendre chasseet qui mettraient à mes pieds lestrésors de leur dévouement si j'obtenais un succèsqui me rendît formidable ! Avec quelle joie je leur ai renvoyéleur argenttu le devines sans peine.

Maislaissons cela. J'ai reçu la visite du notaire de la famille.Je lui suppose d'autres clientscar il est gras et luisant comme unlion de mer. Cet authentique personnage m'apportait d'infiniesexplications auxquelles je n'ai rien comprissinon que mon pèrevivant uniquement d'une pension de retraitene laisse absolument quesa maison et le mobilierl'un et l'autre de peu de valeurce que jesavais aussi bien que lui. Mais il m'a révélécertaines dettes que j'ignorais. Il faut tout vendre et l'acquéreurest déjà trouvéparaît-il. J'ai mêmecru démêler que je pouvais bien n'en être séparéque de l'envergure d'un large soufflet. N'importej'ai signéce qu'il a fallule drôle ayant tout préparéd'avance. Les pauvres n'ont pas droit à un foyerils n'ontdroit à rienje le saiset je me suis cerclé le coeuravec le meilleur métal de ma volonté pour signer plusferme.

On me faitespérer un reliquat de quelques centaines de francs qui meseront envoyésle tripotage consommé. Ce sera monhéritage. Si ton général des Chartreux veut megratifier de son côtéil m'en coûtera peu derecevoir l'aumône de sa main. Nous pourronsalorsfairel'acquisition d'un nouveau cheval de bataille pour la revanche oupour la mort. J'ai le pressentiment que ce sera plutôt la mortet je crois vraiment qu'il me faudrait la bénircar jecommence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de lajustice !

Dis àma chère Marie l'Égyptienne qu'elle continue de prierpour moi dans le désert de notre aride logement. Elle nepourrait rien faire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pastrop bien tout celatoimon pauvre séide. Tu ne sais quesouffrir et te sacrifier pour mon servicecomme si j'étais unManitou de première grandeuret la merveille sans rivale decette fille consumée de l'amour mystique est presqueentièrement perdue pour toi. Tous les prodiges de l'Exoded'Égypte se sont accomplis en vainsous tes yeuxen lapersonne de cette échappée à l'ergastule desadorateurs de chats et des mangeurs de vomissements à l'oignonde la Luxure.

Pour moije grandis chaque jour dans l'admiration et je m'estime infinimenthonoré d'avoir été choisi pour récupérercette drachme perduecette perle évangélique flairéeet contaminée par le groin de tant de pourceaux.

Il estétrange que je sois précisément l'homme qu'ilfallait pour rapprocher deux êtres si exceptionnels et siparfaitement dissemblables. Dans votre émulation à mechérirc'est toil'homme de glacequi me brûles etc'est ellel'incendiéequi me tempère. Tu ne terassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elle trembleparfois de ce qu'elle appelle naïvement mes justices. Enmême tempsvous vous reprochez l'un à l'autre dem'exaspérer. Chers et uniques témoins de mestribulations les plus cachéesvous êtes bien inouïstous les deux et nous faisonsà nous troisun assemblagebien surprenant !

Aujourd'huitu m'envoies à la Chartreuse du même air d'oracle donttu voulusautrefoisme détourner d'aller à la Trappe.Seulementcette foisje t'obéis sans discussion et mêmeavec autant d'allégresse qu'il est possible. Tel est leprogrès de ton génie.

Tu teportes garant de la roborative et intelligente hospitalité desChartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peu probable quej'écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai de l'ordredans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuve dela méditation la plus encaisséeau travers des écuriesd'Augias de mon esprit.

Quel livrepourrait être le mienpourtantsi j'enfantais ce que j'aiconçu ! Mais quel accablantquel formidable sujet ! LeSymbolisme de l'histoirec'est-à-dire l'hiérographieprovidentielleenfin déchiffrée dans le plus intérieurarcane des faits et dans la kabale des datesle sens absoludes signes chroniquestels que PharsaleThéodoricCromwellou l'insurrection du 18 marspar exempleet l'orthographeconditionnelle de leurs infinies combinaisons ! En d'autrestermesle calque linéaire du plan divin rendu aussi sensibleque les délimitations géographiques d'un planisphèreavec tout un système corollaire de conjecturales aperceptionsdans l'avenir !!! Ah ! ce n'est pas encore ce livre qui me ferapopulaireen supposant que je puisse le réaliser !

Je tequittemon amila fatigue m'écrase et l'heure galope avecfurie. J'ai hâte de fuir cette ville où je n'ai que dessouvenirs de douleurs et des perspectives de dégoût. Orj'ai beaucoup à brûleravant mon départdanscette maison qu'on va vendre. Je ne veux pas de profanations. Mais çane va pas être fertile en gaîténon pluscetteexécution de toutes les reliques de mon enfance !... Bonsoirmes chers fidèleset au revoir dans quelques semaines._

MARIE-JOSEPHCAIN MARCHENOIR





DEUXIEMEPARTIE



XXV


LesurlendemainMarchenoir commençait à pied l'ascensiondu Désert de la Grande-Chartreuse. Lorsqu'il eut franchi cequ'on appelle l'entrée de Fourvoirierainure imperceptibleentre deux rocs monstrueuxau-delà desquels la vie moderneparaît brusquement s'interrompreune sorte de paix joyeusefondit sur lui. Il allait enfin savoir à quoi s'en tenir surcette Maison fameuse dans la Chrétienté-- si bêtemententrevuede nos joursà travers les fumées del'alcoolisme démocratique-- ruche alpestre des plus sublimesouvriers de la prièrede ceux-là qu'un vieil écrivaincomparaît aux Brûlants des cieux et qu'il appelaitpourcette raisonles "Séraphins de l'Église militante!"

Les gensbadigeonnés d'une légère couche de christianismequi veulent que les pèlerinages soient commodesaffirmentsous serment que le monastère est inaccessible dans la saisondes neiges. L'effet heureux de ce préjugé est unerestitution périodique de l'antique solitude cartusienne tantdésirée par saint Bruno pour ses religieux !

L'énormeaffluence des voyageursdans ce qu'on est convenu d'appeler la bellesaisondoit êtrepour les solitairesune bien pesanteimportunité. La foi du plus grand nombre de ces curieuxn'aurait certainement pas la force évangélique qui faitbondir les montagneset beaucoup viennent et s'en vont qui n'ont pasd'autre bagage spirituel que le très sot journal d'un touristesans ingénuité. N'importe ! ils sont reçus commes'ils tombaient du cielaérolithes mondains de peu defulgurancequi ne déconcertent jamais l'accueillanterésignation de ces moines hospitaliers

LaGrande-Chartreuse doit donc être visitée en hiver partous ceux qui veulent se faire une exacte idée de cettemerveilleuse combinaison de la vie érémitique et de lavie commune qui caractérise essentiellement l'Ordre cartusienet dont la triomphante expérience accomplittout àl'heureson huitième siècle.

Fondéeen 1084la famille de saint Bruno-- rouvre glorieux qui couvrit lemonde chrétien de sa puissante frondaison-- seule entretoutes les familles religieusesa mérité ce témoignagede la Papauté : "Cartusia nunquam reformataquianunquam deformatal'ordre des Chartreuxne s'étant pointdéformén'a jamais eu besoin d'être réformé."

Dans unsiècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ouaux murènes de la définitive anarchie qui menace defaire ripaille du mondeil est au moins intéressant decontempler cet unique monument du passé chrétien del'Europeresté debout et intactsans ébranlement etsans maculedans le milieu du torrent des siècles.

_D'oùcela vient-il ? -- dit un auteur chartreux contemporain. -- De lasagesse qui accompagne nécessairement les résolutionsdu Définitoirepuisque ses Ordonnances n'obligent qu'aprèsavoir été mises à l'essai ; puisque cesConstitutions doivent être approuvées par ceux qui neles ont pas faites. Ce qui nous a sauvésc'est ce Définitoirelibreimpartialtoujours indépendantpuisque les religieuxqui peuvent et doivent le composer arrivent en Chartreuse ignorantsou incertains de leur nomination ; ils y viennent alors sans idéespréconçuessans parti pris : la brigue et la cabaleseraient impossibles.

Dans lesséances annuelles du Chapitre Générallapremière occupation de cette assemblée est de former leDéfinitoirecomposé de huit Définiteursnommés au scrutin secret et n'ayant point fait partie duDéfinitoire de l'année précédente. CeDéfinitoiresous la présidence du R. P. Généralest chargé du bien de tout l'Ordre et exerceconjointementavec le chef suprêmela plénitude du pouvoiren vued'ordonnerde statuer et de définir.

Ce quinous a sauvésc'est l'énergie de cette espècede concilecomposé de membres de différentes nationsquipour la plupartn'ont point vécu et ne doivent point seretrouver avec ceux qu'ils frapperont d'une juste sentence.Parfaitement libreil n'a jamais reculéen aucune occasiondevant un coup d'énergie. Jamaisdans l'Ordre entierjamaisdans une Province un abus n'a été approuvémêmetacitement ; nous pouvons même direhistoire en mainquejamais un manquement grave aux Règles fondamentales de la viecartusienne n'a été toléré dans aucuneChartreuse. Le Définitoire a avertipatientéinsistémenacé ; enfinil a pris un moyen extrêmemaisdécisifen vue du bien commun : il a rejeté tellemaison qui n'observait plus la Règle dans son entier etrefusait de s'amender et de se soumettre ; il l'a rejetéedéclarant que ni les personnes ni les biens n'appartenaientplus à l'Ordrelaissant aux réfractairesédificesrentespropriétéstoutexcepté le nom deChartreux et la Règle de saint Bruno. Cartusia nunquamdeformataparce que dès que l'Ordre prit de l'extensionau commencement du douzième sièclenos ancêtressurent nous donner une Constitution aussi forte qu'elle étaitlargeaussi sage qu'elle était gardienne de la seule vraieliberté qui consistenon point à pouvoir faire le malou le bienmaisau contraire. à être dans l'heureusenécessité de ne faire que le bientout en choisissantparmi ce qui est bience qui nous paraît le meilleur._

Du resteil suffit de franchir les limites de ce célèbre Désertpour sentir l'absence soudaine du dix-neuvième siècleet pour avoirautant que cela est possiblel'illusion du douzième.Mais il faut que la route ne soit pas encombrée par lescaravanes tapageuses de la Curiosité. Alorsc'est vraiment leDésert sourcilleux et formidable que Dieu lui-mêmedit-onavait désigné à son serviteur Bruno et àses six compagnons pour que leur postérité spirituelley chantâtpendant huit cents ansau moinsdans la paixauguste des hauteursla Jubilation de la terre devant la face duSeigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra... Jubilate in conspectuRegis Domini !

Marchenoirn'avait jamais savouré si profondément la beautéreligieuse et pacifiante du silence que dans cette montée dela Grande-Chartreuseentre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère.La nuit avait été fort neigeuse et le paysage entiervêtu de blanc comme un chartreuxéclatait aux yeux sousla mateur grise d'un ciel bas et lourd qui semblait s'accouder sur lamontagne. Seulle torrent qui roule au fond de la gorge sauvagetranchait par son fracas sur l'immobile taciturnité de cettenature sommeillante. Mais-- à la manière d'une voixunique dans un lieu très solitaire-- cette clameur d'en basqui montait en se dissolvant dans l'espacey était dévoréepar ce silence dominateur et le faisait paraître plus profondencore et plus solennel.

Il sepencha pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissantequ'on appelle si improprement le Guiers-Mortet dont lacouleurpareille au bleu de l'acier quand elle se précipiteressemble à une moire verte ondulée d'écumequand elle se recueilleen frémissantdans une conque derocherspour un élan plus furieux et pour une chute plusirrémédiable.

Il se prità songer à l'énorme durée de cetteexistence de torrent qui coule ainsipour la gloire de Dieudepuisdes milliers d'annéesbien moins inutilement sans doutequebeaucoup d'hommes qui n'ont certes pas sa beauté et qu'il al'air de fuir en grondant pour n'avoir pas à refléterleur image. Il se souvint que saint Bernardsaint Franchis de Saleset combien d'autresaprès saint Brunoétaient venusen ce lieu ; que des pauvres ou des puissantsévadésdu mondeavaient passé par-làpendant une moitiéde l'histoire du christianismeet qu'ils avaient dû êtresollicitéscomme lui-mêmepar cette figureperpétuellement fuyantede toutes les choses du siècle...

Uneméditation de cette sorte et dans un tel endroit estsingulièrement puissante sur l'âme et recommandable auxennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoiraussiblessé et aussi saignant que puisse l'être un malheureuxhommesentit une douceur infinieun calme de bonne mortinsoupçonné jusqu'à cet instant. Il se baignadans l'oubli de ses douleurs immortelleshélas ! et quidevaientun peu plus tardle ressaisir. A mesure qu'il montaitsapaix grandissait en s'élargissanttout son être sefondait et s'évaporait dans une suavité presquesurhumaine.

Une pageadorable de naïveté qu'il avait autrefois apprise parcoeurtant il la trouvait bellelui revenait à la mémoireet chantait en luicomme une harpe d'Eole de fils de la Viergeanimée par les soupirs des séraphins.

Cettepageil l'avait trouvée dans une ancienne Vie de cecélèbre père de Condrendont la doctrine étaitsi sublimeparaît-ilque le cardinal de Bérulleécrivait à genoux tout ce qu'il lui entendait dire.Voici en quels termes cet étonnant personnage s'exprimait surles Chartreux :

Ce sontdes hommes choisis de Dieu pour exprimerle plus naïvement etexactement qu'il est possible à des créatures humainesl'état de ceux que l'Écriture appelle les enfantsde la Résurrection_et pour vivre dans un corps mortelcommes'ils étaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sanscesse élevés hors d'eux-mêmes dans unecontemplation des choses divines ; il n'y a point de nuit pour euxpuisque c'est durant les ténèbres de la terre qu'ilsfont les saintes opérations des enfants de lumière. Ilssont tous honorés du saint caractère de la Prêtrisecomme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtresdans le ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Angeslorsqu'ils apparaissent aux hommes ; leur modestie et leur innocenceest un tableau de la sage simplicité et de la droiture desBienheureux.

Leurhabitation dans les montagnes de la Grande-Chartreuse n'est point unséjour pour des personnes du monde ; il faut n'avoir rien quel'esprit pour subsister dans une telle demeure. Aussipeut-on sortirdes tombeaux de toutes sortes de monastères pour aller revivreparmi ces saints ressuscitésmais lorsqu'on est parvenu dansce Paradisil n'y a plus rien à espérer sur la terre.On y peut venir de tous les endroits du mondemême des plussacrésmais lorsqu'on est arrivé dans cette Maisonde Dieu et cette Porte du Cielil faut être saintou on ne le deviendra jamais !_

-- Etresaint ! cria Marchenoircomme en délirequi peutl'espérer ?... Jobdont on célèbre la patiencea maudit le ventre de sa mèreil y a quatre mille anset ilfaut des centaines de millions de désespérés etd'exterminés pour faire la bonne mesure des souffrances quel'enfantement d'un unique élu coûte à la vieillehumanité !... Sera-ce donc toujours ainsiô Pèrecélestequi avez promis de régner sur terre ?...


XXVI


L'ensembledes constructions de la Grande-Chartreuse couvre une étenduede cinq hectares et ses bâtiments sont abrités parquarante mille mètres carrés de toiture. Au seul pointde vue topographique ces chiffres justifient suffisamment l'épithètede grande inséparable du nom de Chartreusequand onveut désigner ce caput sacrum de toutes les chartreusesde la terre. On dit la Grande-Chartreuse comme on dit Charlemagne.

Écraséeune première fois par une avalancheau lendemain de safondationet reconstruite presque aussitôt sur l'emplacementactuelmoins exposé à la chute des masses neigeuses ;saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes etles révolutionnairescette admirable Métropole de laVie contemplative a été incendiée huit fois enhuit siècles. Ces huit épreuves par le feusymbole del'Amourrappellent à leur manière les huit Béatitudesévangéliquesqui commencent par la Pauvreté etfinissent par la Persécution.

Enfinle14 octobre 1792la Grande-Chartreuse fut fermée par décretde l'Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet1816. Pendant vingt-quatre anscette solitude redevint muettedesilencieuse qu'elle avait été si longtempsmuette etdésolée comme ces cités impies de l'Orient quedépeuplait la colère du Seigneur.

C'estqu'il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable que pressaitl'aiguillon du châtimenten accomplissement de cette loitranscendante de l'équilibre surnaturelqui condamne lesinnocents à acquitter la rançon des coupables. Noscourtes notions d'équité répugnent àcette distribution de la Miséricorde par la Justice. Chacunpour soidit notre bassesse de coeuret Dieu pour tous.Sicomme il est écritles choses cachées nous doiventêtre révélées un journous sauronssansdoute à la finpourquoi tant de faibles furent écrasésbrûlés et persécutés dans tous les siècles; nous verrons avec quelle exactitude infiniment calculéefurent répartiesen leur tempsles prospéritéset les douleurset quelle miraculeuse équiténécessitait passagèrement les apparences de l'injustice!

Chosedigne de remarquela Grande-Chartreuse continua d'êtrehabitée. Un religieux infirme y resta et n'y fut jamaisinquiétébien qu'il portât toujours l'habit. Le7 avril 1805-- c'était le dimanche des Rameaux-- on letrouva mort dans sa celluleà genoux à son oratoire ;il avait rendu son âme à Dieuen priant. Peu de joursaprèsChateaubriand visitait la Grande-Chartreuse.

Je nepuis décriredit-il dans ses Mémoiresd'Outre-Tombeles sensations que j'éprouvai dans ce lieu !les bâtiments se lézardaient sous la surveillance d'uneespèce de fermier des ruines ; un frère lai étaitdemeuré là pour prendre soin d'un solitaire infirme quivenait de mourir. La religion avait imposé à l'amitiéla fidélité et la reconnaissance. Nous vîmes lafosse étroite fraîchement couverte. On nous montral'enceinte du couventles cellules accompagnées chacune d'unjardin et d'un atelier ; on y remarquait des établis demenuisiers et des rouets de tourneurs ; la main avait laissétomber le ciseau ! Une galerie offrait Les portraits des Supérieursde l'Ordre. Le palais ducal de Venise garde la suite des ritrattides Dogeslieux et souvenirs divers ! Plus hautà quelquedistanceon nous conduisit à la chapelle du reclus immortelde Lesueur. Après avoir dîné dans une vastecuisinenous repartîmes.

Aujourd'huila Grande-Chartreuse est aussi prospère que jamais. Lesinnombrables voyageurs peuvent rendre témoignage del'étonnante vitalité de cette dernière racine duvieux tronc monastiqueque quatre révolutions et quatrerépubliques n'ont pu arracher du sol de la France.

Il seraitpuéril d'entreprendre une cent unième description decette célèbre Cité du renoncement volontaire etde la vraie joieaujourd'hui connue de tout ce qui lit et pense dansl'univers. D'ailleursMarchenoir ne visitait pas laGrande-Chartreuse en observateurmais en maladeetplus tardileût été fort embarrassé de rendre comptedes heures de son séjour qui dura près d'un mois.

Simplementil avait résolu de s'enfoncercomme il pourraitdans cesilencedans cette contemplationdans ce crépuscule d'argentde l'oraisonqui guérit les colères et qui guéritles tristesses. Il savait d'avance combien la solitude est nécessaireaux hommes qui veulent vivre plus ou moins de la vie divine. Dieu estle grand Solitaire qui ne parle qu'aux solitaires et qui ne faitparticiper à sa puissanceà sa sagesseà safélicitéque ceux qui participenten quelque manièreà son éternelle solitude ! Sans doutela solitude estréalisable partout et même au milieu des meutescourantes du mondemais quelles âmes cela supposeet quelexil pour de telles âmes ! Oril avait le pied dans la patriede ces exilées ; la famille chartreuse de saint Brunola plusparfaite de toutes les conceptions monastiquesla grande écoledes imitateurs de la solitude de Dieu !

Marchenoiry trouva précisément ce qu'il était venuchercherce qu'il avait déjà commencé àtrouver en chemin : la paix et la charité.

-- Levavioculos meos in montesdit-il au père qui le reçutunde veniet auxilium mihi. Je vous apporte mon âme àressemeler et à décrotter. Je vous prie de souffrir cesexpressions de cordonnier. Si j'en employais de moins noblesj'exprimerais encore mieux l'immense dégoût quem'inspire à moi-même l'indigent artiste qui vientimplorer l'hospitalité de la Grande-Chartreuse.

L'autreun long moine pacifique à la tonsure joyeuseregardal'hirsute et lui répondit avec douceur.

--Monsieursi vous êtes malheureuxvous êtes le plus cherde nos amisles montagnes de la Grande-Chartreuse ont desoreilles et le secours qu'elles pourront vous donner ne vous manquerapas. Quant à votre chaussure spirituelleajouta-t-il enriantnous travaillons quelquefois dans le vieuxet peut-êtrearriverons-nous à vous satisfaire.

Lajubilante physionomie de ce religieux plein d'intelligence plutimmédiatement à Marchenoir. En quelques paroles serréeset rapides de ce préliminaire entretienil lui exposa touteson aventure terrestre. Il lui dit ses travaux et les ambitieusespétitions de sa pensée-- Je veux écrirel'histoire de la Volonté de Dieuformula-t-ilaveccette saisissante précision de discobole oratoire quiparaissait le plus étonnant de ses dons.

Pour ledire ici en passantMarchenoiraux temps de la Républiqueromaineeût été tribuncomme les Gracquesetil eût marché de plain-pied sur la face antique. Lamaîtresse du monde prenait volontiers ses maîtres parmices porte-foudreces fracassants de la parole que le genre humain-- muet de stupéfaction depuis sa chute-- a toujoursécoutés.

Cettefacultétout à fait supérieure en luiavait[eu?] le développement tardif de ses autres facultés.Longtemps il avait eu la bouche cousue et la langue épaisse.Sa timidité naturelleune compressive éducationpuisl'étouffoir de toutes les misères de sa jeunesseavaient exceptionnellement prolongé pour lui le balbutiementde l'enfance. Il avait fallu la décisive rencontre deLeverdier et la nouvelle existence qui s'ensuivitpour lui dénouerà la fois le coeurl'esprit et la langue. Un jouril se levatout armé... pour n'avoir jamais à combattre--l'exutoire unique d'un orateur dans les temps modernesc'est-à-direla politique de parlementlui faisant horreur.

Cetonitruant dut éteindre ses carreaux. Seulement parfois iléclataitet c'était superbe. Comme imprécateursurtoutil était inouï. On l'avait entendu rugircommeun lion noirdans des cabinets de directeurs de journaux qu'ilaccusaitavec justicede donner le pain des gens de talent àd'imbéciles voyous de lettres et qu'il saboulait comme la plusvile racaille.

Maisàla Grande-Chartreuseil n'avait aucun besoin de ce prestigenid'aucun autre. Il suffisaitcomme le lui avait dit le pèreAthanasedès le premier instantqu'on le sûtmalheureux et souffrant d'esprit. Même les habitudes de cetartiste parisien furent prises en considérationautant qu'ilétait possiblepar l'effet d'une bonté discrèteet vigilante qui le pénétra. Ce malade ne fut soumis àla décourageante rigueur d'aucun règlement de retraite.Tout ce qui n'était pas incompatible avec la régularitédu monastère lui fut accordésans même qu'il ledemandâtjusqu'à la permission de fumer dans sachambrefaveur presque sans exemple. On le laissa songer àson aise. Son âme excédéevibrante comme uncuivrese détendit et s'amollit-- délicieusement--à la flamme pleine de parfums de cette charité...

Chaquejourle père Athanasedevenu son amile venait voirluidonnant avec joie tout le temps qu'il pouvait. Et n'étaientdes conversations infinies. où le religieuxnaguèreélevé dans les abrutissantes disciplines du mondes'instruisaitune fois de plus de leur néantàl'école de ce massacréet qui remplissaient celui-cid'une tranquille douleur de ne pouvoir leur échapper dans lalumineuse Règle de ces élargis.

Ceschartreuxsi austèressi suppliciéssi torturéspar les rigueurs de la pénitence-- sur lesquelss'apitoielégendairementl'idiote lâcheté desmondains-- il voyait clairement que ce sont les seuls hommes libreset joyeux dans notre société de forçatsintellectuels ou de galériens de la Fantaisieles seuls quifassent vraiment ce qu'ils ont voulu faireaccomplissant leurvocation privilégiée dans cette allégresse sansillusion que Dieu leur donne et qui n'a besoin d'aucune fanfare :pour s'attester à elle-même qu'elle est autre chosequ'une secrète désolation.

-- Monpèredit-il un jourcroyez-vousen conscienceque la viereligieuse régulière me soit décidémentet absolument interdite ? Vous savez toute mon histoiretous mesrêves inhuméset mon clairvoyant dégoût detoutes les séculières promesses. Les liens qui metiennent encore peuvent se rompre. Le livre que je porte en mois'ilest viablepourrait naître icipuisque vous êtes unordre écrivant. Vous voyez combien je suis exposé àpérir dans de vaines luttesoù il est presqueimpossible que je triomphecombien je suis fatigué et recrude ma douloureuse voie. Mon âmequi n'en peut pluss'entrouvre comme un vaisseau criblé qui a trop longtemps tenula mer... Ne pensez-vous pas que cette retraite imprévue estpeut-êtreun coup de la Providence qui voulaitdèslongtempsme conduire et me fixer dans le Havre-de-Grâce devotre maison ?

-- Moncher amirepartit le père devenu très gravedepuisl'heure de votre arrivéej'attendais cette question. Ellevient assez tard pour que j'aie puen vous étudiantmepréparer à y répondre. En conscience etdevant Dieudont j'ignore autant que vous les desseinsje ne vouscrois pas appelé à partager notre viequant àprésentdu moins. Vous avez quarante ans et vous êtesamoureux. Vous ne le voyez pasvous ne le savez pasmais ilen est certainement ainsi et cela saute aux yeux. Je veux croire àla pureté de votre passionmais cette circonstance estadventice et n'en change pas le caractère. Vous êtestellement amoureux qu'en ce moment même vous frémissezjusqu'au fond de l'âme.

Orje lerépètevous avez quarante ans. Vous m'avez parléde la valeur symbolique des nombresétudiez un peu celui-là.La quarantième année est l'âge de l'irrévocablepour l'homme non condamné à un enfantillage éternel.Une pente va s'ouvrir sous vos piedsj'ignore laquellemaisàmon jugement il serait miraculeux qu'elle vous portât dans uncloître. Puisvous êtes un homme de guerre et deperpétuelle inquiétude. Tout cela est bien peumonastique. C'est encore une sottise romantique dont il faudra vousdébarrassermon cher poètede croire que le dégoûtde la vie soit un signe de vocation religieuse. Vous n'êtesjusqu'à présent que notre hôtevous allez etvenez comme il vous plaîtvous rêvez sur la montagne etdans notre belle forêt de sapins vertsmalgré lescinquante centimètres de neige qui vous paraissent unenchantement de plusmaiscroyez-moil'apparition de notre Règlevous remplirait d'effroi. C'est alors que vous sentiriez la force dulien que vous croyez pouvoir rompre à votre volontéetqui vous paraîtrait aussi peu fragile que l'immense chaînede bronze qui barrait le port de Carthage. Au bout d'une semaine decellulele manteau noir de nos postulants vous brûlerait lesreinscomme la fabuleuse tuniqueet vous deviendriez vous-mêmeun Centaure pour nous fuir... mon pauvre enfant !

Marchenoirbaissa la tête et pleura.


XXVII


Il avaitraisonce père. Le malheureux était terriblement morduet il le sentaitmaintenant. Mais c'était bien étrangequ'il eût fait un si long voyage pour l'apprendreque sasécurité eût étéjusque-làsi parfaite et que riendepuis tant de moisne l'eût averti !Ce traître de Leverdierpourquoi donc n'avait-il rien dit ? Ah! C'est qu'apparemment il jugeait le mal sans remède etdèslorsà quoi bon infliger cette révélation àun ami déjà surchargé de peines ? Peut-êtreaussi ne l'avait-il envoyé aux Chartreux que pour celacomptant biensans doutequ'un ulcère qui sautait auxyeux n'échapperait pas à leur clairvoyance.

Muni de ceflambeauMarchenoir descendit dans les cryptes les plus ténébreusesde sa conscience et sa stupéfactionson épouvantefurent sans bornes. Rien ne tenait plus. Les contreforts de sa vertucroulaient de partoutles madriers et les étançons enbois de fer de sa volontépar lesquels il avait cru narguertoutes les défaillances de la naturepourris et vermoulustombaient littéralement en poussières. Tout sonnait lecreux et la ruine. C'était un miracle que l'effondrement ne seproduisît pas. Il allait donc falloir vivre sur ce gouffreaupetit bonheur de l'éboulement. Impossible de prévenirle désastre et nul moyen de fuir. L'évidence du dangerarrivait trop tard.

Tripleimbécile ! il s'était imaginé que l'amitiéest une chose espérable entre un homme et une femme qui n'ontpas au moins deux cents ans et qui vivent tous les jours ensemble !Cette superbe créatureà laquelle il venait dedécouvrir qu'il pensait sans cesseil avait cru bêtementqu'elle pourrait être pour lui une soeurrien que celaqu'ilpourrait lui être un frère et qu'on irait ainsidansles chastes sentiers de l'amour divin-- indéfiniment. -- Jesuis cuitpensa-t-ilsans rémissioncette fois.

Effectivementcela devenait effroyable. Le premier goret venu aurait trouvésoluble cette situation. Il aurait décidé de coucherensemblesans difficulté. Marchenoir ne voyait pas le moyende s'en tirer à si peu de frais ouplutôtcettesolutiondétestée d'avancelui paraissait le plus àcraindre de tous les naufrages. Impétueusementill'écartait...

Depuisquelques annéesil avait placé si haut sa vieaffective que cette idéeseulele profanait. Il étaitfier de sa Véroniqueautant que d'un beau livre qu'il eûtécrit. Et c'en était un vraiment sublimeen effetquesa foi religieuse lui garantissait impérissable. Elle n'avaitpas un sentimentune pensée ou même une parolequ'ellene tînt de lui. Seulement tout cela passétamiséfiltré à travers une âme si singulièrementcandidequ'il semblait que sa personne même fût unetraduction angélique de ce sombre poème vivant quis'appelait Marchenoir.

Cetteordure de filleensemencée et récoltée dansl'ordure-- qui renouvelaiten pleine décrépitude duplus caduc de tous les sièclesles Thaïs et les Pélagiede l'adolescence du christianisme-- s'était transforméed'un couppar l'occasion miraculeuse du plus profane amouren unlys aux pétales de diamants et au pistil d'or bruni des larmesles plus splendides qui eussent été répanduesdepuis les siècles d'extase qu'elle recommençait.Madeleinecomme elle voulait qu'on l'appelâtmais Madeleinede la Sépultureelle avait tellement volatilisé sonamour pour Marchenoir que celui-ci n'existait presque plus pour elleà l'état d'individu organique. A force de ne voir en cedéshérité qu'un lacrymable argument deperpétuelle prièreelle avait fini par prendre quandil s'agissait de luile discernement d'une limite exacte entre lanature spirituelle et la nature sensibleentre le corps et l'âmeet-- quoiqu'elle s'occupâtavec un zèle mécaniquedes matérialités de leur étonnant ménage-- c'était l'âme surtoutl'âme seuleque cettecolombe de proie prétendait ravir.

Depuisl'Évangilece mot de colombe invoque précisémentl'idée de simplicité. Véronique étaitinexplicable aussi longtemps que cette idée ne venait pas àl'esprit. Jamais il ne s'était vu un coeur plus simple. Lelangage moderne a déshonoréautant qu'il a pulasimplicité. C'est au point qu'on ne sait même plus ceque c'est. On se représente vaguement une espèce decorridor ou de tunnel entre la stupidité et l'idiotie.

"Laconversation du Seigneur est avec les simples"dit la Biblecequi supposepourtantune certaine aristocratie. Icic'étaitune absence complète de tout ce qui peut avoir un reliefunebosse quelconque de vanité ou de l'amour-propre le plusinstinctif. L'hypothèse d'une humilité trèsprofondeengendrée par un repentir infiniaurait malexpliqué cette innocence de clair de lune.

Le passéétait tellement aboli quepour s'en souveniril fallaitimaginer un dédoublement du sujetun recommencement denativitéune surcréation du même êtrerepétricette foisdans une essence un peu plus qu'humaine.Elle-mêmela prédestinéen'y comprenait rien.Elle avait des étonnements enfantinsdes agrandissementsd'yeux limpidesquand une circonstance la forçait de regarderen arrière-- Est ce bien moi qui ai pu être ainsi !Telle était son impressionetpresque aussitôtcetteimpression s'effaçait...

Pour fairesa maîtresse de cette ci-devant courtisane dont il étaitadoréMarchenoir eût été forcé dela séduire comme une viergeen passant par toutes lesinfamies et en buvant toutes les hontes du métiersans aucunespoir d'être secouru par le spasme entremetteur qui finitordinairementpar jeter aux cornes du bouc l'ignorante muqueuse desimpolluées.

Le diablesavaitcependantsi l'impureté de la repentie avait étéardenteet d'autresen très grand nombrele savaient aussiqui ne le valaientcertes pasce Prince à la têteécrasée ! Qu'étaient-elles devenueslesrichesses de cette trésorière d'immondices ? On nesavait pas. Il fallait implorer une rhétorique de souffleur decornuesse dire qu'on était en présence d'unmystérieux creusetnaguère allumé pour fondreun coeuret dont les inférieures flammesaprès latransmutations'étaient éteintes. Le fait est qu'iln'en restait rienabsolument rien.

Marchenoirvivant très retiréau fond d'un quartier désertvisité par très peu de jugesput échapperlongtemps aux sentencesmaximesapophtegmesréflexionsmoralesadmonitions ou conseils des sages. Il n'encourageait pas lesinquisiteurs de sa vie privée. Mais on avait fini par savoirqu'il vivait avec la Ventousedont la disparition étaitrestée inexpliquéeet quelques clients anciens avaientmême entrepris de la reconquérir.

Marchenoirpour avoir la paixfit une chose que lui seul pouvait faire. Ayantété insulté par trois d'entre euxen pleinesolitude du boulevard de Vaugirardun soir qu'il rentrait accompagnéde sa prétendue maîtresseil lança le premierdans un terrain vaguepar-dessus un mur de clôtureet rossatellement les deux autres qu'ils demandèrent grâce. Onle laissa tranquilleaprès un tel coupet les bruitsignobles qui se débitèrent furent sans aucun effet surcet esprit fier qui se déclarait pachyderme à l'égardde la calomnie.

--Demandez-moidisait Véronique à Leverdiercommentj'ai pu aimer mon pauvre Josephet comment j'ai pu aimer le SauveurJésus. Je ne suis pas assez savante pour vous le diremaisquand j'ai vu notre ami si malheureuxil m'a semblé que jevoyais Dieu souffrir sur la terre.

Elleconfondait ainsi les deux sentimentsjusqu'à n'en faire qu'unseulsi extraordinaire par ses pratiques et d'un lyrismed'expression si dévorantque Marchenoir et Leverdiercommencèrent à craindre un éclatement de ce vasede louangesqui leur semblait trop fragile pour résisterlongtemps à cette exorbitante pression d'infini.


XXVIII


Toutes cespensées assiégeaient à la fois l'hôtedésemparé de la Grande-Chartreuse. Il se souvenaitqu'en un jour d'enthousiasme et sans trop savoir ce qu'il faisaitilavait offert à Véronique de l'épouser. Celle-cilui avait répondu en propres termes :

-- Unhomme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi. Jevous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheur dedésirer la pourriture qui me sert de corpsje vais demander àDieu qu'il vous guérisse ou qu'il vous délivre de moi.

Cela avaitété dit avec une résolution si nette qu'il n'yavait pas à recommencer. A la réflexionMarchenoiravait compris la sagesse héroïque de ce refuset béniintérieurement la sainte fille pour cet acte de vertu qui lesauvait de tourments infinis.

Il ne sesentait pas épris à cette époque. Maismaintenantqu'allait-il faire ? Impossible d'épouser la femmequ'il aimaitimpossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédientmême très lointainn'apparaissait. Continuer leconcubinage posticheen se condamnant au silenceoù enprendrait-il la force ? Même en acceptant cette chape deflammes comme une pénitencecomme une expiation de tant dechoses que sa conscience lui reprochaitc'était encore uneabsurdité de prétendre récolter la palme dumartyre chrétien sur la margelle en biseau d'une citerne dedésirs.

Il ne luiserait donc jamais accordé une halteun repos assuréd'une seule heureun oreiller de granit pour appuyer sa têteet vraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec tout cela ? Caril ne pouvait se dispenser de donner son fruitce pommier detristesse qui ne soutirait plus sa sève que du coeur desmorts. Il faudraitbientôtcomme auparavantinventerd'écrire en retenant des deux mains plusieurs muraillestoujours croulantesreprendre et remâcher tous les vieuxculots d'une misère sans issueretraînersempiternellementavec des épaules en sangla voiture àbras du déménagement de ses vieilles illusionsarchidécrépitescrevasséespoussiéreusesgrelottantesmais cramponnées encore et inarrachables !

La seuleabomination qui lui eût manqué jusqu'à cetinstant : l'amour sans espérancece trésor desurérogatoires avaniesdésormais ne lui manquait plus.C'était admirablement complet ! Encore une foisqu'avait-ildevenir ? Il prit un marteau pour enfoncer en lui cette questionJusqu'à se crever le coeuret la réponse ne vintpas...

Lalittérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans lavieille blague des délices du mal d'aimer. Marchenoirn'y trouvait que des suggestions de désespoir. Il avait biencrucependantque c'était fini pour luiles annéesde servitudeayant payé de si royales rançons auPirate aveugle qui capture indistinctement toutes les variétésd'animaux humains ! Il n'était plus d'humeur à pâturerla glandée d'amour. En fait d'élégiesiln'avait guère à offrir que des beuglements de tapirtombé dans une fosseet les seuls bouquets à Chlorisqu'on pût attendre de lui eussent été moissonnésd'une affreuse mainparmi les blêmes végétauxd'un chantier d'équarrisseur.

A force depiétiner cette broussaille d'épinesil finit par fairelever une idée trois fois plus noire que les autresuneespèce de crapaud-volant d'idée qui se mit à luisucer l'âme. Sa bien-aimée avait appartenu àtout le mondenon par le désir ou le commencement dudésircomme c'était son casmais par la caressepartagéela possessionl'étreinte bestiale.

Aussitôtque cette fange l'eut touchéle misérable amoureux s'yroulacomme un bison. Il eut une vision immédiate du passéde Véroniqueune vision bien actuelleinexorablementprécise. Alors lui furent révélésdumême coupl'impérial despotisme de ce sentiment nouveauqui le flagellait avec des scorpionsdès le premier jouretl'enfantillage réel des antérieures captations de saliberté.

Il vitdans une clarté terribleque ce qu'il avait crupar deuxfoisl'extrémité de la passionn'avait étéqu'une surprise des sensen complicité avec son imagination.Sans douteil avait souffert de ne jamais recueillir que des épaveset ses fonctions de releveur lui avaient parubien des foisunedestinée fort amère ? Il se rappelait de sinistresheures. Maisdu moinsil pouvait encore parler en maître etcommander au monstre de le laisser tranquille.

Aujourd'huile monstre revenait sur lui et lui broyait doucement les os dans sagueule. Ah ! il s'était donné des airs de mépriserla jalousie et il s'était cru amoureux ! Mais l'amourvéritable est la plus incompatible des passions inquiètes.C'est un carnassier plein d'insomnietacheté d'yeuxavec unepaire de télescopes sur son arrière-train.

L'Orgueilet sa bâtardela Colèrese laissent brouter par leursflatteurs ; la pacifique Envie lèche l'intérieur despieds puants de l'Avaricequi trouve cela très bon et qui luidonne des bénédictions hypothéquées avecla manière de s'en servir ; l'Ivrognerie est un Sphinxtoujours pénétréqui s'en console en allant sesoûler avec ses Oedipes ; la Luxureau ventre de miel et auxentrailles d'airaindansela tête en basdevant les Hérodespour qu'on lui serve des décapités dont elle a besoinet la Paresseenfinqui lui sort du vagin comme une filandres'enroule avec une indifférence visqueuse à tous lespilastres de la vieille cité humaine.

Maisl'Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est samaison. C'est un colimaçon sans patriequi se repaîtsans convivesdans sa spirale ténébreuse. Il y a desyeux à l'extrémité de ses cornes etsilégèrement qu'on les effleureil rentre en lui-mêmepour se dévorer. En même tempsil est ubiquitairequant au temps et quant à l'espacecomme le vrai Dieu dont ilest la plus effrayante défiguration.

Avec uneangoisse sans nom ni mesureMarchenoir s'aperçut que cettediabolique infortune allait devenir la sienne. Il n'y avait déjàplus de passé pour lui. Tout était présent.Tous les instruments de sa torture pleuvaient à la foisautour de luidans l'humble chambre de ce monastère oùil avait espéré trouver la paix.

La pauvrefilleil la voyait viergetout enfantsortant du ventre de samère. On la salissaiton la dépravaiton lapourrissait devant lui. Cette âme en herbecette fillevertecomme ils disent dans la pudique Angleterreétaitbafouée par un vent de pestilencepiétinée pard'immondes brutescontaminée avant sa fleur. Toute la basseinfamie du monde était déchaînée contrecette pousse tendre de roseauqui ne pensait pas encorequine penserait sans doute jamais.

Puisunesorte d'adolescence venait pour ellecomme pour une infante degorille ou une archiduchesse du saint Empireetde la ruche ouvertede son corsagese répandait tout un essaim d'alliciantesimpudicités. On se faisait passer à la chaîne etde mains en mainscomme un seau d'incendiece corps impurce vasede plaisirirréparablement profané. L'existencen'était plus pour elle qu'une interminable nuit de débauchequi avait duré dix anset qui supposait la révocationde tous les soleilsl'extinction à jamais de toutes lesclartéscélestes ou humainescapables de la dissiper!

Confidentépouvanté de ce cauchemarMarchenoir percevaitdistinctement les soupirsles susurrementsles craquementslesrâlesles goulées de la Luxure. Encoresi cette perduen'avait été qu'une de ces lamentables victimes--comme il en avait tant connu ! -- tombéesen poussant descris d'horreurdu ventre de la misère dans la gueule d'argentdu libertinage !... Mais elle s'était pourléchéedans sa crapule etgavée d'infamieselle en avaitinfatigablement redemandé. Sa robe de honteelle en avaitfait sa robe de gloire et la pourpre réginale de sonallégresse de prostituée !

Il n'yavait pas moyen d'en douterhélas ! et c'était bien cequi crucifiait le plus le malheureux homme ! Il avait beau se direque toutes ces choses n'existaient plusque le repentir les avaiteffacéesraturéesgrattéesanéantiesqu'il se devait à lui-mêmecomme il devait àDieuaux anges pleurantsà tout le Paradis à genouxd'oublier ce que la Miséricorde infaillible avait pardonné.Il ne le pouvait paset son âmedépouilléed'enthousiasmemais invinciblement enchaînéedemeuraitlànue et frissonnante devant sa pensée...

C'étaità l'école de cette agonie qu'il apprenait décidémentce que vaut la Chair et ce qu'il en coûte de jeter ce pain dansles ordures ! Pour la première foisson christianisme sedressait en lui pour la défendrecette misérable chairque nul mysticisme ne peut supprimerqu'on ne peut troubler sans quel'esprit soit bouleversé et qu'aucun émiettement de latombe n'empêchera de ressusciter à la fin des fins.

Il lavoyait investie d'une mystérieuse dignitéprécisémentattestée par l'ambition de continence de ses plus ascétiquescontempteurs. Évidemmentce n'était pas des sentimentsou des pensées d'autrefois qu'il pouvait être jaloux.L'irresponsable Néant serait descendu de son trône videpour déposer sur ce pointen faveur de cette accuséedevant le plus rigoureux tribunal. Elle ne s'était doutéde son âme qu'en ressaisissant son corps. C'était doncuniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tantsouffrir ! Un inexplicable lien de destinéecontre lequel ilse fût vainement raidile faisait époux de cette chairqui s'était débitée comme une denrée etpar conséquentsolidaire de la même balancedans laparfaite ignominie des mêmes comptoirs..

En cejourMarchenoir assuma toutes les affres de la Jalousie conjugale-- impératrice des tourments humains-- que les êtressans amour ont seuls le droit d'ignoreret qui peut magnifierjusqu'à des passions ordurièresdans des coeurscapables de la ressentir !


XXIX


Ledésespéré passait une partie de ses nuits àla chapelledans la tribune des étrangers. L'office de nuitdes Chartreuxqu'il suivait avec intelligencecalmait un peu sesélancements. Cet Office célèbreque peu devisiteurs ont le courage d'écouter jusqu'à la finetqui dure quelquefois plus de trois heuresne lui paraissait jamaisassez long.

Il luisemblait alors reprendre le fil d'une sorte de vie supérieureque son horrible existence actuelle aurait interrompue pour un tempsindéterminé. Autrementpourquoi et comment cestressaillements intérieursces ravissementsces envols del'âmeces pleurs brûlantstoutes les fois qu'un éclairde beauté arrivait sur lui de n'importe quel point de l'espaceidéal ou de l'espace sensible ?

Il fallaitbienaprès toutqu'il y eût quelque chose de vrai dansl'éternelle rengaine platonique d'un exil terrestre.Cette idée lui revenaitsans cessed'une prison atroce danslaquelle on l'eût enfermé pour quelque crime inconnu etle ridicule littéraire d'une image aussi éculéen'en surmontait pas l'obsession. Il laissait flotter cette rêveriesur les vagues de louanges qui montaient du choeur vers luicommeune marée de résignation. Il s'efforçait d'unirson âme triste à l'âme joyeuse de ces hymnologuesperpétuels.

Lacontemplation est la fin dernière de l'âme humainemaiselle est très spécialement etpar excellencela finde la vie solitaire. Ce mot de contemplationavili comme tantd'autres choses en ce sièclen'a plus guère de sens endehors du cloître. Qui doncsi ce n'est un moinea lu ouvoudrait lireaujourd'huile profond traité De laContemplation de Denys le Chartreuxsurnommé le Docteurextatique ?

Ce motqui a une parenté des plus étroites avec le nom deDieua éprouvé cette destinée bizarre de tomberdans la bouche de panthéistes tels que Victor Hugoparexemple-- et cela fait un drôle de spectacle pour la penséed'assister à l'agenouillement d'un poète devant unepincée d'excrémentsque son lyrisme insensé luifait un commandement d'adorer et de servir pour obtenirpar cemoyenla vie éternelle !

A unedistance infinie des contemplateurs corpusculaires semblables àcelui qui vient d'être nomméet qui ont une notion deDieu adéquate à la sensation de quelque myriapodefantastique sur la pulpe mollasse de leur cerveauil existe doncdans l'Église des contemplatifs par état ; cesont les religieux qui font profession de tendred'une manièreplus exclusive et par des moyens plus spéciauxà lacontemplationce qui ne veut pas dire quedans ces communautéstous soient élevés à la contemplation. Ilspeuvent l'être touscomme il peut se faire qu'aucun ne lesoit. Mais tous y tendent avec fureur et députent verscet unique objet leur vie tout entière.

Marchenoirse disait que ces gens-là font la plus grande chose du mondeet que la loi du silencechez les religieux voués à lavie contemplativeest surabondamment justifiée par cettevocation inouïe de plénipotentiaires pour toute laspiritualité de la terre.

A unecertaine hauteurdit Ernest Helloà propos de Rusbrockl'Admirabledont il fut le traducteurle contemplateur ne peutplus dire ce qu'il voitnon parce que son objet fait défaut àla parolemais parce que la parole fait défaut à sonobjetet le silence du contemplateur devient l'ombresubstantielle des choses qu'il ne dit pas... Leur paroleajoutece grand écrivainest un voyage qu'ils font par charitéchez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie.

Au tempsde la Réformeun grand nombre de chartreuses furent saccagéesou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent le martyretel que les calvinistes et autres artistes en tortures savaientl'administrer dans ce siècle renaissantd'une siprodigieuse poussée esthétique.

--Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourmentspourquoi nepas nous répondre ? disaient les soldats du farouche Chareyrequidepuis quelques joursfaisaient endurer d'atroces douleurs auvénérable père dom Laurentvicaire de laChartreuse de Bonnefoy.

-- Parceque le silence est une des principales Règles de mon ordrerépondit le martyr.

Lessupplices étaient une moindre angoisse que la parolepour cecontemplateur dont le silence était la patrie et quin'avait pas même besoin de se souvenir de l'obéissance !

La nuit ade singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et lescoeurselle déchaîne les instincts féroces etles passions bassesen même temps qu'elle dilate les âmesamoureuses de l'éternelle Beauté. C'est pendant la nuitque les cieux peuvent raconter la gloire de Dieuet c'estaussi pendant la nuit que les anges de Noël annoncèrentla plus étonnante de ses oeuvres. Deus dedit carmina innocte. Ces paroles de Job n'affirment-elles pas à leurmanière la mystérieuse symphonie des louanges nocturnesautour de la Bien-Aimée du saint Livresi noire et sibelledont la nuit elle-même est un symbolesuivantquelques interprètes ?

Mais cen'est pas seulement pour louer ou pour contempler que les Chartreuxveillent et chantent. C'est aussi pour intercéder et poursatisfaireen vue de l'immense Coulpe du genre humain et enparticipation aux souffrances de Celui qui a tout assumé."Jésus-Christdisait Pascalsera en agonie jusqu'àla fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là."

Cetteparole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait àla mémoire de ce ramasseur de ses propres entraillesisolédans sa tribune lointaine et glacéependant qu'il écoutaitchanter ces hommes de prière éperdus d'amour etdemandant grâce pour l'univers. Il pensait qu'au mêmeinstantsur tous les points du globe saturés du sang duChriston égorgeait ou opprimait d'innombrables êtresfaits à la ressemblance du Dieu Très-Haut ; que lescrimes de la chair et les crimes de la penséeépouvantablespar leur énormité et par leur nombrefaisaientàla même minuteune ronde de dix mille lieues autour de cefoyer de supplications sous la même coupole constelléede cette longue nuit d'hiver...

L'Esprit-Saintraconte que les sept Enfants Macchabés "s'exhortaientl'un l'autre avec leur mère à mourir fortementendisant : "Le Seigneur considérera la véritéet il sera consolé en nousselon que Moïse le déclaredans son cantique par cette protestation : Et il sera consolédans ses serviteurs."

CesChartreuxmorts au monde pour être des serviteurs plusfidèlesveillent et chantent avec l'Églisepourconsolereux aussile Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu esttriste jusqu'à la mortparce que ses amis l'ont abandonnéet parce qu'il est nécessaire qu'il meure lui-même etranime le coeur glacé de ces infidèles. Luile Maîtrede la Colère et le Maître du Pardonla Résurrectionde tous les vivants et le Frère aîné de tous lesmortslui qu'Isaïe appelle l'Admirablele Dieu fortle Pèredu siècle à venir et le Prince de la paix-- ilagoniseau milieu de la nuitdans un jardin plantéd'oliviers qui n'ont plus que fairemaintenantde pousser leursfruitspuisque la Lampe des mondes va s'éteindre !

Ladétresse de ce Dieu sans consolation est une chose si terribleque les Anges qui s'appellent les colonnes des cieux tomberaient engrappes innombrables sur la terresi le traître tardait un peuplus longtemps à venir. La Force des martyrs est un des nomsde cet Agonisant divin et-- s'il n'y a plus d'hommes qui commandentà leur propre chair et qui crucifient leur volonté--où donc est son règnede quel siècle sera-t-ille Pèrede quelle paix sera-t-il le Prince et comment leConsolateur pourrait-il venir ? Tous ces noms redoutablestoutecette majesté qui remplissait les prophètes et leursprophétiestout se précipite à la fois sur luipour l'écraser. La Tristesse et la Peur humainesamoureusement enlacéesfont leur entrée dans ledomaine de Dieu et l'antique menace de la Sueur s'accomplit enfin surle visage du nouvel Adamdès le début de ce festin detorturesoù il commence par s'enivrer du meilleur vinsuivant le précepte de l'intendant des noces de Cana.

L'angevenu du ciel peutsans doutele "réconforter"mais il n'appartient qu'à ses serviteurs de la terre de leconsoler. C'est pour cela que les solitaires enfants de saintBruno ne veulent rien savoirsinon Jésus en agonieet queleur vie est une perpétuelle oraison de l'Égliseuniverselle. La consolation du Seigneur est à ce prix et laForce des martyrs défaudraitpeut-êtretout àfaitsans l'héroïsme de ces vigilants infatigables !


XXX


Marchenoiressayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvre âme. Lesurnaturel victorieux déferlait en plein dans son tristecoeuraux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaientprésentes les terribles choses que les théologiens etles narrateurs mystiques ont expliquées ou racontéesquand ils ont parlé des rapports de l'âme religieuseavec Dieu dans l'oraison.

Un ancienPère du désertnommé Marcelles'étantlevé une nuit pour chanter les psaumes à son ordinaireentendit un bruit comme celui d'une trompette qui sonnait la chargeetne comprenant pas d'où pouvait venir ce bruit dans un lieusi solitaireoù il n'y avait point de gens de guerreleDiable lui apparut et lui dit que cette trompette était lesignal qui avertissait les démons de se préparer aucombat contre les serviteurs de Dieu ; ques'il ne voulait pass'exposer au dangeril allât se recouchersinon qu'ils'attendît à soutenir un choc très rude.

Marchenoircroyait entendre le bruit immense de cette charge. Il voyait chaquereligieux comme une tour de guerre défendue par les angescontre tous les démons que la prière des serviteurs deDieu est en train de déposséder. En renonçantgénéreusement à la vie mondainechacun d'euxemporte au fond du monastère un immense équipaged'intérêts surnaturels dont il devient en effetpar savocationle comptable devant Dieu et l'intendant contre lesexacteurs sans justice. Intérêts d'édificationpour le prochainintérêts de gloire pour Dieuintérêtsde confusion pour l'Ennemi des hommes. Cela sur une échellequi n'est pas moins vaste que la Rédemption elle-mêmequi porte de l'origine à la fin des temps !

Notreliberté est solidaire de l'équilibre du monde et c'estlà ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner duprofond mystère de la Réversibilité qui est lenom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Touthomme qui produit un acte libre projette sa personnalité dansl'infini. S'il donne de mauvais coeur un sou à un pauvrecesou perce la main du pauvretombeperce la terretroue lessoleilstraverse le firmament et compromet l'univers. S'il produitun acte impuril obscurcit peut-être des milliers de coeursqu'il ne connaît pasqui correspondent mystérieusementà lui et qui ont besoin que cet homme soit purcomme unvoyageur mourant de soif a besoin du verre d'eau de l'Évangile.Un acte charitableun mouvement de vraie pitié chante pourlui les louanges divinesdepuis Adam jusqu'à la fin dessiècles ; il guérit les maladesconsole lesdésespérésapaise les tempêtesrachèteles captifsconvertit les fidèles et protège le genrehumain.

Toute laphilosophie chrétienne est dans l'importance inexprimable del'acte libre et dans la notion d'une enveloppante et indestructiblesolidarité. Si Dieudans une éternelle seconde de sapuissancevoulait faire ce qu'il n'a jamais faitanéantir unseul hommeil est probable que la création s'en irait enpoussière.

Mais ceque Dieu ne peut pas fairedans la rigoureuse plénitudede sa justiceétant volontairement lié par sapropre miséricordede faibles hommesen vertu de leurliberté et dans la mesure d'une équitable satisfactionle peuvent accomplir pour leurs frères. Mourir au mondemourir à soimourirpour ainsi parlerau Dieu terribleens'anéantissant devant lui dans l'effrayante irradiationsolaire de sa justice-- voilà ce que peuvent faire deschrétiens quand la vieille machine de terre craque dans lescieux épouvantés et n'a presque plus la force desupporter les pécheurs. Alorsce que le souffle demiséricorde balaie comme une poussièrec'estl'horrible création qui n'est pas de Dieumais de l'hommeseulc'est sa trahison énormec'est le mauvais fruit de salibertéc'est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales surle gouffre éclatant de la Beauté divine.

Perdu dansla demi-obscurité de cette chapelle noyée de prièresle dolent ravagé de l'amour terrestre voyait passer devant luil'apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le mondedes âmes se mouvait devant lui comme l'Océan d'Homèreaux bruits sans nombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ouse rejetaient en écumant sur les écueilsdes montagnesde flots roulaient les unes sur les autresdans un tumulte et dansun chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des mortsdes agonisantsdes blessés de la terre ou des blessésdu cielles éperdus de la joie et les éperdus de latristessedéfilaient par troupes infinies en levant desmillions de braset seulecette nef paisible oùs'agenouillait la conscience introublée de quelques élusnaviguait en chantant dans un calme profond qu'on pouvait croireéternel.

-- Osainte paix du Dieu vivantdisait Marchenoirentrez en moiapaisezcette tempête et marchez sur tous ces flots !

Plus quejamaishélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter àcette vie d'extaseque lui interdisaient toutes les bourbessanglantes de son coeur.

Je necrois pas-- écrivait-il à Leverdier vers la fin de lapremière semaine-- queparmi toutes nos abortivesimpressions d'art ou de littératureon en puisse trouverd'aussi puissantesà moitiésur l'intime de l'âme.Visiter la Grande-Chartreuse de fond en comble est une chose trèssimpletrès capable assurément de meubler la mémoirede quelques souvenirs et même de fortifier le sens chrétiende quelques notions viriles sur la lettre et sur l'espritévangéliquesmais on ne la connaît pas dans safleur de mystère quand on n'a pas vu l'office de nuit. Làest le vrai parfum qui transfigure cette rigoureuse retraited'un simorne séjour pour les cabotins du sentiment religieux. Je necrains pas d'abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pourmoi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vucelaon se dit qu'on ne savait rien de la vie monastique. Ons'étonne même d'avoir si peu connu le christianismepour ne l'avoir aperçujusqu'à cette heurequ'àtravers les exfoliations littéraires de l'arbre de la scienced'orgueil. Et le coeur est pris dans la Main du Père célestecomme un glaçon dans le centre de la fournaise. Les dix-huitsiècles du christianisme recommencent tels qu'un poèmeinouï qu'on aurait ignoré. La Foil'Espérance etla Charité pleuvent ensemble comme les trois rayonstordus_ de la foudre du vieux Pindare etne fût-ce qu'uninstantune seule minute dans la durée d'une vie répandueainsi que le sang d'un écorché prodigue sur tous lescheminsc'est assez pour qu'on s'en souvienne et pour qu'on n'oublieplus jamais quecette nuit-làc'est Dieu lui-même quia parlé !


XXXI


Marchenoirle moins curieux de tous les hommesn'eut aucune hâte devisiter en détail la Grande-Chartreuse. Il trouvaitpassablement ridicule et basse l'exhibition obligée d'unpareil tabernacle à des touristes imbécilesdont c'estle programme de passer par là en venant d'ailleurspour alleren quelque autre lieuoù leur sottise ne se démentirapasjusqu'au moment où ils se rassiérontplus crétinsque jamaisdans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs. Il ne pouvaitse faire à l'idée qu'un avoué de premièreinstanceun fabricant de faux colsun bandagiste ou un ingénieurde l'État eussent une opinion quelconquemêmeinexpriméeen promenant leur flatulence dans cet Eden.

Audix-huitième siècle qui futsans comparaisonle plussot des siècleson s'était persuadé que tousles moines vivaient dans les délicesque l'hypocrite pénombredes cloîtres cachait de tortueuses conspirations contre legenre humainet que les murailles épaisses des monastèresétouffaient les gémissements des victimes sans nombrede l'arbitraire ecclésiastique.

Audix-neuvièmela bête universelle ayant étécanalisée d'une autre sortecette facétie lugubredevint insoutenable. L'horreur se changea en pitié et lescriminels devinrent de touchants infortunés. C'est ce courantromantique qui dure encore. Rien de plus grotesqueetau fonddeplus lamentable que les airs de miséricorde hautaine ou decompassion navrée des gavés du monde pour ces pénitentsqui les protègent du fond de leur solitude et sansl'intercession desquelspeut-êtreils n'auraient mêmepas la sécurité d'une digestion !

De tousles Ordres religieux qui ont été la parure de l'Égliselorsque cette reine abaissée n'était nullement unepauvressedeux seulementla Chartreuse et la Trappeont réussià se faire pardonner de n'être pas des tripots ou deslupanars. Marchenoir connaissait déjà la Trappe.Maintenant que la Chartreuseà son tourn'avait plus desecrets pour luiil rencontrait l'humiliation inouïe d'êtreforcé d'accorder à la canaille cette exception fourchuede deux seuls Ordres restés vraiment monastiquesetquoiquela vie cartusienne lui parût plus hauteil confessaitl'impossibilité presque absolue de dénicher unvéritable moine qui ne fût ni un trappiste ni unchartreux.

Il estvrai quepour en jugeril avait un autre critérium que lesmalfaisants gobeurs du boniment anticlérical. Mais il voyaitbien quesur ce pointl'instinct obsidional de la haine avait étéaussi discernant que la plus jalouse sollicitude. Il s'agiteneffetpour les ennemis de la foide la bloquer aussi étroitementque possibleetcertesle théologien le mieux armaturéet le plus savamment fourbi ne verrait pas mieux l'importance vitalepour le christianismede ces dernières citadelles de l'espritévangélique.

L'arméede siège se recruted'ailleursde la cohue des catholiquesmoderneslesquels en ont tout leur soûldepuis longtempsdecet esprit-là. Admirable et providentiel renfort ! Lasentimentalité religieuse accourant à la rescousse desmodernes persécuteurs ! La poésiele romanl'histoirele théâtre mêmeles bals decharité et les sociétés de bienfaisancelessouscriptions pour les inondés et les brûlésl'immense remuement d'entrailles qui fait la gloire et la fortune desreporters de cour d'assisesenfin les attendrissements lyriques dela presse entière sur tous les genres de catastrophesattestent suffisamment l'imprévu retour de jeunesse de lasensibilité chrétienne.

Ceprodigeplus facilement observable des hauteurs de laGrande-Chartreuserappelait à Marchenoir un article célèbrequ'on avait pris pour une ironie et qu'il avait intitulé : LaCour des Miracles des millionnaires-- désignant ainsil'intéressante multitude des heureux pleins de charitédont l'indigent dévore la substance et boit la sueur. Il luisemblaitmaintenantn'en avoir pas assez dit et il regrettaitamèrement de n'y pouvoir plus rien ajouter.

C'estqu'en effet c'est un peuplece troupeauc'est tout un étatau sein de l'État. Jamais il ne s'était vu une telleaffluence de pélicans méconnusni une persécutionplus dioclétienne exercée sur de plus déchirésmartyrs.

Le tempsest trop précieux pour qu'on le perde à faire remarquerle merveilleux désintéressementl'indiciblegénérositél'étonnante fraîcheurd'âme des praticiens actuels de la richesse ou du pouvoir et engénéralde tout personnage influentàn'importe quel titresur ce mauvais monde indigne de le posséder.Chacun sait que ces intendants de la joie publique s'épuisentà dilater le coeur du pauvre et s'exterminent àdésoeuvrer le malheur.

Uneindiscutable prospérité universelle est leur oeuvreetl'exclusive ambition de la rendre parfaite est leur quotidien souci.Il est presque sans exempleaujourd'huique l'indigence implorantesoit inécoutée et que d'heureux individus le veuillentêtre solitairement. Il ne se voit pour ainsi dire pasque desindustriels ou des politiquesdiligemment parvenusoublient detendre une secourable dextre à l'homme de mériteenregistré au passif du sombre destinou qu'ils se refusent àl'arrosage opportun de la languissante vertu.

On ne saità quelle bénigne ingérence sidérale ilconvient de rapporter cette inespérée disetted'égoïstes calculs humainscette favorable ariditédu vieux cactus de l'avaricecette inéclosion surprenante del'oeuf crocodilesque des traditionnelles usures. Mais il est certainqu'une émulation inouïeun vrai délire de charitéest en train de ravager les riches-- les riches catholiquessurtout-- que l'ingratitude des crevants de misère osevenimeusement qualifier de l'épithète d'horriblesmufles.

Dans lapratique des choses religieusescette exquise sensibilité semanifeste avec les accompagnements variés de la plus suaveprécaution. On s'attendrit au pied des autelson pleure dedouce larmes sur de chers défunts qu'on croit au cielce qui dispense de la fatigue de prier pour eux à des messesqu'on aurait payées ; on fait de toutes petites aumônesfraternellespour ne pas exposer le pauvre aux tentations de ladébauche et pour ne pas contrister son âme parl'ostentation d'un faste excessif ; on s'abstient amoureusement deparler de Dieu et de ses saintspar égard pour l'obstinationdes incrédules qui pourraient en être horripiléset on parle encore bien moins de l'héroïsme de lapénitence à une foule de chrétiens tempérésqui répondraientsans douteque Dieu n'en demande pastant. La question des pèlerinages lointains ou difficilestels que celui de Jérusalemest délicatement écartéepar le même instinct de bienveillance qui voudrait épargnerà ceux qui travaillent dans la piété l'ombred'un dérangement ou d'une incommodité. Enfinlesentiment religieux réaliseaujourd'huil'idéal de cegrand penseur catholiqueennemi des exagérationsqu'onappelle Molièrequi voulait que la dévotion fût"humainetraitable"et qu'on n'assassinât personneavec un fer sacré.

Opportunémentsecourus par cette heureuse déliquescence du catholicismelesmoralistes du libre examen et les coryphées littérairesdu débraillementtous les démantibuléscorybantes de l'art moderneet tous les intègres épiciersd'un voltairianisme ennemi de l'artontd'une commune voixapprouvé le cénobitisme des religieux de la Trappe etde la Chartreuse. Ces politiques étant fermement persuadésque le catholicisme doitdans un temps prochainêtre balayéde la civilisation comme une ordureil leur semble convenable d'enuser miséricordieusement avec lui et de ne pas désespérerles imbéciles qui y tiennent encore en ne leur accordantabsolument rien. On leur accorde donc ces deux Ordres. Un jeuneporte-lyre de récente célébritéHamilcarLécuyeravait dit un jour à Marchenoir qu'il neconcevait pas qu'avec sa foi il osât rester dans le mondelemenaçant d'en douter s'il ne courait à l'instants'ensevelir à la Trappe. L'hirsute lui réponditpar le conseil d'éloigner de lui sa personne et de s'en allerà tous les diables.

L'existencede ces lieux de refuge est encore utile pour d'autres raisonsàces tacticiens du champ libre. Dans leur ignorance invincible de laprofonde solidarité du christianismeils pensent qu'un genrede vie d'une austérité proverbiale est à opposerà d'autres Ordres moins rigoureux approuvés parl'Église etpar conséquentà l'Égliseelle-même. Les pauvres gens qui ne savent rien du christianismeni de son histoire bâfrent goulûment cette bourde énorme.

Qu'on neleur parle plus de ces cauteleux enfants de Loyolani de cesDominicains sanguinaires qui voudraient rétablirl'Inquisitionni de ces Capucins charnels qui s'amusent tant au fondde leurs capucinières ! Comment leur vie pourrait-elle êtrecomparée à celle de ces religieux admirablesquoiquedémodésqui conservent seulsaujourd'huidans sonintégritél'antique tradition des premiers sièclesde la foi ? Et cette fastueuse Église romaineavec toute sapompe et ses incalculables richesseset tous ces prélats siredoutableset tous ces innombrables curés répandusdans les villes et dans les campagnessi puissantssi respectéset si pervers ! -- qui oserait les comparer à ces honnêtescénobites qui ne mangent rienqui ne disent rien et quigênent si peu l'essor de la civilisation républicaine ?

Marchenoirvoyait mieux qu'il ne l'avait jamais vu ce qu'il y a d'amèrementvéritable dans ces bas sophismes de voyous dont il avaitdepuis longtempsrenoncé à s'indigner. Il entendaitau loincrouler l'Églisenon pierre à pierremaispar masses énormes de poussière car il n'y avait mêmeplus de pierreset cette Chartreuseelle aussice derniercontrefort de la demeure du Christpolluée par l'intrusion dela Curiositélui semblait vaciller sur la pointe de ses huitsiècles.

Il fallutque le père Athanaseconfident ému des vibrations decette cymbale de douleurl'entraînâtun après-mididans l'intérieur du monastère-- cet hôteextraordinaire ayant déclaré sa répugnance pourun pareil acte de tourisme.

-- Soit !avait répondu le pèrese prêtant au délirede son maladenous marcherons en récitant les psaumes de lapénitencesi vous voulezet je vous assuremon cher amique cela vous distinguera beaucoup de tous nos touristes.

Malgréle tenaillement De ses penséesMarchenoir ne put se défendred'une commotionen parcourant ce cloître immenseéclairépar cent treize fenêtres et mesurant 215 mètres delongueurun peu plus que Saint-Pierre de Rome. Un tiers seulementéchappé à l'incendie de 1676a conservél'antique forme ogivale avec ses symboliques exfoliations de pierrepar lesquelles la piété du Moyen Age voulut contraindreà l'action de grâces la matière brute etinanimée.

On visitasuccessivement la salle du Chapitre ; la chapelle des morts--remarquable dès le seuil par un très beau buste de lamort drapée dans un suaire etde sa main de squelette faisantun geste de catin à ceux qui passent ; le cimetière ;la curieuse chapelle Saint-Louis ; le réfectoire-- ce fameuxréfectoire où les religieux se réunissent pourfaire semblant de manger ; enfin la bibliothèque ruinéetant de fois etpar conséquentfort dénuée deces magnifiques vélins manuscrits qui étaient la gloirede tant de monastères avant la Révolutionmais richenéanmoinsde plus de six mille volumesanciens pour laplupart.

On saitd'ailleursque les Chartreux ont été de rudesécrivains. Une bibliothèque exclusivement cartusiennedonnerait une liste d'au moins huit cents auteurs et cetteliste resterait encore au-dessous de la vérité. "Ily a de nos Pèresdisait avec candeur un ancien chartreuxquifont d'excellents escripts qui pourroyent beaucoup servir au publicet néanmoinstoute la production qu'ils leur procurentc'estd'en allumer leur feuquand il fait froidaprès matineseschauffant leurs corps de ce qui a embrasé leurs esprits."

Ce quitoucha le plus Marchenoir ce fut la vue d'une de ces nombreusescellules exactement identiquesoù le chartreuxencore plussolitaire que cénobitepasse la plus grande partie de sa vie.Il se recueillit quelques instants comme il putdans cette encognurede paixdans cette solitude au milieu de la solitudeet enjoignitpar un gesteà son conducteurde s'abstenir de toutedescription-- considérant sans doute l'inanitéparfaite de tout langageen présence de ce dépouillementidéal et intérieurqui ne peut être sentique dans le fond de l'âmenon d'un curieux ou d'un lettrémais d'un chrétien sans détours que le Seigneur Jésusincline doucement à ses adorables pieds.

Pour lesétalons errants d'une Fantaisie toujours atteléecetteuniformité est toute pleine d'ennui et doit paraître uneplatitude quepar condescendance ils voudront bien appeler divine.Il n'y a pas lieu d'espérer qu'ils en puissent êtreautrement édifiés. Mais Marchenoir y découvraitau contraireune source clarifiée de poésieinfiniment supérieure à la noire incantation de sesdésespoirs. Par-dessous cette Règle si dure enapparence et si froidepar derrière cet isolateurinfranchissableéclataientpour luiles magnificences de lavie cachée en Dieu. Vie perpétuellement transportéed'une joie surabondanted'une ivresse célested'une paixinexprimabled'une variété infinie !

Cesaffranchis reçoivent à plein coeurdans le silence detoutes les affections terrestresla plénitude de grâcescorrespondante à la plénitude de leur liberté.Le Père céleste leur rompt lui-même le painquotidien de la félicité surnaturelledans l'exacteproportion de leur détachement de toutes les autres félicitéset c'est de bouche à oreille que l'Esprit leur communique lesrévélations du grand amour. La Vie mystique est icideplain-pied avec l'autre vieet ces blanches âmes passent del'une dans l'autretour à tourcomme de fidèles etdiligentes ménagères dans les divers appartements d'unmaître adoré.

L'espritde la Chartreuse est contemporain des Catacombeset la Chartreuseestelle-mêmela grande catacombe moderneplus enfouie etplus cachée que celles des martyrs. Mais c'est une catacombedans les cieux !... Au loinroulent les chars des triomphateurs dumonde et le tumulte insensé des acclamations populaires ; lesnations affolées courent comme les fleuves sous les archescolossales du pont aux ânes de la Désobéissanceuniverselleet tous ces bruits éclatants de la gloirehumainetoutes ces fanfares de la bagatelle victorieuses'évanouissant et s'abolissant à travers les épaisseursde ce sol qui doit tout engloutir demainarrivent aux oreilles deces contemplateurs de la Viecomme une imperceptible trépidationde la terre dans le silence de ses profondeurs.

-- Voyezdisait le père à Marchenoiren le reconduisant dans sachambrevoyez ce que fait un marchand qui a des comptes àdresseroù il y va de tout son bien et de toute sa fortune.Il s'enferme dans son cabinet sans consentir à recevoir devisite de personne. Il dit qu'on lui rompt la tête si quelqu'unde sa famille approche pour lui parler de quelque autre affaire...Nous sommes des marchands entre les mains de qui Dieu a mis ses bienspour en faire un bon négoce. Il nous en donne la qualitéet l'office quand il dit dans l'Évangile : Négociezen attendant que je sois de retour. Et il nous marqued'unefaçon terribledans la parabole des talentsle profit qu'ilveut que nous en retirionsle compte que nous lui en devons rendreet la punition qui doit servir de châtiment au serviteurs'ilne trouve pas ses comptes en bon état. Si doncce marchandpour dresser un compte où il ne s'agit que d'un bienpérissablese rend volontiers solitaire et ne fait point étatdes conversationscombien devons-nous estimer la solitude qui nousest beaucoup plus nécessaire pour tenir toujours prêtsceux de notre âme où il s'agit de notre salut éternel?

Marchenoirsilencieuxécoutait cette paraphrase et s'imaginait entendresous le tiers-point de ce vieux cloîtrequi en aurait gardél'échola voix centenaireinfiniment éloignéeet presque éteinted'un de ces humbles d'autrefois couchésà deux pas de làdans le cimetière !


XXXII


Précisémentle soir mêmeil fut averti que le lendemainaprès lamesseon devait enterrer un frèremort la veilledont lepanégyriqueimperceptiblement murmuréavait glisséjusqu'à luicomme un frissonle long des murs de cettedemeure imperturbableoù tout est silencejusqu'à lajoie de mourir. Nul spectacle ne pouvait attirer plus fort unpersonnage aussi fréquenté de visions funèbres-- sorte de carrefour humaintoujours ténébreuxoùse faisaient des conciliabules de fantômes dans le perpétuelminuit tragique du souvenir.

Ce quil'avait souvent exaspérécet acolyte passionnéde tous les deuilsc'est l'absenceordinairement absoluedeprièressur les cercueilsdans les enterrements soientreligieuxles plus somptueusement exécutés. Les fleursabondent et même les larmesmais l'effrayant épisodesurnaturel de la comparution devant le Juge et l'incertitude plusglaçante encore d'une Sentence inéluctable-- combienpeu s'en souviennent ou sont capables d'y penser !

On segroupe avec des airs dolentson s'informe exactement de l'âgedu défunt et on s'assure avec une bienveillance poliequ'illaisse après luien même temps que le parfum de sesvertusdes consolations suffisantes à ceux qui "viennentd'avoir la douleur de le perdre". Si cet émigrant vers lepourrissoir a tripotaillé avec succèson voits'empresser à travers la foulecomme des acarus dans unetoisonquelques preneurs de notes envoyés par les grandsjournaux-- rapides chacals attirés par l'odeur de mort. Sila maladie a été longue et douloureuseon se montreplus accommodant que la Sacrée Congrégation des Riteset on le béatifie volontiersen déclarant"qu'il est bien heureuxmaintenant et qu'il ne souffreplus".

Pendant cetempsla terrible Liturgie gronde et pleure sans écho. C'estson affaire de parler au Jugecela rentre dans les frais quigrèventhélas ! toute successionet le banal convois'éloigne bientôt-- Dieu merci ! -- avec certitudedans un brouillard d'immortels regrets.

A laChartreusequelle différence ! De quoi pourraient s'informerces muets d'amour qui ne parlent que pour louer le Seigneur et quin'ont jamais eu la pensée de juger leurs frères ? Ilssavent que le compagnon de leur solitude est maintenant une âmedevant Dieu et ils savent aussimieux que personnece que c'estqu'une âme et ce que c'est que d'être devant Dieu !

Une simplecroix de boissans aucune inscriptiongarde la tombe des chartreux.On donnepar exceptionune croix de pierre aux SupérieursGénéraux. C'est une marque de respect usitée dèsles premiers temps de l'Ordre. Marchenoirignorant encore laprodigieuse longévité des chartreuxs'étonna devoir leur cimetière occuper un espace si peu considérable.Il paraît que les victimes de la Ribote sont mille fois plusnombreuses que celles de la Pénitenceet qu'une Règleaustère est la plus sûre des hygiènes. Il en eutla preuve en apprenant qu'un registre des décès de laGrande-Chartreuse serait presque une liste de centenaires. On voit deces interminables religieux qui ont plus de soixante et dix ans deprofession et il n'est pas rare qu'un solitaire ne meure qu'aprèscinquante ans de Chartreuse.

En cemomentd'ailleursMarchenoir ne pensait guère àdemander l'âge de celui qu'il vit mettre en terreet personnepeut-êtren'eût été capable de lerenseigner avec précision. Pour ces âmes penchéessur l'abîmela vie représente un certain poids demérite et voilà tout. Au point de vue absolu "leTemps ne fait rien à l'affaire" de l'Éternité.L'essentielc'est d'être confirmé en grâceaubout d'un siècle ou au bout d'un jour.

Mais onpeut souhaiter de telles funérailles aux plus fiers ilotes dela passion ou de la gloire. Excepté le Papeaucun chrétienn'a autant de prières à sa mort que le plus ignoréet le dernier des chartreuxet quelles prières ! Marchenoirfut profondément saisi de ce simple faitassez peu connuquele chartreux est enterrécomme sur un champ de bataillesansbière ni linceul. Il est enseveli dans le pauvre habit blancde son Ordre dont la couleur correspond symboliquement à laRésurrection de Notre-Seigneurcomme la couleur noire del'Ordre bénédictin figure le saint mystère de saMort. Il est ainsi restitué à la poussièrependant que ses frères assemblés pleurent et prient sursa dépouille.

Unedizaine de mois auparavantMarchenoir avait vu Paris enterrer unhomme fameux qui avait déclaré la guerre à tousles religieux de la France et qui devait exterminer le christianismeen combat singulier. Ce personnageparti de basn'avait presque paseu besoin de s'élever pour que ses pieds de cycloperévolutionnaire fussent exactement au niveau de la plupart destêtes contemporaines

Pendantplus de dix ansLéon Gambettacontinuant les jeux de sacharmante enfanceput se maintenir à califourchon sur lesépaules de la Fille aînée de l'Églisequireçut ainsi le salaire de ses apostasies et qui but la hontedes hontes-- en attendant la dernière ivresse qui seravraisemblablement "ce que l'oeil n'a point vuce que l'oreillen'a point entendu et ce que le coeur de l'homme ne sauraitcomprendre"en sens inverse de ce que Dieu réserve àceux qui l'aiment. C'est pourquoi Paris lui a fait les obsèquesd'un roi. Jamaispeut-êtredans aucun pays d'Occidentunfaste plus énorme n'avait été déployésur les restes pitoyables d'aucun homme...

Marchenoirse souvenait des trois cent mille têtes de bétailhumainaccompagnant à sa demeure souterraine le Xerxèsputrescent de la majoritépendant que roulaient les chars deparade et les innombrables discours funèbreset il compara cemensonge d'enfouisseurs à l'enterrement véridique de cechartreux inconnudans l'humble cimetière comblé deneige où cinquante frères en larmes demandaient àDieu de le ressusciter pour la vie éternelle.

Ce dernierspectacle lui parut plus grand que l'autre et les canonnadesprostituées de l'inhumation du dictateur lui firent l'effetd'un bruit étrangement stupide et mesquinauprès del'intelligente et grandiose clameur religieuse de ces âmesvoyantesqui se savent les héritières de lamagnificence de Salomonen face de la misère des sépulcreset qui portent bien moins le deuil de la mort que le deuil de la vieterrestre !

Il estvrai que les funérailles de Gambetta furentelles mêmesune bien piètre solennité en comparaison de l'apothéosede Victor Hugoque Marchenoir était appelé àcontemplerdeux ans plus tard.

Cettefoisce ne fut plus seulement Parisni même la Francece futle globe entiersemble-t-ilqui se rua sur la piste suprêmedu Cosmopolite décédé. Le monde modernelas duDieu vivants'agenouille de plus en plus devant les charognes etnous gravitons vers de telles idolâtries funèbres quebientôtles nouveau-nés s'en iront vagir dans lerentrant des sépulcres fameux où blanchiradésormaisle lait de leurs mères. Le patriotisme aura tant d'illustrespourritures à déplorer que ce ne sera presque plus lapeine de déménager des nécropoles. Ce sera commeun nouveau culte nationalsagement tempéré par ledépotoir final où seront transférés sanspavois-- pour faire place à d'autres-- les carcasses delibérateurs et les résidus d'apôtresau fur et àmesure de leur successive dépopularisation.

LorsqueMarat eut achevé son ignoble existence"on le comparadit Chateaubriandau divin auteur de l'Évangile. On lui dédiacette prière : Coeur de JésusCoeur de Marat ! ôsacré Coeur de Jésusô sacré Coeur deMarat ! Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieusedu garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazonélevésur la place du Carrouselle bustela baignoirela lampe etl'écritoire de la divinité. Puisle vent tourna.L'immondiceversée de l'urne d'agate dans un autre vasefut vidée à l'égout".

La poésiemodernedevenue l'amie de la canailledevait finir comme L'Amidu Peuple. Madame se meurtMadame est morteMadame estensevelienon dans la pourpre ni dans l'azur fleurdelisé desmonarchiesmais dans la défroque vermineuse du populosouverainet voici de bien affreux croque-morts pour la porter enterre. Toute la crapule de l'universen personne ou représentéedéfilant pendant six heuresde l'Arc-de-Triomphe au Panthéon!

Il eûtété si facilepourtantet si simple de faire la levéede ce cadavre à coups de soulierde le lier par les piedsavec des câbles de trois kilomètres et d'y atteler dixmille hommesqui l'eussent traîné dans Parisenchantant La Marseillaise ou Derrière l'Omnibusjusqu'à ce que chaque pavéchaque saillie de trottoirchaque balustre d'urinoir public eût hérité deson lambeaupour le régal des cochons errants !

L'horreurmatérielle de cette expiation posthume aurait eu poureffetdu moinsd'émouvoir la pitié du monde. Unimmense choeur de sanglots eût brisépour quelquesjoursla vieille poitrine de l'humanité. Une absolution devraies larmes fût tombée des yeux des innocentes et desyeux des prostituéessur l'impénitent Proxénètede l'Idéalet jusqu'aux âmes les plus courroucéeslui eussent fait un meilleur Panthéon de leur éterneloubli !

On apréféré traîner cette dépouilledans le cloaque d'une apothéose démocratique.Profanation mille fois plus certaineparce qu'elle s'est accompliesur le cadavre intellectuelet qu'elle est sans espérancede repentir !

L'auteurdes Misérables ayant absurdement promulguél'égalité du Bras et de la Penséele Brasimbécile a voulu tout seul manifester sa reconnaissance etl'âme flottante du poète a dû s'envolerengémissanthors de portée de cet hommage.

Lesbataillons scolairesles amis de l'A. B. C. de Marseillela chambresyndicale des hôteliers logeursles francs-tireurs desBatignollesla Libre Pensée de Charenton. le Grelot de Bercyla Fraternité de Vaucressonle choral des Allobroges etl'Espérance de Javel ; les chefs des rayons du Printempsles contrôleurs de l'Eden-Théâtrelesorphéonistes de Nogent-sur-Vermisson et la corporation desclercs d'huissier ; les cuisiniersles herboristesles fleuristesles fumistesles dentistesles emballeursles plombierslesbrossiers et "tout le commerce des os de Paris" :tels furentavec deux cents autres groupes non moins abjectslesconvoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendiant tropexaucé de la plus anti-littéraire popularité.

VictorHugo était parvenu à tellement déshonorer lapoésie qu'il a fallu que la France inventât de sedéshonorer elle-même un peu plus qu'avantpour semettre en état de lui conditionner un dernier adieu qui fîtéclatercomme il convenait-- en l'indépassableignominie d'une solennité de dégoûtation-- lacomplicité de leur avilissement.

Cemonumentdont lui-même dénonce le ridicule il y acinquante anspouvaitsans douteconvenir à Dieu qui s'encontentait en silencepuisque le ridicule des hommes est la pourpremême de l'interminable Passion du Roi conspué ; mais leplus grand poète du monde-- à supposer que VictorHugo méritât ce titre-- ne peut absolument pass'accommoder de cette coupolebien moins respirable pour sa gloireque le tabernacle en sapin du plus humble de tous les tombeaux...

De toutecette exultation du goujatisme contemporain les Chartreux n'ontprobablement rien su. Le déloge des journaux n'a pas encoreescaladé leur solitude. Ils continuent de prier pour les trèshumbles et les très glorieuxpour les poètes qui seprostituent et pour les imbéciles qui lancent l'ordure auvisage mélancolique de la Poésie etquand ils meurentà leur tourc'est assezpour les inonder de joied'espérerque les anges invisibles planeront sur l'étroite fosse oùon les enterre sans cercueil !


XXXIII


Marchenoirsentit bientôt la nécessité de travailler. Iln'était pas homme à rester longtemps vautré surune pensée de douleurquelque atrocement exquise qu'elle luiparût. Il méprisait les Sardanapales et leurs bûcherset il se serait défenduavec des moignons pleuvant le sangjusque sur l'arête la plus coupante du dernier mur de sonpalais de cristal. Combinaison surprenante du rêveur et del'homme d'actionon l'avait toujours vu bondir du fond de sesaccablements et il se déchirait lui-mêmedu fumier deses dégoûtsaussitôt qu'il commençait àse sentir bon à paître.

Les deuxseuls livres qu'il eût encore publiés : une Vie desainte Radegonde et un volume de critique intitulé LesImpuissantsil les avait écrits sur un pal rougi au feuen plein milieu du radeau de la Médusesans espérancede rencontrer un éditeur qui le recueillîtavec lacrainte continuelle de devenir enragé.

Le premieret le plus important de ces deux ouvrages avait étésans comparaisonle plus immense insuccès de l'époque.Pavoisée du catholicisme le plus écarlatecetteéloquente restitution de la sociétéMérovingienne s'était vudès son apparitionenvelopper et emmailloteravec une attention infiniepar lescatholiques eux-mêmesdans les bandelettes multipliéesdu silence le plus égyptien.

C'étaitpourtant une chose réellement grandece récithagiographiquetel qu'il l'avait conçu et exécuté! Un tel livresi la presse eût daigné seulementl'annoncerétaitpeut-êtrede force àdéterminer un courant historique-- à l'heurefavorable où Micheletle vieil évocateur sansconscience de quelques images du passélaissaiten mourantle champ libre aux cultivateurs du chiendent de l'histoireexclusivement documentaire. Car on ne voit plus que celadepuis lamort de ce sorcier : des idolâtres du documenten histoireaussi bien qu'en littérature et dans tous les genres despéculation-- même en amouroù le sadisme aentreprisdernièrementde documenter le libertinage. C'estla pente moderne attestée par le renflement scientifique de laplus turgescente vanité universelle.

Marchenoiresprit intuitif et d'aperception lointainepar conséquenttoujours aspiré en deçà ou au-delà de sontempsne pouvait avoir qu'un absolu mépris pour cette sciured'histoire apportéechaque jourpar les médiocresébénistes de l'École des Chartesau panier dela guillotine historique où sont décapités lesgrands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris de protestercontre cette réduction en poussière de tout le passépar la résurrection intégrale d'une sociétéaussi défunte que les sociétés antiques et dontles débris physiquestransformés mille foisdepuis dix sièclesont pu servir à toutes lesvérifications géologiques ou potagères du néantde l'homme.

Dans cetteLégende d'or de l'histoire de France qu'il s'imaginaittoujours entendre chuchoter à son-oreillecomme un grandconte plein de prodigeset qui lui semblait la plus synthétiquementétrangela plus centralement mystérieuse de toutes leshistoires-- rien ne l'avait autant fasciné que cette énormeterrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens.La France préludaitalorsà l'apostolat desmonarchies occidentales. Les évêques étaient dessaintsdans la main desquels la Gentilité barbares'assouplissait lentementcomme une cire viergepour formeravecla masse hétérogène du monde gallo-romainlesrayons mystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de cechaos de peuples vagissantsau-dessus desquels planait l'Esprit duSeigneuron vit s'éleverà travers le brouillardtragique des prolégomènes du Moyen Ageune candiderangée de cierges humains dont les flammesdardées aucielcommencèrentau sixième sièclela grandeillumination du catholicisme dans l'Occident.

Marchenoiravait choisi sainte Radegondeun de ces luminaires tranquilles etpeut-êtrele plus suave de tous. A la clarté de cettefaible lampe non encore éteinteil avait cherché lesâmes des anciens morts dans les cryptes les moins exploréesde ces très vieux âges. A force d'amoureuse volontéet à force d'artil les avait tirées à lalumière et leur avait donné les couleurs d'unerecommençante vie.

Le plusdifficile effort que puisse tenter un moderne ; la transmutation enavenir de tout le passé intermédiaireill'avait accompliautant que de tels miracles soient opérablesà l'esprit humain toujours opprimé d'images présenteset il était arrivé à une sorte de visionhypnotique de son sujetqui valait presque la vision contemporaineet sensible. Cette oeuvrepositivement uniquedégageait unesi nette sensation de recul que le houlement océanique detrente générations postérieures devenait uneconjectureun thème d'horoscopeune dubitable rêveriede quelque naïf moine gaulois que la rafale de conquêteaurait poussé sur une falaise de désespéréevaticination.

Lesfigures angéliques ou atroces de ce siècleChilpéricle monarque aux finesses de mastodonteet sa venimeuse femelleFrédégondela Jézabel d'abattoir ; le chenilgrondant des leudes ; les évêques aux impuissantes mainsmiraculeusesGermain de ParisGrégoire de ToursPrétextatde RouenMédard de Noyon ; quelques pâles troènespoussésà la grâce de Dieudans les cassuresles Galswintheles Agnèsles Radegondetypes rudimentairesde la toute-puissante dame des temps chevaleresques ; enfinl'ultime chalumeau virgilienl'aphone poète VenantiusFortunatus ; -- tous ces trépassés archiséculairesMarchenoir les avait évoqués si souverainement qu'oncroyait les voir et les entendredans l'air sonore d'une cristallinematinée d'hiver.

Et cen'est pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantesaventures de l'universpeintes dans l'ombre ou dans la pénombremais à leur plan rigoureuxpour l'horizonnement de ce vastedrame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue duBas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumierromain en Italie et en Espagneet la précaire papautéde ce monde en ruines ; puisau loindu côté del'Asiel'immense rumeur fauve du réservoir barbarequechaque oscillation de la planète faisait couler un peu plus ducôté de la malheureuse Europesans parvenir àl'épuiserjusqu'à Gengis-Khanqui retournad'un seulcoupsur la civilisation occidentalecette cuvette de cinquantepeuples !

Pour celivre de trois cents pagesà peinequi lui avait coûtétrois ansMarchenoir s'était fait savant. Il s'étaitdocumenté jusqu'à la racine des cheveux. Mais ilpensait que le document estcomme le vineten généralcomme toutes les choses qui soûlentaussi sot maîtrequ'intelligent serviteur. Il en avait souvent constaté lemutisme et l'infidélité. En conséquenceill'avait utilisé avec une hauteur pleine de défiancelerejetant avec dégoût quand il violaiten bégayantl'intégrité d'une conception générale quel'expérience lui avait démontrée plus sûre; -- méthode de travail qu'un pète-sec à têtevipérine de La Revue des sciences historiques avaitfort blâmée et qui l'eût fait conspuer de toute lacritique contemporainesi cet attelage châtré dutape-cul de M. Renan était idoine à répercuterun chef-d'oeuvre.

D'ailleursla nature hagiographique de son sujet ne pouvait guère attirerà son livre que des lecteurs catholiques ou des admirationsreligieuses. Orle rédacteur en chef de la plus considérablefeuille catholique de Paris ayant lui-même publiéautrefoissur les saintes mérovingiennesune inerme brochuretombée presque aussitôt dans le plus vertical oubliildevait à sa propre gloire de ne pas accorder le moindresecours de publicité à ce témérairenouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Il est vrai qu'àdéfaut de cette excellente raison d'État littérairele mépris infini des catholiques pour toute oeuvre d'art eûtabondamment suffi. Brefce crevant de misère fûtabsolument privé de tout moyen d'informer le public del'existence de son livre et les sages conclurentcomme toujoursdunéant de la réclame au néant de l'oeuvre.

Le faitest quepour des haïsseurs aussi résolus de la beautélittéraireMarchenoir était une occasion peu commune.C'était un lépreux de magnificence. Toutes les maladiesdégoûtantes ou monstrueuses qui peuvent justifieranalogiquementl'horreur des chrétiens actuels pour unmalheureux artiste : la galela teignela syphilisle lupuslapliquele pianl'éléphantiasisil les accumulaitàleurs yeuxdans sa forme d'écrivain.

Ce futsurtout dans son second livreLes Impuissantsque cetteflore éclata. Le scandale fut si grand qu'il lui valut undemi-succès. L'auteur commençait à êtreconnu et l'apparition de ce recueil satiriquedéjàpublié en articles hebdomadairesdans un petit journal oùils avaient été fort remarquésdémasquad'un couple polémiste formidablecaché jusqu'alorspour beaucoup de genssous le contemplatif dédaignéet qu'une dévorante soif de justice contraignait enfin àsortir. Il y eut une petite clameur de huit jours et tel fut lequartier de gloire que Paris voulut bien jeter à cet artistequi s'exterminait depuis des années. Mais ce livre fut unerévélation pour Marchenoir lui-même qui ne seconnaissait pas cette sonorité de gong quand l'indignation lefaisait vibrer.

Parl'effet d'une loi spirituelle bien déconcertanteil se trouvaque la forme littéraire de cet enthousiaste étaitsurtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcleet innavigable qui avait toujours l'air de tomber d'une alperoulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient desbondissements d'épithètesdes cris àl'escaladedes imprécations sauvagesdes orduresdessanglots ou des prières. Quand il tombait des un gouffrec'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le motquel qu'il fûtignoble ou sublimeil s'en emparait comme d'une proie et en faisaità l'instant`un projectileun brûlotun enginquelconque pour dévaster ou pour massacrer. Puistout àcoupil redevenaitun momentla nappe tranquille que la douceRadegonde avait azurée de ses regards.

Quelques-unsexpliquaient cela par un abject charlatanismeà la façondu Père Duchesne. D'autresplus venimeuxmais non pasplus bêtesinsinuaient la croyance à une sorte dechantage constipéfurieux de ne jamais aboutir. Personneparmi les distributeurs de viande pourrie du journalismen'avait eul'équité ou la clairvoyance de discernerl'exceptionnelle sincérité d'une âme ardentecompriméejusqu'à l'explosionpar toutes lesintolérables rengaines de la médiocrité ou del'injustice.


XXXIV


Maintenantil se retournait décidément vers l'histoire. Elle avaitété sa plus grande ambition et son plus fervent amourintellectuel. Depuis son enfanceil avait cette impression d'êtrebeaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l'Exode que de laracaille démocratique. Son admirable étudemérovingienne attestait suffisamment l'anachronisme de sapensée. Mais il n'avait aucun désir de recommencer cegenre d'effort. Une monographie d'homme ou même de peuplequelque dilatée qu'il l'imaginâtne lui suffisait plus.Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle.Il voulaitdésormaisenvelopperd'une seule étreintel'histoire du monde.

Ainsiqu'il l'avait confié à son amiil rêvait d'êtrele Champollion des événements historiques envisagéscomme les hiéroglyphes divins d'une révélationpar les symbolescorroborative de l'autre Révélation.C'eût été toute une science nouvellesingulièrement audacieuse et que le génie seul pouvaitsauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé danssa peau dès la première ouverturepuis les volutationsoratoires de son prophète l'avaient insensiblement enrouléà cette conception qu'il avait fini par juger sublime. Il estdu moinsincontestable que certaines inductions dont cet éblouissantdémonstrateur étançonnait son système lefaisaient paraître tout à fait probable.

Il enavait pris l'idée première dans ces étudesexégétiques qui furentpar une singularitépeut-être inouïele point de départ de sa vieintellectuelleaussitôt après sa conversion. Appuyésur l'affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout "enénigmes"cet esprit absolu avait fermement conclu dusymbolisme de l'Écriture au symbolisme universelet il étaitarrivé à se persuader que tous les actes humainsdequelque nature qu'ils soientconcourent à la syntaxe infinied'un livre insoupçonné et plein de mystèresqu'on pourrait nommer les Paralipomènes de l'Évangile.De ce point de vue -- fort différent de celui de Bossuetparexemplequi pensaitau mépris de saint Paulque tout estéclairci-- l'histoire universelle lui apparaissait comme untexte homogèneextrêmement liévertébréossaturédialectiquémais parfaitement enveloppéet qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire d'un possibleaccès.

Il enavait conçu l'espérance et ne vivait plus que pour ceprojetdevenu le centre d'innervation de ses pensées. Peu luiimportait qu'on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuislongtempsil avait pris son parti de ne jamais plaire et nes'embarrassait guère de l'hostilité mêmedontles effets immédiats ne peuvent jamais atteindreaprèstoutbien facilementun homme que sa plumesa langue et sesmuscles rendent également redoutable.

Ah ! sansdouteles ennemis assez nombreux qu'il s'était attirésdéjà dans la presse avaient la ressource ordinaire delui fermer généreusement tous les débouchésetpar conséquentde priver d'argent un écrivainpauvre que son talent aurait dû nourrir. C'était làle danger médiat et nullement méprisable. Maisquefaire ? Il se sentait traîner par les cheveux dans sadouloureuse voie etne le voulût-il pasil lui fallait courirson destin. Proférers'il était possibleune grandeparoleet mourir ensuite sous les soufflets et les crachats del'univers ! -- A la grâce de Dieu ! disait-il souvent. C'est lemot de beaucoup de témérairesmaisdans sa boucheilavait une signification très haute et quasi sainte.

Retirédans sa chambre de la Chartreuseil raidissait ses deux bras contresa propre douleurancienne ou récentepour écarterl'importunité d'une sollicitude Étrangère autravail de parturition de son esprit.

-- LeSymbolisme de l'histoirepensait-ilvérité certainemille fois évidente à mes yeuxmais combien difficileà démontrer acceptable ! S'il s'agissait d'expliquerpièce à piècele symbolisme du corps humain oule symbolisme végétalcette besognesouvententreprise déjà par des mystiques ou des philosophesn'étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pourfaire rouler quelques idées sur ce rail connuàconditiontoutefoisqu'elles ne parussent pas trop originalementdéfrayées. Maisicije vais me cognertout de suiteau front de taureau d'une Liberté ombrageuseimpénétrabletotalement incomprise de la multitude qui l'adore et mal définiedes docteurs chrétiens qu'elle épouvante. Je suis enpartancecomme Colombpour l'exploration de la Mer ténébreuseavec la certitude de l'existence d'un monde à découvriret la crainte de révolterà moitié chemincinquante passions imbéciles. L'histoire fragmentairetelleque je la vois partoutest un miroir pour l'orgueil stupide de cetteliberté qui se félicite sans relâche d'avoir faitce qu'elle a voulu-- jamais autre chose-- et la synthèseabsoluedont j'ai le desseinconfisquedu premier coupcet objetde toilettepour contraindre la vieille jouisseuse à secontempler dans le très humble ruisseau d'égout qui estsa patrie. Certesje me passerais bien d'applaudissements et je n'enai jamais cherchémais encore faut-il que je soisintelligibleque je ne terrifie pas tous les éditeurs sansexceptionque je sois débitableau moins autant qu'un amernouvellement importésur le zinc en coeur de chêne deleurs comptoirs. La métaphysique religieuse n'est plusadmissible aujourd'huiqu'à la condition d'êtreapéritive et de précéder un régald'ordures. "Vous écrivez pour des hommes et non pas pourdes esprits angéliques"me disait ce père.Dois-je essayer de me remplir de la prose de cet avis ? Hélas! J'y gagnerais peut-être un morceau de pain !

L'irrefrénéMarchenoir sentaitnéanmoinsqu'il se flattait d'unehumilité impossible. Dégager de l'histoire universelleun ensemble symboliquec'est-à-dire prouver que l'histoiresignifie quelque chosequ'elle a son architecture et qu'ellese développe avec docilité sur les antérieuresdonnées d'un plan infailliblec'était une opérationqui exigeait l'holocauste préalable du Libre Arbitreteldumoinsque la raison moderne peut le concevoir. Il n'y avait pas àsortir de là. Il était condamné àl'incertaine expérience de gifler son siècle pourobtenir d'en être écouté etjustementl'énormité d'un pareil défi avait pour lui leragoût d'une tentation de volupté. Sa nature decondottière l'emporta bientôt et il finit par se fixer àla plus imprudente des résolutionss'interdisant jusqu'àla ressource d'appliquer après coup et sous formed'introductionà son futur livreles lâches émollientsd'une apologie. Peut-êtreaussiavait-il raison de comptersur l'exaspération même de sa pensée et de saformesur l'excès inouï d'audace où il prévoyaitbien que son sujet allait l'entraînerpour espérer unsuccès de scandale ou d'étonnementqui seraitaumoinsun simulacre de cette justice que la vermine contemporainen'accorde pas à la supériorité de l'esprit.

D'ailleursl'apparente sagesse d'aucun conseil ne prévaudra jamais contreces torrentielles natures que le bâillement soudain de la pluslarge gueule d'abîme n'arrêterait pas. Ce que lesprudents appellent du nom de témériténeserait-ce pas plutôten ellesune obéissance héroïqueà quelque propulsion supérieuredont ces martyrsauraientd'avanceaccepté les agonies ? Quand une grandechose était notifiéela poitrine de Marchenoirs'ouvrait comme un triptyque. et ce qu'on voyait apparaîtrec'était son coeur ruisselant de sangentre une image deprière et une image d'extermination !


XXXV


Puisqu'ilvoulait que l'histoire fût un cryptogrammeil s'agissait delire les lignes et d'en pénétrer les combinaisons. Orles signes se déroulaient pendant six mille ansàpartir du premier hommedu haut en bas de la pyramideprodigieusement évasée du genre humain. Leurscombinaisons étaient innombrables comme la poussièrecompliquées à l'infinitraméestresséesimbriquéesrepliées les unes dans les autresentrelacées et embrouillées à toutes lesprofondeurs.

Toutes lesmains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les troisConcupiscencescomme des fileuses infatigablesavaient fournil'écheveauet les sept Péchés l'avaient dévidéventre à terredans tous les sensautour de toutes lesgénérationsà travers l'inextricable tourbillondes épisodes. L'Amourla Mortla Douleurl'Oubli avaientmis en commun leurs paraboles pour un éternel négoced'errataoù chacun d'eux tirait à lui toutesles ténèbres.

De tempsen tempsun excellent historien se présentait pour contrôlerles balances et sa tête gélatineuse se liquéfiaitdans les plateaux. L'Hypothèse disait à la Conjecture :Nous allons nous amuser ! et elles se faisaient caresser l'une etl'autrepar un vieux Mensonge tout nusur le souple divan de laCritique. L'étonnante route de l'histoire était tout encarrefoursavec des poteaux en girouetteoù des datespeucertainesindiquaientdans la direction de quelques événementscarrossablesde tout petits sentiers inexistantspour aboutir àd'impossibles vérifications. L'érudition frétaitdes bibliothèques alexandrines pour le ravitaillementd'innombrables rongeurs à lunettesdont l'office étaitde picorer des fétus dans l'énorme amas de crottindocumentaire fienté par de plus grands animauxens'interdisant religieusement jusqu'à la velléitéd'une conclusion. Sid'aventurel'un d'entre eux s'en avisaitc'était sous l'expresse condition d'insulter à quelquegrande choseen chatouillant de sa plume le dessous des pieds de lasainte Canailleenfin victorieuse et potentate rémunératricedes flagorneurs qu'elle a décrottée. Dieu saitalorsles jolis travaux qui s'exécutaient et l'abjecte clairvoyancede ces calomniateurs d'ancêtres !

L'espritde l'homme planant-- comme autrefois celui du Seigneur-- sur cetinexprimable désordre avait dit : -- Il n'y en a pas encoreassez comme cela ! et il avait commandé que les ténèbresfussentc'est-à-dire que la suie du passédélayéedans l'encre de nos imprimeursdevînt indélébileet croûtonnante sur la mosaïque providentielle. On enétait venu à tellement effacer les rudimentairesconcepts que les faits les plus énormesles plus crevantl'oeildésormais orphelins de leurs principes et veufs deleurs conséquencesretranchés de l'orbiteexcommuniésde tout ensembleacéphales et eunuquesn'existaient plusdans les cervelles qu'à l'état fantastique de postéritédu hasard. Et cette ignorance de toute loi étaitparticulièrement attestéeen ce sièclepar lagrandissante rage de philosopher sur l'histoire. Obscur témoignaged'une conscience irrémédiablement taillée enpièces et tressaillantune dernière foissous lehachoir des charcutiers de l'intelligence !

PourcommencerMarchenoir demandait le divorce du Hasard et de laLibertéabsurdement unis sous le régime del'étripement réciproque. Il jugeait monstrueux cetaccouplement qui avait paru l'unique ressource de la Raison moderneaffligée du célibat de sa très chèrefille universellement décriée pour son incontinence etle malpropre choix de ses concubins. C'était une imposture partrop forte de prétendre que quelque chose de réel fûtjamais sorti d'une facultédéjà si précaireprostituée à ce bâtard du néantet ilambitionnait-- alors que les sociétés agonisantesmettent leurs enfants en gage pour obteniren payantqu'on lesachève elles-mêmes -- d'affirmerune bonne foisavantque tout s'écroulât et pour l'honneur de l'êtrepensantl'irrépréhensible solidarité de tout cequi s'est accomplidans tous les temps et dans tous les lieuxàla honte des artisans de poussière qui pensent exterminerl'unité de l'homme en raclant de vieux ossements !

A sesyeuxle mot Hasard était un intolérableblasphème qu'il s'étonnait toujoursmalgrél'expérience de son méprisde rencontrer dans desbouches soi-disant chrétiennes. -- Rien n'arrive sans Sonordre ou Sa permissiondisait-il aux blasphémateurs ; ilvous a créésvotre Hasardet il s'est incarnépour vous racheter de son sang ! Est-ce bien là votre pensée? Alors moicatholiqueje lui crache à la figureàce rival de mon Christqui n'a pas même l'honneur d'existercomme une idoledans un simulacre oùdu moinss'attesteraitl'industrie d'un entrepreneur de divinités.

Il étaitévident pour lui qu'on ne pouvait pas être catholiqueni même se flatter d'une infinitésimale pincée desentiment religieuxsi on ne donnait pas absolument tout à laProvidenceetdès lors l'idée d'un plan infailliblesautait à l'esprit. A cette hauteurpeu lui importaient leschicanes philosophiquesou même théologiquesqu'onpouvait lui décocher au sujet du Libre Arbitrelaissésans ressourcespar cette invasion d'absoludans le pâturagedesséché du conditionnel.

-- Quandla Providence prend toutc'est pour se donner elle-même.Consultez l'Amoursi vous ne comprenez paset allez au diable !Telle était toute la controverse de ce stylite intellectuelqui ne descendit jamais de sa colonne.

Il avaitcertesbien assez du pénitentiel labeur qu'il s'étaitimposépuisqu'il s'agissait de réduire à un telraccourci de formules l'universalité des témoignagesqu'ils pussent tenir dans un rais de la pensée. Puisque c'esttoujours Dieu qui opèread nutumsur toute la terreil fallaitde toute nécessitépréjuger un acteuniqueindéfiniment réfracté dans sescréatures. Qu'on employât le mot de Paternité oucelui d'Amourou tout autre vocable suggestifla méditationramenait toujours cette simple vue d'un seul GESTE infiniproduit par un Etre absoluet répercuté dansl'innumérable diversité apparente des symboles.

En quelquepoint des temps que s'enfonçât la pointe du compasquece fût la prise de Jérusalem ou la Défénestrationde Praguel'angle avait beau s'ouvrir dans de giratoiresinvestigationsce point quelconque devenait le centre de l'univers.Le passé et l'avenir irradiaient lumineusement de ce foyer etconvergeaienten frémissantvers cet ombilic. Une identitésurnaturelle éclatait partout à la fois. L'homme sedénonçait pour avoir toujours fait la même chosedans une circulaire translation de circonstances perpétuellementanalogueset l'imperceptible atrocité d'un Ezzelino ou d'unHalberstadt avait juste autant de force harmonique et salariait aussisûrement l'esprit de synthèse que les colossales reditesdu despotisme des Tibèredes Philippe II ou des Napoléon!

L'histoiretelle que la voyait Marchenoirétait d'un tissu si garantiqu'on pouvait mettre au défi n'importe quel faussaire de ladémarquer dune manière plausible. Les caractèresaltérésles lignes déviées de leur sensécorchaient l'oeil et criaient pour qu'on les réintégrât.Le texte symbolique mutilé seulement d'un iotan'avait plusde sens et divulguaitde son mutisme soudainla profanation. Ce quela Providence avait écrit dans la rédivive traditiondes peuplesavec des pâtés de sang et des chaînesde montagnes de mortselle l'avait écrit pour l'éternitésans que nul grattoir ou acide sacrilège eût jamais étécapable d'oblitérerd'un solécisme durablecepalimpseste de douleur !

Cartelleétait sa cédule évocatoireà ce magiciend'exégèsequi voulait que tout comparût àla fois devant le tribunal de son esprit : Toute chose terrestre estordonnée pour la Douleur. Orcette Douleur étaitàses yeuxle commencement comme elle était la fin. Ellen'était pas seulement le butle comminatoire proposultérieurelle était la logique même deces Écritures mystérieusesdans lesquelles ilsupposait que la Volonté de Dieu devait être lue. Lasentence terrible de la Genèseà la départie del'Edenil l'appliquaitdans sa rigueurà l'enfantementtoujours douloureux des moindres péripéties del'oecuménique roman de la terre.

Alorssurcette planète mauditecondamnée à ne germinerque des épiness'accomplissaiten soixante sièclespour la race déchuel'épouvantable dérision duProgrèsdans le renouveau sempiternel des itérativespréfigurations de la Catastrophe qui doit tout expliquer ettout consommer à la fin des fins.

Les angesdevaient avoir eu peur et pitié de ce spectaclesur lequel onavait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideau d'unepudeur divine ! Les générations humaines toujoursdévorées au banquet des fortssur tous les continentoù les enfants de Nemrod avaient étendu leur nappeetle Pauvredont c'est l'étonnant destin de représenterDieu mêmele pauvre toujours vaincubafouésouffletéviolémauditcoupé en morceauxmais ne mourant pas-- roulé du piedsous la tablecomme une ordured'Asie enAfrique et de l'Europe sur le monde entier-- sans qu'une seuleheure lui fût accordée pour se désaltérerà ses propres larmes et pour racler les croûtes de sonsang ! Celapour toute la durée des sociétésantiquessculptées en formidable raccourci dans la gouliafréedu roi Balthasar.

Puisl'avènement du parfait Pauvreen qui se résumèrentles abominations les plus exquises de la misère et qui futLui-même le Balthasar d'un festin de torturesoù furentconviées toutes les puissances de souffrir. Rédemptionà faire trembler qui transfigura la poétique del'homme sans rénover son coeuren dérision de ce quiavait été annoncé.

Un secondregistre de formules fut simplement ouvertet la grande liesse desboucs et des vautours recommença. Dans les contréesimmenses inexplorées par le christianismela cuisine despasteurs de peuples ne changea pasmaisdans la chrétientéle pauvre fut quelquefois invitécharitablementà serepaître des déjections de la puissancedont il étaitlui-mêmel'aliment. Le fardeau des faiblesdésormaisaggravé de spiritualismefit craquer les os des neuf dixièmesde l'humanité.

Comme sil'apparition de la Croix avait affolé les nationsl'universse confondit dans une prodigieuse bousculade. Sur l'Empire romaintordu par la coliquegoutteux des piedsavarié du coeuretdevenu chauve comme son premier Césardes millions de brutesà gueule humaine déferlèrent. Les GothslesVandalesles Huns et les Francs s'assirenten ricanantsur leursbouclierset se laissèrent glisser en avalanchescontretoutes les portes de Rome qui creva sous la poussée. LeDanubegonflé de sauvagesse répandit en inondationsur les latrines du Bas-Empire. Du côté de l'OrientleChamelier Prophèteaccroupi sur la bouse de son troupeaucouvait déjàdans son sein pouilleuxles sauterellesaffamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu.On se battaiton s'éventraiton se mangeait les entraillespendant huit cents ansde l'extrémité de la Perse auxrivages de l'Atlantique. Enfinla grande charpente féodales'installait dans le gâchis des égorgements.

On crutque c'était l'étançon d'une Jérusalemquasi céleste qu'on allait construireet il se trouva quec'était encore un échafaud. Même la ChevalerieLa plus noble chose que les hommes aient inventéene fut passouvent miséricordieuse aux membres souffrants du Seigneurqu'elle avait mission de protéger. Même les Croisadessans lesquelles le passé de l'Europe serait un peu moins qu'unamas d'immondicesne furent pas sans l'horrible traînéede toutes les purulences de l'animal responsable. Pourtant c'étaitl'adolescence au coeur brûlantc'était le temps del'amour et de l'enthousiasme pour le christianisme ! Les Saintsil yen eut alorscomme aujourd'huiune demi douzaine par chaque centmillions d'âmes médiocres ou abjectes-- à peuprès-- et l'odieux bétail qui les vénéraitaprès leur mortfut quelquefois obligé d'emprunter dela boue et de la salive pour les conspuer à son plaisirquandil avait l'honneur de les tenir vivants sous ses sales pieds.

Deuxchosesà peineparaissaient à Marchenoir mériterqu'on surmontât la nausée de cette abominablecontemplation : l'indéfectible prééminence de laPapauté et l'inaliénable suzeraineté de laFrance. Rien n'avait pu prévaloir contre ces deux privilèges.Ni l'hostilité des tempsni le négoce des Judasni lasurpassante indignité de certains titulairesni lesrévolutionsni les défaitesni les reniementsni lesinconscientes profanations de la sacrilège bêtise !...Quand l'une ou l'autre avait menacé de s'éteindrelemonde avait paru en interdit. La Bulle Unam SanctamdeBoniface VIIIla fameuse bulle des Deux Glaivesn'avait plusde croyantsil est vraiet la France était gouvernéepar des goujats... N'importe ! quelques âmes savaient qu'ilexisteen leur faveurune prescription contre toutes les poursuitesrevendicatoires du néantet Marchenoir était une unitédans le petit nombre de ces âmes malheureusescharriéessur un glaçon fondantau milieu d'un océan de tiédeurvers un tropique d'imbécillité !

Maisavant de sombrerce millénaire voulait assigner les Tempsmodernesles plus iniques temps et les plus bêtes qui furentjamaisdevant un Juge dont il pressentait la prochaine Venuequoiqu'il ait l'air de dormir profondément depuis tant desiècleset qu'il espéraità force de clameursdésespéréesfaireune bonne foiscrouler deson ciel ! Ces clameursil les avait ramassées de partoutaccumuléesamalgaméescoagulées en lui.Écolier sublime de ses propres torturesil avait syncrétiséen une algèbre à faire éclater lesintelligencesl'universelle totalité des douleurs.

De cetteforêt sortaiten rugissantune Symbolique inconnue qu'ilaurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allait devenir sonlangage pour parler à Dieu. C'était comme une rumeurinfinie de toutes les voix dolentes miraculeusement abréviativequi expliquait-- par la nécessité d'une manièrede rançon divine-- les interminables ajournements de laJustice et l'apparente inefficacité de la Rédemption.

Voilàce qu'il prétendait mettre sous les yeux de ses contemporainsinattentifsd'abord ; ensuite sous le clair regard de Celui dont ilappelait l'avènementcomme un témoignage accablant dela fangeuse apostasie d'une générationqui serapeut-être la dernière avant le déluge-- si samonstrueuse indifférence l'a faite émissaire pourassumer l'opprobre de ses aînéesmoins abominablesqu'elledont l'histoire écrite a si lâchement balbutiél'inculpation !


XXXVI


Marchenoirécrivit une seule fois à Véroniquepour luiannoncer son retour. Par crainte ou par vertuil s'en étaitabstenu jusqu'alorsquoiqu'il en mourût de désirsebornant à la mentionner avec une tendresse peu déguiséedans chacune de ses épîtres au sempiternel Leverdier.Enfinquelques jours avant son départil se décidatout à coupet voici son inconcevable lettre :

Ma chèreVéroniqueje vous prie d'ajouter pour moià vosprières accoutuméesles oraisons pour les agonisantsque vous trouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bienmaismon esprit est dans l'angoisse de la mort et je vous supposeparticulièrement désignée pour me secourirpuisque c'est à l'occasion de vous que j'endure cetteépouvantable tribulation.

Je suiséperdument amoureux de vousvoilà la véritéet il a fallu que je m'éloignasse de Paris pour le sentir. Jeme suis déterminé à vous l'écrire surcette simple réflexionque vous deviez le savoir. Les femmessont clairvoyantes en pareil caset ce sentimentinaperçu demoi jusqu'à ces derniers joursvous l'avez certainementdiscerné depuis longtempssi j'en juge par certainesprudences que je me rappelleaujourd'huiet qui tendaientmanifestement à en retarder l'explosion. Maisquand mêmevous n'auriez rien compris ni rien devinéj'ai penséqu'il fallait encore me déclarerne fût-ce que pourécarter de nos relations le danger d'un tel mystère.

Qu'allons-nousdevenir ? Il n'y a que deux issues : vous me sauvez ou je vous perds.Quant à nous sépareren admettant que ce fûtpossiblece serait peut-être le plus funeste des dénouements.Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien sicapiteuxque je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.

Orjen'ai plus de courage du toutmon âme est complètementdémontée. Il va falloir vous condamner à uneréserve inouïecar je brûle sur moi-mêmedepuis l'agitation de ce voyagecomme une torche mal éteinteque le vent aurait rallumée. Cette fraternité postichequi nous unit et nous séparejusqu'à maintenantne vaplus suffire. Il faudrait construire quelque autre muraille mitoyennequi montât jusqu'au septième ciel et qu'aucune trahisondes sens ne pût entamer.

Ce travailde maçonnerie vous serasans doutepossibleà vousâme spirituelle et dessouilléequi n'avez plus de corpsque pour les yeux trop charnels de votre malheureux amidont votreprésence va remuerje le sens bientoutes les vieillescroupissures et toutes les fanges. Cherchez doncchèretrésorière d'héroïsmec'est peut-êtredans la direction du martyre que vous découvrirez ce qu'ilnous faut.

Vous nepouvez supporter qu'on vous regarde comme une sainteet vous savezsi j'approuve cette horreur. Mais dans l'hypothèse qu'ilaurait plu à Notre Seigneur de jeter sur vous toute la pourprede son cielvous continueriez encorenéanmoinsd'êtreune vraie femme pour l'éternité -- comme on estun prêtre-- car ce que Dieu a fabriqué de sonessentielle Main porte caractère indélébileaussi bien que les Sacrements de son Église. Vous seriezforcéepar conséquentde voir aussi nettement qu'uneautre le mal de ce mondeoù la mort fut acclimatée parla première de vous toutes.

C'estpourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants.Je suis en péril de mort pour mon âmeà cause devousbien-aiméeet je retourne à Parisdans unesemainecomme on se fait porter en terre. Si vous n'êtes pasdevenue toute forte contre ma faiblesseje vous entraîneraidans une caverne de désespoir.

Vous mel'avez fait comprendre vous-mêmeil y a longtemps. Que vousdevinssiez ma femme ou ma maîtressel'abomination seraitégalement infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vosbras tout votre passéet ce passédéliéde l'abîme où l'a précipité votrepénitencem'arracherait de vousmorceau par morceauavecdes tenailles rougiespour s'installer à ma place. Notreamour serait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nousaurions tout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé dece qui peut nous avilir davantage. A la place de ce canton lumineuxdu ciel où nous planons en souffrantneuf serions accroupisau bord d'un chemin publicdans une encognure infecteoù lesplus immondes animaux auraient la permission de nous salir aupassage...

Il fautdonc m'exorciserma très chèreje ne sais commentmais il le faut tout de suitesous peine d'enfer et de mort. Voilàtoutmon esprit est plein de ténèbres et je ne sauraisvous offrir l'ombre d'une idée qui ressemblât àune apparence de salutaire expédient. Ah ! mon amiema troisfois aiméema belle Véronique du chemin de la Croix !combien je souffre ! mon coeur se brise et je pleurecomme je vousai vuetant de foispleurer vous-mêmeagenouilléedes journées entièresdevant votre grand crucifix !Seulementvos larmes étaient infiniment douces et les miennessont infiniment amères.

VotreMARIE-JOSEPH



XXXVII


Laretraite à la Grande Chartreusequelque suggestive etbienfaisante qu'elle eût éténe pouvait plus seprolonger pour cette âme tragiquequi se faisait du Paradismême l'idée d'une éternelle montéefuribonde vers l'Absolu. La quatrième semaine venait des'achever et Marchenoir en avait décidément assez.L'apaisementqu'il était venu cherchern'avait étéqu'extérieur ou intermittent. L'exquise bonté de seshôtes avait pu détendre ses nerfs et lénifier lapartie supérieure de son espritmais ne pouvait rien au-delà.

II étaitsingulierd'ailleurset bien conforme à l'irréprochableexactitude de son ironique destinque le pire malheur qu'il pûtredouter lui eût été révéléprécisément sur cette montagneoù il s'étaitcru certain de haleterquelques joursen sécuritéparfaite. Maintenant il avait le besoin le plus violent de se jeterau-devant de ce malheurdût-il en crever !

Il alladonc prendre congé du Père Général quil'avait déjà reçu plusieurs fois avec cettedouceur des grands Humblesqui domptait autrefois les Tarasques etles Empereurs. Marchenoirqui n'appartenait à aucune de cesdeux catégories de monstresexprimale mieux qu'il putsagratitudeen suppliant l'aimable vieillard de le bénir avantson départ.

-- Moncher enfantrépondit celui-cije veux faire quelque chose deplussi vous le permettez. Je sais de votre vie et de vossouffrances ce que votre amiM. Leverdierm'en a écrit et ceque le Père Athanase a cru pouvoir me confieret jem'intéresse profondément à vous. Vous avezentrepris un livre pour la gloire de Dieu et vous êtespauvre... deux fois pauvrepuisque vous renoncez à la gloireque donnent les hommes... Emportezje vous priede la Chartreusece faible secours que votre âme chrétienne peut acceptersans honteajouta-t-ilen lui tendant un billet de mille francs--et souvenez-vousdans vos combatsdu vieux serviteur inutilemais plein de tendressequi priera pour vous.

Lemalheureuxbrisé d'émotiontomba à genoux etreçut la bénédiction de ce chef des plus grandesâmes qui soient au monde. Le Général le relevaetl'ayant serré dans ses brasle reconduisit jusqu'àsa porte en l'exhortant aux viriles vertus que la sociétéchrétienne paraît avoir prises en hainemais dont latradition persévèreen dépit de toutdans cessolitudes-- sans lesquellesà ce qu'il semblele cielfatigué de voûterdepuis tant de sièclessurune si dégoûtante racetomberait de bon coeurpourl'anéantir.

Le pèreAthanase l'attendait avec anxiété. Il avait parléchaleureusementmais les intentions de son supérieur ne luiétaient pas connues. Le bon religieux fut transporté dela joie naïve de son amique cet argent délivraitd'angoisses hideusessurajoutées à ses plus intimestourments.

-- Je vousvois partir sans trop d'inquiétudelui dit-il. Du moinsjesuis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pastout de suite et je me persuade qu'un peu plus tard Dieu vous enverraquelque autre assistance. Il n'est pas permis de croire que ce bonMaître vous ait comblé des dons les plus raresuniquement pour vous faire souffrir. D'ailleursl'Églisemilitante a besoin d'écrivains de votre sorte et voussurmonterezà la fintous les obstaclespar la seulevirtualité du talentje veux l'espérer.

Maisj'aid'autres sujets de trembler et c'est justement l'excès devotre force qui m'épouvanteajouta-t-ilavec un souriremélancoliqueen lui touchant du doigt le front et lapoitrine. C'est ici et là que se trouvent vos plus redoutablespersécuteurs. J'ai beaucoup pensé à vousmoncher ami. C'est un mystère de douleur qu'un homme tel que vousait pu naître au dix-neuvième siècle. Vous auriezfait un Ligueurun Croiséun Martyr. Vous avez l'âmed'un de ces anciens apologistes de la Foi qui trouvaient le moyen decatéchiser les vierges et les bourreaux jusque sous la dentdes bêtes. Aujourd'huivous êtes livré àla gencive des lâches et des médiocreset je comprendsque cela vous paraisse un intolérable supplice. Vous avezpassé quarante ans et vous n'avez pas encore pu vousacclimater ni même vous orienter dans la sociétémoderne. Ceci est terrible...

Je ne vousaccuseni ne vous jugepauvre ami. Je vous plains de toute mon âme.Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas de n'avoir pas su vousfaire une position. Je ne suis pas un de ces bourgeois dont lenom seul vous noircit la rétine. Je suis un chartreuxsimplementet je crois que la meilleure position est de faire lavolonté de Dieuquelle qu'elle soit. Si c'est votre partaged'écrire de beaux livressans consolation et sans salaireaumilieu de continuelles souffrancesvotre situation est toute faiteet cinquante fois plus brillantej'imagineque celle d'un premierministre qui serademain matin ou demain soirroulé àcoups de bottes dans un escalier d'oubli. Seulementj'ai peur que cedon de force qui ferait de vouspeut-êtreun grand hommed'action par l'épée ou par la parolesi vous en aviezl'emploine se retourne à la fin contre vous-même et nevous jette dans le désespoir.

-- Vousavez raisonmon pèreet je ne suis pas non plus sansterreurrépondit Marchenoir. L'espérance est la seuledes trois vertus théologales contre laquelle je puissem'accuseren toute sincéritéd'avoir sciemment etgravement péché. Il y a en moi un instinct de révoltesi sauvage que rien n'a pu le dompter. J'ai fini par renoncer àl'expulsion de cette bête féroce et je m'arrange pourn'en être pas dévoré. Que puis-je faire de plus ?Chaque homme esten naissantassorti d'un monstre. Les uns lui fontla guerre et les autres lui font l'amour. Il paraît que je suistrès fortcomme vous le ditespuisque j'ai étéhonoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : leDésespoir. Si Dieu m'aimequ'il me défendequand jen'aurai plus le courage de me défendre moi-même ! Cequ'il y a de rassurant c'est que je ne peux plus être surprispuisque je ne crois pas au bonheur. On dit quelquefois que je suis unhomme supérieur et je ne le nie pas. Je serais un sot et uningrat de désavouer cette largesse que je n'ai rien fait pourmériter. Eh bien ! si le bonheur est déjàpresque irréalisable pour le plus médiocre des êtrespour le plus facile à contenter des pachydermes raisonnablescomment ce diapason de douleursqu'on appelle un homme de géniepourrait-il jamais y prétendre ? Le Bonheurmon cher pèreest fait pour les bestiaux... ou pour les saints. J'y ai doncrenoncédepuis longtemps. Maisà défaut debonheurje voudraisau moinsla paixcette inaccessible paixqueles anges de Noël ontpourtantannoncéesur terreaux hommes de bonne volonté !

Le pèrehésita un moment. Tout ce qui peut être inspirépar la plus ardente charité sacerdotaleil l'avait déjàdit à ce désolé. Il avait tout tenté poursolidifier un peu d'espérance dans ce vase briséd'oùse répandait le cordialaussitôt qu'on l'avait versé.Il ne pouvait pas accuser son pénitent d'être indocileou de s'acclamer lui-même. Le soupçon d'orgueil--d'une si commode res- source pour les confesseurs et directeurs sansclairvoyance ou sans zèle ! -- il l'avait écartédès le premier jour avec défianceestimant plusapostolique de pénétrer dans les coeurs que de lesscellerdu premier coupimplacablementsous des formules deséminaire.

LeNon-Amour est un des noms du Père de l'orgueil etcertesiln'en avait pas connu beaucoupdans sa viedes êtres quiaimassent autant que le pauvre Marchenoir ! Il se sentait en présenced'une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à lapensée qu'il avait devant lui un homme allant à la mortet que rien ne pouvait sauverun témoin pour l'Amour et pourla Justice-- holocauste lamentable d'une sociétéfrappée de folie qui pense que le génie la souille etque l'aristocratie d'une seule âme est un danger pour le chenilde ses pasteurs.

-- Vousdemandez la paix au moment même où vous partez enguerredit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé àprotester solitairementau nom de la Justicecontre toute lasociété contemporaine avec la certitude préliminaired'être absolument vaincu et quelles que puissent êtrepour vous les conséquences-- au mépris de votresécurité et des jugements de vos semblablesdans undésintéressement complet de tout ce qui détermineordinairementles actions humaines. Vous vous croyez sans libertépour choisir une autre route de la mort... C'est Dieu qui le sait. Ilest plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout cequ'on peutc'est de leverpour vousles bras au ciel. Mais votrecorsaire est trop chargé... Vous n'êtes pas seulvousavez pris une âme à votre compte. Qu'allez-vous en faire? Avez-vous calculé l'effroyable obstacle d'une passion plusforte que vous et distinctement lisiblepour moidans les moindresmouvements de votre physionomie ? Et s'il vous est donné d'entriomphern'hésiterez-vous pas encore à traînercette pauvre créature dans les inégales querellesoùje prévois trop que vous allez immédiatement vousengager ?...

Marchenoirdevenu très pâleavait paru chanceler et s'étaitassisavec une si poignante expression de douleurque le pèreAthanase en fut bouleversé. Il y eut un silence péniblede quelques instantsau bout desquels le malheureux homme commençad'une voix assez basse pour que le père fût obligéde tendre l'oreille.


XXXVIII


-- Quevoulez-vous que je vous réponde ? Il en sera ce que Dieuvoudra et j'espère bénir sa volonté sainte àl'heure de ma dernière agonie. Si j'étais richejepourrais arranger mon existence de telle sorte que les dangers quivous épouvantent pour moi disparussent presque entièrement.J'écrirais mes livres à genouxdans quelque lieusolitaire où je n'entendrais même pas les clameurs oules malédictions du monde. Il n'en est pas ainsipar malheuret j'ignore où l'infâme combat pour la vie vam'entraîner...

Vousparlez de cette passion... C'est vrai que je suis à peu prèssans force pour y résister. Depuis des annéesje suischastecomme le "désir des collines"-- avec unepléthore du coeur. Vous êtes praticien des âmesvous savez combien cette circonstance aggrave le péril. Maisla noble fille inventera quelque chose pour me sauver d'elle... jene sais quoi... pourtantje suis assuré qu'elle yparviendra. Quant aux querellesj'en aurai probablementet detoutes sortesje dois m'y attendre.

Mais celan'est rien-- dit-il d'une voix plus fermeen se dressant tout àcoup. -- Si je profane les puants ciboires qui sont les vases sacrésde la religion démocratiqueje dois bien compter qu'on lesretournera sur ma têteet les rares esprits qui se réjouirontde mon audace ne s'armerontassurément paspour me défendre.Je combattrai seulje succomberai seulet ma belle sainte prierapour le repos de mon âmevoilà tout... Peut-êtreaussine succomberai-je pas. Les téméraires ont étéquelquefoisles victorieux. ~

Je quittevotre maison dans une ignorance absolue de ce que je vais fairemaisavec la plus inflexible résolution de ne pas laisser la Véritésans témoignage. Il est écrit que les affamés etles mourants de soif de justice seront saturés. Je puis doncespérer une ébriété sans mesure. Jamaisje ne pourrai m'accommoder ni me consoler de ce que je vois. Je neprétends point réformer un monde irréformableni faire avorter Babylone. Je suis de ceux qui clament dans le désertet qui dévorent les racines du buisson de feuquand lescorbeaux oublient de leur porter leur nourriture. Qu'on m'écouteou qu'on ne m'écoute pasqu'on m'applaudisse ou qu'onm'insulteaussi longtemps qu'on ne me tuera pasje serai leconsignataire de la Vengeance et le domestique très obéissantd'une étrangère Fureur qui me commandera deparler. Il n'est pas en mon pouvoir de résigner cet officeetc'est avec la plus amère désolation que je le déclare.Je souffre une violence infinie et les colères qui sortent demoi ne sont que des échossingulièrement affaiblisd'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnantedisgrâce de répercuter.

C'est pourcelasans douteque la misère me fut départie avectant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de cescharognes ambulantes et dûment caléesque les hommes dumonde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèchela friande vanité des femmes. J'aurais fait bombance dupauvrecomme les autresetpeut-être en exhalantàla façon d'un glorieux de ma connaissancequelquesgémissantes phrases sur la pitié. HeureusementuneProvidence aux mains d'épines a veillé sur moi et m'apréservé de devenir un charmant garçon en medéchiquetant de ses caresses...

Maintenantqu'elle s'accomplissemon épouvantable destinée ! Leméprisle ridiculela calomniel'exécrationuniverselletout m'est égal. Quelque douleur qui m'arriveelle ne me percera pas plussans douteque l'inexplicable mort demon enfant... On pourra me faire crever de faimon ne m'empêcherapas d'aboyer sous les étrivières de l'indignation !

Filsobéissant de l'Égliseje suisnéanmoinsencommunion d'impatience avec tous les révoltéstous lesdéçustous les inexaucéstous les damnésde ce monde. Quand je me souviens de cette multitudeune main mesaisit par les cheveux et m'emporteau-delà des relativesexigences d'un ordre socialdans l'absolu d'une vision d'injustice àfaire sangloter jusqu'à l'orgueil des philosophies. J'ai lu deBonald et les autres théologiens d'équilibre. Je saistoutes les choses raisonnables qu'on peut dire pour se consolerentre gens vertueuxde la réprobation temporelle des troisquarts de l'humanité...

Saint Paulne s'en consolait paslui qui recommandait d'attendreengémissant avec toutes les créaturesl'adoptionet la Rédemptionaffirmant que nous n'étions rachetésqu'"en espérance" et qu'ainsi rien n'étaitaccompli. Moile dernier venuje pense qu'une agonie de six milleans nous donne peut-être le droit d'être impatientscomme on ne le fut jamaisetpuisqu'il faut que nous élevionsnos coeursde les arracherune bonne foisde nos poitrinesces organes désespéréspour en lapider le ciel! C'est le Sursum corda et le Lamma sabacthani desabandonnés de ce dernier siècle.

Lorsque laParole incarnée saignait et criait pour cette rédemptioninaccomplie et que sa Mèrela seule créaturequi ait véritablement enfantédevenaitsous le regardmourant de l'Agneau divincette fontaine de pleurs qui fit débordertous les océansles créatures inaniméestémoins innocents de cette double agonieen gardèrentà jamais la compassion et le tremblement. Le dernier souffledu Maîtreporté par les ventss'en alla grossir letrésor caché des tempêteset la terrepénétréede ces larmes et de ce sangse remit à germinerplusdouloureusement que jamaisdes symboles de mortification et derepentir. Un rideau de ténèbres s'étendit sur levoile déjà si sombre de la première malédiction.Les épines du diadème royal de Jésus-Christs'entrelacèrent autour de tous les coeurs humains ets'attachèrentpour des dizaines de sièclescomme lespointes d'un cilice déchirantaux flancs du monde épouvanté!

En cejourfut inaugurée la parfaite pénitence des enfantsd'Adam. Jusque-làle véritable Homme n'avait passouffert et la torture n'avait pas reçu de sanction divine.L'humanitéd'ailleursétait trop jeune pour la Croix.Quand les bourreaux descendirent du Calvaireils rapportèrentà tous les peuplesdans leurs gueules sanglantesla grandenouvelle de la Majorité du genre humain. La Douleur franchitd'un bondl'abîme infini qui sépare l'Accident de laSubstanceet devint NÉCESSAIRE.

Alorslespromesses de joie et de triomphe dont l'Écriture est imbibéeinscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatif desBéatitudesparcoururent les générations en seruant comme un tourbillon de glaives. Pour tout direen un motl'humanité se mit à souffrir dans l'espérance etc'est ce qu'on appelle l'Ere chrétienne !

Arriverons-nousbientôt à la fin de cet exode ? Le peuple de Dieu nepeut plus faire un pas et vatout à l'heureexpirer dans ledésert. Toutes les grandes âmeschrétiennes ounonimplorent un dénouement. Ne sommes-nous pas àl'extrémité de tout et le palpable désarroi destemps modernes n'est-il pas le prodrome de quelque immenseperturbation surnaturelle qui nous délivrerait enfin ? Lesarchicentenaires notions d'aristocratie et de souverainetéqui furent les pilastres du mondesablentaujourd'huide leurpoussièreles allées impures d'un quinze-vingtsde Races royales en déliquescencequi les contaminent deleurs émonctoires. A vau-l'eau le respectla résignationl'obéissance et le vieil honneur ! Tout est avachipolluédiffamémutiléirréparablement destituéet fricasséde ce qui faisait tabernacle sur l'intelligence.La surdité des riches et la faim du pauvrevoilà lesseuls trésors qui n'aient pas été dilapidés!... Ah ! cette parole d'honneur de Dieucette sacréepromesse de "ne pas nous laisser orphelins" et de revenir ;cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avonsreçu que les prémices-- je l'appelle de toutes lesvoix violentes qui sont en moije le convoite avec des concupiscencede feuj'en suis affaméassoifféje ne peux plusattendre et mon coeur se briseà la finquelque dur qu'on lesupposequand l'évidence de la détresse universelle atrop éclatépar-dessus ma propre détresse !...O mon Sauveurayez pitié de moi !

La voix dulamentateur qui sonnaitdepuis quelques minutescomme un buccindans cette demeure pacifique inaccoutumée à de telscriss'éteignit dans une averse de pleurs. Le pèreAthanasebeaucoup plus ému qu'il n'aurait voulu le paraîtrelui posa la main sur la tête etle contraignant às'agenouillerprononça sur lui cette efficace bénédictionsacerdotale qui tient de l'absolution et de l'exorcisme.

-- Allezmon cher enfantlui dit-il ensuiteet que la paix de Dieu vousaccompagne. Peut-être avez-vous été destinépour quelque grande chose. Je l'ignore. Vous êtes tellementjeté en dehors des voies communes qu'une extrême réserves'impose naturellement à moi et paralyse jusqu'àl'expression de mes craintes. Les prières des Chartreux voussont acquises et vous suivront comme à l'échafaudconsidérantau pis allerque vous êtes en danger demort. C'est tout vous dire. Allez donc en paixcher malheureuxetsouvenez-vous quetoutes les portes de la terre se fermassent-ellescontre vous avec des malédictionsil en est unegrandeouverteau seuil de laquelle vous nous trouverez toujoursles brastendus pour vous recevoir.




TROISIEMEPARTIE



XXXIX



Le voyagedu retour parut interminable à Marchenoir. On était enplein févrieret le train de nuit qu'il avait choisi dans ledessein d'arriverle matinà Parislui faisait l'effet derouler dans une contrée polaireen harmonie avec ladésolation de son âme. Une luneà son dernierquartierpendait funèbrement sur de plats paysagesoùsa méchante clarté trouvait le moyen de naturaliser desfantômes. Ce restant de face froidegrignotée par lesbelettes et les chats-huantseût suffi pour sevrer d'illusionslunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieillesélégies romantiques. De petits effluves glacialscirculaient à l'entour de l'astre ébréchédans les rainures capitonnées des nuageset venaients'enfoncer en aiguilles dans les oreilles et le long des reins desvoyageursqui tâchaient en vain de calfeutrer leurs muqueuses.Ces chers tapis de délectation étaient abominablementpénétrés et devenaient des épongesdanstous les compartiments de ce train omnibusqui n'en finissaitpas de ramper d'une station dénuée de génie àune gare sans originalité.

De quartd'heure en quart d'heuredes voix mugissantes ou lamentablesproféraient indistinctement des noms de lieux qui faisaientpâlir tous les courages. Alorsdans le conflit des tampons etle hennissement prolongé des freinséclatait unebourrasque de portières claquant brusquementde cris dedétressede hurlements de victoirecomme si ce convoipodagre eût été assailli par un parti decannibales. De la grisaille nocturne émergeaient d'hybridesmammifères qui s'engouffraient dans les voituresenvociférant des pronostics ou d'irréfutablesconstatationset redescendaientune heure aprèssans quenulle conjecturemême bienveillanteeût pu êtrecapable de justifier suffisamment leur apparition.

Marchenoirinstallé dans un coin et demeuré presque seul vers lafin de la nuitpar un bonheur inespéré dont il renditgrâces à Dieuallongea ses jambes sur la banquetteimplacable des troisièmes classesmit son sac sous sa têteet essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au coeur. Lalampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait àcru sa morne clarté. A l'autre extrémité decette cellule ou de ce cabanon roulantun pauvre êtreayantdû appartenir à l'espèce humaineun jeune idiotpresque chauveagitait sans relâcheavec des gloussements debonheurune espèce de boîte à lait dans laquelleon entendait grelotter des noisettes ou de petits caillouxpendantqu'une très vieille femmequi ne grelottait pas moinss'efforçaiten pleurantde tempérer son allégresseaussitôt qu'elle menaçait de devenir trop aiguë.

Lemalheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupequilui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignaitd'une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeiln'obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur luiplus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représental'enfant qu'il avait perdu et il se vitlui-mêmepar unemonstrueuse association d'images et de souvenirsdans cette aïeuledont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmessanslesquelles il y avait fameusement longtemps qu'il serait mort. Lebeau malheuren vérité ! Ses réflexionsdevinrent si atroces qu'il laissa échapper un gémissementà l'instant répercuté en éclat dejubilation par l'idiot que sa gardienne eut quelque peine àcalmer.

AlorsMarchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme àun autel de refuge. Il voulut s'hypnotiser sur cette penséeunique. Il commanda à la chère figure de lui apparaîtreet de le fortifier. Mais il la vit si douloureuse et si pâleque le secours qu'il en attendait ne futen réalitéqu'une mutation de son angoisse. Les faits imperceptibles de leur viecommuneimmenses pour lui seulet qui avaient été sonpressentiment du ciel ; les causeries très pures de leursveillées quand il versait dans cette âme simple lemeilleur de son espritles longues prières qu'on faisaitensemble devant une image éclairée d'un naïflampion de sanctuaireet qui se prolongeaient encorepour ellebien longtemps après queretiré dans sa chambreils'était endormi saturé de joie ; enfin les singulierspèlerinages dans des églises ignorées de labanlieue ; toute cette fleur charmante de son vrai printemps luisemblaitcette nuit-làdécoloréesans parfumlivide et meurtrieayant l'air de flotter sur une vasque deténèbres.

Il serappelait surtout un voyage à Saint-Denisdans l'octobredernierpar une journée délicieuse. Après uneassez longue station devant les reliques de l'apôtredontMarchenoir avait raconté l'histoireon était descendudans la crypte aux tombeaux vides des princes de France. La majestéleur avait paru sonner fort creux dans cette cave éventéedes meilleurs crus de la Mortet les épitaphes de ces absentsjugés depuis des sièclesdont les chiens de laRévolution avaient mangé la poussièreils lesavaient lues sans émotion comme le texte inanimé dequelque registre du néant. L'émotion étaitvenuepourtantcomme un aigleet les avait grilléestousdeuxces étranges rêveursjusqu'au fond desentrailles.

Au centrede l'hémicycle obituairesous le choeur même de labasiliqueune espèce de cachot noir et brutalement maçonnése laisse explorer à son intérieurpar d'étroitesbarbacanes d'où s'exhale un relent de catacombe. Ilsaperçurentdans cet antre éclairé par desordides luminairesune rangée de vingt ou trente cercueilsalignés sur des tréteauxlamés d'argentguillochés des versmaquillés de moisissureséventréspour la plupart. C'est tout ce qui reste de la sépulture desRois Très Chrétiens.

Ce tableauavait été pour Marchenoir d'une suggestion infinie etmaintenantil le retrouvaitavec précisiondans la lucideréminiscence d'un demi-sommeil où s'engourdissait sadouleur. Sa très douce amie était à côtéde luitoute vibrante de son troubleet il expliquait de façonsouveraine la transmutation des mobiliers royaux dont cet exempleétait sous leurs yeux. La rouge clarté des lampesluttait en tremblant contre la buée d'abîme quis'élevait en noires volutes des cassures béantes desbières. Tout ce qu'on voulut appeler l'honneur de la France etdu nom chrétien gisait làsous cette arche fétide.Les sarcophagesil est vraiavaient été vidésde leurs trésorsque les fossés et les égoutss'étaient battus pour avoiret il n'eût certes pas étépossible de trouver dans leurs fentes de quoi ravitailler une famillede scolopendrespour un seul jour-- mais les caisses de chêneou de cèdrepénétrées et onctueuses desliquides potentats qui les habitèrentn'appartenaient plus àaucune essence ligneuse et pouvaient très bien prétendreà leur touren qualité de royale pourritureàla vénération des peuples. On aurait même pu leshisseravec des grappins respectueuxsur le trône duRoi-Soleiloù ils eussent fait tout autant que luipour lagloire de Dieu et la protection des pauvres.

A force deregarder dans ce tissu de ténèbres érailléd'impure lumièreMarchenoir finit par ne plus rien discerneravec certitude. Une lampe infecteen face de luiparaissait devenirénorme et s'abaissercomme pour une onctionvers lescercueils. Il y avaiten basun remuement effroyable de formesnoires défoncéespendant qu'une rafale glaçantesoufflait eu hautet Véronique se débattait au milieud'une émeute de spectresavec des cris stridentssans qu'ilpût comprendre comment cela se faisaitni la secourirni mêmel'appeler...

Un effortsuprême le réveilla. L'idioten proie à uneviolente criseayant abaissé la glace de la portièrevociférait avec rageet la malheureuse vieilleen détresseimplorait du secours. Le songeur avait eu beaucoup d'affaires avecles idiots et il savait comment on les dompte. Il s'approcha doncprit les deux mains du pauvre être dans une de ses fortes mainsetde l'autrelui tenant la têtele contraignit à leregarder. Il n'eut pas même un mot à prononceril avaitle genre d'yeux qu'il fallait et il eût fait un gardien exquispour des aliénés. L'exacerbé se détenditcomme une loque et s'endormit presque aussitôt sur l'épaulede sa compagne.

Lui-mêmehélas ! aurait eu fièrement besoin qu'on le détendîtet qu'on l'apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour seremettre complètement de l'agitation de son cauchemar. Parbonheurl'aube naissait et il était sûr d'arriver avantune heure. Vainementil se proposa d'être tout fortdepratiquer l'héroïsme le plus sublimequelque mal qui pûtarriver. Rien ne pouvait contre les pressentiments affreux qui letorturaient. Il se dit qu'il aurait peut-être mieux fait devoyager en seconde classe. Il aurait eu moins froidet le froid luichâtrait le coeuril l'avait souvent éprouvé...Enfinil avait fait ce qu'il avait puDieu ferait le reste... Iln'avait pas averti ses deux fidèles de l'heure de son arrivée.Il était trop sûr qu'ils auraient passé la nuitpour venir l'attendre à la gare. Il sentit un soulagement àla pensée qu'il allait avoir Paris à traverser avant deles revoiret que ce délaicette prise d'un air nouveaudissiperait sans doute son irraisonnée inquiétude.C'était sa lettre à Véronique qui lepoignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l'avoirécrite. Etcependantqu'aurait-il pu faire ou ne pas fairesans êtreà ses propres yeuxun pire insensé ouun véritable traître ?

-- Je suisun sottout ce qui arrive est pour le mieuxfinit par conclure cetétonnant optimiste ; Dieu permet de sa main gauche ou ilordonne de sa main droite et tout s'accomplit dans l'ellipse àdeux foyers de sa Providence !


XL


Marchenoirsortit de la gare de Parisau point du jourson léger bagageà la main. Il avait besoin de marcherde se piétinerlui-même sur les pavés et le bitume de cette ville dedamnationoù chaque rue lui rappelait une escale dupèlerinage aux enfers qui avait été sa vie.

Il sentitavec toute la vigueur renouvelée de ses facultésimpressionnellesle despotisme de cette patrie. Il faut avoirvécu par l'âme et par l'esprit dans cet ombilic del'intellectualité humainey avoir écorché vivesses illusions et ses espéranceset ensuite avoir trouvéle moyen de garder un tronçon de coeurpour comprendre lavolupté d'inhalation de cette atmosphère empoisonnéepar deux millions de poitrinesaprès une absence un peuprolongée. L'hommenaturellement esclavese rebaignealorsavec délicesdans le cloaque cent fois maudit et relècheavec un attendrissement caninles semelles cloutées qui seposèrent si souvent sur sa figure...

Marchenoirméprisaithaïssait Pariset cependant il ne concevaithabitable aucune autre ville terrestre. C'est que l'indifférencede la multitude est un désert plus sûr que le désertmêmepour ces coeurs altiers qu'offense la salissantesympathie des médiocres. Puissa double vie affective etintellectuelle avait réellement débuté dans cesamas d'épluchuresoù des chiens-- probablementcrevésaujourd'hui-- s'étaient étonnésnaguèresde le voir picorer sa subsistance. Sa genèsemorale avait commencé au milieu de ces balayeurs matutinaux etde ces voitures maraîchères qui descendent en furie versles Hallespour arriver à l'ouverture de la grande Gueule.Autrefoisquand s'achevait une de ces transperçantes nuitsqui paraissaient avoir trois cent soixante heures au vagabond sanslinge et sans asileil se souvenaitmaintenantd'avoir espéréquand mêmeet d'avoir dilaté son rêve imprécisdans le frisson de semblables aurores.

Icisurce banc du boulevard Saint-Germaindevant Clunyil s'étaitassisune foisau petit jouril y avait bien vingt ans ! Iln'avait plus la force de marcher etd'ailleursil étaitarrivén'allant nulle part. Il assignait le soleil àcomparaîtrene fût-ce que par pitiéet faisaitsemblant de ne pas dormir pour échapper à lasollicitude des argousinslorsqu'un être plus triste encoreétait venu s'asseoir à côté de lui.C'était une fille erranteépuisée d'unerecherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie dunoctambule avait remuépar quelque endroitle déplorablecoeur sans tige de cette flétriequi voulut savoir ce qu'ilétait et ce qu'il faisait là.

-- Pauvremonsieurlui dit-ellevenez chez moije ne suis qu'unemalheureusemais je peux bien vous donner mon lit pour quelquesheures ; je couche avec tout le monde pour de l'argentc'est vraimais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pasvous laisser sur ce banc.

Ces amoursde fange et de misère avaient duré une demi-journéeet il n'avait jamais pu revoir sa samaritaine. C'était un dessouvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny àl'Observatoireen remontant le boulevard Saint-Michelil retrouvaitainsià chaque pasd'indélébiles impressionscar c'était ce quartier qu'il avait le plus souvent parcourudans les sinistres croisières nocturnes de son adolescence.Quand il fut arrivé au carrefour et presque à l'entréede la rue Denfert-Rochereauoù demeurait Leverdierqu'ilavaitnon sans combatrésolu de voir tout d'abordavant derentrer chez lui-- une palpitation le secoua en apercevant lerestaurant banalthéâtre de sa premièrerencontre avec la Ventousedevenuepar luicette sublimeVéronique essuyant la Face du Sauveur. Il futàl'instantressaisi de tout son trouble et d'une crainte plus grandede l'inconnu. Son ami lui parut un homme infiniment redoutable quiallait prononcer de définitives choses et il monta sonescalier avec tremblement.

Aprèsles premiers cris et la première étreinteces deuxêtres si singulierschacun en son genres'assirent l'un enface de l'autreles mains dans les mainshaletantspantelantslarmoyantsbégayants : -- Mon cher ami ! -- Mon bon Georges !-- tous deuxdéjà ! sentant monterdu fond mêmede leur joie l'impossibilité de l'exprimer-- comme si lesbourgeois avaient raison et qu'il existât une jalouseprohibition de l'infini contre tous les sentiments absolus !

-- Maisj'y pensecria Leverdieren se levant avec précipitationtudois avoir besoin de prendre quelque choseje viens justement defaire du café et je possède d'excellent genièvre.Tu vas être servi à l'instant.

Marchenoirsilencieuxfrémissantn'osant interrogerremarquait que lenom de Véronique n'avait pas encore étéprononcé. Il observait aussi que l'empressement de son amiétait quelque peu fébrile et tumultueux et qu'en sommeil aurait fallu dix fois moins de temps pour servir la plus grandetasse du meilleur café de la terre.

Tout àcoupil alla vers lui etlui posant ses deux mainssur les épaules: -- Georgesdit-ilil y a quelque choseje veux le savoir.

Leverdieravait à peu près son âge. C'était un deces nègres blondslavés au safran des étoileset frottés d'un pastel sangqui plaisent aux femmes beaucoupplus qu'aux hommesordinairement mieux armés contre lessurprises de la face humaine. Le trait dominant de sa vibratilephysionomie était les yeuxcomme chez Marchenoir. Maisaucontraire de ces clairs miroirs d'extaseallumables seulement aufoyer de quelque émotion profondeles siens étaientperpétuellement dardants et perscrutateurscomme ceux d'unpygargue en chasse ou d'un loup-cervier. Nul éclair deférocitépourtant. De toute cette figure transsudaitau contraireune bonté joyeuse et activedont l'expressionvalait un miracleet l'intensité même de son regardétait un simple effet de la merveilleuse attention de soncoeur. A peine une vague ironie relevait-elleparfoisla commissureet remontait plisser le coin de l'oeil droit. Visiblementla palettede cette âme était au grand completàl'exception d'une seule couleurle noirdont un délugede ténèbres n'aurait pu réparer l'absence. Cethomme avait évidemment reçu pour vocation d'êtrele grand public consolateurà lui tout seulet pour l'uniquevirtuose qui pût se passer d'applaudissements vulgaires.

Lecontraste était saisissant quand on les voyait ensemblechacun d'eux paraissant avoir précisément tout ce quimanquait à l'autre. De taille moyenne tous deuxMarchenoiroffrait l'aspect d'un molosse dont l'approche était àfaire tremblermais que le premier élan de sa colèrepouvait porter dans un gouffres'il manquait sa proie. Leverdieraucontrairefrêle d'apparencemais légèrementfélin sous le cimier de ses cheveux crépuset trempédepuis son enfancedans toutes les pratiques du sportavait desressources d'art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire des plusà craindre pour l'ennemi communsi on se fût aviséde les attaquer. Et on devinait qu'il devait en être ainsi deleur coalition morale.

Le pauvrelynxse voyant happéessaya d'abord de baisser les yeuxmais aussitôtsa loyale et vaillante âme les lui fitouvrir et les deux intimes plongèrent ainsil'un dansl'autrequelques secondes.

-- Ehbienoui ! répondit-il nerveusementil y a une chose... sansnom. Tu as écrit une lettre insensée à Véroniqueet la pauvre fille s'est défigurée pour tedégoûter d'elle.

A ceténoncé inouïMarchenoir tourna sur lui-mêmeets'éloignant obliquementà la façon d'unaliénéles deux bras croisés sur sa têtese mit à exhaler des rauquements horribles qui n'étaientni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondes de douleurqui s'épandirent par la chambre et vinrent peser comme unemontagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassionmais impuissantcet ami véritable se courbaet s'appuya levisage sur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cettescène dura près d'un quart d'heure. Alors lesgémissements énormes s'arrêtèrent.Marchenoir s'approcha de la table etprenant la bouteille de ginremplit la moitié d'un verre qu'il vida d'un trait.

--Georgesdit-il ensuited'une voix extraordinairement douceessuietes yeux et donne-moi du café... Très bien...Assieds-toi icimaintenantet raconte par le menu. Désormaisje peux tout entendre.


XLI


Leverdierchérissait Véronique à sa manière et leplus fraternellement du mondeparce qu'il voyait en elle une chose àMarchenoir. Cet êtresi singulièrement organisépour l'exclusive passion de l'amitién'avait jamais eu besoinde combattre pour écarter de lui d'autres sentiments. Celui-làcomblait largement sa vieayant assez d'ampleur pour s'étendreà des multitudessi son grand artiste avait pu devenirpopulaire. Il avait voué une sorte de reconnaissanceexaltéejusqu'au culteà la simple créature en qui Marchenoiravait trouvé consolation et réconfort. Médiocrementouvert à cette Mystique sacréedont Marie-Joseph avaitfait son étude et que Véronique assumait en sapersonneil lui suffisait que ses amis y rencontrassent leur joie ouleur aliment. Il n'en demandait pas davantagese réjouissantou s'affligeant sympathiquementsans toujours comprendremaisconfessant avec candeur l'inaptitude de son esprit.

Depuisdeux ans que durait le séraphique concubinageil s'étaitfait une compénétration très intime de ces troisâmesvivant entre elles et séparées du reste dumonde. Quoique Leverdier n'habitât pas la rue des Fourneauxonl'y voyait presque tous les jours. Il avait même résolude s'y fixer au plus prochain terme. Dans les six dernièressemainesil avait été régulièrementprendre des nouvelles de Véroniquelire avec elle les lettresde l'absentet il pouvait témoigner de l'uniformitéparfaite de sa vie-- jusqu'au jour où cette fille de prièreet d'holocauste spontanéayant reçu le message de laGrande Chartreuseavait accomplisans l'avertirl'acte inouïqu'il lui fallait maintenant raconter à ce malheureux hommepour lequel il aurait volontiers souffert et qui lui commandait del'égorger.

Il racontadonc ce qu'il savaitce qu'il avait vu ou compris. Son émotionétait si grande qu'il balbutiait et sanglotait presquecedialecticien rapide et précis. Il pâtissait en troispersonnescomme Dieu voudrait pâtirs'affolant ets'évanouissant de douleur sous la blessure ouverte de ces deuxâmesqui ne pouvaient saigner que sur la sienne !

Quant àMarchenoiril avait assez à faire de ne pas expirer sous labarre qui le rompaitcomme un vulgaire assassin qu'il s'accusaitd'être. A chaque détailil poussait un han ! caverneuxen crispant ses poingset grinçait des dents comme untétanique. Seulementil voyait plus loin que Leverdier etconnaissait mieux sa Véronique. Il discernaitàtravers la buée de son suppliceà luiune immensebeauté de martyreque cet homme de petite foi nepouvait apercevoir dans son plan surnaturelet il rencontrait ainsiun principe de consolation future dans le paroxysme même de sondésespoir.

Orvoicice qui s'était passé. Véronique avait reçula lettreil y avait environ huit jours. Leverdierétantvenu la voir presque aussitôt aprèsl'avait trouvéesuivant son expressionnoire et agitéeayant sur son beauvisage en "ciel d'automne" les stigmates d'un récentdéluge. Il n'en avait conçu aucun soupçon niaucune alarmeayant l'habitude prise de tout rapporter d'elle auxexigences d'une hyperesthésie mystiqueet sachant avec quelluxe on pleurait dans cette maison. Véroniqued'ailleursnelui avait pas parlé de la lettre. On s'étaitcommetoujoursentretenu de Marchenoiren exprimant pour lui l'ordinairevoeu d'un prochain retour et d'une accalmie dans sa destinée...

Demeuréeseulela sainte se mit en prière. Ce fut une de cesimplorations sans fin ni mesuredont la durée et la ferveurétonnaient jusqu'à Marchenoir-- l'assomption d'uneflamme rigideblancheaffilée comme un glaivesansvacillationsans vibration extérieuredans ce silenceaimanté de la contemplationqui ramasse autour de lui tousles murmures et tous les frissons pour se les assimiler. Prièrenon formulée et intransposable sur le clavier de n'importequel langagedont le désir sexuel estpeut-êtreundistant symboledégradémais intelligible.

La nuittomba lentement autour de ce pilastre d'extase. Quand Véroniquene distingua plus la face pendante de son crucifixelle raviva unepetite lampe d'oraisontoujours allumée dans une coupe decristal roseet s'agenouilla de nouveau. L'objurgation amoureuserecommençaplus enflamméeplus véhémenteplus extorsive... C'eût été un spectacle d'effroiet de pitié déchirantede voir cette suppliante àgenoux par terreles bras en croixdeux ruisseaux de larmes coulantde ses yeux jusque sur le plancherabsolument immobileàl'exception de sa gorge superbesoulevée et palpitante parl'élan de son prodigieux espoir !

Des heuress'écoulèrent ainsileur sonnerie lointaine venantexpirer en vain dans cette chambre immergée de dilectionoùles atomes avaient l'air de se recueillir pour ne pas troubler legrand oeuvre de la charité.

Vers lematinelle se releva enfinbriséefrissonnantebaisalonguement les pieds de plâtre de l'images'enroula dans unecouverture de laines'étendit sur son lit sans l'ouvrirsuivant son habitudeet s'endormit aussitôt en murmurant : --Doux Sauveurayez pitié de mon pauvre Josephcomme il a eupitié de moi !

Lorsqu'unpâle rayon de soleil vint réveiller la pénitenteson premier regard futcomme toujourspour son crucifix et sapremière pensée se traduisit par un éclat dejoie.

-- Ah !monsieur Marchenoirs'écria-t-elleen sautant à basde son litvous vous permettez d'être amoureux de Madeleine.Attendez un peu. Je vais me faire belle pour vous recevoir. Vous nesavez pas encore ce qu'une jolie femme peut inventer pour plaire àcelui qu'elle aime. Vous allez l'apprendre tout de suite.

Alorsdénouant d'un geste sa magnifique chevelurecouleur decouchantqui lui descendait jusqu'aux genouxet dans laquellequarante amants s'étaient baignés comme dans un fleuvede flamme où renaissaient leurs désirselle la ramassaà poignée sur sa têted'une seule main etdel'autrefit le geste de s'emparer d'une paire de ciseaux. Puis toutà coupse ravisant :

-- Nondit-elleje les couperais malle marchand n'en voudrait pas et j'aibesoin d'argent pour l'autre chose.

Elles'habilla rapidementfit sa prière du matin et sortit.

Quand ellerentraelle était tondue comme une brebis d'oret rapportaitsoixante francs. L'infâme perruquierqui l'avait voléed'ailleursavait rétabli tant bien que malavec des bandeauxet des étoupesl'harmonie de sa têtemais le massacreétait évident et horrible. Elle avait pu échappersous son épaisse fanchonà l'examen des gens de lamaisonmais si Leverdier allait venir !... Il avait de trèsbons yeux et il serait impossible de se cacher de lui. Ils'opposerait sûrement à ce qu'elle voulait faire encore.Cette crainte la mit en fuite. -- Mieux vaut en finir tout de suitepensait-elleen redescendant comme une voleuse.


XLII


Elle sesouvenait d'avoir autrefois connurue de l'Arbalèteun petitjuif besogneux qui vivait de vingt métiers plus ou moinssuspects. Le vieux drôle faisait ostensiblement l'immondecommerce des reconnaissances du mont-de-pitié et elle s'étaitlaissé rançonner par lui un assez bon nombre de fois.C'était bien l'homme qu'il lui fallaitcelui-là ! Iln'était certespas encombré de scrupules ! Pour deuxfrancson lui aurait fait nettoyer une dalle de la Morgueavec salangue ! D'ailleursil la connaissait et savait qu'elle ne ledénoncerait jamais à personne.

--Monsieur Nathandit-elleen arrivant chez le personnageavez-vousbesoin d'argent ?

Cemonsieur Nathan était une petite putridité judaïquecomme on en verraparaît-iljusqu'à l'abrogation denotre planète. Le Moyen Ageau moinsavait le bon sens deles cantonner dans des chenils réservés et de leurimposer une défroque spéciale qui permît àchacun de les éviter. Quand on avait absolument affaire àces puantson s'en cachaitcomme d'une infamieet on se purifiaitensuite comme on pouvait. La honte et le péril de leur contactétait l'antidote chrétien de leur pestilencepuisqueDieu tenait à la perpétuité d'une telle vermine.

Aujourd'huique le christianisme a l'air de râler sous le talon de sespropres croyants et que l'Église a perdu tout créditon s'indigne bêtement de voir en eux les maîtres dumondeet les contradicteurs enragés de la Traditionapostolique sont les premiers à s'en étonner. Onprohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises.Telle est l'idiotie caractéristique des temps modernes.

M. Nathanavait eu des fortunes diverses. Il avait raté des millions etquoiqu'il fût très malinon le considéraitparmi ses frèrescomme un peu jobard. Son vrai nom étaitJudas Nathanmais il avait voulu qu'on l'appelât Arthurettel était son principe de mort. Ce juif était rongédu vice chrétien de vanité. Successivement tailleurdentistemarchand de tableauxvendeur de femmes et capitalistemarronmais toujours travaillé de dandysmeil avaittout sacrifiétout galvaudé pour cette ambition. Uneheure glorieuse avait pourtant sonné dans sa vie. Il s'étaitvu directeur d'un journal légitimiste vers les dernièresannées du second empire. Maisprécisémentcette élévation l'avait perdu. La grâce d'Israëls'était retirée de lui et il avait fait de sottesaffaires. Sa déconfiturequoique retentissanteavait ététrop ridicule pour qu'il s'en relevât jamais. MaintenantDieuseul pouvait savoir ses industries !

Envieillissantce petit bellâtrequ'on rencontrait partout oùtintait la ruineétait devenu positivement sinistre. Aumilieu d'indicibles tripotagesce grotesque filou n'abdiquait aucunede ses anciennes prétentionset on retrouvait toujours en luile désopilant roublard qui fit offrirun jourau comte deChambordde se convertir publiquement au catholicismesi on lefaisait marquis. Il avait toujours la même politesse de garçonde bain ou d'huissier de tripotet le même geste fameuxdetapoter les deux choux-fleurs latéraux qui faisaientencorbellement à son crâne chauve. Il avait surtout lemême empressement auprès des femmesqu'il enrichissaitgracieusement de ses conseils ou de ses prophétiesen lesdépouillant de leurs bijoux et de leur argent. Car il étaitfort considéré parmi les filles de la rive gaucheoùil était venu s'établirétantà lafoisleur banquierleur courtierleur marchande à latoiletteleur consolateur et leur oracle-- parfoisaussi leurmédecindisait-on. Mais cette dernière choseflottait dans un salubre mystère.

-- Eh !commentc'est vouschère enfant ! Bon Dieu ! qu'il y alongtemps qu'on ne vous a vue ! On vous croyait perdue àjamais. Votre disparition nous avait tous désespérésetpour mon propre compteje vous donne ma parole d'honneur quej'étais inconsolable... Mais vous avez eu pitié de vosvictimes et vous nous revenezsans doute. Pauvre agneauil t'alâchéeje l'espèrece sauvage avec qui tuvivais ?

Cesparoles équivalentes à rien et proféréesd'une voix lointainedéfunteparaissant sortir d'unphonographe vert-de-griséoù elles auraient étéinscrites depuis soixante ansvoulaient surtout cacher l'étonnementdu vieux malandrin.

Quinze oudix-huit mois auparavantil avait eu l'audace de se présenterchez Marchenoirdont il avait découvert l'adressesousprétexte d'offrir une occasion de dentellesen réalitépour négocier un stupre fastueuxdont les conditions inouïeschuchotées à l'oreille de son ancienne clienteluiparaissaient devoir tout emporter. Mais dès le premier motVéronique avait été chercher son ami quitravaillait dans la chambre voisineet celui-ci avait simplementouvert la fenêtreen sourcillant d'une façon si claireque l'ambassadeurabandonnantpour quelques instantssa dignitéavait cru devoir disparaître aussitôt par l'escalier.

--Monsieur Nathanrépondit la visiteuse avec fermetémais sans colèreje ne suis pas venue pour vous faire desconfidences et je vous prie de me parler convenablement sans metutoyersi c'est possible. Il s'agit d'une affaire des plus simples.Vous savez arracher les dentsn'est-ce pas ? Combien meprendrez-vous pour m'arracher toutes les dents ?

Pour lecoupNathan n'essaya plus de dissimuler sa stupéfaction.Machinalementil vérifia d'un geste les deux touffes peintesen blond de diarrhée qui lui garnissaient les tempes ;resserraautour de son torse de coléoptèrele cordonà sonnette d'une robe de chambre couleur firmament pisseuxetrevenant à marche forcée du fond de la pièceoùl'avait lancé la première commotion :

-- Vousarracher les dents ! s'écria-t-il. -- subitement animéjaillissantpresque humain-- tou-tes-les-dents ! Ah ! çàmademoiselleai-je mal entenduou suis-je assez comblé dedisgrâce pour que vous ayez le dessein de vous moquer de moi ?

Véroniquese découvrit la tête :

-- Etcelamonsieurqu'en pensez-vous ? Est-ce une plaisanterie ? Je lerépèteje veux me débarrasser de mes dentscomme je me suis débarrassée ce matinde mes cheveux.Cela est absolument nécessairepour des raisons que je n'aipas à vous dire. Je me suis adressée à vousparce que je craignais qu'un dentiste ordinaire ne voulût pas.Vous devez me connaîtreje suppose. Personne ne saura jamaisque je suis venue ici. J'ai trois louis à vous offrir pour uneopération qui ne prendra pas deux heureset je vous feraicadeau de mes dents par-dessus le marché. Il me semble quevous n'aurez pas fait une trop mauvaise journée. Si cela nevous va pasbonsoirje vais ailleurs. Est-ce oui ou non ?

La disputefut longuecependant. Jamais ce misérable Nathan n'avait étésecoué d'une si rude sorte. Il voyait bien que Véroniquen'était pas follemais il ne pouvait concevoir qu'une joliefille voulût se faire laide. Cela renversait toutes ses idées.Puisil y avaitdans cette pourriture d'hommeun coin phosphoréqui n'était peut-être pas absolument exécrable.Il reculait à la pensée de détruire ce beauvisagede même qu'il aurait hésitéau moins uneminutefût-ce pour un millionà brûler une toilede Léonard ou de Gustave Moreau. L'anéantissement puret simple d'une richesse de ce genre le confondait.

Cescrupuled'ailleursse compliquait de plusieurs craintes. Il avaitreçu bien des volées dans sa viemais la main deMarchenoirnon encore éprouvéelui semblait plusredoutable que celle du Seigneur-- sans compter le grappin de lajustice humaine qui pouvait intervenir aussi et se fourrercurieusement dans ses petites affaires.

Véroniquediscernant à merveille ce qui se passait dans cette âmevaseusese décidamalgré sa répugnanceàen finir par l'intimidation. -- Vous n'avez pas tant balancélui dit-ellequand il s'est agi de la petite Sarah. Je sais parcoeur toute cette histoireet même plusieurs autres. Faites-ybien attention. Allonssoyez raisonnable et ne me laissez paslanguir plus longtemps. Encore une foisil ne vous arrivera rien defâcheux à cause de moije m'y engageet trois louissont toujours bons à gagner.

Ellefaisait allusion à une abominable affaire d'avortementoùla mère avait failli périret qui avait donnébeaucoup d'inquiétudes au bel Arthur. Il se décidasur-le-champalla chercher l'outil de torturedisposa toutes chosesavec des petits mouvements nerveux etfinalementinstalla Véroniquedans un profond fauteuil de cuiren pleine clarté.

Ellerenversa la tête et montra une double rangée de dentslumineuses-- des dents à mordre les plus durs métauxhumains. Le tortionnaire abjectpar une dernière impulsion devague pitiélui déclara qu'elle allait atrocementsouffrir.

-- J'ysuis préparéerépondit la sainte. J'espèreavoir du courage. Je tâcherai de me souvenir que j'ai méritédes souffrances plus grandes encore.

Alorss'accomplit cette horreur. A chaque dent qui s'en allaitla pauvreVéroniqueen dépit de sa volontépoussait unléger cri et ses yeux se remplissaient de larmespendant quedes ruisseaux de sang écumeux coulaient sur l'épaissetoile du tablier de cuisine que Nathan lui avait ficelé autourdu cou.

Quand lamâchoire supérieure fut complètement dégarniel'exécuteur dut s'arrêter. L'infortunée avaitperdu connaissance et se tordait spasmodiquement. Il fallut laranimerétancher le sang qui partait à flotsarrêterl'hémorragiecalmer les nerfstoutes besognes familièresà cet omniscient des basses pratiques chirurgicales. Ilexprima son avis de renvoyer à quelques jours la secondepartie de l'opérationdans le secret espoir de ne la voirjamais revenir et d'échapper ainsi à une corvéequi lui déplaisaitayantd'ailleurssoigneusement empochél'argent. Maisau bout d'un quart d'heurel'étonnantemartyre lui signifia énergiquementsans parlerqu'ellevoulait que cela continuât.

Rien nefut plus horrible. L'opérateur gagna son salaire. Lesanesthésiques ordinaires étaient sans effet sur cepaquet de nerfs en dérouteeffroyablement ébranlésdéjàmalgré l'héroïsme de lapatiente. La syncope se renouvela cinq à six foisde plus enplus inquiétante. Une minuteNathanterrifiécrut autétanos.

Enfinlesupplice s'achevaetpeu à peu reparut l'équilibre.Véronique but un cordial préparé d'avance etsouffrant encore d'atroces douleursmais redevenue l'impératriced'elle-mêmeelle regarda tristementsur la tablele gisanttrésor de l'écrin de sa bouchevide à jamaispuiss'approchant d'un miroirelle poussa un criun seul crifunèbresur se beauté dévastéegémissement de la nature qu'elle ne put réprimer.

Le sordideNathanétonné de son propre troublebalbutiaitquelques phrases vainesalléguant l'espèce de violencequ'il avait subie. C'est alors que la chrétienneavec unenoblesse d'humilité éternellement inintelligible pourles âmes vilesobéissant à cette furied'abaissement qui est un des caractères de l'amour mystiqueramassa la main de l'immonde banditcette main cireuseboudinéedans laquelle avaient tenu toutes les crapuleset la baisa-- commel'instrument de son martyre ! -- de ses lèvres sanglantes etdéformées.

-- Adieumonsieur Nathandit-elle ensuited'une voix qu'elle-même nereconnut plus. Je vous remercie. N'ayez aucune inquiétude.Vous faites souvent de vilaines choses dans votre métiermaisje prierai mon Sauveur pour vous...


XLIII


Leverdiern'avait guère à raconter à son ami que lebouleversant émoi qu'il avait éprouvélelendemainen revoyant Véronique. Le pauvre garçonavait reçu un coup terrible dont il restait assommé.Cette figure charmantequi avivait pour lui les grises couleurs dela vie et qui leur versait à tous deux l'espéranceelle n'existait plus. Elle était affreusementirrémédiablement changée. Il n'y avait plus debeauté du tout. Telle futdu moinsson impression. C'étaitvrai qu'il l'avait vue déformée par la fluxionbattuepar les souffrances et quemaintenantaprès une semainecesaccidents avaient disparu. Mais cette bouche complètementédentéeil ne pouvait plus la reconnaîtreet lesouvenir de ce qu'elle avait été la lui faisaitparaître épouvantable.

Le premierjouril s'était trouvé sans paroleprivéd'intelligenceasphyxié de douleurà moitiéfou. Il avait fallu que Véronique elle-même le ranimâtlui disant à peu près : C'est moi seule qui ai voulucette chose. Avais-je un autre moyen d'obéir à lalettre que voici ? Et elle lui avait donné la lettre deMarchenoirqu'il n'avait pu lire en sa présencemais qu'ilavait emportée chez lui en prenant la fuiteabruti parl'étonnementivre de chagrin et de remords. Car il s'accusaitd'être un dépositaire sans vigilanceodieusementinfidèle. Il aurait dû devinerempêcher. Maisaussicette lettre était d'un aliéné. CommentMarchenoirconnaissant cette âme excessivecapable de toutesles résolutionsavait-il pu l'écrire ?

Leverdierétait en proie à un mélange de désespoiret de rage qui lui faisaiten parlantsauter le coeur hors de lapoitrine. Quelque expérience qu'il crût avoir de sesdeux amisil y avaitmalgré toutcertaines choses qu'il nepouvait pas arriver à comprendre. Si Marchenoir l'eûtconsultéil lui eût certainement répondu par leconseil d'épouserquand mêmeVéroniqueet il eûtde toutes ses forcestravaillé àdémontrer à Véronique l'absolue nécessitéde devenir la femme de Marchenoir.

Pointincroyantmais boiteux de pratique et nullement organisé pourla vie contemplativeil avait été quelque temps sanscroire à la pureté de leurs relations. Il avait fallules affirmations réitérées de son amiqu'ilsavait incapable d'hypocrisieet l'irrécusable évidencede certains faitspour le persuader. Dans les derniers moisilavait bien remarqué l'enthousiasme de Marchenoir pour sacompagnemais n'ayant pas le diagnostic psychologique du pèreAthanaseil n'avait pas conclu comme lui à la passionamoureusen'y voyant qu'une période nouvelle du communtransport religieux qu'il s'était interdit de juger. La lettreà Véronique avait été pour lui comme unflambeau sans réflecteur dans un de ces souterrains oùles ténèbresaccumulées et tasséesdepuis longtempsne font que reculer plus épaissesàtrois pas de l'insuffisante lumière qu'elles menacentd'étouffer.

Quesignifiaitpar exemplecette jalousie rétrospective chez unhomme que ses actes et ses paroles jetaient en dehors de toutes lesvoies communeset que l'opinion du monde ne pouvait atteindre ?L'acte charnel touchait-il donc à l'essence même de lafemmeque la souillure en dût être ineffaçable àjamais ? Sans doutece passé était un irréparablemalmaispuisqu'on était si terriblement mordufallait-ilaprès toutsacrifier sa vie pour des fantômeset seprécipiter en enferpour échapper à unpurgatoire qui eût été le paradis de beaucoupd'hommes moins malheureux ?

Lerepentirla pénitencela sainteté mêmen'avaient-ils plus cette vertu tant célébrée deremettre à neuf les pécheurs ? Qu'y avait-il de communentre la Véronique d'aujourd'hui et la Ventoused'autrefois ? Ah ! il en avait connu des tas de vierges qui n'étaientpas dignescertesde lui décrotter sa chaussure ! Etensupposant qu'il restât quelque chose à souffrircequelque chose pouvait-il entrer en balance avec les tourments inouïsd'une passion sans issuequi mangerait la cervelle de ce grandartisteaprès avoir dévoré le coeur ? Enfinilavaiten amourdes idées de sapeur-pompieret pensaitengénéralqu'il fallait éteindre les incendiestout d'abordà quelque prix que ce fûtet puisque leconcubinage révoltait ces deux dévotsil concluaitsans hésiterau sacrement de mariage.

Leverdierrefoulait en lui ces penséesdésormais inutiles àexprimern'étant pas de ces amis dont la principale affaireconsiste à triompher dans leur propre sagesseen jetant surles épaules déjà rompues des naufragés letrésor de plomb de leurs onéreuses récriminations.D'ailleursil s'était ditplusieurs fois de suitequesansdoutecette foisce serait bien finila rage d'amour ! Marchenoirsouffriraitquelque tempstout ce qu'on peut souffrirpuis cettepassion s'éteindraitfaute d'aliment. Une mélancoliesupportable s'installerait à sa place et l'esprit reprendraitson équilibre. Véroniqueirréparablementenlaidiedeviendrait cette amie très doucecette compagnebienfaisante des heures de lassitude intellectuelle et de tristessecette quasi-soeur qu'on avait rêvée et que la joliefemme ne pouvait être.

Elle setrouverait ainsi avoir eu raisonau bout du compted'accomplircette chose qui les faisaità l'heure actuellesi durementpâlir. Il ne resterait plusà la finde toutes cesémotions déchirantesqu'un souvenir d'héroïsmesur les ruines inoffensives de cette beautéque le plusétonnant miracle de charité avait sacrifiée...

Les deuxamis étaient silencieux depuis quelques instants. Marchenoirse leva comme un centenairetremblantpâlechenuharasséde vivreetd'une voix suffoquéedéclara que c'étaitassez de discoursqu'il voyait distinctement tout ce qu'il y avait àvoir : la cruauté de son imprudence et l'horrible fruit deremords qu'il en récoltaitmais qu'il était tempsd'aller consoler la pauvre fille.

-- Ellesouffre pour moidit-ilet non pour elle. Sa personneelle n'ytient guèretu as dû le remarquer. Si la paix m'estrendueelle jugera que tout est très bien et sa joie seraparfaite. Tu ne sais pasGeorgesla qualité du sublime decette créature. Ce qu'elle vient de faire pour moiellel'aurait fait aussi bien pour toij'en suis persuadéou pourquelque autresi elle l'avait cru nécessaire... Maisleremède sera-t-il efficace ? Voilà la questionc'est mavie qui en dépend et la réponse n'est pas certaine...

Ilsétaient dans la rue. Un fiacre les recueillit et ilsdescendirent ensemblesans ajouter une parolele boulevardMontparnasse. Arrivés à l'avenue du Maine et sur lepoint d'entrer dans la rue de Vaugirardoù s'embranche la ruedes FourneauxLeverdier sentit que Marchenoir voulait êtreseul pour un premier tête-à-tête. Il le quittadonc etplanté sur le trottoirregarda la voitures'éloignerjusqu'au moment où elle disparut. Alorsseulementil s'en allacomblé de tristessel'âmenoyée de pressentiments affreux.


XLIV


QuandMarchenoir sortit de la voiture arrêtée devant samaisonon aurait pu le prendre pour un de ces agonisants àéchéance calculableque vomissent les voituresnumérotéesà l'heure des consultationssur leseuil dantesque des hôpitaux. Il tremblait tellement encherchant sa monnaie que le cocher lui offrit de l'aider àmonter chez lui. Cela le ranima. Il se hâta d'entrerne vitmême pas la conciergeque son aspect semblait avoirdéconcertéeet gravit l'escalier.

Devant saporteil s'étonna de son courage d'être venu jusque-làet s'aperçuten même tempsqu'il n'en avait plus dutoutqu'il ne se déciderait jamais à entrer et qu'iln'avait plus qu'à s'asseoir sur une marcheen attendant laconsommation des siècles. Il se mit à tourner àpas étoufféscomme un félinsur l'étroitpalierabsolument incapable de s'arrêter à unerésolution quelconqueles doigts brûlés par laclef qu'il avait tirée de sa pochedans la voitureet qu'iltenait à la main depuis un quart d'heuredéplorantamèrement l'absence de Leverdierqu'il se maudissait pouravoir laissé partir.

Tout àcoupil entendit monter au-dessous de lui et reconnutaveccertitudele pas de Véronique. Épouvanté àl'idée d'un rapatriement sur cette voie publique oùvingt locataires inconnus pouvaient apparaîtreil ouvritbrusquement la porte et se jeta dans l'appartement comme dans unecitadelle. La jeune femme revenaiten effetde la chapelle desLazaristes de la rue de Sèvresoù elle allaittousles matinsentendre la messe à sept heuresquelque tempsqu'il fît. Marchenoirqui l'accompagnait pourtant d'ordinaireavait oublié cette circonstance.

Quand elleparutcet homme si fort eut les jambes fauchées. Il s'abattitsur le carreauet tendit vers elle ses deux mainsen remuant leslèvressans pouvoir articuler un mot. Véronique courutà luil'enveloppa de ses bras etle relevantle contraignità s'asseoir. Elle-mêmes'agenouillantà sespieds-- par une impulsion d'humilité et de tendresse quirappelait leur première entrevue-- le regardaaccoudéesur lui.

-- Chèrevictimedit-ilavec la douceur d'une commisération infiniequ'as-tu fait ?

--Pardonne-moibien-aimérépondit-ellej'ai voulut'obéir et te sauver. Ah ! j'aurais souffert bien davantages'il l'avait fallu !... Pleure à ton aisepauvre coeurDieute consolera.

Alorsentendant cette voix changée par la torturequi se faisaitamoureuse par charitéil se détendit et se brisa. Ill'attira sur ses genoux etlui cachant le visage dans ses bras etsur sa poitrineil sanglota éperdument. Ce fut une de cesrafales de pleurscomme il en avait eu si souventet qui déjàtant de foisl'avaient délivré des suggestions dudésespoir. Longtempsses larmesgrossies par tous les oragesintérieurs qui avaient précédé cetinstantroulèrent en ruisseaux sur la tête mutiléede la martyre qui se fondait elle-mêmede compassionblottiecomme une hirondellecontre la paroi de ce sein mouvant.

A la finvoyant que la crise s'affaiblissait et qu'un peu de calme allaitrevenirelle se dégagea doucementalla tremper son mouchoirdans l'eau fraîche et avec des mouvements maternelsvintbaigner et essuyer les yeux de son ami.

--Maintenantcher maladelui dit-elleen le baisant au frontjevais vous conduire dans votre chambre. Vous vous étendrez survotre lit et vous dormirez quelques heures. Vous devez en avoirbesoin... Ne me regardez pas de cet air navré. Vous vous ferezà ma nouvelle figureet vous finirez par la trouverconvenable. Je vous assure que je me trouve aussi belle qu'avant.C'est une habitude à prendre. Allonsmonsieur le saulepleureurallongez les jambesvoici deux couverturesun oreillerpour votre tête et je tire les rideaux. Quand vous vousréveillerezvotre servante vous aura fait un bon feuun bonpetit déjeuner et votre ange gardien aura chassé votregros chagrin.

Marchenoircomplètement épuisés'était laisséfaire comme un enfant et dormait déjà.

Véroniqueretirée dans l'autre chambrealla se prosterner devantl'immense crucifix qu'il lui avait achetésur sa demanderueSaint-Sulpiceen un jour de richesseprocréation d'un artabject que la piété de la thaumaturge transfigurait enchef-d'oeuvre.

-- Mondoux Sauveurmurmura-t-ellene vous fâchez pas contre moi.Vous voyez bien que j'ai fait ce que j'ai pu. Mon confesseur m'ablâmée très sévèrement de ce qu'ilappelle un zèle téméraire et je dois croire quevous lui avez inspiré ce blâme. Il m'a dit que j'avaismal compris votre précepte d'arracher soi-même sespropres membresquand ils deviennent une occasion de scandaleetcela se peut bienpuisque je suis une fille pleine d'ignorance.Maismon Jésussi je me suis trompéene jugez quemon intention et prenez pitié de ce malheureux qui a exposésa vie pour me donner à vous. Si je dois lui être unobstacledétruisez-moi plutôtfaites-moi mourirjevous en supplie par votre divine Agonie et les mérites de tousvos saints ! Je n'ai que ma vie à vous offrirvous le savezpuisque je n'ai pas d'innocence et que je suis la plus grandepauvresse du monde !...


XLV


C'étaitl'heure où la pire bruteassouvie de son repossort de sesantres et coule à pleines rues dans tout Paris. La besogneusepécore aux millions de piedscoureuse d'argent ou de luxuremugissait aux alentoursdans cet excentrique quartier. Le prolétairesouverainà la gueule de boiss'élançaitde son chenil vers d'hypothétiques ateliers ; l'employésubalterne moins augustemais de gréement plus correctfilait avec exactitude sur d'imbéciles administrations ; lesgens d'affairesl'âme crottée de la veille et del'avant-veillecouraientsans ablutionsà de nouveauxtripotages : l'armée des petites ouvrières déambulaità la conquête du mondela tête videle teintchimiquel'oeil poché des douteuses nuitsbrimbalant avecfierté de cet arrière-train autoclaveoùs'accomplissentcomme dans leur vrai cerveaules rudimentairesopérations de leur intellect. Toute la vermine parisiennegrouillait en puant et déferlaitdans la clameur horrible desbas négoces du trottoir ou de la chaussée. Qui donc sefût avisé de soupçonner làderrièreune de ces murailles de rapport dont s'éloigne en gémissantl'ange à pans coupés de l'architectureune mystiquevéritableune Thaïs repentieune furie de miséricordeet de prièrecomme il ne s'en voit plus depuis des siècles? Et qui doncl'apprenantn'aurait pas éclaté de cerire de graisse qui déculotte les peuples sagesvenus àpoint pour être fustigés ?

L'actionqu'elle venait d'accomplircette simple chrétienneétaitaussi parfaitement inintelligible pour ses contemporains que pourraitl'être la Transfiguration du Seigneur aux yeux d'un hippopotamevaquant à son bourbier. Une si haute températured'enthousiasme répugne invinciblement à la fuyantequeue de maquereau de cette fin de siècle. Jamaissans doutedans aucune sociétél'héroïsme ne futaussi généralement cocufié par la naturehumainedepuis six mille ans que ce rare pèlerin d'amour estforcé de concubiner avec elle.

Lechristianismequand il en resten'est qu'une surenchère debêtise ou de lâcheté. On ne vend même plusJésus-Christon le bazardeet les pleutres enfants del'Église se tiennent humblement à la porte de laSynagoguepour mendier un petit bout de la corde de Judas qu'on leurdécerneenfinde guerre lasseavec accompagnement d'unnombre infini de coups de souliers.

Si lapauvre fille avait dû être jugéece n'estassurémentni par les hérétiques ni par lesathées qu'elle eût été le plusrigoureusement condamnée. Ceux-là se fussent contentésde la gratifieren passantde quelques pelletées d'ordures.Mais les catholiques l'eussent dépecée pour enengraisser leurs cochons-- aucune choseà l'exception dugénien'étant aussi férocement détestéeque l'héroïsmepar les titulaires actuels de la plushéroïque des doctrines.

Ce qu'ilsnomment vie spirituellepar un étrange abus dudictionnaireest un programme d'études fort compliquéet diligemment enchevêtré par de spéciauxmarchands de soupe ascétiqueen vue de concourir àl'abolition de la nature humaine. La devise culminante des maîtreset et répétiteurs paraît être le motdiscrétioncomme dans les agences matrimoniales. Touteactiontoute pensée non prévue par le programmec'est-à-dire toute impulsion naturelle et spontanéequelque magnanime qu'elle soitest regardée comme indiscrèteet pouvant entraîner une réprobatrice radiation.

Donner sonporte-monnaie à un homme expirant d'inanitionpar exempleouse jeter à l'eau pour sauver un pauvre diablesans avoirauparavantconsulté son directeur et faitau moinsuneretraite de neuf jourstelles sont les plus dangereusesindiscrétions que puisse inspirer l'orgueil. Le scrupuledévotà lui seulexigerait une seconde Rédemption.

Lescatholiques modernesmonstrueusement engendrés de Manrèzeet de Port-Royalsont devenusen Franceun groupe si fétidequepar comparaisonla mofette maçonnique ou anticléricaledonne presque la sensation d'une paradisiaque buée de parfumset Dieu sait pourtant quede ce côté-làlesintelligences et les coeurs n'ont plus grand'chose à recevoirmaintenantpour leur porcine réintégrationdel'animale Circé matérialiste.

Il estvrai qu'on n'a pas encore abattu toutes les croixni remplacéles cérémonies du culte par des spectacles antiques deprostitution. On n'a pas non plus tout à fait installédes latrines et des urinoirs publics dans les cathédralestransformées en tripots ou en salles de café-concert.Évidemmenton ne traîne pas assez de prêtres dansles ruisseauxon ne confie pas assez de jeunes religieuses àla sollicitude maternelle des patronnes de lupanars debarrière. On ne pourrit pas assez tôt l'enfanceonn'assomme pas un assez grand nombre de pauvreson ne se sert pasencore assez du visage paternel comme d'un crachoir ou d'undécrottoir... Sans doute. Mais toutes ces choses sont sur nouset peuvent déjà être considéréescomme venuespuisqu'elles arrivent comme la marée et que rienn'est capable de les endiguer.

Le mal estplus universel et paraît plus grandà cette heurequ'il ne fut jamaisparce quejamais encorela civilisationn'avait pendu si près de terreles âmes n'avaient étési aviliesni le bras des maîtres si débile. Il vadevenir plus grand encore. La République des Vaincus n'a pasmis bas toute sa ventrée de malédiction.

Nousdescendons spiralementdepuis quinze annéesdans un vortexd'infamieet notre descente s'accélère jusqu'àperdre la respiration. Nous allons maintenantcomme la tempêtesans aucune chance de retouret chaque heure nous fait un peu plusbêtesun peu plus lâchesun peu plus abominables devantle Seigneur Dieuqui nous regarde des enfoncements du ciel !...

Joseph deMaistre disaitil y a plus d'un siècleque l'homme est tropméchant pour mériter d'être libre.

Ce Voyantétait un contemporain de la Révolution dont ilcontemplaiten prophètela grandiose horreuret il luiparlait face à face.

Il mourutdans l'épouvante et le mépris de ce colloqueenprononçant l'oraison funèbre de l'Europe civilisée.

Iln'aurait donc rien de plus à dire aujourd'huiet les finalesporcheries de notre dernière enfance n'ajouteraient absolumentrien à la terrifiante sécurité de sondiagnostic.

Eh bien !quand toutes les menaces de la crapule antireligieuse auront enfincrevé sur nouscomme les nuées d'un sale délugequand la société soi-disant chrétienneirréparablement désagrégées'en iracomme une flotte d'épaves nidoreusessur le liquide phosphoréqui aura submergé la terreque sera-ce auprès dumonstre déjà formédont la raison s'épouvanteet qui règne en accroupi despote sur le stérile fumierde nos coeurs ?

Il n'y aque deux sortes d'immondices : les immondices des bêtes et lesimmondices des esprits.

Orc'estune puanteur bien subalterne que la boue révolutionnaire etanticléricale. Elle est fabuleusement surannée et plusvieille encore que le christianisme. Elle coule des parties basses del'humanité depuis soixante siècles et a usé despelles et des balaisà payer la rançon d'un roi devidangeurs.

C'est uninconvénient de ce triste mondeune simple affaire de voirieet d'assainissement pour les diligentes autorités qui ont àcoeur la santé publique. Il faut que la brute suive sa loi etle mal est à peu près nul aussi longtemps que cesautorités ne décampent pas. Etmême alorsqu'elles ont décampéle mal se coule en persécutionpour se transformer en gloire.

Lesinjures bestialesles goitreux défisles sacrilègesstupidesles idiotes atrocités de nègres échappésau bâton et tremblants d'y retournertout cela est peu dechose et ne contamine essentiellement ni la vérité nila justice.

Depuis leCalvaire et le Mont des Oliviersil n'y a rien qui n'ait ététenté par l'interne pourceau du coeur de l'hommecontre cetteexcessive magnificence de la Douleur.

L'inventionn'est plus possible et les Galilée ou les Edison de lafripouillerie démocratique y perdraient leur génie.Rabâchage de séculaires rengainesrecopie sempiternellede farces immémorialement décrépitesremâchement de salopes facéties dégobilléespar d'innumérables générations de gueulesidentiquesparodies éculées depuis deux mille ansonn'imagine rien de plus.

Il estprobable que les Juifs étaient plus fortsd'abord pour avoirété les initiateurs etpeut-être aussi parcequ'ayant à faire souffrir l'Homme qui devait assumer touteexpiationils savaient des choses dont l'épaisse ignorancedes blasphémateurs actuels n'a même pas le soupçon.

Ce qui estvraiment épouvantablec'est l'immondicité des esprits.

Les piedsdu Christ ne peuvent pas être souillésmais seulementsa Têteet cette besogne d'iniquité idéale estle choix inconscient ou pervers de la multitude de ses amis.

Le Christne pouvant plus donner à ceux qu'il nomma ses frèresaucun surcroît de grandeurleur laisse au moins la majestéterrible du parfait outrage qu'ils exercent sur Lui-même. Ils'abandonne jusque-là et se laisse traîner au dépotoir.

Lescatholiques déshonorent leur Dieucomme jamais les juifs etles plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de ledéshonorer.

L'imbécilerage des ennemis conscients de l'Église fait pitié. Leboniment légendaire des souterraines conspirationsjésuitiquesromantiquement organisées par des cafardsnauséeuxmais pleins de géniepeut encore agir sur lepopulomais commence à perdre crédit partout ailleursce qui étonne d'une si énorme sottise. Les calomniesstupides ont ordinairement la vie plus dure. Déjetéessavetéeséculéesindécrottables etinépousableselles subsistentimmortellement juteuses.

Il estvrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfaitleur propre ignominieet voilà ce qui supplante un nombreinfini de venimeuses gueules. C'est l'enfantillage voltairiend'accuser ces pleutres de scélératesse. Lasurpassante horreurc'est qu'ils sont MÉDIOCRES.

Un hommecouvert de crimes est toujours intéressant. C'est une ciblepour la Miséricorde. C'est une unité dans l'immensetroupeau des boucs pardonnablespouvant être blanchis pour desalutaires immolations.

Il faitpartie intégrante de la matière rachetablepourlaquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort.Bien loin de rompre le plan divin il le démontreaucontraireet le vérifie expérimentalement parl'ostentation de son effroyable misère.

Maisl'innocent médiocre renverse tout.

Il avaitété prévusans doutemais tout justecomme la pire torture de la Passioncomme la plus insupportable desagonies du Calvaire.

Celui-làsoufflette le Christ d'une façon si suprême et rature siabsolument la divinité du Sacrifice qu'il est impossible deconcevoir une plus belle preuve du Christianisme que le miracle de saduréeen dépit de la monstrueuse inanité duplus grand nombre de ses fidèles !

Ah ! oncomprend l'épouvantela fuite éperdue du XIXe siècledevant la Face ridicule du Dieu qu'on lui offre et on comprend aussisa fureur !

Il estbien baspourtantce voyou de siècleet n'a guère ledroit de se montrer difficile ! Maisprécisément parcequ'il est ignobleil faudrait que l'ostensoir de la Foi fûtarchisublime et fulgurât comme un soleil...

Veut-onsavoir comme il fulgure ? Voici.


XLVI


Ons'aperçut un jouril y a trois cents ansque la Croixsanglante avait trop longtemps obombré la terre. Le déballagede luxure qu'on a voulu nommer la Renaissance venait de s'inaugurerquelques pions germaniques ou cisalpins ayant divulgué qu'ilne fallait plus souffrir. Les mille ans d'extase résignéedu Moyen Age reculèrent devant la croupe de Galatée.

Le XVIesiècle fut un équinoxe historiqueoù l'idéalbafoué par les giboulées du sensualisme s'abattitenfinracines en l'air. Le spirituel christianismesabordédans ses méningessaigné au tronc des carotidesvidéde sa plus intime substancene mourut pashélas ! Il devintidiot et déliquescent dans sa gloire percée.

Ce fut uneconvulsion terrible pendant cent ansaccompagnée d'uninfiniment inutile et lamentable rappel des âmes. Notrecirculante sphère parut rouler au travers des autres planètescomme un arrosoir de sang. Mais le martyre même ayant perdu savertula vieille bourbe originelle fut réintégréetriomphalementtoutes les portes des étables furent arrachéesde leurs gonds et l'universelle porcherie moderne commença sonbréneux exode.

Lechristianismequi n'avait su ni vaincre ni mourirfit alors commetous les conquis. Il reçut la loi et paya l'impôt. Poursubsisteril se fit agréablehuileux et tiède.Silencieusementil se coula par le trou des serruress'infiltradans les boiseriesobtint d'être utilisé comme essenceonctueuse pour donner du jeu aux institutions et devint ainsi uncondiment subalterneque tout cuisinier politique put employer ourejeter à sa convenance. On eut le spectacleinattendu etdélicieuxd'un christianisme converti àl'idolâtrie païenneesclave respectueux des conculcateursdu Pauvreet souriant acolyte des phallophores.

Miraculeusementédulcorél'ascétisme ancien s'assimila tous lessucres et tous les onguents pour se faire pardonner de ne pas êtreprécisément la voluptéet devintdans unereligion de tolérancecette chose plausible qu'on pourraitnommer le catinisme de la piété. Saint Françoisde Sales apparuten ces temps-làjuste au bon momentpourtout enduire. De la tête aux piedsl'Église fut colléede son mielaromatisée de ses séraphiques pommades. LaSociété de Jésusépuisée de sestrois ou quatre premiers grands hommes et ne donnant déjàplus qu'une vomitive resucée de ses apostoliques débutsaccueillit avec joie cette parfumerie théologiqueoùla gloire de Dieudéfinitivements'achalanda. Les bouquetsspirituels du prince de Genève furent offerts par decaressantes mains sacerdotales aux explorateurs du Tendrequidilatèrent aussitôt leur géographie pour y faireentrer un aussi charmant catholicisme... Et l'héroïqueMoyen Age fut enterré à dix mille pieds !...

On estbien forcé d'avouer que c'est tout à fait finimaintenantle spiritualisme chrétienpuisquedepuis troissièclesrien n'a pu restituer un semblant de verdeur àla souche calcinée des vieilles croyances. Quelques formulessentimentales donnent encore l'illusion de la viemais on est morten réalitévraiment mort. Le Jansénismecetinfâme arrière-suint de l'émonctoire calvinisten'a-t-il pas fini par se pourlécher lui-mêmeavec unelangue de Jésuites sélectivement obtenueet laracaille philosophique n'a-t-elle pas fait épouser saprogéniture aux plus hautes nichées du gallicanisme ?La Terreur elle-mêmequi aurait dûsemble-t-ilavoirla magnifiante efficacité des persécutions antiquesn'a servi qu'à rapetisser encore les chrétiens qu'ellea raccourcis.

Pour sapeine d'avoir égorgé la simple Colombe qui planait dansles cieux d'or des légendesl'Art perdit ses propres ailes etdevint le compagnon des reptiles et des quadrupèdes. Lesextra-corporelles Transfixions des Primitifs dévalèrentdans l'ivresse charnelle de la forme et de la couleurjusqu'auxvierges de pétrin de Raphaël. Arrivée àcette brute de suavité stupide et de fausse foil'esthétiquereligieuse fit un dernier bond prodigieux et disparut dansl'irrévocable liquide que de séniles générationscatholiques avaient sécrété.

Aujourd'huile Sauveur du monde crucifié appelle à lui tous lespeuples à l'étalage des vitriers de la dévotionentre un Évangéliste coquebin et une Mèredouloureuse trop avancée. Il se tord correctement sur dedélicates croixdans une nudité d'hortensia pâleou de lilas crémeuxdécortiquéaux genoux etaux épaulesd'identiques plaies vineuses exécutéessur le type uniforme d'un panneau crevé. -- Genre italienaffirment les marchands de mastic.

Le genrefrançaisc'est un Jésus glorieuxen robe de brocartpourpréentr'ouvrantavec une céleste modestiesonseinet dévoilantdu bout des doigtsà unevisitandine enfarinée d'extase un énorme coeur d'orcouronné d'épines et rutilant comme une cuirasse.

C'estencore le même Jésus plastronnédéployantses bras pour l'hypothétique embrassement de la multitudeinattentivec'est l'éternelle Vierge sébacée enproie à la même recette de désolation millénairetenant sur ses genouxnon seulement la têtemais le corpsentier d'un minable Filsdécloué suivant de cagneusesformules. Puisles innumérables Immaculées Conceptionsde Lourdesen premières communiantes azurées d'unlarge rubanoffrant au cielà mains jointesl'indubitableinnocence de leur émail et de leur carmin.

Enfinlatourbe polychrome des élus : les saints Josephnourriciers etfrisésgénéralement vêtus d'un tartanrayé de bavures de limacesoffrant une fleur de pomme deterre à un poupon bénisseur ; les saints Vincent dePaul en réglisse ramassantavec une allégresserefrénéede petits monstres en stéarinepleinsde gratitude ; les saints Louis de France ingénusporteurs decouronnes d'épines sur de petits coussins en peluche ; lessaints Louis de Gonzaguechérubinement agenouillés etcirés avec le plus grand soinles mains croisées surle virginal surplisla bouche en cul de poule et les yeux noyés; les saints François d'Assiseglauques ou céruléensà force d'amour et de continencedans le pain d'épicede leur pauvreté ; saint Pierre avec ses clefssaint Paulavec son glaivesainte Marie-Madeleine avec sa tête de mortsaint Jean-Baptiste avec son petit moutonles martyrs palmésles confesseurs mitrésles vierges fleuriesles papes auxdoigts spatulés d'infaillibles bénédictionsetl'infinie cohue des pompiers de chemins de croix.

Tout celaconditionné et tarifé sagementconfortablementcommercialementéconomiquement. Riches ou pauvrestoutes lesparoisses peuvent s'approvisionner de pieux simulacres en ces bazarsoù se perpétuepour le chaste assouvissement de l'oeildes fidèlesl'indéracinable tradition raphaélique.Ces purgatives images dériventen effetde la grandeinfusion détersive des madonistes ultra-montains. Lesavilisseurs italiens du grand Art mystique furent les incontestablesancêtres de ce crépi. Qu'ils eussent ou non le talentdivin qu'on a si jobardement exalté sur les lyres de larengaineils n'en furent pas moins les matelassiers du lit deprostitution où le paganisme fornicateur vint dépucelerla Beauté chrétienne. Et voilà leur progéniture!

LaDispute du Saint Sacrement devait inéluctablement aboutiren moins de trois sièclesà l'émulationfraternelle des plâtriers de Saint-Sulpice-- qui feraientaujourd'hui paraître orthodoxe et sainte la plus sanguinaireiconoclastie !

Et lalittérature est à l'avenant. Ah ! la littératurecatholique ! C'est en ellesurtoutque se vérifiejusqu'àl'éblouissementle stupre inégalable de la décadence! Son histoire estd'ailleursinfiniment simple.

Aprèsun tas de siècles pleins de liberté et de génieBossuet apparaît enfin qui confisque et cadenasse àjamaispour la gloire de son califedans une dépendanceergastulaire du sérail de la monarchietoutes les forcesgénitales de l'intellectualité française. Ce futune opération politique assez analogue aux précédentsélagages de Louis XI et de Richelieu. Ce qu'on avait fait pourles vassaux redoutés du Roi Très Chrétienl'aigle domestiqué du diocèse de Meaux l'accomplit pourla féodalité plus menaçante encore de la pensée.A dater de ce coupeursilence absoluinféconditémiraculeuse.

Toutephilosophie religieuse dut se configurer à la sienne et l'on avu cet inconcevable sacrilège d'un immense clergélecul par terre sur l'Hostie sainte et la tête perdue dans le basvallon de sa soutaneadorativement prosterné devant uneperruque pourrieen obéissance posthume à la consigneépiscopale d'un valet de cour. Cela pendant deux cents ansdepuis 1682 jusqu'à nos imbéciles jours.

L'abortiveculture des séminaires n'atteignit pas cependantdu premiercoupson solstice d'impuissance. Il fallut que l'hostilitégrandissante des temps modernes fît comprendrepeu àpeuà cette milice la nécessité d'êtrecouardeet la sublime sagesse de décamper en jetant ses armesaux pieds de l'ennemi. A chaque fois que l'impiété semontrait plus insolente ou l'antagonisme philosophique mieux équipél'enseignement religieux se rétrécissait d'autant et lesacerdoce rentrait ses cornes. Le télescope théologiquese rapetissait en avalant ses tubesdans l'inexpugnable espérancede n'avoir plus d'étoiles à découvrir.

Alorsdans la pénombre des garennes apostoliquessous laplafonnante envergure de l'oie gallicaneon pâturaitvoluptueusement la moisissure du vieux schisme archidécédé.Toute la tradition chrétienne étant réputéetenir dans les tomes appareillés du sublime évêqueet celui-là même résumant l'Égliseuniverselle en son ombilic-- puisqu'il avait fallu qu'il en fîtun tapis de pieds pour son royal maître -- qu'avait-on besoind'autre autorité et que pouvait tenteraprès celal'esprit humain démonétisé ?

La raturedevint infinie. Tout ce qui s'est accompli depuis le XVIIe siècley passa. La pédagogie catholiquepour se châtierd'avoir accordé naguère une estime folâtre àla créature de Dieudécida de se cantonner éperdumentet à jamais dans le catafalque du "grand siècle".Doncdéfense absolue d'écrire autre chose que desimitations de ce corbillardet fulminant anathème contre laplus obscure velléité de s'en affranchir.

La plusinouïe des littératures est résultée de ceblocus. C'est à se demandervraimentsi Sodome et Gomorrheque Jésusdans son Évangilea déclarées"tolérables"ne furent pas saintes et d'odeurdivineen comparaison de ce cloaque d'innocence.

Legrand jour approche ! -- La vie n'est pas la vie-- Le Seigneur estmon partage-- Où en sommes-nous ? -- L'éclair avantla foudre-- L'horloge de la passion-- Le ver rongeur-- Gouttesde rosée-- Pensez-y bien ! -- Le beau soir de la vie--L'heureux matin de la vie-- Au ciel on se reconnaît--L'échelle du ciel-- Suivez-moi et je vous guiderai-- Lamanne de l'âme-- L'aimable Jésus-- Que la religionest donc aimable ! -- Plaintes et COMPLAINTES du Sauveur--La vertu parée de tous ses charmes-- Marieje vous aime--Marie mieux connue-- Le catholique dans toutes les positions de lavieetc. Tels sont les titres qui sautent à l'oeilaussitôt qu'on regarde une boutique de livres dévots.

Et il nefaudrait pas se hâter de croire à d'insignifiantesplaquettes. L'aimable Jésusà lui seula troisvolumes. La bêtise de ces ouvrages correspond exactement àla bêtise de leurs titres. Bêtise horribletuméfiéeet blanche ! C'est la lèpre neigeuse du sentimentalismereligieuxl'éruption cutanée de l'interne purulenceaccumulée en un douzaine de générations putridesqui nous ont transmis leur larcin !

Uneinqualifiable librairie de la rue de Sèvres vend ceciparexemple : Indicateur de la ligne du ciel. Un tout petit papierde la dimension d'un paroissienpour y être insérécomme une pieuse image. La première page offre précisémentla vue consolante d'un train de chemin de fersur le point des'engouffrer dans un tunnelau travers d'une petite montagne seméede tombes. C'est "le tunnel de la mort" au-delàduquel se trouve "le Ciell'Éternitébienheureusela Fête du Paradis". Ces choses sontexpliquées en trois pages minuscules de cette écritureliquoreusement jovialeque le journal le Pèlerin apropagée jusqu'aux derniers confins de la planèteetqui paraît être le dernier jus littéraire de lasaliveuse caducité du christianisme. On prend son billetd'aller sans retourau guichet de la Pénitenceonpaie en bonnes oeuvresqui servent en même temps de bagagesil n'y a pas de wagons-litset les trains les plus rapides sontprécisément ceux où l'on est le plus mal. Enfindeux locomotives : l'amour en têteet la crainteen queue. "En voitureMessieursen voiture !" Lebienveillant opuscule nous laisse malheureusement ignorer si lesdames sont admisess'il leur est accordé de faire un légerpersilou s'il est loisible d'organiser des bonneteauxcommedans les trains de banlieue. Ce candide blaguoscope n'a l'air derienn'est-ce pas ! C'est le hoquet de l'agonie pour la Foichrétienned'abordensuite pour toute la spiritualitéde ce monde qu'elle a engendrédont elle est l'uniquesubstratet qui ne lui survivra pas un quart d'heure. Mais quepenser d'un clergé qui tolère ou encourage cettepollution du troupeau qu'on lui a confiéqui prend pour del'humilité l'enfantillage du crétinisme le plus abjectet que la plus timidement conjecturale hypothèse del'existence d'un art moderne transporte d'indignation ?

Retranchédans les infertiles glaciers du siècle de Louis XIVles plushautes têtes contemporaines ont passé devant luisansmieux obtenir qu'un outrage ou une dédaigneuse constatation.Des écrivains de la plus curative magnitude se sont offertspour infuser un peu de sang jeune à la carcasse desséchéede leur aïeule. Ils en ont été reniésmauditsplacardés d'immondices : -- C'est vous qui êtescentenaires et décrépits ! leur crie-t-elle de sagueule videet le seul grand artiste qui ait honoré saboutique depuis trente ansJules Barbey d'Aurevillyest mis aupilon sur un ordre formel de l'Archevêché de Paris.

Il estvrai qu'elle a ses grands écrivainsl'Église gallicanetombée en enfance ! Elle arborepar exempleau plus haut desa cornicheun évêque non moindre que le schismatiqueDupanloupdont les écoeurantes grisailles sur l'Éducationla font clignotercomme si c'étaient des torrents de pourpre.Ce porte-mitrequi fut la honte de l'épiscopat le plusmédiocre qu'on ait jamais vuest considérécomme un porte-foudre intellectuel par ceux-la même quiméprisent l'étonnante bassesse de son caractère.De Pavone Lupus factusdisait-on à Rome pendant leConcileen décomposant le nom de Mademoiselle sa mère.On a beau savoir l'insolence tyrannique et l'incurie pleine de fastede ce pasteur aux douze vicaires générauxquine put jamais résider dans son diocèseon a beauconnaître la turpitude de ses intrigues politiques et l'immondehypocrisie du révolté qui trahissait l'Égliseuniverselleen protestant de son désir filial de "ne pasexposer le Pape à l'humiliation d'un vote incertain"n'importe ! on le vénère comme un maîtreet ladysenterie littéraire de ce Trissotin violetdont le plusinfime journaliste hésiterait à signer les livrespassedans le monde catholiquepour le débordement du génie.

Infinimentau dessous de ce prélatresplendissant comme elles peuventdes améthystes inférieureset des subalternes crosses: les Landriotles Gerbetles Ségurles Mermillodles LaBouillerieles Freppelinfertiles époux de leurs églisesparticulières et glaireux amants d'une muse en fraise de veauqui leur partage ses faveurs.

Puis dessoutaniers sans nombre : les Gaumeles Gratryles PereyvelesChocarneles Martinles Bautainles Huguetles NorlieulesDoucetles Perdraules Crampontout un fourmillement noir sur larhétorique décomposée des sièclesdéfunts. On peut en empiler cinquante mille de ces cerveauxet faire l'addition. Le total ne fournira pas l'habillement completd'une pauvre idée.

Du côtédes laïqueson exhibe à l'admiration du bon fidèleun assortiment considérable de cuistres guindés commedes pendus et arides comme les montagnes de la lunetels quePoujoulatMontalembertOzanamFallouxCochinNettementNicolasAubineauLéon Gautierhistoriens ou philosopheshommespolitiques ou simples conférenciers. C'est la voix lactéedu firmament littéraire. Ces roussins de l'esthétiquereligieuse ont confisqué la pensée humaine et l'ontcoffrée dans la geôle obscure des petites convenances etdes solennelles rengaines du grand siècle. Nul n'est admis àsubsister sans leur permissionet le plus grand art qui fut jamaisle Roman moderneen qui s'est résorbée touteconceptionest jugé comme rien du toutquand ilsapparaissent.

Mais lephénix d'entre ces volaillesc'est Henri LasserreleBenjamin du succès. Il devient inutile de regarder les autresaussitôt que ce virtuose entre en scènepuisqu'ilrésumeen sa personne l'onction des pontifesle pédantismechenu des hauts critiques et la graisseuse faconde des hagiographes.Il ajoute à ces dons si rares le surcroît tout personneld'une suffisance de Gascon à décourager toutes lesGaronnes. C'est un commis-voyageur dans la piétéunGaudissart du miraclequi placemieux que pas unses petitesguirlandes virginales en papier d'azur. Aussila plus incontinentefortune s'est hâtée d'accourir vers cet audacieuxaccapareurqui débitait la Vierge Marie dans les boutiques etdans les marchés. Il n'a fallu rien moins que le triomphepresque divin de Louis Veuillot pour contre-balancer un tel crédit-- et le pur contemplatifErnest Helloest mort ignorédansle resplendissement de leurs gloires.

Il estvrai encore que la même main rémunératriceretientsur le coeur fossile de cette Église hantée dunéantle vétuste Pontmartinrossignol de catacombesdont l'eunuchat réfrigère opportunémentlespréhistoriques ardeurs. Il n'est pas moins véritablequ'on ramasse à la bouche du collecteuroù ilsophistiquait le guanoun Léo Taxildésormaisadjudant de Dieu et tambouriné prophète.

Enfinlespasteurs des âmes fertilisent de leurs bénédictionsla bonne presseinstituée par Louis Veuillot pourl'inexorable déconfiture des établissements de bains dela pensée. Après celaporte close. Hainemalédictionexcommunication et damnation sur tout ce qui s'écartera desparadigmes traditionnels...

"Leclergé saint fait le peuple vertueux-- a dit un hommepuissant en formules-- le clergé vertueux fait le peuplehonnêtele clergé honnête fait le peupleIMPIE." Nous en sommes au clergé honnête et nousavons des prédicateurs tels que le P. Monsabré.

On a faità ce misérable la réputation d'un grand orateur.Orce piètre thomistecet écolâtre exaspérantsystématiquement hostile à toute spontanéeillumination de l'espritn'a ni une idéeni un gesteni unepalpitation cordialeni une expressionni une émotion. C'estun robinet d'eau tiède en sortantglacée quand elletombe. Et il lui faut toute une année pour nous préparerces douches !

Il setrouve des naïfs que cette vacuité stupéfie. Maisc'est comme cela qu'on les fabrique tousdepuis longtempslesannonciateurs du Verbe de Dieu !

Une glairesulpicienne qu'on se repasse de bouche en bouche depuis deux centsansformée de tous les mucus de la tradition et mélangéede bile gallicane recuite au bois flotté du libéralisme; une morgue scolastique à défrayer des millions decuistres ; une certitude infinie d'avoir inhalé tous lessouffles de l'Esprit-Saint et d'avoir tellement circonscrit la Paroleque Dieu mêmeaprès euxn'a plus rien à dire.Avec celal'intention formellequoique inavouéeden'endurer aucun martyre et de n'évangéliser que trèspeu de pauvres ; mais une condescendante estime pour les biensterrestresqui refrène en ces apôtres le zèlechagrin de la remontrance et les retient de contrister l'opulentebourgeoisie qui pavonne au pied de leur chaire. Tout juste la dosecongrue-- presque impondérable-- de bave amèresurles délicates fleurs du Grand Livrepour lesquelles futinventée la distinction laxative du précepte etdu conseil. Enfin l'éternelle politique régénératricel'inamovible gémissement sur les spoliations de la LibrePensée et l'incommutable anxiété de péroraisonsur l'avenir présumé de la chère patrie... Quandon entend autre chosec'est qu'on a la joie d'être sourd oul'irrévérencieuse consolation de dormir.

Le P.Monsabré est incontestablement le sujet le plus réussiet les bonnes maisons où se conditionne l'article travaillentprésentementà lui manufacturer d'innombrables émules.Il y a bien aussi un autre courant qu'il faudrait appeler Didonienoù la médiocrité d'âme paraît pluscomplète encore et le génie plus absent. Car ils sontde divers paillonsles bateleursdans l'Ordre dominicain tel quel'a confectionné ce trombone libérâtre deLacordaire. Ils ont tousplus ou moinsla nostalgie du boniment.Mais le Didonqui ne se satisfait pas d'être une bouche dunéantet qui va prostituant sa robe de moine sur les tréteauxdu cabotinisme internationalnous sortirait du clergé honnêtepour nous mener droit aux soutaniers apostats ou schismatiques-- cequi serait évidemment moins décisifcomme sputation àla Face endurante du Christ !

Quant auxautres serviteurs de l'autel et à la masse entière desfidèlesc'est inexprimable et confondant.

On seserreon se tient les coudeson s'empile en fumier d'imbécillitéet de lâcheté. On se précipite au Rien de lapenséepour échapper à la contamination dulibertinage ou de l'incrédulité.

En mêmetempspar un repli tout orthodoxeon met soigneusement àprofit l'impiété du siècle pour allonger quelquepeu la corde des prescriptions ecclésiastiques. L'Égliseayant réduit à presque rien la rigueur de sespénitencesdans l'espoir toujours déçu d'unplus prompt retour des brebis folâtres qu'elle a perdueslesmoutons demeurés fidèles utilisenten gémissantau fond du bercailles regrettables concessions de leurspasteurs et toutes les pratiques suivent la même pentel'époque n'étant pas du tout à l'héroïsmedes oeuvres surérogatoires.

Jamaisd'ailleursil ne fut autant parlé d'oeuvres. S'occuperd'oeuvresêtre dans les oeuvressont des locutionsacclimatéessignificatives de tout bienquoiqu'elles aientl'airdans leur imprécisiond'impliquerau moralunprotestantisme limitrophe des plus imminents. Les catholiqueseneffetentendent et pratiquent la charitél'amour de leursfrères indigentsà la manière protestantec'est-à-dire avec ce faste usuraire qui exige l'entier abandonpréalable de la dignité du Pauvreen échangedes plus dérisoires secours. Il est presque sans exemple qu'unde ces chrétiens gorgés de richesses ait pris dans sesbras son frère ruisselant de pleurspour le sauver en uneseule foisen payant sa rançon d'une partie de son superflu.

Celaressemble même à une politique. "Vous aureztoujours des pauvres parmi vous"dit l'Évangileetcette parole effrayantequi condamne les détenteursestprécisément l'occasion du sophisme de cannibales quiprocure leur sécurité. Dieu a réglé qu'ily aurait toujours des pauvresafin que les riches se consolassentpieusement de ne l'être pasen se résignant à lanécessité providentielle de ne pas diminuer leurnombre.

Il leurfaut donc des pauvres pour s'attester à eux-mêmesaumeilleur marché possiblela sensibilité de leurstendres coeurspour prêter à la petite semaine sur leParadispour s'amuser enfinpour danserpour décolleterleurs femelles jusqu'au nombrilpour s'émotionner auchampagne sur les agonisants par la faimpour laver d'un bol debouillon les fornications parfumées où les plusaltissimes vertus peuvent se laisser choir.

Onserait forcé d'en faire pour eux s'il n'y en avait pascar il leur en faut pour toutes les circonstances de la viepour lajoie et pour la tristessepour les fêtes et pour les deuilspour la ville et pour la campagnepour toutes les attitudesd'attendrissement que les poètes ont prévues. Il leuren faut absolumentpour qu'ils puissent répondre à laPauvreté : Nous avons NOS pauvresetd'un gestelassése détourner de cette agenouilléelamentableque le Sauveur des hommes a choisie pour son Épouseet dont l'escorte est de dix mille anges.

Il se peutque le Dieu terribleVomisseur des Tièdesaccomplisseun jourle miracle de donner quelque sapiditémorale à cet écoeurant troupeau qui fait penseranalogiquementà l'effroyable mélange symboliqued'acidité et d'amertume que le génie tourmenteur desJuifs le força de boire dans son agonie.

Mais ilfaudrac'est fort à craindred'étranges flambéeset l'assaisonnement de pas mal de sang pour rendre digérablesen ce jources rebutants chrétiens de boucherie.

Il faudradu désespoir et des larmescomme l'oeil humain n'en versajamaiset ce seront précisément ces mêmes impiestant méprisés par euxdu haut de leurs dégoûtantesvertus-- mais justement désignés pour leur châtimentsaintement élus pour leur confusion parfaite-- qui lesforceront à les répandre !...

Enattendantle Christ est indubitablement traîné audépotoir.

Cette Facesanglante de Crucifié qui avait dardé dix-neuf sièclesils L'ont rebaignée dans une si nauséabonde ignominieque les âmes les plus fangeuses s'épouvantent de Soncontact et sont forcées de s'en détourner en poussantdes cris.

Il avaitjeté le défi à l'opprobre humaince Fils del'hommeet l'opprobre humain L'a vaincu !

VainementIl triomphait des abominations du Prétoire et du Golgothaetdu sempiternel recommencement de ces abominations du Mépris.MaintenantIl succombe sous l'abomination du RESPECT !

Sesministres et Ses croyantséperdus de zèle pour l'Idolefétide montée de leurs coeurs sur Son autelL'ontéclaboussé d'un ridicule tellement destructeurnous nedisons pas de l'adorationmais de la plus embryonnaire velléitéd'attendrissement religieuxque le miracle des miracles seraitàcette heurede Lui ressusciter un culte.

Le songetragique de Jean-Paul n'est plus de saison. Ce n'est plus le Christpleurant qui dirait aux hommes sortis des tombeaux :

-- Je vousavais promis un Père dans les cieux et Je ne sais où Ilest. Me souvenant de ma promesseJe L'ai cherché deux milleans par tous les universet Je ne L'ai pas trouvé et voicimaintenantque Je suis orphelin comme vous.

C'est lePère qui répondrait à ces âmes dolentes etsans asile :

-- J'avaispermis à Mon Verbeengendré de Moide Se rendresemblable à vouspour vous délivrer en souffrant. VousautresMes adorateurs fidèlesqu'ils a cautionnés parSon Sacrificevous venez Me demander ce Rédempteur dont vousavez contemné la fournaise de tortures et que vous aveztellement défiguré de votre amour qu'aujourd'huiMoi-mêmeSon Consubstantiel et Son PèreJe ne pourraisplus Le reconnaître...

Je supposequ'Il habite le tabernacle que Lui ont fait ses derniers disciplesmille fois plus lâches et plus atroces que les bourreaux quiL'avaient couvert d'outrages et mis en sang.

SI VOUSAVEZ BESOIN DE MON FILSCHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES.


XLVII


Véroniqueavait expérimenté la misère infinie de ceclergéavec une rigueur proportionnée à lasuréminence de sa propre vocation mystique. Elle avait endurédès le commencement et toute la première annéeun tourment intérieurcontinuelà défier lesflammes et les chevalets du martyrologe.

Au débutde son installation avec Marchenoirelle avait étérésolument se présenter au guichet d'un confessionnalquelconque etassoiffée de méprisambitieuse d'êtrefoulée aux piedselle avait tout d'abord déclaréceci : -- Mon pèreje suis une sale prostituée.L'effet de cette parolenullement inouïe pourtantdans cesvestibules de l'espérance où viennent tomber tantd'épaves d'âmesavait été immédiatet confondant. On lui avait jeté le guichet au nezpar ungeste soudaind'une incroyable violence.

Elle nesut jamais quel ecclésiastique avait accompli cet acte devertuet ne voulut jamais le savoir. C'étaitpeut-êtreun de ces jeunes prêtres caramélisés dans lablanche confiture des petites puretés "inviolables"qui conçoivent la vie comme une très longue alléed'innocents tilleuls de séminaireavec une petite statue deMarie sans tache à l'extrémitéau-dessous d'unphylactère édifiant déployé par deuxchérubinspendant que d'immaculées douillettes etd'insexuels surplis vont et viennentsirupeux de chasteté.Peut-êtreaussiétait-elle tombée sur quelquemûr soutanieradmirateur de Fénelon et de Nicoleetfarouche ennemi du naturalisme pénitentielpar conséquentexpulseur impitoyable de tout repentir qui déconcertait leslitotes et les hypotyposes de son formulaire. Ces deux variétésde vermine sacerdotale remplacent assez souvent de la manièrela plus effective les filets du Prince des apôtres par lesfilets de la morgue où vont se jeter certains misérablesau désespoir desquels il n'avait manquéjusqu'alorsque le suggestif dégoût de les rencontrer.

Lavaillante fille trouva la chose un peu duremais absolument normaleet s'en allale coeur grosà la recherche d'un intendantmoins parcimonieux de la provende apostolique. Elle eut le bonheur detrouver presque aussitôtà Notre-Dame des Victoiresunvieux praticien jésuitemort aujourd'huique sa dextéritéspéciale comme confesseur de libertins et de prostituéesa rendu célèbre. Ce curieux vieillard de quatre-vingtsansdont la pénétration psychologique tenait dumiraclea guéri des centaines d'âmes abandonnées.-- Je ne pêche que le gros poisson-- disait-ilavec sabonhomie narquoise d'ancien pandour converti lui-même-- quele fretin s'adresse ailleurs. Je suis le vidangeur des consciences etj'enlève les fortes orduresmais je me déclare inapteaux ouvrages d'embellissement et de parfumerie.

Discernantapôtre et moraliste plein de judiciaireil pensait que lepéché habituel de la chair est surtout une névrosed'enfantillageà la vérité terrible etmortellemais intraitabledans le plus grand nombre des cassansl'attractive bénignité d'une sorte de lactationprophylactique. L'énergieparfois étonnanteimpliquéepar l'acte pur et simple de l'aveu pénitentielil ladécrétait éminemment satisfactoire etprenantgaillardement tout sur luiréintégrait sur-le-champles repentantes brebis-- sans exiger les préalables etdécourageantes corvées que le Jansénisme inventapour les mettre en fuite. Véronique fut donc accueillie parlui comme une fille prodigueavec une joie sans bornes. Il tua pourelle le veau gras des absolutions...

Mais cettebombance ne pouvait durer. Quand il s'aperçut que sa nouvellecliente était de propos solide et ne retournerait pascommeles autresà ses vomissuresil lui déclara soninsuffisance pour la guider utilement sur n'importe quels sommets etl'engagea à chercher un directeur.

Ce futl'aurore des tribulations. Personne ne comprenait rien à cettebrûlée d'amour qui se diaphanéisait en montantdans la lumière. La plus tenace et la plus dure de sesépreuves fut l'inclairvoyante opiniâtreté d'untas de prêtresengraissés d'identiques formulesquis'efforcèrent de la jeter dans le découragement par leconseiluniformément comminatoirede se séparer deMarchenoir. La simple créatureprise dans l'étau dudilemme de son obéissance et de l'impossibilité absoluede vivre seuleaurait vingt fois perdu la têtesans lebienheureux précédent des absolutions donnéesquand mêmepar le bonhomme qui avait accepté lacote mal taillée de cette inévitable situationdontelle était bien certaine de n'avoir jamais abusé.

Et puiselle les exaspéraittous ces ecclésiastiques àcharnièrespar son adorable simplicité qui aurait dûles attendrir jusqu'aux larmes. La confessionqui porte ce nomgrandiose de Sacrement de Pénitenceest devenuedans lecoulage et le délayage actuel du christianismeun vulnérairesi parfaitement incolore et neutre que sa force thérapeutiquesur les âmes doiten généralêtre àpeu près nulle. C'est presque toujours une petite mécaniqueprévuedu fonctionnement le plus enfantin. Le pénitentapporte sa formule de contrition et le confesseur lui passe enéchange sa formule d'exhortation. C'est un négoce derengaines apprises par coeuroù le coeurprécisémentn'a plus rien à faire d'aucun côtéet dont leSeigneur Dieu s'accommode comme il l'entend. Véroniqueignorait profondément cette tenue de sottes parolesen partiedoubleElle en avait appris une autre-- un peu différente-- et depuis qu'elle l'avait oubliée elle ne savait plus rienau mondesinon le sublime de l'amour divin et de l'amour humainfondus ensemble dans une seule flamme aussi candide que tous les lys.Mais voilà ce qui ne pouvait être compris.

Tantqu'ils voulurentils lui tordirent le coeur de leurs mainssalissantes et pataudesà cette ouaille très soumisequi ne demandait pas mieux que de souffrir. Interprétant lesnaïvetés de sa tendresse par le zèle indiscretd'un satanique orgueilces bestiaux consacrés ne voyaientrien de mieux à faire que de l'accabler sans cesse de sonpasséles uns avec véhémenceles autres avecironieet ces derniers étaient de beaucoup les plus cruels.

L'ironieestà coup sûrl'arme la plus dangereuse qui soit dansles mains de l'homme. Un écrivainredoutable lui-mêmepar l'ironienommait cet instrument de supplice "la gaîtéde l'indignation"fort supérieure à l'autre gaîtéqu'elle fait ressembler à une gardeuse de dindons. Maisquepenser de l'ironie d'un cuistre niaisement indigné del'inobservation d'une étiquette ou d'un rudimentet rendutout fort par l'humilité d'un repentir que sa sottise lui faitprendre pour de l'abjection ? -- car la préséanceévangélique de l'unique pénitent sur unemultitude de justes sans taches n'estaux yeux de tout vraisulpicienqu'une bonne blague sans application pratique. Beaucoup deprêtres utilisent donc avec succès cet heureux moyen dedégoûter de leurs personnes et du sacrement qu'ilsavilissent. La pauvre fillerésignée à toutenfut néanmoins crucifiée dans le fond du coeur.Silencieusementelle savoura cette avaniecomme une sainte qu'elleétaitet Marchenoir n'en connut par elle absolument rien.

A la finpourtantelle avait mis la main sur un brave homme de missionnairequi l'avait à peu près acceptée telle qu'elleétait. L'expérience de la cohabitation fraternelle enétait à son dix-huitième mois de la plusconcluante innocence. Le rouge grief qui avait attiré tant depudiques taureauxs'éteignait enfinet la paix venait decommencerquand arriva la foudroyante lettre de Marchenoir. Pourtout direune mystique de telle envergure se trouvait désorientéede n'avoir plus rien à souffrir.

L'étonnantefredaine d'holocauste qui suivit avait paru énorme àson confesseurqui n'hésita pas à l'inculperénergiquement de zèle excessiftout en s'avouantdansl'intime de ses conseilssingulièrement édifiélui-même par cette chrétiennedont il avait laprétention d'être le remorqueur. Mêmeil n'avaitpu s'empêcher d'exprimer des craintes sur l'efficacitéde l'expédientalléguantnon sans profondeurl'instinct de résignation mendicitaire particulier àl'amour sensuelqui fait convoiter aux désirants les plussuperbesjusqu'aux moindres miettes de la ripaille dont ils sontfrustrés. Il pensait surtoutmais sans l'exprimerqu'auxyeux d'un spiritualisteau transport faciletel que Marchenoirlasplendeur morale de l'immolation devrait infiniment surpasser enillécébrant vertige la charnelle beautésacrifiée...


XLVIII


Au faitqu'en restait-ilexactementde cette beauté presque fameusequi avait fait délirer des gens austèreschargésde prudence comme des chameauxet quimêmeassurait-onavait autrefois coûté la vie à deux hommes ! Lesruines de cette Palmyre étaient-elles décidémentrépulsives à tout enthousiasme ? Un artiste profondqui eût contemplé Véronique dans sa prièren'aurait assurément pas tranché du côté del'affirmative.

Sansdouteelle était rompuedésormaisl'harmonie duvisage dé cet épervière d'amourqui n'avaitfaitaprès toutlorsqu'elle était devenue dévoteque spiritualiser ses lapins et renoncerpour la Colombeàses indigestes ramiers. Hygiénique substitution de proiequine pouvait changer essentiellement la physionomie. Il avait fallupour celala mutilationla chute violente de la partie supérieuredu rostre aquilin sur son assise démantelée et ladépression labiale d'une bouche dont l'arc terrible-- quiavait vidé tant de carquois-- enfin détendus'allongeaiten blême rictusde l'une à l'autrecommissure. Défigurement bizarre et tristequi faisaitconjecturer la fantasmatique juxtaposition d'une moitié devieux visage à la cassure intérieure de quelque sublimechapiteau humain. Mais les traitsdemeurés intactssemblaient être devenus plus beauxde même que lesmembres épargnés sont faits plus robustesparaît-ilaprès une amputation.

Il y avaitsurtout les yeuxdes yeux immensesillimitésdont personnen'avait jamais pu faire le tour. Bleussans doutecomme ilconvenaitmais d'un bleu occulteextra-terrestreque laconvoitiseau télescope d'écaillesavait absurdementréputés gris clair. Orc'était toute unepalette de ciels inconnusmême en Occidentet jusque sous lespattes glacées de l'Ourse polaire oùdu moinsnesévit pas l'ignoble intensité d'azur perruquier desciels d'Orient.

Suivantles divers états de son âmeles yeux de l'incroyablefillepartantquelquefoisd'une sorte de bleu consternéd'iris lactescentéclataientune minutedu cobalt pur desillusions généreusess'injectaient passionnémentd'écarlatede rouge de cuivrede points d'orpassaientensuite au réséda de l'espérancepours'atténuer aussitôt dans une résignation de grislavandeet s'éteindre enfintout de bondans l'ardoise dela sécurité.

Mais leplus touchantc'étaitaux heures de l'extase sansfrémissementde l'inagitation absolue familière auxcontemplatifsun crépuscule de lune diamanté depleursinexprimable et divinqui se levait tout à coupaufond de ces yeux étrangerset dont nulle chimie depeinturier n'eût été capable de fixer la pluslointaine impression. Un double gouffre pâle et translucideune insurrection de clartés dans les profondeurs par-dessousles ondesmoirées d'oublid'un recueillement inaccessible!...

Unaliénisteun profanateur de sépulturesune brutehumaine quelconque quiprenant de force à deux mains la têtede Véroniqueen de certains instantsaurait ainsi voulu lacontraindre à le regardereût étéstupéfaitjusqu'à l'effroide l'inattentioninfinie de ce paysage simultané de ciel et de mer qu'il auraitdécouvert en place de regardet il en eût emportél'obsession dans son âme épaisse. -- Ce sontdisaitMarchenoirles yeux d'une aveugle qui tâtonnerait dans leparadis...

Il avaitfallu ces yeux inouïsfaits comme des lacset qui paraissaients'agrandir chaque jourpour excuser l'absence paradoxaleàpeu près complètedu frontadmirablement évasédu côté des tempesmais inondépresquejusqu'aux sourcilspar le débordement de la chevelure.Autrefoisdu temps de la Ventousecette toison sublimequiaurait pusemblait-ildéfrayer cinquante couchers de soleilsurplombait immédiatement les yeuxde sa lourde masseetc'était à rendre fou furieux de voir le conflit de ceséléments. Un incendie sur le Pacifique !...

Quand laVentouse n'exista pluscette houle flamboyante reflua commeelle putdans tous les senspresséetassée enbandeauxen nattesen rouleauxen paquetsécartelant lesépinglesmettant les peignes sur les dentstombantonéreusement sur les épaules et quelquefois sur le basdes reinsjusqu'à ce quetordue en un despotique etmonstrueux chignonelle pût enfin se tenir tranquille pourl'amour de Dieu.

Il y eutalorsun front précaireune étroite bande de frontqui parut incommensurable en longueur d'une tempe à l'autreet ce fut une nouvelle sorte de beautépresque aussiredoutable que la première. Maintenantc'était untroisième aspect navrant et inexplicable. Les yeuxparaissaient avoir grossila tête réduite de moitiéfuyait honteusementle frontdégarniétait terribleet semblait porter la marque de quelque infamante punition.

Le nezpar bonheuravait échappé à toute injure.Légèrement aquilin et de dimensions plausiblesun peuplus finpeut-êtreà l'extrémitéqu'onn'eût osé l'espérer de cet irresponsable organede sensualitéil était flanqué de narinesétonnamment mobilessignificativespour certaines femmesd'une cupidité sans mesure-- providentiellement instituéeen manière de contrepoids à l'héroïsmemasculindont cette particularité physiologique est égalementun pronostic.

Quant àla boucheil n'y avait plus à en parlerhélas ! Elleavait été dangereuse autant que toutes les gueules ettous les suçoirs de l'abîme. Elle avait étécette fosse profonde où Salomon affirmait que doiventtomber ceux contre qui le Seigneur est en colère. Le baiser deces lourdes lèvresbestialement exquisescassait les nerfsfripait les moellesdétraquait les cervellesdévissaittoutes les cuirassesdéboulonnait jusqu'à l'avaricetransformait les aliénés en idiots et les simplesimbéciles en énergumènes. Un syndicat defaillite était embusqué sous la langue de cette boucheet trente-deux bureaux de pompes funèbres ficelaient leursdossiers à l'ombre caniculaire de ses dents. Quand ellecrachaitla terre avait envie de devenir poissonneuse comme la meret l'Océan lui-même aurait à peine pu répondreen se tuméfiant d'orgueil : L'écume de mes naufragésn'est pas moins amère !

Le démondu Stupredepuis longtemps exproprié de cet ancienpatrimoinevenait enfin de s'éloigner irrévocablementde ces ruinesau milieu desquelles désormais ne restait plusmême un humble chicot où il pût s'asseoir. Leslèvresrentrées de forceavaient perdu forme etcouleuret c'était bienréellementle plus notabledéchet de cette cariatide de lupanartransformée en unpilastre éclatant de la Tour d'ivoire. Cependantle teint del'ensemble du visage était demeuré. C'étaittoujours la même combinaison pigmentaire de chamoisdecapucinede vermillonde bistre et d'orimperceptiblement atténuéed'un quarantième de reflet lunaire.

En sommeVéronique avait à peu près manqué soncoup et n'était pas devenue moins belle qu'avant-- ladilapidation d'une partie de ses richesses ayant proportionnémentaccru la valeur du fertile potager d'amourque l'infortunéMarchenoir avait si malencontreusement ensemencé del'impartageable concupiscence du ciel.




QUATRIEMEPARTIE



XLIX


Lesévénements ont ceci de commun avec les oiesqu'ilsvont en troupe. Tout être non absolument dénuéd'observation a pu le remarquer. Il est vrai que la curiosités'arrête làd'ordinaire. Nul n'implore une explicationde cette loil'inexistante fontaine du Hasard devant suffire àl'étanchement de toutes les soifs du troupeau pensant. Ceproverbe : "Un malheur n'arrive jamais seul"est l'uniquemonument de l'attention ou de la sagacité des hommes sur l'unedes particularités les moins négligeables de leurhistoire. Il est pourtant bien assuré que les événementsheureux ou malheureuxquelle que soit l'illusion de leur taillesemblent s'appeler les uns les autresaussitôt qu'ilsnaissentpar d'irrésistibles clameurs. Ils accourent alors departoutémergeant des trous de la terre ou tombant des montsde la lunepour l'éternelle stupéfaction d'une racetirée du néantqui ne sut jamais rien prévoiret qui ne s'attend jamais à rien.

On a finipar observerd'une manière à peu près certaineque l'union physique de deux individus de sexe différent apour effet probable l'apparition d'un troisième de mêmenatureà l'état rudimentaire. Cette quasi-certitudeest l'un des fruits les plus savoureux d'une expérience desoixante siècles. Mais qui donc s'occupe du mystèreautrement profond de la sexualité métaphysique desévénements de ce mondede leurs alliancesrigoureusement assortiesde leurs lignées au type fidèlede leur solidarité parfaite ? Toute la famille se précipiteau vagissement du nouveau-néet Dieu sait si elle estinnombrablepuisque les événements ne meurent jamaiset qu'ils continuent toujours de faire des enfants. Le premierimbécile venuà qui quelque chose arriveestpour uninstantle puits de vérité où tout un peupleformidable descend boire. Toutes les Normes se penchent vers luitoutes les Règlestoutes les Loistoutes les Volontésoccultes s'accoudent en Polymniessur l'inconsciente margelle debêtise qui ne se doute même pas de leur présence...

Il s'enfallait que Leverdier fût un imbécile et il savait tropqu'il était arrivé quelque chose ! Cependantils'étonna de tomberimmédiatement après avoirquitté Marchenoirsur un personnage qu'il avait eu la douceurde ne pas rencontrer depuis des mois : Alcide Lerat "historienet littérateur français"ainsi qu'il lui plaîtde se désigner lui-même. Ce futpour l'attristéconvive de tant de capiteuses ribotes de douleurune commotionpresque physiqueà la manière d'un pressentimentfunèbrede revoir tout à coupen un tel momentcefantoche sordide qui trottaitle nez au vent comme un putoischerchant à dépister une charogne.

Cet AlcideLeratfort connu dans le monde des journauxest une sorte de BenoîtLabre littéraire sans saintetédont le panégyriqueposthume serait une besogne à faire trembler les décrasseursd'auréoles les plus audacieux. Vivant exclusivement d'aumônesrécoltées chez les gens de lettres qu'il amuse de sescalomnies ou de ses médisances et qui le reçoivent dansles courants d'airle drôle fétideheureusementincapable de s'enrhumerpromène infatigablement sa carcassede l'un à l'autre crépuscule-- colportant ainsidansle pantalon d'un romancier qu'il a diffamé la veillechez unrédacteur en chef qu'il vient de couvrir d'ordures et qui luidonnera peut-être vingt sousles basses conjectures de sondéshonorant esprit sur la vie privée d'un poètedont il a fini tous les chapeaux.

Il sevenge par là d'être frustré de la premièreplacequ'il n'a jamais cessé de revendiquer depuis le succèsde son fameux pamphlet : Ménage et Finances de Diderot.Ce factum sans talentmais d'une érudition de détailexaspérante comme la vermine sur le pelage des adorateurs duphilosopheproduisiten effetune vive émeute d'opinionsdans les feuilles publiquesil y a trente ans. Les ouvragespostérieurs d'Alcide Lerat ne valent pasil est vrailagoutte d'encre qu'on dépenserait pour en écrire letitre. N'importe. Assuré d'être le plus immense géniedes sièclesil pense de bonne foi que tout lui est dûet que sa seule présence est un honneurune occasion deravissement que rien ne pourrait payer.

-- Jeparle tropdit-ilon prend des notes. En conséquenceilrançonne tant qu'il peut ses disciplesdont leslargessesquelque démesurées qu'on les supposâtne pourraient jamais avoiren raison des cataractes de joierépandues sur euxque le faux poids de l'ingratitude.

-- Tout àvoussauf chaussettesécrivait-ilun jouràl'un d'eux qui avait oublié cet unique article dans l'abandonfilial d'une complète défroque. Parole admirable etdéfinitive dont le destinataireespèce de va-nu-piedsintellectuelne sentit pas l'ironie profonde.

Le nom dece dangereux cynique est tellement ajusté à saphysionomie qu'il est impossible de présenter l'usufruitiersans s'exposer à l'inconvénient de paraître unfarceur de table d'hôte. Le rat est évidemment sabête à moins qu'il ne soit la bête du ratce quipourrait être soutenu comme une opinion probable. Le nez enpointe de betterave très aiguëtirant à lui touteune mince figure en chiasse d'insecteplantée d'un aridetaillis de poils grisonnantsest chevauché d'une paire depetits yeux brillants et inquiets à conciter la fureur d'undogue. Ce dernier trait détermine et fixe instantanémentl'analogie. Le trottinement perpétuell'incurvationsacristine des vertèbres supérieures et le coutumierreploiement des bras sur de plates côtes souvent menacéesn'y ajoutent que fort peu de chose.

Leverdierconnaissait l'animal depuis longtemps. Il était mêmeinexplicablement honoré par lui d'une sorte de considérationou d'estime. Leratqu'il avait à peu près jetéà la porte deux ou trois fois et qui avait renoncé àl'expérience inutile de se présenter de nouveaunecroyait pasnéanmoinsdevoir le priverquand il lerencontraitde quelques nutritives minutes d'entretiendontLeverdier se fût admirablement passéce jour-làsurtout. Il avait les meilleures raisons du monde pour écarterce fâcheuxqu'il soupçonnait fort d'avoir souffléd'immondes calomnies sur le compte de son amidans l'indigente mainduquel il avait souvent pâturé la glandée d'unpetit écu. Une fois mêmeil lui donna le placideconseil de profiter de son excellente vue de rongeur pour s'écartersoigneusement de tous les chemins de Marchenoir. -- Il n'est pas troppatientvoyez-vousmon cher monsieur Alcideet il serait trèscapable de vous régaler de vos propres oreilles. Je vousavertis en frère. Pensez-y bien !

Dans lasituation actuelle de son espritune telle rencontresi soudainelui fit l'effet d'un présage des plus néfastes. Il futun moment sur la pente de lui décerner une racléecomplète dont le souvenir fût extrêmement durable.Mais c'eût été battre une vieille femme etd'autre partil craignit le ridicule de prendre la fuite.

Il netarda pas à reconnaître qu'en effet la rencontre n'étaitpas absolument vaine et pouvait avoir d'assez graves conséquences.


L


-- Oh !comme vous avez l'air sérieuxce matinmonsieur lecomte de Pyladeest-ce que nous aurions des inquiétudes surla chère santé de monseigneur le marquis d'Oreste ?

Telsfurent les premiers mots d'Alcide Leratla plus décevantecontrefaçon d'imbécile qu'on ait jamais vue. Il avaitgardé de son éducation de séminariste ratétout un stock de ce genre de facétiesinsupportablementchantonnées en soprano mineuravec l'accompagnement ordinaired'une goguenarde révérence.

--Monsieur Leratrépondit Leverdier qui se sentait sur le pointde n'avoir plus une goutte de patience dans les veinesje suis trèspressé et incapablepour l'instantde savourer vosdélicieuses plaisanteries. Je vous prie de m'excuser etd'aller au diables'il vous plaît.

-- Nous ysommes tousau diablerepartit le fâcheuxpuisqu'il est lePrince de ce mondemais vous me recevez si mal que j'ai bonne enviede garder pour moi une communication intéressante dont jevoulais vous charger pour votre ami Marchenoir.

A ce nomLeverdier devint attentif. Certesil n'attendaiten généralrien de bon de son interlocuteurmais il le savait une citerned'informationssouvent étonnanteset se disait qu'une eautrès pure peut sortir quelquefois des gargouilles les plushideusesen temps d'orage.

-- Vousavezdit ilquelque chose d'intéressant pour Marchenoir ?

L'autres'appuyant alors à deux mains sur la poignée de sacanneaussi lamentable que luiet s'infléchissant vers sonauditeurcomme un vieil arbre congratulé-- sans quitter uneseconde son sourire à claques sempiternel-- se mit àzézayer à la façon d'un enfant de choeur qu'unecirconstance calamiteuse aurait investi de quelque secret importantpour la prospérité de la fabrique.

-- Votreami aime à se faire désirer autant qu'une jolie femme.Il se cache comme un ours et tout le monde s'en plaint. J'airencontrécette semaineBeauvivier qui voudrait le voir. Jecrois que son intention est de lui confier l'article de tête duPilatepour tracasser un peu les imbéciles del'Univers. Si votre Caïn ne profite pas de l'occasionilméritera d'errercomme son homonyme biblique"sur laface de la terre"car ils ont besoin de lui au Pilate.Vous qui êtes un homme pratiquevous devriez lui conseiller dese limer les ongles et l'empêcher de faire des sottises.Beauvivier a daigné me dire qu'il comptait sur moi pour le luiamener. Il paraît croire que je suis dans les petits papiers dece riverain du Danube. A proposest-il revenuseulementde sonvoyage édifiant ?

-- Ouiaffirma rêveusement Leverdiermais n'allez pas chez luije mecharge de votre ambassade.

Cettecommunication lui donnait fort à penser. Il fallait que letout-puissant Pilatel'universel journal des gens bienélevésse sentît diablement anémiépour invoquer le réactif d'un tel moxa ! Dans ce cas..

A cemomentil s'aperçut que le séduisant Alcide avait prisune pose connue. Ayantau préalableinspectéensifflotantl'état du ciel et ramené sur ses tempesdubout des doigts en pincettes de sa main gauchequelques mèchesindisciplinéesil avait finalement abaissé cette mainà la hauteur présumée de l'organe des sentimentsgénéreux et la tenait maintenantouverte et dardéecontre la poitrinede son adversaire.

-- C'estjustefit celui-cij'oubliais ! Ettirant son porte-monnaieillaissa tomber une pièce de cinquante centimes dans cettesébile à remontoirqui déshonoreavec la plushorologique exactitudela mendicité chrétienne.

Lerat nevoulut pas s'éloignerpourtantsans avoir compisséson bienfaiteur d'un dernier avis. En conséquenceil exhalaces prototypiques admonitions :

-- Sivotre ami veut réussir au Pilateil faudrait luirecommander de ne plus tant faire la bête féroce. S'ilsait plaire à Beauviviersa fortune est faite. Il ne manquepas de talentquand il veut se modérer et ne pas employercontinuellement ses abominables expressions scatologiques. C'est cequi a perdu ce butor de Veuillotqui a toujours rebuté mesréprimandes et qui s'en trouve joliment bienn'est-ce pas ?aujourd'hui qu'il est crevé de son venin ! Voyez Labruyèreet Massillon. Ils en disent plus en une seule phrase décenteque tous vos épileptiques en deux cents lignes. Persuadez-luidonc de lire mon livre sur la Table chez tous les peuplesquevous devez avoir dans votre bibliothèque. Il apprendra ce quec'est que la vraie force unie à la distinction.

L'odieuxpersonnage avait cessé de sourire. Il flottait en dérivesur son propre fleuveavec la majesté d'un Dieu. Ayantenvoyédu bout de ses doigts exorablesun tout petit gestemiséricordieuxil s'éloignaplein de sa puissancelacanne sous l'aisselleles deux mains cléricalement croiséesdans l'intérieur de ses manches et le buste jeté euavantà la remorque de son museauayant lairparfoisdesoubresauter proditoirementde son lamentable derrière.

-- Dans cecaspoursuivit en lui-même Leverdierpour qui cette retraitesavante avait été une beauté perdueMarchenoirpourraiten un instantreconquérir la grande publicité.Ne parvînt-il à lancer qu'un tout petit nombred'articlesil ressaisirait bientôtpar le moyen d'un journalsi retentissantle groupe intellectuel ameuté naguèrepar ses audaces et que son silencedepuis tant de moisa dispersé.Puisquelle revanche contre tous les lâches qui le croientvaincu ! Cette vermine de Lerat doit avoir dit la vérité.Il a les plus basses raisons du monde pour désirer de toutesses forces qu'un brûlot formidable soit lancén'importede quelle mainsur les cuisines de la presse catholique. Il a mêmedû travailler fortement Beauvivier dans ce sens et lui fairegober la nécessité d'être l'inventeur deMarchenoir. Properced'ailleursen sage roublards'estsoigneusement préservé d'écrireet s'estcontenté de nous décocher cet éclaireur quipouvaità toute fortuneencaisser les rentrées decoups de semelle d'une indignation présumable et qui allaitévidemmentrue des Fourneauxquand je l'ai rencontré.

Leverdierrésolut de voirle jour mêmeProperce Beauvivierlepoète-romancier sadiquedevenu depuis peudirecteur etrédacteur en chef du Pilate. Il le connaissait àpeinemais il voulaitautant que possiblepénétrerson jeu et prépareravec un extrême soinlanégociation-- Marchenoir ayant plusieurs fois exprimétrès haut son mépris pour ce marécagier superbelequel devait avoir un fier besoin de pimenter son limon pour s'êtredéterminé à faire des avances à cecormoran. Il était à craindreaussiqu'on ne tendîtl'échelle au désespéré que pour l'induireà se rompre définitivement la barre du cou sur quelqueéchelon pourri. Sans douteil eût étéfort imprudent de chercher à pressentir cet infâme juifsur la vitale question d'argent. Ses pratiquesà cet égarddevaient ressembler à celles de son prédécesseurle fameux Magnus Conrartdont le répugnant suicide fit tantde bruitet qui frappait d'une énorme redevance deprélibation les émoluments des rédacteurs depassagequ'il savait crevants de faim et réduits à secontenter d'un salaire quelconque.

Maisàdéfaut d'une sécurité budgétaireimmédiateil était absolument indispensable d'assurerau moinsl'indépendance de l'écrivainMarchenoirn'étant plus du tout le petit jeune homme trop heureuxd'acheter l'insertion de son vocable patronymique dans un grandjournalau prix de n'importe quelle charcutière émasculationde sa pensée.


LI


LelendemainMarchenoir et Leverdier se retrouvaientà cinqheuresau café Caronà l'angle de la rue desSaints-Pères et de la rue de l'Universitéen face del'une des quarante mille succursales du Mont-de-Piétélittéraire de Calmann-Lévy. C'est un café devieillards vertueuxqui paraît avoir voulu remplacerdans cequartierl'ancien café Tabouretinconnu de lagénération nouvelleoù s'abreuvèrentautrefoistant de pinceaux et de porte-plumes illustreset dont lenom mêmedepuis dix ansest parfaitement oublié. Lesdeux amis se donnaientquelquefoisrendez-vous dans ce caféqu'ils préféraient à tout autreà causedu parfait silence observé par les trois ou quatrejournalistes centenaires qu'on est toujours assuré d'yrencontreret qui forment incompréhensiblement la baseessentielle des opérations commerciales de l'établissement.

Leverdiervenu le premiervit arriver Marchenoirtel qu'il l'avait quittéquelques heures auparavantpâle et mélancoliquemaisvisiblement détendu. La présence réellede Véroniquesi changée que fût la sainte filleavait suffi pour pacifier le malheureux homme.

-- Je mefais à ce nouveau visagedit-il après un moment. Elleest belle encorenotre Véronique. Tu la verras bientôtdu même oeil que moicher ami. La première impression aété terrible. J'ai cru que j'allais mourir. Puisje nesais quelle vertu est sortie d'ellemais il m'a semblé qu'undôme de paix descendait sur nous. En un instanttoute angoissea disparu et je pense que mes larmes ont emporté d'un seulcoup toutes mes douleurstandis que je sanglotais sur ellehiermatinla tenant dans mes bras. Aussitôt aprèstu lesais déjàj'ai dormi vingt heures pour la premièrefois de ma vie. C'était à croire que je ne meréveillerais jamais... Et quel sommeil du Paradisrafraîchissantbéatifiquesans rêves précissans visions distincteslucide pourtantà la manièred'un crépuscule de vermeil réfracté dans leseaux limpides d'un lacau fond duquel s'ouvriraient les yeux ravisd'un plongeur ! J'ai eu comme la sensation confusedélicieusementindicibleà la fois spirituelle et physiqued'êtreimmergé dans une crique lunaire comblée de mespleurs... A mon réveilj'ai tout de suite rencontré lemagnifique regard de ma chère sacrifiée qui jubilait deme voir dormir ainsiet son aspect ne m'a causé ni surpriseni douleurmais au contraireune sorte d'attendrissement trèsdouxcomposéj'imaginede pitié fraternelle etd'enthousiasme religieux fondus ensemble en un seul transportintérieurabsolument chaste !... Te rappelles-tuGeorgesces mystérieux oiseaux qui nous firent tant rêverunjourau jardin d'acclimatationet qu'on nomme exactement colombespoignardéesà cause de la tache de sangqu'elles portent au milieu de leur gorge blanche ? Nous fûmestrès étonnéstu t'en souviensde ce pléonasmeinouï de symbolismeen l'exceptionnelle créature qui nese contente pas de signifier l'Amourmais qui s'ingèreparsurcroîtd'en afficher le stigmate. Eh bien ! Véroniquesera ma colombe blesséetelle que je l'ai vue ce matindansla surnaturelle clarté de mon âme renouvelée parla vertu de son sacrifice. Mais voilà que je fais des phraseset tu assans doutebeaucoup à me dire. L'as-tu découvertenfince trafiquant de laitance humaine ?

--Beauvivier ! ouije le quitte à l'instantrépondit enriant Leverdier. Ce dernier mot me rassure plus que tout le restemon cher Caïn. Si tu retrouves ta verve méchantenous nesommes pas près de te perdre. Furieux de l'avoir manquéhier et ne me souciant pas de droguer indéfiniment dans saboutiquej'avais mentionné sur ma carte que je venais de tapart. J'ai été reçu immédiatement. Monamil'affaire est sûre. Le Pilate a besoin de toi.Beauvivier ne s'est même pas donné la peine de me lecacher. Au fondj'ai cru démêler que tu étaissurtout nécessaireen ce momentpour évincerquelqu'unLoriotpeut-êtredont il m'a parléincidemmentcomme d'une ordure des plus encombrantesmais d'unbalayage instantané fort difficileayant étéfientée par le trop copieux défuntavec une attentionparticulière. Mais cela même est d'un bon augure.

Personnellementje connais très peu Beauvivierque j'ai vu aujourd'hui pourla troisième fois. Mais j'ai des informations. C'est le plusinfâme des hommes etpour tout diresa bienveillance est plusà craindre que son inimitié déclarée.C'est une espèce de Judas-don-Juanmâtinéd'Alphonse et de Tartufe. Sa vie est un tissu d'abominations et detrahisons. On est forcé de se désinfecter au phénolcomme un cadavrequand on a été regardé parlui. Eh bien ! il paraît que cet être anéanmoinsune qualitéla plus rare en ce temps-ci : il aime lalittératureet voilà ce qui le rachète.Peut-être a-t-il réellement le projet d'élever unpeu la rédaction du Pilate que Magnus avait abaisséejusqu'à luic'est-à-dire au-dessous de tout. -- J'ailu tout ce que M. Marchenoir a écritm'a-t-il ditje ne luiconnais pas de supérieurà l'heure actuelleet je luivois très peu d'égaux. C'est un grand écrivaind'une originalité déconcertante. Je vous prie de luirépéter mes paroles. Je considère que le Pilatene peut être qu'honoré de sa collaboration et je lasollicite. J'aurais certainement couru moi-même jusqu'àson domicilesi je l'avais cru de retour. Je sais qu'on s'est malconduit avec lui dans le journalquand je n'y commandais pas. Jeveux réparer cette injustice en donnant à votre amicarte blancheetc.etc. -- Prenons qu'il n'y ait de vrai que lequart de toutes ces merveillesce serait encore excellent etquelsque puissent être les dessousil a fallutout de mêmeun sacré besoin de tes services pour faire sortir un telboniment de cette gueule prudente !...

-- Quellea été la fin de cet entretien ? demanda Marchenoir.

-- La plusnette possible. Marchenoirlui ai-je ditest extrêmementfatigué de son voyage et vous sera très obligéde lui faire crédit de quelques jours. M'autorisez-vouscependantpour gagner du tempsà lui dire de préparerdès aujourd'huisans se mettre en peine de vous voirauparavantun article quelconque ? Dans ce casil est nécessaireque je puisse l'assurer de l'insertioncar il a cessédepuisdes annéesd'être un débutant et il ne veut plustravailler en vain. D'après ce que je viens d'entendrelepréalable concertentre vous et luidu choix d'un sujetmeparaît une formalité des plus inutiles. -- Et des plusinjurieuses pour un écrivain de talentajoutez celamonsieur. -- Telle a été sa réponse immédiate.-- Que l'auteur des Impuissants m'envoie ou m'apporte ce qu'ilaura jugé convenable d'écrire. Je donnerai tout desuite son article à la composition etpour le restequ'ilveuille bien le croirenous nous entendrons toujours. Tout ce que jelui demandec'est de tirer hors du rang et de ne pas mitrailler nospropres troupes.

-- Aïe! fit Marchenoir. Ce dernier mot me gâte le reste. Depuis quetu as commencé de parlerje l'attendais. Cette recommandationsurérogatoirequi n'a l'air de rienressemble à cesinsignifiantes clauses jetés indifféremment au boutd'un contraten manière de paraphe destiné àvider la plumeet qui suffisent pour tout annuler. Tu devraispourtant le savoirmon vieux Georges. Ces gens-là sont lavermine de tout le monde et il est impossible de tomber sur la peaude n'importe quisans les atteindre. Orje suis incapablececi estbien connude concevoir le journalisme autrement que sous la formedu pamphlet. Que diable veut-on que je fassealors ? Je ne peuxpourtant pas me mettre à écrire des pastoralesoptimistes ou des psychologies de potache inspirégenreDulaurier !

-- Maissacrebleu ! reprit Leverdiertout le monde sait parfaitement ce quetu peux faireet Beauvivier l'ignore moins que personne. S'il tesollicitec'est qu'apparemment il a besoin de ta virilité oumême de tes violences. J'ai trouvé un homme d'unepolitesse exquiseirréprochable-- une tranche de galantinepourrie supérieurement glacée-- mais crispévibrant de je ne sais quoi. Il est clair qu'il veut étonnerquelqu'un ou renverser quelque chose et qu'il prend en location tacatapulteen vue de produire un effet de démolition ou desimple intimidation que nous n'avons aucun moyen de conjecturer.Qu'importe ? Cette canaille a trop d'esprit pour te demander jamaisd'être son complice. Mais tes haines connues peuvent le servirà ton insu. Il arriverapour la millionième foisquel'indignation d'un honnête homme aura favorisé lescombinaisons d'un scélérat. Qu'importe encore ? LaVérité est toujours bonne à diren'y eût-ilque Dieu pour l'entendrepuisque alors on l'appellerait Lui-mêmepar un de ses noms !

Lerésultat de cette conversation fut ce qu'il devait être.Les deux amis cherchèrent ensemble un sujet d'article.Marchenoirsans objection dirimantemais doutant infiniment de cescrises d'énergie qui secouent parfois le stérilefiguier du journalisme-- pour l'invariable déception deschevaliers errants qui attendent faméliquementsous sonombragela tombée des fruits-- décidamalgréles représentations de Leverdier qui aurait voulu qu'on allâtmoins vited'offrircomme débutun article d'une véhémenceinouïe.

-- S'ilpassedit-ilrenvoyant à son ami ses propres parolesj'aurai l'honneur d'avoir écrit toute la véritésur l'une des plus complètes ignominies de ce temps. On meglorifiera pour mon courage et les esprits lâches qui nemanqueraient jamais de m'accuser de cynismeen cas d'insuccèsviendront alors pincer une laudative guitare sous mes gargouilles.S'il ne passe pasma situation reste exactement ce qu'elle étaitauparavant et je n'aurai pas même perdu l'occasion de devenirun heureux drôlecar je seraisdans tous les casinhabile àme prostituer. Je dégoûterais le client sans lui donnerle moindre plaisir. Beauvivier le sait à merveillecomme tuviens de le remarqueril me veut tel que je suis ou pas du tout.

Nesavons-nous pas qu'il est toujours inutile de faire des concessions ?J'ai quelquefois essayé de m'éteindre un peu dansl'espoir de récolter quelques misérables sous. Je medéshonorais sans parvenir à me faire accepterdavantage. Je n'espère pas réussir le moins du monde auPilate. En supposantune minuteque Beauvivier voulûtréellement s'employer pour moiil serait bientôtsurmonté par toute la racaille coalisée de la maison.Ce serait l'aventure renouvelée de cette vieille charogne deMagnusqui voulut me lancerlui aussil'année dernièrepour de sales raisons que j'ignoreet quitout à coupvenant à découvrir que j'étais décidément"un homme haineux"m'en informa sur-le-champpar unelettre de congé. Je ne veux point réavaler cescouleuvres.

Monpremier etprobablementdernier articledonnera la mesurelaforme et la couleur de tous les autres. Ce sera à prendre ou àlaisser.

Leverdiersentait très que Marchenoir avait raison. Il aurait fallu àce corsaire une presse indépendante et littéraire quin'existe plus en Franceoù la basse tyrannie républicaineest sur le point d'avoir tout asphyxié. Mais il importait desaisir l'occasion quand mêmefût-ce pour une seule foiset pour l'honneur seul de la justice. D'ailleursMarchenoir venaitde trouver un sujet pour lequel il s'enflammait déjà.L'artiste et le chrétiendont il était latoute-puisance combinaisonsimultanément exultèrent.

--Pourquois'écria-t-ilne profiterais-je pas de ce premierarticlevraisemblablement uniquepour exécuter uneeffroyable charge sur la littérature et la publicitépornographiquesà l'occasionpar exempledes affichagesrécents de la librairie anticléricale ? Tu assansdouteremarqué le monstrueux placard annonçant lesAmours secrètes de Pie IXavec accompagnement duportrait du pontife et d'une série de médaillonsreprésentant les héroïnesnommémentsupposéesde ce crapuleux libelle. Le salisseur de murs dontje demanderais pardon d'écrire le nomle punais idiot Taxilest un sous-abject qui ne vaut pasje le sais bienqu'on parle deluini même qu'on y pense. Mais quand l'ordure est àson comblequand ce qui devrait rester honteusement au pied des mursgrimpe et s'étale sur les façades ; quand le guanonaguère immobiledevient un ennemi violentcasquécuirasséempanaché et embusquépourl'agression lithographique de l'innocenceà chaque détourde nos rueson est bien forcé de demander compte àtoute autorité répressive de cette intolérablesédition de l'excrément !

Il estvrai que ce n'est qu'un crachat de plus sur la face ruisselante d'unesociété soi-disant chrétiennequi en a déjàtant reçus et tant supportés. Les peuples aussi bienque les gouvernements n'ont jamais que les avanies qu'ils méritentdans l'exacte mesure de leurs lâchetés ou de leurscrimeset peut-être que c'est trop beau encoreaux yeux d'unerigoureuse justicede n'être piétinés que parcet avorton.

Ce quipourrait casser les bras à la colère-- en admettantla métaphore sans génie de ces inefficaces abatisd'airaintoujours invisibles-- c'est l'indifférence de lamultitude. On passe devant l'obscène exhibition sans révoltesans murmuresans étonnement. Les pères n'en éloignentpas leur progéniture et trouvent tout simple que la faceauguste du Père des pères soit ainsi conspuéepour la joie de quelques vidangeurs matutinaux que cela met engaillarde humeur. Il y a deux ou trois générations àpeinele bourgeois se fût passionné pour ou contre ceséruptions de l'égout. Aujourd'huile mêmebourgeoisdevenu un peu plus bête et un peu plus ignoblelescontemple avec la stupidité du désintéressement.Demainsans doutesa boueuse idiotie n'ayant plus de fondil ensera tout attendri. Il se dira que l'héroïqueindépendance d'un coeur brûlant pour la justice estattestée par le jaillissement de ce pus et qu'il convient d'enarroser les jeunes fleurs écloses de son fertile giron. Nousassisteronsen ce jourà l'apothéose de Tartufeespérée depuis deux cents ans !

Ah ! quece sera completalorset que l'hypocrite de Molière ferapiètre figure ! Paraître homme de bien en répandantavec de saints gestesd'ostensibles actions de grâces au pieddes autelsquoi de plus facilemême dans un siècle oùla foi religieuse serait presque éteinte ? On aurait toujourspour soi l'inquiétude surnaturelle du coeur de l'homme et soninconsciente vénération pour les porteurs de reliquesnaïfs ou superbes. Mais obtenir un semblable triomphe en étalantl'ignominie absolueen contaminant ces mêmes autelsenprostituant les regards de l'enfanceirréparablement défloréeau contact de ces porcheriesc'est un peu plus fortet le XVIIIesiècle est terriblement enfoncé !

Etre LéoTaxil ou toute autre voyou de plumeFrancisque Sarceypar exemple-- car le Barnum de l'anticléricalisme ne doit être iciqu'un prétexte-- et ne pas crever sous d'adventices racléestoujours imminentesmaintes fois administrées déjàsans le reculant dégoût de la trique épouvantéed'une telle approchec'est fièrement beausans doute ! Quesera-ce de se faire adorer sous cette formed'y paraître unconfesseur de la vraie foi et de s'envoler ainsiavec des squames demaquereau et des ailes d'ordans le paradis bréneux des élusde l'admiration républicaine ?... Tel est pourtant l'avenirprésagé par l'indifférence universelle pourl'indicible attentat de cet affichageaussi parfaitement délictueuxque pourrait l'être un spectacle public de prostitution.

Eh bien !je veux l'évoquer une bonne foiscet aveniret le mettre enregard du troupeau de puants scribes qui nous le préparent etque j'assignerai en confrontation. Mon catholicisme n'apparaîtraque très vaguement dans cette étude où je n'aique faire de le proclamer. On n'aura ni la consolation ni laressource de me lancer des sacristies par la figure. La circonstancedu Pape outragé ne sera que l'occasion d'avertirbienvainementje le saisde la nécessité de désencombrerla voie publique des immondices qui la pestifèrent. Je lesappellerai par leurs nomsces immondices-- comme le Seigneurappela les étoiles-- je les ferai voir dans la plusindiscutable clartéje dirai qu'un balai sanglant devientnécessaire quand l'administration de la voirie négligeà ce pointson premier devoir et que tout devient préférableà ce choléra de goujatisme et d'irrémédiableimbécillitéqui menace de précipiter demain cequi reste de la pauvre France dans le plus sinistre pourrissoir depeuple qu'un pessimisme dantesque pourrait rêver !...

Leverdiereût étépeut-êtreun homme pratiquesans la rencontre du téméraire qui l'avait orbitécomme un satellitedès le premier jour. En généralil exhibait tout d'abord quelques objections prudentes-- quelquesrossignols d'abjectionstoujours écartéesqu'il réintégrait dans le sous-sol de son espritaussitôt que Marchenoir commençait à invectivercontre l'univers. Alorsil s'installait volontiers sur l'arêtedes gouffres et s'offrait à piloter le délire. En cetteoccasionil voyait à merveille que la manoeuvre décidéepar l'incorrigible casse-cou allait le couler indubitablement. Ilfallaitd'avancerenoncer à cette collaboration nutritiveun instant rêvée pour lui au Pilate. Beauvivierpublieraitpeut-êtrele coup de boutoir initial et ce seraitfini. Mais le moyen de s'opposer à un forcené siéloquent ? C'était l'orgueil de Marchenoir de se couperlui-même par la racinequand on voulait l'emporter. EnconséquenceLeverdier prit son particomme toujourstemporisateur inconstant qui s'achevait en outrancier.

-- Lesujet est superbeen effetdit-ilaprès un silence.Puisqu'il est décidément impossible de caser dans lapresse un homme de ton caractèrene ménage rienassommeégorgeextermine ce que tu pourras de ces lâchescanaillesqui sauront toujours assez se vengerpar le silencedesécrivains de talent dont la hauteur solitaire les épouvanteet qu'ils peuvent sûrement affameren leur fermant toutepublicité. Ce n'estcertespas moi qui plaidaillerai poureux. Maistout à l'heurene viens-tu pas de trouver le titrede ton article ? La Sédition de l'excrément ! Hé! ce n'est pas trop malil me semble. Ta réputation descatologue ne laisse plus rien à désirer depuislongtemps. Tout le monde est parfaitement certain que les orduresseules te plaisent et que tu es incapable de prendre tes imagesailleurs que dans les latrines ou les dépotoirs-- oùl'on soupçonne généralement que tu as taserviette et ton rouleau. Ce titrepar conséquentn'étonnerapersonne. Quant à moij'avoue qu'il me plonge dans leravissement.

-- Tu aspeut-être raisonrépondit en souriant Marchenoir. Maisil est temps de partir. Véronique s'est donné quelquemalje croispour nous faire à dîner ce soir. Elletenait à un repas de famillecomme elle appelle notreréunionla chère créature. Vaugirard est loinet l'heure très précise. Gardons-nous de la faireattendre.

Les deuxamis se levèrent à l'instant et partirent.


LII


Dans larueils décidèrent d'aller à pied. On étaiten février et le froid sec de la nuit commençante leurplaisait. Marcher dans Paris en compagnie d'un être àqui l'on peut tout direest un plaisir assez raredévolu àquelques artistes sans gloiredont les heures ne sont pas aisémentmonnayables. Ils revinrent à l'éternel objet de leurspensées intimesà Véroniquepuisqu'on allaitprécisément la revoir et passer ensemble quelquesheures auprès d'elle. Ce fut Marchenoir qui commençad'en parlerDieu sait avec quelle tranquillité et queldiscernement !

Certesilétait miraculeux que l'agonisant de la veille eût étécapable d'établiren moins de trente heuresune siimprenable ligne de défense entre lui-même et son propremal ! Mais enfinil expliquaità peu prèsleprodige. Il s'analysait maintenantil se disséquait avec leplus grand soinfaisant admirer à son ami la soudainecicatrisation des plaies énormespar lesquelles il avaitsemblé que la vie de plusieurs hommes eût dûs'enfuirlui disant : -- C'est l'admirable fille qui a fait celaque ferai-je donc pour ellemon Dieu ? Le lyrisme ordinaire de sonlangage allait s'exaspérant à mesure qu'il parlaitetl'entraîné Leverdier bénissait avec transport lesangoisses intolérables dont il avait payélui aussipar contre-coupcette incompréhensible guérison.

--Vois-tuGeorgesdisait l'amoureux exorciséce n'est pas lechangement de ses traits qui m'a retourné le coeur-- encoreune foisje ne la trouve pas moins belle qu'avant-- c'est la vertumystérieuse de l'acte intérieur -- par lequelcette immolation fut déterminée. Le préalablepropos du sacrifice a suffi pour établir le courant spirituelqui vient de rapprocher un peu plus nos âmesen refoulant tousmes sens à cinquante mille lieues de sa chair. C'est sa prièrequi me sauvesa prière seule-- qu'elle a édentéeet tondue pour la rendre pitoyable jusqu'au fond des cieux--dans l'héroïque illusion de ne mutiler que son proprecorps !...

Ilsarrivèrent ainsi dans cette lointaine rue des Fourneauxoùdes marchands de pavés procurent aux puissants rêveursle mirage des Pyramidesdans l'aridité mélancolique deleurs incommensurables chantiers.

Marchenoirhabitaitnon loin de ces lapicidesune maison presque isoléeet d'aspect assez humble dont il occupait le deuxième étagen'ayant au-dessus de lui que deux mansardes louées pard'impeccables employés d'omnibusabsents tout le jour et quin'y dormaientla nuitque quelques heures. Il aimait ce quartier etcette maison pour y avoir passédepuis deux ansle meilleurde sa vie morale et intellectuelle. Le calme relatif de cette rue lerafraîchissaitau sortir du centre de Paris qui lui faisaitl'effetpar comparaisondu plus inhabitable d'entre les puits del'enfer.

L'appartementformé de trois pièces et d'une cuisineétaitune espèce de gîte d'artiste comme on n'en voit guère.Il eût été fort inutile d'y chercher desfaïencesdes cuivresdes ferraillesdes tableaux ou desmédaillons curieux. Pas un seul bronze japonaispas uneaquarelle impressionnistepas l'ombre d'un de ces vieux boisécaillésvermiculés et friables quireprésentent de leur mieuxdans des attitudes recueilliesladévotion craquelée des anciens âges. Le méprisde Marchenoir pour ce bric-à-brac était à peuprès sans bornes. En toutun émail de Limoges du XVIIesièclesouvenir de familleoffrant la vision d'un saintPierre en robe d'azur et manteau couleur d'orangeà genouxdans un paysage fraîchement lessivésous de grêlesfrondaisons en vert d'asperge et brocart d'orflanqué d'uncoq de porcelaine blanche qui chantait dans un coin de firmament duplus impénétrable outremer. A ses piedsun livrerougedes clefs de gomme-gutte et une gigantesque bardane enchocolat. Cette imaged'une naïveté contestablesuffisaittelle quelleaux appétits d'antiquaire de sonpossesseur.

Lesmeublesen vitupérable noyer et même en sapinacquispièce à pièce et d'occasion dans d'infimesventes eussent indigné un concierge du faubourg Saint-Antoine.A cet égard le misanthrope était absolu. -- Il n'y adisait-ilque deux sortes de tables sur lesquelles un artiste puisseécrire : une table de cinquante mille francs ou une table decinquante sous. Mais s'il était devenu millionnaireil auraitprobablement gardé la seconde par peur de se rendre imbécileaux dépens des pauvresen achetant la première.

Les livreseux-mêmes étaient en petit nombre ; une gigantesqueBible synoptiquela plus coûteuse de ses foliesquelquestomes dépareillés de la patrologie de l'abbéMigneune dizaine d'elzévirs grecs ou latinsun peud'histoireun peu de roman moderne et une cavalerie de dictionnairesen diverses languestout au plus une centaine de volumes. Quand ilmanquait d'un livreil le prenait chez son amimieux approvisionnéou s'en allait à la Bibliothèque.

Seulelachambre de Véronique avait un semblant de ce confort devingtième ordredont s'arrangent encore les trois ou quatredouzaines des braves ouvrières favorisées du cielquiont déniché le moyen de concilier les préceptesde la vertu et les exigences de leur estomac. Dans le cas de larepentiecette modération était d'autant plusextraordinaire qu'il avait fallu renoncer à tout un luxe dedissipation lucrativedont certains chiffres connus excitèrentautrefois l'envie d'un peuple de prostituées. Aussitôtqu'il eut été décidé qu'on vivraitensemble au désertVéronique avait accomplisansostentation et sans phrasesl'acte légendaire d'envoyer sonmobilier à la salle des ventesretenant à peinequelques indispensables hardeset de porter elle-même l'argentà divers établissements de charité que luidésigna Marchenoir-- ne voulant rien garderdisait-ellede ce qu'elle avait mangé dans la main du Diable.

Sachambreoù les moins minables engins de leur félicitédomestique avaient été réunisen dépitd'elle qui se fût contentée de rienrappelait assez lesintérieurs des pieuses isbaséclairés par deperpétuelles lampes allumées devant les figurespropices des iconostases. Une petite veilleuseà lueur roseétait suspendue au devant du grand crucifix pâle et uneautre semblablemais un peu plus grandeteignait vaguementd'incarnat une haïssable reproduction lithographique de laSainte Face telle qu'on la vénérait chez M. Dupont"lesaint homme de Tours"qui a propagé en France cettedévotion-- malheureusement assortie de la contradictoireimbécillité d'un art profanant.

Ah ! cen'était pas bien beauces deux imageset Marchenoir en avaitplus d'une fois gémi en secret. Mais Véronique portaiten elle l'esthétique de toutes les situations imaginableselle aurait donné le relief de son propre sublime à laplatitude même et spiritualisé de son souffle jusqu'àdes goitreux. Elle avait passé des journéesdes nuitsentièresdans le crépuscule de cette chambre auxpersiennes toujours closes -- comme les persiennes d'un mauvais lieu-- conversant avec Dieu et avec ses saintsayant l'air de lessupposer véritablement présentsinvestie de joie et decertituderuisselante de plus de larmes que l'hydraulique de tousles sentiments ordinaires n'eût été capable d'enobtenir et il semblaità la finque ces indigents simulacress'imprégnassent de ce double courant de beauté physiqueet morale qui venait confluer sur eux !

Sonménaged'ailleursen souffrait si peu qu'il eût étédifficile de trouver une maison mieux tenueune plus strictepropretéune économie plus exacteune cuisineenfinplus ingénieuse à multiplier les patriarcales délicesdu ragoût de mouton et du pot-au-feu. On aurait dit qu'ellen'avait seulement pas besoin d'agir. Elle passaitcomme en rêveeffleurant les choses et les forçant à se nettoyeràs'accommoderà se cuire elles-mêmespar l'irrésistiblevertu de son seul regard.

Dominatricecharmante et imperturbable que la seule tristesse de son ami pouvaittroubler et que n'eussent déconcertée ni les délugesni les incendiesni les tremblementsni les dislocations d'universpuisqu'elle portait en elle une permanente catastrophe d'amour àmettre au défi tous ces accidents ! Marchenoir étaittout pour elle. Il planait dans son ciel et s'asseyait sur lescirculaires horizonsil piétinait l'océanlamontagnela nueles abîmesla création entière-- seul visible de toutes parts et triomphant ! Son sauveur !... Lepauvre diable était son Sauveurainsi qu'elle lenommait parfoisavec une simplicité d'enthousiasme quebeaucoup de théologiens eussent réprouvée commeun blasphème. Les deux sentimentsnaturel et surnaturels'étaienten ellesi parfaitement amalgamés et fondusdans l'unique pensée d'un Sauveur qu'il n'y avait plus moyende les séparerpour cette âme naïvequi necroyait pas trop payer la récupération de son innocenceen déversant toute la gloire des cieux sur la douloureuseressemblance humaine de son Rédempteur !


LIII


-- Allonsmessieursà tablevint dire Véronique aux deux amisen train de contempler les Pyramides par la fenêtre de lachambre de Marchenoir. C'était pour Leverdier une habitudedéjà ancienne de manger à la table de ses amis.On se réunissait ainsi deux ou trois fois par semainesanscompter l'imprévu des arrivées soudaines de ce bravehommedont la présence était toujours considéréecomme un bienfait.

En cettecirconstancela ménagère avait tenu à sesurpasser en offrant à ses convives un menu fort supérieurà l'ordinaire presque frugal de leurs festins. Elle voulaitque ce dîner fût une véritable fête debienvenue pour chacun d'eux que des émotions et des sentimentsdivers avaientun instantparu séparer des deux autres.

Le faitest qu'on les aurait crus tous trois revenus de diablement loinetle commencement du repas n'alla pas sans une assez forte contrainte.Quelque soin que prît Véronique d'égarerl'attention de ses hôtesses nouvelles et gauches façonsde mangerpar exemplene pouvaient leur échapperetquelleque fût leur vigilance à ne rien laisser sortir de leursimpressions douloureusesil ne fut pas possible d'écartertout d'abordune visible gêne que Leverdier se hâta derompre en annonçant à la simple fille la résolutiontoute fraîche éclose de Marchenoir.

-- Voussavezdit-ilque notre ami arrive de la Chartreuse en justicierplus redoutable que jamais. Il veut débuter au Pilatepar un massacre général d'empoisonneurs et par unependaison en masse d'incendiaires.

-- Ah !mon Dieus'écria-t-elletoujours des violences ? Et c'estvoussans doutemonsieur Leverdierqui l'embarquez dans cettenouvelle aventure ? Savez-vousmauvais hommeque vous finirez parêtre un ami des plus funestes ? Certainementje n'ai rien dece qu'il faudrait pour vous juger l'un ou l'autreet je suispersuadée que mon Joseph n'a rien en vue que la justice. Maiscomment voulez-vous que je ne tremble pasquand je le vois seulcontre tous ?

Marchenoirqui avait élu pour contenance de décortiquerlaborieusement et silencieusement une patte de homardintervintalors :

-- Machère Véroniqueépargnezje vous priecepauvre Georges qui ne mériteje vous assureaucun reproche.Il a trouvé l'occasion de me rendre serviceune fois de plusen négociantà ma placeavec un homme assezméprisablemais tout-puissantma rentrée au Pilateet il s'est donnécomme toujoursbeaucoup de mal. J'eusseétéje l'avouebien incapable de conditionnermoi-même cet arrangement qui peuten sommeavoir d'heureusesconséquences au point de vue de notre bien-êtrematérielmais qui va surtout me donner le moyen tant désiréd'accomplir ce que je regarde comme le strict devoir d'un écrivain: dire la vérité quelle qu'elle soit et quels qu'enpuissent être les dangers.

Il étaitcurieux de voir cette belle créature écoutant l'hommequ'elle chérissait à peine moins que son Dieu etinfiniment plus que toute chose terrestre. Elle l'écoutait deses vastes yeux grands ouvertsencore plus que de ses oreillescomme si les paroles qu'il lui faisait entendre eussent étéde la lumière !

-- Cheramireprit-elleavec la douceur de l'humilité la pluscharmanteje crois que vous avez toujours raisonmais je ne saispas grand'chose et j'ai souvent besoin qu'on m'instruise. Mondirecteur m'a parlé de vousun jour. Il m'a dit que votrevoie était dangereuse au point de vue chrétienquevous n'aviez pas mission pour juger vos frèresnon plus quepour les puniret qu'ainsi la sainte charité courait grandrisque d'être blessée par vos écrits. Je n'ai pascru qu'il eût complètement raison lui-même de vousjuger aussi sévèrement. Cependant je suis restéesans réponse etquelquefoisses paroles me reviennent etm'affligent un peu. Je gardais cela pour moi depuis quelque tempsmais aujourd'huije me sens poussée à vous ouvrir cecoin de mon coeur. Ma confiance en vous est sans bornes. Dites-moije vous priece que je dois penser exactement.

Marchenoirétaitpeut-êtrede tous ses contemporainsle plusexposé au ridicule. Etre admiré et honoré chezsoiquand on ne peut raisonnablement s'attendreau dehorsqu'àdes potées de malédictionsc'estpour le cerveau d'unmalheureux hommeune fumée de revanche assez capiteuse pourl'enivrer du plus sot orgueil. On peut toujours offrir sa vanitécomme une hostiesous les espèces consacrées d'uneinjuste proscription dont on est victime. Une femme d'esprit simpleet de coeur brûlant gobe dévotieusement cetteeucharistie. Maisdans le cas de Véroniquela psychologielinéamentaire d'une tendresse confiante se compliquaitàl'égard de celui qui avait été son apôtred'une sorte de révération mystique assez analogue ausentiment d'une servante de curé pour l'évêque dudiocèse en visite pastorale dans le presbytère.Heureusement pour Marchenoiril avait en horreur d'êtrecultivécomme un féticheet n'agréaitaucune formule d'anthropomorphisme. D'ailleursil se croyaitsincèrement inférieur à cette titane d'amourdont les escalades avaient dépassédepuis silongtempsson pauvre ciel !

Apparemmentl'interrogation qui venait de lui être adressée n'avaitpour lui rien de surprenantcar il répondit sur-le-champd'une voix tranquilled'abordet presque gravemais qui devintbientôt animéesonnante et claire comme un cuivreselon son habitudequand il faisaiten parlantl'ascension desmornes et des pitons volcaniques de sa pensée.

-- VotredirecteurVéroniquea exprimé la pensée de lafoulela vôtre peut-êtreinaperçue de vous-mêmejusqu'à cet instant. Je voudrais bien le voir à maplacece ministre de clémencequi croit qu'on peut faire laguerre sans offenser ni blesser personne. Vous a-t-il dit aussi qu'ilne fallait jamais combattre ? Au moinsil serait ainsi dans lalogique de ses couardes conciliations. On me l'a fait assez souventce reproche de manquer de charitéparce que je rossaisquelques chiens hargneux-- sous prétexte que ces animauxappartenaient à la meute humaine !...

Je veuxcroire que votre père spirituel est un excellentecclésiastiquepavé et briqueté des plusévangéliques intentions. Mais je doute que saclairvoyance égale son zèle. Vous pourriezma brebistonduelui faire observer avec douceur que l'inculpationd'intolérance est une tactique chenuerenouvelée desPharisienspar les modernes ennemis de l'Églisecontre tousceux qui veulent s'y exposer pour défendre cette vieille mère.Vous avez été indignée de quelques-uns desnombreux articles lancés contre moi par la presse entière.Athées ou catholiqueslibérâtres ouautoritairestous m'ont accusé de méchancetéde haine et d'envie. Un instant unanimes sur ce seul pointleschroniques de toute provenance m'ont désigné comme unreptile d'anormale grandeurdont la rampante férocitémenaçait les villes et les campagnes. Ne sentez-vous pascombien cet accord universel déshonore les tristes chrétiensqui se transforment eux-mêmes en bêtes et fraternisentavec les fauvesdans une arène vilipendéepourdéchirer un de leurs témoins ?...

--Jusqu'au momentdit Leverdieroù ce témoindevenupuissantcomme l'était Veuillotles mêmes chrétienssans changer de peaus'en viendront lui lécher les pieds etmême autre chose...

-- LouisVeuillotrepartit aussitôt Marchenoirest arrivé aubon moment. La Francealorsn'avait pas troqué les ailes del'Empire contre les nageoires de la République et le métierd'homme n'était pas encore devenu tout à faitimpossible. Si le personnage avait eu autant de grandeur que deforcele christianisme éclatait peut-être partoutcaril y eut une heure d'anxiété suprême oùl'âme errante du siècle pouvait aussi bien tomber surDieu que "sur elle-même". Tel fut le pouvoirabandonné à ce condottière dont la vanitégoujate et médiocre eût avili jusqu'au martyre. Aucunlaïque n'a jamais eu et n'aurasans doutejamaissesressources et son immense crédit catholiquequi ont étéjusqu'au dernier épuisement de la libéralité desfidèles. Quel profit le catholicisme en a-t-il retiré ?Nul autre que le rutilement de cet animal de gloire qui vouluttoujours être unique et ne souffrit jamais d'égal. C'estdonc à lui surtout qu'on est redevable de l'opprobre de cejournalisme catholiquedont l'étroitesse et la contagieuseabjection ont infiniment dépassé les secrets espoirs dela plus utopique impiété.

Nuldépositaire n'a jamais eu l'occasion d'être aussifunestement infidèle et n'en a plus sinistrement abusé.Tu saisGeorgesavec quelle vigilance d'eunuque le rédacteuren chef de l'Univers écartait de son sérail lesécrivains de talent qui eussent pu se faire admirer àson préjudiceet combien paternellement s'ouvraient ses brasaux avortons imposés par son bon plaisir à toute unesociété soi-disant chrétienneassez idiote pourles accepter. Il ne suffisait pas au vieux drôle qu'ons'abaissât devant lui et devant sa chienne de soeurdont PieIXlui-mêmeeut la misère des misères detolérer l'intrusion dans le gouvernement de l'Égliseil fallait qu'on idolâtrât les plus giflables de sesmameloucks. N'avons-nous pas vuun jourde nos yeux dilatéspar la terreuren haut de l'escalier du journalce pommadin desacristiece merlan gâteux qu'on nomme Auguste Rousselcongédiantle mufle en l'airdeux rétrogradantsévêques pliés devant luiet se dérobant àreculons dans leur robe violettecuits et juteux de bonheur pouravoir été reçus par ce plénipotentiaire ?

Maintenantc'est bien finiles dictatures des gens de talentet la place deVeuillot n'est plus à prendre aujourd'hui par personne. Cejaloux posthume a laissé sur le seuil de la presse religieusede telles ordures qu'ils n'est plus possible de pénétrerdans la maison. Les chrétiensqu'il a mis la tête enbascontinueront de paître le sainfoin de la sottise la plusmoutonnièrejusqu'à ce qu'ils soient devenus assezgras pour être mangés. Mais le plus immense géniedu monde n'obtiendrait pas désormais le crédit de cesingulier pasteur du journalismequi changeait ses abonnés enbestiaux pour les mieux garder.


LIV


-- QueDieu nous soit en aide ! dit Véronique. Pourtantcher amivous savez que l'Église a des promesses et qu'elle ne sauraitpérir.

-- Je lesais comme vous le savez vous-mêmec'est-à-dire par laFoi qui est "la substance des choses à espérer".Mais l'expérience ne m'a rien apprissinon l'immense misèrede tout mécréant que son infidélitécondamne à se passer d'espérance. Je suis trèsassuré que l'Église doit tout surmonter à la findes fins et que rien ne prévaudra contre ellepas mêmela proditoire imbécillité de ses enfantsqui estàmes yeuxson plus grand péril. J'exposeraitant qu'onvoudrama triste vie pour cette croyancehors de laquelle il n'y apour moi que ténèbres et putréfaction. Mais Ellepeut tomberdemaindans le mépris absoludans l'ignorancela plus excessive. Elle peut être conspuéefouettéecrucifiéecomme Celui dont elle se nomme l'Épouse. Ilse peut quedéfinitivementon lui préfère unimmonde banditque tous ses amis prennent la fuitequ'elle crie lasoif et que personne ne lui donne à boire. Il se peut enfinqu'Elle expirepour une configuration parfaite à son Christet qu'Elle soit enferméedeux nuits et un jourdans le mieuxgardé de tous les sépulcres. Il lui resteraitalorsàfaire éclaterdans une apothéose de résurrectionles chaînes de montagne ou les assises de mauvais peuples quiformeraient les parois de son dérisoire tombeau-- car Ellepeutaussi bien que Dieu lui-mêmequi lui conféra sapuissancedélier l'extermination jusque dans le filet de laplus effective des morts.

Il mesemble même que cette Pâque de l'Esprit saint doitparaître singulièrement prochaine à tout individucapable de penser et de voir. Ce qui s'accompliten la fin de siècleoù nous sommesn'est point une persécutionordinaire-- pour me servir de ce mot dont la rhétorique denos lâches a tant abusé. Leverdier doit se souvenir dece que j'ai tentéau moment des expulsionspour leurinspirer un peu de courage. J'ai couru huit jours dans toutes lesmaisons religieuses menacées par les décrets et bondéesde grotesques pleutres attendant avec constance-- la palme dumartyre en main-- l'occasion légale de mitraillerdeleurs inoffensives protestationsle commissaire de policequi lescongédiait sans colèrede l'extrémité desa botte dioclétienne. J'ai tâché stupidement defaire entrer de viriles résolutions dans leurs viscèresde crétins. Je leur ai démontré vingt foisl'évidente insolidité de ce gouvernement de fripouillessans énergieque la résistance armée dequelques audacieux aurait culbuté. Je leur ai dit-- Dieusait avec quels accents ! -- que c'était l'instant ou jamaisde se racheter d'avoir été si longtempssionéreusementrenégats ou tièdes ; quel'honneurla raisonla stricte justicela charitémême vociféraient d'une seule voixpour qu'ilscourussent aux armesparce que c'était vraisemblablement ladernière fois qu'ils le pourraient faire !...

J'aitrouvé des âmes de torchons graisseux qui m'ont exhibéla consultation d'un avocatdont ils avaient étéprendre l'avis pendant qu'on violait leur mère. Ils m'ontaccusé d'être un fou des plus dangereux. L'un d'euxinsinua que je pouvais bien être un provocateur envoyépar la police. -- Monsieurlui ai-je ditje vous conseille denuméroter vos chicotscar je vous préviens que j'ai lacalotte facile. Ce chien de procession eut la présenced'esprit de se rendre invisible instantanémentet tel futentotalitéle résultat de mes efforts. Il serait donc aumoins ridicule de prononcer le mot de persécution àpropos de cette clique de fluents cafards qui s'en vont fêteren sortant de la Sainte Tableles mamelles pourries de la Légalitéet qui livreraient aux plus noirs cochons leur propre femmeleurplus jeune soeur et jusqu'au Corps sacré du Dieu vivant pourconserver l'intégrité de leur peau ou de leurs écus!

Néanmoinson peut dire que l'Église est opprimée de la façonla plus inouïepuisque les enfants qu'elle allaita ladéshonorentpendant que les étrangers l'assommentetqu'ainsi elle n'a plus une âme pour la réconforter oupour la plaindre. C'est l'angoisse de Gethsémanic'est ladéréliction suprême ! -- "L'assembléedes fidèles" -- dit le catéchisme. Je saisparbleu ! que c'est là l'Église. Mais combien sont-ilsles vrais fidèles ? Quelques centainestout au plusde quoifaire à peine un imperceptible groupe de pauvres genshéroïques et humbles éparpillés aux plusdistantes encognures de l'universoù ils attendentenpleurantqu'il plaise au Pèrequi est dans les cieuxd'inaugurer enfin son Règneespéré depuisdix-huit siècles.

L'Égliseest écrouée dans un hôpital de folleschuchota tout à coup l'étrange visionnairepour sapeine d'avoir épousé un mendiant en croix quis'appelait Jésus-Christ. Elle endure d'irrévélablestourments dans des voisinages à épouvanter les démons.Les docteursqui se sont chargés de veiller sur elle et quidéclarent ne prétendre que son plus grand biensontpleins de sourires et pleins de pitiéquand on leur parle desa guérison "Pauvre filledisent-ilsquedeviendrait-elle sans nous ?" -- Et le mendiant qu'elle avaitrêvé de faire adorer estau loindéchiquetépar les mauvais aigles et les bons corbeaux sur son gibet solitaire!...

En vertud'une certaine conformité mystérieuse qui unissait cesdeux êtresVéronique était devenue aussiextraordinaire par son attention que Marchenoir par ses paroles. Deses grands yeux en rognure de septième cieldeux larmespesantes avaient jailliroulant avec lenteur sur ses joues pâles; ses mainsappuyées d'abord sur la tableavaient fini parse joindre etmaintenantelle avait l'air d'implorersilencieusement l'esprit invisible qui lui semblaitsans aucundouteinspirer son maître.

Saphysionomie était si étonnante que Leverdierdéjàtrès frappé lui-même des derniers mots qu'ilvenait d'entendrene put s'empêcher de la faire remarquer àMarchenoir. -- Regardemurmura-t-il.

L'interrompureploya les ailes de son lyrisme et la regarda.

--Qu'avez-vousma Véronique ? lui demanda-t-ilassez ému.

--Mais...je n'ai rienmon amirépondit-elleentressaillant. Je vous écoutesans trop vous comprendre. Vosparoles sont vraiesje pensemais si terribles ! En véritéj'ai cruun instantqu'un autre parlait à votre place. Je nereconnais plus votre voix ni même vos pensées.

-- Est-cedonc là ce qui vous faisait pleurermon attristée ?Toi-mêmeGeorgestu sembles troublé. Est-il possibleque j'ai dit des choses si étranges ?

-- Il estvraidit celui-cique ta dernière phrase sur l'Églisem'a un peu surprispeut-être par vertu réflexe del'émotion de notre amie. Mais ta voixencore plus que tesparolesétait inouïe. C'était à supposerque tu voyaisje ne sais quoi...

-- Je voistrès clairementreprit alors Marchenoirle mal horrible dece monde exproprié de la foi chrétienneet je ne meconnais pas d'autres penséesquels que puissent êtreles mots qui me servent à exprimer celle-cique je portecomme un couteau dans la gaine de ma poitrine. C'est une passion sivraiesi poignanteque je finirai par devenir incapable de fixermon attention sur n'importe quel autre objet. Mais cet incident meremet dans l'esprit que je ne vous ai pas encore complètementréponduVéronique. Je vous ai fait remarquer larévoltante coalition des chrétiens et de leursadversairestoutes les fois qu'il s'agit de combattre l'ennemicommunc'est-à-dire un homme tel que moitéméraireà force d'amour et véridique sans peur. Puisj'aiparlé de Louis Veuillot et de l'infortune de l'Église.Choses connexes. Laissons tout cela.

On vous aditn'est-ce pas ? que mes violences écrites offensaient lacharité. Je n'ai qu'un mot à répondre àvotre théologien. C'est que la Justice et la Miséricordesont identiques et consubstantielles dans leur absolu. Voilàce que ne veulent entendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Unedoctrine qui propose l'Amour de Dieu pour fin suprêmeasurtout besoin d'être virilesous peine de sanctionner toutesles illusions de l'amour-propre ou de l'amour charnel. Il est tropfacile d'émasculer les âmes en ne leur enseignant que leprécepte de chérir ses frèresau méprisde tous les autres préceptes qu'on leur cacherait. On obtientde la sorteune religion mollasse et poisseuseplus redoutable parses effets que le nihilisme même.

Orl'Évangile a des menaces et des conclusions terribles. Jésusen vingt endroitslance l'anathèmenon sur des chosesmaissur des hommes qu'il désigne avec une effrayanteprécision. Il n'en donne pas moins sa vie pour tousmaisaprès nous avoir laissé la consigne de parler "surles toits"comme il a parlé lui-même. C'estl'unique modèle et les chrétiens n'ont pas mieux àfaire que de pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charitéd'un homme qui laisserait empoisonner ses frèresde peur deruineren les avertissantla considération de l'empoisonneur? Moije dis qu'à ce point de vue la charité consisteà vociférer et que le véritable amour doit êtreimplacable. Mais cela suppose une virilitési défunteaujourd'huiqu'on ne peut même plus prononcer son nom sansattenter à la pudeur...

Je n'aipas qualité pour jugerdit-onni pour punir. Dois-je inférerde ce bas sophismedont je connais la perfidieque je n'ai pas mêmequalité pour voiret qu'il m'est interdit de lever le brassur cet incendiaire quiplein de confiance en ma fraternelleinertievasous mes yeuxallumer la mine qui détruira touteune cité ? Si les chrétiens n'avaient pas tant écoutéles leçons de leurs ennemis mortelsils sauraient que rienn'est plus juste que la miséricordeparce que rienn'est plus miséricordieux que la justiceet leurs penséess'ajusteraient à ces notions élémentaires.

Le Christa déclaré "bienheureux" ceux qui sont affaméset assoiffés de justiceet le mondequi veut s'amusermaisqui déteste la Béatitudea rejeté cetteaffirmation. Qui donc parlera pour les muetspour les oppriméset les faiblessi ceux-là se taisentqui furent investis dela Parole ? L'écrivain qui n'a pas en vue la Justice est undétrousseur de pauvres aussi cruel que le riche à quiDieu ferme son Paradis. Ils dilapident l'un et l'autre leur dépôtet sont comptablesau même titre. des désertions del'espérance. Je ne veux pas de cette couronne de charbonsardents sur ma têteet depuis longtemps déjàj'ai pris mon parti.

Nousmourrons-peut-être de faimma Véroniqueet ce serabien faitsans doutepuisque tout le mondeexcepté vous etLeverdierme condamnera. Coûte que coûteje garderai lavirginité de mon témoignageen me préservant ducrime de laisser inactive aucune des énergies que Dieu m'adonnées. Ironieinjures. défisimprécationsréprobationsmalédictionslyrisme de fange ou deflammestout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive ma colère!... Quel moyen me resterait-il autrement de n'être pas ledernier des hommes ? Le juge n'a qu'une manière de tomberau-dessous de son criminelc'est de devenir prévaricateurettout écrivain véritable est certainement un juge.

Quelques-unsm'ont dit : A quoi bon ? le monde est en agonie et rien ne le toucheplus. Peut-être. Maisau fond du désertil faudraitquand mêmerendre témoignagene fût-ce que pourl'honneur de la Vérité et pour l'édification desfauvescomme faisaientautrefoisles anachorètessolitaires. Est-il croyabled'ailleursqu'une telle opulence derage m'ait été octroyée pour rien ? Certainesparoles du Livre sacré sont bien étranges... Qui saitaprès toutsi la forme la plus active de l'adoration n'estpas le blasphème par amour qui serait la prièrede l'abandonné ?... Je vivrai donc sur ma vocation jusqu'àce que j'en meuredans quelque orgie de misère. Je seraiMarchenoir le contemplateurle vociférateur et le désespéré-- joyeux d'écumer et satisfait de déplairemaisdifficilement intimidable et broyant volontiers les doigts quitenteraient de le bâillonner.

-- Pauvrecher amipauvre âme douloureuse ! dit la mutilée àdemi voixcomme se parlant à elle-mêmepourquoi cefardeau sur vos épaules ? Elle le regarda avec une tendressesi puresi profonde que ce bourreau sentit qu'il allait pleurer etse mit à parler de diverses choses. Le dîner s'achevapresque joyeusement. Véronique servit un café divin etl'inévitable littérature fit sa rentrée.Marchenoirtrès en verveéructa de cocassesapophtegmes et d'inexpiables similitudes qui firent éclater derire le bon Leverdier. Vers minuit enfinon se sépara dansl'effusion d'une allégresse attendrie que ces trois coeurssouffrants ne connaissaient guère et qu'ils étaientprobablement condamnés à ne plus jamais ressentir.


LV


ProperceBeauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham.Abraham-Properce Beauvivier. Juif cosmopolited'origineportugaiserencontré et baptisédit-onpar un moinepassantà l'eau du premier ruisseausur une routed'Allemagne ; un peu plus tardallaité par Deutzle youtrefameux qui bazarda la duchesse de Berryet grandissant àBordeaux chez ce patriarche. Il se peut que tout le secret de sadestinée morale tienne dans la circonstance de ce conjecturalbaptêmedonné par un inconnusur le rebordsymboliquement vaseux d'un fossé de grand chemin. On assureque ses parents en conçurent une rage inouïedont sesdents grincent encoreet qu'il n'a jamais pu prendre son parti de cesacrement d'occasion qui paraît agir sur lui comme un maléfice.

Aussidénué de génie que pourrait l'êtreparexempleun expéditionnaire de l'Assistance publiquemaisétonnamment rempli de toutes les facultésd'assimilation et d'imitationil s'enlevad'un bonddans lecerveau déjà crevé du romantismeavec unevigueur de reins qui lui valutil y a vingt ansl'adoptionlittéraire du vieil Hugo.

A partirde ce bienheureux instantsa vie fut un rêve. Il devint leréservoir des bénédictions du Père. --Regardez mon fils Propercedisait celui-ci aux débutantsavideset allez en paix ! -- Propercede son côtépuisait à pleines mains dans le tiroir aux rayons etsaccageait le coffre-fort aux auréolesles empilant pardouzaines sur sa propre têtecomme les couronnes d'un lauréatde collège vingt fois élu. Il est ainsi devenu glorieuxpar la poésiepar le romanpar le contepar le théâtreet même par la politique profondeayant étésagement impétueux contre les communardsquand on fusillaitet les dépassant ensuitequand on ne fusilla plus. Il estsurtout devenu le lyrique du proxénétisme et de latrahisonet c'est par là qu'il est entré dansl'hermétique originalitédont les crochets et lesmonseigneurs de ses autres lyrismes n'auraient pu forcer la serrure.

ImiterVictor Hugo aussi parfaitement que Beauvivier n'est pas interdit àtous les mortelsmais nul ne peut prétendre à refléterseulement l'ombilic de ce Rétiaire de l'Innocence. Voilàtout ce que l'on en peut dire. Celui qui chanterad'une juste voixsur la cithare ou le tympanonla haine de cet homme pourl'innocencesera certainement un moraliste à l'aile robusteet un fier lapin. Il ne faut pas rêver mieux que d'en constatercertains effets. Il paraît que la vieille crasse juive brûlecomme un sédiment calcairelorsqu'elle est touchée parl'eau du baptême.

Beauvivierest l'auteur d'un nombre infini de livres de diverses sortesmosaïque perverse et compliquéeoù transparaîtsans relâchel'intime obsession de déshonorer et desalir. Son dernier romanl'Incesteune des plus effrontéescopies d'Hugo qu'on se puisse aviser d'écrireest un dosagemonstrueux de neigede phosphore et de cantharidescalculépour corroder les entrailles d'un adolescentvingt-quatre heuresaumoinsaprès l'absorption-- la lâcheté de soncoeur étant égale à la timidité de sapensée. L'objet de ce livreen effetla glorificationde l'incestenon par vulgaire manie de sophistiquermais pour cetteprimordialesouveraine et péremptoire raison que le SeigneurDieu l'a défendu. Car il ne peut s'empêcher decroire en Dieu et sa vocation manifeste est de jouer les "AnciensSerpents". Seulementil se dérobe au moment de conclureet finit par un équivoque triomphe de la vertuen laissantinsidieusement planer le désir du mal sur la curiositéqu'il vient d'exciter. Cet empoisonneur a osé mettre encirculationsous forme de Contes pour les jeunes fillesdedissolvants et inexorables toxiques. On raconte qu'il en prépared'autres encore pour les enfants au-dessous de dix ans.

Unehystérie maladived'ordre effrayantest l'insuffisanteexplication de cette fureur qui n'irait à rien moins qu'àcontaminer la lumière. C'est à se demander sil'exécration physique de la blancheur n'est paspour quelque chose dans l'inconcevable débordement de sonécritoire.

Il passepour avoir été beaunaguère. Lui-même ledéclare en ces termes simples : "J'ai ététrès beau." Il a cru devoir comparer son propre visage àcelui du Christ. Homme à femmespar conséquentil amisde bonne heuresa personne en adjudication et même enactions. On a vu des familles payer très cher descoupons de son alcôve. -- Maquereau deux fois funesteil ne lui suffit pas de ruiner les femmes pour s'en rendre maîtreil se plaît ensuite à les enfermer dans la Tour de lafaim du tribadisme-- imprévue par Dante-- où lesmalheureusesprivées du rognon nutritif de l'hommesontréduites à se dévorer entre elles... Il s'estmariépourtantce vainqueuret il a épousé laplus belle femme qu'il a pu trouverdans l'espérancenondéçuede conquérir plus facilement les autres.

Il a cesigne particulier d'être sans défense contre lesboutiques de cordonniersdevant lesquelles il s'oublie dansd'incontinentes extases. Il faut l'avoir entendu prononçant lemot "bottines !" pour bien comprendre l'histoire del'Angleterreoù le jarret d'une femme a prévalucinq cents anscontre l'épine dorsale de la plus hautainearistocratie de tous les globes. Il est vrai que le pupille du bonDeutz est réduit à se satisfaire de la seulearistocratie de son fumier d'originemais la morgue putanièred'un certain dandysme ne lui manque pas.

Au pointde vue de la bassesse d'âme pure et simplesans complicationpsychologique d'aucune sortel'originalité de Beauvivier neparaît pas humainement dépassable. A l'exception deRenanqui décourage le mépriset dont l'abjectionsphérique apparaît comme un mystère de la Foil'auteur de l'Inceste estprobablementle seul homme de sonsiècle en humeur de compatir à la destinée del'Iscariote. -- Jésus l'avait peut-être humilié! -- dit-ilet ce n'est point un mot d'auteur. C'est le plus intimede sa substance. Il ne respire que pour tromperet la trahison estson unique arrière-penséesa préoccupationconstante. Judas s'est contenté de livrer son MaîtreProperce aurait entrepris de le souiller préalablement. Sonâme est une condensation de fumée terne et fétideaussi capable de cacher l'abîme de ténèbres d'oùelle est sortie que d'offusquer les gouffres de lumière verslesquels elle ne permet pas qu'on s'élance.

Jésuspardonne à la femme adultère. Les sacristains eux-mêmesl'en ont absous. Properce le blâmeobjectant que ce pardon estattentatoire à l'autorité du mariqui avaitprobablement acheté sa femmeet par conséquentavait le droit de la punir. Telle est sa conception de la justice. Ilest vrai que l'Homme-Dieuramassant des pierres pour aider le cocu àlapider cette malheureusen'exciterait pas moins son indignationmaisalorstempérée par la souterraine joie deprendre en défaut la Miséricorde et de supposer deplausibles tares à la Beauté même. C'estl'antique procédé-- nullement inventé parl'abominable Ernest-- de ne pas nier Dieu avec précisionmais de l'amputer de sa Providenceen ne lui permettant aucuneintrusion dans nos sublunaires histoires.

"TupleurasEmmanuelde ne pas être Dieu !"écrivait-ils'adressant à ce même Christ dontles souveraines Larmes sont un outrage à l'infernale ariditéde ses yeux impurs. Ah ! s'il avait pu être à la placede l'ange confortateur ! Comme il aurait savammentcâlinementbafoué cette Agonie ! Le Calice terribleil ne l'aurait pasfait boireil l'aurait fait siroter ! Et la Sueur de sangdont la pourpre vive inonda l'Empereur des pauvrescomme il enaurait diligemment altéré la couleuren y mélangeantson fiel !...

Cemonstredont la seule excuse est d'être venu avant termeet d'êtreainsiun fétus de monstrea trouvécependantle moyen de procréer des enfants et souffreparaît-ilde ne pouvoir s'en faire aimer. Il se consoleàsa manièreen donnant des bals d'enfants où saboulimique rage de tendresse a cent occasions de se satisfaire...Malheur aux parents assez imbéciles ou assez criminels pourjeter dans ce pourrissoir leur progéniture !

Un jouril s'en venait d'enterrer un de ses propres fruitsune petite filleassez heureuse pour avoir été ravie à ce pèreavant l'horreur d'en connaître l'infamie ou l'horreur plusgrande de n'en être pas dégoûtée. Il avaittamponné ses yeuxpleuré peut-êtreon ne saitau juste. Mais tout était finiet il s'en allait. Tout àcoupn'ayant pas encore franchi le seuil du cimetière : -- Ilfaudrapourtantque je lui fasse quelques vers à cetteenfant ! dit-il d'une voix éolienneaux plus proches desaccompagnants... Le cabot sacrilège est tout entier dans cetteparole.

En voicimaintenantune autred'une atrocité plus surprenanteoùse profilede la tête aux piedsle Juif réprouvé.Properce est dans la ruepar une nuit très froideavec unhomme qu'il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontréequi murmure des supplications en tendant la main. Il s'arrêtesous un bec de gaz-- le nourrisson du divin Deutz-- il exhibe unporte-monnaie gonflé d'oretsous l'oeil ébloui de lamisérableil fouille cet oril le pétritleretournele fait tinterfulgurerl'allume comme un tas de braisespuis fourrant le tout dans sa poche et haussant les épaulesd'un air d'impuissance navrée : -- Ma bonneexhale-t-ilj'ensuis bien fâchémais je croyais avoir de la monnaieet je n'en ai pas. L'observateur de cette scène a racontéqu'il aperçut aux pieds du spectredans le bitume dutrottoirune petite ouverture lumineusepar laquelle on aurait pudécouvrir l'enfer...

Uneobscure nuée d'images religieuses flotte perpétuellementautour de ce poètequi sent profondément saréprobationmais qui se flatteaprès toutde séduireson Juge et de carotter le Paradissi ce séjour de délicesexiste véritablement. En attendantil ne parvient pas àse défendre efficacement de certaines terreurs qu'il paraîts'être donné pour mission de faire mépriser auxautres. C'est la revanche des pauvres et des innocents massacrésqui sonten ce mondeles ambassadeurs lamentables du patient Dieu.Vienne son heurel'ignominie du Salisseur d'âmes sera vue dansson plein et ce seracomme une lune dix fois pâleau ras duplus fétide marécage sur lequel les mortellesStymphalides de la Luxure et du Sacrilège aient jamais plané!


LVI



Tel étaitle personnage puissant appelé à prononceraprèstant d'autressur le sort de Marchenoir. Rédacteur en chef duPilatedepuis trois semainessans qu'on pût expliquerson élévationqui était le secret de quelquesfemmes et d'un petit groupe de tripotierscet israélitelongtemps captif dans les subalternes rôlesrégnaitenfin sur l'un des journaux les plus influents de notre systèmeplanétaire à la place de cet amas de chairs putréfiéesqui s'était appelé Magnus Conrartet dont lesexhalaisons suprêmes avaient manqué d'asphyxier sesenfouisseurs.

Celui-cidu moinsn'avait embarrassé l'esprit de ses contemporainsd'aucun mystère. Tout le monde savait par quelles bassesmanoeuvres cet ancien laquais à tout faire avaitautrefoissuborné la seconde enfance du fondateur du Pilate quil'avait institué son héritier pour qu'il abaissâtles consciencescomme il avait si longtemps abaissé lesmarchepieds.

La nullitéintellectuelle de l'affreux drôle l'avait servi plusefficacement que le génie même. Devenu l'intendant de laquotidienne pâture des âmesson choix s'étaitnaturellement porté sur les panetiers et les mitronslittéraires les plus capables de contenter l'ignoble appétitd'une société que la République instruisait àchercher sa vie dans les ordures. La spéculation la plusprofonde n'aurait pu mieux faire. Magnus étaitparconséquentdevenu un très grand monarquele monarquedes portes ouvertes offrant la vespasienne hospitalité duPilateà toute puante réclameà toutecaséeuse annonceà tout lancement ammoniacal depromesses financièresà tout traficrémunérateur.

L'insolenteFortunequi choisit ordinairement de tels concubinsl'avait àce point combléque la bassesse même de son esprit etla surprenante adiposité de son âme écartèrentde lui les inimitiés personnelles ou les rivalitésagressivesqu'une pincée de mérite n'aurait pas manquéd'attirer à un caudataire si scandaleusement parvenu. Il futcet ami de toutes les canailles qu'on appelle un sceptique ou un "bongarçon" etjoyeusement attablé au foin de sesbottesil descendit le fleuve de la vie dans la barque pavoiséede fleurs et lestée de lardde l'universelle camaraderie.

Lorsqu'ils'avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espérémonnayer les rares facultés de rhinocéros-- oublianttrop que ce pachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisiede le piétiner-- il eut encore cette chance inouïe d'enêtre silencieusement méprisé. Quelle formidablecaricature à la Pétrone n'eût pas étésous une telle plumeun portrait simplement exact de ce Trimalciondu journalisme ! Le satiristecongédié presquehonteusement du Pilateavait dû triompher de tentationsterribles et subir de sacrés assautscar sa vengeance étaittrop facile.

MaisbientôtMagnus lui-même se chargea de venger tout lemonde. Atteint d'une blessure au piedque la putridité de sonsang rendit promptement incurabledévoré par lagangrène et souffrant d'atroces torturesil termina sa viepar l'ignoble pendaison volontaire dont les détails ontécoeuré plusieurs virtuoses du suicide.

ProperceBeauvivier n'apportait pasil est vraiune moralité biensupérieure. Cependantles deux ou trois demi-douzainesd'artistes que le prédécesseur n'avait pas eu le tempsd'étrangler respirèrent. C'est que Beauvivier avaitenraisonsans doutedes paradoxales difformités de son âmeune prédilection infernale pour le talent ! Aussi longtempsque ses propres intérêts ne seraient pas en jeuonpouvait y compter jusqu'à un certain point. Il étaitbien certainpar exemplequ'il faudrait une pression extérieurede tous les diables pour lui faire accepter de la prose du bossuOhnetau préjudice d'un écrivain de dixièmeordreet même en l'absence de toute compétition.

Canaillepour canaillec'était bien quelque chose aussi d'avoiraffaire à un homme qui ne fût pas exclusivement ungoujatqui n'eût pas uniquement en vuequoique juifl'encaissement du numéraireet qui fût capable decomprendre à peu prèsquand on lui ferait l'honneurd'avoir besoin d'en être écouté. On se prit àrêver la chimérique aubaine d'un Pilate redevenulittérairecomme aux jours lointains de sa fondation. Onespéra que le seul fait de savoir écrire cesseraitenfin d'être regardé comme un irrémissibleforfaitet que le nouveau prince allait introduire quelqueadoucissement à la loi pénale édictée parle turgide Magnusqui condamnait au lent supplice de l'inanition lesblasphémateurs de la médiocrité.

Quels quepussent être les probables cloaques de son arrière-penséeon ne pouvait douter que le sentiment d'une réelle estimelittéraire eût été pour beaucoup dans sondésir de réintégrer Marchenoir. Cela paraissaitd'autant plus évident qu'il avait deux ou trois fois sentipour son propre comptela morsure de ce pamphlétaire que tousses instincts de voluptueux et d'empoisonneur auraient dû luifaire abhorrer.

Deux joursaprès le dîner de VaugirardMarchenoir porta lui-mêmeson article au directeur du Pilate. Beauvivier le reçutavec une cordialité grandissimecommandéespécialementpour cette entrevuechez un fournisseurd'archiducs.

Levisiteur exprima d'abord sa surprise d'avoir étéfavorisé par le Pilate d'une recherche encollaborationaprès un si motivé bannissement de sacopie par la presse entière. Il ajouta qu'il n'entendaitrapporter l'initiative d'une démarche si honorable pour luiqu'à l'indépendance d'esprit du nouveau maîtreassez haut pour rompre en visière avec des traditions funestesaux lettres...

-- Votreprédécesseurdit-ilne gâtait pas lesécrivainsquand il s'en trouvait. Il leur faisait amèrementdéplorer de n'avoir pas été mis en apprentissagechez quelque diligent savetierdès leur tendre enfance. Ondit que vous avez le dessein de relever la muraille de la Chine etd'endiguer l'horrible muflerie qui menace le céleste Empire duJournalisme. S'il en est ainsije suis tout à vous et je vouspromets une énergique lieutenance. Je suis trèspersuadé quemême au point de vue moins élevéde la spéculationune presse courageuse etfranchementscandaleusement littérairene serait point une infructueusetentative ! La société contemporaine est hideusementabrutie et dégradée par les pollutions ressasséesd'une chronique de trottoir qui n'a plus même l'excuse de luidonner un semblant de palpitation.

Nosjournauxavouons-lesont crevants d'ennui. Les délectationsaméricaines du reportage et de la réclame ne sont pasinfinies. Si vous étiez un homme énergique et profond-- ai-je dit un jour à cette brute de Magnus Conrart-- nonseulement vous m'accepteriez tel que je suismais vous grouperiezles gens de ma sorteabsurdement écartés par votresystèmeetje vous le jurenous déterminerions uncourant nouveau. Le monde a toujours obéi à desvolontés qui s'exprimaientla cravache ou la trique en l'air.Nous formerions une oligarchie intellectuelled'autant plus acclamésde la foule que nous serions moins capables de la flagorner. Je nevous connais paspersonnellementmonsieur Beauvivier. Je ne sais devous que vos livresdont j'ai dit beaucoup de mal. Qu'importe ? Sivous aimez le talentpourquoi ne profiteriez-vous pas de votrequasi-royauté du Pilate pour tenter cette magnifiqueaventure dont l'ancien directeur a repoussé l'idéecomme une folie ?

Properceévidemment préparé à tout entendreavaitpris une attitude de séduction. Il s'était levéet accoudé à la cheminéefaisant face àMarchenoir assis devant lui. Celui de ses deux bras qui soutenaientsa désirable personne laissait pendreau rebord du marbreune experte mainfuselée par la pratique des nageantescaresseset qu'on s'étonnait de ne pas voir membraneuse commele pied d'un albatros. L'autre main complimentait sa barbe en mitredont la fourche soyeuse avait l'air de bifurquer sur quelqueinvisible croupion. L'une de ses jambes fines de Sardanapaleaccoutumé à languissamment s'ébattre étaitramenée sur l'autrela pointe en bascomme un serpent quis'enlacerait à un serpent. Le torse flexibletabernacle deson coeur pourritransparaissait au travers de la fluide flanellecouleur crème et liserée de vert d'ortied'unpet-en-l'air matinal.

La lumièrede la fenêtrequi tombait en plein sur son visage et sur lesblondeurs fanées de son poilne le montrait pourtant pas trèsbeauce jour-là. Sa pâleurhabituellementextraordinaireatteignait presque à la lividitémarbrée d'une tranche de roquefortmenacée de la plusimminente fécondité. Des sillons blafardsdes raiescrayeuses y couraient comme des sutureset le bleu des yeux--naguère qualifiés de céruléens--commençait visiblement à se faïencer sous lescuites sans nombre du libertinage.

N'importeil avait mis au clair son plus adolescent sourireet Marchenoirl'homme le plus aisément friponnablequand on voulait luicoller la fausse monnaie d'une sympathie sans valeury fut trompécomme toujoursen dépit des cruels avertissements de sonexpérience.

--Monsieur Marchenoirrépondit le Proxénète--dilatant assez son sourire pour qu'une rangée de buéessyphilitiques devînt visible au dedans de la lèvreinférieure-- je n'ai pas de peine à deviner que vousm'apportez un article de début d'une rare véhémence.Donnez-le-moij'y jetterai simplement les yeux et vous pourrezàl'instantme juger sur mes actes.

Marchenoirtendit le manuscrit.

-- LaSédition de l'Excrément !... Titre superbe !... LéoTaxil... la pornographie murale... très bien ! Il s'assit etprenant une plumeécrivit en syllabisant à haute voix:

"Noussommes heureux d'offrir l'hospitalité de nos colonnes àl'article suivant de notre vaillant confrère CaïnMarchenoirl'un des plus sombres coryphées de la littératurecontemporainequ'un deuil récent avait éloignédu champ de bataille et qu'un scandale monstrueux y ramèneaujourd'hui plus formidable que jamais. Nos lecteurs applaudirontcertainement à cette voix énergique s'élevanttout à coup au milieu du lâche silence de l'opinion. Ilsaccepteront les audaces de forme d'un satiriste génialdontles indignations généreuses s'expriment en frémissantet qui pense que toute arme est bonne pour la répression desindustriels fangeux qui ont entrepris de souiller nos murs. LePilatetraditionnellement attentif à détournerautant que possibleles effets immoraux de ces attentatsmetvolontiers sa publicité au service de l'écrivain leplus capable d'en montrer les dangers. Caïn Marchenoir estsurtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l'accuser d'êtrepassionné jusqu'à l'intolérancemais nul nes'est jamais avisé de mettre en doute sa sincéritéparfaitealors même que sa polémique semblaitexcessive. -- P. B."

Properceglissa ce boniment sous enveloppe avec l'article et sonna. Un groomd'une candeur hypothétiqueapparut.

-- Portezcela à l'imprimeriesans perdre une minutedit-il àce serviteur. Vous direzde ma partqu'on donne à composertout de suite.

Se levantalorset s'adressant à Marchenoir surpris et déjàcomblé :

--Etes-vous content de moihomme terrible ? Vous voyez si je suisdocile et rapide. Je vous prie de m'accorderen retourune vraiefaveur. Demain soirje réunis à ma table quelquesconfrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que cesréunions ne sont pas dans vos goûts de solitaire. Maisje pense qu'il est politique de vous montrer un peu à cesbonnes gensqui vous détestent pour la plupart et qui vouslécherontle plus civilement du mondequand ils aurontappris que vous rentrez au Pilate. Je vous ménage uncomplet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l'honneur désormaisde compter sur mon amitiéajouta-t-ilen lui offrant cellede ses deux mains qui avait le plus servi.

Marchenoirpresque touchépromit de revenir le lendemain et s'en alladoucement rêveur.


LVII


Lesillusions de Marchenoiraussi stupides que spontanéesn'avaient pas ordinairement la vie très dure. Il vécutl'espace d'un joursur l'espoir insensé d'une justicelittéraire procurée par ce souteneur. Il rêva despolémiques inouïesdes envolées d'imprécationssublimestoute la lyre vengeresse des ouragans réprobateurs !Il lui dirait enfin tout ce qu'il avait sur le coeurà cetteimmonde sociétédont l'inacceptable ignominie lefaisait rugir !...

En vainLeverdier s'efforça de mettre sous les yeux de ce désespéréle danger palpable de trop espérer. Pour tempérer sonenthousiasmeil lui rappela tout ce qu'il savaientl'un et l'autrede Beauvivierses habitudes de trahisonles verrousles triplesbarresles cadenasles serrureries compliquées de cetteconscience dangereuseenvironnée de chausse-trapes etd'oubliettes à engloutir des éléphantspénétrable seulement par de rares chatières àguillotine où les téméraires les plus altiers nepouvaient passer qu'en rampant...

-- Sansdouterépondait-ilmais qui sait ? Je suispeut-êtreune bonne affaire aux yeux de cet homme. D'ailleursj'ai besoind'espérer. Même en écartant toutes lesconsidération d'ordre élevésonge doncmonamique ce serait du pain pour ma pauvre compagne et pourmoi.

-- Hélas! dit l'autreen l'accompagnant par les ruesje le désiremais ce dîner m'inquiète un peu. Une drôle d'idéequ'il a euecet animalde te fourrer le museaudu premier coupdans l'auge à cochons ! Enfinsois prudentendure pourVéronique tout ce qui ne sera pas absolument insupportableetsauve-toi de bonne heure. Tu me retrouveras au café.

Les deuxamis se séparèrent à la porte de Beauvivier.

Dèsson entrée dans le vaste salonoù les nombreuxconvives s'empilaientMarchenoir fut dégrisé de sonrêveinstantanément. Il sentitcomme en une boufféede dégoûtl'incompatibilité sans remèdeinfiniede tout son être avec ces êtres nécessairementhostiles à luiet dont quelques-uns étaient si basqu'on pouvait s'étonner de les voir admismême dans celieu de prostitution.

Ilsreprésentaientcependanttoute la presse dite littéraireet même un peu la littératureetcertesil n'y avaitpasdans le nombre un individu qui eût fait un gestepour lesecourirs'il avait été en danger-- un seul geste --ou qui mêmeeût hésité à l'yenfoncer davantageen protestant de l'impartialité ducoup de sabot qu'il lui eût appliqué sur le péricrâne.Pas une femmed'ailleursce qui donnait à pressentir qu'onallait être un peu goujat. Il se vit épouvantablementseul et détesté.

Beauvivierse précipita. -- Mon cher monsieur Marchenoirdit-ilvousétiez attendu avec la plus dévorante impatience.Messieursvoici notre nouveau leader.

Néanmoinsil n'usa pas son précieux pharynx en présentationssuperflues. Les bonzes de la publicité s'inclinèrentcomme des épiset l'infortuné dut subir le contact deplusieurs mains sordides qui se tendirent vers lui. Tout àcoupil se trouva flanqué du docteur des Bois et deDulaurieren qui renaissait une estime sans bornes pour ceressuscité d'entre les morts. Le lycanthropedéjàénervén'entendit qu'à peine les gazouillementsdu premiermais le second paya pour tout le monde. Sans même ypenseril lui serra la main d'une telle force que le poètesigisbée ne put retenir ce cri : -- Ah ! vous me faites mal !-- Je vous étreins comme je vous aime ! mon cherluirépondit-ilen le fixant avec des yeux froids et clairs plusinquiétants que la colère. Dulaurier s'éloignasous l'aile de Chérubincomme un chien rosséetMarchenoirenfin tranquilleprit une cigaretteets'enfonçantdans un fauteuilse mit à considérer silencieusementcette populace de la plumequi remuait la langue en attendant qu'onannonçât la mangeaille.


LVIII


Il vitd'abordnon loin de luile roi des roisl'Agamemnon littérairel'archicélèbrel'européen romancierGastonChaudesaiguesrecruteur d'argent inégalable et respecté.Seulle gibbeux Ohnet lui dame le pion et ratisse plus d'argentencore. Mais l'auteur du Maître de Forges est unmastroquet heureux qui mélange l'eau crasseuse des bainspublics à un semblant de vieille vinassepour lerafraîchissement des trois ou quatre millions de bourgeoiscentre gauche qui vont se soûler à son abreuvoiret iln'est pas autrement considéré. Il est unanimement excludu monde des lettresce dont il braitparfois dans la solitude.Sans son héroïque ami Chérubin des Boisqui anaturellement du goût pour les millionnaires et qui lui ouvreses bras quand on est seulce triomphateur serait tout à faitsans consolation.

Chaudesaiguesnageil est vraidans une moindre opulence. Cependantil dépasseencore les plus cupides sommets littéraires de toute lahauteur d'un Himalaya. Il faut se représenter une façonde juif-auvergnatné dans le midiet compatriote de Mistralun troubadour homme d'affaireun Lampiste des Mille et une Nuitsqui n'aurait qu'à frotter pour que le génieapparût et L'ÉCLAIRAT. On se rappelle l'énormesuccès de son livre sur le duc de Mornyqui avait protégéses débutsauquel il devait toutet dont il époussetaet retourna les vieilles culottes aux yeux d'un public avide decouvrir d'or le révélateur.

De tellesindiscrétions peuvent être le droit absolu d'unvéritable artisteaffranchi par sa vocation de toutes lesconvenances de la vie normale mais aucun marchand de lorgnettes nedoit prétendre à d'aussi dangereuses immunitéset Chaudesaigues est précisément un des plus basmercantis de lettres dont le tube classique de cette vieille catin degloire ait jamais trompeté le nom.

Il est cequ'on appelledans une langue peu noble"une horribletapette". En 1870il avait attaqué Gambettadontil raillait le mieux qu'il pouvait la honteuse dictature. Quand laFrance républicaine eu décidé de coucher avec cegros hommesa nature de porte-chandelle se mit à crier en luiet il fit négocier une réconciliations'engageantprovisoirement à ne plus éditer le volume oùle persiflage était consigné.

Un peuavant le 16 maiil s'en va trouver le directeur du Correspondantrevue tout aristocratique et religieusecomme chacun sait. Il offreun roman : Les Rois sans patrie. Le thème étaitcelui-ci : Montrer la royauté si divine quemême enexil et dans l'indigenceles rois dépossédés neparviennent pas à devenir de simples particuliersqu'ils sontencore plus augustes qu'avant et que leur couronne repousse touteseulecomme des cheveuxsur leurs fronts sublimespar-dessus lediadème de leurs vertus. On devine l'allégresse duCorrespondant. Mais le 16 mai ratéChaudesaigueschange son prospectusréalise exactement le contraire de cequ'il avait annoncéet transfère sa copie dans unjournal républicain.

Toutefoisce n'est pas un traître purun traître par plaisiràl'instar de Beauvivier. Il lui faut de l'argentvoilà toutun argent infininon seulement pour contenter les plus ataviquesappétits de sa nature de fastueux satrapemais afin d'éleverdans une occidentale innocenceles enfants à profil dechameau et à toison d'astrakanqui trahissentpar le pluscomplet retour au typel'infamante origine de leur père.

On n'avaitpeut-être jamais vuavant luiune littérature aussiâprement boutiquière. Son récent livre SanchoPança sur les Pyrénéesconçucommercialementen forme de guide cocassed'un débituniverselavec des réclames pour des auberges et des fictionsd'étrangers sympathiquesestau point de vue de l'artunehonte indicible.

Sontalentd'ailleursdont les médiocres ont fait tant de bruitestsurtoutune incontestable dextérité de copiste etde démarqueur. Ce plagiaireà la longue chevelureparaît avoir été formé tout exprèspour démontrer expérimentalement notre profondeignorance de la littérature étrangère. Arméd'un incroyable et confondant toupetvoilà quinze ans qu'ilcopie Dickensoutrageusement. Il l'écorcheil le dépèceil le suceil le racleil en fait des jus et des potagessans quepersonne y trouve à reprendresans qu'on paraisse seulements'en apercevoir.

Virtuosede conversation à la manière fatigante des méridionauxdont il a l'accentil se trouble aisément en la présenced'un monsieur froidqui l'écoute en le regardant. sans rienexprimer. Ce don Juan équivoque manque de tenue devant lastatue du Commandeur.

Justementil pérorait avec deux de ses compatriotesaussi peu capablesl'un que l'autre de l'intimiderRaoul Denisme et LéonidasRieupeyroux. Le premierraté fébrile et gluantchroniqueurest généralement regardé comme unsous-Chaudesaiguesce qui est une façon lucrative de n'êtreabsolument rien. Mais le crédit du maître est si fortque le vomitif Denisme arrive tout de même à se fairedigérer. Incapable d'écrire un livreil déposeun peu partoutles sécrétions de sa penséeOnredoute comme un espion ce croquant chauve et barbuqui a dûsemble-t-ilpayer de quelque superlative infamie son ruban rouge etdont la perfidie passe pour surprenante.

Quant àLéonidas Rieupeyrouxc'est un personnage vraiment divincelui-làcapable de restituer le goût de la vie auxplus atrabilaires disciples de Schopenhauer. Il est grotesque commeon est poètequand on se nomme Eschyle. Il a la Folie de laCroix du Grotesque. Méridionalautant qu'on peut l'êtreen enferdoué d'un accent à faire venir le diableilrissoledu matin au soirdans une vanité capable d'incendierle fond d'un puits.

Il estl'inventeur des paysans épiques. La vieille truieconnue sousle nom de George Sandles faisait idylliques et sentimentaux.Marchenoirélevé au milieu de ces lâches etcupides brutesse demandaen voyant gesticuler Léonidasquel pouvait être le plus bête de ces deux auteurs. Ilconcluten ce sensà la supériorité del'homme.

Lafécondité de celui-ci consiste à publieréternellement le même livre sous divers titres. C'estune finesse du Tarn-et-Garonne. Sidu moinsses paysans secontentaient d'être épiquesmais ils sont civiquesbonté du ciel ! Pendant des cent pagesils gargouillent etdégobillent les rengaines les plus savetéesles plusavachiesles plus jetées au coin de la bornesur les Droitsde l'homme et les devoirs du citoyensans préjudice de lafraternité des peuples.

Un despoètes contemporains les plus démarqués nommaun jourRieupeyrouxle Tartufe du Danubemot exact etspirituel dont plusieurs imbéciles ont voulu se faire honneur.C'esten effetun hypocrite véhémentespècetrès peu rare dans le midi. Hypocrite de sentimentshypocrited'idées et faux pauvreil appartient à cette catégoried'odieux cafardsdont la besace est gonflée du pain desindigents qu'ils ont dépouillésen leur volant lapitié du riche.

Un jource personnage alla trouver Chaudesaigues et quelques autresfinanciers de lettresdont il savait l'ascendant chez un éditeurfameux. Lamentateur fastueux et grandiloqueil raconta que sa mèrevenait d'expirer et qu'il était sans argent pour la mettre enterre. En même tempsd'impayables arriéréstombaient sur lui. Qu'allait-il devenir avec sa femme et ses enfants? Certesil ne demandait pas d'argent à ses confrèresmais enfinon pouvait agir pour lui sur l'éditeur qui nerefuserait pas d'escompter son génie. Brefon parvint àfaire dégorgersans escomptedeux ou trois mille francsaucapitaliste circonvenu. Jusqu'à présentl'histoire estbanale. Mais voici :

Quelquetemps aprèsLéonidas se présente seulet dit àson créancier qui était flatté doucement d'êtreun donateur :

--Monsieurje suis un honnête homme. Vous m'avez avancéde l'argent et je suis ennuyé de ne pouvoir vous le rendre. Jen'en dors plus. Eh bien ! je vous apporte un manuscrit étonnant.Payez- vous de ce que je vous dois en le publiant.

L'éditeurdéjà fourbu de son premier sacrificeet que la seuleidée d'imprimerpar surcroîtdu Rieupeyrouxcomblaitde terreuressaya vainement de protester et de fuir. Il tentasanssuccèsde se couler par les fentesde grimper au murdes'obnubiler sous le paillasson. Il fallut absolument qu'il y passât.Cet honnête hommeinsolvableallait peut-être se pendrechez lui !

Ainsi futédité l'étonnant volume où cet enfant dumidiinformant tous les peuples de ses relations amicales avecBaudelaireraconte avec candeur la mystification personnelle dont savanité d'autruche fut le prodigieux substrat et qu'il estseuldepuis vingt ansà ne pas comprendre.

La saletéphysique de Rieupeyroux est célèbre. C'est un citoyenoléagineux et habité. Il ignore l'eau des fleuves et lavirginale rosée des cieux. Il promène sous l'azur unefleur de crasseimmarcescible comme la pureté des anges. Sescheveuxqu'il porte encore plus longs que Chaudesaigueset quiflottent sur l'aile des ventsfécondent l'espace à laplus imperceptible nutation de son chef. On ne l'approche qu'entremblantet les voleursdont il doit avoir tant de crainteyregarderaient à beaucoup de fois avant de le détrousser.

Un autretriocurieux et illustreétait celui formé parHamilcar LécuyerAndoche Sylvain et Gilles de Vaudorétrois poètes romanciers.

Marchenoirsavait par coeur son Lécuyerqu'il avaitune foissangléde la plus mémorable sorte. Ils s'étaient rencontresil y avait nombre d'annéeschez Dulauriertrès humblealorsdont la petite chambre était un cénacle.

Cetafricain besogneux et hâbleurmais rongé d'ambitionetqui méditait les rôles classiques de Catilina ou deCoriolanaurait vendu sa mère à la criéeaucarreau des Hallespour attraper un peu de publicité. Cymbalesensuelle et ne vibrant qu'aux pulsations venues d'en basil étaitadmirablement pourvu de tous les tréteaux intérieurspar lesquels une âme élue de saltimbanque préluded'abordau vacarme fracassant de la popularité.

Le momentvenula cuve s'était débondée. Il en étaitsorticomme d'un abcès monstrueuxdes flots de sanieécarlatedes purulences recuites et granuleusesde la biled'assassin poltron et malchanceuxd'inexprimables moisissurescoulantes et des excréments calcinés. Alors on avaitcrié au prodige. Les redondances clichées et lafrénésie piquée des vers de ses Chantssacrilèges avaient paru suffisamment eschyliennes àune génération sans littératurequi n'a pasassez de langue dans sa gueule de bête pour lécher lespieds de ses histrions.

Prostituépubliquement à une comédienne cosmopolitedevenului-même acteur et jouant ses propres pièces en pleinthéâtre du boulevardil avait fini par posersur satête crépue d'esclave nubienune couronne ferméede crapule idéale et de transcendant cynismedont Marchenoirdiscernadès le premier jourla fragilité et la bassefraude.

Réalitémisérable ! Ce bateleur n'est pas même un bateleuriln'y a pas en lui la virtualité d'un vrai sauteursincèrementépris de son balancier. Il suffit de gratter ce crânefumantpour en voir jailliraussitôtunromancier-feuilletoniste de vingtième ordre. C'est unbourgeois masqué d'arttrès opiniâtre et trèslaborieuxmais aspirant à se retirer des affaires. La vileprose de son mariage avait éclairé bien des pointsobscurset la langue des vers de ce Capanée de louage --langue piteuse et pudibondejusque dans le paroxysme du blasphème-- trahit pour un connaisseur l'intime désintéressementprofessionnel du blasphémateurqui n'a choisi le paillon del'impiété que parce qu'il tire l'oeil un peu plus qu'unautre et qu'il fait arriver un peu plus de ce désirable argentque le pur bourgeois recueilleraitavec sa languedans les bouesvivantes d'un charnier !

Quelqueconsidérable que fûten réalitélasituation littéraire de ce négociantl'équitablegloire n'avait pourtant pas frustré de sa mamelle AndocheSylvainle plus lupeut-êtrede tous les virtuoses assembléschez le rédacteur en chef du Pilate.

Celui-ciprésente l'aspect d'un commissionnaire de gare congestionnéà la barbe épaisse et saleau teint de viande crue etbleuâtreà l'oeil injecté et idiotqu'oncraindraità chaque minutede voir rouler malproprement aumilieu des colis qu'on lui aurait confiés en tremblant.

Le journalfameux où il renarde sa prose et même ses verslui doitparaît-ilsa prospérité et double sontirage les jours où le nom du Coryphée rutile ausommaire. Il esten effetle créateur d'une chroniquebicéphale dont la puissance est inouïe sur l'employéde ministère et le voyageur de commerce. Alternativementilpète et roucoule. D'une heure à l'autrec'est la flûtede Pan ou le mirliton.

Son côtélyrique est fort apprécié des clercs de notaire et desétudiants en pharmacie qui copienten secretses verspouren faire hommage à leur blanchisseuse. Mais son autre face estuniversellement baiséecomme une patènepar lesdévots de la vieille tradition gauloise. Andoche Sylvainreprésentepour tout direl'esprit gaulois. Il serecommande sans cesse de Rabelaisdont il croit avoir le génieet qu'il pense renouveler en ressassant les odyssées du boyauculier et du grand côlon.

Cetécumeur de pots de chambre a trouvépar làlemoyen de se conditionner une spécialité de patriotisme.De son castel d'Asnièresoù ses travaux digestifss'accomplissent à la satisfaction d'un peuple joyeuxd'antiques rouleuses et de cabotins retraitésil sonneàsa façonla revanche de la vieille gaietéfrançaise et lâche de sonores défis au visage del'étranger.

L'intelligenteoligarchie républicaine a rémunéré cechampion d'une lucrative sinécure dans un ministère.Elle a même fini par le décorermaladroitementil estvrai. Il a été promu chevaliercomme bureaucrate etnon comme poètece dont les journaux unanimes ont clamétoute une semaine-- offrant ainsi le spectacle inespérémentignoble d'un gouvernement de pirates réprimandé par unepresse de coupeurs de boursespour n'avoir pas assez avili lalittératureen la personne incongrûment récompenséed'un accapareur de salairesque tous les deux ont la prétentiond'honorer.

Pour cequi est de Vaudoréc'est le plus heureux des hommes. Tout ceque la médiocrité de l'espritla parfaite absence ducoeur et l'absolu scepticismepeuvent donner de félicitéà un mortel lui fut octroyé.

Onl'appellevolontiersl'un des maîtres du roman contemporainpar opposition à Ohnettoujours envisagé comme pointextrême des plus dégradantes comparaisons. Toutefoisilserait assez difficile de préciser la différence deleurs niveaux. Leur public est autresans doute. Mais ils disent lesmêmes chosesdans la même langueet sont équitablementpayés d'un succès égal.

SeulementVaudoré l'emporte infiniment par les supérioritésinaccessibles de son impudeur. Ce médiocre devinadu premiercoupson destin. Sans tâtonner une minuteil choisit labâtardise et l'étalonnat. Telles sont les deux clefs parlesquelles il est entré dans son paradis actuel.

Aiméd'un aveugle maître qui crutsans douteà l'aurored'un génie naissantnon seulement il lui soutira une nouvellefameuse écrite presque entièrement de la main du vieilartiste et quisignée du nom Vaudorécommençala réputation du jeune plagiaire-- mais après la mortdu patron il répandit par le monde que ce défuntl'avait engendrén'hésitant pas à déshonorersa propre mèreque le progéniteur supposé neconnut peut-être jamais. Au moyen de ces industriesil parvintà se remplir d'un atome vivifiant de la gloire d'un desromanciers les plus puissants sur les générationsnouvelleset il hérita de tout son crédit.

Un aussidémesuré triomphe ne suffisant pas encore à cepédicule de grand hommeil inaugura le sport fructueux del'étalonnat. Jusqu'à ce novateuron s'étaitcontenté de faire l'amour vertueusement ou paillardementmaisdans l'obscurité convenable aux salauderies préliminairesde la putréfaction. Quand on sortait de cette ombrecomme lefit le marquis de Sadec'était pour attenter délibérémentà quelque loi d'équilibre primordialen risquant savie ou sa liberté. Le bâtard volontaire ignore ce genrede grandeurcomme il ignore tous les autres. Il a simplement imaginéde forniquerde temps en tempspar-devant expertspour obtenir unrenom d'écrivain viril et subjuguer la curiosité desfemmes. Remarquablement douéparaît-ilce romancierithyphallique a colligé les suffrages des arbitres les plusrigides et les princesses russes les plus retroussées sontaccouruesdéferlantes et pâméesdu fond dessteppesjusqu'à ses piedspour lui apporter la saumure detout l'Orient...

Lesconfrèresquoique pénétrés de respectpour l'énormité du succèsle nomment entre euxvolontiersle tringlot de la littérature. Telle esten véritéla physionomie précise du personnageet tel son degré de distinction. C'est un sous-officier dutrain et même un sous-off. Petittraputeint rouge etpoil châtainil porte la moustache et la mouche et a desdiamants à sa chemise. C'est le traditionnel bellâtre degarnison qui affole les caboulotières et qui ne parvient pas àse remettre de son effronté bonheur. Un désir infinid'être cru Parisien jusqu'au bout des ongles est la soif cachéede cet indécrottable provincial.

Étonnammentdénué d'esprit et de toute compréhension del'esprit des autresil est impossible de rencontrer un êtreplus incapable d'exprimer un semblant d'idéeou d'articulerun seul traître mot sur quoi que ce soiten dehors de sonéternelle préoccupation bordelière. La parfaitestupidité de ce jouisseur est surtout manifestée pardes yeux de vache ahurie ou de chien qui pisseà demi noyéssous la paupière supérieure et qui vous regardent aveccette impertinence idiote que ne paierait pas un million de claques.

Ce n'estpas lui qui s'exténuera jamais pour tenter de faire un beaulivreou pour écrire seulement une bonne page ! -- Je netiens qu'à l'argentdit-ilsans se gênerparce quel'argent me permet de m'amuser. Les artistes consciencieux sont desimbéciles.

Enconséquenceil est admiré de la juiverie parisiennequi le reçoit avec honneurce dont il crève dejubilation. Quand il est invité chez Rothschildle tringloten informequinze joursla terre entière. C'estàcette écolesans aucun doutequ'il a puisé la sciencedes affaires. On l'a vuà Etretatvendant des terrains àdes confrères qu'il savait gênéspour lesracheter ensuiteà vil prix.

Sa vanitéd'ailleursest à son image. Son hôtel de l'avenue deVilliers est d'une esthétique mobilière de dentistesuédois ou de concierge d'hippodrome. Que penserpar exemplede portières de soie bleu-cielrehaussées de broderiesd'or orientalesd'un divan de même styled'un traîneauhollandais en bois sculptéfaisant l'office de chaise longueet capitonné de bleu clairenfind'une immense peau d'oursblanc sur des tapis de Caramanieprobablement achetés auLouvre ?

-- C'estl'appartement d'un souteneur Caraïbedisait un observateurexact. On aime à croire que c'est en ce lieu qu'il a écritcette fameuse autobiographie d'un cynisme si inconscient-- queFalstaff n'aurait pas osé signer-- où il s'offre enexemple à tous les maquereaux inexpérimentés quipourraient avoir besoin de lisières.

Dulaurierapparemment consolé de la poignée de main deMarchenoirs'était approché de ces trois glorieux.Cela faisait en tout quatre glorieux dont trois "jeunesmaîtres"car Sylvain commence à se décatir.La sympathie de cette flûte devait naturellement aller àces tambours.

Il estvrai que Dulaurier aen commun avec Gilles de Vaudorél'inestimable faveur de tous les ghettos et de toutes lesjudengasses. Cet enfant de piondont la principale affaire en cemonde est d'avoir une "âme de goéland"--ainsi qu'il le déclare lui-même-- se tuméfie debonheur à la seule pensée qu'on le reçoit ausalon chez les bons youtresqu'il prend sincèrement pour laplus haute aristocratiepuisqu'ils ont l'argent.

Il venaitjustement de publiersous le titre amorphe de Péchéd'amourun recueil de centons moraux et psychologiques ramasséspartoutqu'il avait dédié à une renarde juivedont Samson lui-même aurait renoncé à incendierl'arrière-train et dont il portait les bagages par toutel'Europe-- quémandeur dolent d'une infatigable cruelle quilui faisait expier l'atroce meconium de ses déprécationsamoureuses par le plus géographique des châtimentséternels !


LIX


Marchenoiraurait bien voulu pouvoir s'en aller. Il prévoyait trop lesabominables heures qu'il allait passer. -- Quel amas de voyous ! sedisait-ilconsterné. Il va falloir pourtant que je me mêleà tout çaque je parleque je mange aussique jefasse une trouée dans le dégoût dont ma boucheest pleinepour y enfourner les aliments qu'on va m'offrir.

Il vitavec désespoir qu'il n'y avait pas devant lui un seul êtreavec lequel il pût échanger trois paroles sans laisseréclater son mépris.

Un telmerle blanc n'étaitcertespas ce normalien blondasse etbarbul'homme à l'oeil qui versel'augural vicomte Nestor deTinvillele doctrinaire épicurien de la grande presse quis'étalait là. On peut défier de mettre la mainsur un cuistre plus exaspérant. Il està l'heureactuelleun des types les plus accomplis de cette intolérableventrée de journalistes oraculaires dont Prévost-Paradolfut le prototype.

Rien nesaurait s'accomplir dans le monde sans la volonté de Dieumais sous la réserve des considérants préalablesdu noble vicomte. Il est le vrai sageaffermi sur une expériencede granitpar conséquentdispensé de toute inventionde tout styleet même de toute écriture. Il a pour luila sagesserien que la sagesse. Il est celui qu'on ne trompe pas. Lasagesse est son grand ressort. Si vous lui refusez la sagessevousl'assassinez. Quand les filandiers vulgaires ont pâli longtempssur un écheveauil laisse tombersereinementune lourdesentence et tout se débrouille. Il ne reste plus qu'àdébobiner la lumière.

Il a--comme tous les sagesd'ailleurs-- un respect infini pour larichesse et pour les richessans exception. La richesse estàses yeuxun critérium de justicede vertud'aristocratie-- peut-être aussi de virginitécar il parlesouvent de virginitésans qu'on sache pourquoi ce vocable luiest si cher.

Ilprononce que le premier devoir du riche est "d'aimer le luxe"et que les crevants de misèreau lieu d'envier les gens quis'amusentles devraient bénir. "Que m'importe ?-- écrivait-ilà propos d'un roman naturalisteracontant les angoisses d'un malheureux expirant de faim-- j'ai unesi bonne cuisinière !"

Lasolennité stérilela morgue constipéeladureté basse de ce mulet de la chroniqueavaient le dond'irriter au plus haut degré Marchenoir. Puisil savaitl'effarante ignominie de sa vie privée et la honteàfaire beuglerde son mariage !...

-- Nepourriez-vousdit-il à Beauvivier qui vint à passerme faire dîner sur une petite table séparéeoum'envoyer simplement à la cuisine ? Je vous assure que jeferais de bon coeur la connaissance de vos domestiques.

-- Mesconvives vous dégoûtent donc terriblement ? Vous êtesun fauve bien délicat ! C'est pourtant le dessus du panierqu'on vous offre ! Mais voyonsvous m'y faites penser. A côtéde qui voulez-vous que je vous placeou plutôtà côtéde qui tenez-vous absolument à n'être pas ? Vous m'aurezdéjà à votre gauche. Mon voisinage vousrépugne-t-il ? Non. Qui mettrai-je maintenant à votredroite ? Parlezil est encore temps.

D'unregard circulaireMarchenoir tria la chambrée.

--Placez-moi donc à côté de ce loucheurrépondit-il en désignant Octave Loriot dans laprofondeur d'un groupe. Celui-làdu moinsn'est qu'unimbécile.

OctaveLoriot n'esten effetqu'un imbécile. Les analyses de lacritique la plus attentive n'ont pu dégager un autre élémentde la pulpe cérébrale de ce romancier pour dames. Ilcuisine loyalement son petit navet au macaroniselon les inusablesformules d'Octave Feuilletde Jules Sandeaude Pontmartin ou deCharles de Bernard. Quelques-uns prétendent abusivement qu'ilprocède du Maître de Forges. Il est bien tropanémique et frêlepour qu'on le compare à ceCrotoniateà cet Hercule Farnèseà ce ColosseRhodien de l'imbécillité française. Il en est àpeine le Narcisseet n'aurait pas même l'énergie de senoyer dans son image.

Mais voilàjustement ce qui le rend si précieux aux sentimentales âmesdont il encourage les transports-- sans obérer son proprecoeur. Car il ne se risque pas au hasardeux négoce des grandespassions. Il borne ses voeux à l'humble trafic des émollientset des préservatifs C'est un modeste bandagiste pour leshernies inguinales ou scrotales de l'amour.

Ilcontinue donc la série des romanciers de confiance de lasociété correctepour laquelle Chaudesaigues a tropd'originalitéVaudoré trop de sentimentet le bélîtreOhnet trop de profondeur. Dulaurierseulpourrait lui porterombrage. Mais l'auteur de Péché d'amour est unpoulain de trop peu de manègedont on n'est pas encore assezsûr. Demainpeut-êtreil va tout cassertandis qu'onest bien tranquille avec cette honnête rossequi n'a jamaisrenâcléet qu'un strabismeheureusement convergentpermet de gouverner sans oeillères.

Enconséquenceles personnes vertueuses qu'il a pudiquementlubrifiées de son imaginationpendant leur viesesouviennent de lui à l'heure de la mort et le consignent dansleur testament. L'heureux Loriot est le seul romancier qui couchedans des châteaux légués par l'admiration.

Le groupedont ce propriétaire faisait partiese massaitrespectueusement autour de Valérien Denizotl'officier àmonocle de la cavalerie légère du journalisme. Sacréhomme de lettres par Dumas filsle grand archonteetvraisemblablement né pour autre chose. Denizot est le plusuniversel raté de son siècle. Raté de la poésieraté du romanraté du théâtreratéde la politiqueraté même de l'amourayant étécocufié à Lesbos-- ce qui est un cocuage sansespérance.

On neconnaîtà Parisque le seul Bergerat qui puisse luiêtre comparé comme manant de l'écritoire. EncoreBergerat fut-il rageusement vernissé de littérature parson beau-père Théophile Gautierdont la voluptueusebedaine avaitdit-ondes entrailles répulsives pour cethéâtrier et ce fils de prêtre.

Denizotluise passe très bien de littérature. Il est unmanant sans mélangeun goujat complet-- à tablesurtoutquand il boit du vin du Rhin pour se donner l'air d'unburgrave. Les femmes sont obligéesalorsde prendre lafuite. Ce vieux gavroche n'a jamais soupçonné qu'il pûtexister autre chose que des filles ou des brelandierscar il estprince du tripotcomme il est roi de la basse blagueayant étérétribué de ses services de spadassin de plume et deses fonctions de torcheur privé de Waldeck-Rousseau-- dontil eut le génie de déshonorer un peu plus le ministère-- par un diplôme de chevalerie et le juteux octroi d'unecagnotte.

L'espritde mots tant vanté de Valérien Denizot est puiséà une source difficilement tarissable. Il possède unebibliothèque Alexandrine de calembredainesd'anade recueilsgrivoisde compilations burlesques. C'est à n'en jamais voirla fin. Il ne tient qu'à lui d'êtrecent ans encore"le plus spirituel de nos chroniqueurs".

Parmalheuril se doute un peu de son néant et cela l'enragecontre l'univers. Personne n'est absous de son impuissance. S'ilavait un sou de talent au service de sa désespéréefureur de raténul n'échapperait au venin de sesabominables crocs-- à l'exceptionpeut-êtredequelques turfistes à poigneaccoutumés à rosserdes bêtes plus noblesmais fort capablesaprès lechampagnede déroger jusqu'à son calottable visage.

Probablementfatigué de se porter lui-mêmeil s'appuyait sur sondigne confrèreAdolphe Busardconnu dans tous les théâtressous le sobriquet significatif de Mimi-Vieux-Chien. Ce vieuxchien a les allures et la physionomie d'un officier de cavaleriesupérieur en grade à Denizotmais d'une arme pluslourde.

C'est unbonapartiste obséquieux et rêcheà physionomiequelque peu chinoiseplagiaire plein d'impudencetrèspuissant au Pilate et baryton des plus influents. Une vieillepratiques'il en futet du meilleur temps ! On assure queNapoléon III a payé plusieurs fois ses dettes. Hélas! le pauvre sire aurait mieux fait de venir en aide à quelquesnobles artistes dédaignésqui l'eussent efficacementprotégé de leur encre ou de leur sang contre la hideusevermine qui le dévora.

Le sang deBusardsi cette matière coulante existe en luiest un trésordont il paraît singulièrement avare. Quant à sonencreil l'utilise exclusivement à faireen littératuredes travaux d'expéditionnaire. Son zèle de copiste estinfatigable. Une de ses prétentions les plus chères estde passer pour un historien littérairepour un bibliophilesavant et documenté. Naturellementil est moliéristecomme il convient à tout esprit bas. Jules Vallès estprobablement le seul gredin qui ait méprisé Molière.Il est vrai que Vallès était un gredin de talent.

Busard secontente de démarquer le talent des autres ouplussimplementde les dépouiller en blocsans discernement etsans choixcar il est incapable même d'apercevoir le talent.On se rappelle cet importantce définitif travailtantannoncésur Villonsur sa vie et son tempsrenforcéde pièces inédites et de toutes les herbes de laSaint-Jean de l'érudition. A l'examenil se trouva que lachose avait été copiéeintégralementdans le Journal des Chartes. Le véritable auteurdétrousséqui avait encore sa montrepar grandbonheurjugea enfin que l'heure était venue de se montrer etde protester. Il fit donc paraître ses noteset Busarddémolis'immergea dans un silence malheureusement bien court.

Ce qui letire de pairabsolumentc'est le génie commercial. Lesstatistiques les plus exactes ont établi l'énormesupériorité numérique de sa clientèled'écorchés. Wolff exceptéaucun journaliste nepeut se flatter d'une aussi grande puissance d'attraction sur lesécus. Ces deux aruspices distribuent la justice comme Danaédécernait l'amour. Ils sont virginaux et incorruptiblesjusteaussi longtemps que cette éventrée de Jupiter. Il estvrai qu'Albert Wolff rançonne la terre et que Busardmoinséquipéopère surtout au théâtreoù il impose jusqu'à ses maîtresses. Mais sur cemarchéil est sans égal.

Et Dieusait pourtantsi Germain Gâteaul'ancêtre du groupeDenizotest mm novice en cet art fructueux de s'engraisser du labeurd'autrui ! Ce Géronte visqueux et blanchâtreau teintde mastic couperoséest un sous-Wolff et s'en félicite.Hebdomadairementil foire au Pilate le tapioca d'unebibliographie gélatineuse et moléculairedont sepourlèche l'abonné sérieux. C'est lui qui estchargé d'informer deux cent mille lecteurs du mouvementintellectuel de la France contemporaine.

A cetitreil est une des grosses influences du Paris actuel etd'interminables théories de débutants implorateursviennent déposer à ses pieds les fruits imprimésde leurs veilles. Mais une longue pratique du négoce a blindéson coeur contre les sollicitations éplorées desMalfilâtreset les larmes d'argent sont seules admises àrouler sur le drap funèbre de son impartialité. Cethaumaturge a découvert des filons d'or dans les pochespercées de la littérature. Il est le Péruvien ducompte rendu sympathique et le carrier philosophal des transmutationsde la Réclame.

Marchenoirvouépar natureà l'observation des hideurs socialesn'avait jamais pu se remettre de l'ahurissement que lui avait causéle premier aspect de cet individuqu'il avait pu rêverdégoûtantmais non pas de ce genre ni de ce degréde dégoûtation. Il avait beau se pincerse crier àses propres oreillesse traiter de triple niaisil n'en revenaitpas qu'un intendant de la renomméeun être qui tientsous clefpour le distribuer comme bon lui semblele pain desartistes dont il serait indigne de décrotter la chaussure--en lui supposant même la beauté d'un Dieu-- eûtprécisément l'ignoble physionomie de Germain Gâteau!

C'est laforme sensible que prendrait nécessairement la Vulgaritési elle venait à s'incarner pour la rédemption descaptifs de la Poésiec'est une Méduse de vulgarité! Il y a du notaire de campagne usurier et du vieux garçon detripotdu marchand de soupe de vingtième ordre et duconcierge de la place Pigallequi a vendu sa fille au capitaineretraité de l'entresol. Il y asurtoutdu laquais insolentet voleurtoléré par des maîtres à peinemoins vilsdont il aurait surpris les secrets fangeux. La savate--déjà levée ! -- retombe aussitôt devantcette face décourageante où l'abjection sans mesures'amalgame visiblement à une imbécillité qu'onest forcé de conjecturer insondable !

A droiteet à gauche de ces chefsMarchenoir apercevait quelquesjeunes thuriféraires en travail d'extase : Hilaire DupoignetJules DutrouChlodomir DesneuxFélix Champignolle etHippolyte Maubec-- têtards de journalistes-pirates et deromanciers sans géniefleurs écloses du crottin desvieuxdans les balayures saliveuses du boulevardet qu'il fautcraindre de grandiren se donnant la peine de les mépriser.

HilaireDupoignet est un héros flûtencul de la guerre du Tonkinoù il se signala comme infirmier. Les troupiers l'avaientsurnommé Cinq contre unà cause d'une habitudehonteuse qu'il se hâta de révéler à sescontemporains dans un roman autobiographique d'une invraisemblablefétidité. Il l'écrivit à son retourdecette même main qui avait rendu de si grands serviceset secouvrit ainsi d'une gloire nouvelleque les qualités de sonesprit n'avaient pas promisemais que la vilenie de son âmelui fit obtenir d'emblée.

Cemasturbateur a pour spécialité d'attaquer les gens quine peuvent pas se défendre. Il fit cette prouesse d'envoyer aufrère Philippe le premier exemplaire de son punais romanoùle public est informé que les frères de la Doctrinechrétienne furent institués à l'unique fin depourrir l'enfance.

Lâcheévidentchourineur probableempoisonneur par principesmaisincendiaire frigideil offre à l'observateur la lividitésébacée d'un homme sur le visage duquel on aurait prisl'habitude de pisser...

JulesDutroule moins jeune de ces têtardsdonne l'idéed'une vipère qui serait devenue renardtout exprèspour succomber aux atteintes d'une inexorable alopécie. Cecroûte-levé s'est fait journaliste pour avoir desfemmesmalgré sa pelade et sa calvitie. Il chroniquaille dansune feuille de boulevard renommée pour le néantexceptionnel de ses virtuoseset distribue sur l'asphalte dessourires à ressort et de dangereuses pressions de sa mainsuspecte.

Sa voixest celle d'un châtré de naissancequi n'a jamais eubesoin d'aucune chirurgie pour devenir chanteur et qui porte sescisailles dans son cerveau.

Dutrou sejuge écrivain et parle quelquefois avec un équitablemépris des "voyous de lettres".

Un jourquelqu'un nomma Chlodomir Desneux à un romancier célèbre.Il s'agissait d'obtenir de ce pontife tout-puissant alors auVoltairequ'il y poussât le débutant rongéde misèredisait-onet intéressant à tous lespoints de vue.

Le maîtrese laissa toucher et parvint à imposer au directeur duVoltaire un roman de Chlodomir. Celui-ci soutire aussitôtune sommedécampe avec son manuscritle publie ailleursdevient l'ami d'Arthur Meyer qui lui confie une magistratureetàla première occasionil traîne son protecteur dans lesruisseaux.

CeMérovingien est une créature de Dulaurierqui ne parlajamais de lui donner d'argentmais qui le pilota de son expérienceet l'instruisit à devenir le semblant de quelque chose.

La forcede Chlodomir Desneux estpeut-êtredans son sourire. Unsourire affreux qui lui déchausse les gencives et faitapparaître les dents d'un loup. Mais c'est un brave louptrèséduquéqui rentre ses crocsau surgissement le pluslointain d'une trique possible.

Il estaisément reconnaissable à ses redingotes de clergymanboutonnées de pastilles de réglisseet à sesfaux gilets lacés dans le dosen velours olive de vieuxfauteuil-- ces derniers servilement copiés de Lécuyerdont le dandysme de haut souteneur l'a fortement imprégné

Il a cecide commun avec Denizotqu'il feraiten temps de terreurundélicieux proconsul de la guillotine. Tant qu'ils pourraientl'un et l'autre de ces deux envieux couperaient des têtes pourse venger d'avoir été d'heureux impuissants.

Marchenoirn'avait pas à craindre que Félix Champignolles'approchât de lui. Ce jeune bandità figured'équivoque larbinétait trop prudent pour se mettre àportée d'une main dont il savait la vigueur. Il n'ignorait pasque Marchenoir avait été l'ami d'un pauvre diabled'homme de lettres dont luiChampignolleavait procuré lamort tragiqueen le faisant tomber dans le guet-apens d'un dueletmêmeil avait été sur le point de prendre congésous un prétexte quelconqueen voyant entrer le désespéré.Mais on eût trop compris le vrai motif de cette départieet la politique le contraignit à rester. Quant àMarchenoiril n'eut pas trop de toute son énergie pour setenir tranquilleen attendant une occasion meilleure. Quelle dansealors !

Champignolleest un personnage des plus remarquablesen ce sens qu'il a l'aird'un parfait scélératau milieu d'une bande decoupe-jarrets que sa présence fait ressembler àd'inoffensifs bourgeois. A l'exception d'un acte courageux ouspirituelon peut dire qu'il est absolument capable de tout. Soneffronterie est sans exemple et sans précédent. Il estle seul homme de lettres ayant osé publier un livre plagiéde tout le mondeà peu près sans exceptionetfabriqué de coupures dérobées aux livres lesplus connussans autre changement que l'indispensable soudured'adaptation à son sujet. On s'étonne même quecette audace ait eu des bornes et qu'il n'ait pas donnécommede luile Lac de Lamartine ou l'une des Diaboliques deBarbey d'Aurevilly. Mais il est facile de concevoir les résultatsesthétiques d'une telle méthode.

Lapersonne d'un chenapan de cet acabit ne serait pas toléréeun quart de minutedans une société de voleurs degrand cheminoù subsisterait quelque regain de virilesolidarité. La société des lettres l'acceptenéanmoinsavec honneur et se serre volontiers pour le mettreà l'aise. Il est offert en exemple à l'émulationdes jeunesqui convoitent sa dextérité etnaviguent en cohue dans son sillage.

Sa forceestd'ailleursattestée par les précautions qu'on estobligé de prendre pour le recevoir. Non seulementil estconseillé de cacher soigneusement tous les papiers de quelqueimportancemais il faut encore surveiller les mains agiles duvisiteuraussi longtemps qu'il stationne dans un endroit oùquelque chose est à prendre.

Chamfortrecommandait aux ambitieux d'avaler un crapaud tous les matinsavantde sortirpour se faire la bouche. Champignolle a trouvémieux. Il a passé le matin de sa vie à solliciter lescoups de pieds au derrière de tous les passants dont la bottepouvait utilement retentiret quand il ne les obtenait pasilinventait le moyen de les carotter.

On peutdonc tout prédire à un aventurier d'un tel caractère.Les journaux ont raconté la touchante cérémoniede son mariage avec une jeune amie de Madame Valtesse... Oùn'ira-t-il pasdésormaisce jeune vainqueurqui commençaithierà peineen se glissantcomme une punaisepar lesfentes des parquetset pour quibientôtaucun portailaucunarc de triomphe ne s'élèvera suffisamment au-dessus dusol ?

EnfinHippolyte Maubecpremier reporter de Parisainsi qu'il sequalifie lui-même. Il passedu moinspour l'un des meilleursflairs et des plus tenaces à la pisteparmi tous ces chiensdu journalisme dont l'héroïque emploi consiste àréaliserdans la vie privée des contemporainsillustresles manoeuvres décriées que la loi martialerétribue d'une demi-douzaine de balles aux alentours présumésdu coeur. Ce métier demandeavant toutdu front et del'estomac. Quant à l'espritil en faut tout juste assez pourvoirà tempsmonter la moutarde dans le nez d'autruioupour accueillir les coups de bottes des exaspérésavecle sourire d'un gladiateur de l'information.

Cependantcette place enviée n'arrivant pas à combler ses voeuxHippolyte Maubec s'improvisa moraliste consultant au journal fameuxdont s'imprègnent les républicains honnêtesoù il s'arrange-- malgré le voisinage de Sarcey--pour être la plus laide chenille de cette feuille de mauvaisfiguier qui rend un peu plus visibles les parties honteuses de notrehistoire contemporaine.

Il estdonc d'une espèce de figure syphilitique et foraminéeaux glandes cutanées perpétuellement juteuses. C'estprécisément le contraire de son croûteux etfeuilleté confrèreJules Dutroudont la lèpreest sèche. Quand l'humeur liquide menace de s'indurerilpresse délicatement les pustules réfractaires ausuintement et fait jaillir son ordure. Malheur à qui setrouvealorsdevant son abominable gueule !

N'importe.Les boutiquiers et les commis voyageursqui lisent assidûmentson journallui adressent force épîtres anxieusesauxquelles il répondpubliquementavec un zèlepatriotique à peine surpassé par le ridicule inouïde son ton d'augurecar ce vénéneux est pour la vertuet ce hanteur de tripots pour la probité.

Redoutécomme une mouche de pestilence et rempli de charbonneusesnotions sur la conjecturale moralité des uns et des autresonlui abandonne sans discussion toute l'autorité qu'il veutprendreet le drôle immonde en profite pour organiseràson usageune sorte de royauté de l'espionnage et del'intimidation. Il donne ainsi des mots d'ordre à la presseentièreorganise le scandaledécrète le bruitpromulgue le silence etaussi savant délateur que redoutécomplicefait tout trembler de son omnipotente ignobilité.

Et c'estune juste royautéune trois fois légitime primatienul-- pas même Albert Wolff et Valérien Denizot ! --n'étant plus basplus fangeusement cotéplus dénuéde talentplus invulnérable à un sentiment d'ordreélevéplus impossible à calomnier.


LX


-- Est-cebien tout ? se dit Marchenoiren achevant ce dénombrement.Les quelques comparses que j'entrevois encore ne me paraissent pasêtre du bâtiment. Ils ne sont là que pour fairenombre et pour l'exultation de la vanité parvenue deBeauvivier. Quand je pense que voilà pourtant les nourriciersde l'intelligence ? Ils sont presque tous décorésDieume soit en aide ! Nous allons avoir la Table ronde ! Que vais-jedevenir au milieu de ces chevaliers ?

Sur cetteréflexionune tristesse immense lui vint et un découragementsans bornes. Il éprouvaplus atrocement que jamaissonimpuissance. Privé du ressort de la richesseamoureux detoutes les grandeurs conspuées et seul contre tous ! Queldestin !

Ah ! s'ilse fût simplement agi d'un combat physiqueen pleine caverneil se sentait une vaillance à les défier et àles massacrer tous. Au moinsil aurait la consolation de leur faireacheter sa peau terriblement cher ! Cette idée vaine letransportait. Il se fût présenté en chevaliererrantsans bannière et sans écudevant ces hautspatentés de la ripaille et du brigandage. Il les eûtaffrontés au nom de la Vierge et des saints Angespourl'honneur de la Beauté qu'ils ont reniée et pour lavengeance du faible dont ils sont les massacreurs. Expirer sous lamultitude des canaillesil le faudrait bienmais il expirerait dansla pourpre d'un tapis de sang !

Au lieu decette mort superbeil fallait compter sur l'ignoble et interminableagonie moderne de l'artiste pauvre qui ne veut pas se déshonorer.La Misèrel'Aristocratie de l'esprit et l'Indépendancedu coeur-- ces trois fées épouvantables qui l'avaientbaisé dans son berceau-- avaient marquépour luilaprédilection de leurs entrailles de bronzepar un luxe peuordinaire de tous les dons de naissance qu'elles prodiguent àleurs favoris. Le pauvre Marchenoir était de ces hommes donttoute la politique est d'offrir leur vieet que leur fringaled'Absoludans une société sans héroïsmecondamned'avanceà être perpétuellementvaincus. Le courage le plus divin n'y peut rien faire. Le sublimeGauthier Sans Avoir serait aujourd'hui prestement coffréet c'était déjà fièrement beau quel'inséductible pamphlétaire n'eût pas étéjusqu'alorsincarcéré dans un cabanon !

Il vitdans une clarté désolantel'insuffisance inouïede son effortet la terrifiante inutilité de sa parole dansun monde si réfractaire à toute vérité.Il lui sembla qu'il était sur une planète défunteet sans atmosphèresemblable à la silencieuse luneoùles tonitruantes clameurs ne feraient pas le bruit d'un atome et nepourraient être devinées que par l'inaudible remuementdes lèvres...

Sacollaboration au Pilate était décidémentune chimèreun rêve insenséqui ne tiendraitpas trois jours devant le préjugé commercial de ne rienchanger à l'ordinaire des gargotes intellectuelles oùle public moderne est accoutumé à s'empiffrer.D'ailleurssa solitude introublée au fond du salonoùtout le monde l'avait laissé fort tranquilleimmédiatementaprès l'effusion postiche du premier instantlui montraitassez les abîmes séparateurs qu'aucune considérationn'aurait pu le déterminer à franchirpour descendreconfraternellement jusqu'à ces asticots de l'intelligence.

Ilremarquaitdepuis un instantl'impatience hautement expriméede quelques-uns et l'inquiétude manifeste de tous. Onattendait un dernier convive pour se mettre à table et ilfallait que celui-là fût considérableàen juger par l'anxieuse perplexité de l'amphitryon.

La portes'ouvrit enfin et Marchenoir vit apparaître celui devant quitout journaliste s'effacele folliculaire infinile trèshaut Minos de l'enfer des Lettresle sultan sublime de la critiquethéâtralel'indéfectible Manitou du Sens CommunMérovée Beauclerc !

-- Rien neme sera épargné ! gémit en lui-même lesolitaire accablé. Je l'avais oubliécelui-là.Si j'avais pu prévoir sa venueBeauvivier ne m'aurait pasfacilement embauché pour sa gamelle. Maintenantme voilàpris au traquenard de cet infernal dîner et je suis bien forcéde prendre patience. Maistonnerre de Dieuqu'on ne m'embêtepas !...

MérovéeBeauclerc est un normalien comme Tinvillecomme Prévost-Paradolcomme Tainecomme Aboutdont il fut l'intime. Il appartient àl'illustre fournée de ces pédants universitaires àqui la France est redevable de la seule turpitude que les doctrineset les républicains lui eussent laissée àdésirer : l'optimisme suprême du pion de fortune.SeulementMérovée Beauclerc les surpasse tous. Il estle pion sérénissimeinaltérableabsolu.

On ne voità lui comparer qu'Ernest Renan. C'est l'unique parangon que ledestin lui ait suscité. L'auteur de la Vie de Jésusesten effetune outre de félicité parfaite. Gonflédes dons de la fortune qui ne s'interrompit jamais de le rempliriloffre à l'observation le cas exceptionnel d'une hydropisie debonheur. Réputé grand écrivain sans avoir jamaisécrit autrement que le premier cuistre venurenomméphilosophe pour avoir ressassé de centenaires dubitations etcritique vanté dans tous les conciles du mensonge-- onl'adore dans les salons et on le sert à genoux dans lesantichambres. Il est le Dieu des esprits lâchesle souverainSeigneur des âmes naturellement esclaveset le psychologueDulaurier se liquéfie devant ce soleil du dilettantismedont il raconte la "sensibilité". Si l'histoire duXIXe siècle est jamais écritece mot inouï serarecueilli comme une gemme documentaire d'un inestimable prix. On s'encontentera pour nous juger toushélas ! Maisqu'importe cetavenir à l'heureux Bouddha du Collège de France dont leventre plein de délices est caressé par de telsEliacins ?

MérovéeBeauclerc est à peine un peu moins léché quecette idole. Immédiatement au-dessous d'elleil est le plusdémesuré parmi nos pontifes. Ce serait le méconnaîtrenéanmoinsde s'informer d'une oeuvre quelconque sortie delui. Beauclerc n'est ni poèteni romancierni mêmecritique. Il n'est pas davantage historien ou philosopheet n'ajamais fait un livre ou quoi que ce fût qui y ressemblât.Il est le Pionsans épithètele Pion du Sièclele moniteur et le répétiteur de la conquérantemédiocrité.

Quelques-unsl'ont inexactement dénommé "le Bon Sens faithomme"ce qui impliquerait une altitude de raison outrageantepour ses contemporains et démentie par l'universellepopularité dont il pâturedepuis vingt ansle trèflemagiqueaux plus bas endroits de toutes les plaines. C'est le SensCommun qu'il faut diresi l'on tient à supposer uneincarnation.

A laréserve d'Albert Wolff-- qui manquait inexplicablement àce patibulaire congrès-- il est le seul exemple d'un hommeayant réussi à confisquer une influence à peuprès illimitéesans avoir jamais rien fait quipût servir de prétexte à l'usurpation de sontrépied. Les oracles subalternesmentionnés plus hautsont beaucoup moins étonnants. D'abordleur crédit estmoindre et presque nulen comparaison du sien. Puisils ont l'aird'avoir tiré quelque chose de leurs intestins. Les Dulaurierles Sylvainles Chaudesaiguesles Vaudoréles Tinville mêmeont au moins la configuration extérieure de probablesindividus. Ils paraissent avoir écritet le public abruti quiles adore pourrait justifier la bave de son culteen désignantles fantômes de livres signés de leurs noms.

Beauclercne possède absolument rien que le sens communoù ilpasse pour n'avoir jamais eu d'égalet il ne serait rien dutouts'il n'était le premier des pions. Mais c'est assezparaît-ilpour la dictature des intelligences. Nestor deTinvilleavec toute sa sagesseen est écrasé. C'estque Mérovée n'a besoin d'aucune morgueni d'aucunesolennité pour accréditer sa parole. Il est tellementarrivé qu'il lui suffit de se montrer et d'ânonnern'importe quoi pour que l'allégresse éclate.

Dans lesconférences publiquesqui ont si démesurémentagrandi sa gloirec'est une espèce de prodigenon constatéjusqu'à luique le néant du rabâchage qu'onvient applaudir ! Ce fait paradoxal et confondant pour des étrangersinavertis de notre effroyable dégradation est tellement inouïqu'on ne peut le mentionner exactement sans avoir l'air d'uncalomniateur. Le sens commundont la nature est d'étendre destapis sous les pieds des foulesa ce privilège mythologiquede devenir toujours plus fort en s'abaissant et de ramasser par terreses victoires. Depuis qu'il existeBeauclerc s'est rapetisséet abaisséavec une constance de volonté qui eûtsuffi à un autre homme pour s'envoler par-dessus les astreset il est parvenu si bas qu'il a l'air de s'y perdre comme aufond des cieux. Il plane à reboursdu rez-de-chausséede l'abîmeet sa force attractive est identique à laloi de gravitation. C'est sa proie qui fond sur lui. Il n'a qu'às'entr'ouvrir pour recevoir les matières pesantes et lesdéjections.

Il en està n'avoir plus besoin de connaître le moins du monde cedont il parle' et à ne plus lire du tout les livres qu'il a laprétention de juger dans ses harangues. Deux ou troisbas-bleus sacristainsvoués à son tabernaclelisent àsa placeet leurs suggestives notules suffisent à cetintuitif. Alorsquelle joie de déshonorer une belle oeuvrequand il s'en trouvede la vautrer dans la boue de son analysedela descendre au niveau du groin de son auditoire !

Et lejournaliste est à l'image du conférencier. Il apparaîtici aussi bien que làcomme le châtimentlaflétrissure infiniela tare vivante d'une sociétéassez avachie pour ne plus avoir conscience des attitudes qu'on laforce à prendre et des vomissures qu'on lui fait manger. CeBeauclerc n'a-t-il pas eu l'impudence de se vanterdans le plusincroyable des feuilletonsd'être le Minotaure de la critiquede théâtre et de percevoir d'exacts octrois defornication sur les débutantesforcées de lui passerpar les mainssous peine d'insuccès fatal ?... Il semblequ'une telle déclaration aurait dû attirer à sonauteuren n'importe quel lieu du globeune tempête de huéesune clameur de réprobation à décrocher tous lesluminaires du firmament. On l'a généralement applaudiau contraireet secrètement envié. Ce taquin nage avecsérénité dans l'ordure liquideen laquelle il ale pouvoir de transmuer tout ce qui l'approche. C'est le Midas de lafange.

Son hideuxmuflequ'on pourrait croire façonné pour inspirer ledégoûtajoute probablement au vertige de sa fascinantecrapule. On l'a souvent comparé à un sanglierpar unimpardonnable oubli de la grandeur sculpturale de ce sauvagepourchassé des Dieux. C'est une charcuterie et non pas unevenaison. La bucolique dénomination de goret est déjàpresque honorable pour ce locataire de l'ignominie. Mais lesbourgeois se complaisent en cette figure symbolique de toutes lesbestialités dont leur âme est pleineet qu'ilsprésument assez épiscopale d'illustrationpour lesabsoudre valablement de leur trichinose.

Évidemmentle dîner de Beauvivier eût été ratésans ce dernier conviveque Wolff seul eût pu remplacer.Toutes les catégories d'influences par la plume étaientmaintenant représentées à l'auge du nouveausatrapedepuis les mastodontes jusqu'aux acarus. Il ne restait qu'àse mettre à table.


LXI


Lavictuaille fut copieuse et d'une culinarité sublime. Pendantquelque tempson n'entendit que le bruit des mandibules et de lavaisselleaccompagnéen dessousdu gargouillement hoquetéde la commençante déglutition des vieux. Une parolesusurrée ondulait vaguement autour de la table immensepréliminaire d'une conversation générale quicherchait à se préciser. Des interjections brèvesdes exclamations suspenduesde timides interrogatsdepréhistoriques facéties et des calembours tertiairesfaufilaient peu à peu la rumeur joyeuseen attendant qu'elleéclatât comme une fanfaresous l'excitation despuissants vins.

Beauvivierflanqué à sa droite de Marchenoir et tamponné àsa gauche de Chaudesaiguess'efforçaitassez vainementd'établirà travers sa propre personneun courantd'électricité cordiale entre ses deux voisinsimmédiats. Marchenoirimpraticable autant qu'un créneaucouvert de givrerépondaiten mangeantavec une concisionboréale qui faisait tousser Chaudesaigues.

NéanmoinsProperceaussi sagace que patientcalculait que l'anachorètefinirait par s'allumercomme un pyrophoreà l'oxygèneambiant de la sottise générale et qu'alors iléructerait un de ces paradoxes véhémentsdont on le savait coutumieret dont la promesseglisséesournoisement à quelques oreillesfaisait partie du menu decet étonnant festin. Il avait même donné demachiavéliques instructions pour qu'on fût trèsattentif à ne pas le laisser expirer de soif...

Aprèspas mal de bourdonnements et d'incohérence de proposlaconversation finit par se fixerà l'autre bout de la tablesur l'événement de la veille dont tous les journauxavaient retenti. Il s'agissait du duelaussi malheureux queridiculed'un confrère catholique assez indépendantpar miracleet assez courageux pour avoir écrit un livrecontre la société juivemais assez inconséquentpour avoir accepté de croiser le fer avec l'un des plusdécriés représentants de cette vermine. Orceduel avait été des plus funestes. Le juif avaitsimplement assassiné le chrétienaux applaudissementsunanimes de la fripouille sémitiqueet la justice criminellepénétrée de respect pour cette potentaten'avait pas informé contre l'assassin.

Il va sansdire que nulparmi les convivesne gémissait amèrementsur la vitrine. La plupartsubventionnés par la Synagogue ouvalets de coeur de la haute société juiveauraientestimé de fort mauvais goût de s'attendrir sur le justechâtiment d'un énergumène qui avait poussél'insolence jusqu'à compisser le Veau d'or. On ne pouvait pasexigerpar exempleque des romanciers aussi domestiqués queVaudoré ou Dulaurier s'indignassent de ce qui faisait la joiede leurs maîtres.

Ondiscutait donc uniquement l'incorrection de cette rencontre aupoint de vue du sportsans qu'une pensée ou un sentimentquelconques eussent la moindre occasion de se donner carrièredans le bavardage. Beauvivier espéra prématurémentque son sauvage allait s'allumer.

-- Quepensez-vous de cette affaire ? lui demanda-t-il.

Laquestionvenant de ce juifparut singulière àMarchenoirqui comprit qu'on voulait le faire poseret quidécidasur-le-champde déconcerter de son calme leplus inquiétant le scepticisme malicieux de son questionneur.

-- Jepensedit-ilque c'est une sotte affaire. Que voulez-vous que jedise d'un malheureux homme qui démontre jusqu'àl'évidenceen plusieurs centaines de pagesque les juifssont des voleursdes traîtres et des assassinsune race depourceaux illégitimes engendrés par des chiens bâtardset qui se hâteaussitôt aprèsd'accepter un duelavec le plus vil d'entre eux. Car ce pauvre diable a choisi-- toutle monde en conviendra-- l'adversaire le plus capable de l'égorgerde ridiculeen supposant que l'autre manière n'eût pasréussi. Le courage de cette absurde victime estd'ailleursincontestable. Son livrequoique mal bâti et plus faiblementécritlui faisait assez d'honneur. Il a été malpayé d'en désirer davantage. Quant aux circonstancesmêmes du duelelle me sont indifférentes. Le caractèreconnu du meurtrier autorise le moins informé des Parisiens àpréjuger hardiment l'assassinat. Seulementil est heureuxpour lui que je ne sois pas le frère du défunt...

Cela futdébité d'un ton exquis dont Marchenoir s'étonnalui-même. -- Ils veulent me faire bramer comme un jeune daimpensait-ilje vais leur dire tout ce qu'ils voudrontdu mêmeair que je commanderais une portion de tripes dans un restaurant.

-- Queferiez-vous donc ? interrogeaà son tourDenizotqui passegénéralement pour un oracle en matière de pointd'honneur.

-- Jel'assommerais sans phrases et sans colère... rien qu'avec unbâtonrépondit suavement Marchenoiren regardant sonassiettepour ne pas voir le monocle du plus spirituel de noschroniqueurs.

L'attentiondevint générale. Le réfractaire excitaitvisiblement la curiosité. Il se souvintpar bonheurdu"complet triomphe" dont Beauvivier l'avait assuréla veilleen le congédiantet ce fut avec une vigueurextraordinaire qu'il serra ses freins.

-- Si jevous entends biendit alors le vicomte de Tinvillenon sans quelquehauteurvous rejetez absolument la coutume du duel ?

--Absolument. Voudriez-vous m'apprendremonsieurcomment je pourraisne pas la rejeter ? Sans parler d'une certaine consigne religieusequi serait peu compriseet que je n'aurais probablement pas lecourage de vous expliqueril y a ceci qu'on oublie trop : Le duelest une prouesse de gentilshommes et nous sommes des goujats. Desgoujats sublimespeut-êtremais enfind'irrémédiablesgoujats. A l'exception de quelques rares personnagessemblables àvous-- dont les ancêtres escaladèrent autrefois lesmurs de Jérusalem ou d'Antioche-- on ne voit pas que nousdifférions sensiblement de ces croquantsà qui l'ondonnait deux triques énormes et le champ clos d'un largefossépour vider leurs querelles. Je vous avoue que leridicule d'une épée dans la main de gens de notre sortea toujours été terrassant pour moi. Il serait doncparfaitement inutile de me proposer un duel. Si c'est là votrepenséeelle est admirablement judicieuse et fait le plusgrand honneur à votre pénétration. Je veux mêmevous déclarer qu'à mes yeux le véritable outragecommencerait précisément à cet instant-là.J'estimerais qu'on me regarde comme un farceur de catholique ou commeun imbécileet mon courroux éclateraità laminuted'une manière tout à fait surprenante.

-- Maiscependantmonsieur le réactionnairebrailla aussitôtRieupeyrouxdans une hilarante tonique de pur gasconqui faillitdéchirer en deux le velarium de la gravité généralevous êtes assez violentil me semblequand vous attaquez vosconfrèreset il serait peut-être juste que vous ne leurrefusassiez pas les réparations qu'ils sont en droit de vousréclamerquand vous les traînez dans la boue. C'esttrop commodevraimentde se retrancher derrière lecatholicisme pour échapper à toutes les conséquencesde ses actes et de ses paroles !

Marchenoirqui sirotaiten souriantun verre du plus délicieux de tousles Châteaux et que la claironnante cocasserie de ce marquisdes marches de la Pouille intéressaitlui répondit endouceur parfaite :

-- Sij'étais réactionnairecomme vous dites inexactementmon très doux maîtrevous me verriez aussi ardent quevous-même à toutes les passes d'armes et à tousles genres de tournois. C'estau contraireparce que je suis leplus dépassant des progressistesle pionnier de l'extrêmeavenirque je contemne ces pratiques surannées. Vous affirmezque je suis violent. Dieu sait pourtant si je me refrènecarje pourrais l'être bien davantage...

Quant auxbelles âmes que mes écritures affligentqui les empêchede m'affligerà leur tourde la même sorte ? Je seraisle plus inique des éreinteurs si je me fâchais d'uneripostemême imbécile. Je taille mes projectiles avecle plus d'art que je puis et je me ruine à choisirpour cetusageles plus dispendieuses matières. L'un de mes rêvesest d'être un joaillier de malédictions Mais je n'exigepas que mes plastrons soient eux-mêmes des lapidaires et qu'ilsse mettent en boutique. On fait ce qu'on peut et j'aurais mauvaisegrâce à contester le choix d'une arme défensive àn'importe quel chenapan dont je serais l'agresseur. Si je poursuis unputoisle glaive de feu à la mainet qu'il me combatte avecle jus de son derrièrec'est absolument son droit et je n'airien à dire. Il est loisible à chacun de publier que jesuis un banditun faussaireun va-nu-piedsun proxénèteet même un idiot. J'accueille ces vocables avec uneindifférence dont vous ne sauriez avoir une juste idée.Par exempleil ne faut pas m'en demander davantagecar j'oppose auxvoies de fait la plus insolite humeur.

Je mourraicertainement sans avoir compris ce que signifie le mot de réparationau sens où les duellistes veulent qu'on l'entende. Je nedéfends pasd'ailleursaux mécontents de m'apporterleurs museauxmil leur paraît expédient d'opérerce transit. Mon domicile est connu de tout le monde et nullementpourvu de retranchements catholiques ou autres. Ma portes'ouvre facilementaussi bien que ma fenêtremais je neconseille à aucun brave de choisir ses plus chers amis pour meles expédier comme témoins. Je leur accorderais environtrois minutes de courtoisieà l'expiration desquelles il sepourrait que je les renvoyasse assez détérioréspour les guérirquelque tempsdu besoin d'embêter lessolitaires dans leurs ermitages.

Léonidasanciennement maltraité par le pamphlétaireet queplusieurs mots de ce persiflage sérieux avaient clairementcingléouvrait la bouche pour parler encorequand Beauvivierl'arrêta d'un geste.

-- Pardonmon cher Rieupeyrouxle débat est clos. Vous avez forcéM. Marchenoir à renouveler des déclarations déjàanciennes et que nous avons tous entendues depuis longtemps. Vousn'espérez passans doutel'amenerpour vous complaireàmodifier ses vues ou ses sentiments. Notre convive est un hommeexotique et d'un autre siècle. Il a d'autres idées quenous sur l'honneurmais cette divergence est sans portéepuisque son intrépidité personnelle est hors de cause.

A cedernier point de vuemêmeje crois que ses chroniques serontd'un utile scandale en tête du Pilate. Si personne n'yvoit d'inconvénient et que l'auteur veuille bien y consentirajouta-t-ilen se tournant vers son voisinje serais d'avis qu'ilnous lûttout à l'heurel'article de début queje fais paraître après-demainet dont les épreuvessont justement sur mon bureau. Je croismessieursque votresurprise ne sera pas médiocre. Avez-vous quelque répugnanceà nous donner ce plaisir intellectuelmonsieur Marchenoir ?

Celui-cihésita une minutepuis se décida. Il sentait vaguementquedéjàBeauvivier cherchait une occasion de lecompromettre et de lui casser les reinsen le rendant impossiblepuisqu'il le poussait à lire cette philippiqueoù lesdeux tiers des convives étaient plastronnés. Mais laseule pensée d'un tel risque le détermina-- étantde ces fiers chevauxqui s'éventrent sur les baïonnettesen hennissant de la volupté de souffrir !


LXII


Marchenoiravait la réprobation scatologique. Le bégueulismecafard des contemporains d'Ernest Renan l'avait rigoureusement blâmépour l'énergie stercorale de ses anathèmes. Maisavecluic'était une chose dont il fallait qu'on prît sonparti. Il voyait le monde moderneavec toutes ses institutions ettoutes ses idéesdans un océan de boue. C'étaità ses yeuxune Atlantide submergée dans un dépotoir.Impossible d'arriver à une autre conception. D'un autre côtésa poétique d'écrivain exigeait que l'expression d'uneréalité quelconque fût toujours adéquate àla vision de l'esprit. En conséquenceil se trouvaithabituellementdans la nécessité la plus inévitablede se détourner de la vie contemporaineou de l'exprimer ende répulsives imagesque l'incandescence du sentimentpouvaitseulefaire applaudir. L'article qu'il avait donné àBeauvivier sur le scandale de la publicité pornographiqueétaiten ce genreun tour de force inouï. C'étaitun Vésuve d'immondices embrasés.

Lorsqu'ilfut mis en demeure d'exécuter le saut périlleux de salecturele malheureux hommeun peu surchauffé par la chèreexorbitante qu'on lui avait imposéecommençait àperdre cette cautèle d'occasion qui l'avait préservéjusqu'alorsde la salissante familiarité du troupeau dont ilsubissait l'entourage. Il constataitavec une joie pleined'épouvanteque son armure de glace fondait sensiblement sousla température anormale de cette ribote. Ce qui arriveraitensuiteil le savait trop. Le fauve sortirait de lui sans qu'il pûtl'en empêcheret l'exhibition qu'il avait à faire--de quelque manière qu'il s'y prît-- apparaîtraitd'autant plus comme un défi qu'il s'échaufferait encoreen mettant sa voix et son geste au diapason de ses agressivespériodes. Il avaitmalgré toutfini par la désirercette lecturecomme un exutoire. L'énormité dessottises ou des infamies qu'il entendait depuis un heure appelait uneéruption.

Il se levadoncaussitôt que Beauvivier lui eut donné le paquetd'épreuveset il se fit un profond silencela curiositémalveillante des auditeurs étant à son comble.

-- LaSédition de l'Excrément.. articula lentement lelanceur de foudre.

A ceténoncéle pion Mérovéeen train detamponneravec son mouchoirl'impure viscosité de ses yeuxmaladesfit un haut-le-corps.

-- Letitre prometfit-il. M. Marchenoir n'a pas changé. Il tienttoujours pour l'éloquence fécale.

--Messieursje vousen prieintervint aussitôt Beauvivierpasde commentaires.

Marchenoirnullement déconcertélut alorssans interruptionlestrois cents lignes de son article. Il avait une espèce de voixde buccinassez semblable à son style monstrueusementoratoire et calculésemblait-ilpour la vocifération.Il lisait malcomme il convient à tout prophète.Houleux et tumultuairece vaticinateur déchaînéétait plein de sanglotsde catafalques et de huées. Ilfaisait rouler sur les têtes des quadriges de Mardi-Gras et destombereaux de tonnerres. Il avait l'attendrissement sarcastique etl'engueulement solennel. Le mot abjectdont l'usage lui fut reprochési souventil avait une manière de le clamercomme s'il eûtétéà lui seulune multitude et ce motdevenait sublimeautant que l'imprécation désespéréede tout un peuple.

Il arrivace que Marchenoir avait vu d'autres fois déjà.L'immobilité silencieuse de ceux qui l'écoutaientdevint une stupeur. Aucune plainte ne s'éleva de ce tasd'hommes bafouéshouspilléspiétinésrossés avec une férocité inouïe et uneautorité tortionnaire de vendeur d'esclaves. A la réservede deux ou troisqui l'avaient entendu déjàlesassistants ne s'étaient jamais avisés de soupçonnerune chose semblable et ne pensèrent pas à s'enindigner. Beauvivierlui-mêmequi avait pourtant lul'articlemais qui ne le reconnaissait plusdébité decette façoneut quelque peine à revenir de sonahurissement.

-- Ma foimessieursdit-ilparfaitement sincèreavouez que ce quenous venons d'entendre est confondant. Nous nous devons ànous-mêmes de faire tout crouler iciet il battit des mains.Les autresdécollés de leur étonnement etentraînés par l'exemple du patronapplaudirent àprovoquer une émeute.

--Mais...monsieur Marchenoircontinua le colonel du Pilate-- s'adressant à son invité qui venait de se rasseoiraprès une inclination de tête imperceptible-- je nevous connaissais pas cette force tragiquequi m'étonne encoreplusje vous assureque votre talent d'écrivaindort jefaiscependantvous ne l'ignorez pasla plus haute estime. C'est àse demander pourquoi vous n'êtes pas au théâtre.Vous en deviendriez le maître et le Dieu... N'est-ce pas votreavisBeauclerc ?

Le grandSentencier n'eut pas le temps de rédiger son dispositif. Cesdernières paroles venaient de procurer à Marchenoir lasensation d'un formidable soufflet. La bonne foi évidenteence momentde Beauvivier faisait enfin ce que son insidieuse malicen'avait pu faire. Le lycanthrope était vraiment en fureur. Ildevint pâle et ses yeux noircirent.

-- Pardondit-ilen étendant la maincomme pour imposer silence au tasde viande poilue qu'on venait de consulter et qui se préparaità répondrel'avis de M. Beauclerc est sans intérêtpour moi. Je tiens même à l'ignorer absolumentet jem'étonnemonsieur Beauvivierque vous ayez eu l'idéede me faire asseoir à votre table pour mettre la dignitéde ma personne en expertise. J'étais loin de supposer que lalecture que vous venez d'applaudiret que je n'ai faite que pourvous complairedût êtresitôtl'occasion dumortifiant éloge dont vous m'accablezet de l'arbitrage plusoutrageant qu'il vous plaît d'invoquer.

Beauviviersurprisse récria :

-- Commentest-il possiblecher monsieurque vous dénaturiez àce point mes paroles et mes intentions ? En véritéjene devine pas en quoi j'ai pu vous offenser...

Plusieursparlèrent à la fois. -- Il est bien mal élevéce catholique ! disait Beauclerc. -- Il a été mordu parVeuillotajoutait Tinville. D'autres exclamations du mêmegenre coururent d'un bout de la table à l'autre. Le cheniluninstant matéretrouvait sa gueule.

-- Si vousavez besoin que je vous explique en quoi vos paroles m'ont révoltéreprit Marchenoiril est douteux que mes explications vous éclairentet vous satisfassent. Néanmoinsles voicien aussi peu demots que possible. Je regarde l'état de comédien commela honte des hontes. J'ai là-dessus les idées les pluscentenaires et les plus absolues. La vocation du théâtreestà mes yeuxla plus basse des misères de ce mondeabject et la sodomie passive estje croisun peu moins infâme.Le bardachemême vénalest du moinsforcé derestreindrechaque foisson stupre à la cohabitation d'unseul et peut garder encore-- au fond de son ignominie effroyable-- la liberté d'un certain choix. Le comédiens'abandonnesans choixà la multitudeet sonindustrie n'est pas moins ignoblepuisque c'est son corps quiest l'instrument du plaisir donné par son art. L'opprobre dela scène estpour la femmeinfiniment moindrepuisqu'ilestpour elleen harmonie avec le mystère de laProstitutionqui ne courbe la misérable que dans le sens desa nature et l'avilit sans pouvoir la défigurer.

Il a fallule dénûment métaphysique particulier au XIXesiècle et l'énergie surprenante de sa déraisonpour réhabiliter cet art que dix-sept cents ans de raisonchrétienne avaient condamné. Il paraît toutsimpleaujourd'huide recevoir avec honneur et de pavoiser dedécorations d'abominables cabotsque les bonnes gensd'autrefois auraient refusé de faire coucher àl'écuriepar crainte qu'ils ne communiquassent aux chevaux lamorve de leur profession. Maisvous l'avez dit tout àl'heureje ne suis pas de ce sièclej'ai d'autres idéesque les siennesetparmi les choses répugnantes qu'ilidolâtrele prostibule de la rampe est surtout blasphémépar moi... Il vous était facile de conclureainsi que tantd'autres l'ont déjà faitde l'intensité de moncoup de boutoir à une vocation d'assassinpar exemple-- cequi n'aurait nullement altéré mon humeur. Vous pouviezinférer de ma prose et de ma diction la folie furieuse outout au moinsquelques scrofules honteusesquelques bas ulcèresdont la purulence cachée me sortirait jusque par les yeux...Sans hésitervous expliquez tout de moi par des facultésde saltimbanque et vous m'offrez un avenir de bouffon de la canaille.Voilàje vous l'avouece qui dépasse complètementmes capacités de résignation.

Pendantque parlait l'étrange rebelleun murmure plus qu'hostiles'élevait autour de lui et montait jusqu'au grondement.Aussitôt qu'il eut finiles aboiements éclatèrent.Il fallait qu'on en eût gros sur le coeuret depuis longtemps.Un inconnuproférant les mêmes impiétésn'aurait obtenu que des interjections de rappel à l'ordre oude silencieux et compatissants sourires-- car le monde de la plumeesten généralfort attentif aux pratiquesextérieures de la plus urbaine indulgencesurtout en laprésence des bêtes féroces.

Maisicion avait affaire à l'ennemi communà celui dontpersonne ne pouvait être l'ami et qui ne pouvait êtrel'ami de personne. Marchenoir était un hérétiquenégateur du Saint Sacrement de la crapuleau milieu d'unripaillant concile de théologiens et de hauts prélatsdu maquerellage. Le vomissement sur les comédiens éclaboussaità peu près tous ces courtiers de luxure ou de vanitéqui prospéraient en exploitant les plus viles passions de leurtemps. Puisil fallait bien qu'on se vengeât de la surprisequ'on venait d'avoir et des applaudissements qu'on avait donnéspar l'effet d'un ascendant inexplicable.

Il y eutalorsun concert de trépidationsun crépitementd'injuresune bourrasque de mauvais soufflesune clameur composéede toutes les formules d'excommunication et d'interditusitéesdans les séances les plus orageuses des parlements de laracaille. Les têteschauffées à l'esprit de vinet fumantes sous la girandolen'étaient plus en étatde garder aucune mesureet la vérité de leurgoujatisme transsudait de leur congestion. il n'était pasjusqu'au docteur Des Boisl'intime de tout le monde etenparticulierdu glorieux Cadetqui n'eût quelque chose àdireet qui n'exprimât-- en un style vérifiépar l'auteur du Maître de Forges-- que Marchenoiravait le malheur de "ne pas savoir se tenir en société".

Beauvivierexcessivement inquietse prenait à craindretout de bonqueson complot n'eût un dénouement fâcheuxet quel'amusante exhibition du monstre qu'il avait rêvée nedevînt-- par la malchance d'une considérable additionde calottes-- une tragédie sans gaieté. Vainementilessayapar gestes et conjurations impuissantes de sa frêlevoixde rétablir l'ordre.

Au faitl'aspect du monstre n'était pas pour inspirer précisémentla sécurité. Il était demeuré assisilest vraiet très calme en apparencemais ses yeuxdilatésà l'intérieurréverbéraienten noirprofondla colère générale. On devinait qu'ilétait plus à son aisede se voir en butte àtous les carreauxet qu'il jouissait de sentir monter son courage.Il attendit que la première furie s'apaisât d'elle-mêmenaturellementpar l'exhalation pure et simple de l'injure ou dudémenti que chacun de ses adversaires pouvait avoir àlui décerner.

Quand lemoment lui sembla venuil se levaet ce diable d'homme se mit àparleren commençantd'un ton si particulièrementsonore et grave qu'il obtint le silence.

-- Il meserait extrêmement facilemessieursde prendre ici un objetquelconque-- ne fût-ce que M. Champignolle-- et de m'enservir pour vous rosser tous. Quelques-uns d'entre vous qui meconnaissent-- appuya-t-ilen regardant Dulaurier que son dandysmeclouait au rivage-- savent que j'en suis capableet je n'essaieraipas de vous dissimuler que j'en suis fort tentédepuis uninstant. Cet exercice me soulagerait et rendrait ma digestion plusactive. Mais.... à quoi bon ? je vais partir simplement etvous pourrezalorsentrelacer vos esprits fraternels dans la paixparfaite. Je ne suis pas des vôtres et je l'ai senti dèsmon entrée. Je suis une façon d'insensérêvantla Beauté et d'impossibles justices. Vous rêvez dejouirvous autreset voilà pourquoi il n'y a pas moyen des'entendre.

Seulementprenez garde. La salauderie n'est pas un refuge éternelet jevois une gueule énorme qui monte à votre horizon. Onsouffre beaucoupje vous assuredans le monde cultivé parvous. On est sur le point d'en avoir diablement assezet vouspourriez récolter de sacrées surprises... Dieu mepréserve d'être tenté de vous expliquer la sueurde prostitution qui vous rend fétides ! La force des chosesvous a remplis d'un pouvoir qu'aucun monarqueavant ce sièclen'avait exercé puisque vous gouvernez les intelligences et quevous possédez le secret de faire avaler des pierres auxinfortunés qui sanglotent pour avoir du pain.

Vous avezprostitué le Verbeen exaltant l'égoïsme le plusfangeux. Eh bien ! c'est l'épouvantable muflerie modernedéchaînée par vousqui vous jettera par terre etqui prendra la place de vos derrières notés d'infamiepour régner sur une société à jamaisdéchue. Alorspar une dérision inouïecapable deprécipiter la fin des tempsvous serezà votre tourles représentants faméliques de la Paroleuniversellement conspuée. Je voisen vousles Malfilâtressans fraîcheur et les minables Gilberts du plus prochainavenir. Jamais on n'aura vu un déshonneur si prodigieux del'esprit humain. Ce sera votre châtiment réservéd'apprendreà vos dépenspar cette ironiemonstrueuseles infernales douleurs des amoureux de la Véritéque votre justice de réprouvés condamne à sedésespérer tout nuscomme la Véritémême. Mon plus beau rêvedésormaisc'est quevous apparaissiez manifestement abominablescar vous nepouvez pasen consciencel'être davantage. Au nom des lettresqui vous renient avec horreurvous vivez exclusivement de mensongede pillagede bassesse et de lâcheté. Vous dévorezl'innocence des faibles et vous vous rafraîchissez en léchantles pieds putrides des forts. Il n'y a pasen vous tousde quoifréter un esclave assez généreux pour ne vouloirendurer que sa part congrue d'avilissementet disposé àregimber sous une courroie trop flétrissante. J'espèredonc vous voirdans peusans aucun argent et tondus jusqu'àla chair vivepuisqu'il n'existe pas d'autre expiation pour des âmesde pourceaux telles que sont les vôtres.

J'espèreaussi que ce sera la fin des fins-- continua Marchenoirs'exaspérant de plus en plus-- car il n'est pas possible desupposer le proconsulat d'une vidange humaine qui vous surpasseraiten infectionsans conjecturerdu même coupl'apoplexie del'humanité. En ce jourpeut-êtrele Seigneur Dieu serepentira-- comme pour Sodome-- et redescendrasans douteenfin! du fond de son cieldans la suffocante buée de notreplanètepour incendierune bonne foistous nospourrissoirs. Les anges exterminateurs s'enfuiront au fond dessoleilspour ne pas s'exterminer eux-mêmes du dégoûtde nous voir fuiret les chevaux de l'Apocalypseàl'apparition de notre dernière ordurese renverseront dansles espacesen hennissant de la terreur d'y contaminer leurspaturons !...

Ayantvociféré ces derniers mots d'une voix qui parut presquesurhumainel'imprécateur s'en alla frémissantla têtehaute et les yeux en flammes. Les auditeurs comprirent probablementqu'il ne ferait bon pour personne lui barrer le cheminen luiprésentant un manuel de civilitécar ceux au milieudesquels il dut passer s'écartèrent avec unempressement visible.

Unedemi-heure aprèsil disaiten se laissant tomber sur unebanquette du café où l'attendait Leverdier :

-- Cheramimon journalisme est fricassémaisc'est égaljen'ai pas payé trop cher la volupté de leur sabouler lagueule !




CINQUIEMEPARTIE



LXIII



A partirde ce jourle révolté s'enferma dans la plus hautecitadelle de son esprit. Il se remit courageusement à sonlivre sur le Symbolisme. Il se représenta que c'étaitla dernière ressource qui lui restaitet calcula qu'avecl'argent du bon général des Chartreux il irait quelquesmois encoreet pourraitsans doutele terminer. Alorsilarriverait ce que Dieu voudraitmaisdu moinscette oeuvredontil se sentait la vocation et qui criait en lui pour êtreenfantéese trouverait accomplie.

Aucuneported'ailleursne paraissait devoir s'entrouvrir. Son premierarticle au Pilate avait été le dernier. Il avaitparueffectivementle surlendemain du fameux dînermaistellement défiguré par des atténuations et desretranchements sans nombre qu'il ne le reconnaissait pluset que lepremier chroniqueur venu l'aurait pu signer. Il s'y attendait un peuet n'en eut point de colère. Il déplora seulement queson nom même n'eût pas été raturécomme ses épithèteset il ressentit de cette lâchesottiseune amertume poignante qui le paralysaintellectuellementtout un jour. Puisce fut fini.

Du côtédes catholiquesil avait éprouvédepuis longtempsdetelles aversionsqu'il ne fallait pas même y songer.L'hostilité cafarde de ce groupe étaitpeut-êtreencore plus enragée que la haine déclarée desmécréants. Il l'avait bien vu pour sa Vie de sainteRadegondelivre exclusivement religieuxs'il y en eut jamaisdont les catholiques eussent dû faire le succèsetqu'ils avaient éteintdu premier coupsous un implacablesilence. Pour ces nyctalopesla pourpre vive du talent de Marchenoirétait un scandale d'optiquepouvant mettre en danger la santéde leurs méchants yeuxet qu'ils se firent un devoird'étouffer comme une tentation du Diable. Le nouveau livrequ'il préparait ne les indignerait pas moins. En supposantqu'il trouvât un éditeur-- ce qui paraissait peuprobable-- quel moyen aurait son oeuvre d'arriver jusqu'au publicet d'obtenir ce demi-succès de vente si nécessaire àla subsistance de l'auteur ? Décidément l'avenir étaithorrible.

Marchenoirtravaillait à corps perduécartantcomme il pouvaitcette vision de désespoir. Mais elle revenaitquand mêmes'imposant despotiquement au malheureux homme. Alorsla plumetombait de sa main etquoi qu'il pût faireil lui fallaitrepasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C'étaitune mélancolie de damné. Dans ces momentsVéroniques'approchait ets'inclinant sur l'épaule de ce porte-croixchargé d'un si dur fardeaus'efforçait de le ranimer-- Pauvre chère âmedisait elleque ne puis-je prendresur moi toute votre peine ! etsouventces deux êtress'attendrissaient l'un sur l'autre et pleuraient ensemble.

Orcelamême était un autre danger et une source de douleursnouvelles-- incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux quejamais. Avec une terreur immenseil se voyait de plus en plus captifet chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutiléedans l'espérance de recueillir l'horreur dont elle avaitprétendu masquer son visagecette impression salutaire nevenait pas. Il ne trouvait en elle qu'un objet de pitiésamollissantesqui s'achevaient en de suggestives incitations. Cerêveurchaste autant qu'un moinebrûlait comme unsarment.

Tel étaitle résultat définitifl'aboutissement suprême detant d'effortsde si complètes victoires antérieuressur sa chair et sur son esprit. A quarante ansil revenait auxtroubles de l'adolescence. Il lui fallaitdéjà brisétant de foisrésister encore à cet effrayant retour dejeunesse qui déracine les âmes les moins entaméeset les plus robustes. Et il ne voyait pas d'issue pour fuir. Letravailla prière mêmene le calmaient pas. Tout letrahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaient qu'àpencher un peu plus son coeur sur cet abîme du corps de lafemmeoù vont se perdreen grondantles torrents humainsdévalés des plus hautes cimes. Le Christ saignant sursa Croixla Vierge aux Sept Glaivesles Anges et les Saints luitendaient l'identique traquenard de liquéfier son âme àleurs fournaises...

Lasituation morale de Marchenoir était épouvantable.Aucun être humain ne saurait s'arranger de la privationperpétuelle de tout bonheur. Les plus misérablesn'acceptent pas cet inacceptable dénûment. On peuttoujours se donner un viceune manieou se précipiter ausuicide. Ces trois solutions révoltaient égalementl'amoureux mystiquesans qu'il fût plus capable que le derniervagabond d'en dénicher une quatrième. Le bonheur ! ilen avait été affamé toute sa viesans espoir derassasiement. Personne ne l'avait jamais cherché avec unetelle furie... et une si parfaite incrédulité. Etencoreil l'avait cherché trop hautdans un éthertrop subtilmême pour l'illusion.

Maintenantpar une dérision sataniquecet éternel désird'être heureux-- cette inapaisable soif d'une fontaine quin'existe pas pour les êtres supérieurs-- se précisaità deux pas de luisous la forme d'un objet palpabledont lapossession l'eût comblé d'horreur. Il se tordait derageil se souffletait lui-mêmeà la pensée quecette sainte-- qui était sa gloire et sa rançon--il la convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire !Ah ! c'était bien la peine d'endurer quarante martyresdes'exténuer par tant de labeursde se consumer au pied desautels et de laver les pieds de Jésus d'un million de larmespour aboutir finalement à la saleté de cetteobsession...

Ils'enfuyait loin de la maisonforcé d'abandonner son travailet marchait hors de Parissur les routes et par les chemins désertsen criant vers Dieu dans d'interminables perambulations solitaires.Mais la Tentation ne le lâchait pas et souventmêmeendevenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur cemarcheurles ongles plantés dans son coul'aveuglant desailesle déchiquetant du becici dévorant lacervelleet dominant de ses cris de victoire la clameur de détressedu Désespéré.

Desfrénésies soudaines le saisissaientle rendantvraiment énergumène. Il se jetaiten mugissant commeun buffle pourchassédans les taillisau risque de sedéchirer le visage ou de se crever les yeuxinsensible auxécorchures et aux meurtrissures-- quelquefois aussi seroulait sur l'herbe en écumant à la façon desépileptiquesappelant à son secoursindistinctementles puissances de tous les abîmes. Un soiril se réveilladans un fourré du bois de Verrièresglacéjusqu'à la moelle des osayant dormi de ce perfide et profondsommeil des épuisés de chagrinqui les réconfortepour qu'ils puissent un peu plus souffrir.

Dansl'accalmie nerveuse qui suivait ces crisesson imaginationtoujoursinquiètelui représentaitpour varier son suppliceVéronique telle qu'elle avait étéhier encoreavant de se massacrer elle-mêmepour l'amour de lui. Alorsilse laissait aller à des calculs de marchand d'esclavessedisant qu'après tout le mal n'était pas irréparableque les cheveux et les dents peuvent s'acheter et qu'il netenait qu'à lui de restaurer l'idole de sa perdition. Puislesentiment revenaitaussitôtde son éternelleindigence-- ramenant cette âme malheureuse au centre le plusdésolé de ses infernales douleurs !


LXIV


Une despratiques religieuses auxquelles il tenait le plus était lagrand'messe de paroissecelle-là qu'on a nommée dansun style abjectl'"opéra du peuple"probablementpar antiphrasepuisqu'il est interdit au peuple d'y assister.

Il est sûrque les fabriques ne badinent pas avec le pauvre mondeetJésus lui-mêmesuivi du Sacré Collège deses douze Apôtresserait promptement balayé par lebedeau-- si cette compagnie s'en venaitguenilleuseet n'ayantpas de monnaie pour payer les chaises. Les dévotes riches etnotablesqui font graver leurs noms sur leurs prie-Dieu capitonnésne souffriraient pas le voisinage d'un Sauveur lamentablement vêtuqui voudrait assister en personne au Sacrifice de son propre Corps.Les toutous de ces dames seraient certainement expulsés avecplus d'égards que ce Va-nu-pieds divin.

Cettesimonie inspirait à Marchenoir une horreur sans bornes. Aussine le voyait-on jamais parmi la foule des paroissiens endimanchés.Il déposait Véronique au premier rangdevant l'autelqu'elle aimait à voir en face et allait s'installeràl'abri de tous les yeuxdans une chapelle latérale et presquetoujours solitaireoù son âme douloureuse risquaitmoins d'être coudoyée par les âmes d'argent ou deboue qui polluent de leurs toilettes la maison du Pauvre.

Il tâchaitaussi de ne pas voir l'architecture de cette église moderne-- sous-imitation mal venue d'un art décadentexécutéepar quelque maçon dénué de pulchritudegéométrique.

Toute sonattention était pour cette Liturgie profonde qui a traverséles sièclesà l'encontre des apostasies du tire-ligneet des reniements du compas. La compréhension qu'il avait decette merveille du Symbolisme chrétien lui procurait unapaisement surnaturel. Son âme religieuseaux trois quartssubmergée par le diabolisme de la passionprenait piedquelques instantssur ces formes saintesau-delà desquellesil pressentait la gloire des pitiés divines. Il retombaitaussitôt aprèsdans les vagues folles de son délire.N'importe ! il avait une heure de réconciliation sublimetraversée d'éblouissements. Une hypertrophie de joielui gonflait le coeurjusqu'à l'éclatement de sapoitrine.

Lagrand'messe est une agonie d'holocauste accompagnée par deschants nuptiaux. Elle résume l'incommensurable des douleurs etl'infini des allégresses. Elle renouvellesans lassitudeendes cérémonies toujours identiquesl'énormeconfabulation du Seigneur avec les hommes :

-- Je vousai créésvermine très chèreà maressemblance trois fois sainteet vous m'avez payé en metrahissant. Alorsau lieu de vous châtierje me suis punimoi-même. Il ne m'a plus suffi que vous me ressemblassiez ;j'ai senti moil'Impassibleune soif divine de me rendre semblableà vouspour que vous devinssiez mes égauxet je mesuis fait vermine à votre image.

Vouscroupissezcomme il vous plaîtdans la fange rougie de monsangau pied de la croix où vous m'avez fixé par lesquatre membres pour que je ne m'éloignasse pas. Nous voilàdonc ainsivous et moidepuis deux mille ans bientôt. Orcebois est affreusement dur et vous ne sentez pas bonmes enfantschéris...

Je ne voisguère que mon serviteur Elie qui pourrait venir me délivrerpour qu'il me fût possibleenfinde vous baptiser et de vouslessiver dans le feucomme je l'ai tant annoncé. Mais ceprophète est endormisans douted'un puissant sommeildepuis si longtemps que je l'appelle dans l'angoisse du Sabacthani!...

Ilviendrapourtantje vous prie de le croireet vous apprendrezalorsimbéciles ingratsce que je suis capable d'accomplir.

En cejourles épouvantes de Dieu militeront contre les hommesparce qu'on verra la chose inouïe et parfaitement inattenduequi doit déraciner jusque dans ses fondements l'habitaclehumainc'est-à-dire la translation des figures en réalité...Je vous aveugleraiparce que je suis l'auteur de la Foije vousdésespéreraiparce que je suis le premier-né del'Espéranceje vous brûlerai parce que je suis laCharité même. Je serai sans pitiéau nom de laMiséricordeet ma Paternité n'aura plus d'entraillessinon pour vous dévorer.

Ma Croixméprisée éclatera de splendeurcomme unincendie dans la nuit noireet une terreur inconnue recruteradanscette clartéla multitude tremblante des mauvais troupeaux etdes mauvais pasteurs. Ah ! vous m'avez dit d'en descendre et que vouscroiriez en moi. Vous m'avez crié de me sauver moi-mêmepuisque je sauvais les autres. Eh bien ! je vais combler tous vosvoeux. Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsque cetteépouse d'ignominie sera tout en feu-- à cause del'arrivée d'Elie-- et qu'il ne sera plus possible d'ignorerce qu'étaitsous son apparence d'abjection et de cruautécet instrument d'un supplice de tant de siècles !...

Toute laterre apprendrapour en agoniser d'épouvanteque ce Signeétait mon Amour lui-mêmec'est-à-direl'ESPRIT-SAINTcaché sous un travestissement inimaginable.

CetteCroix qui me dépasse de tous les côtéspour exprimerdans sa Folieles adorables exagérations devotre RachatElle va dilater sur toute la terre ses Brastorréfiants. Les montagnes et les vallées seliquéfieront comme la cireet votre Dieudéclouéde son lit sanglantposera de nouveau sur le sol d'Adam ses deuxpieds percéspour savoir si vous tiendrez parole en croyanten lui.

Il vousregardera avec la Face de sa Passionmais ruisselantecette foisde la lumière de tous les symboles préfigurateurs quece prodige allumeradevant luicomme des flambeaux et-- pouravoir faitdans le temps des ténèbresl'usage qu'ilvous aura plu de votre liberté de pourriture -- vousconnaîtrezà votre tource que c'est que d'êtreabandonné de mon Pèrela Soif vous sera enseignéeet toute justice sera consommée en vous dans les épouvantablesMains ardentes que vous aurez blasphémées !

Tel étaiten Marchenoir l'étrange écho de la liturgie sacrée.La ferveur de ce millénaire tendait sans cesse auxaccomplissements de la fin des fins. Tous les desiderata des âmesles plus sublimes accouraient à cette âmecomme uneinvasion de fleuveset sa prière intérieure mugissaitcomme l'impatience des cataractes.

Cechrétien inouï ne pensait même plus à sontriste temps. Les colères immenses que soulevait en lui lapromiscuité des ambiantes turpitudes étaient oubliées.Involontairementil assumaiten de surhumains transportsladéréliction de tous les âges.

-- Vousavez promis de revenircriait-il à Dieupourquoi donc nerevenez-vous pas ? Des centaines de millions d'hommes ont comptésur votre Paroleet sont morts dans les affres de l'incertitude. Laterre est gonflée des cadavres de soixante générationsd'orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez du sommeil desautresde quel sommeil ne dormez-vous paspuisqu'on peut vociférerdix-neuf siècles sans parvenir à vous réveiller?... Lorsque vos premiers disciples vous appelèrent dans latempêtevous vous levâtes pour commander le silence auvent. Nous ne périssons pas moins qu'euxje supposeet noussommes un milliard de fois plus infortunésnous autreslesdéshérités de votre Présencequi n'avonspas même le décevant réconfort de savoir en quellieu de votre univers vous dormez votre interminable sommeil !

Cesobjurgationsque les docteurs de la loi eussent condamnéesil ne pouvait s'empêcher de les renouveler sans relâche.C'était la respiration de son âmequand il s'exhalaitvers le cielet-- depuis la mort du prêtre qui lui avaitautrefois ouvert l'entendement-- il n'avait pu rencontrer queVéronique dont le simple esprit ne se scandalisât pas decette impétueuse façon de parler à Dieu.

Lesouvenir de la chère créature se mêlaitparconséquentà sa prière et traversait en flèchesde flamme ses exaltations prophétiques. Il s'enroulait àses pensées les plus hautes et participait de leurenthousiasme. Il trouvaitanalogiquementsa place dans lespéripéties et les phases liturgiques du vaste drame depropitiation qui s'accomplissait sous les yeux du contemplatifobsédé.

Lorsqueaprès l'instruction dominicale du curé ou de sonvicaire-- que Marchenoirau fond de sa chapellese félicitaitde ne pas entendre-- l'orgue venant à tonner à laparole de l'officiantpromulguaitune fois de plusen accompagnantles voix des chantrescet antique Symbole de Nicée dontquinze siècles n'ont pas encore épuisél'adolescencele solitaire étaitmalgré toutavecVéroniquedans le houlement grégorien des DouzeArticles incommutables. La chair se taisaitsans douteet labien-aimée se transfigurait à la lumière desaperceptions extra-terrestres. L'obsession se faisait divine pourn'être pas exorciséemais elle ne s'éloignaitpas un instant.

Peut-êtrefallait-il qu'il en fût ainsi. Les prières canoniques del'Église romaine ont un tel caractère d'universalitéune si essentielle vertu de ramener à l'absolu tout réductiblesentiment humainque Marchenoirmomentanément allégéde torturesse prenait à considérer cette violenceexercée sur lui comme une nécessaire épreuve.

A ce pointde vuel'oblation de l'Hostie et l'oblation du Calice suggéraientà cet exégète enflammé d'immédiatesapplications que les grondements de l'orgueaux versets incitateursdu commencement de la Préfaceavaient l'air de paraphraser.Sursum corda ! -- Hélas ! je le veux bienrépondaitle misérablemais ma force est abattue et mon triste coeurpèse autant qu'un monde...

Al'immense éclat du Sanctusil se redressaitil sebrandissait lui-même jusqu'aux cieuxdans l'ivresserédemptrice de cette louange oecuménique. Il luisemblaitalorsprésenter devant le trône de Dieu cettesainte de la terre qu'il avait formée à la ressemblancedes saintes du Paradis.

--Retirez-la de moidisait-ilcachez-la de moi dans vos gouffres delumièregardez-moi ce pécule de rémission quej'ai si laborieusement conquis !

Un peuplus loinà l'hymne séraphique de l'O salutarisil se liquéfiait de mélancolique douceuret c'étaitla minute exacte où il se croyait ordinairement devenu toutfort.

Toutes lescérémoniestous les actes particuliers de ceSacrificeque les théologiens regardent comme le plus grandacte qui puisse être accompli sur terre pénétraientMarchenoir jusqu'aux intestins et jusqu'aux moelles. Il se saturaitde la Dilection supérieure et n'en devenait ensuite que plusabordable aux inférieures sollicitations de son animalité...

C'est unlamentable mystère de notre nature que les plus hautesappétences des êtres libres soient précisémentce qui les précipite à leur perdition-- afin qu'ilstombent sans espérancecomme Lucifer. Le malheureux lesavait. C'est pourquoi il aurait voulu que cette messe n'eûtjamais de finet que les chants amoureux ou comminatoirescontinuassent ainsijusqu'à ce que les tièdes fidèlesvenus pour faire semblant de les écouterfussent réduitsen poussière avec lui-même et sa Véronique !...

Il sortaitenfinles nerfs rompusla tête sonnanteexcédéjusqu'à défaillir.


LXV


Véroniquen'eût pas été femme si l'état effroyablede Marchenoir avait pu lui échapper. Il s'en fallaitd'ailleursqu'il fût habile à dissimuler. Tout ce qu'ilpouvait était de donner le change à Leverdierenlaissant croire à cet ignorant de l'amour que son oeuvre seulele désorbitait de la vie normaleVéroniqueplusclairvoyanteavait discernédu premier coupla désespérantevérité. Elle garda le silencen'ayant pas autre choseà fairemais dans une désolation et un tremblementinexprimables.

L'apparenteinutilité de son martyre l'écrasa. Elle vit que toutétait perducette foiset eut le pressentiment d'unecatastrophe prochaine.

Seulementelle désira d'un désir tout-puissant d'en être laseule victimepour que sa disparition délivrât celuiqui l'avait elle-même délivrée. Elle se mit àconvoiter le fruit savoureux de sa propre mortcomme la grande Eveconvoita le fruit de la mort universelle.

Sescontinuelles oraisons acquirent une intensité inouïe ets'emportèrent jusqu'au délire. Elle se tordit le coeurà deux mains pour en exprimer sa vie. A l'exemple de sainteThérèseelle se construisit "un château desept étages"non pluscomme la réformatrice duCarmelpour monter de l'initial détachement de ce monde àla parfaite consommation de la paix divinemais pour transférerson âme navrée dans quelque définitive prisonlumineuse ou sombrequi ne fût pasdu moinsce tabernaclecharnel si vainement défiguréen passant par lessuccessives geôles du renoncement suprême-- et tel futle donjon de sa silencieuse agonie.

Ce fut unde ces drames noirs et profondscachés sous le petitmanteau bleu des sourires de la charité-- comme l'ébènehorrible de l'espace est masqué de cet azur qui est l'alimentde la vie des hommes. Ces deux singulières victimes d'un Idéalprorogé au-delà des temps évitaientsoigneusement toute parole qui pût éclairer l'un oul'autreet cette prudence n'était vaine qu'à l'égardde Véronique-- car Marchenoirbien assuré que sonamie ne partageait pas son troubleà luiétait loincependant de conjecturer le trouble sublime dont la physionomieimperturbée de la trépassante gardait le secret. Ils nese parlaient donc presque pluss'épouvantant eux-mêmesdu despotisme de ce silence qui s'asseyait dans leur maison.

Bientôtils ne se virent qu'aux heures des repasrapidement expédiéset plus tristes encore que les autres événementsquotidiens de leur vie commune-- excepté les jours oùLeverdier venait interrompre de sa présence les suffocationsinsoupçonnées de ce tête-à-tête. Lebrave hommeà cent lieues de deviner les tortures infiniesqu'on lui cachait avec le plus grand soinparlait du Symbolisme àMarchenoir heureux de s'ensevelir sous cette couvertureintellectuelle qui lui servait à tout abriter. Puisquedepart et d'autreon jugeait le mal sans remèdepourquoicontrister à l'avance un si tendre ami ? Il souffriraittoujours assez tôtle pauvre diablequand viendrait ledénouementnécessairement funesteque les deuxinfortunés apercevaient plus ou moins distinctmaisinévitable.

Une nuitle damnéseul dans sa chambreayant passé plusieursheures à compulser des similitudes historiques dansl'abominable épopée du Bas-Empires'aperçuttout à coup qu'il peinait en vain. La torche fumeuse de sonespritinutilement agitéene donnait plus de lumière.Il posa sa plume et se mit à songer.

On étaitau mois de juin et le jour naissait. De la fenêtre ouverte surle quartier endormi un souffle suave arrivait sur luirafraîchissantet capiteux comme le parfum des fruits... C'est l'heure desénervements dangereux et des languides instigations del'esprit charnel. Un hommehabituellement chaste et fatiguéd'une longue veilleestalorssans énergie pour y résister.Dans le cas de Marchenoirce très simple phénomènese compliquait de prédispositions passionnelles à fairesombrer quarante volontés du plus haut bord. Tout àcoupune furie de concupiscence sauta sur luicomme eût faitun tigre.

Abatturoulédilacérédévoré dans lemême instantson libre arbitreatténué depuistant de joursdisparut enfin. Étranglé par le spasmede l'hystérieagité de frisson et claquant des dentsil se levamit sa tête hors de la fenêtreexhaladansl'air du matinle hennissement affreux des érotomanes et--silencieusement -- avec la circonspection miraculeuse d'un aliénéil ouvrit sa porte sans le plus léger grincementglissa commeun fantôme à travers la salle à mangeretparvint à la porte de Véronique.

Une lignede clarté jaune passait au-dessous et un rayon plus lumineuxfilait par le trou de la serrure. La pénitente veillaitencore. Il s'arrêta et prit à deux mains sa têteen feuse demandant ce qu'il voulaitce qu'il venait faire...lorsqu'il entendit un gémissement et n'hésita plus.

Abandonnanttoute précautionil entra et vit celle qu'il convoitait d'unsi flagellant désirle très "dur fléau deson âme"à genouxles yeux fixés sur lecrucifixles bras croisés sur son seinle visage gonfléruisselant etchose navrantele parquetdevant ellemouilléde ses larmes. Elle avait dû pleurer ainsi toute la nuit.

L'effet decette vision fut de transformer immédiatement la fureur deMarchenoir en une compassion déchirante. -- Je suis sonbourreau ! pensa t-il. Il allait se précipiter vers elle pourla releverquand la pauvre saintequi n'avait pas remarquéson intrusionse mit à parler. -- Mon bien-aimédisait-elled'une voix entrecoupéeque vous êtes durpour ceux qui vous aiment ! Ils ne sont pas trop nombreuxcependant! Que n'a-t-il pas fait pour vousce malheureux homme qui ne respireque pour votre gloire ?... Il n'est pas pur devant vousc'est bienpossible... Hé ! qui donc est pur ? Mais il a toujours donnétout ce qu'il avaitil a pleuré avec tous ceux qui étaienten travail de douleurs et il a eu pitié de vous-mêmedans la personne de ceux que votre Église appelle les membressouffrants de votre Majesté sacrée... Est-il justedites-moi qu'il soit mis dans le feu pour avoir voulu sauverMadeleine ?...

Puisdansune sorte de transportet sa raison se déréglantellese mit à invectiver contre son Dieu. Marchenoirau comble del'épouvantevoyait ses plus procellaires emportements deblasphémateur par amour dépassés par cetteingénue qu'il avait tirée de l'extrême ordurecomme un diamant du limonet dont il thésaurisaitdepuisdeux ansles paradoxales innocences.

-- Tout ceque vous voudrezcriait presque la déliranteexceptécette iniquité qui vous déshonore ! Replongez-mois'ille fautdans la fosse horrible où il m'a priseet ensuitejetez-moicomme un haillon dégoûtantdans votre enfersempiternel. Si vous me damnezje suis bien sûreau moinsque je ne grincerai pas des dents !

Soudaincomme si la présence de son pantelant amiimmobile et deboutà l'extrémité de son oratoirel'eûtimpressionnéeelle se retourna et venant vers luilentementses magnifiques yeux dilatés par toutes les stupéfactionsde la démenceelle prononça distinctementmais d'unevoix désormais douce et plaintiveces inconcevables mots :

-- Quidfeci tibi aut in quo contristavi te ?

Cetteinterrogation de victimequ'on chante le Vendredi Saintdans leséglises dénudées à l'antienne del'Adoration de la Croixet que Véroniquedans son égarementappliquaitpar une confusion poignanteà celui mêmedont elle venait d'étaler à Dieu la détresseacheva de briser le désespéré Marchenoir. Deslarmes jaillirent de ses yeux et brillèrent à la lueurdes deux lampes.

A cetaspectl'affolée revint à elleaccomplissant le gesteinconscient de tous les êtres qui souffrent en haut de leurâmeet qui consiste à se balayer le front du bout desdoigtsdes sourcils aux tempespour en écarter le souci.Ensuiteelle poussa un cri etpar un mouvement d'irrésistibleféminitéjeta ses deux bras autour du cou de soncompagnon d'exil.

-- O monJoseph ! lui dit-elleen roulant sa tête sur ce coeur dévastécher malheureux à cause de moine pleurez pasje vous ensupplievos peines vont bientôt finir... Vous étiezpeut-être làtout à l'heurequand je disais desinjures à mon très doux Maîtreet vous avez dûpenser que j'étais folle ou fameusement ingrate. Je me lesreprochemaintenantcomme si je vous les avais adressées àvous-mêmeces cruelles paroles !... C'est vraipourtantquej'avais la tête perdue ! Quand je vous ai vu si tristeau fondde ma chambrej'ai cruun momentque je voyais ce même Jésusque je venais d'accuser de méchanceté et d'injustice-- car c'est à peine si je parviens à vous séparermême dans la prièremes deux Sauveurstous deuxagonisants pour l'amour de moi et tous deux si pauvres !... Ces motslatinsque vous m'aviez expliqués à l'adoration de lacroix et que vous avez dû être bien étonnéd'entendre -- n'est-ce pas ? -- il m'a semblé que c'étaitJésus lui-même qui me les appliquaiten manièrede reprochesous votre apparence douloureuseet ma bouche les arépétés comme un écho... Ne cherchezpoint à expliquer celamon cher savant. Vous avez assez devos penséessans vous mettre en peine de mes folies... Vousêtes captifcomme le premier Josephdans une trèsrigoureuse prisonet je priesans cessepour que Dieu vous endélivre. Croyez-vous qu'il puisse résister longtemps àune fille aussi importune ?...

Ah ! çàmais-- ajouta-t-ellese redressant tout à coup et posantses mains sur les épaules de Marchenoir-- vous ne savez doncpas qui vous êtesmon amivous ne voyez donc rienvous ne devinez rien. Cette vocation de sauver les autresmalgrévotre misèrecette soif de justice qui vous dévorecette haine que vous inspirez à tout le monde et qui fait devous un proscrittout cela ne vous dit-il rienà vous quilisez dans les songes de l'histoire et dans les figures de la vie?...

Cettequestionpeu ordinairece n'était pas la premièrefois que Véronique l'adressait à son ami lamentable.Elle n'était pas plus inouïe pour lui que tant d'autreschoses insolubles ou hétéroclites qui avaient fait desa vie un paradoxe. Cette habitante "de l'autre rive"--eût dit Herzen-- à laquelle aucune dévote neressemblaitparaissait avoir reçuen même temps que ledon de la perpétuelle prièrela facultésurhumaine de tout ramener à une vision objective siparfaitement simple que le synthétique Marchenoir en étaitconfondu. Souventelle le suggéraità son insuet leremplissait de lumièresans se douter du prodige de soninconsciente pédagogie.

Un jourque le symboliste scripturaire lisait en sa présenceen lesinterprétantles premiers chapitres de la Genèseellel'interrompit à l'endroit de la fameuse justification d'Evedéchue : "Le serpent m'a trompée"et lui dit: -- Retournez celamon amivous aurez la consommation de toutejustice. De manière ou d'autre il faudra que le serpentrépondeà son tour : C'est la Femme qui m'atrompé... !

Marchenoiravait été sur le point de se prosterner d'admirationdevant cette ingénuité divine qui raturait la sagessede quarante docteurs plus ou moins subtilsen forçantd'unseul mot naïftoutes les énergies de l'intelligence àse résorber dans le rudimentaire concept du Talion.

Lamerveille s'était renouvelée un assez un grand nombrede foispour qu'il regardât cette fille à peu prèscomme une prophétesse-- d'autant plus incontestable qu'elles'ignorait elle-mêmes'estimant trop honorée derecevoir les leçons de certains apôtres qui eussent dûl'écouter avec tremblement.

Toutefoisen ce qui le concernait personnellementle confident éblouigardait une réserve austèrequi le rendait sourd-muetaux ouvertures amphibologiques semblables à celle qui venaitde lui être faite sous la forme capiteuse d'une interrogationpleine d'innocencemais pouvantaprès toutémanerindifféremment de n'importe quel abîme...

Que cetteétonnante fille eût l'intuition d'une solidaritési absolue que toutes les attingentes idées d'espacede tempset de nombre en fussent dissipées comme la buée dessongeset qu'elle accumulâtsur la tête du malheureuxhomme qui l'avait rachetéetoutes les identitéséparses des Sauveurs immolés et des héroïquesNourriciers défuntsdont il lui avait racontél'histoire ; quepar l'effet d'un amour de femme exorbitammentsubliméil lui apparûten une façonsubstantiellecomme son Adamson Joseph d'Égypteson Christet son Roiil ne jugeait pas expédient d'y contrevenir--ses propres pensées empruntant souvent leur accroissement etleur être définitif aux extra-logiques formulesdont lavoyante illettrée s'efforçait d'algébriser pourlui ses indéterminables aperceptions.

Maiscejour-làvibrant encore du trouble charnel qui avait précédécette mise en demeure de se manifester comme un Dieuil se sentitécrasé d'humiliation et de repentir. L'exaltationinouïe de Véronique l'effrayant aussiil se reprochaamèrement d'avoirsans douteencouragépar sonsilenceune illusion pleine de dangers et résolut deprotesterà l'aveniravec une autorité souveraine.

-- Hélas! répondit-ilpour commencerje ne vois rien. Je saismadouce visionnaireque vous me croyez appelé à degrandes chosesmais comment pourrais-je vous croire ? Il me faudraitun autre signe que cette perpétuelle agonie... Ce queje vois de plus clairc'est que vous vous exterminez. Voyezle jourcommence déjàet vous êtes sans repos depuislongtemps. Il faut vous coucher tout de suiteje l'exigeet puisqueje suis un important personnagevous m'obéirez sansdiscussion. Je vais me jeter moi-même sur mon litcar je suisrompu. Au revoirchère sacrifiéedormez en paix etque Notre Seigneur veuille mettre à votre porte unedemi-douzaine de ses plus grands anges.


LXVI


Quelquesjours aprèsMarchenoir reçut de Périgueux lalettre suivante du notaire de sa familleen réponse àune réclamation sans espoirdéjà vieille deplusieurs semaines :

_Monsieurj'ai l'honneur de répondre à votre lettre du 25 mairelative au règlement définitif de la succession de feumonsieur votre pèrerèglement que je n'ai pu menerplus tôt à bonne finmalgré mon désir devous être agréableà cause des formalitésà remplir et des difficultés que nous avons eues àréaliser la vente de l'immeuble.

Tout étantenfin terminé dans les meilleures conditions possiblesjevous adressesous ce plile compte détaillé de lasuccessionduquel il résulte qu'il vous revient Deux millecinq cents francs. Comme vous m'avez laissé procuration etquittance en blancje vous envoie cette somme par lettre chargée.

VeuillezagréerMonsieur et cher clientmes salutations empressées.

CHARLEMAGNEVOBIDON


Ce messageinattendu produisit sur Marchenoir l'effet admirable de lui restitueraussitôt toute son énergie. II y avait en ce Périgourdinun tel ressort qu'on pouvait toujours s'attendre à quelquesurprenante manifestation de sa forceau moment même oùil paraissait le plus renversé sur lui-même et le plusirrémédiablement déconfit. Dans la mêmeheureil se releva de toutes ses poussières et prit unerésolution formidablequ'il commençasur-le-champd'exécuter.

Puisquetous les journaux lui étaient fermés et que son livrefutur était une opération financière trèslointained'un insuccès à peu près certainilallait risquer cette somme qui lui tombait du ciel dans uneentreprise des plus hasardeusesmais capableaprès tout--en supposant un sourire de la Fortune-- de rémunérerle téméraire. Car les ressources allaient lui manqueret cette angoisse trop connue s'ajoutait à toutes les autres.

Il décidade publierà ses fraisun pamphlet périodique dont ilserait l'unique rédacteurqu'il remplirait de toutes lesindignations de sa pensée et qu'il lancerait chaque semainesur Pariscomme un tison. Qui sait ! Paris s'allumerait peut-êtrepar quelque endroit.

Approximativementil calcula qu'avec son argent seulsans la balance d'aucune recettefructueuseil pourrait tenir environ deux mois. Il faudrait vraimentque tous les démons s'en mêlassent pour que l'inouïevocifération dont il méditait d'assaillir sescontemporains ne produisît aucun résultat. Unecirconstance favorableassurémentsortirait de l'ombrejusqu'alors implacablede sa destinée. Une commanditeuneadhésion efficace quelconque lui permettrait de pousser plusavant et de se rendre aussi redoutable par la durée que par lavigueur sauvage de ses revendications et de ses anathèmes.

Et puisil fallait surtout qu'il changeât d'hygiène morales'iltenait à ne pas périret l'activité endiabléed'une lutte si terrible découragerait infailliblementl'obsession mortelle qui l'assassinait.

Ils'estima sauvé et courut chez Leverdierqui trembla decrainteen voyant un semblant de joie sur le visage habituellementdésolé de son ami. Ce fut bien autre chose quand ilconnut son dessein.

-- Maisinsensé ! lui dit-iltu veux donc tenter Dieu ? Ton pamphletsera étouffé par la presse entière. Tu perdrassans aucun profitl'argent que tu viens de recevoirlequel vousferait vivre toute une annéeVéronique et toien tepermettant d'achever ton livre. Il faudrait cinquante mille francs deréclames et la complicité de tous les journaux pourlancer une pareille machine. Le marchand le plus habile etcommissionné de la façon la plus onéreuse net'en vendra pas dix exemplaires sur cent.

L'honnêteséidequi ne savait pas la détresse d'âme dudésespéréépuisa vainement les trésorsde sa sagesse. Marchenoir avait pris son parti. Il fallutengémissantpréparer encore ce naufrage.

Ilsdépensèrent l'un et l'autre une activité sifiévreuse qu'au bout de huit joursen pleine semaine de lafête nationaleparut le premier numéro du CARCANhebdomadairedans le format de l'ancienne Lanterneàcouverture couleur de feuoffrant cet étrange dessindictépar l'auteur à Félicien Rops que Leverdier lui avaitfait connaître : Un chèvrepieds riant aux larmesfixépar le cou à un immense pilori noirallant de la terre aucielet ses immondes sabots sur un tas de morts.

Cepamphletqui eut le sort annoncé par Leverdier et que lesilence des journaux éteignit sans peinefut néanmoinsremarqué de tous les artisteset son insuccès posticheest encore regardépar quelques indépendantscommel'une des iniquités les plus remarquables de ce temps maudit.

Il suffirad'en citer deux articles pour donner l'idée de cette oeuvre dehaute justice et de magnifique fureur qui n'allait à rienmoins qu'à faire dérailler le train des opinionscontemporaines-- si n'importe quel effort du Verbe simplementhumain pouvait accomplir ce désirable prodige !

Voici doncle premierpar lequel Marchenoir ouvrit sa trop courte campagne :


_LEPÉCHÉ IRRÉMISSIBLE


Ce soir14 juillets'achève enfindans les moites clartéslunaires de la plus délicieuse des nuitsla grande fêtenationale de la République des Vaincus. Ah ! c'est peu dechosemaintenantcette allégresse de calendrieret nousvoilà terriblement loin des anachroniques frénésiesde la première année ! Ce début-- légendairedéjà ! -- de la plus crapuleuse des solennitésrépublicainesje m'en suisaujourd'huitrop facilementsouvenu devant l'universel effort constipé d'un patriotismeévidemment indéfécableet d'un enthousiasme quise déclarait lui-même désormais incombustible !

La nuitavait eu beau se faire désirable comme une prostituéeet l'entremetteuse municipalité parisienne avait eu beaumultiplier ses incitations murales à la joie parfaiteons'embêtait manifestement. Les pisseux drapeaux des précédentescommémorations flottaient lamentablement sur de rares etfuligineux lampionsdont l'afflictive lueur offensait le masqueponcif des Républiques en plâtre que la goujate piétéde quelques fidèles avait clairsemées sous desfrondaisons postiches. Comme toujoursde nobles arbres avaient étémutilés ou détruitspour abriterde leurs expirantsfeuillagesles soulographies sans conviction ou les sauteries enplein air achalandées par les putanats ambiants. Nulleinventionnulle fantaisienulle tentative de nouveauténulle infusion d'inédite jocrisserie dans cette imbécileapothéose de la Canaille.

On avaitété trop sublimela première fois ! Chaqueacéphale avait tenualorsà se faire une têtepour honorer l'épouvantable salope dont la France moderne futengendrée. La nation entière s'était ruéeau pillage du trésor commun de la stupiditéuniverselle. Maisà présentc'est bien finitoutcela. On continue de célébrer l'anniversaire de lavictoire de trois cent mille hommes sur quatre-vingts invalidesparce qu'on a de l'honneur et qu'on est fidèle aux grandssouvenirset aussiparce que c'est une occasion de débiterde la litharge et du pissat d'âne. On y tientsurtoutpouraffirmer la royauté du Voyou qui peutau moins ce jour-làvautrer sa croupe sur les gazonscontaminer la Ville de sesexcréments et terrifier les femmes de ses insolents pétards.Mais la foi est partie avec l'espérance de ne pas crever defaim sous une République dont l'affamante ignominie découragejusqu'aux souteneurs austères qui lui ont livré le plusbel empire du monde.

Cemensonge de fête idiotece puant remous de honte nationaledans le sillage de la banquerouteme fit venirune fois de pluslapensée peu folâtre que cette misérable nationfrançaise est bien décidément vaincue de toutesles manières imaginablespuisqu'elle est vaincue mêmecomme celadans l'opprobre de ses infertiles réjouissances.

Cettevomie de Dieu n'a même plus la force de s'amuser ignoblement.De toutes ses anciennes supériorités qui faisaientd'elle la régulatrice des peuplesune seuleen véritélui est demeuréemais tellement méconnue d'elle-mêmetellement mépriséedécriéedéshonoréejetée à l'égoutqu'il se trouve que c'estprécisément comme une autre façon d'êtrevaincue qu'elle a inventéeayant trouvé le moyen defaire tourner à son irréparable déconfiturel'unique richesse qui pouvait encore payer sa rançon !

La Franceest vaincue militairement et politiquementen Orient comme enOccident ; elle est vaincue dans ses financesdans son industrie etdans son commerce ; vaincue encore scientifiquement par un tasd'étrangersdont elle ne sait pas même utiliser lesdécouvertes ; elle est vaincue partout et toujoursàce point de ne pouvoir jamaissemble-t-ilse relever.

Elle n'apas même su conserver la supériorité du Vice. Lesplus irréfragables documents attestent que des villesprotestantestelles que LondresBerlin ou Genèveont ledroit de considérer comme rien la juvénile débauchede Parisoù le voluptueux repli d'une savante cafardise est àpeine soupçonné.

Ah ! noussommes fièrement vaincusarchivaincus de coeur et d'esprit !Nous jouissons comme des vaincus et nous travaillons comme desvaincus. Nous rionsnous pleuronsnous aimonsnous spéculonsnous écrivons et nous chantons comme des vaincus. Toute notrevie intellectuelle et morale s'explique par ce seul fait que noussommes de lâches et déshonorés vaincus. Noussommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressort d'énergiedans ce monde en chuteépouvanté de notre inexprimabledégradation.

Noussommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuve destupredescendu pour nous des montagnes conspuées del'antique histoire des nations que le genre humain a maudites !...

Maisenfinune supériorité nous resteune seuleincontestableil est vraiet absolue : la supérioritélittéraire. Ascendant tellement victorieux que personne aumonde ne prend plus la peine de l'affirmer et que tout ce qui estcapable d'une vibration intellectuelleen quelque lieu que ce soitsollicite humblement une niche à chiens sous le gras évierde la cuisine où se condimente la littératurefrançaise.

Onpourrait croire que la Franceéperdue de gratitudene saitplus de quel duvet de phénix renaissant capitonner le lit dela demi-douzaine d'enfants merveilleux qui lui font cette suprêmegloire. On devrait supposerau moinsqu'elle les comble derichesses et d'honneurs et qu'ensuite elle se déclare tout àfait indigne de lécher la trace de leurs pas.. Elle les faitsimplement crever de misère dans l'obscurité.

Elle n'apas assez de mépris et d'avanies assez énormes pour lesabreuver. Depuis Baudelaire jusqu'à Verlainetoutes lesabominations et toutes les ordures ont été verséesen cataractes de déluge sur tous les fronts de lumière.Les journauxpleins de terreurse sont barricadés avec furiecontre ces pestiférés d'idéal dont le contactépouvantait la muflerie contemporaine. Cette horreur est sigrande et la répression qu'elle exige est si attentive qu'on apu voir d'infortunés imbéciles condamnés àpérir de désespoir sur une mensongèreinculpation de talent ou d'originalité.

Mais cetteguerre serait mal faite si elle se contentait d'être défensive.On a donc suscité des catins de lettres pour la supplantationdu génie. Trois cents journaux vont en avant pour leur balayerle haut du pavéd'une diligente nageoireet le suffrageuniversel est leur dispensaire. Vieilles ou jeunescroûtonnantesou chauvesliquides ou pulvérulentesil suffit que leurbêtise ou leur ignobilité soit irréprochable. Onira même jusqu'à leur passer un semblant de fraîcheursi c'est un ragoût de plus pour les sénilesconcupiscences dont l'éréthisme est ambitionné.

ABaudelaire agonisant dans l'indigence et quasi fouon opposeparexempleun Jean Richepin rutilant de gloire et gorgé d'or.Celui-làd'ailleursparfaitement assuré d'êtrele premier d'entre les fils de la femmejuge sa part insuffisante etvocifère sous sa casquette contre le client détroussé.Le délectable Paul Bourget préfacier chérides baronnesse dresse en sifflotant sur sa petite queue contrel'immense artiste Barbey d'Aurevilly qui se coucheformidabledansle fond des cieuxet... il l'efface. Flaubertà son tourest dépecé et grignoté par l'acarus Maupassantengendré de ses testicules magnanimeslequeldevenu poulainpromulgue littérairement le maquerellage et l'étalonnat.

Nulparmiles grandsn'est exposé. Le boueur passe dans la rue etréclame les gens de talent. La reine du monde n'en veut plus.Elle a mal au coeur de ces tubéreuses. Il lui fautàl'heure présenteexclusivementl'huile de bêtise et letriple extrait de pourrissoir qui lui sont offerts par lestripotantes mains des vendeurs de jus que sa propre déliquescenceest en train de saturer.

Il seraitlongle défilé des médiocres et des abjects quele fromage de notre décadence a spontanément enfantéspour l'inexorable décoration du sens esthétique !

Etd'abordle plus glorieux de tous ces élus-- le Jupitertonnant de l'imbécillité française-- GeorgesOhnetle squalide bossu millionnairedont la prose soumise opèreune succion de cent mille écus par an sur l'obscènepulpe du bourgeois contempteur de l'art. Immédiatement aprèsson illustre filsAlbert Delpitle virtuose du foyer correct et lepeseur vanté de fécule psychologiqueLovelace châtréau strabisme innocemment déprédateur.

Puisunesale tourbe : Bonnetainle Paganini des solitudes dont la mainfrénétique a su faire écumer l'archet ; --Armand Silvestrel'éternel rapsode du petque seslatrinières idylles ont fait adorer des multitudes ; -- levirginal Fouquiermoraliste hautainhéritier du bois de litde feu Feydeauferré aux quatre pieds sur toutes lesdisciplines conjugales et juge rigide en matière de dignitélittéraire ; -- l'aquatique Mendèsaux squames d'azurami de Judas par charité et lapidateur de l'adultèrepar esprit de justiceespèce de bifront sémite àdouble sexel'un pour empoisonnerl'autre pour trahir ; -- Dumasfilsle législateur du divorce et du relevagequi inventa deremplacer la Croix par le speculum pour la rédemption dessociétés ; -- Alphonse Daudetle Tartarin sur lesAlpes du succèspour avoir pris la peine de naîtrecopiste de Dickenseunuque trop fécond qu'il trouve le moyende tronçonner encore depuis quinze ans ; -- les deuxbatraciens oraculairesWolff et Sarceyde qui relèvent tousles jugements humains et dont la disparition calamiteuseen lasupposant conjecturableproduirait immédiatementl'universelle cécité ; -- enfinpour n'en pas nommercinquante autresErnest Renanle sage entripailléla finetinette scientifiqued'où s'exhale vers le cielen volutesredoutées des aiglesl'onctueuse odeur d'une âme exiléedes commodités qui l'ont vu naîtreet regrettant sapatrie au sein des papiers qu'il en rapportacomme des reliques àjamais précieusespour l'éducation critique dessiècles futurs !..

Aprèscelaque voulez-vous qu'il fassele petit troupeau des vraisartistesqui ne savent rien du tout que frémir dans lalumière et qui ne furent jamais capables de cuisiner les grosragoûts de la populace ? Ils ne sont pas nombreuxaujourd'huicinq ou sixà grand'peineet l'immonde avalanche a peu demérite à les engloutir.

Ce seraitassezpourtantsi la France avait un reste de coeurpour luirestituerintellectuellementla première place. L'Europe n'aaucun écrivain vivant parmi les jeunesà mettre enbalance avec deux ou trois romanciers de génie qui périssentactuellement de misèredans le cachot volontaire de leurprobité d'artistesLa mort de Dostoïewsky a faitl'universel silence autour de Pariset Paris à genoux devantles cabotins qui le déshonorentn'a pas même un morceaude pain à donner à ceux-là qui empêchentencore son vieux bateau symbolique de chavirer dans les étrons!

Si cen'est pas là le Péché irrémissible dontil est parlé dans l'Évangileje demande ce qu'il peutêtrece fameux péchéce blasphème contrel'Esprit que rien ne pourradit-onfaire pardonner...

Il n'estpas croyable que la Providence ait fait des hommes de génietout exprès pour être vomis. L'aventureje le saisbienest arrivée à un fameux prophète. Maiscette Vomissure s'est ramassée d'elle-même et s'en estallée parler à la plus terrible ville de tout l'Orientqui l'a écoutée avec respect. Paris n'aurait écoutéJonas d'aucune manière et cet infortuné serviteur deDieu eût été peut-être forcé desupplier son requin de le réavaler.

Les hommesassez malheureuxaujourd'huipour être de grands écrivainsdoivent attendre la mort et la désirer diligente et sûrecar leur vie est désormais sans saveur comme sans objet. Toutce qu'ils pourraient faireen les supposant des saintsserait desupplier le Dieu terrible -- et trop longanime ! -- de lesconsidérerà son tourcomme moins que rien et de nepas ouvrirpour leur vengeanceles stercorales écluses quimenacent évidemment Paris du seul déluge qu'il aitméritéet qu'on s'étonne de voir si obstinémentfermées !_

L'autrearticle qui parut dans le sixième et dernier numéro duCarcanfutpour Marchenoirla plus atroce de toutes lesdérisions de son enragé destin. Cet article eut unsuccès retentissanténormeet ce succès luifut inutile. La recette du numérole seul qui se soit vendune couvrit qu'à peine ses derniers fraissans lui donneraucun moyen de continuer. L'imprimeurplein de défianceetpeut-être menacérefusa obstinément tout crédit.

Lepamphlétaire vit-ainsi la fortune se dérober en riantau moment même où elle paraissait s'offrir et dutrenoncerdéfinitivementà toute espérance avecl'aggravation de cette cuisante certitude que son triomphe aurait étéassurés'il avait eu la pensée de débuter parce grand coup.


L'HERMAPHRODITEPRUSSIEN ALBERT WOLFF


Mercredidernierje m'excusais de parler d'un subalterne chenapan du nom deMaubecalléguant que nuldans le monde des journauxne lesurpassait en ignominie. Je l'appelaispour cette raison :_ Roi dela presse.

_Quelques-unsont trouvé cela excessif. On m'a reproché de m'êtrelaissé emporter par mon sujetd'avoir donné tropd'importance à ce drôle chétifau préjudiced'Albert Wolff et de quelques autresd'une bien plus aveuglantesplendeur de salauderie morale.

Jeconfesse que le reproche peut paraître fondé. Il estincontestable qu'à ce point de vue le courriériste duFigaro-- pour ne parleraujourd'huique de celui-là-- a plus de crédit et plus d'envergure.

C'est surle globe qu'il planece condor d'abomination. Il soutire sipuissammentà lui seull'universelle pourriturecontemporaine qu'il en devient positivement volatile et qu'ila l'air de s'enlever dans les nues.

Maissansprétendre l'égaleron peut encore êtrediablement prodigieuxet c'est le cas du petit Maubec.

D'ailleurstous ces monstres engendrés d'un même suintementverdâtre de notre charogne de société encopulation immédiate avec le néant sont tellementidentiques par leur origine qu'on croit toujours contempler le plushorrible quand on les regarde successivement.

AlbertWolff a eu son Plutarque en M. Toudouzeromancier cynocéphalequi aurait pu se contenter d'être un impuissant de lettresmais qui a choisi de faire bonne garde aux alentours du "grandchroniqueur"comme si la pestilence ne suffisait pas.

Le livrede ce chienesten effetun essai d'apothéose d'AlbertWolff.

Certesjepeux me flatter d'avoir lu terriblement dans mon existence dequarante ans ! Maisjamaisje n'avais lu une chose semblable.

Icilabassesse de la flatterie tient du surnaturelpuisqu'on a trouvéle secret d'admirer un êtresoi-disant humaindont le nomseul est une formule évocatoire de tout ce qu'il y a de plusdéshonorant et de plus hideux dans l'humanité.

Il paraîtque M. Toudouze est un riche qui n'a pas besoin de faire ce salemétier que la plus déchirante misèren'excuserait pas. Mais la vanité d'un pou de lettres estinscrutable et profonde comme la nuit de l'espacec'est uneépouvantable contrepartie de la miraculeuse puissance deDieu... et celui-làqui s'en va chercher sa pâture auxgénitoires absents d'Albert Wolff-- dans l'inexprimableespérance d'une familiarité à épouvanterdes léproseries-- est cent fois plus confondant qu'unthaumaturge qui ranimerait de vieux ossements.

FeuBastien Lepageque de lointaines ressemblances physiques et moralesrendaient sympathiques à Wolffle peignitun jourdansl'ignoble débraillé de son intérieur.

Ceportraitaussi ressemblant que pourrait l'être celui d'ungorilleeut un succès de terreur au salon de 1880.

La brutaleautant que précieuse médiocrité du peinturieravait trouvé là sa formule.

Il futdémontré que Bastien Lepage avait étéengendré pour peindre Wolffet Wolff lui-même pour êtreétonné du génie de Bastien Lepagedont ladestinée fut dès lors accomplie et quipromptements'alla recoucher le premierdans les puantes ténèbresde leur commune esthétique.

Ceportrait devrait être acquis par l'État et conservéavec grand soin dans notre Musée national. Il raconterait pluséloquemment notre histoire que ne le ferait un Taciteàsupposer qu'un Tacite français fût possible et que ladésespérante platitude de notre canaillerierépublicaine ne le décourageât pas !

Il estassez connu des gens du boulevardce grand bossu à la têterentrée dans les épaulescomme une tumeur entre deuxexcroissances ; au déhanchement de balourd allemandqu'aucunefréquentation parisienne n'a pu dégrossir depuisvingt-cinq ans-- dégaine goujate qui semble appeler lescoups de souliers plus impérieusement que l'abîmen'invoque l'abîme.

Quand ildaigne parler à quelque voisinl'oscillation dextrale de sonhorrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degréssur la vertèbre et force l'épaule à remonter unpeu plusce qui donne l'impression quasi fantastique d'une gueule deraie émergeant derrière un écueil.

Alorsoncroirait que toute la carcasse va se désassembler comme unmauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépinet la douce crainte devient une espérancequand le monstreest secoué de cette hystérique combinaison duhennissement et du gloussement qui remplace pour lui la virilitédu franc rire.

Plantésur d'immenses jambes qu'on dirait avoir appartenu à un autrepersonnage et qui ont l'air de vouloir se débarrasser àchaque pas de la dégoûtante boîte à orduresqu'elles ne supportent qu'à regretmaintenu en équilibrepar de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer laterre du Seigneur-- on s'interroge sur son passage pour arriver àcomprendre le sot amour-propre qui l'empêche encoreàson âgede se mettre franchement à quatre pattes sur lemacadam.

Quant auvisageoudu moinsce qui en tient lieuje ne sais quellesépithètes pourraient en exprimer la paradoxalelaravageante dégoûtation.

J'ai ditun peu inconsidérément que Maubec faisait repoussoir àWolff et le rendaitpar làpresque beau.

Jen'avaisalorsque le punais Maubec devant les yeuxet je nedémêlais pas très bien mes sensations.

Enréalitéce vomitif gredin est surtout lépreux.Il porte sur sa figure-- où tant de claques retentirent--la purulence infinie d'une âme récoltée pour luidans l'égoutet il tient beaucoup plus de la charogne que dumonstre.

Wolff estle monstre purle monstre essentielet il n'a besoind'aucune sanie pour inspirer l'horreur. Il lui pousserait deschampignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plusépouvantable. Peut-être même qu'il y gagnerait...

L'aspectgénéral rappelle immédiatementmais d'unemanière invinciblele fameux homme à la têtede veauqu'on exhiba l'an passéet dont l'affreuse imagea souillé si longtemps nos murs.

Je connaisun poète qui avait entendu : l'homme à la têtede Wolffet qui n'en voulut jamais démordre. Il trouvaitpeut-êtreun peu moins de vivacité spirituelle dansl'oeil du chroniqueur. A cela prèsil les aurait crusjumeaux.

La faceentièrement glabrecomme celle d'un Annamite ou d'un singepapionest de la couleur d'un énorme fromage blanc danslequel on aurait longuement battu le solide excrément d'untravailleur.

Le nezpassablement osseuxcomme il convient aux gibbosiaquessans finesseni courbure aquilineun peu groïnant à l'extrémitésolidement planté d'ailleursmais sans précisionplastiqueéveille confusément l'idée d'uneébauche de monument religieux que des sauvages découragésauraient abandonné dans une infertile plaine.

En hautdes sourcils en forme de cirrus s'envolent dans un front de Tartareau-dessus d'une paire d'yeux cupidesbridés et pochetésde vieille catindevenue entremetteuse et patronne achalandéed'un bas tripot.

La boucheest inénarrable de bestialitéde gouailleriepopulacièrede monstrueuse perversité supposable.

C'est unrictusc'est un vaginc'est une gueulec'est un suçoirc'est un hiatus immonde. On ne peut dire ce que c'est...

Les imagesles plus infâmes se présentent seules à l'esprit.

On ne peuts'empêcher de croire que cette bouche de mauvais esclaveoud'espion décriéfut exclusivement faite pour engloutirdes ordures et pour lécher les semelles du premier maîtrevenu qui ne craindra pas de décrotter sa chaussure à cemascaron vivant.

Et c'esttout. il n'y a pas de menton. La lippe pendante de ce gâteux dedemain ne recouvre rien que le fuyant dessous d'entonnoir de sonmuseau de poissonqui disparaît ainsipour notre subiteconsternationdans le plus ridicule accoutrement de cuistre sordidequ'on ait jamais rencontré sur nos boulevards.

Le moraldu sire est en harmonie parfaite avec le physique. Sa vie dénuéede toute péripétie juponnière-- pourl'excellente raison d'un hermaphrodisme des plus frigides-- estaussi plate que celle du premier cabotin venu dont la carrièreaurait été sans orages.

AlbertWolff est né Juif et Prussienà Colognedans les brasde la "grand-mère" de Béranger.

Parvenu àl'âge viril-- pour lui dérisoire-- on letrouve copiste d'actes chez un notaireà Bonnmêléaux étudiants de l'Universitédont il partage lesétudes de physiologie.

Il s'amusemêmedit son biographeà décapiter desgrenouilles-- en attendant celles qu'en des jours meilleurs ildevra manger.

Puislavocation littéraire s'allumant tout à coup en luicomme une torcheil écrit Guillaume le Tisserandcontemoral qui fit pleurer des famillesassure-t-on.

Seulementces choses se passaient en Prusse et son ambition ne pouvait sesatisfaire à si peu de frais.

Il luifallait Paris et le Café de Mulhouseoù seréunissait alorsvers 1857la rédaction du Figarohebdomadairefoetus plein de santé du puissant journalqui règne aujourd'hui sur les cinq parties du monde.

Il nes'agissait pas précisément d'avoir du génie pourêtre admis à partager la fortune de ce perruquier.

Ils'agissaitsurtoutde faire rire Villemessant et le balourd yparvint.

Dèsce jouril fut jugé digne d'entrer dans le groupe desfarceurspar qui la France est devenueintellectuellementce quevous savezet il ne s'arrêta plus de monter lentementsansdouteà cause de la pesanteur de son gros espritmais avecl'infaillible sécurité du cloporte.

L'héroïqueToudouze racontesans aucun agrément cette plate Odysséede journalistejugée par lui cent fois plus épique quel'Odyssée du vieil Ulysse.

Ils'arrête çà et là-- comme un ânegratté-- pour exhaler d'idiotes réflexionsadmirativesà propos d'Aurélien Schollde JulesNoriacd'Alexandre Dumaspère et filsou de tout autredécrocheur de l' arrivage parisien.

Au fondtoute cette histoire n'est rien de plus qu'un livre de caisseoùle comptable inscrit exactement les recettes de son héros.

On voitbien que c'est là l'essentiel pour le narré et lenarrateur.

Aussiquelle exultation pour celui-ciquand il relate le succèsd'argent de cette honorable brochure : les Mémoires deThérésaécrits par elle-mêmemémoiresinventés par Wolffen collaboration avec Blum et Peragalloet quels lyriques accents désolésquand sa conscienceimplacable le force à mentionner une perte de jeu de_ centquatre-vingt-quinze mille francs.

Cettecatastrophearrivée en 1877futsans doutepour beaucoupdans la vocation de Salonnier de l'hermaphrodite du Figaro.

_Il avaitune minutepensé au suicidemais il se tint ce raisonnementlucidequ'après tout il serait bien imbécile de sefaire pérircomme un vulgaire décavéquand ilavait sous la main la riche mamelle de la vache à lait d'unSalon sincère.

La Fortunerecommença donc à rouler vers luià dater decette réflexion salvatrice.

Il devinttrès puissantsa sincérité prussiennen'ayant plus de bornes etdu même couple malheur ayant faittomber les squames qui enténébraient son géniele simple pitre qu'il avait été jusque-là fitenfin place au grand moraliste que consultentavec respectlesmagistrats les plus sévères et qui tient l'humanitécontemporaine sous son arbitrage.

Telle estsa dernière etprobablementdéfinitive incarnation.Albert Wolff crèvera dans la peau d'un moraliste révéré.

Nous ensommes venus à ce point.

Cesemblant d'hommeraté même comme eunuquecebas-bleu germanique-- suivant l'expression de Glatigny--dispose d'une autorité si grande que le plus sublime artistedu monde relèverait de son bon plaisiret qu'il a le pouvoirde faire tomber des têtes ou de déterminer des verdictsd'acquittement.

Cevermineux juif de Prusse est le roi que nous avons élu dansnotre inexprimable avilissementroi respecté de l'opinioncomme Louis XIV ne le fut paset devant qui bave de peur toute larampante crapule des journaux.

Bismarckpeut dormir tranquille.

Son bonlieutenant est le maître en France.

Il secharge de nous émasculercomme il est émasculélui-mêmeet de tellement nous mettre par terre qu'il ne resteplus qu'à nous piétiner comme un fumier de peuplebonà engraisser le sol de l'universelle Allemagne de l'avenir.

Lorsque laguerre de l870 éclatala situation de l'horrible drôlenon assise comme elle l'est aujourd'huine fut plus tenable.

Il se vitforcé de disparaître ainsi que la plupart de sescompatriotes. Il erradit-onpar toute l'Europe comme un chacalinassouviattendant que le Belluaire de Prusse eût achevésa besogne et que le vieux lion françaisépuiséde vieillessefût abattu pour venir l'achever de sa lâchegueule.

Il n'osapas immédiatement reparaître après la Commune. Ily avait encorepour luitrop de bouillonnement et trop de calottesdans l'air parisien.

Il se fitimperceptibleil s'aplatit sous les meubles comme une punaiseil secoula dans la boiserie.

Avec laténacité d'acarus de sa double raceil se cramponna aubitumeessuyant les crachats et l'ordure dont l'inondait le passantstupéfait de son impudencevoulantquand mêmes'imposer à Parisqu'un atome de fierté lui eûtconseillé de fuir.

Humblemais inarrachable d'abordvictorieux et superbeà la fin desfins.

Il ne luisuffisait pas d'être implanté parmi nous. Il lui fallaitrégner par le Figaroet Villemessant fut assez infâmepour le lui abandonner.

On saitd'ailleursla reconnaissance du légataire et le motrévélateur de la beauté de son âmequ'illaissa tomberen manière d'oraison funèbresur lamontagneuse charogne de son bienfaiteur.

Il venaitde rembourser quatorze cent cinquante francs à la caisse dujournal pour dette de jeu contractée envers le patron.

Presqueaussitôtle télégraphe apporte la nouvelle de lamort de Villemessant.

Aprèsla première émotionWolff dit à ses camarades :

-- Je n'aijamais eu de chance avec notre rédacteur en chef. Si lanouvelle était arrivée quelques heures plus tôtje ne payais pas les quatorze cent cinquante francs et la famille neles aurait jamais réclamés.

Il nereste plus qu'à rapprocher de cette anecdote le cantiqued'allégresse des journaux allemandsapprenant la sinistrefarce de naturalisation du chroniqueuret félicitantl'Allemagne d'être débarrassée d'une fièrecanaille aux dépens de cette imbécile France quis'empressait de la recueillir.

J'ai parléde pertes au jeu. Une étude sur Albert Wolff ne serait pascomplète si on oubliait de mentionner ce trait essentiel.

Forttranquille du côté des femmesil se rattrape au tripot.

Paris neconnaît pas de plus forcené joueur.

Cettepassion est telle qu'il fuit d'instinct tout cercle honorable--s'il en existe-- et ne fréquente que d'infâmes tripotsoù il lui est plus aisé de la satisfaire.

Détestédes autres joueursredouté des directeurs et prêteursà cause de sa formidable situation au Figaroil règneen despotelà comme ailleursabhorrémaisinexpulsable.

Profitantde la terreur qu'il inspireil se fait ouvrir de démesuréscrédits. Quand il a pris sa culotteainsi qu'ils'exprimele prêteur est obligéneuf fois sur dixd'attendre qu'il ait regagnépour rattraper son pauvreargentsans aucun espoir de retour du même service-- Wolffayant affiché son principe d'emprunter toujours et de nejamais prêter.

L'argentgagnéd'ailleurss'éloigne très promptement denos rivages.

Le bonPrussien envoie fidèlement son numéraire chez unbanquier berlinoiset s'empresse de brûler les reçus-- ou de faire croire qu'il les brûle-- pour se mettre horsd'état de retirer les sommes ou d'en négocier lestitresavant l'échéancecomplexe turpitude que jelivre à de compétentes méditations.

Rienn'égale la morgue insolente de ce dégoûtantvis-à-vis des misérables qu'il peut se flatter deterrifier par sa plumeet riennon plusne saurait êtrecomparé à son humble réservequand il est enprésence d'un véritable homme que ses vils potins nesauraient atteindre.

On racontequ'il a eu des duels. Je n'y étais pashélas ! mais jedoute fort qu'il en accepte désormais.

Le tempsn'est plus où il avait besoin de réclame.

Puisl'âge descend sur ce monstrecomme il descendrait sur le frontauguste d'un patriarchecertaine chose qu'il sait bien vapeut-êtres'aggravant de jour en jouretplus que personnele VIRGINAL Albert Wolff doit craindre d'être enfilé.

On saitque je n'ai pas l'âme ouverte à de bien enivrantsespoirs et que je n'attends aucune propre chose d'un avenir mêmeéloigné.

Pourtants'il nous venait une seule minute d'énergie et de généreuserévolte contre l'effroyable vermine qui nous dévoreilme semble qu'on la devrait employercette bienheureuse minuteàl'expulsion immédiate de ce Prussien de malheurqui nousempoisonnequi nous souillequi nous conchie à son plaisir ;qui ose se permettre de nous moraliser et de nous juger ; -- comme sice n'était pas assez de la rage d'avoir étévaincu et piétiné par un million d'hommeset qu'ilnous fallût encore avaler la suprême honte d'êtreopprimépar cette vieille SALOPEsans espritni coeurnisexeni conscienceplus pestilentielleen sa personneque lescroupissants détritus de tout un peuple en putréfaction!

S'ilarrive enfinle trois fois désirable hoquet du dégoûtsauveuril faudra se jeter sur les balaissur les pellessur leschenetssur les fouets et les fléauxsur tout objet propre àl'extirpation d'un vénéreux malfaiteuret rejeterpar-dessus la frontière-- avec d'irrémédiablesmalédictions-- cette vomissure allemandecette ordure del'ennemicette ineffable monstruosité physiologique etmoralequ'un siècle de gloire ne nous absoudrait pas d'avoirsupportée !_


LXVII


Une misèreplus noire que jamais s'abattitalors rue des Fourneaux etpour querien ne manquât aux affres d'agonie mortelle qui allaientcommencerLeverdier disparut brusquement de la vie de Marchenoir.

Cet êtresublimevoyant l'imminence et l'énormité du périlse déterminasans avertirà vendre le mobilier peuconsidérable et la collection de livres qu'il possédaitet-- après avoir donné l'argent à son ami--à s'en aller à la campagneau fond de la Bourgognechez une vieille tante qui le réclamait depuis des années.

Cetteparente lui gardait une petite fortune dont il était l'uniquehéritieret Leverdier serait à son aiseun jour. Maiselle n'entendait pas lui envoyer d'argent pour le faire subsister àParislui déclarant sans cessequ'elle tenait àl'avoir auprès d'elle pour lui fermer les yeuxetqu'en Bourgogne il vivrait plantureusementdans la maison quidevrait lui appartenir après sa mortcomme s'il en étaitdéjà le maître absolu.

Leverdiercalcula qu'il serait ainsi plus utile à Marchenoir et qu'ilpourrait aisément lui envoyertous les moisun secoursd'argent qui l'empêcherait toujours bien de crever de faim.

Lorsque cedernier apprit l'héroïque décision de sonmamelouckelle était irrévocable. Leverdier avait toutvendu et déposait sur la table du malheureux les quelquescentaines de francs qu'il avait recueillis.

Il n'y eutpas d'explosion. Marchenoir baissa la tête à la vue decet argent et deux larmes lentes-- issues du puits le plus intimede ses douleurs-- coulèrent sur ses joues blêmes etdéjà creusées.

Leverdierémus'approcha et le serrant dans ses bras avec tendresse :

-- Moncher pauvrelui dit-ilne t'afflige passi tu veux que jem'éloigne en paix. C'est tout juste si j'ai la force de meséparer de Véronique et de toi... Je ne me suis défaitd'aucun objet qui me fût réellement précieux etquand cela seraitqu'importe ? Ignores-tu que ta vie m'est pluschère que n'importe quel bibelot qui soit au monde ?D'ailleursn'avons-nous pasdepuis longtempsune destinéecommune ? Je veux te sauverafin de me sauver moi-mêmeentends-tu ? Il faut que tu vives et c'était le seul moyen...Nous serons séparés quelque temps. Qu'importe encore?... Je souhaite du fond du coeur à ma bonne vieille tante quivacertainementm'assommer beaucouptoutes les prospéritésimaginablesmais il m'est impossible avec le meilleur naturel dumonded'oublier que je suis son héritier et que sa fortuneun jour ou l'autrenous appartiendra... AlorsMarchenoirquelle existence avec Véroniquedans cette campagnedélicieuse où nous aurons notre maison ! Quelle paix !Quelle sécurité parfaite !... Mais encoreil fautvivre jusqu'à cette époque ignorée. Relèveton coeur ! La délivrance est prochepeut-êtreetquand l'univers te rejetteraittu as un fier amije t'en réponds!

Marchenoirtoujours sombreau fond de son attendrissementrépondit auconsolateur :

-- Ilvaudrait mieux pour toimon dévoué Georgesque tun'eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux quil'ont aimé. Le malheur de certains individus est contagieuxautant qu'incurableet j'espère peu cette existence paisibleque tu me montres dans l'avenir... Cependantje ne veux pas tecontrister de mes pressentiments noirs qui peuventaprèstoutme tromper. Il y aurait une cruauté lâche et bêteà te payer ainsi du service inouï que tu viens de merendre... Véronique va rentrer dans quelques instants. Nousferons un déjeuner d'adieu et je t'accompagnerai à lagare... Ah ! mon vieux camaradej'avais rêvé mieux quetout cela !... On m'a souvent accusé d'ingratitudeparce queje refusais de vautrer ma conscience dans certaines mains quis'étaient entrouvertes pour moimais il est heureuxtout demêmeque je sois né croquantcar je n'eusse pas encoreété assez ingrat pour faire un bon prince. -- Beatiusest magis dare quam accipere. Telle eût étéje croisma deviseet ce texte aurait fait ma majestéméprisable et mes pieds d'argile...

-- Tu esau moinsle roi de l'impertinenceindécrottable gueuxrepartit l'autreet tu aurais pu me priver de ta sacréedevise qui n'a rien à faire ici. On ne sait jamais qui donneni qui reçoitajouta-t-il profondément. Voilàce que je pourrais t'apprendre si tu ne le savais encore mieux quemoi. Tu as sauvé ma peau dans un tempsje m'efforceaujourd'huide sauver ton espritparce que ton esprit m'estnécessaire pour ne pas me casser le cou dans les chemins noirsoù nous pataugeons per multam merdamcomme disaitLuther. Qu'as-tu à répondre à ça ?

Les deuxamis reprirent tant bien que mal un peu d'entrain et concertèrentde laisser croire à Véronique que Leverdier s'absentaitpour une affaire de famille et reviendraitsans doutebientôt-- la vérité vraie pouvant occasionner une crise dedésolation que ni l'un ni l'autre ne se sentait capable desupporter.

Leverdierpartit donc le soir mêmelaissant à son compagnondésormais solitairecette accablante impression qu'ilsvenaient de s'embrasser pour la dernière fois et qu'ils ne sereverraient plus !


LXVIII


La loisalique ne fut jamais écriteparce que c'était la loivitaleessentiellede la monarchie françaiseet que toutessai de rédaction l'eût délimitée.L'Absolu est intranscriptible.

Pour cetteraisonle Crime d'être pauvre n'est mentionnéclairement dans aucun codeni dans aucun recueil de jurisprudencepénale. Tout au plusest-il classé parmi les simplesdélits relevant des tribunaux correctionnels et assimiléau vagabondagequi n'estlui-mêmequ'une conséquencede la pauvreté.

Mais cesilence est une sanction péremptoire de la terreur universellequi refuse de préciser son objet.

Indiscutablementla Pauvreté est le plus énorme des crimeset le seulqu'aucune circonstance ne saurait atténuer aux yeux d'un jugeéquitable. C'est un crime tel que la trahisonl'incesteleparricide ou le sacrilège paraissent peu de choseencomparaisonet sollicitent l'attendrissement social.

Aussilegenre humain ne s'y est jamais trompéet l'infaillibleinstinct de tous les peuplesen n'importe quel lieu de la terreatoujours frappé d'une identique réprobation lestitulaires de la guenille ou du ventre creux.

Puisqu'onne pouvait édicter aucun châtiment déterminépour un genre d'attentat que les législations épouvantéesne consentaient pas à définiron accumula sur lePauvre toutes les formes infamantes ou afflictives de la vindicteunanime. Pour être assuré de tomber justeon empila sursa tête la multitude des expiationsau milieu desquelles ilétait impossible de faire un choix sans danger de caractériserle forfait.

Lesindigents ne furent condamnés formellement ni au feuni àl'écartèlementni à l'estrapadeni àl'écorchementni au palni même à laguillotine. Nulle disposition légale ne précisa jamaisqu'on dût les pendreles émasculerleur arracher lesonglesleur crever les yeuxleur entonner du plomb fondulesexposerenduits de mélasseau soleil de la caniculeousimplement les traînerdépouillés de leur peaudans un champ de luzerne fraîchement fauché... Aucun deces charmants supplices ne leur fut littéralement appliquéen vertu d'aucune explicite loi.

Seulementle génie tourmenteur qui s'est appelé la Force socialea su rassembler pour euxen une gerbe unique de tribulationsouverainetoute cette flore éparse des pénalitéscriminelles. On les a sereinementtacitementexcommuniés dela vie et on en fait des réprouvés. Tout homme dumonde-- qu'il le sache ou qu'il l'ignore-- porte eu soi lemépris absolu de la Pauvretéet tel est le profondsecret de l'HONNEURqui est la pierre d'angle des oligarchies.

Recevoir àsa table un voleurun meurtrier ou un cabotinest chose plausibleet recommandée-- si leurs industries prospèrent. Lesmuqueuses de la considération la plus délicate n'ensauraient souffrir. Il est même démontré qu'unecertaine virginité se récupère au contact desempoisonneurs d'enfants-- aussitôt qu'ils sont gorgésd'or.

Les plusliliales innocences offrenten secretla rosée de leursjeunes voeux au rutilant Minotaureet les mères les plusvertueuses pleurent de douces larmes à la pensée qu'unjourpeut-êtrecet accapareur millionnaire qui a ruinécent familles aura la bonté de s'employer àl'éventrement conjugal de leur "chère enfant".

Maisl'opprobre de la misère est absolument indicibleparcequ'elle estau fondl'unique souillure et le seul péché.C'est une coulpe si démesurée que le Seigneur Dieu l'achoisie pour siennequand il s'est fait homme pour tout assumer.

Il a vouluqu'on le nommâtpar excellencele Pauvre et le Dieu despauvres. Ce goulu Sauveur-- homo devorator et potatorcommele désignaient les juifs-- qui n'était venu que pourse soûler et pour s'empiffrer de torturesa judicieusement élula Pauvreté pour cabaretière. Aussiles genshonorables ont réprouvéd'une commune voixlescandale d'une telle orgieet prohibédans tous les tempsla fréquentation de cette hôtesse divinement achalandée.

Voilàbientôt deux mille ans que l'Église préconise lapauvreté. D'innombrables saints l'ont épouséepour ressembler à Jésus-Christet la vermineuseproscrite n'a pas monté d'un millionième de cran dansl'estime des personnes décentes et bien élevées.

C'estqu'en effet la pauvreté volontaire est encore un luxeetpar conséquentn'est pas la vraie pauvretéquetout homme abhorre. On peutassurémentdevenir pauvremaisà condition que la volonté n'y soit pour rien. SaintFrançois d'Assise était un amoureux et non pas unpauvre. Il n'était indigent de rienpuisqu'ilpossédait son Dieu et vivaitpar son extasehors du mondesensible. Il se baignait dans l'or de ses lumineuses guenilles...

Lapauvreté véritable est involontaireet son essence estde ne pouvoir jamais être désirée. Lechristianisme a réalisé le plus grand miracle en aidantles hommes à la supporterpar la promesse d'ultérieurescompensations. S'il n'y a pas de compensationsau diable tout ! Ilest insensé d'espérer mieux de notre nature.

Unplantigradedoué de raison et contradictoirement privéd'espérance religieuseest dans l'impossibilité laplus étroite d'accepter cette geôle d'immondices et deconsentir qu'on le traite plus durement qu'un parricide pour avoirperdu sa fortune ou pour être né sans argent. S'il serésigne sans décalogue et sans eucharistieon ne peutrien dire de luisinon qu'il est un lâche ou un imbécile.A ce point de vueles nihilistes ont cent fois raison. Que touttombeque tout périsseque tout s'en aille au tonnerre deDieus'il faut endurer indéfiniment cette abominable farce desouffrir pour rien !

Hier soirun millionnaire crétinqui ne secourut jamais personneaperdu mille louis au cercleau moment même où quarantepauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient defaim dans l'irrémédiable vortex du putanat ; et ladélicieuse vicomtesse que tout Paris connaît si bien aexhibé ses tétons les plus authentiques dans une robecouleur de la quatrième lune de Jupiterdont le prix auraitnourripendant un moisquatre-vingts vieillards et cent vingtenfants !

Tant queces choses seront vues sous la coupole des impassiblesconstellationset racontées avec attendrissement par lagueusaille des journauxil y aura-- en dépit de tous lesbavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes--une gifle absolue sur la face de la Justiceet-- dans les âmesdépossédées de l'espérance d'une viefuture-- un besoin toujours grandissant d'écrabouiller legenre humain.

-- Ah !vous enseignez qu'on est sur la terre pour s'amuser. Eh bien ! nousallons nous amusernous autresles crevants de faim et lesporte-loques. Vous ne regardez jamais ceux qui pleurent et ne pensezqu'à vous divertir. Mais ceux qui pleurent en vous regardantdepuis des milliers d'annéesvont enfin se divertir àleur tour et-- puisque la Justice est décidémentabsente-- ils vontdu moinsen inaugurer le simulacreen vousfaisant servir à leurs divertissements.

Puisquenous sommes des criminels et des damnésnous allons nouspromouvoir nous-mêmes à la dignité de parfaitsdémonspour vous exterminer ineffablement.

Désormaisil n'y aura plus de prières marmonnées au coin desruespar des grelotteux affaméssur votre passage. Il n'yaura plus de revendications ni de récriminations amères.C'est finitout cela. Nous allons devenir silencieux...

Vousgarderez l'argentle painle vinles arbres et les fleurs. Vousgarderez toutes les joies de la vie et l'inaltérable sérénitéde vos consciences. Nous ne réclamerons plus riennous nedésirerons plus rien de toutes ces choses que nous avonsdésirées et réclamées en vainpendanttant de siècles. Notre désespoir complet promulguedèsmaintenantcontre nous-mêmesla définitiveprescription qui vous les adjuge.

Seulementdéfiez-vous !... Nous gardons le feuen vous suppliantde n'être pas trop surpris d'une fricassée prochaine.Vos palais et vos hôtels flamberont très bienquand ilnous plairacar nous avons attentivement écouté lesleçons de vos professeurs de chimie et nous avons inventéde petits engins qui vous émerveilleront.

Quant àvos personneselles s'arrangeront pour acclimater leur derniersoupir sous la semelle sans talon de nos savates éculéesà quelques centaines de pas de vos intestins fumants ; et noustrouveronspeut-êtreun assez grand nombre de cochons ou dechiens errantspour consoler d'un peu d'amour vos chastes compagneset les vierges très innocentes que vous avez engendréesde vos reins précieux...

Aprèscelasi l'existence de Dieu n'est pas la parfaite blague quel'exemple de vos vertus nous prédispose àconjecturerqu'il nous extermine à son tourqu'il nous damnesans remèdeet que tout finisse ! L'enfer ne sera passansdouteplus atroce que la vie que vous nous avez faite.

Maisdansce casil sera forcé de confesser devant tous ses anges quenous aurons été ses instrument pour vous consumercaril doit en avoir assez de vos visages ! Il doit êtreau moinsaussi dégoûté que nouscet hypothétiqueSeigneuril vous asans doutevomi cent foiset si voussubsistezc'est qu'apparemment il a l'habitude de retourner àses vomissements !

Tel est lecantique des modernes pauvresà qui les heureux de la terre-- non satisfaits de tout posséder-- ont imprudemmentarraché la croyance en Dieu. C'est le Stabat desdésespérés !

Ils sesont tenus deboutau pied de la Croixdepuis la sanglante Messe dugrand Vendredi-- au milieu des ténèbresdespuanteursdes dérélictionsdes épinesdesclousdes larmes et des agonies. Pendant des générationsils ont chuchoté d'éperdues prières àl'oreille de l'Hostie divineet-- tout à coupon leurdévoiled'un jet de science électriquece gibetpoudreux où la dent des bêtes a dévoréleur Rédempteur... Zut ! alorsils vont s'amuser !

Mangerde l'argent. Qui donc a remarqué l'énormitésymbolique de cette locution familière ? L'argent nereprésente-t-il pas la vie des pauvres qui meurent de n'en pasavoir ? La parole humaine est plus profonde qu'on ne l'imagine. Cemot est étrangement suggestif de l'idéed'anthropophagieet il n'est pas tout à fait impossibleensuivant cette contingente idéede se représenter unlieu de plaisir comme un étal de boucherie ou un simplerestaurant bouillon où se débiterait par portions lachair succulente des gueux. Les gourmetspar exemplechoisiraientdans la culotte et les ménagères économesutiliseraient jusqu'aux abatistandis que des viveurs délabrésd'une noce récente se contenteraient d'un modeste consomméde leurs frères déshérités. On est étonnédu tangible corps que prend un tel rêvequand on interroge cepropos banal.

Toutriche qui ne se considère pas comme l'INTENDANT et leDOMESTIQUE du Pauvre est le plus infâme des voleurs et le pluslâche des fratricides. Tel est l'esprit du christianisme etla lettre même de l'Évangile. Évidence naturellequi peutà la rigueurse passer de la solution du surnaturelchrétien.

C'estheureux pour les détrousseurs et les assassinsque l'animalsoi-disant pensant soit si réfractaire au syllogisme parfait.Il y a diablement longtemps qu'il aurait conclu à l'étripementet à la grilladecar la pestilencebien sentiedu richesans coeur n'est pas humainement supportable. Mais la conclusionviendratout de mêmeet probablement bientôt-- étantannoncée de tous côtés par d'indéniablesprodromes...

Les richescomprendront trop tard que l'argent dont ils étaient lesusufruitiers pleins d'orgueil ne leur appartenait ABSOLUMENT pas; que c'est une horreur à faire crier les montagnesde voirune chienne de femmeà la vulve infécondeporter sursa tête le pain de deux cent familles d'ouvriers attiréespar des journalistes et des tripotiers dans le guet-apens d'une grève; ou de songer qu'il y aquelque partun noble artiste qui meurt defaimà la même heure qu'un banqueroutier crèved'indigestion !...

Ils setordront de terreurles Richards coeurs-de-porcs et leursimpitoyables femellesils beugleront en ouvrant des gueules oùle sang des misérables apparaîtra en caillots pourris !Ils oublierontd'un inexprimable oublila tenue décente etles airs charmants des salonsquand on les déshabillera deleur chair et qu'on leur brûlera la tête avec descharbons ardents ; -- et il n'y aura plus l'ombre d'un chroniqueurnauséeuxpour en informer un public de bourgeois encapilotade ! Car il fautindispensablementque cela finissetoutecette ordure de l'avarice et de l'égoïsme humains !

Lesdynamiteurs allemands ou russes ne sont que des précurseursousi l'on veutdes sous-accessoires de la Tragédie sanspareilleoù le plus pauvre etpar conséquentle plusCriminel des hommes que la férocité des lâchesait jamais châtiés-- s'en viendra juger toute la terredans le Feu des cieux !


LXIX


Huit moisenviron après son départ de Parisoù il n'avaitpu remettre les piedsLeverdier reçut en Bourgogne cettelettre de Marchenoir :

_MonGeorges bien-aimé.

Je suismourant et je n'ai peut-être pas deux jours à vivre. Jecommence par làpour que tu aies moins à souffrir.Quant à Véroniqueelle est à Sainte-Annedepuis deux semaines. C'est en revenant de l'y conduire qu'un camionm'a renversé et m'a écrasé la poitrine. On atrouvé sur moipar bonheurune lettre de toi qui a révélémon adresseet on m'a rapporté mourantrue des Fourneaux.

J'ai râlépendant plusieurs jours. En ce momentje t'écris de mon litfort péniblementmais d'un esprit désormais apaisécomme il convient aux récipiendaires à l'éternité.Je ne suis pas troublémême par la pensée quecette lettre nécessaire va t'assassiner de douleur. Jesuis déjà dans la sérénité desmorts...

Dieu avoulu que ma vie s'achevât ainsidonc c'est très bienet aucune chose ne pouvait m'arriver qui me fût meilleure. Jene suis plus le Désespéré... J'ai dittout à l'heureà ma vieille concierged'aller mechercher un prêtre.

Cependantmon amije ne veux pas m'en aller sans te revoir une dernièrefois. Accoursje t'en suppliesi tu le peuxsans perdre uneseconde. Ces jours derniersquand on croyaità chaqueinstantme voir expirerma pire souffrance était une soifépouvantablela soif de Jésus dans son Agonie. Jevoyais partout des fleuves et des cataractes que mes lèvresdesséchées ne pouvaient atteindreet -- je ne saiscomment-- ton souvenir était mêlé à cesvisions de mon délire. Ton visage m'apparaissait souriantaufond des sourceset ma soif de toi se confondait inexplicablementavec ma soif de l'eau des fontaines.

Tu prieraspour moin'est-ce pas ? mon unique amipauvre coeur joyeux que j'aifait si triste ! Tu n'es pas un homme de grande foi. N'importeprietout de même... Je serai près de toi. Les âmes desmortsvois-tunous environnent invisiblement. Elles ne peuvent pass'éloignerpuisqu'elles n'ont plus de corps et que la notionde distance est inapplicable aux purs esprits. Je me souviens det'avoir expliqué cela... Dans quelques heuresje vais êtrel'âme silencieuse d'un mortd'un défuntd'un trépassé.Je souffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état etj'aurai besoin de tes prières. Je t'en suppliene me lesrefuse pascar je n'aurais plus de voixalorspour te les demander!...

En aussipeu de mots que possibleje vais t'apprendre ce qui s'est passédepuis ton départ. J'étais enragé de passionpour Véroniqueau point de croire que j'étais possédépar quelque démon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus past'accabler de cette confidence. Mais la malheureuse fille s'enapercevait trop bien. Elle voyait le mal sans remèdeetl'exorbitante douleur qu'elle en ressentait a simplement éteintsa raison.

Ilfaudrait n'être pas un moribond pour te raconter cettehistoire. Jour par jourheure par heurej'ai vu se dissoudre et sedéformerd'une manière horriblecette belle raisoncette perle exalumineuse du manteau du Christcette étincelled'Orient de la simplicité la plus divine !

Eue envint à ne plus me reconnaître... Son Joseph nourricierson Sauveur-- comme elle m'appelait-- était captif dansune contrée lointaineet je lui paraissais un bourreau venu àsa place pour la tourmenter.

J'ai dûsubirdans d'inexprimables affresla peine sans nom de l'entendreme maudireen me regardant de ses sublimes yeux égarésoù se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m'afallu voir cette infortunée à genouxpendant desheuresse tordant au pied de son crucifixet criant à Dieude me délivrer de ma prisonde lui rendre le pauvre homme quilui avait donné du pain et qui languissait dans un lieu deténèbrespour sa récompense de l'avoir aimée...

En cemomentje ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu'une âmecomprimée et retordue par la plus mortelle angoisse peutexsuder de douleur est sorti de la mienne. C'est fini. Je convolemaintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.

Il faut mepardonnermon frère Georgesde t'avoir laissé ignorertout cela. Tu m'avais écrit les difficultés imprévuesde ton existence nouvelleacceptée pour l'amour de moietl'étroite servitude où te réduisait ton avaretante. J'ai reçu régulièrement les soixantefrancs que tu m'envoyais tous les moiset que Dieu te bénissepour cette charitémais tu ne pouvais faire davantagequandil se fût agi de me sauver de la mort. Pourquoi t'eussé-jedésolé ?... D'ailleursj'espérais vaguement queVéronique reviendrait à elle et je ne pouvais mepersuader qu'elle fût vraiment aliénée.

Ton argentne suffisant pasje m'arrangeais pour en gagner d'autresen faisantn'importe quoi. Je me suis fait homme de peine. J'ai servi desmarchands de grains et des déménageurs. Je laissais mablouse aux magasins où on m'employaitpour qu'on ne connûtpas ma détresserue des Fourneaux... Quand il devint tropimprudent de laisser Véronique seule à la maisondesjournées entièresj'obtins d'un entrepreneurd'écritures du travail chez moi. Je copiais des piècesde procédure et je faisais la cuisineen surveillant lamaladesous la triple menace du feude l'étranglement et ducouteau.

Enfincette ressource vint à manquer. Alorsme prêtant audélire de cette agitéej'imaginais un prétextequelconque pour sortiret je courais éperdument dans Parisme jeter aux pieds des uns ou des autrespour en obtenir un secoursimmédiat.

Ce qu'ilm'a fallu manger d'humiliationsengloutir de dégoûtsles Anges pâles de la Misère en furent témoins !Je me suis livrétête coupéeà mesennemis. J'ai demandé l'aumône à des êtresabjects qui se sont réjouis de me piétiner au meilleurmarché possible. J'ai tendu la main d'un mendiant à desdrôles que j'avais conspués avec justiceet que la pluseffroyable nécessité me contraignait à implorerde préférence à d'autresparce que jecomprenais que le besoin d'un ignoble triomphe les porterait àme satisfaire... Quelques-uns me refusaientetalorsmon amiquelpuits de honte !

Je n'airien pu tirerpar exemplede ce répugnant industriel quej'avais jobardement appelé naguère le gentilhommecabaretierlequel a fait sa fortune aux dépens desartistes pauvres dont il achalandait sa maisonet à qui j'aidédié-- en me submergeant d'opprobre-- l'un de meslivres -- dans une accès de gratitude imbécile pour cetéditeur providentieldont je ne voyais pas la hideuseexploitation. Il m'en coûta chertu le sais tropde melaisser engluer par ce Mascarillepar ce bas laquaisque je visunjourcracher rageusement dans un bock que l'absence de songarçon le condamnait à servir lui-même-- sansque je fusse éclairé par cet incident. Il me devaitpourtant bien quelque chosecelui-làpour avoir faitgratuitementpendant dix-huit moisle journal annexé àsa pompe à bière !

Dulaurierdevant qui je me suis humilié autant que se puisse humilier unhommem'a congédié en me déclarantles larmesaux yeuxqu'à la vérité il avait sur luiquelques milliers de francsmais que cette somme étantpargrand malheuren billets à une échéancelointaineil ne pouvait en monnayer la moindre partie sans subir unonéreux escomptedont il ne doutait pas que la seule penséedût me paraître insupportable.

Le docteurDes Bois trouva le moyen d'être plus atroce encore. Depuisquatre ou cinq heuresje courais en vain par les rues combléesde neigedans un état moral à faire pleurer-- ayantlaissé Véronique brisée d'une récentecrisesans feu et sans nourritureexténué moi-mêmepar la faimla nuit étant sur le point de tomberet nesachant plus que devenir. Je rencontrai Des Bois dans l'escalier desa maisonaccompagnant une dame qui allait sortir et dont la voiturestationnait précisément devant la porte.

Je priaile docteur de m'accorder une seule minute et je lui glissai dansl'oreille quelques-unes de ces paroles qui doivent atteindre l'âmeoù qu'elle soitfût-ce sous un Himalaya d'immondices !Il avait déjà commencé à balbutierperplexementlorsque la damequi avait fait quelques pas sous levestibulese retournant : -- Eh bien ? docteureh bien ? luidit-elle en une injonction musicale qui me supprimait. -- Pardon !répondit-il aussitôtmon cher amivous m'excuserezn'est-ce pas ? et il disparut.

Cettenuit-làje marchai dans la neigede la place de l'Europejusqu'à Fontenay-aux-Rosesoù je connaissaisparbonheurun homme excellent qui me secourut.

La seuleparmi les personnes dites du mondequi m'ait effectivementaidéc'est la baronne de Poissyla fameuse Mécènequi affichaquelque tempspour mes livres et pour mes articlesun si brûlant enthousiasme. Celle-cien réponse àun billet de désespoir que j'avais porté chez ellemefit remettresur le seuil de la porteune pièce de vingtfrancs par son domestique.

Georgescette existence a duré CINQ mois. On dit la folie contagieuse.Il faut croire que ce n'est pas bien vraipuisque j'ai pu conserverma raison dans cette effroyable tourmente. Le croiras-tu ? N'ayantplus le moyen de dormirj'ai achevé mon oeuvre sur leSymbolisme ! Ce sera ton héritage.

Ah ! lesheureux de la viequi jouissent en paix d'un beau livrene songentpas assez aux souffrancesquelquefois sans nom ni mesurequ'unpauvre artiste sans salaire a pu endurer pour leur verser cetteivresse. Les chrétiens richesqui admirent ma SainteRadegondepar exemplene se doutent pas que ce livre fut écritau chevet d'une mourantedans une chambre sans feupar un mendiantfamélique et désolé qui n'a pas touché unsou de droits d'auteur !... Seigneur Jésusayez pitiédes lampes misérables qui se consument devant votredouloureuse FACE !

Maisl'horreur qui a dépassé toutes les autresc'est ladernière scène du drame. L'enlèvement de notreVéroniquele voyage en fiacre et l'internement àSainte-Anne. La malheureuseque toute ma force ne suffisait pasà contenirpoussait des cris dont mes os se souviendrontjecroisau fond de la tombe.

Laissonscela. Les forcesd'ailleursm'abandonnent...

J'ai passéma vie à demander deux choses : la Gloire de Dieu ou la Mort.C'est la mort qui vient. Bénie soit-elle ! il se peut que lagloire marche derrière et que mon dilemme ait étéinsensé...

Je vaisêtre jugé tout à l'heure et non par leshommes. Mes violences écrites qu'on m'a tant reprochéesseront pesées dans une équitable balance avec mesfacultés naturelles et les profonds désirs de moncoeur. J'ai du moins cecid'avoir éperdument convoitéla Justice et j'espère obtenir le rassasiement qui nousest assuré par la Parole sainte.

Toimonbien-aiméveille sur la malheureuse Véronique aprèsque tu m'auras mis en terre... Pauvre fille !... Chers êtresdévouéssi compatissants et si doux à mon âmetriste ! je vous ai chéris l'un et l'autre par-dessus toutesles créatureset j'eusse désiré avoir mieux àoffrir pour vous que le sacrifice d'une vie saturéed'angoissesque le miracle de vos deux tendresses a seul empêchéd'être insupportable.

Hâte-toimon Georgeshâte-toije crains que tu n'arrives trop tard.

MARIE-JOSEPH-CAINMARCHENOIR_



LXX



Commeil ne me reste plus que quelques instants à vivremon trèscher amivenez vous asseoir sur mon litposez ma têtecettetête qui vous est si chèresur vos genoux et mettez vosmains sur mes yeux. Je m'imagine que cette position m'épargneraune partie des peines que l'âme éprouvelorsqu'ellesort de sa demeure. Quoique la mienne doive souffrir un doubletourmentl'un en quittant ce corps qu'elle habite et l'autre en meséparant de voussoyez persuadé qu'elle ne vousoubliera jamaiss'il reste quelque souvenir à ceux quidescendent chez les morts.

Ainsiparlait à son fidèle Cantacuzène l'empereurAndronic mourant.

Marchenoirà son lit de mortétait obsédé de cesouveniren attendant son amidont l'arrivée venait de luiêtre annoncée par un télégramme.

Puisqu'ilfallait considérer Véronique comme n'existant plusLeverdier résumait pour luidésormaistoutes lesdirections de la terre. Il aurait voulu réellementcomme cetempereur de l'extrême décadenceposer sa têteainsi qu'un enfantsur les genoux de l'homme qui lui avait valupresque autant qu'un père et sentir sur son visage cette mainfidèlequi l'eût protégé contre lesvisions possibles de la dernière heure...

Ilattendait aussi le prêtre. Il l'attendait vainement depuis laveille. Certes ! il pouvait l'attendresa portièrequ'ilavait chargée de l'aller chercherayant jugé àpropos de n'en rien faire.

Ce n'étaitpourtant pas une méchante femme. Elle l'avait mêmesoigné avec une évidente sollicitudeet avait passéune partie des nuits dans la chambre de ce malade que le médecinavait condamnédès le premier jour-- comptant unpeuà la véritésur l'arrivée deLeverdier bien connu d'elle pour être payée de sa peinemais capablenéanmoinsd'une certaine réalitéde désintéressement affectueux.

Elleappartenait à ce peuple de Paris que la sottise bourgeoise aplus profondément pénétré qu'aucun autreet qui la reproduit en reliefcomme l'empreinte du cachet reproduitle creux de l'intaille. Il n'était pas nécessaire de lafaire bavarder longtemps pour voir défiler tous les lieuxcommuns et toutes les rengaines qui constituentdepuis cent ans aumoinsle trésor public de l'intelligence française :"Dieu n'en demande pas tant. -- La religionc'est de ne fairede tort à personne. -- Quand on est honnêteonn'a pas besoin de se confesser. -- Quand on est morton n'a plusbesoin de rien." Etc. Elle allait très régulièrementau cimetièrele Jour des Mortsavec cent mille autres qui neconnaissent pas d'autre pratique pieuse et qui vontune fois l'anporter des couronnes à leurs défuntspour lesquels ilsn'auraient jamais la pensée de réciter une prièredans l'inébranlable conviction que les chers absentssont tous "au ciel".

-- Plussouventavait-elle dit en s'en allantque j'irais chercher un curépour lui donner le coup de la mortà ce pauvre monsieur !

Enconséquenceelle n'avait pas bougé de la maisonrépondant d'heure en heure à Marchenoir que cesmessieurs de la paroisse étaient fort occupésmaisqu'elle avait fait la commissionet qu'on allaitpour sûrenvoir abouler quelqu'und'une minute à l'autre...

La matinéeavait été d'un tragique formidable. N'ayant pu rienavaler le jour précédent et tourmenté d'unefièvre étrangeil avait demandé à boire.

Lavieillequi somnolait au coin du feului tendit une tasse detisaneen glissant nom oreiller sous sa têteetgémissantd'une douleur inaccoutumée qui le mordait à la gorgeil essaya de boire.

Ce ne futpas long. Dès la première gorgéeil rejeta leliquidela tasse fut lancée à l'extrémitéde la chambre et le moribondpoussant une espèce derugissementse dressaterrible. Il prit sa tête à deuxmainscomme s'il eût voulu se l'arracherpar un geste dedétresse si effrayant que la portièredéjàpétrifiéetomba sur ses genoux.

Puisilsortit complètement de ses drapsetse précipitant del'une à l'autre extrémité du litse roulasetorditse débattit en râlant comme un démoniaquefaisant éclater ses bandagesse déchirant ànouveause rebroyant lui-mêmedans des convulsionsomnipotentes qu'aucun bras d'homme n'eût étécapable de réprimer !

Cetteagitation ayant duré près d'une demi-heureil retombaenfincomme une masse de chair souffrante écraséeetla vieille goujate n'entendit plus rien qu'un sifflement.

Ellerallumaen tremblantla bougie éteinte qui avait roulépar terre à côté d'elleet trembla bien plusquand elle vitdans sa réginale horreurl'épouvantablesimagrée du Trismus des tétaniques.

Rapidementelle rejeta les couvertures sur le corps rompu de l'agonisant etcourut chez le médecin. Ce personnageami ancien deLeverdieret quipour cette raisonfaisait crédit àMarchenoir de sa science et de ses pansementstrouva son client dansl'état où la garde l'avait laissé. A cet aspectil haussa les épaules en souriantrajusta précairementles bandagesparut donner une ordonnancefit entendre quelquesparoles vaines tendant à démontrer au mourant qu'ilméprisait les signes manifestes de sa fin prochainecomme denuls symptômeset se retirantdit à la commèrequi le reconduisait :

-- Machère dameil n'y a plus rien à faire. Notre maladen'ira pas jusqu'à demain. Il était déjàperdu. La moitié des côtes fracturéesun poumonen charpie etmaintenantle tétanos traumatiquec'estcomplet. Il a dû prendre froid hier ou avant-hier...

C'étaitvrai. Le malade était resté à peu prèssans feucomme il convient aux agonisants privés de monnaie.

Mais ils'était passé une chose affreuse pendant la visite.Marchenoir avait regardé le guérisseur avec des yeuxfous dont celui-ci se souvint plus tard. Le malheureuxdont lesdents noyées d'écume étaient serréesàfaire éclater l'émailpar le cabestan de lacontracturefaisait des efforts désespéréspour parler. Ses lèvres retroussées et violettesessayaient en vain de configurer les deux syllabes qu'il aurait voulufaire entendre. Comprenant que sa portière avait étéinfidèleil désirait-- d'un désir suprême-- que le docteur se chargeât lui-même d'envoyer unprêtre. Dans son impuissanceil montra le crucifixdésignaune feuille de papierfit à moitié le geste d'écrire.Tout fut inutile.

Il fallutboire cette dernière amertume qu'il n'aurait jamais prévue.Lentementil sombra dans le plus bas gouffre des douleurs. Tous lesvieux supplices de sa vie resurgirent...

-- Mourirainsi ! criait-il au fond de son âmemoi chrétien !Est-il possibleaprès tant de mauxque je sois privéde cette consolation ?

Il nepouvaitil ne voulait pas le croire et il attendaitquand mêmeun prêtrese disant qu'à défaut de messagehumain la pitié du ciel en auraitsans doutesuscitéquelque autre... Un prêtre quelconque pour l'absoudre et levisage aimé de son Leverdier pour le fortifier !

A huitheures du matinla vieille femme mit devant ses yeux une dépêcheannonçant l'arrivée de son ami dans quelques heures.

-- Ilarrivera trop tard ! pensa-t-il. Mon Dieu ! exigerez-vous cela encorede ma pauvre âme !... Les heures sonnèrent-- toutesles heures de cette journée de trépassement... Niprêtreni amipersonne ne venait.

Marchenoirun peu détendu par l'approche visible de Celle qui allaitdécidément l'élargirput enfin articulerquelques mots. Le premier usage qu'il fit de sa voix revenue fut decommander positivement à la créature imbécilequi tricotait en le regardant mourird'aller lui chercher cerécalcitrant ecclésiastique qui s'obstinait à nepas venir.

-- Si vousn'obéissez pasfit-ilje le dirai à Leverdier quivous le fera payer cher.

Elle avaitdonc obéimais en vain. Le bedeau de la paroisse lui réponditavec majesté que M. le vicaire de serviceseul présentirait probablement voir le mourant quand il aurait fini lesconfessions qui l'occupaient en cet instantmais qu'il ne fallaitpas songer à le déranger. L'ambassadrice ne poussa pasplus avant et revint avec cette réponse.

Marchenoirjeta un regard de désolation infinie sur l'image de son Christet deux larmesles dernièressortirent de ses yeux etroulèrent avec lenteur sur ses joues déjàfroidescomme si elles eussent craint de s'y glacer.

Que sepassa-t-il dans cette âme abandonnée ? Entendit-ellecomme il est raconté de tant d'autresces Voix cruelles del'agoniequi parlent aux mourants du mal qu'ils ont fait et du bienqu'ils auraient pu faire ? Dut-elle subir le spectacleillustrépar les vieilles estampesdu combat des mauvais et des bons espritsacharnés à sa déplorable conquête ? Lesmorts qui l'avaient précédée dans ce passage luiapparurent-ils plus sensiblement que dans les rêves de sa forteviepour la désoler de leurs annonces d'une sentenceeffroyablement incertaine ? Ou biende paniques imageslancéesautrefoispar le pamphlétairesur un monde détestérevinrent-ellespour l'obscurcirà ce lit de mort oùse tarissait leur source ?... Enfin le Christ Jésusresplendissant de lumière et environné de Sa multitudecélestevoulut-Il descendre à la place d'un de Sesprêtresvers cet être exceptionnel qui avait tant désiréSa gloire et qui L'avait cherché Lui-mêmetoute sa vieparmi les pauvres et les lamentables ?...

-- Tiens !il a passéce pauvre monsieurdit la concierge en entrantun seau de charbon à la main. Ce n'est pas trop tôttout de mêmequand on souffre tant !...

L'églisevoisine sonnait l'angélus de la fin du jour.

Leverdierarriva à onze heures du soir.