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Alphonse AllaisA se tordre


UNPHILOSOPHE

Je m'étais pris d'une profondesympathie pour ce grand flemmard de gabelou que me semblait l'imagemême de la douanenon pas de la douane tracassière desfrontières terriennesmais de la bonne douane flâneuseet contemplative des falaises et des grèves.
Son nom étaitPascal ; oril aurait dû s'appeler Baptistetant il apportaitde douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c'était plaisir de le voirles mains derrièrele dostraîner lentement ses trois heures de faction sur lesquaisde préférence ceux où ne s'amarraient quedes barques hors d'usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminévite Pascalabandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler unecotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups desoleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être mêmeantédiluviennes) avaient donné ce ton spécialqu'on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne.Car Pascal pêchait à la lignecomme feu monseigneur leprince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pourconnaître les bons coins dans les bassins et appâterjudicieusementavec du ver de terrede la crevette cuitede lacrevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeantavec celaet ne refusant jamais ses conseils aux débutants.Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Unechose m'intriguait chez lui c'était l'espèce de petiteclasse qu'il traînait chaque jour à ses côtéstrois garçons et deux fillestous différents de visageet d'âge.
Ses enfants ? Noncar le plus petit air defamille ne se remarquait sur leur physionomie. Alorssans doutedespetits voisins.
Pascal installait les cinq mômes avec unegrande sollicitudele plus jeune tout près de luil'aînéà l'autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait àpêcher comme des hommesavec un sérieux si comique queje ne pouvais les regarder sans rire.
Ce qui m'amusait beaucoupaussic'est la façon dont Pascal désignait chacun desgosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptêmecommecela se pratique généralementEugèneVictor ouEmileil leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il y avait le Sous-inspecteurla NorvégienneleCourtierl'Assureuret Monsieur l'abbé.
LeSous-inspecteur était l'aînéet Monsieur l'abbéle plus petit.
Les enfantsd'ailleurssemblaient habituésà ces désignationset quand Pascal disait : "Sous-inspecteurva me chercher quatre sous de tabac "leSous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sansle moindre étonnement.
Un jourme promenant sur la grèveje rencontrai mon ami Pascal en factionles bras croiséslacarabine en bandoulièreet contemplant mélancoliquementle soleil tout prêt à se coucherlà-basdans lamer.
- Un joli spectaclePascal !
- Superbe ! On ne s'enlasserait jamais.
- Seriez-vous poète ?
- Ma foi ! non; je ne suis qu'un simple gabeloumais ça n'empêche pasd'admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmeslonguement et j'appris enfin l'origine des appellations bizarres dontil affublait ses jeunes camarades de pêche.
- Quand j'aiépousé ma femmeelle était bonne chez lesous-inspecteur des douanes. C'est même lui qui m'a engagéà l'épouser. Il savait bien ce qu'il faisaitlebougrecar six mois après elle accouchait de notre aînécelui que j'appelle le Sous-inspecteurcomme de juste. L'annéesuivantema femme avait une petite fille qui ressemblait tellement àun grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménageque je n'eus pas une minute de doute. Celle-làc'est laNorvégienne. Et puistous les ansça a continué.Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu'uneautremais elle a trop bon coeur. Des natures comme çaçane sait pas refuser. Brefj'ai sept enfantset il n'y a que ledernier qui soit de moi.
- Et celui-làvous l'appelez leDouanierje suppose ?
- Nonje l'appelle le Cocuc'est plusgentil.
L'hiver arrivait ; je dus quitter Houlbecnon sans fairede touchants adieux à mon ami Pascal et à tous sespetits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux quiles comblèrent de joie.
L'année suivanteje revinsà Houlbec pour y passer l'été.
Le jour mêmede mon arrivéeje rencontrais la Norvégienneen trainde faire des commissions.
Ce qu'elle était devenue joliecette petite Norvégienne !
Avec ses grands yeux verts demer et ses cheveux d'or pâleelle semblait une de ces féesblondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut àmoi.
Je l'embrassai :
- BonjourNorvégiennecommentvas-tu ?
- Ça va bienmonsieurje vous remercie.
-Et ton papa ?
- Il va bienmonsieurje vous remercie.
- Etta mamanta petite soeurtes petits frères ?
- Tout lemonde va bienmonsieurje vous remercie. Le Cocu a eu la rougeolecet hivermais il est tout à fait guéri maintenant...et puisla semaine dernièremaman a accouché d'unpetit juge de paix.


FERDINAND

Les bêtesont-elles une âme ? Pourquoi n'en auraient-elles pas ? J'airencontrédans la vieune quantité considérabled'hommesdont quelques femmesbêtes comme des oiesetplusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même - je ne dis pas que le cas soit trèsfréquent - j'ai personnellement connu un canard qui avait dugénie.
Ce canardnommé Ferdinanden l'honneur dugrand Françaisétait né dans la cour de monparrainle marquis de Belveauprésident du comitéd'organisation de la Société généraled'affichage dans les tunnels.
C'est dans la propriétéde mon parrain que je passais toutes mes vacancesmes parentsexerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné.
(Mes parents - j'aime mieux le dire tout de suitepour qu'on neles accuse pas d'indifférence à mon égard -avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartementdu cinquième étagerue des Blancs-Manteauxcomposéd'une chambred'une cuisine et d'un petit cabinet de débarrasservant de salon.)
Un véritable édenla propriétéde mon parrain ! Mais c'est surtout la basse-cour où je meplaisais le mieuxprobablement parce que c'était l'endroit leplus sale du domaine.
Il y avait làvivant dans unetouchante fraternitéun cochon adultedes lapins de toutâgedes volailles polychromes et des canards à semettre à genoux devanttant leur ramage valait leur plumage.
Làje connus Ferdinandquià cette époqueétait un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinandet moinous nous plûmes rapidement.
Dès quej'arrivaisc'étaient des coincoins de bon accueildesfrémissements d'ailestoute une bruyante manifestationd'amitié qui m'allait droit au coeur.
Aussi l'idéede la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le coeur dedésespoir.
Ferdinand était fixé sur sadestinéeconscius sui fati. Quand on lui apportait dans sanourriture des épluchures de navets ou des cosses de petitspoisun rictus amer crispait les commissures de son becet comme unnuage de mort voilait d'avance ses petits yeux jaunes.
Heureusementque Ferdinand n'était pas un canard à se laisser mettreà la broche comme un simple dindon : " Puisque je ne suispas le plus fortse disait-ilje serai le plus malin "et ilmit tout en oeuvre pour ne connaître jamais les hautestempératures de la rôtissoire ou de la casserole.
Ilavait remarqué le manège qu'exécutait lacuisinièrechaque fois qu'elle avait besoin d'un sujet de labasse-cour. La cruelle fille saisissait l'animalle soupesaitlepalpait soigneusementpelotage suprême !
Ferdinand se jurade ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peujamais de féculentsévita de boire pendant ses repasainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoupd'exercice.
Ce traitement ne suffisant pasFerdinandaidépar son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturellespénétrait de nuit dans le jardin et absorbait lesplantes les plus purgativesles racines les plus drastiques.
Pendant quelque tempsses efforts furent couronnés desuccèsmais son pauvre corps de canard s'habitua à cesdrogueset mon infortuné Ferdinand regagna vite le poidsperdu.
Il essaya des plantes vénéneuses àpetites doseset suça quelques feuilles d'un daturastramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôleépineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme unfort cheval et faillit y passer.
L'électricités'offrit à son âme ingénieuseet je le surprissouventles yeux levés vers les fils télégraphiquesqui rayaient l'azurjuste au-dessus de la basse-cour ; mais sespauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter sihaut.
Un jourla cuisinièreimpatientée de cetteétisie incoercibleempoigna Ferdinandlui lia les pattes enmurmurant : " Bah ! à la casseroleavec une bonne platéede petits pois ! ... "
La place me manque Pour peindre maconsternation.
Ferdinand n'avait Plus qu'une seule aurore àvoir luire.
Dans la nuit je me levai Pour Porter à mon amile suprême adieuet voici le spectacle qui S'offrit àmes yeux :
Ferdinandles pattes encore liéess'étaittraîné jusqu'au seuil de la cuisine. D'un mouvementénergique de friction alternativeil aiguisait son bec sur lamarche de granit. Puisd'un coup secil coupa la ficelle quil'entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuréje regagnai doucement machambre et m'endormis profondément.
Au matinvous nepouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison.La cuisinièredans un langage malveillanttrivial ettumultueuxannonçait à tous la fuite de Ferdinand.
-Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !
Cinq minutesaprèsune nouvelle découverte la jeta hors d'elle-même:
- Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu'avant de partircecochon-là a boulotté tous les petits pois qu'on devaitlui mettre avec !
Je reconnaissais bienà ce traitmonvieux Ferdinand.
Qu'a-t-il pu devenirpar la suite ?
Peut-êtrea-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dontla naturealma parenss'était plu à le gratifier.
Qu'importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours commecelui d'un rude lapin.
Et à vous aussij'espère !


MŒURS DE CE TEMPS-CI

A la fois trèstravailleur et très bohèmeil partage son temps entrel'atelier et la brasserieentre son vaste atelier du boulevardClichy et les gais cabarets de Montmartre.
Aussi sa mondanitéest-elle restée des plus embryonnaires.
Dernièrementil a eu un portrait à fairele portrait d'une damed'unebien grande dameune haute baronne de la finance doubléed'une Parisienne exquise.
Et il s'en est admirablement tiré.
Elle est venue sur la toile comme elle est dans la viec'est-à-dire charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoid'éperdu.
Au prochain Salonaprès avoir consultéun décevant livretchacun murmureraun peu troublé :" Je voudrais bien savoir quelle est cette baronne. "
Etelle a été si contente de son portrait qu'elle a donnéen l'honneur de son peintre un dînerun grand dîner.
Aucommencement du repasil a bien été un peu gênédans sa redingote inaccoutuméemais il s'est remis peu àpeu.
Au desserts'il avait eu sa pipesa bonne pipeil auraitété tout fait heureux.
On a servi le cafédans la serreune merveille de serre où l'industrie lel'Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature desTropiques.
Il est tout à fait à son aisemaintenantet il lâche les brides à ses plus joyeuxparadoxes que les convives écoutent gravementavec un riend'ahurissement.
Puis tout en causantpendant que la baronneremplit son verre d'un infiniment vieux cognacil saisit lessoucoupes de ses voisins et les dispose en pile devant lui.
Etcomme la baronne contemple ce manègenon sans étonnementil lui dittrès gracieux :
- Laissezbaronnec'est matournée.


EN BORDEE

Le jeune etbrillant maréchal des logis d'artillerie Raoul de Montcocasseest radieux. On vient de le charger d'une mission quitout enflattant son amour-propre de sous-officierlui assure pour lelendemain une de ces bonnes journées qui comptent dansl'existence d'un canonnier.
Il s'agit d'aller àSaint-Cloud avec trois hommes prendre possession d'une pièced'artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.
Rassurez-vouslecteurs pitoyablescette histoire se passe en temps de paix etdurant toute cette pagenotre ami Raoul ne courra pas de sérieuxdangers.
Dès l'aubetout le monde était prêtet la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe !
-Jolie journée ! fit Raoul en caressant l'encolure de soncheval.
En disant jolie journéeRaoul ne croyait pas sibien direcar pour une jolie journéece fut une joliejournée.
On arriva à Saint-Cloud sans encombremais avec un appétit ! Un appétit d'artilleur qui rêveque ses obus sont en mortadelle !
Très en fonds cejour-làRaoul offrit à ses hommes un plantureuxdéjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un boncigareon prit un bon café et un bon pousse-cafésuivi lui-même de quelques autres bons pousse-caféeton était très rouge quand on songea à se fairelivrer la pièce en question.
- Ne nous mettons pas enretardremarqua Raoul.
Je crois avoir observé plus hautqu'il faisait une jolie journée ; or une jolie journéene va pas sans un peu de chaleuret la chaleur est bien connue pourdonner soif à la troupe en généraletparticulièrement à l'artilleriequi est une armed'élite.
Heureusementla Providencequi veille àtouta saupoudré les bords de la Seine d'un nombreappréciable de joyeux mastroquetshumecteurs jamais las desgosiers desséchés.
Raoul et ses hommes absorbèrentdes flots de ce petit argenteuil qui vous évoque bien mieuxl'idée du saphir que du rubiset qui vous entre dansl'estomac comme un tire-bouchon.
On arrivait aux fortifications.
- Pas de blaguesmaintenant ! commande Montcocasse plein dedigniténous voilà en ville.
Et les artilleurssubitement envahis par le sentiment du devoirs'appliquèrentà prendre des attitudes décorativesen rapport avec lamission qu'ils accomplissaient.
Le canon lui-mêmeunebonne pièce de Bange de 90sembla redoubler de gravité.
A la hauteur du pont RoyalRaoul se souvint qu'il avait toutprèsdans le faubourg Saint-Germainune brave tante qu'ilavait désolée par ses jeunes débordements.
-C'est le momentse dit-ilde lui montrer que je suis arrivéà quelque chose.
Au grand galopavec l'épouvantabletumulte de bronze sur les pavés de la rue de l'Universitéon arriva devant le vieil hôtel de la douairière deMontcocasse.
Tout le monde était aux fenêtresladouairière comme les autres.
Raoul fit caracoler sonchevalmit le sabre au clairetsaisissant son képi commeil eût fait de quelque feutre empanachéil salua satante ahurie - tels les preux ; sans ancêtres - et disparutluises hommes et son canoncomme en rêve.
La petitetroupetoujours au galopenfila la rue de Vaugirardet l'on setrouva bientôt à l'Odéon.
Justementil yavait un encombrement. Un omnibus Panthéon-Place Courcellesjonchait le solun essieu brisé.
Toutes les petitesfemmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porteravies de l'accident.
Raoulqui avait été l'un deleurs meilleurs clientsfut reconnu tout de suite :
- Raoul !Ohé Raoul ! Descends donc de ton chevalhé feignant !
Sans être pour cela un feignantRaoul descendit de sonchevalet ne crut pas devoir passer si près du Médicissans offrir une tournée à ces dames.
Avec lasolidarité charmante des dames du Quartier latinNanaconseilla fortement à Raoul d'aller voir Camilleau Furet. Çalui ferait bien plaisir.
Effectivementcela fit grand plaisir àCamille de voir son ami Raoul en si bel attirail.
- Va donc direbonjour à Palmyreau Coucou. Ça lui fera bien plaisir.
On alla dire bonjour à Palmyrelaquelle envoya Raoul direbonjour à Renéeau Pantagruel.
Docile et tapageurle bon canon suivait l'orgiel'air un peu étonné durôle insolite qu'on le forçait à jouer.
Lespetites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l'enginmeurtrieret même Blanchedu D'Harcourteut à cepropos une réflexion que devraient bien méditer lesmonarques belliqueux :
- Faut-il que les hommes soient bêtesde fabriquer des machines comme çapour se tuer... comme sion ne claquait pas assez vite tout seul !
De bocks enfines-champagnesde fines-champagnes en absinthes-anisettesd'absinthes en bitterson arriva tout doucement à sept heuresdu soir.
Il était trop tard pour rentrer. On dîna auQuartier latinet on y passa la soirée.
Les sergents deville commençaient à s'inquiéter de ce bruyantcanon et de ces chevaux fumants qu'on rencontrait dans toutes lesrues à des allures inquiétantes.
Mais quevoulez-vous que la police fasse contre l'artillerie ?
Au petitjourRaoulses hommes et son canon faisaient une entréemodeste dans le fort de Vincennes.
Au risque d'affliger lelecteur sensiblej'ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé deson grade et condamné à quelques semaines de prison.
Ala suite de cette aventurecomplètement dégoûtéde l'artillerieil obtint de passer dans un régiment despahisdont il devint tout de suite le plus brillant ornement.


UNMOYEN COMME UN AUTRE

- Il y avait une fois un oncle et unneveu.
- Lequel qu'était l'oncle ?
- Commentlequel ?C'était le plus grosparbleu !
- C'est donc groslesoncles ?
- Souvent.
- Pourtantmon oncle Henri n'est pasgros.
- Ton oncle Henri n'est pas gros parce qu'il est artiste.
- C'est donc pas grosles artistes ?
- Tu m'embêtes...Si tu m'interromps tout le tempsje ne pourrai pas continuer monhistoire.
- Je ne vais plus t'interrompreva.
- Il y avaitune fois un oncle et un neveu. L'oncle était trèsrichetrès riche...
- Combien qu'il avait d'argent ?
-Dix-sept cents milliards de renteet puis des maisonsdes voituresdes campagnes...
- Et des chevaux ?
- Parbleu ! puisqu'ilavait des voitures.
- Des bateaux ? Est-ce qu'il avait desbateaux ?
- Ouiquatorze.
- A vapeur ?
- Il y en avaittrois à vapeurles autres étaient à voiles.
-Et son neveuest-ce qu'il allait sur les bateaux ?
- Fiche-moila paix ! Tu m'empêches de te raconter l'histoire.
-Raconte-lavaje ne vais plus t'empêcher.
- Le neveuluin'avait pas le souet ça l'embêtait énormément...
- Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ?
- Parce que sononcle était un vieil avare qui aimait garder tout son argentpour lui. Seulementcomme le neveu était le seul héritierdu bonhomme...
- Qu'est-ce que c'est héritier ?
- Cesont les gens qui vous prennent votre argentvos meublestout ceque vous avezquand vous êtes mort...
- Alorspourquoiqu'il ne tuait pas son onclele neveu ?
- Eh bien ! tu es jolitoi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu'il ne faut pas tuer sononcledans aucune circonstancemême pour en hériter.
- Pourquoi qu'il ne faut pas tuer son oncle ?
- A cause desgendarmes.
- Mais si les gendarmes le savent pas ?
- Lesgendarmes le savent toujoursle concierge va les prévenir. Etpuisdu restetu vas voir que le neveu a été plusmalin que ça. Il avait remarqué que son oncleaprèschaque repasétait rouge...
- Peut-être qu'il étaitsaoul.
- Nonc'était son tempérament comme ça.Il était apoplectique...
- Qu'est-ce que c'est aplopecpite?
- Apoplectique... Ce sont des gens qui ont le sang à latête et qui peuvent mourir d'une forte émotion...
-Moije suis-t-y apoplectique ?
- Nonet tu ne le seras jamais.Tu n'as pas une nature à ça. Alors le neveu avaitremarqué que surtout les grandes rigolades rendaient son onclemaladeet même une fois il avait failli mourir à lasuite d'un éclat de rire trop prolongé.
- Çafait donc mourirde rire ?
- Ouiquand on est apoplectique...Un beau jourvoilà le neveu qui arrive chez son onclejusteau moment où il sortait de table. Jamais il n'avait si biendîné. Il était rouge comme un coq et soufflaitcomme un phoque...
- Comme les phoques du Jardin d'Acclimatation?
- Ce ne sont pas des phoquesd'abordce sont des otaries. Leneveu se dit : " Voilà le bon moment "et il se metà raconter une histoire drôledrôle...
-Raconte-la-moidis ?
- Attends un instantje vais te la dire àla fin... L'oncle écoutait l'histoireet il riait à setordresi bien qu'il était mort de rire avant que l'histoirefût complètement terminée.
- Quelle histoiredonc qu'il lui a racontée ?
- Attends une minute... Alorsquand l'oncle a été morton l'a enterréet leneveu a hérité.
- Il a pris aussi les bateaux ?
-Il a tout prispuisqu'il était son seul héritier.
-Mais quelle histoire qu'il lui avait racontéeà sononcle ?
- Eh bien ! celle que je viens de te raconter.
-Laquelle ?
- Celle de l'oncle et du neveu.
- Fumisteva !
-Et toidonc


COLLAGE

Le DrJoris-Abraham-W. Snowdropde Pigtown (U.S.A.)était arrivéà l'âge de cinquante-cinq anssans que personne de sesparents ou amis eût pu l'amener à prendre femme.
L'année dernièrequelques jours avant Noëlil entra dans le grand magasin du 37th Square (Objets artistiques enBanaloïd)pour y acheter ses cadeaux de Christmas.
Lapersonne qui servait le docteur était une grande jeune filleroussesi infiniment charmante qu'il en ressentit le premier troublede toute sa vie. A la caisseil s'informa du nom de la jeune fille.
- Miss Bertha.
Il demanda à miss Bertha si ellevoulait l'épouser. Miss Bertha répondit quenaturellement (of course)elle voulait bien.
Quinze jours aprèscet entretienla séduisante miss Bertha devenait la bellemistress Snowdrop.
En dépit de ses cinquante-cinq ansledocteur était un mari absolument présentable. De beauxcheveux d'argent encadraient sa jolie figure toujours soigneusementrasée. Il était fou de sa jeune femmeaux petits soinspour elle et d'une tendresse touchante.
Pourtantle soir desnocesil lui avait dit avec une tranquillité terrible :
-Berthasi jamais vous me trompezarrangez-vous de façon queje l'ignore.
Et il avait ajouté :
- Dans votreintérêt.
Le Dr Snowdropcomme beaucoup de médecinsaméricainsavait en pension chez lui un élèvequi assistait à ses consultations et l'accompagnait dans sesvisitesexcellente éducation pratique qu'on devrait appliqueren France. On verrait peut-être baisser la mortalité quiafflige si cruellement la clientèle de nos jeunes docteurs.
L'élève de M. SnowdropGeorge Arthursonjoligarçon d'une vingtaine d'annéesétait le filsd'un des plus vieux amis du docteuret ce dernier l'aimait comme sonpropre fils.
Le jeune homme ne fut pas insensible à labeauté de miss Berthamaisen honnête garçonqu'il étaitil refoula son sentiment au fond de son coeur etse jeta dans l'étude pour occuper ses esprits.
Berthadeson côtéavait aimé George tout de suitemaisen épouse fidèleelle voulut attendre que George luifit la cour le premier. Ce manège ne pouvait durer bienlongtempset un beau jour George et Bertha se trouvèrent dansles bras l'un de l'autre.
Honteux de sa faiblesseGeorge se jurade ne pas recommencermais Bertha s'était juré lecontraire.
Le jeune homme la fuyait ; elle lui écrivit deslettres d'une passion débordante : ... Etre toujours avec toi; ne jamais nous quitterde nos deux êtres ne faire qu'un être! ...
La lettre où flamboyait ce passage tomba dans lesmains du docteur qui se contenta de murmurer :
- C'est trèsfaisable.
Le soir mêmeon dîna à White OakParkune propriété que le docteur possédait auxenvirons de Pigtown.
Pendant le repasune étrangetorpeurinvincibles'empara des deux amants.
Aidé deJoeun nègre athlétiquequ'il avait à sonservice depuis la guerre de SécessionSnowdrop déshabillales coupablesles coucha sur le même lit et complétaleur anesthésie grâce à un certain carbured'hydrogène de son invention.
Il prépara sesinstruments de chirurgie aussi tranquillement que s'il se fûtagi de couper un cor à un Chinois.
Puis avec une dextéritévraiment remarquableil enlevaen les désarticulantle brasdroit et la jambe droite de sa femme.
A Georgepar la mêmeopérationil enleva le bras gauche et la jambe gauche.
Surtoute la longueur du flanc droit de Berthasur toute la longueur duflanc gauche de Georgeil préleva une bande de peau larged'environ trois pouces.
Alorsrapprochant les deux corps defaçon que les deux plaies vives coïncidassentil lesmaintint collés l'un à l'autretrès fortaumoyen d'une longue bande de toile qui faisait cent fois le tour desjeunes gens.
Pendant toute l'opérationBertha ni Georgen'avaient fait un mouvement.
Après s'être assuréqu'ils étaient dans de bonnes conditionsle docteur leurintroduisit dans l'estomacgrâce à la sondeoesophagiennedu bon bouillon et du bordeaux vieux.
Sousl'action du narcotique habilement administréils restèrentainsi quinze jours sans reprendre connaissance.
Le seizièmejourle docteur constata que tout allait bien.
Les plaies desépaules et des cuisses étaient cicatrisées.
Quant aux deux flancsils n'en formaient plus qu'un.
AlorsSnowdrop eut un éclair de triomphe dans les yeux et suspenditles narcotiques.
Réveillés en même tempsGeorges et Bertha se crurent le jouet de quelque hideux cauchemar.
Mais ce fut bien autrement terrible quand ils virent que cen'était pas un rêve.
Le docteur ne pouvaits'empêcher de sourire à ce spectacle.
Quant àJoeil se tenait les côtes.
Bertha surtout poussait deshurlements d'hyène folle.
- De quoi vous plaignez-vousmachère amie ? interrompit doucement Snowdrop. Je n'ai faitqu'accomplir votre voeu le plus cher : Etre toujours avec toi ; nejamais nous quitter ; de nos deux êtres ne faire qu'un être...
Etsouriant finementle docteur ajouta :
- C'est ce que lesFrançais appellent un collage.


LES PETITSCOCHONS

Une cruelle désillusion m'attendait àAndouilly.
Cette petite ville si joyeusesi coquettesi claireoù j'avais passé les six meilleurs mois de monexistenceme fit tout de suitedès que j'arrivail'effet dela triste bourgade dont parle le poète Capus.
On auraitdit qu'un immense linceul d'affliction enveloppait tous les êtreset toutes les choses.
Pourtant il faisait beau et riencejour-làdans mon humeurne me prédisposait àvoir le monde si morne.
- Bah ! me dis-jec'est un petit nuagequi flotte au ciel de mon cerveau et qui va passer.
J'entrai auCafé du Marchéqui étaitdans le tempsmoncafé de prédilection. Pas un seul des anciens habituésne s'y trouvaitbien qu'il ne fût pas loin de midi.
Legarçon n'était plus l'ancien garçon. Quant aupatronc'était un nouveau patronet la patronne aussicommede juste.
J'interrogeai :
- Ce n'est donc plus M. Fourqueminqui est ici ?
- Oh ! nonmonsieurdepuis trois mois. M.Fourquemin est à l'asile du Bon-Sauveuret Mme Fourquemin apris un petit magasin de mercerie à Dozuléqui est lepays de ses parents.
- M. Fourquemin est fou ?
- Pas foufurieuxmais tellement maniaque qu'on a été obligéde l'enfermer.
Quelle manie a-t-il ?
- Oh ! une bien drôlede maniemonsieur. Imaginez-vous qu'il ne peut pas voir un morceaude pain sans en arracher la mie pour en confectionner des petitscochons.
- Qu'est-ce que vous me racontez-là ?
- Lapure véritémonsieuret ce qu'il y a de plus curieuxc'est que cette étrange maladie a sévi dans le payscomme une épidémie. Rien qu'à l'asile duBon-Sauveuril y a une trentaine de gens d'Andouilly qui passent lajournée à confectionner des petits cochons avec de lamie de painet des petits cochons si petitsmonsieurqu'il fautune loupe pour les apercevoir. Il y a un nom pour désignercette maladie-là. On l'appelle... on l'appelle... Commentdiable le médecin de Paris a-t-il ditmonsieur Romain ?
M.Romainqui dégustait son apéritif à une tablevoisine de la miennerépondit avec une obligeance mêléede pose :
- La delphacomaniemonsieur ; du mot grec delphaxdelphacosqui veut dire petit cochon.
- Du restereprit lelimonadiersi vous voulez avoir des détailsvous n'avez qu'àvous adresser à l'Hôtel de France et de Normandie. C'estlà que le mal a commencé.
Précisémentl'Hôtel de France et de Normandie est mon hôtelet je meproposais d'y déjeuner.
Quand j'arrivai à la tabled'hôtetout le monde était installéetparmiles convivespas une tête de connaissance.
L'employédes ponts et chausséesle postierle commis de la régiele représentant de la Nationaletous ces braves garçonsavec qui j'avais si souvent trinquétous disparusdispersésdans des cabanons peut-êtreeux aussi ?
Mon coeur se serracomme dans un étau.
Le patron me reconnut et me tendit lamaintristementsans une parole.
- Eh benquoi donc ? fis-je.
- Ah ! monsieur Ludovicquel malheur pour tout le mondeàcommencer par moi !
Et comme j'insistaisil me dit tout bas :
-Je vous raconterai ça après déjeunercar cettehistoire-là pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.
Après déjeunervoici ce que j'appris :

Latable d'hôte de l'Hôtel de France et de Normandie estfréquentée par des célibataires quiappartiennentpour la plupartà des administrations del'Etatà des compagnies d'assurancespar des voyageurs decommerceetc.etc. En généralce sont des jeunesgens bien élevésmais qui s'ennuient un peu àAndouillyjoli paysmais monotone à la longue.
L'arrivéed'un nouveau pensionnairevoyageur de commercetouriste ou autreest donc considérée comme une bonne fortune : c'est unpeu d'air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnantétang de l'ennui quotidien.
On causeon s'attarde audesserton se montre des toursdes équilibres avec desfourchettesdes assiettesdes bouteilles. On se raconte l'histoiredu Marseillais :
" Et celle-làla connaissez-vous ?Il y avait une fois un Marseillais... "
Brefces quelquesdistractions abrègent un peu le tempset tout étrangertant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.
Orunjourarriva à l'hôtel un jeune homme d'une trentained'années dont l'industrie consiste à louer dans lesvilles un magasin vacant et à y débiter de l'horlogerieà des prix fabuleux de bon marché.
Pour vous donnerune idée de ses prixil donne une montre en argent pourpresque rien. Les pendules ne coûtent pas beaucoup plus cher.
Ce jeune hommede nationalité suisses'appelait HenriJouard. Comme tous les SuissesJouardà la patience de lamarmottejoignait l'adresse du ouistiti.
Ce jeune homme étaitposé comme un lapin et doux comme une épaule de mouton.
Quoi doncmon Dieuaurait pu faire supposerà cetteépoque-làque cet Helvète aurait déchaînésur Andouilly le torrent impitoyable de la delphacomanie ?

Tousles soirsaprès dînerJouard avait l'habitudeenprenant son caféde modeler des petits cochons avec de la miede pain.
Ces petits cochonsil faut bien l'avouerétaientdes merveilles de petits cochons ; petite queue en trompettepetitespattes et joli petit groin spirituellement troussé.
Lesyeuxil les figurait en appliquant à leur place une pointed'allumette brûlée. Ça leur faisait de jolispetits yeux noirs.
Naturellementtout le monde se mit àconfectionner des cochons. On se piqua au jeuet quelquespensionnaires arrivèrent à être d'une jolie forceen cet art. L'un de ces messieursun nommé Valléecommis aux contributions indirectesréussissaitparticulièrement ce genre d'exercice.
Un soir qu'il nerestait presque plus de mie de pain sur la tableVallée fitun petit cochon dont la longueur totaledu groin au bout de laqueuene dépassait pas un centimètre.
Tout lemonde admira sans réserve. Seul Jouard haussa respectueusementles épaules en disant :
- Avec la même quantitéde mie de pain je me charge d'en faire deuxdes cochons.
Etpétrissant le cochon de Valléeil en fit deux.
Valléeun peu vexéprit les deux cochons et enconfectionna troistout de suite.
Pendant ce tempslespensionnaires s'appliquaientimperturbablement gravesàmodeler des cochons minuscules.
Il se faisait tard ; on sequitta.
Le lendemainen arrivant au déjeunerchacun despensionnairessans s'être donné le mottira de sapoche une petite boîte contenant des petits cochons infinimentplus minuscules que ceux de la veille.
Ils avaient tous passéleur matinée à cet exercicedans leurs bureauxrespectifs.
Jouard promit d'apporterle soir mêmeuncochon qui serait le dernier mot du cochon microscopique.
Ill'apportamais Vallée aussi en apporta unet celui de Valléeétait encore plus petit que celui de Jouardet mieuxconformé.
Ce succès encouragea les jeunes gensdont la seule occupation désormais fut de pétrir despetits cochonsà n'importe quelle heure de la journéeà tableau caféet surtout au bureau. Les servicespublics en souffrirent cruellementet des contribuables seplaignirent au gouvernement ou firent passer des notes dans LaLanterne et Le Petit Parisien.
Des changementsdes disgrâcesdes révocations émaillèrent L'Officiel.
Peineperdue ! La delphacomanie ne lâche pas si aisément saproie.
Le pis de la situationc'est que le mal s'étaitrépandu en ville. De jeunes commis de boutiquesdesnégociantsM. Fourquemin lui-mêmele patron du Cafédu Marchéfurent atteints par l'épidémie. ToutAndouilly pétrissait des cochons dont le poids moyen étaitarrivé à ne pas dépasser un milligramme.
Lecommerce chômapériclita l'industriestagnal'administration !
Sans l'énergie du préfetc'enétait fait d'Andouilly.
Mais le préfetqui setrouvait alors être M. Rivaudactuellement préfet duRhôneprit des mesures frisant la sauvagerie.
Andouillyest sauvémais combien faudra-t-il de temps pour que cettepetite citéjadis si florissanteretrouve sa situationprospère et sa riante quiétude ?


CRUELLEENIGME

Chaque soirquand j'ai manqué le derniertrain pour Maisons-Laffitte (et Dieu sait si cette aventure m'arriveplus souvent qu'à mon tour)je vais dormir en un pied-à-terreque j'ai à Paris.
C'est un logis humblepaisiblehonnêtecomme le logis du petit garçon auquel NapoléonIIIalors simple président de la Républiqueavaitlogé trois balles dans la tête pour monter sur le trône.
Seulementil n'y a pas de rameau bénit sur un portraitet pas de vieille grand-mère qui pleure.
Heureusement !
Mon pied-à-terrej'aime mieux vous le dire tout de suiteest une simple chambre portant le numéro 80 et sise en l'hôteldes Trois-Hémisphèresrue des Victimes.
Trèspropre et parfaitement tenucet établissement se recommandeaux personnes seulesaux familles de passage à Parisou àcelles quiy résidantsont dénuées de meubles.
Sous un aspect grognon et rébarbatifle patronM.Stéphanycache un coeur d'or. La patronne est la plus accortehôtelière du royaume et la plus joyeuse.
Et puisily a souventdans le bureauune dame qui s'appelle Marie et qui esttrès gentille. (Elle a été un peu souffrante cesjours-cimais elle va tout à fait mieux maintenantje vousremercie.)
L'hôtel des Trois-Hémisphères acela de bon qu'il est internationalcosmopolite et mêmepolyglotte.
C'est depuis que j'y habite que je commence àcroire à la géographiecar jusqu'à présent- dois-je l'avouer ? - la géographie m'avait paru de la belleblague.
En cette hostellerieles nations les plus chimériquessemblent prendre à tâche de se donner rendez-vous.
Etc'estpar les corridorsune confusion de jargons dont la tour del'ingénieur Babelpourtant si pittoresquene donnait qu'unefaible idée.


Le mois dernierun clown nénatif des îles Féroé rencontradans l'escalierune jeune Arménienne d'une grande beauté.
Ellemettait tant de grâce à porter ses quatre sous de laitdans la boîte de fer-blancque l'insulaire en devintéperdument amoureux.
Pour avoir le consentementontélégraphia au père de la jeune fillequivoyageait en Thuringeet à la mèrequi ne restait pasloin du royaume de Siam.
Heureusement que le fiancén'avait jamais connu ses parentscar on se demande où l'onaurait été les chercherceux-là.
Le mariages'accomplit dernièrement à la mairie du XVIIIe. M. Binqui était à cette époque le maire et le pèrede son arrondissementprofita de la circonstance pour envoyer unepetite allocution sur l'union des peuplesdéclarant qu'ilétait résolument décidé à garderune attitude pacifique aussi bien avec les Batignolles qu'avec laChapelle et Ménilmontant.
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J'ai dit plus haut que ma chambre porte le numéro 80. Elleest donc voisine du 81.
Depuis quelques joursle 81 étaitvacant.
Un soiren rentrantje constatai quede nouveauj'avais un voisinou plutôt une voisine.
Ma voisineétait-elle jolie ? Je l'ignoraismais ce que je pouvaisaffirmerc'est qu'elle chantait adorablement. (Les cloisons del'hôtel sont composéesje croisde simple pelured'oignon.)
Elle devait être jeunecar le timbre de sa voixétait d'une fraîcheur délicieuseavec quelquechosedans les notes gravesd'étrange et de profondémenttroublant.
Ce qu'elle chantaitc'était une simple etvieille mélodie américainecomme il en est de siexquises.
Bientôt la chanson prit fin et une voix d'hommese fit entendre.
- Bravo ! miss Ellenvous chantez àraviret vous m'avez causé le plus vif plaisir... Et vousmaître Semn'allez-vous pas nous dire une chanson de votrepays ?
Une grosse voix enrouée répondit en patoisnégro-américain :
- Si ça peut vous faireplaisirmonsieur George.
Et le vieux nègre (carévidemmentc'était un vieux nègre) entonna uneburlesque chanson dont il accompagnait le refrain en dansant lagigueà la grande joie d'une petite fille qui jetait deperçants éclats de rire.
- A votre tourDoddyfitl'hommedites-nous une de ces belles fables que vous dites si bien.
Et la petite Doddy récita une belle fable sur un rythme siprécipitéque je ne pus en saisir que de vaguesbribes.
- C'est très jolireprit l'homme ; comme vousavez été bien gentilleje vais vous jouer un petit airde guitareaprès quoi nous ferons tous un beau dodo.
L'hommeme charma avec sa guitare.
A mon gréil s'arrêtatrop tôtet la chambre voisine tomba dans le silence le plusabsolu.
- Commentme disais-jestupéfaitils vontpasser la nuit tous les quatre dans cette petite chambre ?
Et jecherchais à me figurer leur installation.
Miss Ellencouche avec George.
On a improvisé un lit à lapetite Doddyet Sem s'est étendu sur le parquet. (Les vieuxnègres en ont vu bien d'autres !)
Ellen ! Quelle jolievoixtout de même !
Et je m'endormisla tête pleined'Ellen.
Le lendemainje fus réveillé par un bruitendiablé. C'était maître Sem qui se dégourdissaitles jambes en exécutant une gigue nationale.
Cedivertissement fut suivi d'une petite chanson de Doddyd'uneadorable romance de miss Ellenet d'un solo de piston véritablementmagistral.
Tout à coupune voix monta de la cour.
-Eh bien ! George ; êtes-vous prêt ? Je vous attends.
-Voilàvoilàje brosse mon chapeau et je suis àvous.
Effectivementla minute d'aprèsGeorge sortait.
Je l'examinai par l'entrebâillement de ma porte.
C'étaitun grand garçonrasé de prèsconvenablementvêtuun gentleman tout à fait.
Dans la chambretout s'était tu.
J'avais beau prêter l'oreillejen'entendais rien.
Ils se sont rendormispensai-je.
Pourtantce diable de Sem semblait bien éveillé.
Quellesdrôles de gens !
Il était neuf heuresà peuprès. J'attendis.
Les minutes passèrentet lesquarts d'heureet les heures. Toujours pas un mouvement.
Ilallait être midi.
Ce silence devenait inquiétant.
Une idée me vint.
Je tirai un coup de revolver dans machambreet j'écoutai. Pas un cripas un murmurepas uneréflexion de mes voisins. Alors j'eus sérieusementpeur. J'allai frapper à leur porte
- Open the doorSem !... Miss Ellen !... Doddy ! Open the door...
Rien ne bougeait !Plus de douteils étaient tous morts. Assassinés parGeorgepeut-être Ou asphyxiés ! Je voulus regarder parle trou de la serrure. La clef était sur la porte. Je n'osaipas entrer. Comme un fouje me précipitai au bureau del'hôtel.
- Madame Stéphanyfis-je d'une voix quej'essayai de rendre indifférentequi demeure à côtéde moi ?
- Au 81 ? C'est un AméricainM. George Huyotson.
- Et que fait-il ?
- Il est ventriloque.


LEMEDECIN
MONOLOGUE POUR CADET


Pour avoir dutoupetje ne connais personne comme les médecins. Un toupetinfernal ! Et un mépris de la vie humainedonc !
Vousêtes maladevotre médecin arrive. Il vous palpevousauscultevous interrogetout cela en pensant à autre chose.Son ordonnance faiteil vous dit : " Je repasserai "et -vous pouvez être tranquille - il repasserajusqu'à ceque vous soyez passévouset trépassé.
Quandvous êtes trépasséimmédiatement uncroque-mort vient lui apporter une petite prime des pompes funèbres.
Si vous résistez longtemps à la maladie et surtoutaux médicamentsle bon docteur se frotte les mainscar sespetites visites et surtout la petite remise que lui fait lepharmacien font boule de neige et finissent par constituer une sommerondelette.
Une seule chose l'embêtele bon docteur :c'est si vous guérissez tout de suite. Alors il trouve encoremoyen de faire son malin et de vous direavec un aplomb infernal :
- Ah ! ah ! je vous ai tiré de là !
Mais detous les médecins celui qui a le plus de toupetc'est lemienou plutôt l'ex-miencar je l'ai balancéet jevous prie de croire que ça n'a pas fait un pli.
A la suited'un chaud et froidou d'un froid et chaud - je ne me souviens pasbien -j'étais devenu un peu indisposé. Comme je tiensà ma peau - qu'est-ce que vous voulezon n'en a qu'une ! -je téléphonai à mon médecinqui arrivasur l'heure.
Je n'allais déjà pas très bienmais après la première ordonnanceje me portai tout àfait mal et je dus prendre le lit.
Nouvelle visitenouvelleordonnancenouvelle aggravation.
Brefau bout de quelquesjoursj'avais maigri d'un tas de livres... et même de kilos.
Un matin que je ne me sentais pas du tout bienmon médecinaprès m'avoir ausculté plus soigneusement que decoutumeme demanda :
- Vous êtes content de votreappartement ?
- Mais ouiassez.
- Combien payez-vous ?
-Trois mille quatre.
- Les concierges sont convenables ?
- Jen'ai jamais eu à m'en plaindre.
- Et le propriétaire?
- Le propriétaire est très gentil.
- Lescheminées ne fument pas ?
- Pas trop.
Etc.etc.
Etje me demandais : " Où veut-il en venircet animal-là? Que mon appartement soit humide ou nonça peut l'intéresserau point de vue de ma maladiemais le chiffre de mes contributionsqu'est-ce que ça peut bien lui faire ? " Et malgrémon état de faiblesseje me hasardai à lui demander :
- Maisdocteurpourquoi toutes ces questions ?
- Je vaisvous le direme répondit-ilje cherche un appartementet levôtre ferait bien mon affaire.
- Mais... je n'ai pointl'intention de déménager
- Il faudra bien pourtantdans quelques jours.
- Déménager ?
- Dame !
Etje compris
Mon médecin jugeait mon état désespéréet il ne me l'envoyait pas dire.
Ce que cette brusque révélationme produisitje ne saurais l'exprimer en aucune langue.
Un tracterribled'abordune frayeur épouvantable !
Et puisensuiteune colère bleue ! On ne se conduit pas comme çaavec un maladeavec un clientun bon clientj'ose le dire.
Ah! tu veux mon appartementmon vieux ? Eh bientu peux te fouiller !
......................................................................................................
Quand vous serez maladeje vous recommande ce procédé-là: mettez-vous en colère. Ça vous fera peut-êtredu malà vous. Moiça m'a guéri.
J'aifichu mon médecin à la porte.
J'ai flanquémes médicaments par la fenêtre.
Quand je dis que jeles ai flanqués par la fenêtrej'exagère. Jen'aime pas à faire du verre cassé exprèsçapeut blesser les passantset je n'aime pas à blesser lespassants : je ne suis pas médecinmoi !
Je me suiscontenté de renvoyer toutes mes fioles au pharmacien avec unelettre à cheval.
Et il y en avait de ces fioleset de cespaquets et de ces boîtes
Il y en avait tant qu'un jour jem'étais trompé - je m'étais collé dusirop sur l'estomac et j'avais avalé un emplâtre.
C'estmême la seule fois où j'ai éprouvé quelquesoulagement.
Et puisj'ai renouvelé mon bail et je n'aijamais repris de médecin.


BOISFLAMBARD

Ladernière fois que j'avais rencontré Boisflambardc'était un matinde très bonne heure (je ne mesouviens plus quelle mouche m'avait piqué de me lever si tôt)au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Racine.
Mon pauvreBoisflambardquantum mutatus !
A cette époque-làle jeune Boisflambard résumait toutes les élégancesdu Quartier latin.

Joli garçonbien tournéMaurice Boisflambard s'appliquait à être l'homme lemieux " mis " de toute la rive gauche.
Le vernis de sesbottines ne trouvait de concurrence sérieuse que dans leluisant de ses chapeauxet si on ne se lassait pas d'admirer sescravateson avaitdepuis longtempsrenoncé à ensavoir le nombre.
De même pour ses gilets.
Que faisaitBoisflambard au Quartier latin ? Voilà ce que personnen'aurait pu dire exactement. Etudiant ? En quoi aurait-il étéétudiant et à quel moment de la journéeaurait-il étudié ? Quels coursquelles cliniquesaurait-il suivis ?
Car Boisflambard ne fréquentaitdansla journéeque les brasseries de dames ; le soirque le balBullier ou un petit concert énormément tumultueuxdisparu depuisqui s'appelait le Chalet.
Mais que nous importaitla fonction sociale de Boisflambard ? N'était-il pas lemeilleur garçon du mondecharmantobligeantsympathique àtous ?
Pauvre Boisflambard !

J'hésitai de longuessecondes à le reconnaîtretant sa piteuse tenuecontrastait avec son dandysme habituel.
De gros souliers biencirésmais faisant valoirpar d'innombrables piècesde sérieux droits à la retraite ; de pauvres vieuxgants noirs éraillés ; une chemise de toile communeirréprochablement propremais gauchement taillée etmille fois reprisée ; une cravate plus que modeste et semblantprovenir d'une lointaine bourgade ; le tout complétépar un chapeau haut de forme rouge et une redingote verte.
Jedois à la vérité de déclarer que cechapeau rouge et cette redingote verte avaient éténoirs tous les deux dans des temps reculés.
Et à ceproposqui dira pourquoi le Tempsce grand teinturiers'amuse àrougir les chapeauxalors qu'il verdit les redingotes ? La natureest capricieuse : elle a horreur du videpeut-êtreéprouve-t-elle un vif penchant pour les couleurscomplémentaires !
Je serrai la main de Boisflambard ;maismalgré toute ma bonne volontémon regardmanifesta une stupeur qui n'échappa pas à mon ami.
Ilétait devenu rouge comme un coq (un coq rougebien entendu).
- Mon amibalbutia-t-iltu dois comprendreà monaspectqu'un malheur irréparable a fondu sur moi. Tu ne meverras plus : je quitte prochainement Paris.
Je ne trouvaid'autre réponse qu'un serrement de main où je mis toutema cordialité.
De plus en plus écarlateBoisflambard disparut dans la direction de la rue Racine.

Depuiscette entrevueje m'étais souvent demandé quel pouvaitêtre le sort de l'infortuné Boisflambardet mes idéesà ce sujetprenaient deux tours différents.
D'abordune sincère et amicale compassion pour son malheuret puis unlégitime étonnement pour le brusque effet physique decette catastrophe sur des objets inaniméstels que dessouliers ou une chemise.
Qu'un homme soit foudroyé par unecalamitéque ses cheveux blanchissent en une nuitjel'admets volontiers ; mais que cette même calamitétransformedans la semaineune paire d'élégantesbottines en souliers de rouliervoilà ce qui passait monentendement.
Pourtantà la longueune réflexionme vintqui me mit quelque tranquillité dans l'esprit :peut-être Boisflambard avait-il vendu sa somptueuse garde-robepour la remplacer par des hardes plus modestes ?
Quelques annéesaprès cette aventureil m'arriva un malheur dans une petiteville de province.
Grimpé sur l'impériale d'unediligenceje ne voulus pas attendrepour en descendrequ'onappliquât l'échelle. Je sautai sur le sol et me foulaile pied.
On me porta dans une chambre de l'hôtel etenattendant le médecinon m'entoura le pied d'une quantitéprodigieuse de compressesà croire que tout le linge demaison servait à mon pansement.
- Ah ! voilà ledocteur ! s'écria une bonne.
Je levai les yeuxet ne pusréprimer un cri de joyeuse surprise.
Celui qu'on appelaitle docteurc'était mon ancien camarade Boisflambard.
UnBoisflambard un peu engraissémais élégant toutde même et superbe comme en ses meilleurs temps du Quartierlatin.
- Boisflambard !
- Toi !
- Qu'est-ce que tu faisici ?
- Maistu vois... Je suis médecin.
- Médecintoi ! Depuis quand ?
- Depuis... ma foidepuis le jour oùnous nous sommes vus pour la dernière foiscar c'est cematin-là que j'ai passé ma thèse... Jet'expliquerai çamais voyons d'abord ton pied.
Boisflambardmédecin ! Je n'en revenais paset même - l'avouerai-je? - j'éprouvais une certaine méfiance à luiconfier le soin d'un de mes membresmême inférieur.
-M'expliqueras-tu enfin ? lui demandai-jequand nous fûmesseuls.
- Mon Dieuc'est bien simple : quand tu m'as connu auQuartierj'étais étudiant en médecine...
-Tu ne nous l'as jamais dit.
- Vous ne me l'avez jamais demandé...Alors j'ai passé mes examensma thèseet je suis venum'installer icioù j'ai fait un joli mariage.
- Maismalheureux ! à quel moment de la journée étudiais-tul'art de guérir tes semblables ?
- Quelques jours avantmon examenje piochais ferme avec un vieux docteur dont c'est laspécialitéet puis... et puis... j'avais découvertun truc pour être reçu.
- Un truc ?
- Un trucépatantmon chersimple et bien humain. Ecoute plutôt...


- Lors du premier examen que je passai à l'Ecolede médecinej'arrivai bien vêtutiré àquatre épinglesreluisant ! Inutile de te prévenir quej'ignorais les premiers mots du programme. Le premier bonhomme quim'interrogea était un professeur d'histoire naturelle. Il mepria de m'expliquer sur... et il prononça un mot qui n'avaitjamais résonné dans mes oreilles. Je lui fis répéterson diable de motsans plus de succès pour mes souvenirs.Etait-ce un animalun végétal ou un minéral ?Ma foije pris une moyenne et répondis :
C'est uneplante...
- Vous m'avez mal entendumon amireprit doucement leprofesseurje vous demande de parler de...
Et toujours ce diablede mot. Alors j'optai pour un animaletsur un signe d'impatiencede l'interrogateurje déclarai vivement que c'était uncaillou. Pas de veineen vérité : le professeurd'histoire naturelle interrogeait également sur la physiqueet ce mot terrible que je ne connais pasc'était les loisd'Ohm. Dois-je ajouter que je fus impitoyablement recalé ?...
En même temps que moi se présentait un pauvre diableaussi piteusement accoutré que j'étais bien vêtu.Au point de vue scientifiqueil était à peu prèsde ma force. Eh bien ! luiil fut reçu ! J'attribuai monéchec et son succès à nos tenues différentes.Les examinateurs avaient eu pitié du pauvre jeune homme. Ilsavaient pensépeut-êtreaux parents de provincebesogneuxse saignant aux quatre veines pour payer les étudesdu garçon à Paris. Un échecc'est du tempsperdude gros frais qui se prolongentde plus en plus coûteux.Evidemmentde bonnes idées pitoyables leur étaientvenuesà ces examinateursqui sont des hommesaprèstoutet voilà pourquoi le pauvre bougre était reçutandis que moile fils de famillej'étais invité àme représenter à la prochaine session.
Cette leçoncomme tu penses bienne fut pas perdue. Je me composaiavec unsoinun tactune habileté dont tu n'as pas idéeunegarde-robe plus que modeste que je ne revêtais qu'aux joursd'examen : ce costumetu l'as vu précisément ledernier jour où je l'ai portéle jour de ma thèse.Tu me croiras si tu veuxj'ai vu un vieux dur-à-cuire deprofesseur essuyer une larme à la vue de mon minable complet.Il m'aurait fait blanchir une boule à son compteplutôtque de me refusercet excellent homme.

- Tout cela est fortjoliobjectai-jemais ce n'est pas en enfilant une vieilleredingotetous les ansau mois de juilletqu'on apprend àguérir l'humanité de tous les maux qui l'accablent.
-La médecinemon chern'est pas une affaire de science :c'est une affaire de veine. Ainsiil m'est arrivé plusieursfois de commettre des erreurs de diagnosticmaistu saisdeserreurs à foudroyer un troupeau de rhinocéros ; eh bien! c'est précisément dans ces cas-là que j'aiobtenu des guérisons que mes confrères eux-mêmesn'ont pas hésité à qualifier de miraculeuses.


PAS DE SUITE DANS LES IDEES

I
Il larencontra un jour dans la rueet la suivit jusque chez elle. Adistance et respectueusement.
Il n'était pourtant pastimide ni maladroitniais cette jeune femme lui semblait sivertueusesi paisiblement honnêtequ'il se serait fait uncrime de troublermême superficiellementcette belletranquillité !
Et c'était bien malheureuxcar ilne se souvenait pas avoir jamais rencontré une plus joliefillelui qui en avait tant vu et qui les aimait tant.
Jeunefille ou jeune femmeon n'aurait pas su diremaisen tout casuneadorable créature.
Une robe très simplede lainemoulait la taille jeune et souple.
Une voilette embrumait laphysionomiequ'on devinait délicate et distinguée.
Entre le col de la robe et le bas de la voilette apparaissait unmorceau de couun tout petit morceau.
Et cet échantillonde peau blanchefraîchedonnait au jeune homme une furieuseenvie de s'informer si le reste était conforme.
Il n'osapas.
Lentementet non sans majestéelle rentra chezelle.
Lui resta sur le trottoirplus troublé qu'il nevoulait se l'avouer.
- Nom d'un chien ! disait-illa belle fille!
Il étouffa un soupir :
- Quel dommage que ce soitune honnête femme !
Il mit beaucoup de complaisancepersonnelle à la revoirle lendemain et les jours suivants.
Il la suivit longtemps avec une admiration croissante et unrespect qui ne se démentit jamais.
Et chaque foisquandelle rentrait chez ellelui restait sur le trottoirtout bêteet murmurait :
- Quel dommage que ce soit une honnête femme!

II
Vers la mi-avril de l'année dernièreil ne la rencontra plus.
- Tiens ! se dit-ilelle a déménagé.
- Tant mieuxajouta-t-ilje commençais à en êtresérieusement toqué.
- Tant mieuxfit-il encoreenmanière de conclusion.
Et pourtantl'image de la joliepersonne ne disparut jamais complètement de son coeur.
Surtout le petit morceau de couprès de l'oreillequ'onapercevait entre le col de la robe et le bas de la voilettes'obstinait à lui trottiner par le cerveau.
Vingt foisilforma le projet de s'informer de la nouvelle adresse.
Vingt foisune pièce de cent sous dans la mainil s'approcha del'ancienne demeureafin d'interroger le concierge.
Maisaudernier momentil reculait et s'éloignaitremettant dans sapoche l'écu séducteur.
Le hasardce grandconciergese chargea de remettre en présence ces deux êtresle jeune homme si amoureux et la jeune fille si pure.
Maishélas! la jeune fille si pure n'était plus pure du tout.
Elleétait devenue cocotte.
Et toujours jolieavec ça !
Bien plus jolie qu'avantmême !
Et effrontée !
C'était à l'Eden.
Elle marcha toute la soiréeet marcha dédaigneuse du spectacle.
Luila suivit commeautrefoisadmiratif et respectueux.
A plusieurs reprisesellebut du champagne avec des messieurs.
Luiattendait à latable voisine.
Mais ce fut du champagne sans conséquence.
Carun peu avant la fin de la représentationelle sortitseule et rentra seule chez elleà piedlentementcommeautrefoiset non sans majesté.
Quand la porte de lamaison se fut referméelui resta tout bêtesur letrottoir.
Il étouffa un soupir et murmura :
Queldommage que ce soit une grue !


LE COMBLE DU DARWINISME

Je n'ai pas toujours été le vieillardquinteux et cacochyme que vous connaissez aujourd'huijeunes gens.
Des temps furent où je scintillais de grâce et debeauté.
Les demoiselles s'écriaient toutesen mevoyant passer : " Oh ! le charmant garçon ! et comme ildoit être comme il faut ! " ce en quoi les demoiselles setrompaient étrangementcar je ne fus jamais comme il fautmême aux temps les plus reculés de ma prime jeunesse.
Acette époquela muse de la Prose n'avait que légèrementeffleurédu bout de son aile vaguemon front d'ivoire.
D'ailleursla nature de mes occupations était peu faitepour m'impulser vers d'aériennes fantaisies.
Je mepréparaispar un stage pratique dans les meilleures maisonsde Parisà l'exercice de cette profession tant décriéeoù s'illustrèrentau XVIIè siècleM.Fleurantetde nos joursl'espiègle Fenayrou.
Dois-jeajouter que le seul fait de mon entrée dans une pharmaciedéterminait les plus imminentes catastrophes et les plusirrémédiables ?
Mon patron devenait rapidementétonnépuis inquietet enfin insanedémentparfois.
Quant à la clientèleune forte partieétait fauchée par un trépas prématuré; l'autremanifestant de véhémentes méfiancess'adressait ailleurs.
Brefje tramais dans les plis de monveston le spectre de la faillitela faillite au sourire vert.
Jepossédais un scepticisme effroyable à l'égarddes matières vénéneuses ; j'éprouvais unehorreur instinctive pour les centigrammes et les milligrammesquej'estimais si misérables ! Ahparlez-moi des grammes.
Etil m'advint souvent d'ajouter copieusement les plus redoutablestoxiques à des préparations réputéesanodines jusqu'alors.

J'aimais surtout faire des veuves : uneidée à moi.
Dès qu'une cliente un peugentille se présentait à l'officineporteuse d'uneordonnance :
- Qui est-ce que vous avez donc de maladechezvousmadame ?
- C'est mon marimonsieur... Oh ! ce n'est pasgrave... Un petit enrouement.
Alors je me disais : " Ah ! ilest enrouéton mari ? Eh bien ! je me charge de lui rendre lapureté de son organe. " Et il était bien rarelesurlendemainde ne pas rencontrer un enterrement dans le quartier.
C'était le bon temps !

Dans une pharmacie oùje me trouvais vers cette époque ou à peu prèsj'étais doué d'un patron qui aurait pu rendre despoints à madame Benoîton. Toujours sorti.
J'aimaisautant celan'ayant jamais été friand de surveillanceincessante.
Chaque jourdans l'après-midiune espècede vieux serinrentier dans le quartierennemi du progrèsclérical enragévenait tailler avec moid'interminables bavettesdont Darwin était le sujetprincipal.
Mon vieux serin considérait Darwin comme ungrand coupable et ne parlait rien moins que de le pendre. (Darwinn'était pas encore mortà ce moment-là.)
Moije lui répondais que Bossuet était un drôle etquesi je savais où se trouvait sa tombej'irais la souillerd'excréments.
Et des après-midi entierss'écoulaient à causer adaptationsélectiontransformismehérédité.
- Vous avez beaudirecriait le vieux serinc'est la Providence qui crée telou tel organe pour telle ou telle fonction !
- C'est pas vrairépliquais-je passionnémentvotre Providence est unegrande dinde. C'est le milieu qui transforme l'organeet l'adapte àla fonction.
- Votre Darwin est une canaille !
- VotreFénelon est un singe !

Pendant nos discussionspseudo-scientifiquesje vous laisse à penser comme lesprescriptions étaient consciencieusement exécutées.
Je me rappelle notamment un pauvre monsieur qui arriva au momentle plus chaudavec une ordonnance comportant deux médicaments: 1° une eau quelconque pour se frictionner le cuir chevelu ; 2°un sirop pour se purifier le sang.
Huit jours aprèslepauvre monsieur revenait avec son ordonnance et ses bouteilles vides.
- Ça va beaucoup mieuxfit-ilmaisnom d'un chien !c'est effrayant ce que ça poisse les cheveuxcettecochonnerie-là ! Et ce que ça arrange les chapeaux !
Je jetai un coup d'oeil sur les bouteilles.
Horreur ! Jem'étais trompé d'étiquettes.
Le pauvre hommeavait bu la lotion et s'était consciencieusement frictionnéla tête avec le sirop.
- Ma foime dis-jepuisque çalui a réussicontinuons.
J'appris depuis que ce pauvremonsieurqui avait une maladie du cuir chevelu réputéeincurables'était trouvé radicalement guériaubout d'un mois de ce traitement à l'envers.
(Je soumets lecas à l'Académie de médecine.)

Le vieuxserin dont j'ai parlé plus haut possédait un chienmouton tout blanc dont il était très fier et qu'ilappelait Blacksans doute parce que black signifie noir en anglais.
Un beau jourBlack éprouva des démangeaisonsetle vieux serin me demanda ce qu'on pourrait bien faire contre cetinconvénient.
Je conseillai un bain sulfureux.
Justementil y avait dans le quartier un vétérinaire quiun jourpar semaineadministrait un bain sulfureux collectif aux chiens desa clientèle.
Le vieux serin conduisit Black au bain etalla faire un tour pendant l'opération.
Quand il revintplus de Black.
Mais un chien moutond'un noir superbede lataille et de la forme de Blacks'obstinant à lui lécherles mains d'un air inquiet.
Le vieux serin s'écriait : "Veux-tu fiche le campsale bête ! BlackBlackpsst ! "
Eten effetc'était bien luile Blackmais noirci ;comment ?
Le vétérinaire n'y comprenait rien.
Cen'était pas la faute du bainpuisque les autres chiensgardaient leur couleur naturelle. Alors quoi ?
Le vieux serinvint me consulter.
Je parus réfléchiretsubitementcomme inspiré
- Nierez-vousmaintenantm'écriai-jela théorie de Darwin ? Non seulement lesanimaux s'adaptent à leur fonctionmais encore au nom qu'ilsportent. Vous avez baptisé votre chien Blacket il étaitinéluctable qu'il devînt noir.
Le vieux serin medemanda sipar hasardje ne me fichais pas de luiet il partitsans attendre la réponse.

Je peux bien vous le direàvouscomment la chose s'était passée.
Le matin dujour où Black devait prendre son bainj'avais attiréle fidèle animal dans le laboratoire etlàje l'avaisamplement arrosé d'acétate de plomb.
Oron saitque le rapprochement d'un sel de plomb avec un sulfure déterminela formation d'un sulfure de plombsubstance plus noire que leshouilles à Taupin.
Je ne revis jamais le vieux serinmaisà ma grande joieje ne cessai d'apercevoir Black dansle quartier.
Du beau noir dû à ma chimiesa toisonpassa à des gris malproprespuis à des blancs saleset ce ne fut que longtemps après qu'elle recouvra son albeimmaculation.


POUR EN AVOIR LE CŒUR NET

Ilss'en allaient tous les deuxremontant l'avenue de l'Opéra.
Luiun gommeux quelconqueaux souliers platsrelevés etpointusaux vêtements étriquéscomme s'il avaitdû sangloter pour les obtenir ; en un motun de nos joyeuxrétrécis.
Ellebeaucoup mieuxtoute petitemignonne comme toutavec des frissons fous plein le frontmaissurtout une taille...
Invraisemblablela taille !
Elleaurait certainement pula petite blondesans se gênerbeaucoupemployer comme ceinture son porte-bonheur d'or massif.
Etils remontaient l'avenue de l'Opéralui de son pas bêteet plat de gommeux idiotelletrottinant allègrementportant haut sa petite tête effrontée.
Derrièreeuxun grand cuirassier qui n'en revenait pas.
Complètementmédusé par l'exiguïté phénoménalede cette taille de Parisiennequ'il comparaitdans son espritauxrobustesses de sa bonne amieil murmuraità part lui :
-Ça doit être postiche.
Réflexion ridiculepour quiconque a fait tant soit peu de l'anatomie.
On peut avoiren effetdes fausses dentsdes nattes artificiellesdes hanches etdes seins rajoutésmais on conçoit qu'on ne peutavoird'aucune façonune taille postiche.
Mais cecuirassierqui n'était d'ailleurs que de 2e classeétaitaussi peu au courant de l'anatomie que des artifices de toiletteetil continuait à murmurertrès ahuri
- Çadoit être postiche.
Ils étaient arrivés auxboulevards.
Le couple prit à droiteetbien que ce nefût pas son cheminle cuirassier les suivit.
Décidémentnonce n'était pas possiblecette taille n'était pasune vraie taille. Il avait beaule grand cavalierse remémorerles plus jolies demoiselles de son chef-lieu de cantonpas une seulene lui rappelaitmême de loinl'étroitesse inouïede cette jolie guêpe.
Très troublélecuirassier résolut d'en avoir le coeur net et murmura :
-Nous verrons bien si c'est du faux.
Alorsse portant àdeux pas à droite de la jeune femmeil dégaina. Lelarge bancalhorizontalementfouetta l'airet s'abattittranchantnet la dameen deux morceaux qui roulèrent sur le trottoir.
Tel un ver de terre tronçonné par la bêche dujardinier cruel.
C'est le gommeux qui faisait une tête !


LE PALMIER

J'aien ce momentpourmaîtressela femme du boulanger qui fait le coin du faubourgMontmartre et de la rue de Maubeuge.
Un bien brave garçonce comme