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 Honoré de BalzacLa fille aux yeux d'or 

CHAPITRE I- PHYSIONOMIES PARISIENNES

Un desspectacles où se rencontre le plus d'épouvantement estcertes l'aspect général de la population parisiennepeuple horrible à voirhâvejaunetanné. Parisn'est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempêted'intérêts sous laquelle tourbillonne une moissond'hommes que la mort fauche plus souvent qu'ailleurs et quirenaissent toujours aussi serrésdont les visages contournéstordusrendent par tous les pores l'espritles désirslespoisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas desvisagesmais bien des masques : masques de faiblessemasques deforcemasques de misèremasques de joiemasquesd'hypocrisie ; tous exténuéstous empreints des signesineffaçables d'une haletante avidité ? Que veulent-ils? De l'orou du plaisir ?

Quelquesobservations sur l'âme de Paris peuvent expliquer les causes desa physionomie cadavéreuse qui n'a que deux âgesou lajeunesse ou la caducité : jeunesse blafarde et sans couleurcaducité fardée qui veut paraître jeune. Envoyant ce peuple exhuméles étrangersqui ne sont pastenus de réfléchiréprouvent tout d'abord unmouvement de dégoût pour cette capitalevaste atelierde jouissanced'où bientôt eux-mêmes ils nepeuvent sortir etrestent à s'y déformer volontiers.Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teintepresque infernale des figures parisiennescar ce n'est pas seulementpar plaisanterie que Paris a été nommé un enfer.Tenez ce mot pour vrai. Làtout fumetout brûletoutbrilletout bouillonnetout flambes'évapores'éteintse rallumeétincellepétille et se consume. Jamaisvie en aucun pays ne fut plus ardenteni plus cuisante. Cette naturesociale toujours en fusion semble se dire après chaque oeuvrefinie : -- A une autre ! comme se le dit la nature elle-même.Comme la naturecette nature sociale s'occupe d'insectesde fleursd'un jourde bagatellesd'éphémèreset jetteaussi feu et flamme par son éternel cratère. Peut-êtreavant d'analyser les causes qui font une physionomie spécialeà chaque tribu de cette nation intelligente et mouvantedoit-on signaler la cause générale qui en décoloreblêmitbleuit et brunit plus ou moins les individus.

A force des'intéresser à toutle Parisien finit par nes'intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur saface usée par le frottementelle devient grise comme 1eplâtre des maisons qui a reçu toute espèce depoussière et de fumée. En effetindifférent laveille à ce dont il s'enivrera le lendemainle Parisien viten enfant quel que soit son âge. Il murmure de toutse consolede toutse moque de toutoublie toutveut toutgoûte àtoutprend tout avec passionquitte tout avec insouciance ; sesroisses conquêtessa gloireson idolequ'elle soit debronze ou de verre ; comme il jette ses basses chapeaux et safortune. A Parisaucun sentiment ne résiste au jet deschoseset leur courant oblige à une lutte qui détendles passions : l'amour y est un désiret la haine unevelléité : il n'y a là de vrai parent que lebillet de mille francsd'autre ami que le Mont-de-Piété.Ce laissez-aller général porte ses fruits ; etdans lesaloncomme dans la rue personne n'y est de troppersonne n'y estabsolument utileni absolument nuisible : les sots et les friponscomme les gens d'esprit ou de probité. Tout y est toléréle gouvernement et la guillotinela religion et le choléra.Vous convenez toujours à ce mondevous n'y manquez jamais.Qui donc domine en ce pays sans moeurssans croyancesans aucunsentiment ; mais d'où partent et où aboutissent tousles sentimentstoutes les croyances et toutes les moeurs ? L'or etle plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière etparcourez cette grande cage de plâtrecette ruche àruisseaux noirset suivez-y les serpenteaux de cette penséequi l'agitela soulèvela travaille ? Voyez. Examinezd'abord le monde qui n'a rien. L'ouvrierle prolétairel'homme qui remue ses piedsses mainssa langueson dosson seulbrasses cinq doigts pour vivre ; eh ! biencelui-là quilepremierdevrait économiser le principe de sa vieiloutrepasse ses forcesattelle sa femme à quelque machineuseson enfant et le cloue à un rouage. Le fabricantle je nesais quel fil secondaire dont le branle agite ce peuple quide sesmains salestourne et dore les porcelainescoud les habits et lesrobesamincit le feramenuise le boistisse l'aciersolidifie lechanvre et le filsatine les bronzesfestonne le cristalimite lesfleursbrode la lainedresse les chevauxtresse les harnais et lesgalons. découpe le cuivrepeint les voituresarrondit lesvieux ormeauxvaporise le cotonsouffle les tulscorrode lediamantpolit les métauxtransforme en feuilles le marbrelèche les caillouxtoilette la penséecoloreblanchit et noircit tout ; hé ! bience sous-chef est venupromettre à ce monde de sueur et de volontéd'étudeet de patienceun salaire excessifsoit au nom des caprices de lavillesoit à la voix du monstre nommé Spéculation.Alors ces quadrumanes se sont mis à veillerpâtirtravaillerjurerjeûnermarcher ; tous se sont excédéspour gagner cet or qui les fascine. Puisinsouciants de l'aveniravides de jouissancescomptant sur leurs bras comme le peintre surla paletteils jettentgrands seigneurs d'un jourleur argent lelundi dans les cabaretsqui font une enceinte de boue à laville ; ceinture de la plus impudique des Vénusincessammentpliée et dépliéeoù se perd comme au jeula fortune périodique de ce peupleaussi féroce auplaisir qu'il est tranquille au travail. Pendant cinq jours doncaucun repos pour cette partie agissante de Paris ! Elle se livre àdes mouvements qui la font se gauchirse grossirmaigrirpâlirjaillir en mille jets de volonté créatrice. Puis sonplaisirson repos est une lassante débauchebrune de peaunoire de tapesblême d'ivresseou jaune d'indigestionqui nedure que deux joursmais qui vole le pain de l'avenirla soupe dela semaineles robes de la femmeles langes de l'enfant tous enhaillons. Ces hommesnés sans doute pour être beauxcar toute créature a sa beauté relativese sontenrégimentésdès l'enfancesous lecommandement de la forcesous le règne du marteaudescisaillesde la filatureet se sont promptement vulcanisés.Vulcainavec sa laideur et sa forcen'est-il pas l'emblèmede cette laide et forte nationsublime d'intelligence mécaniquepatiente à ses heuresterrible un jour par siècleinflammable comme la poudreet préparée àl'incendie révolutionnaire par l'eau-de-vieenfin assezspirituelle pour prendre feu sur un mot captieux qui signifietoujours pour elle : or et plaisir ! En comprenant tous ceux quitendent la main pour une aumônepour de légitimessalaires ou pour les cinq francs accordés à tous lesgenres de prostitution parisienneenfin pour tout argent bien ou malgagnéce peuple compte trois cent mille individus. Sans lescabaretsle gouvernementne serait-il pas renversé tous lesmardis ? Heureusementle mardice peuple est engourdicuve sonplaisirn'a plus le souet retourne au travailau pain secstimulé par un besoin de procréation matériellequipour luidevient une habitude. Néanmoins ce peuple a sesphénomènes de vertuses hommes completsses Napoléonsinconnusqui sont le type de ses forces portées à leurplus haute expressionet résument sa portée socialedans une existence où la pensée et le mouvement secombinent moins pour y jeter de la joie que pour y régulariserl'action de la douleur.

Le hasarda fait un ouvrier économele hasard l'a gratifié d'unepenséeil a pu jeter les yeux sur l'aveniril a rencontréune femmeil s'est trouvé pèreet aprèsquelques années de privations dures il entreprend un petitcommerce de mercerieloue une boutique. Si ni la maladie ni le vicene l'arrêtent en sa voies'il a prospérévoicile croquis de cette vie normale.

Etd'abordsaluez ce roi du mouvement parisienqui s'est soumis letemps et l'espace. Ouisaluez cette créature composéede salpêtre et de gaz qui donne des enfants à la Francependant ses nuits laborieuseset remultiplie pendant le jour sonindividu pour le servicela gloire et le plaisir de ses concitoyens.Cet homme résout le problème de suffireà lafoisà une femme aimableà son ménageauConstitutionnelà son bureauà la Garde nationaleàl'Opéraà Dieu ; mais pour transformer en écusle Constitutionnelle Bureaul'Opérala Garde nationalelafemme et Dieu. Enfinsaluez un irréprochable cumulard. Levétous les jours à cinq heuresil a franchi comme un oiseaul'espace qui sépare son domicile de la rue Montmartre. Qu'ilvente ou tonnepleuve ou neigeil est au Constitutionnel et yattend la charge de journaux dont il a soumissionné ladistribution. Il reçoit ce pain politique avec aviditéle prend et le porte. A neuf heuresil est au sein de son ménagedébite un calembour à sa femmelui dérobe ungros baiserdéguste une tasse de café ou gronde sesenfants. A dix heures moins un quartil apparaît à lamairie. Làposé sur un fauteuilcomme un perroquetsur son bâtonchauffé par la ville de Parisil inscritjusqu'à quatre heuressans leur donner une larme ou unsourireles décès et les naissances de tout unarrondissement. Le bonheurle malheur du quartier passe par le becde sa plumecomme l'esprit du Constitutionnel voyageait naguèresur ses épaules. Rien ne lui pèse ! Il va toujoursdroit devant luiprend son patriotisme tout fait dans le journalnecontredit personnecrie ou applaudit avec tout le mondeet vit enhirondelle. A deux pas de sa paroisseil peuten cas d'unecérémonie importantelaisser sa place à unsurnuméraireet aller chanter un requiem au lutrin del'églisedont il estle dimanche et les jours de fêtele plus bel ornementla voix la plus imposanteoù il tordavec énergie sa large bouche en faisant tonner un joyeux Amen.Il est chantre. Libéré à quatre heures de sonservice officielil apparaît pour répandre la joie etla gaieté au sein de la boutique la plus célèbrequi soit en la Cité. Heureuse est sa femmeil n'a pas letemps d'être jaloux ; il est plutôt homme d'action que desentiment. Aussidès qu'il arriveagace-t-il les demoisellesde comptoirdont les yeux vifs attirent force chalands ; se gauditau sein des paruresdes fichusde la mousseline façonnéepar ces habiles ouvrières ; ouplus souvent encore avant dedîneril sert une pratiquecopie une page du journal ou portechez l'huissier quelque effet en retard. A six heurestous les deuxjoursil est fidèle à son poste. Inamoviblebasse-taille des choeursil se trouve à l'Opéraprêtà y devenir soldatArabeprisonniersauvagepaysanombrepatte de chameauliondiablegénieesclaveeunuque noirou blanctoujours expert à produire de la joiede ladouleurde la pitiéde l'étonnementà pousserd'invariables crisà se taireà chasserà sebattreà représenter Rome ou l'Égypte ; maistoujours -in pettomercier. A minuitil redevient bonmarihommetendre pèreil se glisse dans le lit conjugall'imagination encore tendue par les formes décevantes desnymphes de l'Opéraet fait ainsi tournerau profit del'amour conjugalles dépravations du monde et les voluptueuxronds de jambe de la Taglioni. Enfins'il dortil dort viteetdépêche son sommeil comme il a dépêchésa vie. N'est-ce pas le mouvement fait hommel'espace incarnéle protée de la civilisation ? Cet homme résume tout :histoirelittératurepolitiquegouvernementreligionartmilitaire. N'est-ce pas une encyclopédie vivanteun atlasgrotesquesans cesse en marche comme Paris et qui jamais ne repose ?En lui tout est jambes. Aucune physionomie ne saurait se conserverpure en de tels travaux. Peut-être l'ouvrier qui meurt vieux àtrente ansl'estomac tanné par les doses progressives de soneau-de-viesera-t-il trouvéau dire de quelques philosophesbien rentésplus heureux que ne l'est le mercier. L'un péritd'un seul coup et l'autre en détail. De ses huit industriesde ses épaulesde son gosierde ses mainsde sa femme et deson commercecelui-ci retirecomme d'autant de fermesdes enfantsquelques mille francs et le plus laborieux bonheur qui ait jamaisrecréé coeur d'homme. Cette fortune et ces enfantsoules enfants qui résument tout pour luideviennent la proie dumonde supérieurauquel il porte ses écus et sa filleou son fils élevé au collègequiplus instruitque ne l'est son pèrejette plus haut ses regards ambitieux.Souvent le cadet d'un petit détaillant veut être quelquechose dans l'État.

Cetteambition introduit la pensée dans la seconde des sphèresparisiennes. Montez donc un étage et allez à l'entresol; ou descendez du grenier et restez au quatrième ; enfinpénétrez dans le monde qui a quelque chose : làmême résultat. Les commerçants en gros et leursgarçonsles employésles gens de la petite banque etde grande probitéles friponsles âmes damnéesles premiers et les derniers commisles clercs de l'huissierdel'avouédu notaireenfin les membres agissantspensantsspéculants de cette petite bourgeoisie qui triture lesintérêts de Paris et veille à son grainaccapareles denréesemmagasine les produits fabriqués par lesprolétairesencaque les fruits du Midiles poissons del'Océanles vins de toute côte aimée du soleil ;qui étend les mains sur l'Orienty prend les châlesdédaignés par les Turcs et les Russes ; va récolterjusque dans les Indesse couche pour attendre la venteaspire aprèsle bénéficeescompte les effetsroule et encaissetoutes les valeurs ; emballe en détail Paris tout entierlevoitureguette les fantaisies de l'enfanceépie les capriceset les vices de l'âge muren pressure les maladies ; eh biensans boire de l'eau-de-vie comme l'ouvrierni sans aller se vautrerdans la fange des barrièrestous excèdent aussi leursforces ; tendant outre-mesure leur corps et leur morall'un parl'autre ; se dessèchent de désirss'abîment decourses précipitées. Chez euxla torsion physiques'accomplit sous le fouet des intérêtssous le fléaudes ambitions qui tourmentent les mondes élevés decette monstrueuse citécomme celle des prolétairess'est accomplie sous le cruel balancier des élaborationsmatérielles incessamment désirées par ledespotisme du je le veux aristocrate. Là donc aussipour obéir à ce maître universelle plaisir oul'oril faut dévorer le tempspresser le tempstrouver plusde vingt-quatre heures dans le jour et la nuits'énerversetuervendre trente ans de vieillesse pour deux ans d'un reposmaladif. Seulement l'ouvrier meurt à l'hôpitalquandson dernier terme de rabougrissement s'est opérétandis que le petit bourgeois persiste à vivre et vitmaiscrétinisé : vous le rencontrez la face uséeplatevieillesans lueur aux yeuxsans fermeté dans lajambese traînant d'un air hébété sur leboulevardla ceinture de sa Vénusde sa ville chérie.Que voulait le bourgeois ? le briquet du garde nationalun immuablepot-au-feuune place décente au Père-Lachaiseet poursa vieillesse un peu d'or légitimement gagné. Sonlundià luiest le dimanche ; son repos est la promenade envoiture de remisela partie de campagnependant laquelle femme etenfants avalent joyeusement de la poussière ou se rôtissentau soleil ; sa barrière est le restaurateur dont le vénéneuxdîner a du renomou quelque bal de famille où l'onétouffe jusqu'à minuit. Certains niais s'étonnentde la Saint-Guy dont sont atteints les monades que le microscope faitapercevoir dans une goutte d'eaumais que dirait le Gargantua deRabelaisfigure d'une sublime audace incompriseque dirait cegéanttombé des sphères célestess'ils'amusait à contempler le mouvement de cette seconde vieparisiennedont voici l'une des formules ? Avez-vous vu ces petitesbaraquesfroides en étésans autre foyer qu'unechaufferette en hiverplacées sous la vaste calotte de cuivrequi coiffe la halle au blé ? Madame est là dèsle matinelle est factrice aux halles et gagne à ce métierdouze mille francs par andit-on. Monsieurquand madame se lèvepasse dans un sombre cabinetoù il prête à lapetite semaineaux commerçants de son quartier. A neufheuresil se trouve au bureau des passeportsdont il est un dessous-chefs. Le soiril est à la caisse du ThéâtreItalienou de tout autre théâtre qu'il vous plairachoisir. Les enfants sont mis en nourriceet en reviennent pouraller au collège ou dans un pensionnat. Monsieur et madamedemeurent à un troisième étagen'ont qu'unecuisinièredonnent des bals dans un salon de douze pieds surhuitet éclairé par des quinquets ; mais ils donnentcent cinquante mille francs à leur filleet se reposent àcinquante ansâge auquel ils commencent à paraîtreaux troisièmes loges à l'Opéradans un fiacre àLongchampou en toilette fanéetous les jours de soleilsurles boulevardsl'espalier de ces fructifications. Estimésdans le quartieraimés du gouvernementalliés àla haute bourgeoisieMonsieur obtient à soixante-cinq ans lacroix de la Légion d'Honneuret le père de son gendremaire d'un arrondissement l'invite à ses soirées. Cestravaux de toute une vie profitent donc à des enfants quecette petite bourgeoisie tend fatalement à éleverjusqu'à la haute. Chaque sphère jette ainsi tout sonfrai dans sa sphère supérieure. Le fils du richeépicier se fait notairele fils du marchand de bois devientmagistrat. Pas une dent ne manque à mordre sa rainureet toutstimule le mouvement ascensionnel de l'argent.

Nous voicidonc amenés au troisième cercle de cet enferquipeut-être un jouraura son DANTE. Dans ce troisièmecercle socialespèce de ventre parisienoù sedigèrent les intérêts de la ville et oùils se condensent sous la forme dite affairesse remue ets'agite par un âcre et fielleux mouvement intestinalla fouledes avouésmédecinsnotairesavocatsgensd'affairesbanquiersgros commerçantsspéculateursmagistrats. Làse rencontrent encore plus de causes pour ladestruction physique et morale que partout ailleurs. Ces gens viventpresque tousen d'infectes étudesen des salles d'audiencesempestéesdans de petits cabinets grilléspassent lejour courbés sous le poids des affairesse lèvent dèsl'aurore pour être en mesurepour ne pas se laisser dévaliserpour tout gagner ou pour ne rien perdrepour saisir un homme ou sonargentpour emmancher ou démancher une affairepour tirerparti d'une circonstance fugitivepour faire pendre ou acquitter unhomme. Ils réagissent sur les chevauxils les crèventles surmènentleur vieillissentaussi à euxlesjambes avant le temps. Le temps est leur tyranil leur manqueilleur échappe ; ils ne peuvent ni l'étendreni leresserrer. Quelle âme peut rester grandepuremoralegénéreuseet conséquemment quelle figuredemeure belle dans le dépravant exercice d'un métierqui force à supporter le poids des misères publiquesàles analyserles peserles estimerles mettre en coupe réglée? Ces gens-là déposent leur coeuroù ?... je nesais ; mais ils le laissent quelque partquand ils en ont unavantde descendre tous les matins au fond des peines qui poignent lesfamilles. Pour euxpoint de mystèresils voient l'envers dela société dont ils sont les confesseurset laméprisent. Orquoi qu'ils fassentà force de semesurer avec la corruptionils en ont horreur et s'attristent ; oupar lassitudepar transaction secrèteils l'épousent; enfinnécessairementils se blasent sur tous lessentimentseux que les loisles hommesles institutions font volercomme des choucas sur les cadavres. Ils s'usent et se démoralisent.Ni le grand négociantni le jugeni l'avocat ne conserventleur sens droit : ils ne sentent plusils appliquent les règlesque faussent les espèces. Emportés par leur existencetorrentueuseils ne sont ni épouxni pèresni amants; ils glissent à la ramasse sur les choses de la vieetvivent à toute heurepoussés par les affaires de lagrande cité. Quand ils rentrent chez euxils sont requisd'aller au balà l'Opéradans les fêtes oùils vont se faire des clientsdes connaissancesdes protecteurs.Tous mangent démesurémentjouentveillentet leursfigures s'arrondissents'aplatissentse rougissent. A de siterribles dépenses de forces intellectuellesà descontractions morales si multipliéesils opposent non pas leplaisiril est trop pâle et ne produit aucun contrastemaisla débauchedébauche secrèteeffrayantecarils peuvent disposer de toutet font la morale de la société.Leur stupidité réelle se cache sous une sciencespéciale. Ils savent leur métiermais ils ignorenttout ce qui n'en est pas. Alorspour sauver leur amour-propreilsmettent tout en questioncritiquent à tort et àtravers ; paraissent douteurs et sont gobe-mouches en réaliténoient leur esprit dans leurs interminables discussions. Presque tousadoptent commodément les préjugés sociauxlittéraires ou politiques pour se dispenser d'avoir uneopinion ; de même qu'ils mettent leurs consciences àl'abri du codeou du tribunal de commerce. Partis de bonne heurepour être des hommes remarquablesils deviennent médiocreset rampent sur les sommités du monde. Aussi leurs figuresoffrent-elles cette pâleur aigreces colorations faussescesyeux terniscernésces bouches bavardes et sensuelles oùl'observateur reconnaît les symptômes del'abâtardissement de la pensée et sa rotation dans lecirque d'une spécialité qui tue les facultésgénératives du cerveaule don de voir en granddegénéraliser et de déduire. Ils se ratatinentpresque tous dans la fournaise des affaires. Aussi jamais un hommequi s'est laissé prendre dans les conquassations ou dansl'engrenage de ces immenses machinesne peut-il devenir grand. S'ilest médecinou il a peu fait la médecineou il estune exceptionun Bichat qui meurt jeune. Sigrand négociantil reste quelque choseil est presque Jacques Coeur. Robespierreexerça-t-il ? Danton était un paresseux qui attendait.Mais qui d'ailleurs a jamais envié les figures de Danton et deRobespierrequelque superbes qu'elles puissent être ? Cesaffairés par excellence attirent à eux l'argent etl'entassent pour s'allier aux familles aristocratiques. Si l'ambitionde l'ouvrier est celle du petit bourgeoisicimêmes passionsencore. A Parisla vanité résume toutes les passions.Le type de cette classe serait soit le bourgeois ambitieuxquiaprès une vie d'angoisses et de manoeuvres continuellespasseau Conseil d'État comme une fourmi passe par une fente ; soitquelque rédacteur de journalroué d'intriguesque leroi fait Pair de Francepeut-être pour se venger de lanoblesse ; soit quelque notaire devenu Maire de son arrondissementtous gens laminés par les affaires et quis'ils arrivent àleur buty arrivent tués. En Francel'usage estd'introniser la perruque. NapoléonLouis XIVles grands roisseuls ont toujours voulu des jeunes gens pour mener leurs desseins.

Au-dessusde cette sphèrevit le monde artiste. Mais là encoreles visagesmarqués du sceau de l'originalitésontnoblement brisésmais brisésfatiguéssinueux. Excédés par un besoin de produiredépasséspar leurs coûteuses fantaisieslassés par un géniedévoreuraffamés de plaisirles artistes de Parisveulent tous regagner par d'excessifs travaux les lacunes laisséespar la paresseet cherchent vainement à concilier le monde etla gloirel'argent et l'art. En commençantl'artiste estsans cesse haletant sous le créancier ; ses besoins enfantentles detteset ses dettes lui demandent ses nuits. Après letravaille plaisir. Le comédien joue jusqu'à minuitétudie le matinrépète à midi ; lesculpteur plie sous sa statue ; le journaliste est une penséeen marche comme le soldat en guerre ; le peintre en vogue est accabléd'ouvragele peintre sans occupation se ronge les entrailles s'il sesent homme de génie. La concurrenceles rivalitéslescalomnies assassinent ces talents. Les unsdésespérésroulent dans les abîmes du viceles autres meurent jeunes etignorés pour s'être escompté trop tôt leuravenir. Peu de ces figuresprimitivement sublimesrestent belles.D'ailleurs la beauté flamboyante de leurs têtes demeureincomprise. Un visage d'artiste est toujours exorbitantil se trouvetoujours en dessus ou en dessous des lignes convenues pour ce que lesimbéciles nomment le beau idéal. Quelle puissance lesdétruit ? La passion. Toute passion à Paris se résoutpar deux termes : or et plaisir.

Maintenantne respirez-vous pas ? Ne sentez-vous pas l'air et l'espace purifiés? Icini travaux ni peines. La tournoyante volute de l'or a gagnéles sommités. Du fond des soupiraux où commencent sesrigolesdu fond des boutiques où l'arrêtent de chétifsbatardeauxdu sein des comptoirs et des grandes officines oùil se laisse mettre en barresl'orsous forme de dots ou desuccessionsamené par la main des jeunes filles ou par lesmains ossues du vieillardjaillit vers la gent aristocratique oùil va reluires'étalerruisseler. Mais avant de quitter lesquatre terrains sur lesquels s'appuie la haute propriétéparisiennene faut-il pasaprès les causes morales ditesdéduire les causes physiqueset faire observer une pestepour ainsi dire sous-jacentequi constamment agit sur les visages duportierdu boutiquierde l'ouvrier ; signaler une délétèreinfluence dont la corruption égale celle des administrateursparisiens qui la laissent complaisamment subsister ! Si l'air desmaisons où vivent la plupart des bourgeois est infectsil'atmosphère des rues crache des miasmes cruels en desarrière-boutiques où l'air se raréfie ; sachezqu'outre cette pestilenceles quarante mille maisons de cette grandeville baignent leurs pieds en des immondices que le pouvoir n'a pasencore voulu sérieusement enceindre de murs en bétonqui pussent empêcher la plus fétide boue de filtrer àtravers le sold'y empoisonner les puits et de continuersouterrainement à Lutèce son nom célèbre.La moitié de Paris couche dans les exhalaisons putrides descoursdes rues et des basses oeuvres. Mais abordons les grandssalons aérés et dorésles hôtels àjardinsle monde richeoisifheureuxrenté. Les figures ysont étiolées et rongées par la vanité.La rien de réel. Chercher le plaisirn'est-ce pas trouverl'ennui ? Les gens du monde ont de bonne heure fourbu leur nature.N'étant occupés qu'à se fabriquer de la joieils ont promptement abusé de leurs senscomme l'ouvrier abusede l'eau-de-vie. Le plaisir est comme certaines substances médicales: pour obtenir constamment les mêmes effetsil faut doublerles doseset la mort ou l'abrutissement est contenu dans ladernière. Toutes les classes inférieures sont tapiesdevant les riches et en guettent les goûts pour en faire desvices et les exploiter. Comment résister aux habilesséductions qui se trament en ce pays ? Aussi Paris a-t-il sesthériakispour qui le jeula gastrolâtrie ou lacourtisane sont un opium. Aussi voyez-vous de bonne heure àces gens-là des goûts et non des passionsdesfantaisies romanesques et des amours frileux. Là règnel'impuissance ; là plus d'idéeselles ont passécomme l'énergie dans les simagrées du boudoirdans lessingeries féminines. Il y a des blancs becs de quarante ansde vieux docteurs de seize ans. Les riches rencontrent à Parisde l'esprit tout faitla science toute mâchéedesopinions toutes formulées qui les dispensent d'avoir espritscience ou opinion. Dans ce mondela déraisonest égaleà la faiblesse et au libertinage. On y est avare de temps àforce d'en perdre. N'y cherchez pas plus d'affections que d'idées.Les embrassades couvrent une profonde indifférenceet lapolitesse un mépris continuel. On n'y aime jamais autrui. Dessaillies sans profondeurbeaucoup d'indiscrétionsdescomméragespar-dessus tout des lieux communs ; tel est lefond de leur langage ; mais ces malheureux Heureux prétendentqu'ils ne se rassemblent pas pour dire et faire des maximes àla façon de La Rochefoucauld ; comme s'il n'existait pas unmilieutrouvé par le dix-huitième siècleentrele trop plein et le vide absolu. Si quelques hommes valides usentd'une plaisanterie fine et légèreelle est incomprise; bientôt fatigués de donner sans recevoirils restentchez eux et laissent régner les sots sur leur terrain. Cettevie creusecette attente continuelle d'un plaisir qui n'arrivejamaiscet ennui permanentcette inanité d'espritde coeuret de cervellecette lassitude du grand raout parisien sereproduisent sur les traitset confectionnent ces visages de cartonces rides prématuréescette physionomie des riches oùgrimace l'impuissanceoù se reflète l'oret d'oùl'intelligence a fui.

Cette vuede Paris moral prouve que le Paris physique ne saurait êtreautrement qu'il n'est. Cette ville à diadème est unereine quitoujours grossea des envies irrésistiblementfurieuses. Paris est la tête du globeun cerveau qui crèvede génie et conduit la civilisation humaineun grand hommeun artiste incessamment créateurun politique àseconde vue qui doit nécessairement avoir les rides ducerveaules vices du grand hommeles fantaisies de l'artiste et lesblasements du politique. Sa physionomie sous-entend la germination dubien et du malle combat et la victoirela bataille morale de 89dont les trompettes retentissent encore dans tous les coins du monde; et aussi l'abattement de 1814. Cette ville ne peut donc pas êtreplus moraleni plus cordialeni plus propre que ne l'est lachaudière motrice de ces magnifiques pyroscaphes que vousadmirez fendant les ondes ! Paris n'est-il pas un sublime vaisseauchargé d'intelligence ? Ouises armes sont un de ces oraclesque se permet quelquefois la fatalité. La Ville de Paris a songrand mât tout de bronzesculpté de victoireset pourvigie Napoléon. Cette nauf a bien son tangage et son roulis ;mais elle sillonne le mondey fait feu par les cent bouches de sestribuneslaboure les mers scientifiquesy vogue à pleinesvoilescrie du haut de ses huniers par la voix de ses savants et deses artistes : -- « En avantmarchez ! suivez-moi ! »Elle porte un équipage immense qui se plaît à lapavoiser de nouvelles banderoles. Ce sont mousses et gamins riantdans les cordages ; lest de lourde bourgeoisie ; ouvriers et matelotsgoudronnés ; dans ses cabinesles heureux passagers ;d'élégants midshipmen fument leurs cigarespenchéssur le bastingage ; puis sur le tillacses soldatsnovateurs ouambitieuxvont aborder à tous les rivagesettout en yrépandant de vives lueursdemandent de la gloire qui est unplaisirou des amours qui veulent de l'or.

Donc lemouvement exorbitant des prolétairesdonc la dépravationdes intérêts qui broient les deux bourgeoisiesdonc lescruautés de la pensée artisteet les excès duplaisir incessamment cherché par les grandsexpliquent lalaideur normale de la physionomie parisienne. En Orient seulementlarace humaine offre un buste magnifique ; mais il est un effet ducalme constant affecté par ces profonds philosophes àlongue pipeà petites jambesà torses carrésqui méprisent le mouvement et l'ont en horreur ; tandis qu'àParisPetitsMoyens et Grands courentsautent et cabriolentfouettés par une impitoyable déessela Nécessité: nécessité d'argentde gloire ou d'amusement. Aussiquelque visage fraisreposégracieuxvraiment jeune yest-il la plus extraordinaire des exceptions : il s'y rencontrerarement. Si vous en voyez unassurément il appartient : àun ecclésiastique jeune et ferventou à quelque bonabbé quadragénaireà triple menton ; àune jeune personne de moeurs pures comme il s'en élèvedans certaines familles bourgeoises ; à une mère devingt ansencore pleine d'illusions et qui allaite son premier-né; à un jeune homme frais débarqué de provinceet confié à une douairière dévote qui lelaisse sans un sou ; ou peut-être à quelque garçonde boutiquequi se couche à minuitbien fatiguéd'avoir plié ou déplié du calicotet qui selève à sept heures pour arranger l'étalage ; ousouvent à un homme de science ou de poésiequi vitmonastiquement en bonne fortune avec une belle idéequidemeure sobrepatient et chaste ; ou à quelque sotcontentde lui-mêmese nourrissant de bêtisecrevant de santétoujours occupé de se sourire à lui-même ; ou àl'heureuse et molle espèce des flâneursles seuls gensréellement heureux à Pariset qui en dégustentà chaque heure les mouvantes poésies. Néanmoinsil est à Paris une portion d'êtres privilégiésauxquels profite ce mouvement excessif des fabricationsdesintérêtsdes affairesdes arts et de l'or. Ces êtressont les femmes. Quoiqu'elles aient aussi mille causes secrètesquilà plus qu'ailleursdétruisent leur physionomieil se rencontredans le monde fémininde petites peupladesheureuses qui vivent à l'orientaleet peuvent conserver leurbeauté ; mais ces femmes se montrent rarement à pieddans les rueselles demeurent cachéescomme des plantesrares qui ne déploient leurs pétales qu'àcertaines heureset qui constituent de véritables exceptionsexotiques. Cependant Paris est essentiellement aussi le pays descontrastes. Si les sentiments vrais y sont raresil se rencontreaussilà comme ailleursde nobles amitiésdesdévouements sans bornes. Sur ce champ de bataille des intérêtset des passionsde même qu'au milieu de ces sociétésen marche où triomphe l'égoïsmeoù chacunest obligé de se défendre lui seulet que nousappelons des arméesil semble que les sentiments seplaisent à être complets quand ils se montrentet sontsublimes par juxtaposition. Ainsi des figures. A Parisparfoisdansla haute aristocratiese voient clairsemés quelquesravissants visages de jeunes gensfruits d'une éducation etde moeurs tout exceptionnelles. A la juvénile beauté dusang anglais ils unissent la fermeté des traits méridionauxl'esprit françaisla pureté de la forme. Le feu deleurs yeuxune délicieuse rougeur de lèvresle noirlustré de leur chevelure fineun teint blancune coupe devisage distinguée les rendent de belles fleurs humainesmagnifiques à voir sur la masse des autres physionomiesterniesvieillottescrochuesgrimaçantes. Aussiles femmesadmirent-elles aussitôt ces jeunes gens avec ce plaisir avideque prennent les hommes à regarder une jolie personnedécentegracieusedécorée de toutes lesvirginités dont notre imagination se plaît àembellir la fille parfaite. Si ce coup d'oeil rapidement jetésur la population de Paris a fait concevoir la rareté d'unefigure raphaëlesqueet l'admiration passionnée qu'elle ydoit inspirer à première vuele principal intérêtde notre histoire se trouvera justifié. Quod eratdemonstrandumce qui était à démontrers'il est permis d'appliquer les formules de la scolastique àla science des moeurs.

Orparune de ces belles matinées de printempsoù lesfeuilles ne sont pas vertes encorequoique dépliées ;où le soleil commence à faire flamber les toits et oùle ciel est bleu ; où la population parisienne sort de sesalvéolesvient bourdonner sur les boulevardscoule comme unserpent à mille couleurspar la rue de la Paix vers lesTuileriesen saluant les pompes de l'hyménée querecommence la campagne ; dans une de ces joyeuses journéesdoncun jeune hommebeau comme était le jour de ce jour-làmis avec goûtaisé dans ses manières (disons lesecret) un enfant de l'amourle fils naturel de lord Dudley et de lacélèbre marquise de Vordacse promenait dans la grandeallée des Tuileries. Cet Adonisnommé Henri de Marsaynaquit en Franceoù lord Dudley vintmarier la jeune personnedéjà mère d'Henrià un vieux gentilhommeappelé monsieur de Marsay. Ce papillon déteint etpresque éteint reconnut l'enfant pour sienmoyennantl'usufruit d'une rente de cent mille francs définitivementattribuée à son fils putatif ; folie qui ne coûtapas fort cher à lord Dudley : les rentes françaisesvalaient alors dix-sept francs cinquante centimes. Le vieuxgentilhomme mourut sans avoir connu sa femme. Madame de Marsay épousadepuis le marquis de Vordac ; maisavant de devenir marquiseelles'inquiéta peu de son enfant et de lord Dudley. D'abordlaguerre déclarée entre la France et l'Angleterre avaitséparé les deux amantset la fidélitéquand même n'était pas et ne sera guère demode à Paris. Puis les succès de la femme élégantejolieuniversellement adorée étourdirent dans laParisienne le sentiment maternel. Lord Dudley ne fut pas plussoigneux de sa progénitureque ne l'était la mère.La prompte infidélité d'une jeune fille ardemment aiméelui donna peut-être une sorte d'aversion pour tout ce quivenait d'elle. D'ailleurspeut-être aussiles pèresn'aiment-ils que les enfants avec lesquels ils ont fait une ampleconnaissance ; croyance sociale de la plus haute importance pour lerepos des familleset que doivent entretenir tous les célibatairesen prouvant que la paternité est un sentiment élevéen serre chaude par la femmepar les moeurs et les lois.

Le pauvreHenri de Marsay ne rencontra de père que dans celui des deuxqui n'était pas obligé de l'être. La paternitéde monsieur de Marsay fut naturellement très incomplète.Les enfants n'ontdans l'ordre naturelde père que pendantpeu de moments ; et le gentilhomme imita la nature. Le bonhomme n'eûtpas vendu son nom s'il n'avait point eu de vices. Alors il mangeasans remords dans les tripotset but ailleurs le peu de semestresque payait aux rentiers le trésor national. Puis il livral'enfant à une vieille soeurune demoiselle de Marsayqui eneut grand soinet lui donnasur la maigre pension allouéepar son frèreun précepteurun abbé sans souni maillequi toisa l'avenir du jeune homme et résolut de sepayersur les cent mille livres de rentedes soins donnés àson pupillequ'il prit en affection. Ce précepteur setrouvait par hasard être un vrai prêtreun de cesecclésiastiques taillés pour devenir cardinaux enFrance ou Borgia sous la tiare. Il apprit en trois ans àl'enfant ce qu'on lui eût appris en dix ans au collège.Puis ce grand hommenommé l'abbé de Maronisacheval'éducation de son élève en lui faisant étudierla civilisation sous toutes ses faces : il le nourrit de sonexpériencele traîna fort peu dans les églisesalors fermées ; le promena quelquefois dans les coulissesplus souvent chez les courtisanes ; il lui démonta lessentiments humains pièce à pièce lui enseigna lapolitique au coeur des salons où elle se rôtissait alors; il lui numérota les machines du gouvernementet tentaparamitié pour une belle nature délaisséemaisriche en espérancede remplacer virilement la mère :l'Église n'est-elle pas la mère des orphelins ? L'élèverépondit à tant de soins. Ce digne homme mourut évêqueen 18l2avec la satisfaction d'avoir laissé sous le ciel unenfant dont le coeur et l'esprit étaient à seize ans sibien façonnésqu'il pouvait jouer sous jambe un hommede quarante. Qui se serait attendu à rencontrer un coeur debronzeune cervelle alcoolisée sous les dehors les plusséduisants que les vieux peintresces artistes naïfsaient donné au serpent dans le paradis terrestre ? Ce n'estrien encore. De plusle bon diable violet avait fait faire àson enfant de prédilection certaines connaissances dans lahaute société de Paris qui pouvaient équivaloircomme produitentre les mains du jeune homme à cent autresmille livres de rente. Enfince prêtrevicieux maispolitiqueincrédule mais savantperfide mais aimable faibleen apparence mais aussi vigoureux de tête que de corpsfut siréellement utile à son élèvesicomplaisant à ses vicessi bon calculateur de toute espècede forcesi profond quand il fallait faire quelque décomptehumain si jeune à tableà Frascatià... je nesais oùque le reconnaissant Henri de Marsay nes'attendrissait plus guèreen 1814qu'en voyant le portraitde son cher évêqueseule chose mobilière qu'aitpu lui léguer ce prélatadmirable type des hommes dontle génie sauvera l'Église catholiqueapostolique etromainecompromise en ce moment par la faiblesse de ses recruesetpar la vieillesse de ses pontifes ; mais si veut l'Église. Laguerre continentale empêcha le jeune de Marsay de connaîtreson vrai père dont il est douteux qu'il sût le nom.Enfant abandonnéil ne connut pas davantage madame de Marsay.Naturellement il regretta fort peu son père putatif. Quant àmademoiselle de Marsaysa seule mèreil lui fit éleverdans le cimetière du Père-Lachaise lorsqu'elle mourutun fort joli petit tombeau. Monseigneur de Maronis avait garanti àce vieux bonnet à coques l'une des meilleures places dans lecielen sorte quela voyant heureuse de mourirHenri lui donna deslarmes égoïstesil se mit à la pleurer pourlui-même. Voyant cette douleurl'abbé sécha leslarmes de son élèveen lui faisant observer que labonne fille prenait bien dégoûtamment son tabacetdevenait si laidesi sourdesi ennuyeusequ'il devait desremerciments à la mort. L'évêque avait faitémanciper son élève en 1811. Puis quand la mèrede monsieur de Marsay se remariale prêtre choisitdans unconseil de familleun de ces honnêtes acéphales triéspar lui sur le volet du confessionnalet le chargea d'administrer lafortune dont il appliquait bien les revenus au besoin de lacommunautémais dont il voulait conserver le capital.

Vers lafin de 1814Henri de Marsay n'avait donc sur terre aucun sentimentobligatoire et se trouvait libre autant que l'oiseau sans compagne.Quoiqu'il eût vingt-deux ans accomplisil paraissait en avoirà peine dix-sept. Généralementles plusdifficiles de ses rivaux le regardaient comme le plus joli garçonde Paris. De son pèrelord Dudleyil avait pris les yeuxbleus les plus amoureusement décevants ; de sa mèreles cheveux noirs les plus touffus ; de tous deuxun sang purunepeau de jeune filleun air doux et modesteune taille fine etaristocratiquede fort belles mains. Pour une femmele voirc'était en être folle ; vous savez ? concevoir un de cesdésirs qui mordent le coeurmais qui s'oublient parimpossibilité de le satisfaireparce que la femme estvulgairement à Paris sans ténacité. Peu d'entreelles se disent à la manière des hommes le : JEMAINTIENDRAI de la maison d'Orange. Sous cette fraîcheur devieet malgré l'eau limpide de ses yeuxHenri avait uncourage de lionune adresse de singe. Il coupait une balle àdix pas dans la lame d'un couteaumontait à cheval de manièreà réaliser la fable du centaure ; conduisait avec grâceune voiture à grandes guides ; était leste commeChérubin et tranquille comme un mouton ; mais il savait battreun homme du faubourg au terrible jeu de la savate ou du bâton ;puisil touchait du piano de manière à pouvoir sefaire artiste s'il tombait dans le malheuret possédait unevoix qui lui aurait valu de Barbaja cinquante mille francs parsaison. Hélastoutes ces belles qualitésces jolisdéfauts étaient ternis par un épouvantable vice: il ne croyait ni aux hommes ni aux femmesni à Dieu ni audiable. La capricieuse nature avait commencé à le douer; un prêtre l'avait achevé. Pour rendre cette aventurecompréhensibleil est nécessaire d'ajouter ici quelord Dudley trouva naturellement beaucoup de femmes disposéesà tirer quelques exemplaires d'un si délicieuxportrait. Son second chef-d'oeuvre en ce genre fut une jeune fillenommée Euphémienée d'une dame espagnoleélevée à la Havaneramenée àMadrid avec une jeune créole des Antillesavec les goûtsruineux des colonies ; mais heureusement mariée à unvieux et puissamment riche seigneur espagnoldon Hijosmarquis deSan-Réal quidepuis l'occupation de l'Espagne par les troupesfrançaisesétait venu habiter Pariset demeurait rueSaint-Lazare. Autant par insouciance que par respect pour l'innocencedu jeune âgelord Dudley ne donna point avis à sesenfants des parentés qu'il leur créait partout. Ceciest un léger inconvénient de la civilisationelle atant d'avantagesil faut lui passer ses malheurs en faveur de sesbienfaits. Lord Dudleypour n'en plus parlervinten 1816seréfugier à Parisafin d'éviter les poursuitesde la justice anglaisequide l'Orientne protège que lamarchandise. Le lord voyageur demanda quel était ce beau jeunehomme en voyant Henri. Puisen l'entendant nommer :

-- Ah !c'est mon fils. Quel malheur ! dit-il.

Telleétait l'histoire du jeune homme quivers le milieu du moisd'avrilen 1815parcourait nonchalamment la grande allée desTuileriesà la manière de tous les animaux quiconnaissant leurs forcesmarchent dans leur paix et leur majesté; les bourgeoises se retournaient tout naïvement pour le revoirles femmes ne se retournaient pointelles l'attendaient au retouret gravaient dans leur mémoirepour s'en souvenir àproposcette suave figure qui n'eût pas déparéle corps de la plus belle d'entre elles.

-- Quefais-tu donc ici le dimanche ? dit à Henri le marquis deRonquerolles en passant.

-- Il y adu poisson dans la nasserépondit le jeune homme.

Cetéchange de pensées se fit au moyen de deux regardssignificatifs et sans que ni Ronquerolles ni de Marsay eussent l'airde se reconnaître. Le jeune homme examinait les promeneursavec cette promptitude de coup d'oeil et d'ouïe particulièreau Parisien qui paraîtau premier aspectne rien voir et nerien entendremais qui voit et entend tout. En ce momentun jeunehomme vint à luilui prit familièrement le brasenlui disant : - Comment cela va-t-ilmon bon de Marsay ?

-- Maistrès bienlui répondit de Marsay de cet air affectueuxen apparencemais qui entre les jeunes gens parisiensne prouverienni pour le présent ni pour l'avenir.

En effetles jeunes gens de Paris ne ressemblent aux jeunes gens d'aucuneautre ville. Ils se divisent en deux classes : le jeune homme qui aquelque choseet le jeune homme qui n'a rien ; ou le jeune homme quipense et celui qui dépense. Mais entendez-le bienil nes'agit ici que de ces indigènes qui mènent àParis le train délicieux d'une vie élégante. Ily existe bien quelques autres jeunes gensmais ceux-là sontdes enfants qui conçoivent très tard l'existenceparisienne et en restent les dupes. Ils ne spéculent pasilsétudientils piochentdisent les autres. Enfin il s'y voitencore certains jeunes gensriches ou pauvresqui embrassent descarrières et les suivent tout uniment ; ils sont un peul'Émile de Rousseaude la chair à citoyenetn'apparaissent jamais dans le monde. Les diplomates les nommentimpoliment des niais. Niais ou nonils augmentent le nombre de cesgens médiocres sous le poids desquels plie la France. Ils sonttoujours là ; toujours prêts à gâcher lesaffaires publiques ou particulièresavec la plate truelle dela médiocritéen se targuant de leur impuissancequ'ils nomment moeurs et probité. Ces espèces de Prixd'excellence sociaux infestent l'administrationl'arméela magistratureles chambresla cour. Ils amoindrissentaplatissent le pays et constituent en quelque sorte dans le corpspolitique une lymphe qui le surcharge et le rend mollasse. Ceshonnêtes personnes nomment les gens de talentimmorauxoufripons. Si ces fripons font payer leurs servicesdu moins ilsservent ; tandis que ceux-là nuisent et sont respectéspar la foule ; mais heureusement pour la Francela jeunesse éléganteles stigmatise sans cesse du nom de ganaches.

Doncaupremier coup d'oeilil est naturel de croire très distinctesles deux espèces de jeunes gens qui mènent une vieélégante ; aimable corporation à laquelleappartenait Henri de Marsay. Mais les observateurs qui ne s'arrêtentpas à la superficie des choses sont bientôt convaincusque les différences sont purement moraleset que rien n'esttrompeur comme l'est cette jolie écorce. Néanmoins tousprennent également le pas sur tout le monde ; parlentàtort et à traversdes chosesdes hommesde littératurede beaux arts ; ont toujours à la bouche le Pitt et Cobourgde chaque année ; interrompent une conversation par uncalembour ; tournent en ridicule la science et le savant ; méprisenttout ce qu'ils ne connaissent pas ou tout ce qu'ils craignent ; puisse mettent au-dessus de touten s'instituant juges suprêmes detout. Tous mystifieraient leurs pèreset seraient prêtsà verser dans le sein de leurs mères des larmes decrocodile ; mais généralement ils ne croient àrienmédisent des femmesou jouent la modestieet obéissenten réalité à une mauvaise courtisaneou àquelque vieille femme. Tous sont également cariésjusqu'aux os par le calculpar la dépravationpar unebrutale envie de parveniret s'ils sont menacés de la pierreen les sondant on la leur trouverait à tousau coeur. Al'état normalils ont les plus jolis dehorsmettent l'amitiéà tout propos en jeusont également entraînants.Le même persiflage domine leurs changeants jargons ; ils visentà la bizarrerie dans leurs toilettesse font gloire derépéter les bêtises de tel ou tel acteur envogueet débutent avec qui que ce soit par le méprisou l'impertinence pour avoir en quelque sorte la premièremanche à ce jeu ; mais malheur à qui ne sait pas selaisser crever un oeil pour leur en crever deux. Ils paraissentégalement indifférents aux malheurs de la patrieet àses fléaux. Ils ressemblent bien enfin tous à la jolieécume blanche qui couronne le flot des tempêtes. Ilss'habillentdînentdansents'amusent le jour de la bataillede Waterloopendant le choléraou pendant une révolution.Enfinils font bien tous la même dépense ; mais icicommence le parallèle. De cette fortune flottante etagréablement gaspilléeles uns ont le capitalet lesautres l'attendent ; ils ont les mêmes tailleursmais lesfactures de ceux-là sont à solder. Puis si les unssemblables à des criblesreçoivent toutes espècesd'idéessans en garder aucune ; ceux-là les comparentet s'assimilent toutes les bonnes. Si ceux-ci croient savoir quelquechosene savent rien et comprennent tout ; prêtent tout àceux qui n'ont besoin de rien et n'offrent rien à ceux qui ontbesoin de quelque chose ; ceux-là étudient secrètementles pensées d'autruiet placent leur argent aussi bien queleurs folies à gros intérêts. Les uns n'ont plusd'impressions fidèlesparce que leur âmecomme uneglace dépolie par l'userne réfléchit plusaucune image ; les autres économisent leur sens et leur vietout en paraissant la jetercomme ceux-làpar les fenêtres.Les premierssur la foi d'une espérancese dévouentsans conviction à un système qui a le vent et remontele courantmais ils sautent sur une autre embarcation politiquequand la première va en dérive ; les seconds toisentl'avenirle sondent et voient dans la fidélitépolitique ce que les Anglais voient dans la probitécommercialeun élément de succès. Mais làoù le jeune homme qui a quelque chose fait un calembour ou ditun bon mot sur le revirement du trône ; celui qui n'a rienfait un calcul publicou une bassesse secrèteet parvienttout en donnant des poignées de main à ses amis. Lesuns ne croient jamais de facultés à autruiprennenttoutes leurs idées comme neuvescomme si le monde étaitfait de la veilleils ont une confiance illimitée en euxetn'ont pas d'ennemi plus cruel que leur personne. Mais les autres sontarmés d'une défiance continuelle des hommes qu'ilsestiment à leur valeuret sont assez profonds pour avoir unepensée de plus que leurs amis qu'ils exploitent ; alors lesoirquand leur tête est sur l'oreillerils pèsent leshommes comme un avare pèse ses pièces d'or. Les uns sefâchent d'une impertinence sans portée et se laissentplaisanter par les diplomates qui les font poser devant eux en tirantle fil principal de ces pantins l'amour-propre ; tandis que lesautres se font respecter et choisissent leurs victimes et leursprotecteurs. Alorsun jourceux qui n'avaient rienont quelquechose - et ceux qui avaient quelque chosen'ont rien. Ceux-ciregardent leurs camarades parvenus à une position comme dessournoisdes mauvais coeursmais aussi comme des hommes forts. --Il est très fort !... est l'immense éloge décernéà ceux qui sont arrivésquibuscumque viisàla politiqueà une femme ou à une fortune. Parmi euxse rencontrent certains jeunes gens qui jouent ce rôle en lecommençant avec des dettes ; et naturellementils sont plusdangereux que ceux qui le jouent sans avoir un sou. Le jeune hommequi s'intitulait ami de Henri de Marsay était un étourdiarrivé de province et auquel les jeunes gens alors à lamode apprenaient l'art d'écorner proprement une successionmais il avait un dernier gâteau à manger dans saprovinceun établissement certain. C'était toutsimplement un héritier passé sans transition de sesmaigres cent francs par mois à toute la fortune paternelleetquis'il n'avait pas assez d'esprit pour s'apercevoir que l'on semoquait de luisavait assez de calcul pour s'arrêter aux deuxtiers de son capital. Il venait découvrir à Parismoyennant quelques billets de mille francsla valeur exacte desharnaisl'art de ne pas trop respecter ses gantsy entendre desavantes méditations sur les gages à donner aux genset chercher quel forfait était le plus avantageux àconclure avec eux ; il tenait beaucoup à pouvoir parler enbons termes de ses chevauxde son chien des Pyrénéesà reconnaître d'après la misele marcherlebrodequinà quelle espèce appartenait une femme ;étudier l'écartéretenir quelques mots àla modeet conquérirpar son séjour dans le mondeparisienl'autorité nécessaire pour importer plus tarden province le goût du thél'argenterie à formeanglaiseet se donner le droit de tout mépriser autour de luipendant le reste de ses jours. De Marsay l'avait pris en amitiépour s'en servir dans le mondecomme un hardi spéculateur sesert d'un commis de confiance. L'amitié fausse ou vraie de deMarsay était une question sociale pour Paul de Manerville quide son côtése croyait fort en exploitant à samanière son ami intime. Il vivait dans le reflet de son amise mettait constamment sous son parapluieen chaussait les bottesse dorait de ses rayons. En se posant près de Henriou mêmeen marchant à ses cotésil avait l'air de dire : - Nenous insultez pasnous sommes de vrais tigres. Souvent il sepermettait de dire avec fatuité : -- Si je demandais telle outelle chose à Henriil est assez mon ami pour le faire...Mais il avait soin de ne lui jamais rien demander. Il le craignaitet sa craintequoique imperceptibleréagissait sur lesautreset servait de Marsay. -- C'est un fier homme que de Marsaydisait Paul. Hahavous verrezil sera ce qu'il voudra être.Je ne m'étonnerais pas de le trouver un jour ministre desaffaires étrangères. Rien ne lui résiste. Puisil faisait de de Marsay ce que le caporal Trim faisait de son bonnetun enjeu perpétuel. Demandez à de Marsayet vousverrez !

Ou bien :-- L'autre journous chassionsde Marsay et moiil ne voulait pasme croirej'ai sauté un buisson sans bouger de mon cheval !

Ou bien :-- Nous étionsde Marsay et moichez des femmesetmaparole d'honneurj'étaisetc. Ainsi Paul de Manerville nepouvait se classer que dans la grandel'illustre et puissantefamille des niais qui arrivent. Il devait être un jour député.Pour le moment il n'était même pas un jeune homme. Sonami de Marsay le définissait ainsi : - Vous me demandez ce quec'est que Paul. Mais Paul ?... c'est Paul de Manerville.

-- Jem'étonnemon bondit-il à de Marsayque vous soyezlàle dimanche.

--J'allais te faire la même question.

-- Uneintrigue ?

-- Uneintrigue.

-- Bah !

-- Je puisbien te dire cela à toisans compromettre ma passion. Puisune femme qui vient le dimanche aux Tuileries n'a pas de valeuraristocratiquement parlant.

--Ha ! ha!

--Tais-toi doncou je ne te dis plus rien. Tu ris trop hauttu vasfaire croire que nous avons trop déjeuné. Jeudiderniericisur la terrasse des Feuillantsje me promenais sanspenser à rien du tout. Mais en arrivant à la grille dela rue Castiglione par laquelle je comptais m'en allerje me trouvenez à nez avec une femmeou plutôt avec une jeunepersonne quisi elle ne m'a pas sauté au coufut arrêtéeje croismoins par le respect humain que par un de ces étonnementsprofonds qui coupent bras et jambesdescendent le long de l'épinedorsale et s'arrêtent dans la plante des pieds pour vousattacher au sol. J'ai souvent produit des effets de ce genreespècede magnétisme animal qui devient très puissant lorsqueles rapports sont respectivement crochus. Maismon cherce n'étaitni une stupéfactionni une fille vulgaire. Moralementparlantsa figure semblait dire : -- Quoite voilàmonidéall'être de mes penséesde mes rêvesdu soir et du matin. Comment es-tu là pourquoi ce matin ?pourquoi pas hier ? Prends-moije suis à toiet cetera !-- Bonme dis-je en moi-mêmeencore une ! Je l'examine donc.Ah ! mon cherphysiquement parlantl'inconnue est la personne laplus adorablement femme que j'aie jamais rencontrée. Elleappartient à cette variété féminine queles Romains nommaient fulvaflavala femme de feu. Etd'abordce qui m'a le plus frappéce dont je suis encoreéprisce sont deux yeux jaunes comme ceux des tigres ; unjaune d'or qui brillede l'or vivantde l'or qui pensede l'or quiaime et veut absolument venir dans votre gousset !

-- Nous neconnaissons que çamon cher ! s'écria Paul. Elle vientquelquefois icic'est la Fille aux yeux d'or. Nous lui avonsdonné ce nom-là. C'est une jeune personne d'environvingt-deux anset que j'ai vue ici quand les Bourbons y étaientmais avec une femme qui vaut cent mille fois mieux qu'elle.

--Tais-toiPaul ! Il est impossible à quelque femme que ce soitde surpasser cette fille semblable à une chatte qui veut venirfrôler vos jambesune fille blanche à cheveux cendrésdélicate en apparencemais qui doit avoir des fils cotonneuxsur la troisième phalange de ses doigts ; et le long des jouesun duvet blanc dont la lignelumineuse par un beau jourcommenceaux oreilles et se perd sur le col.

-- Ah !l'autre ! mon cher de Marsay. Elle vous a des yeux noirs qui n'ontjamais pleurémais qui brûlent ; des sourcils noirs quise rejoignent et lui donnent un air de dureté démentiepar le réseau de ses lèvressur lesquelles un baiserne reste pasdes lèvres ardentes et fraîches; un teintmauresque auquel un homme se chauffe comme au soleil ; maismaparole d'honneurelle te ressemble...

-- Tu laflattes !

-- Unetaille cambréela taille élancée d'une corvetteconstruite pour faire la courseet qui se rue sur le vaisseaumarchand avec une impétuosité françaisele mordet le coule bas en deux temps.

--Enfinmon cherque me fait celle que je n'ai point vue ! reprit de Marsay.Depuis que j'étudie les femmesmon inconnue est la seule dontle sein viergeles formes ardentes et voluptueuses m'aient réaliséla seule femme que j'aie rêvéemoi ! Elle estl'original de la délirante peintureappelée lafemme caressant sa chimèrela plus chaudela plusinfernale inspiration du génie antique ; une sainte poésieprostituée par ceux qui l'ont copiée pour les fresqueset les mosaïques ; pour un tas de bourgeois qui ne voient dansce camée qu'une breloqueet la mettent à leurs clefsde montretandis que c'est toute la femmeun abîme deplaisirs où l'on roule sans en trouver la fintandis quec'est une femme idéale qui se voit quelquefois en réalitédans l'Espagnedans l'Italiepresque jamais en France. Hé !bienj'ai revu cette fille aux yeux d'orcette femme caressant sachimèreje l'ai revue icivendredi. Je pressentais que lelendemain elle reviendrait à la même heure. Je ne metrompais point. Je me suis plu à la suivre sans qu'elle mevîtà étudier cette démarche indolente dela femme inoccupéemais dans les mouvements de laquelle sedevine la volupté qui dort. Eh ! bienelle s'est retournéeelle m'a vum'a de nouveau adoréa de nouveau tressaillifrissonné. Alors j'ai remarqué la véritableduègne espagnole qui la gardeune hyène àlaquelle un jaloux a mis une robequelque diablesse bien payéepour garder cette suave créature... Oh ! alorsla duègnem'a rendu plus qu'amoureuxje suis devenu curieux. Samedipersonne.Me voilàaujourd'huiattendant cette fille dont je suis lachimèreet ne demandant pas mieux que de me poser comme lemonstre de la fresque.

-- Lavoilàdit Paultout le monde se retourne pour la voir...

L'inconnuerougitses yeux scintillèrent en apercevant Henrielle lesfermaet passa.

--Tu disqu'elle te remarque ? s'écria plaisamment Paul de Manerville.La duègne regarda fixement et avec attention les deux jeunesgens. Quand l'inconnue et Henri se rencontrèrent de nouveaula jeune fille le frôlaet de sa main serra la main du jeunehomme. Puiselle se retournasourit avec passion ; mais la duègnel'entraînait fort vitevers la grille de la rue Castiglione.Les deux amis suivirent la jeune fille en admirant la torsionmagnifique de ce cou auquel la tête se joignait par unecombinaison de lignes vigoureuseset d'où se relevaient avecforce quelques rouleaux de petits cheveux. La fille aux yeux d'oravait ce pied bien attachémincerecourbéqui offretant d'attraits aux imaginations friandes. Aussi était-elleélégamment chausséeet portait-elle une robecourte. Pendant ce trajetelle se retourna de moments en momentspour revoir Henriet parut suivre à regret la vieille dontelle semblait être tout à la fois la maîtresse etl'esclave : elle pouvait la faire rouer de coupsmais non la fairerenvoyer. Tout cela se voyait. Les deux amis arrivèrent àla grille. Deux valets en livrée dépliaient lemarchepied d'un coupé de bon goûtchargéd'armoiries. La fille aux yeux d'or y monta la premièrepritle côté où elle devait être vue quand lavoiture se retournerait ; mit sa main sur la portièreetagita son mouchoirà l'insu de la duègneen semoquant du qu'en dira-t-on des curieux et disant àHenri publiquement à coups de mouchoir : -- Suivez-moi...

-- As-tujamais vu mieux jeter le mouchoir ? dit Henri à Paul deManerville. Puis apercevant un fiacre prêt à s'en alleraprès avoir amené du mondeil fit signe au cocher derester.

-- Suivezce coupévoyez dans quelle ruedans quelle maison ilentreravous aurez dix francs. - AdieuPaul.

Le fiacresuivit le coupé. Le coupé rentra rue Saint-Lazaredansun des plus beaux hôtels de ce quartier.

CHAPITREII - SINGULIERE BONNE FORTUNE

De Marsayn'était pas un étourdi. Tout autre jeune homme auraitobéi au désir de prendre aussitôt quelquesrenseignements sur une fille qui réalisait si bien les idéesles plus lumineuses exprimées sur les femmes par la poésieorientale ; maistrop adroit pour compromettre ainsi l'avenir de sabonne fortuneil avait dit à son fiacre de continuer la rueSaint-Lazareet de le ramener à son hôtel. Lelendemainson premier valet de chambre nommé Laurentgarçonrusé comme un Frontin de l'ancienne comédieattenditaux environs de la maison habitée par l'inconnuel'heure àlaquelle se distribuent les lettres. Afin de pouvoir espionner àson aise et rôder autour de l'hôtelil avaitsuivant lacoutume des gens de police qui veulent se bien déguiseracheté sur place la défroque d'un Auvergnatenessayant d'en prendre la physionomie. Quand le facteur qui pour cettematinée faisait le service de la rue Saint-Lazare vint àpasserLaurent feignit d'être un commissionnaire en peine dese rappeler le nom d'une personne à laquelle il devaitremettre un paquetet consulta le facteur. Trompé d'abord parles apparencesce personnage si pittoresque au milieu de lacivilisation parisienne lui apprit que l'hôtel oùdemeurait la Fille aux yeux d'or appartenait à DonHijosmarquis de San-RéalGrand d'Espagne. Naturellementl'Auvergnat n'avait pas affaire au marquis.

-- Monpaquetdit-ilest pour la marquise.

-- Elleest absenterépondit le facteur. Ses lettres sont retournéessur Londres.

-- Lamarquise n'est donc pas une jeune fille qui...

-- Ah !dit le facteur en interrompant le valet de chambre et le regardantavec attentiontu es un commissionnaire comme je danse.

Laurentmontra quelques pièces d'or au fonctionnaire àclaquettequi se mit à sourire.

-- Tenezvoici le nom de votre gibierdit-il en prenant dans sa boite de cuirune lettre qui portait le timbre de Londres et sur laquelle cetteadresse :

AMademoiselle

PAQUITAVALDES

RueSaint-Lazarehôtel de San-Réal.

PARIS.

étaitécrite en caractères allongés et menus quiannonçaient une main de femme.

--Seriez-vous cruel à une bouteille de vin de Chablisaccompagnée d'un filet sauté aux champignonsetprécédée de quelques douzaines d'huîtres ?dit Laurent qui voulait conquérir la précieuse amitiédu facteur.

-- A neufheures et demieaprès mon service. Où ?

-- Au coinde la rue de la Chaussée-d'Antin et de la rueNeuve-des-MathurinsAU PUITS SANS VINdit Laurent.

--Écoutezl'amidit le facteur en rejoignant le valet dechambreune heure après cette rencontresi votre maîtreest amoureux de cette filleil s'inflige un fameux travail ! Jedoute que vous réussissiez à la voir. Depuis dix ansque je suis facteur à Parisj'ai pu y remarquer bien dessystèmes de porte ! mais je puis bien diresans crainted'être démenti par aucun de mes camaradesqu'il n'y apas une porte aussi mystérieuse que l'est celle de monsieur deSan-Réal. Personne ne peut pénétrer dans l'hôtelsans je ne sais quel mot d'ordreet remarquez qu'il a étéchoisi exprès entre cour et jardin pour éviter toutecommunication avec d'autres maisons. Le suisse est un vieil Espagnolqui ne dit jamais un mot de français ; mais qui vous dévisageles genscomme ferait Vidocqpour savoir s'ils ne sont pas desvoleurs. Si ce premier guichetier pouvait se laisser tromper par unamantpar un voleur ou par voussans comparaisoneh ! bienvousrencontreriez dans la première sallequi est ferméepar une porte vitréeun majordome entouré de laquaisun vieux farceur encore plus sauvage et plus bourru que ne l'est lesuisse. Si quelqu'un franchit la porte cochèremon majordomesortvous l'attend sous le péristyle et te lui fait subir uninterrogatoire comme à un criminel. Ça m'est arrivéà moisimple facteur. Il me prenait pour un hémisphèredéguisédit-il en riant de son coq-à-l'âne.Quant aux gensn'en espérez rien tirerje les crois muetspersonne dans le quartier ne connaît la couleur de leursparoles ; je ne sais pas ce qu'on leur donne de gages pour ne pointparler et pour ne point boire ; le fait est qu'ils sont inabordablessoit qu'ils aient peur d'être fusilléssoit qu'ilsaient une somme énorme à perdre en cas d'indiscrétion.Si votre maître aime assez mademoiselle Paquita Valdèspour surmonter tous ces obstaclesil ne triomphera certes pas dedona Concha Marialvala duègne qui l'accompagne et qui lamettrait sous ses jupes plutôt que de la quitter. Ces deuxfemmes ont l'air d'être cousues ensemble.

-- Ce quevous me ditesestimable facteurreprit Laurent après avoirdégusté le vinme confirme ce que je viensd'apprendre. Foi d'honnête hommej'ai cru que l'on se moquaitde moi. La fruitière d'en face m'a dit qu'on lâchaitpendant la nuitdans les jardinsdes chiens dont la nourriture estsuspendue à des poteauxde manière qu'ils ne puissentpas y atteindre. Ces damnés animaux croient alors que les genssusceptibles d'entrer en veulent à leur mangeret lesmettraient en pièces. Vous me direz qu'on peut leur jeter desboulettesmais il paraît qu'ils sont dressés àne rien manger que de la main du concierge.

-- Leportier de monsieur le baron de Nucingendont le jardin touche paren haut à celui de l'hôtel San-Réalme l'a diteffectivementreprit le facteur.

-- Bonmon maître le connaîtse dit Laurent. Savez-vousreprit-il en guignant le facteurque j'appartiens à un maîtrequi est un fier hommeet s'il se mettait en tête de baiser laplante des pieds d'une impératriceil faudrait bien qu'elleen passât par là ? S'il avait besoin de vousce que jevous souhaitecar il est généreuxpourrait-on comptersur vous ?

-- Damemonsieur Laurentje me nomme Moinot. Mon nom s'écritabsolument comme un moineau : M-o-i-n-o-tnotMoinot.

--Effectivementdit Laurent.

-- Jedemeure rue des Trois-Frèresn° 1lau cintièmereprit Moinot j'ai une femme et quatre enfants. Si ce que vousvoudrez de moi ne dépasse pas les possibilités de laconscience et mes devoirs administratifsvous comprenez ! je suis levôtre.

-- Vousêtes un brave hommelui dit Laurent en lui serrant la main.

-- PaquitaValdès est sans doute la maîtresse du marquis deSan-Réall'ami du roi Ferdinand. Un vieux cadavre espagnol dequatre-vingts ans est seul capable de prendre des précautionssemblablesdit Henri quand son valet de chambre lui eut racontéle résultat de ses recherches.

--Monsieurlui dit Laurentà moins d'y arriver en ballonpersonne ne peut entrer dans cet hôtel-là.

-- Tu esune bête ! Est-il donc nécessaire d'entrer dans l'hôtelpour avoir Paquitadu moment où Paquita peut en sortir ?

- Maismonsieuret la duègne ?

-- On lachambrera pour quelques joursta duègne.

-- Alorsnous aurons Paquita ! dit Laurent en se frottant les mains.

-- Drôle! répondit Henrije te condamne à la Concha si tupousses l'insolence jusqu'à parler ainsi d'une femme avant queje ne l'aie eue. Pense à m'habillerje vais sortir.

Henriresta pendant un moment plongé dans de joyeuses réflexions.Disons-le à la louange des femmesil obtenait toutes cellesqu'il daignait désirer. Et que faudrait-il donc penser d'unefemme sans amantqui aurait su résister à un jeunehomme armé de la beauté qui est l'esprit du corpsarméde l'esprit qui est une grâce de l'âmearmé de laforce morale et de la fortune qui sont les deux seules puissancesréelles ? Mais en triomphant aussi facilementde Marsaydevait s'ennuyer de ses triomphes ; aussidepuis environ deux anss'ennuyait-il beaucoup. En plongeant au fond des voluptésilen rapportait plus de gravier que de perles. Donc il en étaitvenucomme les souverainsà implorer du hasard quelqueobstacle à vaincrequelque entreprise qui demandât ledéploiement de ses forces morales et physiques inactives.Quoique Paquita Valdès lui présentât lemerveilleux assemblage des perfections dont il n'avait encore jouiqu'en détaill'attrait de la passion était presque nulchez lui. Une satiété constante avait affaibli dans soncoeur le sentiment de l'amour. Comme les vieillards et les gensblasésil n'avait plus que des caprices extravagantsdesgoûts ruineuxdes fantaisies quisatisfaitesne luilaissaient aucun bon souvenir au coeur. Chez les jeunes gensl'amourest le plus beau des sentimentsil fait fleurir la vie dans l'âmeil épanouit par sa puissance solaire les plus bellesinspirations et leurs grandes pensées : les prémices entoute chose ont une délicieuse saveur. Chez les hommesl'amour devient une passion : la force mène à l'abus.Chez les vieillardsil se tourne au vice : l'impuissance conduit àl'extrême. Henri était à la fois vieillardhommeet jeune. Pour lui rendre les émotions d'un véritableamouril lui fallait comme à Lovelace une Clarisse Harlowe.Sans le reflet magique de cette perle introuvableil ne pouvait plusavoir quesoit des passions aiguisées par quelque vanitéparisiennesoit des partis pris avec lui-même de faire arrivertelle femme à tel degré de corruptionsoit desaventures qui stimulassent sa curiosité. Le rapport deLaurentson valet de chambrevenait de donner un prix énormeà la Fille aux yeux d'or. Il s'agissait de livrerbataille à quelque ennemi secretqui paraissait aussidangereux qu'habile ; etpour remporter la victoiretoutes lesforces dont Henri pouvait disposer n'étaient pas inutiles. Ilallait jouer cette éternelle vieille comédie qui seratoujours neuveet dont les personnages sont un vieillardune jeunefille et un amoureux : don HijosPaquitade Marsay. Si Laurentvalait Figarola duègne paraissait incorruptible. Ainsilapièce vivante était plus fortement nouée par lehasard qu'elle ne l'avait jamais été par aucun auteurdramatique ! Mais aussi le hasard n'est-il pas un homme de génie?

-- Il vafalloir jouer serrése dit Henri.

-- Hé! bienlui dit Paul de Manerville en entrantoù ensommes-nous ? Je viens déjeuner avec toi.

-- Soitdit Henri. Tu ne te choqueras pas si je fais ma toilette devant toi ?

-- Quelleplaisanterie !

- Nousprenons tant de choses des Anglais en ce moment que nous pourrionsdevenir hypocrites et prudes comme euxdit Henri.

Laurentavait apporté devant son maître tant d'ustensilestantde meubles différentset de si jolies chosesque Paul ne puts'empêcher de dire : -- Maistu vas en avoir pour deux heures?

-- Non !dit Henrideux heures et demie.

-- Eh !bienpuisque nous sommes entre nous et que nous pouvons tout nousdireexplique-moi pourquoi un homme supérieur autant que tul'escar tu es supérieuraffecte d'outrer une fatuitéqui ne doit pas être naturelle en lui. Pourquoi passer deuxheures et demie à s'étrillerquand il suffit d'entrerun quart d'heure dans un bainde se peigner en deux tempset de sevêtir ? Làdis-moi ton système.

-- Il fautque je t'aime bienmon gros balourdpour te confier de si hautespenséesdit le jeune homme qui se faisait en ce momentbrosser les pieds avec une brosse douce frottée de savonanglais.

-- Mais jet'ai voué le plus sincère attachementréponditPaul de Manervilleet je t'aime en te trouvant supérieur àmoi...

-- Tu asdû remarquersi toutefois tu es capable d'observer un faitmoralque la femme aime le fatreprit de Marsay sans répondreautrement que par un regard à la déclaration de Paul.Sais-tu pourquoi les femmes aiment les fats ? Mon amiles fats sontles seuls hommes qui aient soin d'eux-mêmes. Oravoir tropsoin de soin'est-ce pas dire qu'on soigne en soi-même le biend'autrui ? L'homme qui ne s'appartient pas est précisémentl'homme dont les femmes sont friandes. L'amour est essentiellementvoleur. Je ne te parle pas de cet excès de propretédont elles raffolent. Trouves-en une qui se soit passionnéepour un sans-soinfût-ce un homme remarquable ? Si lefait a eu lieunous devons le mettre sur le compte des envies defemme grosseces idées folles qui passent par la tête àtout le monde. Au contrairej'ai vu des gens fort remarquablesplantés net pour cause de leur incurie. Un fat qui s'occupe desa personne s'occupe d'une niaiseriede petites choses. Et qu'est-ceque la femme ? Une petite choseun ensemble de niaiseries. Avec deuxmots dits en l'airne la fait-on pas travailler pendant quatreheures ? Elle est sûre que le fat s'occupera d'ellepuisqu'ilne pense pas à de grandes choses. Elle ne sera jamais négligéepour la gloirel'ambitionla politiquel'artces grandes fillespubliques quipour ellesont des rivales. Puis les fats ont lecourage de se couvrir de ridicule pour plaire à la femmeetson coeur est plein de récompenses pour l'homme ridicule paramour. Enfinun fat ne peut être fat que s'il a raison del'être. C'est les femmes qui nous donnent ce grade-là.Le fat est le colonel de l'amouril a des bonnes fortunesil a sonrégiment de femmes à commander ! Mon cher ! àParistout se saitet un homme ne peut pas y être fat gratis.Toi qui n'as qu'une femme et qui peut-être as raison de n'enavoir qu'uneessaie de faire le fat ?... tu ne deviendras mêmepas ridiculetu seras mort. Tu deviendrais un préjugéà deux pattesun de ces hommes condamnésinévitablement à faire une seule et même chose.Tu signifierais sottise comme monsieur de La Fayettesignifie Amérique ; monsieur de Talleyranddiplomatie ;Désaugierschanson ; monsieur de Ségurromance. S'ilssortent de leur genreon ne croit plus à la valeur de cequ'ils font. Voilà comme nous sommes en Francetoujourssouverainement injustes ! Monsieur de Talleyrand est peut-êtreun grand financiermonsieur de La Fayette un tyranet Désaugiersun administrateur. Tu aurais quarante femmes l'année suivanteon ne t'en accorderait pas publiquement une seule. Ainsi donc lafatuitémon ami Paulest le signe d'un incontestable pouvoirconquis sur le peuple femelle. Un homme aimé par plusieursfemmes passe pour avoir des qualités supérieures ; etalors c'est à qui l'aurale malheureux ! Mais crois-tu que cene soit rien aussi que d'avoir le droit d'arriver dans un salond'yregarder tout le monde du haut de sa cravateou à travers unlorgnonet de pouvoir mépriser l'homme le plus supérieurs'il porte un gilet arriéré ? Laurenttu me fais mal !Après déjeunerPaulnous irons aux Tuileries voirl'adorable Fille aux yeux d'or.

Quandaprès avoir fait un excellent repasles deux jeunes genseurent arpenté la terrasse des Feuillants et la grande alléedes Tuileriesils ne rencontrèrent nulle part la sublimePaquita Valdès pour le compte de laquelle se trouvaientcinquante des plus élégants jeunes gens de Paristousmusquéshaut cravatésbottéséperonnailléscravachantmarchantparlantriantet se donnant à tous lesdiables.

-- Messeblanchedit Henri ; mais il m'est venu la plus excellente idéedu monde. Cette fille reçoit des lettres de Londresil fautacheter ou griser le facteurdécacheter une lettrenaturellement la lirey glisser un petit billet douxet larecacheter. Le vieux tyrancrudel tirannodoit sans douteconnaître la personne qui écrit les lettres venant deLondres et ne s'en défie plus.

Lelendemainde Marsay vint encore se promener au soleil sur laterrasse des Feuillantset y vit Paquita Valdès : déjàpour lui la passion l'avait embellie. Il s'affola sérieusementde ces yeux dont les rayons semblaient avoir la nature de ceux quelance le soleil et dont l'ardeur résumait celle de ce corpsparfait où tout était volupté. De Marsay brûlaitde frôler la robe de cette séduisante fille quand ils serencontraient dans leur promenade ; mais ses tentatives étaienttoujours vaines. En un moment où il avait dépasséla duègne et Paquitapour pouvoir se trouver du côtéde la Fille aux yeux d'or quand il se retourneraitPaquitanon moins impatientes'avança vivementet de Marsay sesentit presser la main par elle d'une façon tout à lafois si rapide et si passionnément significativequ'il crutavoir reçu le choc d'une étincelle électrique.En un instant toutes ses émotions de jeunesse lui sourdirentau coeur. Quand les deux amants se regardèrentPaquita paruthonteuse ; elle baissa les yeux pour ne pas revoir les yeux d'Henrimais son regard se coula par en dessous pour regarder les pieds et lataille de celui que les femmes nommaient avant la révolutionleur vainqueur.

-- J'auraidécidément cette fille comme maîtressese ditHenri.

En lasuivant au bout de la terrassedu côté de la placeLouis XVil aperçut le vieux marquis de San-Réal quise promenait appuyé sur le bras de son valet de chambreenmarchant avec toute la précaution d'un goutteux et d'uncacochyme. Dona Conchaqui se défiait d'Henrifit passerPaquita entre elle et le vieillard.

-- Oh !toise dit de Marsay en jetant un regard de mépris sur laduègnesi l'on ne peut pas te faire capituleravec un peud'opium l'on t'endormira. Nous connaissons la Mythologie et la fabled'Argus.

Avant demonter en voiturela Fille aux yeux d'or échangea avecson amant quelques regards dont l'expression n'était pasdouteuse et dont Henri fut ravi ; mais la duègne en surpritunet dit vivement quelques mots à Paquitaqui se jeta dansle coupé d'un air désespéré. Pendantquelques jours Paquita ne vint plus aux Tuileries. Laurentquiparordre de son maîtrealla faire le guet autour de l'hôtelapprit par les voisins qui ni les deux femmes ni le vieux marquisn'étaient sortis depuis le jour où la duègneavait surpris un regard entre la jeune fille commise à sagarde et Henri. Le lien si faible qui unissait les deux amants étaitdonc déjà rompu.

Quelquesjours aprèssans que personne sût par quels moyensdeMarsay était arrivé à son butil avait uncachet et de la cire absolument semblables au cachet et à lacire qui cachetaient les lettres envoyées de Londres àmademoiselle Valdèsdu papier pareil à celui dont seservait le correspondantpuis tous les ustensiles et les fersnécessaires pour y apposer les timbres des postes anglaise etfrançaise. Il avait écrit la lettre suivanteàlaquelle il donna toutes les façons d'une lettre envoyéede Londres.

«Chère Paquitaje n'essaierai pas de vous peindrepar desparolesla passion que vous m'avez inspirée. Sipour monbonheurvous la partagezsachez que j'ai trouvé les moyensde correspondre avec vous. Je me nomme Adolphe de Gougeset demeurerue de l'Universitén° 54. Si vous êtes tropsurveillée pour m'écriresi vous n'avez ni papier niplumesje le saurai par votre silence. Doncsi demainde huitheures du matin à dix heures du soirsi vous n'avez pas jetéde lettre par-dessus le mur de votre jardin dans celui du baron deNucingenoù l'on attendra pendant toute la journéeunhomme qui m'est entièrement dévoué vous glisserapar-dessus le murau bout d'une cordedeux flaconsà dixheures du matinle lendemain. Soyez à vous promener vers cemoment-làl'un des deux flacons contiendra de l'opium pourendormir votre Argusil suffira de lui en donner six gouttes.L'autre contiendra de l'encre. Le flacon à l'encre est taillél'autre est uni. Tous deux sont assez plats pour que vous puissiezles cacher dans votre corset. Tout ce que j'ai fait déjàpour pouvoir correspondre avec vous doit vous dire combien je vousaime. Si vous en doutiezje vous avoue quepour obtenir un rendezvous d'une heureje donnerais ma vie. »

-- Ellescroient cela pourtantces pauvres créatures ! se dit deMarsay ; mais elles ont raison. Que penserions-nous d'une femme quine se laisserait pas séduire par une lettre d'amouraccompagnée de circonstances si probantes ?

Cettelettre fut remise par le sieur Moinotfacteurle lendemainvershuit heures du matinau concierge de l'hôtel San-Réal.Pour se rapprocher du champ de bataillede Marsay était venudéjeuner chez Paulqui demeurait rue de la Pépinière.A deux heuresau moment où les deux amis se contaient enriant la déconfiture d'un jeune homme qui avait voulu mener letrain de la vie élégante sans une fortune assiseetqu'ils lui cherchaient une finle cocher d'Henri vint chercher sonmaître jusque chez Paulet lui présenta un personnagemystérieuxqui voulait absolument lui parler àlui-même. Ce personnage était un mulâtre dontTalma se serait certes inspiré pour jouer Othello s'il l'avaitrencontré. Jamais figure africaine n'exprima mieux la grandeurdans la vengeancela rapidité du soupçonlapromptitude dans l'exécution d'une penséela force duMaure et son irréflexion d'enfant. Ses yeux noirs avaient lafixité des yeux d'un oiseau de proieet ils étaientenchâsséscomme ceux d'un vautourpar une membranebleuâtre dénuée de cils. Son frontpetit et basavait quelque chose de menaçant. Évidemment cet hommeétait sous le joug d'une seule et même pensée.Son bras nerveux ne lui appartenait pas. Il était suivi d'unhomme que toutes les imaginationsdepuis celles qui grelottent auGroënland jusqu'à celles qui suent à laNouvelle-Angleterrese peindront d'après cette phrase c'étaitun homme malheureux. A ce mottout le monde le devinerase lereprésentera d'après les idées particulièresà chaque pays. Mais qui se figurera son visage blancridérouge aux extrémitéset sa barbe longue ? qui verra sacravate jaunasse en cordeson col de chemise grasson chapeau toutusésa redingote verdâtreson pantalon piteuxsongilet recroquevilléson épingle en faux orsessouliers crottésdont les rubans avaient barboté dansla boue ? qui le comprendra dans toute l'immensité de samisère présente et passée ? Qui ? le Parisienseulement. L'homme malheureux de Paris est l'homme malheureuxcompletcar il trouve encore de la joie pour savoir combien il estmalheureux. Le mulâtre semblait être un bourreau de LouisXI tenant un homme à pendre.

--Qu'est-ce qui nous a pêché ces deux drôles-là? dit Henri.

--Pantoufle ! il y en a un qui me donne le frissonréponditPaul.

-- Quies-tutoi qui as l'air d'être le plus chrétien des deux? dit Henri en regardant l'homme malheureux.

Le mulâtreresta les yeux attachés sur ces deux jeunes gensen homme quin'entendait rienet qui cherchait néanmoins à devinerquelque chose d'après les gestes et le mouvement des lèvres.

-- Je suisécrivain public et interprète. Je demeure au Palais deJustice et me nomme Poincet.

-- Bon !Et celui-là ? dit Henri à Poincet en montrant lemulâtre.

-- Je nesais pas ; il ne parle qu'une espèce de patois espagnoletm'a emmené ici pour pouvoir s'entendre avec vous.

Le mulâtretira de sa poche la lettre écrite à Paquita par Henriet la lui remitHenri la jeta dans le feu.

-- Eh !bienvoilà qui commence à se dessinerse dit enlui-même Henri. Paullaisse-nous seuls un moment.

-- Je luiai traduit cette lettrereprit l'interprète lorsqu'ils furentseuls. Quand elle fut traduiteil a été je ne sais où.Puis il est revenu me chercher pour m'amener ici en me promettantdeux louis.

--Qu'as-tu à me direChinois ? demanda Henri.

-- Je nelui ai pas dit Chinoisdit l'interprète en attendantla réponse du mulâtre.

-- Il ditmonsieurreprit l'interprète après avoir écoutél'inconnuqu'il faut que vous vous trouviez demain soiràdix heures et demiesur le boulevard Montmartreauprès ducafé. Vous y verrez une voituredans laquelle vous monterezen disant à celui qui sera prêt à ouvrir laportière le mot cortejoun mot espagnol qui veut direamantajouta Poincet en jetant un regard de félicitationà Henri.

-- Bien !

Le mulâtrevoulut donner deux louis ; mais de Marsay ne le souffrit pas etrécompensa l'interprète ; pendant qu'il le payaitlemulâtre proféra quelques paroles.

-- Quedit-il ?

-- Il meprévientrépondit l'homme malheureuxquesi je faisune seule indiscrétionil m'étranglera. Il est gentilet il a très fort l'air d'en être capable.

-- J'ensuis sûrrépondit Henri. Il le ferait comme il le dit.

-Ilajoutereprit l'interprèteque la personne dont il estl'envoyé vous suppliepour vous et pour ellede mettre laplus grande prudence dans vos actionsparce que les poignards levéssur vos têtes tomberaient dans vos coeurssans qu'aucunepuissance humaine pût vous en garantir.

-- Il adit cela ! Tant mieuxce sera plus amusant.

-- Mais tupeux entrerPaul ! cria-t-il à son ami.

Lemulâtrequi n'avait cessé de regarder l'amant dePaquita Valdès avec une attention magnétiques'en allasuivi de l'interprète.

-- Enfinvoici donc une aventure bien romanesquese dit Henri quand Paulrevint. A force de participer à quelques-unesj'ai fini parrencontrer dans ce Paris une intrigue accompagnée decirconstances gravesde périls majeurs. Ah ! diantrecombienle danger rend la femme hardie ! Gêner une femmela vouloircontraindren'est-ce pas lui donner le droit et le courage defranchir en un moment des barrières qu'elle mettrait desannées à sauter ? Gentille créaturevasaute.Mourir ? pauvre enfant ! Des poignards ? imagination de femmes !Elles sentent toutes le besoin de faire valoir leur petiteplaisanterie. D'ailleurs on y penseraPaquita ! on y penseramafille ! Le diable m'emportemaintenant que je sais que cette bellefillece chef-d'oeuvre de la nature est à moil'aventure aperdu de son piquant.

Malgrécette parole légèrele jeune homme avait reparu chezHenri. Pour attendre jusqu'au lendemain sans souffrancesil eutrecours à d'exorbitants plaisirs : il jouadînasoupaavec ses amis ; il but comme un fiacremangea comme un Allemandetgagna dix ou douze mille francs. Il sortit du Rocher de Cancale àdeux heures du matindormit comme un enfantse réveilla lelendemain frais et roseet s'habilla pour aller aux Tuileriesen seproposant de monter à cheval après avoir vu Paquitapour gagner de l'appétit et mieux dînerafin de pouvoirbrûler le temps.

A l'heurediteHenri fut sur le boulevardvit la voiture et donna le motd'ordre à un homme qui lui parut être le mulâtre.En entendant ce motl'homme ouvrit la portière et dépliavivement le marchepied. Henri fut si ra pidement emporté dansPariset ses pensées lui laissèrent si peu de facultéde faire attention aux rues par lesquelles il passaitqu'il ne sutoù la voiture s'arrêta. Le mulâtre l'introduisitdans une maison où l'escalier se trouvait près de laporte cochère. Cet escalier était sombreaussi bienque le palier sur lequel Henri fut obligé d'attendre pendantle temps que le mulâtre mit à ouvrir la porte d'unappartement humidenauséabondsans lumièreet dontles piècesà peine éclairées par labougie que son guide trouva dans l'antichambrelui parurent vides etmal meubléescomme le sont celles d'une maison dont leshabitants sont en voyage. Il reconnut cette sensation que luiprocurait la lecture d'un de ces romans d'Anne Radcliffe où lehéros traverse les salles froidessombresinhabitéesde quelque lieu triste et désert. Enfin le mulâtreouvrit la porte d'un salon. L'état des vieux meubles et desdraperies passées dont cette pièce était ornéela faisait ressembler au salon d'un mauvais lieu. C'était lamême prétention à l'élégance et lemême assemblage de choses de mauvais goûtde poussièreet de crasse. Sur un canapé couvert en velours d'Utrechtrougeau coin d'une cheminée qui fumaitet dont le feu étaitenterré dans les cendresse tenait une vieille femme assezmal vêtuecoiffée d'un de ces turbans que saventinventer les femmes anglaises quand elles arrivent à uncertain âgeet qui auraient infiniment de succès enChineoù le beau idéal des artistes est lamonstruosité. Ce saloncette vieille femmece foyer froidtout eût glacé l'amoursi Paquita n'avait pas étélà sur une causeuse dans un voluptueux peignoirlibre dejeter ses regards d'or et de flammelibre de montrer son piedrecourbélibre de ses mouvements lumineux. Cette premièreentrevue fut ce que sont tous les premiers rendez-vous que se donnentdes personnes passionnées qui ont rapidement franchi lesdistances et qui se désirent ardemmentsans néanmoinsse connaître. Il est impossible qu'il ne se rencontre pasd'abord quelques discordances dans cette situationgênantejusqu'au moment où les âmes se sont mises au mêmeton. Si le désir donne de la hardiesse à l'homme et ledispose à ne rien ménager ; sous peine de ne pas êtrefemmela maîtressequelque extrême que soit son amourest effrayée de se trouver si promptement arrivée aubut et face à face avec la nécessité de sedonnerqui pour beaucoup de femmes équivaut à unechute dans un abîmeau fond duquel elles ne savent pas cequ'elles trouveront. La froideur involontaire de cette femmecontraste avec sa passion avouée et réagitnécessairement sur l'amant le plus épris. Ces idéesqui souvent flottent comme des vapeurs à l'alentour des âmesy déterminent donc une sorte de maladie passagère. Dansle doux voyage que deux êtres entreprennent à traversles belles contrées de l'amource moment est comme une landeà traverserune lande sans bruyèresalternativementhumide et chaudepleine de sables ardentscoupée par desmaraiset qui mène aux riants bocages vêtus de roses oùse déploient l'amour et son cortège de plaisirs sur destapis de fine verdure. Souvent l'homme spirituel se trouve douéd'un rire bête qui lui sert de réponse à tout ;son esprit est comme engourdi sous la glaciale compression de sesdésirs. Il ne serait pas impossible que deux êtreségalement beauxspirituels et passionnésparlassentd'abord des lieux communs les plus niaisjusqu'à ce que lehasardun motle tremblement d'un certain regardla communicationd'une étincelleleur ait fait rencontrer l'heureusetransition qui les amène dans le sentier fleuri où l'onne marche pasmais où l'on roule sans néanmoinsdescendre. Cet état de l'âme est toujours en raison dela violence des sentiments. Deux êtres qui s'aiment faiblementn'éprouvent rien de pareil. L'effet de cette crise peut encorese comparer à celui que produit l'ardeur d'un ciel pur. Lanature semble au premier aspect couverte d'un voile de gazel'azurdu firmament paraît noirl'extrême lumièreressemble aux ténèbres. Chez Henricomme chezl'Espagnoleil se rencontrait une égale violence : et cetteloi de la statique en vertu de laquelle deux forces identiquess'annulent en se rencontrant pourrait être vraie aussi dans lerègne moral. Puis l'embarras de ce moment fut singulièrementaugmenté par la présence de la vieille momie. L'amours'effraie ou s'égaie de toutpour lui tout a un senstoutlui est présage heureux ou funeste. Cette femme décrépiteétait là comme un dénoûment possibleetfigurait l'horrible queue de poisson par laquelle les symboliquesgénies de la Grèce ont terminé les Chimèreset les Sirènessi séduisantessi décevantespar le corsagecomme le sont toutes les passions au début.Quoique Henri fûtnon pas un esprit fortce mot est toujoursune railleriemais un homme d'une puissance extraordinaireun hommeaussi grand qu'on peut l'être sans croyancel'ensemble detoutes ces circonstances le frappa. D'ailleurs les hommes les plusforts sont naturellement les plus impressionnésetconséquemment les plus superstitieuxsi toutefois l'on peutappeler superstition le préjugé du premier mouvementqui sans doute est l'aperçu du résultat dans les causescachées à d'autres yeuxmais perceptibles aux leurs.

L'Espagnoleprofitait de ce moment de stupeur pour se laisser aller àl'extase de cette adoration infinie qui saisit d'une femme quand elleaime véritablement et qu'elle se trouve en présenced'une idole vainement espérée. Ses yeux étaienttout joietout bonheuret il s'en échappait des étincelles.Elle était sous le charmeet s'enivrait sans crainte d'unefélicité longtemps rêvée. Elle parut alorssi merveilleusement belle à Henri que toute cettefantasmagorie de haillonsde vieillessede draperies rouges uséesde paillassons verts devant les fauteuilsque le carreau rouge malfrottéque tout ce luxe infirme et souffrant disparutaussitôt. Le salon s'illuminail ne vit plus qu'àtravers un nuage la terrible harpiefixemuette sur son canapérougeet dont les yeux jaunes trahissaient les sentiments servilesque le malheur inspire ou que cause un vice sous l'esclavage duquelon est tombé comme sous un tyran qui vous abrutit sous lesflagellations de son despotisme. Ses yeux avaient l'éclatfroid de ceux d'un tigre en cage qui sait son impuissance et setrouve obligé de dévorer ses envies de destruction.

-- Quelleest cette femme ? dit Henri à Paquita.

MaisPaquita ne répondit pas. Elle fit signe qu'elle n'entendaitpas le françaiset demanda à Henri s'il parlaitanglais. De Marsay répéta sa question en anglais.

-- C'estla seule femme à laquelle je puisse me fierquoiqu'elle m'aitdéjà venduedit Paquita tranquillement. Mon cherAdolphec'est ma mèreune esclave achetée en Géorgiepour sa rare beautémais dont il reste peu de choseaujourd'hui. Elle ne parle que sa langue maternelle.

L'attitudede cette femme et son envie de devinerpar les mouvements de safille et d'Henrice qui se passait entre eux furent expliquéessoudain au jeune hommeque cette explication mit à l'aise.

--Paquitalui dit-ilnous ne serons donc pas libres ?

-- Jamais! dit-elle d'un air triste. Nous avons même peu de jours ànous.

Ellebaissa les yeuxregarda sa mainet compta de sa main droite sur lesdoigts de sa main gaucheen montrant ainsi les plus belles mainsqu'Henri eût jamais vues.

-- UndeuxtroisŠ

Ellecompta jusqu'à douze.

-- Ouidit ellenous avons douze jours.

-- Etaprès ?

-- Aprèsdit-elle en restant absorbée comme une femme faible devant lahache du bourreau et tuée d'avance par une crainte qui ladépouillait de cette magnifique énergie que la naturesemblait ne lui avoir départie que pour agrandir les voluptéset pour convertir en poèmes sans fin les plaisirs les plusgrossiers. - Aprèsrépétait elle. Ses yeuxdevinrent fixes ; elle parut contempler un objet éloignémenaçant. - Je ne sais pasdit elle.

-- Cettefille est follese dit Henriqui tomba lui-même en desréflexions étranges.

Paquitalui parut occupée de quelque chose qui n'était pas luicomme une femme également contrainte et par le remords et parla passion. Peut-être avait-elle dans le coeur un autre amourqu'elle oubliait et se rappelait tour à tour. En un momentHenri fut assailli de mille pensées contradictoires. Pour luicette fille devint un mystère ; maisen la contemplant avecla savante attention de l'homme blaséaffamé devoluptés nouvellescomme ce roi d'Orient qui demandait qu'onlui créât un plaisirsoif horribledont les grandesâmes sont saisiesHenri reconnaissait dans Paquita la plusriche organisation que la nature se fût complu àcomposer pour l'amour. Le jeu présumé de cette machinel'âme mise à parteût effrayé tout autrehomme que de Marsay ; mais il fut fasciné par cette richemoisson de plaisirs promispar cette constante variétédans le bonheurle rêve de tout hommeet que toute femmeaimante ambitionne aussi. Il fut affolé par l'infini rendupalpable et transporté dans les plus excessives jouissances dela créature. Il vit tout cela dans cette fille plusdistinctement qu'il ne l'avait encore vucar elle se laissaitcomplaisamment voirheureuse d'être admirée.L'admiration de de Marsay devint une rage secrèteet il ladévoila tout entière en lançant un regard quecomprit l'Espagnolecomme si elle était habituée àen recevoir de semblables.

-- Si tune devais pas être à moi seulje te tuerais !s'écria-t-il.

Enentendant ce motPaquita se voila le visage de ses mains et s'écrianaïvement : -Sainte Viergeoù me suis-je fourrée!

Elle selevas'alla jeter sur le canapé rougese plongea la têtedans les haillons qui couvraient le sein de sa mèreet ypleura. La vieille reçut sa fille sans sortir de sonimmobilitésans lui rien témoigner. La mèrepossédait au plus haut degré cette gravité despeuplades sauvagescette impassibilité de la statuaire surlaquelle échoue l'observation. Aimait-ellen'aimait-elle passa fille ? Nulle réponse. Sous ce masque couvaient tous lessentiments humainsles bons et les mauvaiset l'on pouvait toutattendre de cette créature. Son regard allait lentement desbeaux cheveux de sa fillequi la couvraient comme d'une mantilleàla figure d'Henriqu'elle observait avec une inexprimable curiosité.Elle semblait se demander par quel sortilège il étaitlàpar quel caprice la nature avait fait un homme siséduisant.

-- Cesfemmes se moquent de moi ! se dit Henri.

En cemomentPaquita leva la têtejeta sur lui un de ces regardsqui vont jusqu'à l'âme et la brûlent. Elle luiparut si bellequ'il se jura de posséder ce trésor debeauté.

-- MaPaquitasois à moi !

-- Tu veuxme tuer ? dit-elle peureusepalpitanteinquiètemaisramenée à lui par une force inexplicable.

-- Tetuermoi ! dit-il en souriant.

Paquitajeta un cri d'effroidit un mot à la vieillequi pritd'autorité la main d'Henricelle de sa filleles regardalongtempsles leur rendit en hochant la tête d'une façonhorriblement significative.

-- Sois àmoi ce soirà l'instantsuis-moine me quitte pasje leveuxPaquita ! m'aimes-tu ? viens !

En unmomentil lui dit mille paroles insensées avec la rapiditéd'un torrent qui bondit entre des rocherset répète lemême sonsous mille formes différentes.

-- C'estla même voix ! dit Paquita mélancoliquementsans que deMarsay pût l'entendreet... la même ardeurajouta-t-elle.

-- Eh !bienouidit elle avec un abandon de passion que rien ne sauraitexprimer. Ouimais pas ce soir. Ce soirAdolphej'ai donnétrop peu d'opium à la Conchaelle pourrait seréveillerje serais perdue. En ce momenttoute la maison mecroit endormie dans ma chambre. Dans deux jourssois au mêmeendroitdis le même mot au même homme. Cet homme est monpère nourricierChristemio m'adore et mourrait pour moi dansles tourments sans qu'on lui arrachât une parole contre moi.Adieudit-elle en saisissant Henri par le corps et s'entortillantautour de lui comme un serpent. Elle le pressa de tous les côtésà la foislui apporta sa tête sous la sienneluiprésenta ses lèvreset prit un baiser qui leur donnade tels vertiges à tous deuxque de Marsay crut que la terres'ouvraitet que Paquita cria : -« Va t'en ! » d'unevoix qui annonçait assez combien elle était peumaîtresse d'elle-même. Mais elle le garda tout en luicriant toujours : « Va-t'en ! » et le mena lentementjusqu'à l'escalier.

Làle mulâtredont les yeux blancs s'allumèrent àla vue de Paquitaprit le flambeau des mains de son idoleetconduisit Henri jusqu'à la rue. Il laissa le flambeau sous lavoûteouvrit la portièreremit Henri dans la voitureet le déposa sur le boulevard des Italiens avec une rapiditémerveilleuse. Les chevaux semblaient avoir l'enfer dans le corps.

Cettescène fut comme un songe pour de Marsaymais un de ces songesquitout en s'évanouissantlaissent dans l'âme unsentiment de volupté surnaturelleaprès laquelle unhomme court pendant le reste de sa vie. Un seul baiser avait suffi.Aucun rendez-vous ne s'était passé d'une manièreplus décenteni plus chasteni plus froide peut-êtredans un lieu plus horrible par les détailsdevant une plushideuse divinité ; car cette mère était restéedans l'imagination d'Henri comme quelque chose d'infernald'accroupide cadavéreuxde vicieuxde sauvagement féroceque la fantaisie des peintres et des poètes n'avait pas encoredeviné. En effetjamais rendez-vous n'avait plus irritéses sensn'avait révélé de voluptés plushardiesn'avait mieux fait jaillir l'amour de son centre pour serépandre comme une atmosphère autour d'un homme. Ce futquelque chose de sombrede mystérieuxde douxde tendredecontraint et d'expansifun accouplement de l'horrible et du célestedu paradis et de l'enferqui rendit de Marsay comme ivre. Il ne futplus lui-mêmeet il était assez grand cependant pourpouvoir résister aux enivrements du plaisir.

Pour biencomprendre sa conduite au dénoûment de cette histoireil est nécessaire d'expliquer comment son âme s'étaitélargie à l'âge où les jeunes gens serapetissent ordinairement en se mêlant aux femmes ou en s'enoccupant trop. Il avait grandi par un concours de circonstancessecrètes qui l'investissaient d'un immense pouvoir inconnu. Cejeune homme avait en main un sceptre plus puissant que ne l'est celuides rois modernes presque tous bridés par les lois dans leursmoindres volontés. De Marsay exerçait le pouvoirautocratique du despote oriental. Mais ce pouvoirsi stupidement misen oeuvre dans l'Asie par des hommes abrutisétait décuplépar l'intelligence européennepar l'esprit françaisle plus vifle plus acéré de tous les instrumentsintelligentiels. Henri pouvait ce qu'il voulait dans l'intérêtde ses plaisirs et de ses vanités. Cette invisible action surle monde social l'avait revêtu d'une majesté réellemais secrètesans emphase et repliée sur lui-même.Il avait de luinon pas l'opinion que Louis XIV pouvait avoir desoimais celle que les plus orgueilleux des Kalifesdes Pharaonsdes Xersès qui se croyaient de race divineavaientd'eux-mêmesquand ils imitaient Dieu en se voilant àleurs sujetssous prétexte que leurs regards donnaient lamort. Ainsisans avoir aucun remords d'être à la foisjuge et partiede Marsay condamnait froidement à mort l'hommeou la femme qui l'avait offensé sérieusement. Quoiquesouvent prononcé presque légèrementl'arrêtétait irrévocable. Une erreur était un malheursemblable à celui que cause la foudre en tombant sur uneParisienne heureuse dans quelque fiacreau lieu d'écraser levieux cocher qui la conduit à un rendez-vous. Aussi laplaisanterie amère et profonde qui distinguait la conversationde ce jeune homme causait-elle assez généralement del'effroi ; personne ne se sentait l'envie de le choquer. Les femmesaiment prodigieusement ces gens qui se nomment pachas eux-mêmesqui semblent accompagnés de lionsde bourreauxet marchentdans un appareil de terreur. Il en résulte chez ces hommes unesécurité d'actionune certitude de pouvoirune fiertéde regardune conscience léonine qui réalise pour lesfemmes le type de force qu'elles rêvent toutes. Ainsi étaitde Marsay.

Heureux ence moment de son aveniril redevint jeune et flexibleet nesongeait qu'à aimer en allant se coucher. Il rêva de laFille aux yeux d'or comme rêvent les jeunes genspassionnés. Ce fut des images monstrueusesdes bizarreriesinsaisissablespleines de lumièreet qui révèlentles mondes invisiblesmais d'une manière toujours incomplètecar un voile interposé change les conditions de l'optique. Lelendemain et le surlendemainil disparut sans que l'on pûtsavoir où il était allé. Sa puissance ne luiappartenait qu'à de certaines conditionset heureusement pourluipendant ces deux joursil fut simple soldat au service du démondont il tenait sa talismanique existence. Mais à l'heure ditele soirsur le boulevardil attendit la voiturequi ne se fit pasattendre. Le mulâtre s'approcha d'Henri pour lui dire enfrançais une phrase qu'il paraissait avoir apprise par coeur :- Si vous voulez venirm'a-t-elle ditil faut consentir àvous laisser bander les yeux.

EtChristemio montra un foulard de soie blanche.

-- Non !dit Henri dont la toute-puissance se révolta soudain.

Et ilvoulut monter. Le mulâtre fit un signe ; la voiture partit.

-- Oui !cria de Marsay furieux de perdre un bonheur qu'il s'étaitpromis. D'ailleursil voyait l'impossibilité de capituleravec un esclave dont l'obéissance était aveugle autantque celle d'un bourreau. Puisétait-ce sur cet instrumentpassif que devait tomber sa colère ?

Le mulâtresifflala voiture revint. Henri monta précipitamment. Déjàquelques curieux s'amassaient niaisement sur le boulevard. Henriétait fortil voulut se jouer du mulâtre. Lorsque lavoiture partit au grand trotil lui saisit les mains pour s'emparerde lui et pouvoir garderen domptant son surveillantl'exercice deses facultés afin de savoir où il allait. Tentativeinutile. Les yeux du mulâtre étincelèrent dansl'ombre. Cet homme poussa des cris que la fureur faisait expirer danssa gorgese dégagearejeta de Marsay par une main de feretle clouapour ainsi direau fond de la voiture ; puisde sa mainlibreil tira un poignard triangulaireen sifflant. Le cocherentendit le sifflementet s'arrêta. Henri était sansarmesil fut forcé de plier ; il tendit la tête vers lefoulard. Ce geste de soumission apaisa Christemioqui lui banda lesyeux avec un respect et un soin qui témoignaient une sorte devénération pour la personne de l'homme aimé parson idole. Maisavant de prendre cette précautionil avaitserré son poignard avec défiance dans sa poche de côtéet se boutonna jusqu'au menton.

-- Ilm'aurait tuéce Chinois-là ! se dit de Marsay.

La voitureroula de nouveau rapidement. Il restait une ressource à unjeune homme qui connaissait aussi bien Paris que le connaissaitHenri. Pour savoir où il allaitil lui suffisait de serecueillirde compterpar le nombre des ruisseaux franchislesrues devant lesquelles on passerait sur les boulevards tant que lavoiture continuerait d'aller droit. Il pouvait ainsi reconnaîtrepar quelle rue latérale la voiture se dirigeraitsoit vers laSeinesoit vers les hauteurs de Montmartreet deviner le nom ou laposition de la rue où son guide le ferait arrêter. Maisl'émotion violente que lui avait causée sa luttelafureur où le mettait sa dignité compromiseles idéesde vengeance auxquelles il se livraitles suppositions que luisuggérait le soin minutieux que prenait cette fillemystérieuse pour le faire arriver à elletoutl'empêcha d'avoir cette attention d'aveuglenécessaireà la concentration de son intelligenceet à laparfaite perspicacité du souvenir. Le trajet dura unedemi-heure. Quand la voiture s'arrêtaelle n'était plussur le pavé. Le mulâtre et le cocher prirent Henri àbras le corpsl'enlevèrentle mirent sur une espècede civièreet le transportèrent à travers unjardin dont il sentit les fleurs et l'odeur particulière auxarbres et à la verdure. Le silence qui y régnait étaitsi profond qu'il put distinguer le bruit que faisaient quelquesgouttes d'eau en tombant des feuilles humides. Les deux hommes lemontèrent dans un escalierle firent leverle conduisirent àtravers plusieurs piècesen le guidant par les mainset lelaissèrent dans une chambre dont l'atmosphère étaitparfuméeet dont il sentit sous ses pieds le tapis épais.Une main de femme le poussa sur un divan et lui dénoua lefoulard. Henri vit Paquita devant luimais Paquita dans sa gloire defemme voluptueuse.

La moitiédu boudoir où se trouvait Henri décrivait une lignecirculaire mollement gracieusequi s'opposait à l'autrepartie parfaitement carréeau milieu de laquelle brillait unecheminée en marbre blanc et or. Il était entrépar une porte latérale que cachait une riche portièreen tapisserieet qui faisait face à une fenêtre. Lefer-à-cheval était orné d'un véritabledivan turcc'est-à-dire un matelas posé par terremais un matelas large comme un litun divan de cinquante pieds detouren cachemire blancrelevé par des bouffettes en soienoire et ponceaudisposées en losanges. Le dossier de cetimmense lit s'élevait de plusieurs pouces au-dessus desnombreux coussins qui l'enrichissaient encore par le goût deleurs agréments. Ce boudoir était tendu d'une étofferougesur laquelle était posée une mousseline desIndes cannelée comme l'est une colonne corinthiennepar destuyaux alternativement creux et rondsarrêtés en hautet en bas dans une bande d'étoffe couleur ponceau sur laquelleétaient dessinées des arabesques noires. Sous lamousselinele ponceau devenait rosecouleur amoureuse querépétaient les rideaux de la fenêtre qui étaienten mousseline des Indes doublée de taffetas roseet ornésde franges ponceau mélangé de noir. Six bras envermeilsupportant chacun deux bougiesétaient attachéssur la tenture à d'égales distances pour éclairerle divan. Le plafondau milieu duquel pendait un lustre en vermeilmatétincelait de blancheuret la corniche étaitdorée. Le tapis ressemblait à un châle d'Orientil en offrait les dessins et rappelait les poésies de laPerseoù des mains d'esclaves l'avaient travaillé. Lesmeubles étaient couverts en cachemire blancrehaussépar des agréments noirs et ponceau. La pendulelescandélabrestout était en marbre blanc et or. La seuletable qu'il y eût avait un cachemire pour tapis. D'élégantesjardinières contenaient des roses de toutes les espècesdes fleurs ou blanches ou rouges. Enfin le moindre détailsemblait avoir été l'objet d'un soin pris avec amour.Jamais la richesse ne s'était plus coquettement cachéepour devenir de l'élégancepour exprimer la grâcepour inspirer la volupté. Là tout aurait réchauffél'être le plus froid. Les chatoiements de la tenturedont lacouleur changeait suivant la direction du regarden devenant outoute blancheou toute roses'accordaient avec les effets de lalumière qui s'infusait dans les diaphanes tuyaux de lamousselineen produisant de nuageuses apparences. L'âme a jene sais quel attachement pour le blancl'amour se plaît dansle rougeet l'or flatte les passionsil a la puissance de réaliserleurs fantaisies. Ainsi tout ce que l'homme a de vague et demystérieux en lui-mêmetoutes ses affinitésinexpliquées se trouvaient caressées dans leurssympathies involontaires. Il y avait dans cette harmonie parfaite unconcert de couleurs auquel l'âme répondait par des idéesvoluptueusesindécisesflottantes.

Ce fut aumilieu d'une vaporeuse atmosphère chargée de parfumsexquis que Paquitavêtue d'un peignoir blancles pieds nusdes fleurs d'oranger dans ses cheveux noirsapparut à Henriagenouillée devant luil'adorant comme le dieu de ce templeoù il avait daigné venir. Quoique de Marsay eûtl'habitude de voir les recherches du luxe parisienil fut surpris àl'aspect de cette coquillesemblable à celle où naquitVénus. Soit effet du contraste entre les ténèbresd'où il sortait et la lumière qui baignait son âmesoit par une comparaison rapidement faite entre cette scène etcelle de la première entrevueil éprouva une de cessensations délicates que donne la vraie poésie. Enapercevantau milieu de ce réduit éclos par labaguette d'une féele chef-d'oeuvre de la créationcette fille dont le teint chaudement colorédont la peaudoucemais légèrement dorée par les reflets durouge et par l'effusion de je ne sais quelle vapeur d'amourétincelait comme si elle eût réfléchi lesrayons des lumières et des couleurssa colèresesdésirs de vengeancesa vanité blesséetouttomba. Comme un aigle qui fond sur sa proieil la prit àplein corpsl'assit sur ses genouxet sentit avec une indicibleivresse la voluptueuse pression de cette fille dont les beautéssi grassement développées l'enveloppèrentdoucement.

-- ViensPaquita ! dit-il à voix basse.

-- Parle !parle sans craintelui dit elle. Cette retraite a étéconstruite pour l'amour. Aucun son ne s'en échappetant on yveut ambitieusement garder les accents et les musiques de la voixaimée. Quelque forts que soient des crisils ne sauraientêtre entendus au delà de cette enceinte. On y peutassassiner quelqu'unses plaintes y seraient vaines comme s'il étaitau milieu du Grand-Désert.

-- Quidonc a si bien compris la jalousie et ses besoins ?

-- Ne mequestionne jamais là-dessusrépondit elle en défaisantavec une incroyable gentillesse de geste la cravate du jeune hommesans doute pour en bien voir le col.

-- Ouivoilà ce cou que j'aime tant ! dit elle. Veux-tu me plaire ?

Cetteinterrogationque l'accent rendait presque lascivetira de Marsayde la rêverie où l'avait plongé la despotiqueréponse par laquelle Paquita lui avait interdit touterecherche sur l'être inconnu qui planait comme une ombreau-dessus d'eux.

-- Et sije voulais savoir qui règne ici ?

Paquita leregarda en tremblant.

-- Cen'est donc pas moidit-il en se levant et se débarrassant decette fille qui tomba la tête en arrière. Je veux êtreseullà où je suis.

--Frappant ! frappant ! dit la pauvre esclave en proie à laterreur.

-- Pourqui me prends-tu donc ? Répondras-tu ?

Paquita seleva doucementles yeux en pleursalla prendre dans un des deuxmeubles d'ébène un poignard et l'offrit à Henripar un geste de soumission qui aurait attendri un tigre.

--Donne-moi une fête comme en donnent les hommes quand ilsaimentdit-elleet pendant que je dormiraitue-moicar je nesaurais te répondre. Écoute : je suis attachéecomme un pauvre animal à son piquet ; je suis étonnéed'avoir pu jeter un pont sur l'abîme qui nous sépare.Enivre-moipuis tue-moi. Oh ! nonnondit-elle en joignant lesmainsne me tue pas ! j'aime la vie ! La vie est si belle pour moi!Si je suis esclaveje suis reine aussi. Je pourrais t'abuser pardes paroleste dire que je n'aime que toite le prouverprofiterde mon empire momentané pour te dire : - Prends-moi comme ongoûte en passant le parfum d'une fleur dans le jardin d'un roi.Puisaprès avoir déployé l'éloquencerusée de la femme et les ailes du plaisiraprès avoirdésaltéré ma soifje pourrais te faire jeterdans un puits où personne ne te trouveraitet qui a étéconstruit pour satisfaire la vengeance sans avoir à redoutercelle de la justiceun puits plein de chaux qui s'allumerait pour teconsumer sans qu'on retrouvât une parcelle de ton être.Tu resterais dans mon coeurà moi pour toujours.

Henriregarda cette fille sans trembleret ce regard sans peur la comblade joie.

-- Nonjene le ferai pas ! tu n'es pas tombé ici dans un piègemais dans un coeur de femme qui t'adoreet c'est moi qui serai jetéedans le puits.

-- Toutcela me paraît prodigieusement drôlelui dit de Marsayen l'examinant. Mais tu me parais une bonne filleune nature bizarre; tu esfoi d'honnête hommeune charade vivante dont le motme semble bien difficile à trouver.

Paquita necomprit rien à ce que disait le jeune homme ; elle le regardadoucement en ouvrant des yeux qui ne pouvaient jamais êtrebêtestant il s'y peignait de volupté.

-- Tiensmon amourdit-elle en revenant à sa première idéeveux-tu me plaire ?

-- Jeferai tout ce que tu voudraset même ce que tu ne voudras pasrépondit en riant de Marsay qui retrouva son aisance de fat enprenant la ré solution de se laisser aller au cours de sabonne fortune sans regarder ni en arrière ni en avant. Puispeut-être comptait-il sur sa puissance et sur son savoir-faired'homme à bonnes fortunes pour dominer quelques heures plustard cette filleet en apprendre tous les secrets.

-- Eh !bienlui dit-ellelaisse-moi t'arranger à mon goût.

--Mets-moi donc à ton goûtdit Henri.

Paquitajoyeuse alla prendre dans un des deux meubles une robe de veloursrougedont elle habilla de Marsaypuis elle le coiffa d'un bonnetde femme et l'entortilla d'un châle. En se livrant à sesfoliesfaites avec une innocence d'enfantelle riait d'un rireconvulsifet ressemblait à un oiseau battant des ailes ; maiselle ne voyait rien au delà.

S'il estimpossible de peindre les délices inouïes querencontrèrent ces deux belles créatures faites par leciel dans un moment où il était en joieil estpeut-être nécessaire de traduire métaphysiquementles impressions extraordinaires et presque fantastiques du jeunehomme. Ce que les gens qui se trouvent dans la situation sociale oùétait de Marsay et qui vivent comme il vivait savent le mieuxreconnaîtreest l'innocence d'une fille. Maischose étrange! si la Fille aux yeux d'or était viergeelle n'étaitcertes pas innocente. L'union si bizarre du mystérieux et duréelde l'ombre et de la lumièrede l'horrible et dubeaudu plaisir et du dangerdu paradis et de l'enferqui s'étaitdéjà rencontrée dans cette aventuresecontinuait dans l'être capricieux et sublime dont se jouait deMarsay. Tout ce que la volupté la plus raffinée a deplus savanttout ce que pouvait connaître Henri de cettepoésie des sens que l'on nomme l'amourfut dépassépar les trésors que déroula cette fille dont les yeuxjaillissants ne mentirent à aucune des promesses qu'ilsfaisaient. Ce fut un poème orientaloù rayonnait lesoleil que SaadiHafiz ont mis dans leurs bondissantes strophes.Seulementni le rythme de Saadini celui de Pindare n'auraientexprimé l'extase pleine de confusion et la stupeur dont cettedélicieuse fille fut saisie quand cessa l'erreur dans laquelleune main de fer la faisait vivre.

-- Morte !dit-elleje suis morte ! Adolpheemmène-moi donc au bout dela terredans une île où personne ne nous sache. Quenotre fuite ne laisse pas de traces ! Nous serions suivis dansl'enfer. Dieu ! voici le jour. Sauve-toi. Te reverrai-je jamais Ouidemainje veux te revoirdussé-jepour avoir ce bonheurdonner la mort à tous mes surveillants. A demain.

Elle leserra dans ses bras par une étreinte où il y avait laterreur de la mort. Puis elle poussa un ressort qui devait répondreà une sonnetteet supplia de Marsay de se laisser bander lesyeux.

-- Et sije ne voulais pluset si je voulais rester ici.

-- Tucauserais plus promptement ma mortdit-elle ; car maintenant je suissûre de mourir pour toi.

Henri selaissa faire. Il se rencontre en l'homme qui vient de se gorger deplaisir une pente à l'oublije ne sais quelle ingratitudeundésir de libertéune fantaisie d'aller se promenerune teinte de mépris et peut-être de dégoûtpour son idoleil se rencontre enfin d'inexplicables sentiments quile rendent infâme et ignoble. La certitude de cette affectionconfusemais réelle chez les âmes qui ne sont niéclairées par cette lumière célesteniparfumées de ce baume saint d'où nous vient lapertinacité du sentimenta dicté sans doute àRousseau les aventures de milord Édouardpar lesquelles sontterminées les lettres de la Nouvelle Héloïse.Si Rousseau s'est évidemment inspiré de l'oeuvre deRichardsonil s'en est éloigné par mille détailsqui laissent son monument magnifiquement original ; il l'a recommandéà la postérité par de grandes idées qu'ilest difficile de dégager par l'analysequanddans lajeunesseon lit cet ouvrage avec le dessein d'y trouver la chaudepeinture du plus physique de nos sentimentstandis que les écrivainssérieux et philosophes n'en emploient jamais les images quecomme la conséquence ou la nécessité d'une vastepensée ; et les aventures de milord Édouard sont unedes idées les plus européennement délicates decette oeuvre.

Henri setrouvait donc sous l'empire de ce sentiment confus que ne connaîtpas le véritable amour. Il fallait en quelque sorte lepersuasif arrêt des comparaisons et l'attrait irrésistibledes souvenirs pour le ramener à une femme. L'amour vrai règnesurtout par la mémoire. La femme qui ne s'est gravéedans l'âme ni par l'excès du plaisirni par la force dusentimentcelle-là peut-elle jamais être aimée ?A l'insu d'HenriPaquita s'était établie chez lui parces deux moyens. Mais en ce momenttout entier à la fatiguedu bonheurcette délicieuse mélancolie du corpsil nepouvait guère s'analyser le coeur en reprenant sur ses lèvresle goût des plus vives voluptés qu'il eût encoreégrappées. Il se trouva sur le boulevard Montmartre aupetit jourregarda stupidement l'équipage qui s'enfuyaittira deux cigares de sa pocheen alluma un à la lanterned'une bonne femme qui vendait de l'eau-de-vie et du café auxouvriersaux gaminsaux maraîchersà toute cettepopulation parisienne qui commence sa vie avant le jour ; puis ils'en allafumant son cigareet mettant ses mains dans les poches deson pantalon avec une insouciance vraiment déshonorante.

-- Labonne chose qu'un cigare ! Voilà ce dont un homme ne selassera jamaisse dit-il.

CetteFille aux yeux d'or dont raffolait à cette époquetoute la jeunesse élégante de Parisil y songeait àpeine ! L'idée de la mort exprimée à travers lesplaisirset dont la peur avait à plusieurs reprises rembrunile front de cette belle créature qui tenait aux houris del'Asie par sa mèreà l'Europe par son éducationaux Tropiques par sa naissancelui semblait être une de cestromperies par lesquelles toutes les femmes essaient de se rendreintéressantes.

-- Elleest de la Havanedu pays le plus espagnol qu'il y ait dans leNouveau-Monde ; elle a donc mieux aimé jouer la terreur que deme jeter au nez de la souffrancede la difficultéde lacoquetterie ou le devoircomme font les Parisiennes. Par ses yeuxd'orj'ai bien envie de dormir.

Il vit uncabriolet de placequi stationnait au coin de Frascatien attendantquelques joueursil le réveillase fit conduire chez luisecouchaet s'endormit du sommeil des mauvais sujetslequelpar unebizarrerie dont aucun chansonnier n'a encore tiré partisetrouve être aussi profond que celui de l'innocence. Peut-êtreest-ce un effet de cet axiome proverbialles extrêmes setouchent

CHAPITREIII - LA FORCE DU SANG

Vers midide Marsay se détira les bras en se réveillantetsentit les atteintes d'une de ces faims canines que tous les vieuxsoldats peuvent se souvenir d'avoir éprouvée aulendemain de la victoire. Aussi vit-il devant lui Paul de Manervilleavec plaisircar rien n'est alors plus agréable que de mangeren compagnie.

-- Eh !bienlui dit son aminous imaginions tous que tu t'étaisenfermé depuis dix jours avec la Fille aux yeux d'or.

-- LaFille aux yeux d'or ! je n'y pense plus. Ma foi ! j'ai biend'autres chats à fouetter.

-- Ah ! !tu fais le discret.

--Pourquoi pas ? dit en riant de Marsay. Mon cherla discrétionest le plus habile des calculs. Écoute... Mais nonje ne tedirai pas un mot. Tu ne m'apprends jamais rienje ne suis pasdisposé à donner en pure perte les trésors de mapolitique. La vie est un fleuve qui sert à faire du commerce.Par tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terrepar lescigaresje ne suis pas un professeur d'économie sociale miseà la portée des niais. Déjeunons. Il est moinscoûteux de te donner une omelette au thon que de te prodiguerma cervelle.

-- Tucomptes avec tes amis ?

-- Moncherdit Henri qui se refusait rarement une ironiecomme ilpourrait t'arriver cependant tout comme à un autre d'avoirbesoin de discrétionet que je t'aime beaucoup... Ouijet'aime ! Ma parole d'honneurs'il ne te fallait qu'un billet demille francs pour t'empêcher de te brûler la cervelletule trouverais icicar nous n'avons encore rien hypothéquélà-basheinPaul ? Si tu te battais demainje mesurerais ladistance et chargerais les pistoletsafin que tu sois tuédans les règles. Enfinsi une personne autre que mois'avisait de dire du mal de toi en ton absenceil faudrait semesurer avec un rude gentilhomme qui se trouve dans ma peauvoilàce que j'appelle une amitié à toute épreuve. Eh! bienquand tu auras besoin de discrétionmon petitapprends qu'il existe deux espèces de discrétions :discrétion active et discrétion négative. Ladiscrétion négative est celle des sots qui emploient lesilencela négationl'air renfrognéla discrétiondes portes ferméesvéritable impuissance ! Ladiscrétion active procède par affirmation. Si ce soirau Cercleje disais : -- Foi d'honnête hommela Fille auxyeux d'or ne valait pas ce qu'elle m'a coûté ! toutle mondequand je serais partis'écrierait : -- Avez-vousentendu ce fat de de Marsay qui voudrait nous faire croire qu'il adéjà eu la Fille aux yeux d'or ? il voudraitainsi se débarrasser de ses rivauxil n'est pas maladroit.Mais cette ruse est vulgaire et dangereuse. Quelque grosse que soitla sottise qui nous échappeil se rencontre toujours desniais qui peuvent y croire. La meilleure des discrétions estcelle dont usent les femmes adroites quand elles veulent donner lechange à leurs maris. Elle consiste à compromettre unefemme à laquelle nous ne tenons pasou que nous n'aimons pasou que nous n'avons paspour conserver l'honneur de celle que nousaimons assez pour la respecter. C'est ce que j'appelle lafemme-écran. -- Ha ! voici Laurent. Que nous apportes-tu ?

-- Deshuîtres d'Ostendemonsieur le comte...

-- Tusauras quelque jourPaulcombien il est amusant de se jouer dumonde en lui dérobant le secret de nos affections. J'éprouveun immense plaisir d'échapper à la stupide juridictionde la masse qui ne sait jamais ni ce qu'elle veut ni ce qu'on luifait vouloirqui prend le moyen pour le résultatqui tour àtour adore et mauditélève et détruit ! Quelbonheur de lui imposer des émotions et de n'en pas recevoirde la dompterde ne jamais lui obéir ! Si l'on peut êtrefier de quelque chosen'est-ce pas d'un pouvoir acquis par soi-mêmedont nous sommes à la fois la causel'effetle principe etle résultat ? Eh ! bienaucun homme ne sait qui j'aimeni ceque je veux. Peut-être saura-t-on qui j'ai aiméce quej'aurai voulucomme on sait les drames accomplis ; mais laisser voirdans mon jeu ?Š faiblesseduperie. Je ne connais rien de plusméprisable que la force jouée par l'adresse. Jem'initie tout en riant au métier d'ambassadeursi toutefoisla diplomatie est aussi difficile que l'est la vie ! J'en doute.As-tu de l'ambition ? veux-tu devenir quelque chose ?

-- MaisHenritu te moques de moicomme si je n'étais pas assezmédiocre pour arriver à tout.

-- Bien !Paul. Si tu continues à te moquer de toi-mêmetupourras bientôt te moquer de tout le monde.

Endéjeunantde Marsay commençaquand il en fut àfumer ses cigaresà voir les événements de sanuit sous un singulier jour. Comme beaucoup de grands espritssaperspicacité n'était pas spontanéeil n'entraitpas tout à coup au fond des choses. Comme chez toutes lesnatures douées de la faculté de vivre beaucoup dans leprésentd'en exprimer pour ainsi dire le jus et de ledévorersa seconde vue avait besoin d'une espèce desommeil pour s'identifier aux causes. Le cardinal de Richelieu étaitainsice qui n'excluait pas en lui le don de prévoyancenécessaire à la conception des grandes choses. DeMarsay se trouvait dans toutes ces conditionsmais il n'usa d'abordde ses armes qu'au profit de ses plaisirset ne devint l'un deshommes politiques les plus profonds du temps actuel quand il se futsaturé des plaisirs auxquels pense tout d'abord un jeune hommelorsqu'il a de l'or et le pouvoir. L'homme se bronze ainsi : il usela femmepour que la femme ne puisse pas l'user. En ce moment doncde Marsay s'aperçut qu'il avait été jouépar la Fille aux yeux d'oren voyant dans son ensemble cettenuit dont les plaisirs n'avaient que graduellement ruisselépour finir par s'épancher à torrents. Il put alors liredans cette page si brillante d'effeten deviner le sens caché.L'innocence purement physique de Paquital'étonnement de sajoiequelques mots d'abord obscurs et maintenant clairséchappésau milieu de la joietout lui prouva qu'il avait posé pourune autre personne. Comme aucune des corruptions sociales ne luiétait inconnuequ'il professait au sujet de tous les capricesune parfaite indifférenceet les croyait justifiés parcela même qu'ils se pouvaient satisfaireil ne s'effarouchapas du viceil le connaissait comme on connaît un amimais ilfut blessé de lui avoir servi de pâture. Si sesprésomptions étaient justesil avait étéoutragé dans le vif de son être. Ce seul soupçonle mit en fureuril laissa éclater le rugissement du tigredont une gazelle se serait moquéele cri d'un tigre quijoignait à la force de la bête l'intelligence du démon.

-- Eh !bienqu'as-tu donc ? lui dit Paul.

-- Rien !

-- Je nevoudrais passi l'on te demandait si tu as quelque chose contre moique tu répondisses un rien semblableil faudrait sansdoute nous battre le lendemain.

-- Je neme bats plusdit de Marsay.

-- Ceci mesemble encore plus tragique. Tu assassines donc ?

-- Tutravestis les mots. J'exécute.

-- Moncher amidit Paultes plaisanteries sont bien poussées aunoirce matin.

-- Queveux-tu ? la volupté mène à la férocité.Pourquoi ? je n'en sais rienet je ne suis pas assez curieux pour enchercher la cause. -- Ces cigares sont excellents. Donne du théà ton ami. -- Sais-tuPaulque je mène une vie debrute ? Il serait bien temps de se choisir une destinéed'employer ses forces à quelque chose qui valût la peinede vivre. La vie est une singulière comédie. Je suiseffrayéje ris de l'inconséquence de notre ordresocial. Le gouvernement fait trancher la tête à depauvres diables qui ont tué un hommeet il patente descréatures qui expédientmédicalement parlantune douzaine de jeunes gens par hiver. La morale est sans forcecontre une douzaine de vices qui détruisent la sociétéet que rien ne peut punir. -- Encore une tasse ? -- Ma paroled'honneur ! l'homme est un bouffon qui danse sur un précipice.On nous parle de l'immoralité des Liaisons Dangereuseset de je ne sais quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ;mais il existe un livre horriblesaleépouvantablecorrupteurtoujours ouvertqu'on ne fermera jamaisle grand livredu mondesans compter un autre livre mille fois plus dangereuxquise compose de tout ce qui se dit à l'oreilleentre hommesousous l'éventail entre femmesle soirau bal.

-- Henricertes il se passe en toi quelque chose d'extraordinaireet cela sevoit malgré ta discrétion active.

-- Oui !tiensil faut que je dévore le temps jusqu'à ce soir.Allons au jeu. Peut-être aurai-je le bonheur de perdre.

De Marsayse levaprit une poignée de billets de banqueles roula danssa boîte à cigaress'habilla et profita de la voiturede Paul pour aller au Salon des Étrangers oùjusqu'audîneril consuma le temps dans ces émouvantesalternatives de perte et de gain qui sont la dernièreressource des organisations fortesquand elles sont contraintes des'exercer dans le vide. Le soiril vint au rendez-vouset se laissacomplaisamment bander les yeux. Puisavec cette ferme volontéque les hommes vraiment forts ont seuls la faculté deconcentreril porta son attention et appliqua son intelligence àdeviner par quelles rues passait la voiture. Il eut une sorte decertitude d'être mené rue Saint-Lazareet d'êtrearrêté à la petite porte du jardin de l'hôtelSan-Réal. Quand il passacomme la première foiscetteporte et qu'il fut mis sur un brancard porté sans doute par lemulâtre et par le cocheril compriten entendant crier lesable sous leurs piedspourquoi l'on prenait de si minutieusesprécautions. Il aurait pus'il avait été libreou s'il avait marchécueillir une branche d'arbusteregarderla nature du sable qui se serait attaché à ses bottes ;tandis quetransporté pour ainsi dire aériennementdans un hôtel inaccessiblesa bonne fortune devait êtrece qu'elle avait été jusqu'alorsun rêve. Maispour le désespoir de l'hommeil ne peut rien faire qued'imparfaitsoit en bien soit en mal. Toutes ses oeuvresintellectuelles ou physiques sont signées par une marque dedestruction. Il avait plu légèrementla terre étaithumide. Pendant la nuit certaines odeurs végétales sontbeaucoup plus fortes que pendant le jourHenri sentait donc lesparfums du réséda le long de l'allée parlaquelle il était convoyé. Cette indication devaitl'éclairer dans les recherches qu'il se promettait de fairepour reconnaître l'hôtel où se trouvait le boudoirde Paquita. Il étudia de même les détours que sesporteurs firent dans la maisonet crut pouvoir se les rappeler. I1se vit comme la veille sur l'ottomanedevant Paquita qui luidéfaisait son bandeau ; mais il la vit pâle et changée.Elle avait pleuré. Agenouillée comme un ange en prièremais comme un ange triste et profondément mélancoliquela pauvre fille ne ressemblait plus à la curieuseàl'impatienteà la bondissante créature qui avait prisde Marsay sur ses ailes pour le transporter dans le septièmeciel de l'amour. Il y avait quelque chose de si vrai dans cedésespoir voilé par le plaisirque le terrible deMarsay sentit en lui-même une admiration pour ce nouveauchef-d'oeuvre de la natureet oublia momentanément l'intérêtprincipal de ce rendez-vous.

--Qu'as-tu doncma Paquita ?

-- Monamidit-elleemmène-moicette nuit même ! Jette-moiquelque part où l'on ne puisse pas dire en me voyant : VoiciPaquita ; où personne ne réponde : Il y a ici une filleau regard doréqui a de longs cheveux. Là je tedonnerai des plaisirs tant que tu voudras en recevoir de moi. Puisquand tu ne m'aimeras plustu me laisserasje ne me plaindrai pasje ne dirai rien ; et mon abandon ne devra te causer aucun remordscar un jour passé près de toiun seul jour pendantlequel je t'aurai regardém'aura valu toute une vie. Mais sije reste icije suis perdue.

-- Je nepuis pas quitter Parisma petiterépondit Henri. Je nem'appartiens pasje suis lié par un serment au sort deplusieurs personnes qui sont à moi comme je suis àelles. Mais je puis te faire dans Paris un asile où nulpouvoir humain n'arrivera.

-- Nondit-elletu oublies le pouvoir féminin.

Jamaisphrase prononcée par une voix humaine n'exprima pluscomplètement la terreur.

-- Quipourrait donc arriver à toisi je me mets entre toi et lemonde ?

-- Lepoison ! dit-elle. Déjà dona Concha te soupçonne.Etreprit-elle en laissant couler des larmes qui brillèrentle long de ses jouesil est bien facile de voir que je ne suis plusla même. Eh ! biensi tu m'abandonnes à la fureur dumonstre qui me dévoreraque ta sainte volonté soitfaite ! Mais viensfais qu'il y ait toutes les voluptés de lavie dans notre amour. D'ailleursje supplieraije pleureraijecrieraije me défendraije me sauverai peut-être.

-- Quidonc imploreras-tu ? dit-il.

-- Silence! reprit Paquita. Si j'obtiens ma grâcece sera peut-êtreà cause de ma discrétion.

--Donne-moi ma robedit insidieusement Henri.

-- Nonnonrépondit-elle vivementreste ce que tu esun de cesanges qu'on m'avait appris à haïret dans lesquels je nevoyais que des monstrestandis que vous êtes ce qu'il y a deplus beau sous le cieldit-elle en caressant les cheveux d'Henri. Tuignores à quel point je suis idiote ? je n'ai rien appris.Depuis l'âge de douze ansje suis enfermée sans avoirvu personne. Je ne sais ni lire ni écrireje ne parle quel'anglais et l'espagnol.

-- Commentse fait-il donc que tu reçoives des lettres de Londres ?

-- Meslettres ! tiensles voici ! dit-elle en allant prendre quelquespapiers dans un long vase du Japon.

Elletendit à de Marsay des lettres où le jeune homme vitavec surprise des figures bizarres semblables à celles desrébustracées avec du sanget qui exprimaient desphrases pleines de passion.

-- Maiss'écria-t-il en admirant ces hiéroglyphes crééspar une habile jalousietu es sous la puissance d'un infernal génie?

--Infernalrépéta-t-elle.

-- Maiscomment donc as-tu pu sortir...

-- Ha !dit-ellede là vient ma perte. J'ai mis dona Concha entre lapeur d'une mort immédiate et une colère à venir.J'avais une curiosité de démonje voulais rompre cecercle d'airain que l'on avait décrit entre la créationet moije voulais voir ce que c'était que des jeunes genscar je ne connais d'hommes que le marquis et Christemio. Notre cocheret le valet qui nous accompagne sont des vieillards...

-- Maistu n'étais pas toujours enfermée ? Ta santévoulait...

-- Ha !reprit-ellenous nous promenionsmais pendant la nuit et dans lacampagneau bord de la Seineloin du monde.

-- N'es-tupas fière d'être aimée ainsi ?

-- Nondit-elleplus ! Quoique bien rempliecette vie cachée n'estque ténèbres en comparaison de la lumière.

--Qu'appelles-tu la lumière ?

-- Toimon bel Adolphe ! toipour qui je donnerais ma vie. Toutes leschoses de passion que l'on m'a dites et que j'inspiraisje lesressens pour toi ! Pendant certains moments je ne comprenais rien àl'existencemais maintenant je sais comment nous aimonset jusqu'àprésent j'étais aimée seulementmoi je n'aimaispas. Je quitterais tout pour toiemmène-moi. Si tu le veuxprends-moi comme un jouetmais laisse-moi près de toi jusqu'àce que tu me brises.

-- Tun'auras pas de regret ?

-- Pas unseul ! dit-elle en laissant lire dans ses yeux dont la teinte d'orresta pure et claire.

-- Suis-jele préféré ? se dit en lui-même Henri quis'il entrevoyait la véritése trouvait alors disposéà pardonner l'offense en faveur d'un amour si naïf. -- Jeverrai bienpensa-t-il.

Si Paquitane lui devait aucun compte du passéle moindre souvenirdevenait un crime à ses yeux. Il eut donc la triste forced'avoir une pensée à luide juger sa maîtressede l'étudier tout en s'abandonnant aux plaisirs les plusentraînants que jamais Péri descendue des cieux aittrouvés pour son bien-aimé. Paquita semblait avoir étécréée pour l'amouravec un soin spécial de lanature. D'une nuit à l'autreson génie de femme avaitfait les plus rapides progrès. Quelle que fût lapuissance de ce jeune hommeet son insouciance en fait de plaisirsmalgré sa satiété de la veilleil trouva dansla Fille aux yeux d'or ce sérail que sait créerla femme aimante et à laquelle un homme ne renonce jamais.Paquita répondait à cette passion que sentent tous leshommes vraiment grands pour l'infinipassion mystérieuse sidramatiquement exprimée dans Faustsi poétiquementtraduite dans Manfredet qui poussait Don Juan à fouiller lecoeur des femmesen espérant y trouver cette penséesans bornes à la recherche de laquelle se mettent tant dechasseurs de spectresque les savants croient entrevoir dans lascienceet que les mystiques trouvent en Dieu seul. L'espéranced'avoir enfin l'Être idéal avec lequel la lutte pouvaitêtre constante sans fatigueravit de Marsay quipour lapremière foisdepuis longtempsouvrit son coeur. Ses nerfsse détendirentsa froideur se fondit dans l'atmosphèrede cette âme brûlanteses doctrines tranchantess'envolèrentet le bonheur lui colora son existencecommel'était ce boudoir blanc et rose. En sentant l'aiguillon d'unevolupté supérieureil fut entraîné pardelà les limites dans lesquelles il avait jusqu'alors enferméla passion. Il ne voulut pas être dépassé parcette fille qu'un amour en quelque sorte artificiel avait forméepar avance aux besoins de son âmeet alors il trouvadanscette vanité qui pousse l'homme à rester en toutvainqueurdes forces pour dompter cette fille ; mais aussijetépar delà cette ligne où l'âme est maîtressed'elle-mêmeil se perdit dans ces limbes délicieusesque le vulgaire nomme si niaisement les espaces imaginaires.Il fut tendrebon et communicatif. Il rendit Paquita presque folle.

--Pourquoi n'irions-nous pas à Sorenteà NiceàChiavaripasser toute notre vie ainsi ? Veux-tu ? disait-il àPaquita d'une voix pénétrante.

-- As-tudonc jamais besoin de me dire : -Veux-tu ? s'écria-t-elle.Ai-je une volonté ? Je ne suis quelque chose hors de toiqu'afin d'être un plaisir pour toi. Si tu veux choisir uneretraite digne de nousl'Asie est le seul pays où l'amourpuisse déployer ses ailes...

-- Tu asraisonreprit Henri. Allons aux Indeslà où leprintemps est éterneloù la terre n'a jamais que desfleursoù l'homme peut déployer l'appareil dessouverainssans qu'on en glose comme dans les sots pays oùl'on veut réaliser la plate chimère de l'égalité.Allons dans la contrée où l'on vit au milieu d'unpeuple d'esclavesoù le soleil illumine toujours un palaisqui reste blancoù l'on sème des parfums dans l'airoù les oiseaux chantent l'amouret où l'on meurt quandon ne peut plus aimer...

-- Et oùl'on meurt ensemble ! dit Paquita. Mais ne partons pas demainpartons à l'instantemmenons Christemio.

-- Ma foile plaisir est le plus beau dénoûment de la vie. Allonsen Asiemais pour partirenfant ! il faut beaucoup d'oret pouravoir de l'oril faut arranger ses affaires. Elle ne comprenait rienà ces idées.

-- Del'oril y en a ici haut comme ça ¡ dit-elle en levantla main.

-- Iln'est pas à moi.

--Qu'est-ce que cela fait ? reprit ellesi nous en avons besoinprenons-le.

-- Il net'appartient pas.

--Appartenir ! répéta-t-elle. Ne m'as-tu pas prise ?Quand nous l'aurons prisil nous appartiendra. Il se mit àrire.

-- Pauvreinnocente ! tu ne sais rien des choses de ce monde.

-- Nonmais voilà ce que je saiss'écria-t-elle en attirantHenri sur elle.

Au momentmême où de Marsay oubliait toutet concevait le désirde s'approprier à jamais cette créature il reçutau milieu de sa joie un coup de poignard qui traversa de part en partson coeur mortifié pour la première fois. Paquitaquil'avait enlevé vigoureusement en l'air comme pour lecontemplers'était écriée :

-- Oh !Mariquita !

--Mariquita ! cria le jeune homme en rugissantje sais maintenant toutce dont je voulais encore douter.

Il sautasur le meuble où était renfermé le longpoignard. Heureusement pour elle et pour luil'armoire étaitfermée. Sa rage s'accrut de cet obstacle ; mais il recouvra satranquillitéalla prendre sa cravate et s'avança verselle d'un air si férocement significatifquesans connaîtrede quel crime elle était coupablePaquita comprit néanmoinsqu'il s'agissait pour elle de mourir. Alors elle s'élançad'un seul bond au bout de la chambre pour éviter le noeudfatal que de Marsay voulait lui passer autour du cou. Il y eut uncombat. De part et d'autre la souplessel'agilitéla vigueurfurent égales. Pour finir la luttePaquita jeta dans lesjambes de son amant un coussin qui le fit tomberet profita du répitque lui laissa cet avantage pour pousser la détente du ressortauquel répondait un avertissement. Le mulâtre arrivabrusquement. En un clin d'oeil Christemio sauta sur de Marsayleterrassalui mit le pied sur la poitrinele talon tournévers la gorge. De Marsay comprit que s'il se débattait ilétait à l'instant écrasé sur un seulsigne de Paquita.

--Pourquoi voulais-tu me tuermon amour ? lui dit-elle.

De Marsayne répondit pas.

-- En quoit'ai-je déplu ? lui dit-elle. Parleexpliquons-nous.

Henrigarda l'attitude flegmatique de l'homme fort qui se sent vaincu ;contenance froidesilencieusetout anglaisequi annonçaitla conscience de sa dignité par une résignationmomentanée. D'ailleurs il avait déjà pensémalgré l'emportement de sa colèrequ'il étaitpeu prudent de se commettre avec la justice en tuant cette fille àl'improviste et sans en avoir préparé le meurtre demanière à s'assurer l'impunité.

-- Monbien-aiméreprit Paquitaparle-moi ; ne me laisse pas sansun adieu d'amour ! Je ne voudrais pas garder dans mon coeur l'effroique tu viens d'y mettre. Parleras-tu ? dit-elle en frappant du piedavec colère. De Marsay lui jeta pour réponse un regardqui signifiait si bien : tu mourras ! que Paquita se précipitasur lui.

-- Eh !bienveux-tu me tuer ? Si ma mort peut te faire plaisirtue-moi !

Elle fitun signe à Christemioqui leva son pied de dessus le jeunehomme et s'en alla sans laisser voir sur sa figure qu'il portâtun jugement bon ou mauvais sur Paquita.

-- Voilàun homme ! dit de Marsay en montrant le mulâtre par un gestesombre. Il n'y a de dévouement que le dévouement quiobéit à l'amitié sans la juger. Tu as en cethomme un véritable ami.

-- Je tele donnerai si tu veuxrépondit-elle ; il te servira avec lemême dévouement qu'il a pour moi si je le luirecommande.

Elleattendit un mot de réponseet reprit avec un accent plein detendresse : -- Adolphedis-moi donc une bonne parole. Voici bientôtle jour.

Henri nerépondit pas. Ce jeune homme avait une triste qualitécar on regarde comme une grande chose tout ce qui ressemble àde la forceet souvent les hommes divinisent des extravagances.Henri ne savait pas pardonner. Le savoir-revenirqui certes est unedes grâces de l'âmeétait un non-sens pour lui.La férocité des hommes du Norddont le sang anglaisest assez fortement teintlui avait été transmise parson père. Il était inébranlable dans ses bonscomme dans ses mauvais sentiments. L'exclamation de Paquita futd'autant plus horrible pour lui qu'il avait été détrônédu plus doux triomphe qui eût jamais agrandi sa vanitéd'homme. L'espérancel'amour et tous les sentiments s'étaientexaltés chez luitout avait flambé dans son coeur etdans son intelligence ; puis ces flambeauxallumés pouréclairer sa vieavaient été soufflés parun vent froid. Paquitastupéfaiten'eut dans sa douleur quela force de donner le signal du départ.

-- Ceciest inutiledit-elle en jetant le bandeau. S'il ne m'aime pluss'ilme haittout est fini.

Elleattendit un regardne l'obtint paset tomba demi-morte. Le mulâtrejeta sur Henri un coup d'oeil si épouvantablement significatifqu'il fit tremblerpour la première fois de sa viece jeunehommeà qui personne ne refusait le don d'une rareintrépidité. - « Si tu ne l'aimes pas biensi tului fais la moindre peineje te tuerai. » Tel était lesens de ce rapide regard. De Marsay fut conduit avec des soinspresque serviles le long d'un corridor éclairé par desjours de souffranceet au bout duquel il sortit par une portesecrète dans un escalier dérobé qui conduisaitau jardin de l'hôtel San-Réal. Le mulâtre le fitmarcher précautionneusement le long d'une allée detilleuls qui aboutissait à une petite porte donnant sur unerue déserte à cette époque. De Marsay remarquabien toutla voiture l'attendait ; cette fois le mulâtre nel'accompagna point ; etau moment où Henri mit la têteà la portière pour revoir les jardins et l'hôtelil rencontra les yeux blancs de Christemioavec lequel il échangeaun regard. De part et d'autre ce fut une provocationun défil'annonce d'une guerre de sauvagesd'un duel où cessaient leslois ordinairesoù la trahisonoù la perfidie étaitun moyen admis. Christemio savait qu'Henri avait juré la mortde Paquita. Henri savait que Christemio voulait le tuer avant qu'ilne tuât Paquita. Tous deux s'entendirent à merveille.

--L'aventure se complique d'une façon assez intéressantese dit Henri.

-- Oùmonsieur va-t-il? lui demanda le cocher.

De Marsayse fit conduire chez Paul de Manerville.

Pendantplus d'une semaine Henri fut absent de chez luisans que personnepût savoir ni ce qu'il fit pendant ce tempsni dans quelendroit il demeura. Cette retraite le sauva de la fureur du mulâtreet causa la perte de la pauvre créature qui avait mis touteson espérance dans celui qu'elle aimait comme jamais aucunecréature n'aima sur cette terre. Le dernier jour de cettesemainevers onze heures du soirHenri revint en voiture àla petite porte du jardin de l'hôtel San-Réal. Troishommes l'accompagnaient. Le cocher était évidemment unde ses amiscar il se leva droit sur son siègeen homme quivoulaitcomme une sentinelle attentiveécouter le moindrebruit. L'un des trois autres se tint en dehors de la portedans larue ; le second resta debout dans le jardinappuyé sur le mur; le dernierqui tenait à la main un trousseau de clefsaccompagna de Marsay.

-- Henrilui dit son compagnonnous sommes trahis.

-- Parquimon bon Ferragus ?

-- Ils nedorment pas tousrépondit le chef des Dévorants : ilfaut absolument que quelqu'un de la maison n'ait ni bu ni mangé.Tiensvois cette lumière.

-- Nousavons le plan de la maisond'où vient-elle ?

-- Je n'aipas besoin du plan pour le savoirrépondit Ferragus ; ellevient de la chambre de la marquise.

-- Ah !cria de Marsay. Elle sera sans doute arrivée de Londresaujourd'hui. Cette femme m'aura pris jusqu'à ma vengeance !Maissi elle m'a devancémon bon Gratiennous la livreronsà la justice.

-- Écoutedonc ! l'affaire est faitedit Ferragus à Henri.

Les deuxamis prêtèrent l'oreille et entendirent des crisaffaiblis qui eussent attendri des tigres.

-- Tamarquise n'a pas pensé que les sons sortiraient par le tuyaude la cheminéedit le chef des Dévorants avec le rired'un critique enchanté de découvrir une faute dans unebelle oeuvre.

-- Nousseulsnous savons tout prévoirdit Henri. Attends-moijeveux aller voir comment cela se passe là-hautafind'apprendre la manière dont se traitent leurs querelles deménage. Par le nom de Dieuje crois qu'elle la fait cuire àpetit feu.

De Marsaygrimpa lestement l'escalier qu'il connaissait et reconnut le chemindu boudoir. Quand il en ouvrit la porteil eut le frissonnementinvolontaire que cause à l'homme le plus déterminéla vue du sang répandu. Le spectacle qui s'offrit à sesregards eut d'ailleurs pour lui plus d'une cause d'étonnement.La marquise était femme : elle avait calculé savengeance avec cette perfection de perfidie qui distingue les animauxfaibles. Elle avait dissimulé sa colère pour s'assurerdu crime avant de le punir.

-- Troptardmon bien-aimé ! dit Paquita mourante dont les yeux pâlesse tournèrent vers de Marsay.

La Filleaux yeux d'or expirait noyée dans le sang. Tous lesflambeaux allumésun parfum délicat qui se faisaitsentircertain désordre où l'oeil d'un homme àbonnes fortunes devait reconnaître des folies communes àtoutes les passionsannonçaient que la marquise avaitsavamment questionné la coupable. Cet appartement blancoùle sang paraissait si bientrahissait un long combat. Les mains dePaquita étaient empreintes sur les coussins. Partout elles'était accrochée à la viepartout elle s'étaitdéfendueet partout elle avait été frappée.Des lambeaux entiers de la tenture cannelée étaientarrachés par ses mains ensanglantéesqui sans douteavaient lutté longtemps. Paquita devait avoir essayéd'escalader le plafond. Ses pieds nus étaient marquésle long du dossier du divansur lequel elle avait sans doute couru.Son corpsdéchiqueté à coups de poignard parson bourreaudisait avec quel acharnement elle avait disputéune vie qu'Henri lui rendait si chère. Elle gisait àterreet avaiten mourantmordu les muscles du cou-de-pied demadame de San-Réalqui gardait à la main son poignardtrempé de sang. La marquise avait les cheveux arrachéselle était couverte de morsuresdont plusieurs saignaientetsa robe déchirée la laissait voir à demi-nueles seins égratignés. Elle était sublime ainsi.Sa tête avide et furieuse respirait l'odeur du sang. Sa bouchehaletante restait entr'ouverteet ses narines ne suffisaient pas àses aspirations. Certains animauxmis en fureurfondent sur leurennemile mettent à mortettranquilles dans leur victoiresemblent avoir tout oublié. Il en est d'autres qui tournentautour de leur victimequi la gardent en craignant qu'on ne la leurvienne enleveret quisemblables à l'Achille d'Homèrefont neuf fois le tour de Troie en traînant leur ennemi par lespieds. Ainsi était la marquise. Elle ne vit pas Henri.D'abordelle se savait trop bien seule pour craindre des témoins; puiselle était trop enivrée de sang chaudtropanimée par la luttetrop exaltée pour apercevoir Parisentiersi Paris avait formé un cirque autour d'elle. Ellen'aurait pas senti la foudre. Elle n'avait même pas entendu ledernier soupir de Paquitaet croyait qu'elle pouvait encore êtreécoutée par la morte.

-- Meurssans confession ! lui disait-elle ; va en enfermonstred'ingratitude ; ne sois plus à personne qu'au démon.Pour le sang que tu lui as donnétu me dois tout le tien !Meursmeurssouffre mille mortsj'ai été trop bonneje n'ai mis qu'un moment à te tuerj'aurais voulu te faireéprouver toutes les douleurs que tu me lègues. Jevivraimoi ! je vivrai malheureuseje suis réduite àne plus aimer que Dieu ! Elle la contempla. -- Elle est morte ! sedit-elle après une pause en faisant un violent retour surelle-même. Morteah ! j'en mourrai de douleur ! La marquisevoulut s'aller jeter sur le divan accablée par un désespoirqui lui ôtait la voixet ce mouvement lui permit alors de voirHenri de Marsay.

-- Quies-tu ? lui dit-elle en courant à lui le poignard levé.Henri lui arrêta le braset ils purent ainsi se contemplertous deux face à face. Une surprise horrible leur fit couler àtous deux un sang glacé dans les veineset ils tremblèrentsur leurs jambes comme des chevaux effrayés. En effetdeuxMénechmes ne se seraient pas mieux ressemblé. Ilsdirent ensemble le même mot : -- Lord Dudley doit êtrevotre père ?

Chacund'eux baissa la tête affirmativement.

-- Elleest fidèle au sangdit Henri en montrant Paquita.

-- Elleétait aussi peu coupable qu'il est possiblerepritMargarita-Euphémia Porrabérilqui se jeta sur le corpsde Paquita en poussant un cri de désespoir. -- Pauvre fille !oh ! je voudrais te ranimer ! J'ai eu tortpardonne-moiPaquita !Tu es morteet je vismoi ! Je suis la plus malheureuse.

En cemoment apparut l'horrible figure de la mère de Paquita.

-- Tu vasme dire que tu ne l'avais pas vendue pour que je la tuasses'écriala marquise. Je sais pourquoi tu sors de ta tanière. Je te lapayerai deux fois. Tais-toi.

Elle allaprendre un sac d'or dans le meuble d'ébène et le jetadédaigneusement aux pieds de cette vieille femme. Le son del'or eut le pouvoir de dessiner un sourire sur l'immobile physionomiede la Géorgienne.

--J'arrive à temps pour toima soeurdit Henri. La justice vate demander...

-- Rienrépondit la marquise. Une seule personne pouvait demandercompte de cette fille. Christemio est mort.

-- Etcette mèredemanda Henri en montrant la vieillene terançonnera-t-elle pas toujours ?

-- Elleest d'un pays où les femmes ne sont pas des êtresmaisdes choses dont on fait ce qu'on veutque l'on vendque l'onachèteque l'on tueenfin dont on se sert pour ses capricescomme vous vous servez ici de vos meubles. D'ailleurselle a unepassion qui fait capituler toutes les autreset qui aurait anéantison amour maternelsi elle avait aimé sa fille; unepassion...

--Laquelle ? dit vivement Henri en interrompant sa soeur.

-- Le jeudont Dieu te garde ! répondit la marquise.

-- Maispar qui vas-tu te faire aiderdit Henri en montrant la Fille auxyeux d'orpour enlever les traces de cette fantaisieque lajustice ne te passerait pas ?

-- J'ai samèrerépondit la marquiseen montrant la vieilleGéorgienne à qui elle fit signe de rester.

-- Nousnous reverronsdit Henriqui songeait à l'inquiétudede ses amis et sentait la nécessité de partir.

-- Nonmon frèredit-ellenous ne nous reverrons jamais. Jeretourne en Espagne pour m'aller mettre au couvent de los Dolores.

-- Tu esencore trop jeunetrop belledit Henri en la prenant dans ses braset lui donnant un baiser.

-- Adieudit-ellerien ne console d'avoir perdu ce qui nous a paru êtrel'infini.

Huit joursaprèsPaul de Manerville rencontra de Marsay aux Tuileriessur la terrasse des Feuillants.

-- Eh !bienqu'est donc devenue notre belle FILLE AUX YEUX D'ORgrandscélérat ?

-- Elleest morte.

-- De quoi?

-- De lapoitrine.

Parismars 1834-avril 1835.