Readme.it in English  home page
Readme.it in Italiano  pagina iniziale
readme.it by logo SoftwareHouse.it

Yoga Roma Parioli Pony Express Raccomandate Roma

Ebook in formato Kindle (mobi) - Kindle File Ebook (mobi)

Formato per Iphone, Ipad e Ebook (epub) - Ipad, Iphone and Ebook reader format (epub)

Versione ebook di Readme.it powered by Softwarehouse.it


Madame de La Fayette (Marie-Madeleine Pioche de La Vergne) La princesse de Clèves 

PREMIEREPARTIE

Lamagnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tantd'éclat que dans les dernières années du règnede Henri second. Ce prince était galantbien fait et amoureux; quoique sa passion pour Diane de Poitiersduchesse de Valentinoiseût commencé il y avait plus de vingt anselle n'enétait pas moins violenteet il n'en donnait pas destémoignages moins éclatants.

Comme ilréussissait admirablement dans tous les exercices du corpsilen faisait une de ses plus grandes occupations. C'étaient tousles jours des parties de chasse et de paumedes balletsdes coursesde baguesou de semblables divertissements ; les couleurs et leschiffres de madame de Valentinois paraissaient partoutet elleparaissait elle-même avec tous les ajustements que pouvaitavoir mademoiselle de La Marcksa petite-fillequi étaitalors à marier.

Laprésence de la reine autorisait la sienne. Cette princesseétait bellequoiqu'elle eût passé la premièrejeunesse ; elle aimait la grandeurla magnificence et les plaisirs.Le roi l'avait épousée lorsqu'il était encoreduc d'Orléanset qu'il avait pour aîné ledauphinqui mourut à Tournonprince que sa naissance et sesgrandes qualités destinaient à remplir dignement laplace du roi François premierson père.

L'humeurambitieuse de la reine lui faisait trouver une grande douceur àrégner ; il semblait qu'elle souffrît sans peinel'attachement du roi pour la duchesse de Valentinoiset elle n'entémoignait aucune jalousie ; mais elle avait une si profondedissimulationqu'il était difficile de juger de sessentimentset la politique l'obligeait d'approcher cette duchesse desa personneafin d'en approcher aussi le roi. Ce prince aimait lecommerce des femmesmême de celles dont il n'était pasamoureux : il demeurait tous les jours chez la reine à l'heuredu cercleoù tout ce qu'il y avait de plus beau et de mieuxfaitde l'un et de l'autre sexene manquait pas de se trouver.

Jamaiscour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bienfaits ; et il semblait que la nature eût pris plaisir àplacer ce qu'elle donne de plus beaudans les plus grandesprincesses et dans les plus grands princes. Madame Élisabethde Francequi fut depuis reine d'Espagnecommençait àfaire paraître un esprit surprenant et cette incomparablebeauté qui lui a été si funeste. Marie Stuartreine d'Écossequi venait d'épouser monsieur ledauphinet qu'on appelait la reine Dauphineétait unepersonne parfaite pour l'esprit et pour le corps : elle avait étéélevée à la cour de Franceelle en avait pristoute la politesseet elle était née avec tant dedispositions pour toutes les belles chosesquemalgré sagrande jeunesseelle les aimait et s'y connaissait mieux quepersonne. La reinesa belle-mèreet Madamesoeur du roiaimaient aussi les versla comédie et la musique. Le goûtque le roi François premier avait eu pour la poésie etpour les lettres régnait encore en France ; et le roi son filsaimant les exercices du corpstous les plaisirs étaient àla cour. Mais ce qui rendait cette cour belle et majestueuse étaitle nombre infini de princes et de grands seigneurs d'un mériteextraordinaire. Ceux que je vais nommer étaienten desmanières différentesl'ornement et l'admiration deleur siècle.

Le roi deNavarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de sonrang et par celle qui paraissait en sa personne. Il excellait dans laguerreet le duc de Guise lui donnait une émulation quil'avait porté plusieurs fois à quitter sa place degénéralpour aller combattre auprès de luicomme un simple soldatdans les lieux les plus périlleux. Ilest vrai aussi que ce duc avait donné des marques d'une valeursi admirable et avait eu de si heureux succèsqu'il n'y avaitpoint de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Savaleur était soutenue de toutes les autres grandes qualités: il avait un esprit vaste et profondune âme noble et élevéeet une égale capacité pour la guerre et pour lesaffaires. Le cardinal de Lorraineson frèreétait néavec une ambition démesuréeavec un esprit vif et uneéloquence admirableet il avait acquis une science profondedont il se servait pour se rendre considérable en défendantla religion catholique qui commençait d'être attaquée.Le chevalier de Guiseque l'on appela depuis le grand prieurétaitun prince aimé de tout le mondebien faitplein d'espritplein d'adresseet d'une valeur célèbre par toutel'Europe. Le prince de Condédans un petit corps peu favoriséde la natureavait une âme grande et hautaineet un espritqui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Leduc de Neversdont la vie était glorieuse par la guerre etpar les grands emplois qu'il avait eusquoique dans un âge unpeu avancéfaisait les délices de la cour. Il avaittrois fils parfaitement bien faits : le secondqu'on appelait leprince de Clèvesétait digne de soutenir la gloire deson nom ; il était brave et magnifiqueet il avait uneprudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame deChartresdescendu de cette ancienne maison de Vendômedontles princes du sang n'ont point dédaigné de porter lenométait également distingué dans la guerre etdans la galanterie. Il était beaude bonne minevaillanthardilibéral ; toutes ces bonnes qualités étaientvives et éclatantes ; enfinil était seul digne d'êtrecomparé au duc de Nemourssi quelqu'un lui eût pu êtrecomparable. Mais ce prince était un chef-d'oeuvre de la nature; ce qu'il avait de moins admirable était d'être l'hommedu monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessusdes autres était une valeur incomparableet un agrémentdans son espritdans son visage et dans ses actionsque l'on n'ajamais vu qu'à lui seul ; il avait un enjouement qui plaisaitégalement aux hommes et aux femmesune adresse extraordinairedans tous ses exercicesune manière de s'habiller qui étaittoujours suivie de tout le mondesans pouvoir être imitéeet enfinun air dans toute sa personnequi faisait qu'on ne pouvaitregarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n'yavait aucune dame dans la courdont la gloire n'eût étéflattée de le voir attaché à elle ; peu decelles à qui il s'était attaché se pouvaientvanter de lui avoir résistéet même plusieurs àqui il n'avait point témoigné de passion n'avaient paslaissé d'en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tantde disposition à la galanteriequ'il ne pouvait refuserquelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire :ainsi il avait plusieurs maîtressesmais il étaitdifficile de deviner celle qu'il aimait véritablement. Ilallait souvent chez la reine dauphine ; la beauté de cetteprincessesa douceurle soin qu'elle avait de plaire à toutle mondeet l'estime particulière qu'elle témoignait àce princeavaient souvent donné lieu de croire qu'il levaitles yeux jusqu'à elle. Messieurs de Guisedont elle étaitnièceavaient beaucoup augmenté leur crédit etleur considération par son mariage ; leur ambition les faisaitaspirer à s'égaler aux princes du sanget àpartager le pouvoir du connétable de Montmorency. Le roi sereposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement desaffaireset traitait le duc de Guise et le maréchal deSaint-André comme ses favoris. Mais ceux que la faveur ou lesaffaires approchaient de sa personne ne s'y pouvaient maintenir qu'ense soumettant à la duchesse de Valentinois ; et quoiqu'ellen'eût plus de jeunesse ni de beautéelle le gouvernaitavec un empire si absoluque l'on peut dire qu'elle étaitmaîtresse de sa personne et de l'État.

Le roiavait toujours aimé le connétableet sitôt qu'ilavait commencé à régneril l'avait rappeléde l'exil où le roi François premier l'avait envoyé.La cour était partagée entre messieurs de Guise et leconnétablequi était soutenu des princes du sang. L'unet l'autre parti avait toujours songé à gagner laduchesse de Valentinois. Le duc d'Aumalefrère du duc deGuiseavait épousé une de ses filles ; le connétableaspirait à la même alliance. Il ne se contentait pasd'avoir marié son fils aîné avec madame Dianefille du roi et d'une dame de Piémontqui se fit religieuseaussitôt qu'elle fut accouchée. Ce mariage avait eubeaucoup d'obstaclespar les promesses que monsieur de Montmorencyavait faites à mademoiselle de Piennesune des fillesd'honneur de la reine ; et bien que le roi les eût surmontésavec une patience et une bonté extrêmece connétablene se trouvait pas encore assez appuyés'il ne s'assurait demadame de Valentinoiset s'il ne la séparait de messieurs deGuisedont la grandeur commençait à donner del'inquiétude à cette duchesse. Elle avait retardéautant qu'elle avait pule mariage du dauphin avec la reine d'Écosse: la beauté et l'esprit capable et avancé de cettejeune reineet l'élévation que ce mariage donnait àmessieurs de Guiselui étaient insupportables. Elle haïssaitparticulièrement le cardinal de Lorraine ; il lui avait parléavec aigreuret même avec mépris. Elle voyait qu'ilprenait des liaisons avec la reine ; de sorte que le connétablela trouva disposée à s'unir avec luiet àentrer dans son alliancepar le mariage de mademoiselle de La Marcksa petite filleavec monsieur d'Anvilleson second filsquisuccéda depuis à sa charge sous le règne deCharles IX. Le connétable ne crut pas trouver d'obstacles dansl'esprit de monsieur d'Anville pour un mariagecomme il en avaittrouvé dans l'esprit de monsieur de Montmorency ; maisquoique les raisons lui en fussent cachéesles difficultésn'en furent guère moindres. Monsieur d'Anville étaitéperdument amoureux de la reine dauphineetquelque peud'espérance qu'il eût dans cette passionil ne pouvaitse résoudre à prendre un engagement qui partagerait sessoins. Le maréchal de Saint-André était le seuldans la cour qui n'eût point pris de parti. Il était undes favoriset sa faveur ne tenait qu'à sa personne : le roil'avait aimé dès le temps qu'il était dauphin ;et depuisil l'avait fait maréchal de Francedans un âgeoù l'on n'a pas encore accoutumé de prétendreaux moindres dignités. Sa faveur lui donnait un éclatqu'il soutenait par son mérite et par l'agrément de sapersonnepar une grande délicatesse pour sa table et pour sesmeubleset par la plus grande magnificence qu'on eût jamaisvue en un particulier. La libéralité du roi fournissaità cette dépense ; ce prince allait jusqu'à laprodigalité pour ceux qu'il aimait ; il n'avait pas toutes lesgrandes qualitésmais il en avait plusieurset surtout celled'aimer la guerre et de l'entendre ; aussi avait-il eu d'heureuxsuccès et si on en excepte la bataille de Saint-Quentinsonrègne n'avait été qu'une suite de victoires. Ilavait gagné en personne la bataille de Renty ; le Piémontavait été conquis ; les Anglais avaient étéchassés de Franceet l'empereur Charles-Quint avait vu finirsa bonne fortune devant la ville de Metzqu'il avait assiégéeinutilement avec toutes les forces de l'Empire et de l'Espagne.Néanmoinscomme le malheur de Saint-Quentin avait diminuél'espérance de nos conquêteset quedepuisla fortuneavait semblé se partager entre les deux roisils setrouvèrent insensiblement disposés à la paix.

Laduchesse douairière de Lorraine avait commencé àen faire des propositions dans le temps du mariage de monsieur ledauphin ; il y avait toujours eu depuis quelque négociationsecrète. EnfinCercampdans le pays d'Artoisfut choisipour le lieu où l'on devait s'assembler. Le cardinal deLorrainele connétable de Montmorency et le maréchalde Saint-André s'y trouvèrent pour le roi ; le ducd'Albe et le prince d'Orangepour Philippe II ; et le duc et laduchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principauxarticles étaient le mariage de madame Élisabeth deFrance avec Don Carlosinfant d'Espagneet celui de Madame soeur duroiavec monsieur de Savoie.

Le roidemeura cependant sur la frontièreet il y reçut lanouvelle de la mort de Mariereine d'Angleterre. Il envoya le comtede Randan à Élisabethpour la complimenter sur sonavènement à la couronne ; elle le reçut avecjoie. Ses droits étaient si mal établisqu'il luiétait avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte latrouva instruite des intérêts de la cour de Franceetdu mérite de ceux qui la composaient ; mais surtout il latrouva si remplie de la réputation du duc de Nemourselle luiparla tant de fois de ce princeet avec tant d'empressementquequand monsieur de Randan fut revenuet qu'il rendit compte au roi deson voyageil lui dit qu'il n'y avait rien que monsieur de Nemoursne pût prétendre auprès de cette princesseetqu'il ne doutait point qu'elle ne fût capable de l'épouser.Le roi en parla à ce prince dès le soir même ; illui fit conter par monsieur de Randan toutes ses conversations avecÉlisabethet lui conseilla de tenter cette grande fortune.Monsieur de Nemours crut d'abord que le roi ne lui parlait passérieusement ; mais comme il vit le contraire :

-- AumoinsSirelui dit-ilsi je m'embarque dans une entreprisechimériquepar le conseil et pour le service de VotreMajestéje la supplie de me garder le secretjusqu'àce que le succès me justifie vers le publicet de vouloirbien ne me pas faire paraître rempli d'une assez grande vanitépour prétendre qu'une reinequi ne m'a jamais vume veuilleépouser par amour.

Le roi luipromit de ne parler qu'au connétable de ce desseinet iljugea même le secret nécessaire pour le succès.Monsieur de Randan conseillait à monsieur de Nemours d'alleren Angleterre sur le simple prétexte de voyager ; mais ceprince ne put s'y résoudre. Il envoya Lignerolles qui étaitun jeune homme d'espritson favoripour voir les sentiments de lareineet pour tâcher de commencer quelque liaison. Enattendant l'événement de ce voyageil alla voir le ducde Savoiequi était alors à Bruxelles avec le roid'Espagne. La mort de Marie d'Angleterre apporta de grands obstaclesà la paix ; l'assemblée se rompit à la fin denovembreet le roi revint à Paris.

Il parutalors une beauté à la courqui attira les yeux de toutle mondeet l'on doit croire que c'était une beautéparfaitepuisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu oùl'on était si accoutumé à voir de bellespersonnes. Elle était de la même maison que le vidame deChartreset une des plus grandes héritières de France.Son père était mort jeuneet l'avait laisséesous la conduite de madame de Chartressa femmedont le bienlavertu et le mérite étaient extraordinaires. Aprèsavoir perdu son marielle avait passé plusieurs annéessans revenir à la cour. Pendant cette absenceelle avaitdonné ses soins à l'éducation de sa fille ; maiselle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sabeauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu età la lui rendre aimable. La plupart des mèress'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant lesjeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartresavait une opinion opposée ; elle faisait souvent à safille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il ad'agréable pour la persuader plus aisément sur cequ'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu desincérité des hommesleurs tromperies et leurinfidélitéles malheurs domestiques où plongentles engagements ; et elle lui faisait voird'un autre côtéquelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femmeet combien la vertu donnait d'éclat et d'élévationà une personne qui avait de la beauté et de lanaissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il étaitdifficile de conserver cette vertuque par une extrêmedéfiance de soi-mêmeet par un grand soin de s'attacherà ce qui seul peut faire le bonheur d'une femmequi estd'aimer son mari et d'en être aimée.

Cettehéritière était alors un des grands partis qu'ily eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrêmejeunessel'on avait déjà proposé plusieursmariages. Madame de Chartresqui était extrêmementglorieusene trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyantdans sa seizième annéeelle voulut la mener àla cour. Lorsqu'elle arrivale vidame alla au-devant d'elle ; il futsurpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartreset ilen fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveuxblonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'àelle ; tous ses traits étaient régulierset son visageet sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Lelendemain qu'elle fut arrivéeelle alla pour assortir despierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cethomme était venu de Florence avec la reineet s'étaittellement enrichi dans son traficque sa maison paraissait plutôtcelle d'un grand seigneur que d'un marchand. Comme elle y étaitle prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sabeautéqu'il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle deChartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnementqu'elle lui avait donné. Elle se remit néanmoinssanstémoigner d'autre attention aux actions de ce prince que celleque la civilité lui devait donner pour un homme tel qu'ilparaissait. Monsieur de Clèves la regardait avec admirationet il ne pouvait comprendre qui était cette belle personnequ'il ne connaissait point. Il voyait bien par son airet par toutce qui était à sa suitequ'elle devait êtred'une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire quec'était une fille ; mais ne lui voyant point de mèreet l'Italien qui ne la connaissait point l'appelant madameil nesavait que penseret il la regardait toujours avec étonnement.Il s'aperçut que ses regards l'embarrassaientcontrel'ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisirl'effet de leur beauté ; il lui parut même qu'il étaitcause qu'elle avait de l'impatience de s'en alleret en effet ellesortit assez promptement. Monsieur de Clèves se consola de laperdre de vuedans l'espérance de savoir qui elle était; mais il fut bien surpris quand il sut qu'on ne la connaissaitpoint. Il demeura si touché de sa beautéet de l'airmodeste qu'il avait remarqué dans ses actionsqu'on peut direqu'il conçut pour elle dès ce moment une passion et uneestime extraordinaires. Il alla le soir chez Madamesoeur du roi.

Cetteprincesse était dans une grande considérationpar lecrédit qu'elle avait sur le roison frère ; et cecrédit était si grandque le roien faisant la paixconsentait à rendre le Piémontpour lui faire épouserle duc de Savoie. Quoiqu'elle eût désiré toute savie de se marierelle n'avait jamais voulu épouser qu'unsouverainet elle avait refusé pour cette raison le roi deNavarre lorsqu'il était duc de Vendômeet avaittoujours souhaité monsieur de Savoie ; elle avait conservéde l'inclination pour lui depuis qu'elle l'avait vu à Niceàl'entrevue du roi François premier et du pape Paul troisième.Comme elle avait beaucoup d'espritet un grand discernement pour lesbelles choseselle attirait tous les honnêtes genset il yavait de certaines heures où toute la cour était chezelle.

Monsieurde Clèves y vint à son ordinaire ; il était sirempli de l'esprit et de la beauté de mademoiselle deChartresqu'il ne pouvait parler d'autre chose. Il conta tout hautson aventureet ne pouvait se lasser de donner des louanges àcette personne qu'il avait vuequ'il ne connaissait point. Madamelui dit qu'il n'y avait point de personne comme celle qu'ildépeignaitet que s'il y en avait quelqu'uneelle seraitconnue de tout le monde. Madame de Dampierrequi était sadame d'honneur et amie de madame de Chartresentendant cetteconversations'approcha de cette princesseet lui dit tout bas quec'était sans doute mademoiselle de Chartres que monsieur deClèves avait vue. Madame se retourna vers luiet lui dit ques'il voulait revenir chez elle le lendemainelle lui ferait voircette beauté dont il était si touché.Mademoiselle de Chartres parut en effet le jour suivant ; elle futreçue des reines avec tous les agréments qu'on peuts'imagineret avec une telle admiration de tout le mondequ'ellen'entendait autour d'elle que des louanges. Elle les recevait avecune modestie si noblequ'il ne semblait pas qu'elle les entendîtou du moins qu'elle en fût touchée. Elle alla ensuitechez Madamesoeur du roi. Cette princesseaprès avoir louésa beautélui conta l'étonnement qu'elle avait donnéà monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.

-- Venezlui dit-ellevoyez si je ne vous tiens pas ma paroleet si en vousmontrant mademoiselle de Chartresje ne vous fais pas voir cettebeauté que vous cherchiez ; remerciez-moi au moins de luiavoir appris l'admiration que vous aviez déjà pourelle.

Monsieurde Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu'ilavait trouvée si aimable était d'une qualitéproportionnée à sa beauté ; il s'approchad'elleet il la supplia de se souvenir qu'il avait étéle premier à l'admireret quesans la connaîtreilavait eu pour elle tous les sentiments de respect et d'estime qui luiétaient dus.

Lechevalier de Guise et luiqui étaient amissortirentensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord mademoiselle deChartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu'ils lalouaient tropet ils cessèrent l'un et l'autre de dire cequ'ils en pensaient ; mais ils furent contraints d'en parler lesjours suivantspartout où ils se rencontrèrent. Cettenouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes lesconversations. La reine lui donna de grandes louangeset eut pourelle une considération extraordinaire ; la reine dauphine enfit une de ses favoriteset pria madame de Chartres de la menersouvent chez elle. Mesdamesfilles du roil'envoyaient chercherpour être de tous leurs divertissements. Enfinelle étaitaimée et admirée de toute la courexcepté demadame de Valentinois. Ce n'est pas que cette beauté luidonnât de l'ombrage : une trop longue expérience luiavait appris qu'elle n'avait rien à craindre auprès duroi ; mais elle avait tant de haine pour le vidame de Chartresqu'elle avait souhaité d'attacher à elle par le mariaged'une de ses filleset qui s'était attaché à lareinequ'elle ne pouvait regarder favorablement une personne quiportait son nomet pour qui il faisait paraître une grandeamitié.

Le princede Clèves devint passionnément amoureux de mademoisellede Chartreset souhaitait ardemment de l'épouser ; mais ilcraignait que l'orgueil de madame de Chartres ne fût blesséde donner sa fille à un homme qui n'était pas l'aînéde sa maison. Cependant cette maison était si grandeet lecomte d'Euqui en était l'aînévenait d'épouserune personne si proche de la maison royaleque c'était plutôtla timidité que donne l'amourque de véritablesraisonsqui causaient les craintes de monsieur de Clèves. Ilavait un grand nombre de rivaux : le chevalier de Guise luiparaissait le plus redoutable par sa naissancepar son mériteet par l'éclat que la faveur donnait à sa maison. Ceprince était devenu amoureux de mademoiselle de Chartres lepremier jour qu'il l'avait vue ; il s'était aperçu dela passion de monsieur de Clèvescomme monsieur de Clèvess'était aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amisl'éloignement que donnent les mêmes prétentionsne leur avait pas permis de s'expliquer ensemble ; et leur amitiés'était refroidiesans qu'ils eussent eu la force des'éclaircir. L'aventure qui était arrivée àmonsieur de Clèvesd'avoir vu le premier mademoiselle deChartreslui paraissait un heureux présageet semblait luidonner quelque avantage sur ses rivaux ; mais il prévoyait degrands obstacles par le duc de Nevers son père. Ce duc avaitd'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois : elleétait ennemie du vidameet cette raison étaitsuffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que sonfils pensât à sa nièce.

Madame deChartresqui avait eu tant d'application pour inspirer la vertu àsa fillene discontinua pas de prendre les mêmes soins dans unlieu où ils étaient si nécessaireset oùil y avait tant d'exemples si dangereux. L'ambition et la galanterieétaient l'âme de cette couret occupaient égalementles hommes et les femmes. Il y avait tant d'intérêts ettant de cabales différenteset les dames y avaient tant departque l'amour était toujours mêlé auxaffaireset les affaires à l'amour. Personne n'étaittranquilleni indifférent ; on songeait à s'éleverà plaireà servir ou à nuire ; on neconnaissait ni l'ennuini l'oisivetéet on étaittoujours occupé des plaisirs ou des intrigues. Les damesavaient des attachements particuliers pour la reinepour la reinedauphinepour la reine de Navarrepour Madamesoeur du roioupour la duchesse de Valentinois. Les inclinationsles raisons debienséanceou le rapport d'humeur faisaient ces différentsattachements. Celles qui avaient passé la premièrejeunesse et qui faisaient profession d'une vertu plus austèreétaient attachées à la reine. Celles qui étaientplus jeunes et qui cherchaient la joie et la galanterie faisaientleur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre avait sesfavorites ; elle était jeune et elle avait du pouvoir sur leroi son mari : il était joint au connétableet avaitpar là beaucoup de crédit. Madamesoeur du roiconservait encore de la beautéet attirait plusieurs damesauprès d'elle. La duchesse de Valentinois avait toutes cellesqu'elle daignait regarder ; mais peu de femmes lui étaientagréables ; et excepté quelques-unes qui avaient safamiliarité et sa confianceet dont l'humeur avait du rapportavec la sienneelle n'en recevait chez elle que les jours oùelle prenait plaisir à avoir une cour comme celle de la reine.

Toutes cesdifférentes cabales avaient de l'émulation et del'envie les unes contre les autres : les dames qui les composaientavaient aussi de la jalousie entre ellesou pour la faveurou pourles amants ; les intérêts de grandeur et d'élévationse trouvaient souvent joints à ces autres intérêtsmoins importantsmais qui n'étaient pas moins sensibles.Ainsi il y avait une sorte d'agitation sans désordre danscette courqui la rendait très agréablemais aussitrès dangereuse pour une jeune personne. Madame de Chartresvoyait ce périlet ne songeait qu'aux moyens d'en garantir safille. Elle la prianon pas comme sa mèremais comme sonamiede lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on luidiraitet elle lui promit de lui aider à se conduire dans deschoses où l'on était souvent embarrassée quandon était jeune.

Lechevalier de Guise fit tellement paraître les sentiments et lesdesseins qu'il avait pour mademoiselle de Chartresqu'ils ne furentignorés de personne. Il ne voyait néanmoins que del'impossibilité dans ce qu'il désirait ; il savait bienqu'il n'était point un parti qui convînt àmademoiselle de Chartrespar le peu de biens qu'il avait poursoutenir son rang ; et il savait bien aussi que ses frèresn'approuveraient pas qu'il se mariâtpar la crainte del'abaissement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dansles grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôtvoir qu'il ne se trompait pas ; il condamna l'attachement qu'iltémoignait pour mademoiselle de Chartresavec une chaleurextraordinaire ; mais il ne lui en dit pas les véritablesraisons. Ce cardinal avait une haine pour le vidamequi étaitsecrète alorset qui éclata depuis. Il eûtplutôt consenti à voir son frère entrer dans toutautre alliance que dans celle de ce vidame ; et il déclara sipubliquement combien il en était éloignéquemadame de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit degrands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n'avait rien àcraindreet qu'elle ne songeait pas à ce mariage. Le vidameprit la même conduiteet sentitencore plus que madame deChartrescelle du cardinal de Lorraineparce qu'il en savait mieuxla cause.

Le princede Clèves n'avait pas donné des marques moins publiquesde sa passionqu'avait fait le chevalier de Guise. Le duc de Neversapprit cet attachement avec chagrin. Il crut néanmoins qu'iln'avait qu'à parler à son filspour le faire changerde conduite ; mais il fut bien surpris de trouver en lui le desseinformé d'épouser mademoiselle de Chartres. Il blâmace dessein ; il s'emporta et cacha si peu son emportementque lesujet s'en répandit bientôt à la couret allajusqu'à madame de Chartres. Elle n'avait pas mis en doute quemonsieur de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme unavantage pour son fils ; elle fut bien étonnée que lamaison de Clèves et celle de Guise craignissent son allianceau lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut lui fit penser àtrouver un parti pour sa fillequi la mît au-dessus de ceuxqui se croyaient au-dessus d'elle. Après avoir tout examinéelle s'arrêta au prince dauphinfils du duc de Montpensier. Ilétait lors à marieret c'était ce qu'il y avaitde plus grand à la cour. Comme madame de Chartres avaitbeaucoup d'espritqu'elle était aidée du vidame quiétait dans une grande considérationet qu'en effet safille était un parti considérableelle agit avec tantd'adresse et tant de succèsque monsieur de Montpensier parutsouhaiter ce mariageet il semblait qu'il ne s'y pouvait trouver dedifficultés.

Le vidamequi savait l'attachement de monsieur d'Anville pour la reinedauphinecrut néanmoins qu'il fallait employer le pouvoir quecette princesse avait sur luipour l'engager à servirmademoiselle de Chartres auprès du roi et auprès duprince de Montpensierdont il était ami intime. Il en parla àcette reineet elle entra avec joie dans une affaire où ils'agissait de l'élévation d'une personne qu'elle aimaitbeaucoup ; elle le témoigna au vidameet l'assura quequoiqu'elle sût bien qu'elle ferait une chose désagréableau cardinal de Lorraineson oncleelle passerait avec joiepar-dessus cette considérationparce qu'elle avait sujet dese plaindre de luiet qu'il prenait tous les jours les intérêtsde la reine contre les siens propres.

Lespersonnes galantes sont toujours bien aises qu'un prétexteleur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôtque le vidame eut quitté madame la dauphineelle ordonna àChâtelartqui était favori de monsieur d'Anvilleetqui savait la passion qu'il avait pour ellede lui aller direde sapartde se trouver le soir chez la reine. Châtelart reçutcette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhommeétait d'une bonne maison de Dauphiné ; mais son mériteet son esprit le mettaient au-dessus de sa naissance. Il étaitreçu et bien traité de tout ce qu'il y avait de grandsseigneurs à la couret la faveur de la maison de Montmorencyl'avait particulièrement attaché à monsieurd'Anville. Il était bien fait de sa personneadroit àtoutes sortes d'exercices ; il chantait agréablementilfaisait des verset avait un esprit galant et passionné quiplut si fort à monsieur d'Anvillequ'il le fit confident del'amour qu'il avait pour la reine dauphine. Cette confidencel'approchait de cette princesseet ce fut en la voyant souvent qu'ilprit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôtala raisonet qui lui coûta enfin la vie.

Monsieurd'Anville ne manqua pas d'être le soir chez la reine ; il setrouva heureux que madame la dauphine l'eût choisi pourtravailler à une chose qu'elle désiraitet il luipromit d'obéir exactement à ses ordres ; mais madame deValentinoisayant été avertie du dessein de cemariagel'avait traversé avec tant de soinet avaittellement prévenu le roi quelorsque monsieur d'Anville luien parlail lui fit paraître qu'il ne l'approuvait paset luiordonna même de le dire au prince de Montpensier. L'on peutjuger ce que sentit madame de Chartres par la rupture d'une chosequ'elle avait tant désiréedont le mauvais succèsdonnait un si grand avantage à ses ennemiset faisait un sigrand tort à sa fille.

La reinedauphine témoigna à mademoiselle de Chartresavecbeaucoup d'amitiéle déplaisir qu'elle avait de luiavoir été inutile :

-- Vousvoyezlui dit-elleque j'ai un médiocre pouvoir ; je suis sihaïe de la reine et de la duchesse de Valentinoisqu'il estdifficile que par ellesou par ceux qui sont dans leur dépendanceelles ne traversent toujours toutes les choses que je désire.Cependantajouta-t-elleje n'ai jamais pensé qu'àleur plaire ; aussi elles ne me haïssent qu'à cause de lareine ma mèrequi leur a donné autrefois del'inquiétude et de la jalousie. Le roi en avait étéamoureux avant qu'il le fût de madame de Valentinois ; et dansles premières années de son mariagequ'il n'avaitpoint encore d'enfantsquoiqu'il aimât cette duchesseilparut quasi résolu de se démarier pour épouserla reine ma mère. Madame de Valentinois qui craignait unefemme qu'il avait déjà aiméeet dont la beautéet l'esprit pouvaient diminuer sa faveurs'unit au connétablequi ne souhaitait pas aussi que le roi épousât une soeurde messieurs de Guise. Ils mirent le feu roi dans leurs sentimentset quoiqu'il haït mortellement la duchesse de Valentinoiscommeil aimait la reineil travailla avec eux pour empêcher le roide se démarier ; mais pour lui ôter absolument la penséed'épouser la reine ma mèreils firent son mariage avecle roi d'Écossequi était veuf de madame Magdeleinesoeur du roiet ils le firent parce qu'il était le plus prêtà conclureet manquèrent aux engagements qu'on avaitavec le roi d'Angleterrequi la souhaitait ardemment. Il s'enfallait peu même que ce manquement ne fît une ruptureentre les deux rois. Henri VIII ne pouvait se consoler de n'avoir pasépousé la reine ma mère ; etquelque autreprincesse française qu'on lui proposâtil disaittoujours qu'elle ne remplacerait jamais celle qu'on lui avait ôtée.Il est vrai aussi que la reine ma mère était uneparfaite beautéet que c'est une chose remarquable queveuved'un duc de Longuevilletrois rois aient souhaité del'épouser ; son malheur l'a donnée au moindreet l'amise dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On ditque je lui ressemble : je crains de lui ressembler aussi par samalheureuse destinéeetquelque bonheur qui semble sepréparer pour moije ne saurais croire que j'en jouisse.

Mademoisellede Chartres dit à la reine que ces tristes pressentimentsétaient si mal fondésqu'elle ne les conserverait paslongtempset qu'elle ne devait point douter que son bonheur nerépondît aux apparences.

Personnen'osait plus penser à mademoiselle de Chartrespar la craintede déplaire au roiou par la pensée de ne pas réussirauprès d'une personne qui avait espéré un princedu sang. Monsieur de Clèves ne fut retenu par aucune de cesconsidérations. La mort du duc de Neversson pèrequiarriva alorsle mit dans une entière liberté de suivreson inclinationetsitôt que le temps de la bienséancedu deuil fut passéil ne songea plus qu'aux moyens d'épousermademoiselle de Chartres. Il se trouvait heureux d'en faire laproposition dans un temps où ce qui s'était passéavait éloigné les autres partiset où il étaitquasi assuré qu'on ne la lui refuserait pas. Ce qui troublaitsa joieétait la crainte de ne lui être pas agréableet il eût préféré le bonheur de lui plaireà la certitude de l'épouser sans en être aimé.

Lechevalier de Guise lui avait donné quelque sorte de jalousie ;mais comme elle était plutôt fondée sur le méritede ce prince que sur aucune des actions de mademoiselle de Chartresil songea seulement à tâcher de découvrir qu'ilétait assez heureux pour qu'elle approuvât la penséequ'il avait pour elle. Il ne la voyait que chez les reinesou auxassemblées ; il était difficile d'avoir uneconversation particulière. Il en trouva pourtant les moyenset il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respectimaginable ; il la pressa de lui faire connaître quels étaientles sentiments qu'elle avait pour luiet il lui dit que ceux qu'ilavait pour elle étaient d'une nature qui le rendraitéternellement malheureuxsi elle n'obéissait que pardevoir aux volontés de madame sa mère.

Commemademoiselle de Chartres avait le coeur très noble et trèsbien faitelle fut véritablement touchée dereconnaissance du procédé du prince de Clèves.Cette reconnaissance donna à ses réponses et àses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner del'espérance à un homme aussi éperdument amoureuxque l'était ce prince : de sorte qu'il se flatta d'une partiede ce qu'il souhaitait.

Ellerendit compte à sa mère de cette conversationetmadame de Chartres lui dit qu'il y avait tant de grandeur et debonnes qualités dans monsieur de Clèveset qu'ilfaisait paraître tant de sagesse pour son âgequesielle sentait son inclination portée à l'épouserelle y consentirait avec joie. Mademoiselle de Chartres réponditqu'elle lui remarquait les mêmes bonnes qualitésqu'elle l'épouserait même avec moins de répugnancequ'un autremais qu'elle n'avait aucune inclination particulièrepour sa personne.

Dèsle lendemaince prince fit parler à madame de Chartres ; ellereçut la proposition qu'on lui faisaitet elle ne craignitpoint de donner à sa fille un mari qu'elle ne pût aimeren lui donnant le prince de Clèves. Les articles furentconclus ; on parla au roiet ce mariage fut su de tout le monde.

Monsieurde Clèves se trouvait heureuxsans être néanmoinsentièrement content. Il voyait avec beaucoup de peine que lessentiments de mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux del'estime et de la reconnaissanceet il ne pouvait se flatter qu'elleen cachât de plus obligeantspuisque l'état oùils étaient lui permettait de les faire paraître sanschoquer son extrême modestie. Il ne se passait guère dejours qu'il ne lui en fît ses plaintes.

-- Est-ilpossiblelui disait-ilque je puisse n'être pas heureux envous épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas.Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut mesatisfaire ; vous n'avez ni impatienceni inquiétudenichagrin ; vous n'êtes pas plus touchée de ma passion quevous le seriez d'un attachement qui ne serait fondé que surles avantages de votre fortuneet non pas sur les charmes de votrepersonne.

-- Il y ade l'injustice à vous plaindrelui répondit-elle ; jene sais ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que jefaiset il me semble que la bienséance ne permet pas que j'enfasse davantage.

-- Il estvrailui répliqua-t-ilque vous me donnez de certainesapparences dont je serais contents'il y avait quelque chose au-delà; mais au lieu que la bienséance vous retiennec'est elleseule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votreinclination ni votre coeuret ma présence ne vous donne ni deplaisir ni de trouble.

-- Vous nesauriez douterreprit-elleque je n'aie de la joie de vous voiretje rougis si souvent en vous voyantque vous ne sauriez douter aussique votre vue ne me donne du trouble.

-- Je neme trompe pas à votre rougeurrépondit-il ; c'est unsentiment de modestieet non pas un mouvement de votre coeuret jen'en tire que l'avantage que j'en dois tirer.

Mademoisellede Chartres ne savait que répondreet ces distinctionsétaient au-dessus de ses connaissances. Monsieur de Clèvesne voyait que trop combien elle était éloignéed'avoir pour lui des sentiments qui le pouvaient satisfairepuisqu'il lui paraissait même qu'elle ne les entendait pas.

Lechevalier de Guise revint d'un voyage peu de jours avant les noces.Il avait vu tant d'obstacles insurmontables au dessein qu'il avait eud'épouser mademoiselle de Chartresqu'il n'avait pu seflatter d'y réussir ; et néanmoins il fut sensiblementaffligé de la voir devenir la femme d'un autre. Cette douleurn'éteignit pas sa passionet il ne demeura pas moinsamoureux. Mademoiselle de Chartres n'avait pas ignoré lessentiments que ce prince avait eus pour elle. Il lui fit connaîtreà son retourqu'elle était cause de l'extrêmetristesse qui paraissait sur son visageet il avait tant de mériteet tant d'agrémentsqu'il était difficile de le rendremalheureux sans en avoir quelque pitié. Aussi ne sepouvait-elle défendre d'en avoir ; mais cette pitié nela conduisait pas à d'autres sentiments : elle contait àsa mère la peine que lui donnait l'affection de ce prince.

Madame deChartres admirait la sincérité de sa filleet ellel'admirait avec raisoncar jamais personne n'en a eu une si grandeet si naturelle ; mais elle n'admirait pas moins que son coeur ne fûtpoint touchéet d'autant plusqu'elle voyait bien que leprince de Clèves ne l'avait pas touchéenon plus queles autres. Cela fut cause qu'elle prit de grands soins de l'attacherà son mariet de lui faire comprendre ce qu'elle devait àl'inclination qu'il avait eue pour elleavant que de la connaîtreet à la passion qu'il lui avait témoignée en lapréférant à tous les autres partisdans untemps où personne n'osait plus penser à elle.

Ce mariages'achevala cérémonie s'en fit au Louvre ; et le soirle roi et les reines vinrent souper chez madame de Chartres avectoute la couroù ils furent reçus avec unemagnificence admirable. Le chevalier de Guise n'osa se distinguer desautreset ne pas assister à cette cérémonie ;mais il y fut si peu maître de sa tristessequ'il étaitaisé de la remarquer.

Monsieurde Clèves ne trouva pas que mademoiselle de Chartres eûtchangé de sentiment en changeant de nom. La qualité deson mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle nelui donna pas une autre place dans le coeur de sa femme. Cela fitaussi que pour être son mariil ne laissa pas d'être sonamantparce qu'il avait toujours quelque chose à souhaiterau-delà de sa possession ; etquoiqu'elle vécûtparfaitement bien avec luiil n'était pas entièrementheureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiètequi troublait sa joie ; la jalousie n'avait point de part à cetrouble : jamais mari n'a été si loin d'en prendreetjamais femme n'a été si loin d'en donner. Elle étaitnéanmoins exposée au milieu de la cour ; elle allaittous les jours chez les reines et chez Madame. Tout ce qu'il y avaitd'hommes jeunes et galants la voyaient chez elle et chez le duc deNeversson beau-frèredont la maison était ouverte àtout le monde ; mais elle avait un air qui inspirait un si grandrespectet qui paraissait si éloigné de la galanterieque le maréchal de Saint-Andréquoique audacieux etsoutenu de la faveur du roiétait touché de sa beautésans oser le lui faire paraître que par des soins et desdevoirs. Plusieurs autres étaient dans le même état; et madame de Chartres joignait à la sagesse de sa fille uneconduite si exacte pour toutes les bienséancesqu'elleachevait de la faire paraître une personne où l'on nepouvait atteindre.

Laduchesse de Lorraineen travaillant à la paixavait aussitravaillé pour le mariage du duc de Lorraineson fils. Ilavait été conclu avec madame Claude de Francesecondefille du roi. Les noces en furent résolues pour le mois defévrier.

Cependantle duc de Nemours était demeuré à Bruxellesentièrement rempli et occupé de ses desseins pourl'Angleterre. Il en recevait ou y envoyait continuellement descourriers : ses espérances augmentaient tous les joursetenfin Lignerolles lui manda qu'il était temps que sa présencevînt achever ce qui était si bien commencé. Ilreçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir unjeune homme ambitieuxqui se voit porté au trône par saseule réputation. Son esprit s'était insensiblementaccoutumé à la grandeur de cette fortuneetau lieuqu'il l'avait rejetée d'abord comme une chose où il nepouvait parvenirles difficultés s'étaient effacéesde son imaginationet il ne voyait plus d'obstacles.

Il envoyaen diligence à Paris donner tous les ordres nécessairespour faire un équipage magnifiqueafin de paraître enAngleterre avec un éclat proportionné au dessein quil'y conduisaitet il se hâta lui-même de venir àla cour pour assister au mariage de monsieur de Lorraine.

Il arrivala veille des fiançailles ; et dès le même soirqu'il fut arrivéil alla rendre compte au roi de l'étatde son desseinet recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qu'illui restait à faire. Il alla ensuite chez les reines. Madamede Clèves n'y était pasde sorte qu'elle ne le vitpointet ne sut pas même qu'il fût arrivé. Elleavait ouï parler de ce prince à tout le mondecomme dece qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à lacour ; et surtout madame la dauphine le lui avait dépeintd'une sorteet lui en avait parlé tant de foisqu'elle luiavait donné de la curiositéet même del'impatience de le voir.

Elle passatout le jour des fiançailles chez elle à se parerpourse trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisaient auLouvre. Lorsqu'elle arrival'on admira sa beauté et sa parure; le bal commençaet comme elle dansait avec monsieur deGuiseil se fit un assez grand bruit vers la porte de la sallecomme de quelqu'un qui entraitet à qui on faisait place.Madame de Clèves acheva de danser et pendant qu'elle cherchaitdes yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendrele roi lui criade prendre celui qui arrivait. Elle se tournaet vit un hommequ'elle crut d'abord ne pouvoir être que monsieur de Nemoursqui passait par-dessus quelques sièges pour arriver oùl'on dansait. Ce prince était fait d'une sortequ'il étaitdifficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avaitjamais vusurtout ce soir-làoù le soin qu'il avaitpris de se parer augmentait encore l'air brillant qui étaitdans sa personne ; mais il était difficile aussi de voirmadame de Clèves pour la première foissans avoir ungrand étonnement.

Monsieurde Nemours fut tellement surpris de sa beautéquelorsqu'ilfut proche d'elleet qu'elle lui fit la révérenceilne put s'empêcher de donner des marques de son admiration.Quand ils commencèrent à danseril s'éleva dansla salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrentqu'ils ne s'étaient jamais vuset trouvèrent quelquechose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître.Ils les appelèrent quand ils eurent finisans leur donner leloisir de parler à personneet leur demandèrent s'ilsn'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaientet s'ilsne s'en doutaient point.

-- PourmoiMadamedit monsieur de Nemoursje n'ai pas d'incertitude ;mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes raisonspour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaîtreje voudrais bien que Votre Majesté eût la bontéde lui apprendre mon nom.

-- Jecroisdit madame la dauphinequ'elle le sait aussi bien que voussavez le sien.

-- Je vousassureMadamereprit madame de Clèvesqui paraissait un peuembarrasséeque je ne devine pas si bien que vous pensez.

-- Vousdevinez fort bienrépondit madame la dauphine ; et il y amême quelque chose d'obligeant pour monsieur de Nemoursàne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.

La reineles interrompit pour faire continuer le bal ; monsieur de Nemoursprit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaitebeautéet avait paru telle aux yeux de monsieur de Nemoursavant qu'il allât en Flandre ; mais de tout le soiril ne putadmirer que madame de Clèves.

Lechevalier de Guisequi l'adorait toujoursétait à sespiedset ce qui se venait de passer lui avait donné unedouleur sensible. Il prit comme un présageque la fortunedestinait monsieur de Nemours à être amoureux de madamede Clèves ; et soit qu'en effet il eût paru quelquetrouble sur son visageou que la jalousie fit voir au chevalier deGuise au-delà de la véritéil crut qu'elleavait été touchée de la vue de ce princeet ilne put s'empêcher de lui dire que monsieur de Nemours étaitbien heureux de commencer à être connu d'ellepar uneaventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire.

Madame deClèves revint chez ellel'esprit si rempli de tout ce quis'était passé au balquequoiqu'il fût forttardelle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendrecompte ; et elle lui loua monsieur de Nemours avec un certain air quidonna à madame de Chartres la même penséequ'avait eue le chevalier de Guise.

Lelendemainla cérémonie des noces se fit. Madame deClèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâcesi admirablesqu'elle en fut encore plus surprise.

Les jourssuivantselle le vit chez la reine dauphineelle le vit jouer àla paume avec le roielle le vit courre la bagueelle l'entenditparler ; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous lesautreset se rendre tellement maître de la conversation danstous les lieux où il étaitpar l'air de sa personne etpar l'agrément de son espritqu'il fiten peu de tempsunegrande impression dans son coeur.

Il estvrai aussi quecomme monsieur de Nemours sentait pour elle uneinclination violentequi lui donnait cette douceur et cet enjouementqu'inspirent les premiers désirs de plaireil étaitencore plus aimable qu'il n'avait accoutumé de l'être ;de sorte quese voyant souventet se voyant l'un et l'autre cequ'il y avait de plus parfait à la couril étaitdifficile qu'ils ne se plussent infiniment.

Laduchesse de Valentinois était de toutes les parties deplaisiret le roi avait pour elle la même vivacité etles mêmes soins que dans les commencements de sa passion.Madame de Clèvesqui était dans cet âge oùl'on ne croit pas qu'une femme puisse être aimée quandelle a passé vingt-cinq ansregardait avec un extrêmeétonnement l'attachement que le roi avait pour cette duchessequi était grand-mèreet qui venait de marier sapetite-fille. Elle en parlait souvent à madame de Chartres :

-- Est-ilpossibleMadamelui disait-ellequ'il y ait si longtemps que leroi en soit amoureux ? Comment s'est-il pu attacher à unepersonne qui était beaucoup plus âgée que luiqui avait été maîtresse de son pèreetqui l'est encore de beaucoup d'autresà ce que j'ai ouïdire ?

-- Il estvrairépondit-elleque ce n'est ni le mériteni lafidélité de madame de Valentinoisqui a fait naîtrela passion du roini qui l'a conservéeet c'est aussi enquoi il n'est pas excusable ; car si cette femme avait eu de lajeunesse et de la beauté jointes à sa naissancequ'elle eût eu le mérite de n'avoir jamais rien aiméqu'elle eût aimé le roi avec une fidélitéexactequ'elle l'eût aimé par rapport à sa seulepersonnesans intérêt de grandeurni de fortuneetsans se servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ouagréables au roi mêmeil faut avouer qu'on aurait eu dela peine à s'empêcher de louer ce prince du grandattachement qu'il a pour elle. Si je ne craignaiscontinua madame deChartresque vous disiez de moi ce que l'on dit de toutes les femmesde mon âge qu'elles aiment à conter les histoires deleur tempsje vous apprendrais le commencement de la passion du roipour cette duchesseet plusieurs choses de la cour du feu roiquiont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encoreprésentement.

-- Bienloin de vous accuserreprit madame de Clèvesde redire leshistoires passéesje me plainsMadameque vous ne m'ayezpas instruite des présenteset que vous ne m'ayez pointappris les divers intérêts et les diverses liaisons dela cour. Je les ignore si entièrementque je croyaisil y apeu de joursque monsieur le connétable était fortbien avec la reine.

-- Vousaviez une opinion bien opposée à la véritérépondit madame de Chartres. La reine hait monsieur leconnétableet si elle a jamais quelque pouvoiril ne s'enapercevra que trop. Elle sait qu'il a dit plusieurs fois au roi quede tous ses enfantsil n'y avait que les naturels qui luiressemblassent.

-- Jen'eusse jamais soupçonné cette haineinterrompitmadame de Clèvesaprès avoir vu le soin que la reineavait d'écrire à monsieur le connétable pendantsa prisonla joie qu'elle a témoignée à sonretouret comme elle l'appelle toujours mon compèreaussibien que le roi.

-- Si vousjugez sur les apparences en ce lieu-cirépondit madame deChartresvous serez souvent trompée : ce qui paraîtn'est presque jamais la vérité.

"Maispour revenir à madame de Valentinoisvous savez qu'elles'appelle Diane de Poitiers ; sa maison est très illustreelle vient des anciens ducs d'Aquitaineson aïeule étaitfille naturelle de Louis XIet enfin il n'y a rien que de grand danssa naissance. Saint-Vallierson pèrese trouva embarrassédans l'affaire du connétable de Bourbondont vous avez ouïparler. Il fut condamné à avoir la tête tranchéeet conduit sur l'échafaud. Sa filledont la beautéétait admirableet qui avait déjà plu au feuroifit si bien (je ne sais par quels moyens) qu'elle obtint la viede son père. On lui porta sa grâcecomme il n'attendaitque le coup de la mort ; mais la peur l'avait tellement saisiqu'iln'avait plus de connaissanceet il mourut peu de jours après.Sa fille parut à la cour comme la maîtresse du roi. Levoyage d'Italie et la prison de ce prince interrompirent cettepassion. Lorsqu'il revint d'Espagneet que mademoiselle la régentealla au-devant de lui à Bayonneelle mena toutes ses fillesparmi lesquelles était mademoiselle de Pisseleuqui a étédepuis la duchesse d'Étampes. Le roi en devint amoureux. Elleétait inférieure en naissanceen esprit et en beautéà madame de Valentinoiset elle n'avait au-dessus d'elle quel'avantage de la grande jeunesse. Je lui ai ouï dire plusieursfois qu'elle était née le jour que Diane de Poitiersavait été mariée ; la haine le lui faisait direet non pas la vérité : car je suis bien trompéesi la duchesse de Valentinois n'épousa monsieur de Brézégrand sénéchal de Normandiedans le même tempsque le roi devint amoureux de madame d'Étampes. Jamais il n'ya eu une si grande haine que l'a été celle de ces deuxfemmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait pardonner àmadame d'Étampes de lui avoir ôté le titre demaîtresse du roi. Madame d'Étampes avait une jalousieviolente contre madame de Valentinoisparce que le roi conservait uncommerce avec elle. Ce prince n'avait pas une fidélitéexacte pour ses maîtresses ; il y en avait toujours une quiavait le titre et les honneurs ; mais les dames que l'on appelait dela petite bande le partageaient tour à tour. La perte dudauphinson filsqui mourut à Tournonet que l'on crutempoisonnélui donna une sensible affliction. Il n'avait pasla même tendresseni le même goût pour son secondfilsqui règne présentement ; il ne lui trouvait pasassez de hardiesseni assez de vivacité. Il s'en plaignit unjour à madame de Valentinoiset elle lui dit qu'elle voulaitle faire devenir amoureux d'ellepour le rendre plus vif et plusagréable. Elle y réussit comme vous le voyez ; il y aplus de vingt ans que cette passion duresans qu'elle ait étéaltérée ni par le tempsni par les obstacles.

"Lefeu roi s'y opposa d'abord ; et soit qu'il eût encore assezd'amour pour madame de Valentinois pour avoir de la jalousieouqu'il fût poussé par la duchesse d'Étampesquiétait au désespoir que monsieur le dauphin fûtattaché à son ennemieil est certain qu'il vit cettepassion avec une colère et un chagrin dont il donnait tous lesjours des marques. Son fils ne craignit ni sa colèreni sahaineet rien ne put l'obliger à diminuer son attachementnià le cacher ; il fallut que le roi s'accoutumât àle souffrir. Aussi cette opposition à ses volontésl'éloigna encore de luiet l'attacha davantage au ducd'Orléansson troisième fils. C'était un princebien faitbeauplein de feu et d'ambitiond'une jeunessefougueusequi avait besoin d'être modérémaisqui eût fait aussi un prince d'une grande élévationsi l'âge eût mûri son esprit.

"Lerang d'aîné qu'avait le dauphinet la faveur du roiqu'avait le duc d'Orléansfaisaient entre eux une sorted'émulationqui allait jusqu'à la haine. Cetteémulation avait commencé dès leur enfanceets'était toujours conservée. Lorsque l'Empereur passa enFranceil donna une préférence entière au ducd'Orléans sur monsieur le dauphinqui la ressentit sivivementquecomme cet Empereur était à Chantillyilvoulut obliger monsieur le connétable à l'arrêtersans attendre le commandement du roi. Monsieur le connétablene le voulut pasle roi le blâma dans la suitede n'avoir passuivi le conseil de son fils ; et lorsqu'il l'éloigna de lacourcette raison y eut beaucoup de part.

"Ladivision des deux frères donna la pensée à laduchesse d'Étampes de s'appuyer de monsieur le duc d'Orléanspour la soutenir auprès du roi contre madame de Valentinois.Elle y réussit : ce princesans être amoureux d'ellen'entra guère moins dans ses intérêtsque ledauphin était dans ceux de madame de Valentinois. Cela fitdeux cabales dans la courtelles que vous pouvez vous les imaginer ;mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à desdémêlés de femmes.

"L'Empereurqui avait conservé de l'amitié pour le duc d'Orléansavait offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan.Dans les propositions qui se firent depuis pour la paixil faisaitespérer de lui donner les dix-sept provinceset de lui faireépouser sa fille. Monsieur le dauphin ne souhaitait ni lapaixni ce mariage. Il se servit de monsieur le connétablequ'il a toujours aimépour faire voir au roi de quelleimportance il était de ne pas donner à son successeurun frère aussi puissant que le serait un duc d'Orléansavec l'alliance de l'Empereur et les dix-sept provinces. Monsieur leconnétable entra d'autant mieux dans les sentiments demonsieur le dauphinqu'il s'opposait par là à ceux demadame d'Étampesqui était son ennemie déclaréeet qui souhaitait ardemment l'élévation de monsieur leduc d'Orléans.

"Monsieurle dauphin commandait alors l'armée du roi en Champagne etavait réduit celle de l'Empereur en une telle extrémitéqu'elle eût péri entièrementsi la duchessed'Étampescraignant que de trop grands avantages ne nousfissent refuser la paix et l'alliance de l'Empereur pour monsieur leduc d'Orléansn'eût fait secrètement avertir lesennemis de surprendre Épernay et Château-Thierryquiétaient pleins de vivres. Ils le firentet sauvèrentpar ce moyen toute leur armée.

"Cetteduchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peuaprèsmonsieur le duc d'Orléans mourut àFarmoutierd'une espèce de maladie contagieuse. Il aimait unedes plus belles femmes de la couret en était aimé. Jene vous la nommerai pasparce qu'elle a vécu depuis avec tantde sagesse et qu'elle a même caché avec tant de soin lapassion qu'elle avait pour ce princequ'elle a méritéque l'on conserve sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçutla nouvelle de la mort de son marile même jour qu'elle appritcelle de monsieur d'Orléans ; de sorte qu'elle eut ce prétextepour cacher sa véritable afflictionsans avoir la peine de secontraindre.

"Leroi ne survécut guère le prince son filsil mourutdeux ans après. Il recommanda à monsieur le dauphin dese servir du cardinal de Tournon et de l'amiral d'Annebauldet neparla point de monsieur le connétablequi était pourlors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoinsla première chose que fit le roison filsde le rappeleretde lui donner le gouvernement des affaires.

"Madamed'Étampes fut chasséeet reçut tous les mauvaistraitements qu'elle pouvait attendre d'une ennemie toute-puissante ;la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinementet de cetteduchesse et de tous ceux qui lui avaient déplu. Son pouvoirparut plus absolu sur l'esprit du roiqu'il ne paraissait encorependant qu'il était dauphin. Depuis douze ans que ce princerègneelle est maîtresse absolue de toutes choses ;elle dispose des charges et des affaires ; elle a fait chasser lecardinal de Tournonle chancelier Ollivieret Villeroy. Ceux quiont voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri danscette entreprise. Le comte de Taixgrand maître del'artilleriequi ne l'aimait pasne put s'empêcher de parlerde ses galanterieset surtout de celle du comte de Brissacdont leroi avait déjà eu beaucoup de jalousie ; néanmoinselle fit si bienque le comte de Taix fut disgracié ; on luiôta sa charge ; etce qui est presque incroyableelle la fitdonner au comte de Brissacet l'a fait ensuite maréchal deFrance. La jalousie du roi augmenta néanmoins d'une tellesortequ'il ne put souffrir que ce maréchal demeurât àla cour ; mais la jalousiequi est aigre et violente en tous lesautresest douce et modérée en lui par l'extrêmerespect qu'il a pour sa maîtresse ; en sorte qu'il n'osaéloigner son rivalque sur le prétexte de lui donnerle gouvernement de Piémont. Il y a passé plusieursannées ; il revintl'hiver derniersur le prétexte dedemander des troupes et d'autres choses nécessaires pourl'armée qu'il commande. Le désir de revoir madame deValentinoiset la crainte d'en être oubliéavaitpeut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le reçutavec une grande froideur. Messieurs de Guise qui ne l'aiment pasmais qui n'osent le témoigner à cause de madame deValentinoisse servirent de monsieur le vidamequi est son ennemidéclarépour empêcher qu'il n'obtîntaucune des choses qu'il était venu demander. Il n'étaitpas difficile de lui nuire : le roi le haïssaitet sa présencelui donnait de l'inquiétude ; de sorte qu'il fut contraint des'en retourner sans remporter aucun fruit de son voyageque d'avoirpeut-être rallumé dans le coeur de madame de Valentinoisdes sentiments que l'absence commençait d'éteindre. Leroi a bien eu d'autres sujets de jalousie ; mais ou il ne les a pasconnusou il n'a osé s'en plaindre.

"Jene saisma filleajouta madame de Chartressi vous ne trouverezpoint que je vous ai plus appris de chosesque vous n'aviez envied'en savoir.

-- Je suistrès éloignéeMadamede faire cette plainterépondit madame de Clèves ; et sans la peur de vousimportunerje vous demanderais encore plusieurs circonstances quej'ignore.

La passionde monsieur de Nemours pour madame de Clèves fut d'abord siviolentequ'elle lui ôta le goût et même lesouvenir de toutes les personnes qu'il avait aiméeset avecqui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il neprit pas seulement le soin de chercher des prétextes pourrompre avec elles ; il ne put se donner la patience d'écouterleurs plainteset de répondre à leurs reproches.Madame la dauphinepour qui il avait eu des sentiments assezpassionnésne put tenir dans son coeur contre madame deClèves. Son impatience pour le voyage d'Angleterre commençamême à se ralentiret il ne pressa plus avec tantd'ardeur les choses qui étaient nécessaires pour sondépart. Il allait souvent chez la reine dauphineparce quemadame de Clèves y allait souventet il n'était pasfâché de laisser imaginer ce que l'on avait cru de sessentiments pour cette reine. Madame de Clèves lui paraissaitd'un si grand prixqu'il se résolut de manquer plutôt àlui donner des marques de sa passionque de hasarder de la faireconnaître au public. Il n'en parla pas même au vidame deChartresqui était son ami intimeet pour qui il n'avaitrien de caché. Il prit une conduite si sageet s'observa avectant de soinque personne ne le soupçonna d'êtreamoureux de madame de Clèvesque le chevalier de Guise ; etelle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-mêmesil'inclination qu'elle avait pour lui ne lui eût donnéune attention particulière pour ses actionsqui ne lui permîtpas d'en douter.

Elle ne setrouva pas la même disposition à dire à sa mèrece qu'elle pensait des sentiments de ce princequ'elle avait eue àlui parler de ses autres amants ; sans avoir un dessein forméde lui cacherelle ne lui en parla point. Mais madame de Chartres nele voyait que tropaussi bien que le penchant que sa fille avaitpour lui. Cette connaissance lui donna une douleur sensible ; ellejugeait bien le péril où était cette jeunepersonned'être aimée d'un homme fait comme monsieur deNemours pour qui elle avait de l'inclination. Elle fut entièrementconfirmée dans les soupçons qu'elle avait de cetteinclination par une chose qui arriva peu de jours après.

Lemaréchal de Saint-Andréqui cherchait toutes lesoccasions de faire voir sa magnificencesupplia le roisur leprétexte de lui montrer sa maisonqui ne venait que d'êtreachevéede lui vouloir faire l'honneur d'y aller souper avecles reines. Ce maréchal était bien aise aussi de faireparaître aux yeux de madame de Clèves cette dépenseéclatante qui allait jusqu'à la profusion.

Quelquesjours avant celui qui avait été choisi pour ce souperle roi dauphindont la santé était assez mauvaises'était trouvé malet n'avait vu personne. La reinesa femmeavait passé tout le jour auprès de lui. Surle soircomme il se portait mieuxil fit entrer toutes lespersonnes de qualité qui étaient dans son antichambre.La reine dauphine s'en alla chez elle ; elle y trouva madame deClèves et quelques autres dames qui étaient le plusdans sa familiarité.

Comme ilétait déjà assez tardet qu'elle n'étaitpoint habilléeelle n'alla pas chez la reine ; elle fit direqu'on ne la voyait pointet fit apporter ses pierreries afin d'enchoisir pour le bal du maréchal de Saint-Andréet pouren donner à madame de Clèvesà qui elle enavait promis. Comme elles étaient dans cette occupationleprince de Condé arriva. Sa qualité lui rendait toutesles entrées libres. La reine dauphine lui dit qu'il venaitsans doute de chez le roi son mariet lui demanda ce que l'on yfaisait.

-- L'ondispute contre monsieur de NemoursMadamerépondit-il ; etil défend avec tant de chaleur la cause qu'il soutientqu'ilfaut que ce soit la sienne. Je crois qu'il a quelque maîtressequi lui donne de l'inquiétude quand elle est au baltant iltrouve que c'est une chose fâcheuse pour un amantque d'y voirla personne qu'il aime.

-- Comment! reprit madame la dauphinemonsieur de Nemours ne veut pas que samaîtresse aille au bal ? J'avais bien cru que les marispouvaient souhaiter que leurs femmes n'y allassent pas ; mais pourles amantsje n'avais jamais pensé qu'ils pussent êtrede ce sentiment.

--Monsieur de Nemours trouverépliqua le prince de Condéque le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amantssoit qu'ils soient aimésou qu'ils ne le soient pas. Il ditque s'ils sont aimésils ont le chagrin de l'être moinspendant plusieurs jours ; qu'il n'y a point de femme que le soin desa parure n'empêche de songer à son amant ; qu'elles ensont entièrement occupées ; que ce soin de se parer estpour tout le mondeaussi bien que pour celui qu'elles aiment ; quelorsqu'elles sont au balelles veulent plaire à tous ceux quiles regardent ; quequand elles sont contentes de leur beautéelles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grandepartie. Il dit aussi quequand on n'est point aiméonsouffre encore davantage de voir sa maîtresse dans uneassemblée ; que plus elle est admirée du publicpluson se trouve malheureux de n'en être point aimé ; quel'on craint toujours que sa beauté ne fasse naîtrequelque amour plus heureux que le sien. Enfin il trouve qu'il n'y apoint de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresseau balsi ce n'est de savoir qu'elle y est et de n'y être pas.

Madame deClèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que disait leprince de Condé ; mais elle l'écoutait avec attention.Elle jugeait aisément quelle part elle avait àl'opinion que soutenait monsieur de Nemourset surtout à cequ'il disait du chagrin de n'être pas au bal où étaitsa maîtresseparce qu'il ne devait pas être àcelui du maréchal de Saint-Andréet que le roil'envoyait au-devant du duc de Ferrare.

La reinedauphine riait avec le prince de Condéet n'approuvait pasl'opinion de monsieur de Nemours.

-- Il n'ya qu'une occasionMadamelui dit ce prince où monsieur deNemours consente que sa maîtresse aille au balqu'alors quec'est lui qui le donne ; et il dit que l'année passéequ'il en donna un à Votre Majestéii trouva que samaîtresse lui faisait une faveur d'y venirquoiqu'elle nesemblât que vous y suivre ; que c'est toujours faire une grâceà un amantque d'aller prendre sa part a un plaisir qu'ildonne ; que c'est aussi une chose agréable pour l'amantquesa maîtresse le voie le maître d'un lieu où esttoute la couret qu'elle le voie se bien acquitter d'en faire leshonneurs.

--Monsieur de Nemours avait raisondit la reine dauphine en souriantd'approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avaitalors un si grand nombre de femmes à qui il donnait cettequalitéque si elles n'y fussent point venuesil y aurait eupeu de monde.

Sitôtque le prince de Condé avait commencé à conterles sentiments de monsieur de Nemours sur le balmadame de Clèvesavait senti une grande envie de ne point aller à celui dumaréchal de Saint-André. Elle entra aisémentdans l'opinion qu'il ne fallait pas aller chez un homme dont on étaitaiméeet elle fut bien aise d'avoir une raison de sévéritépour faire une chose qui était une faveur pour monsieur deNemours ; elle emporta néanmoins la parure que lui avaitdonnée la reine dauphine ; mais le soirlorsqu'elle la montraà sa mèreelle lui dit qu'elle n'avait pas dessein des'en servir ; que le maréchal de Saint-André prenaittant de soin de faire voir qu'il était attaché àellequ'elle ne doutait point qu'il ne voulût aussi fairecroire qu'elle aurait part au divertissement qu'il devait donner auroiet quesous prétexte de faire l'honneur de chez luiillui rendrait des soins dont peut-être elle serait embarrassée.

Madame deChartres combattit quelque temps l'opinion de sa fillecomme latrouvant particulière ; mais voyant qu'elle s'y opiniâtraitelle s'y renditet lui dit qu'il fallait donc qu'elle fît lamalade pour avoir un prétexte de n'y pas allerparce que lesraisons qui l'en empêchaient ne seraient pas approuvéeset qu'il fallait même empêcher qu'on ne les soupçonnât.Madame de Clèves consentit volontiers à passer quelquesjours chez ellepour ne point aller dans un lieu où monsieurde Nemours ne devait pas être ; et il partit sans avoir leplaisir de savoir qu'elle n'irait pas.

Il revintle lendemain du balil sut qu'elle ne s'y était pas trouvée; mais comme il ne savait pas que l'on eût redit devant elle laconversation de chez le roi dauphinil était bien éloignéde croire qu'il fût assez heureux pour l'avoir empêchéed'y aller.

Lelendemaincomme il était chez la reineet qu'il parlait àmadame la dauphinemadame de Chartres et madame de Clèves yvinrentet s'approchèrent de cette princesse. Madame deClèves était un peu négligéecomme unepersonne qui s'était trouvée mal ; mais son visage nerépondait pas à son habillement.

-- Vousvoilà si bellelui dit madame la dauphineque je ne sauraiscroire que vous ayez été malade. Je pense que monsieurle prince de Condéen vous contant l'avis de monsieur deNemours sur le balvous a persuadée que vous feriez unefaveur au maréchal de Saint-André d'aller chez luietque c'est ce qui vous a empêchée d'y venir.

Madame deClèves rougit de ce que madame la dauphine devinait si justeet de ce qu'elle disait devant monsieur de Nemours ce qu'elle avaitdeviné.

Madame deChartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n'avait pas voulu allerau bal ; et pour empêcher que monsieur de Nemours ne le jugeâtaussi bien qu'elleelle prit la parole avec un air qui semblait êtreappuyé sur la vérité.

-- Je vousassureMadamedit-elle à madame la dauphineque VotreMajesté fait plus d'honneur à ma fille qu'elle n'enmérite. Elle était véritablement malade ; maisje crois que si je ne l'en eusse empêchéeelle n'eûtpas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changéequ'elle étaitpour avoir le plaisir de voir tout ce qu'il y aeu d'extraordinaire au divertissement d'hier au soir.

Madame ladauphine crut ce que disait madame de Chartresmonsieur de Nemoursfut bien fâché d'y trouver de l'apparence ; néanmoinsla rougeur de madame de Clèves lui fit soupçonner quece que madame la dauphine avait dit n'était pas entièrementéloigné de la vérité. Madame de Clèvesavait d'abord été fâchée que monsieur deNemours eût eu lieu de croire que c'était lui quil'avait empêchée d'aller chez le maréchal deSaint-André ; mais ensuite elle sentit quelque espècede chagrinque sa mère lui en eût entièrementôté l'opinion.

Quoiquel'assemblée de Cercamp eût été rompuelesnégociations pour la paix avaient toujours continuéetles choses s'y disposèrent d'une telle sorte quesur la finde févrieron se rassembla à Câteau-Cambresis.Les mêmes députés y retournèrent ; etl'absence du maréchal de Saint-André défitmonsieur de Nemours du rival qui lui était plus redoutabletant par l'attention qu'il avait à observer ceux quiapprochaient madame de Clèvesque par le progrès qu'ilpouvait faire auprès d'elle.

Madame deChartres n'avait pas voulu laisser voir à sa fille qu'elleconnaissait ses sentiments pour le princede peur de se rendresuspecte sur les choses qu'elle avait envie de lui dire. Elle se mitun jour à parler de lui ; elle lui en dit du bienet y mêlabeaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu'il avaitd'être incapable de devenir amoureuxet sur ce qu'il ne sefaisait qu'un plaisiret non pas un attachement sérieux ducommerce des femmes. "Ce n'est pasajouta-t-elleque l'on nel'ait soupçonné d'avoir une grande passion pour lareine dauphine ; je vois même qu'il y va très souventet je vous conseille d'éviterautant que vous pourrezde luiparleret surtout en particulierparce quemadame la dauphine voustraitant comme elle faiton dirait bientôt que vous êtesleur confidenteet vous savez combien cette réputation estdésagréable. Je suis d'avissi ce bruit continuequevous alliez un peu moins chez madame la dauphineafin de ne vous pastrouver mêlée dans des aventures de galanterie."

Madame deClèves n'avait jamais ouï parler de monsieur de Nemourset de madame la dauphine ; elle fut si surprise de ce que lui dit samèreet elle crut si bien voir combien elle s'étaittrompée dans tout ce qu'elle avait pensé des sentimentsde ce princequ'elle en changea de visage. Madame de Chartres s'enaperçut : il vint du monde dans ce momentmadame de Clèvess'en alla chez elleet s'enferma dans son cabinet.

L'on nepeut exprimer la douleur qu'elle sentitde connaîtrepar ceque lui venait de dire sa mèrel'intérêt qu'elleprenait à monsieur de Nemours : elle n'avait encore osése l'avouer à elle-même. Elle vit alors que lessentiments qu'elle avait pour lui étaient ceux que monsieur deClèves lui avait tant demandés ; elle trouva combien ilétait honteux de les avoir pour un autre que pour un mari quiles méritait. Elle se sentit blessée et embarrasséede la crainte que monsieur de Nemours ne la voulût faire servirde prétexte à madame la dauphineet cette penséela détermina à conter à madame de Chartres cequ'elle ne lui avait point encore dit.

Elle allale lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu'elleavait résolu ; mais elle trouva que madame de Chartres avaitun peu de fièvrede sorte qu'elle ne voulut pas lui parler.Ce mal paraissait néanmoins si peu de choseque madame deClèves ne laissa pas d'aller l'après dînéechez madame la dauphine : elle était dans son cabinet avecdeux ou trois dames qui étaient le plus avant dans safamiliarité.

-- Nousparlions de monsieur de Nemourslui dit cette reine en la voyantetnous admirions combien il est changé depuis son retour deBruxelles. Devant que d'y alleril avait un nombre infini demaîtresseset c'était même un défaut enlui ; car il ménageait également celles qui avaient dumérite et celles qui n'en avaient pas. Depuis qu'il estrevenuil ne connaît ni les unes ni les autres ; il n'y ajamais eu un si grand changement ; je trouve même qu'il y en adans son humeuret qu'il est moins gai que de coutume.

Madame deClèves ne répondit rien ; et elle pensait avec hontequ'elle aurait pris tout ce que l'on disait du changement de ceprince pour des marques de sa passionsi elle n'avait point étédétrompée. Elle se sentait quelque aigreur contremadame la dauphinede lui voir chercher des raisons et s'étonnerd'une chose dont apparemment elle savait mieux la véritéque personne. Elle ne put s'empêcher de lui en témoignerquelque chose ; et comme les autres dames s'éloignèrentelle s'approcha d'elleet lui dit tout bas :

-- Est-ceaussi pour moiMadameque vous venez de parleret voudriez-vous mecacher que vous fussiez celle qui a fait changer de conduite àmonsieur de Nemours ?

-- Vousêtes injustelui dit madame la dauphine ; vous savez que jen'ai rien de caché pour vous. Il est vrai que monsieur deNemoursdevant que d'aller à Bruxellesa euje croisintention de me laisser entendre qu'il ne me haïssait pas ; maisdepuis qu'il est revenuil ne m'a pas même paru qu'il sesouvînt des choses qu'il avait faiteset j'avoue que j'ai dela curiosité de savoir ce qui l'a fait changer. Il sera biendifficile que je ne le démêleajouta-t-elle : le vidamede Chartresqui est son ami intimeest amoureux d'une personne surqui j'ai quelque pouvoiret je saurai par ce moyen ce qui a fait cechangement.

Madame ladauphine parla d'un air qui persuada madame de Clèveset ellese trouvamalgré elledans un état plus calme et plusdoux que celui où elle était auparavant.

Lorsqu'ellerevint chez sa mèreelle sut qu'elle était beaucoupplus mal qu'elle ne l'avait laissée. La fièvre luiavait redoubléetles jours suivantselle augmenta de tellesortequ'il parut que ce serait une maladie considérable.Madame de Clèves était dans une affliction extrêmeelle ne sortait point de la chambre de sa mère ; monsieur deClèves y passait aussi presque tous les jourset parl'intérêt qu'il prenait à madame de Chartresetpour empêcher sa femme de s'abandonner à la tristessemais pour avoir aussi le plaisir de la voir ; sa passion n'étaitpoint diminuée.

Monsieurde Nemoursqui avait toujours eu beaucoup d'amitié pour luin'avait pas cessé de lui en témoigner depuis son retourde Bruxelles. Pendant la maladie de madame de Chartresce princetrouva le moyen de voir plusieurs fois madame de Clèvesenfaisant semblant de chercher son mariou de le venir prendre pour lemener promener. Il le cherchait même à des heures oùil savait bien qu'il n'y était paset sous le prétextede l'attendreil demeurait dans l'antichambre de madame de Chartresoù il y avait toujours plusieurs personnes de qualité.Madame de Clèves y venait souventetpour êtreaffligéeelle n'en paraissait pas moins belle àmonsieur de Nemours. Il lui faisait voir combien il prenait d'intérêtà son afflictionet il lui en parlait avec un air si doux etsi soumisqu'il la persuadait aisément que ce n'étaitpas de madame la dauphine dont il était amoureux.

Elle nepouvait s'empêcher d'être troublée de sa vueetd'avoir pourtant du plaisir à le voir ; mais quand elle ne levoyait pluset qu'elle pensait que ce charme qu'elle trouvait danssa vue était le commencement des passionsil s'en fallait peuqu'elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnaitcette pensée.

Madame deChartres empira si considérablementque l'on commençaà désespérer de sa vie ; elle reçut ceque les médecins lui dirent du péril où elleétaitavec un courage digne de sa vertu et de sa piété.Après qu'ils furent sortiselle fit retirer tout le mondeetappeler madame de Clèves.

-- Il fautnous quitterma fillelui dit-elleen lui tendant la main ; lepéril où je vous laisseet le besoin que vous avez demoiaugmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vousavez de l'inclination pour monsieur de Nemours ; je ne vous demandepoint de me l'avouer : je ne suis plus en état de me servir devotre sincérité pour vous conduire. Il y a déjàlongtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; maisje ne vous en ai pas voulu parler d'abordde peur de vous en faireapercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que tropprésentement ; vous êtes sur le bord du précipice: il faut de grands efforts et de grandes violences pour vousretenir. Songez ce que vous devez à votre mari ; songez ce quevous vous devez à vous-mêmeet pensez que vous allezperdre cette réputation que vous vous êtes acquiseetque je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du couragema filleretirez-vous de la courobligez votre mari de vous emmener; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et tropdifficilesquelque affreux qu'ils vous paraissent d'abord ; ilsseront plus doux dans les suites que les malheurs d'une galanterie.Si d'autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vouspouvaient obliger à ce que je souhaiteje vous dirais quesiquelque chose était capable de troubler le bonheur quej'espère en sortant de ce mondece serait de vous voir tombercomme les autres femmes ; mais si ce malheur vous doit arriverjereçois la mort avec joiepour n'en être pas le témoin.

Madame deClèves fondait en larmes sur la main de sa mèrequ'elle tenait serrée entre les sienneset madame de Chartresse sentant touchée elle-même :

-- Adieuma fillelui dit-ellefinissons une conversation qui nous attendrittrop l'une et l'autreet souvenez-voussi vous pouvezde tout ceque je viens de vous dire.

Elle setourna de l'autre côté en achevant ces parolesetcommanda à sa fille d'appeler ses femmessans vouloirl'écouterni parler davantage. Madame de Clèves sortitde la chambre de sa mère en l'état que l'on peuts'imagineret madame de Chartres ne songea plus qu'à sepréparer à la mort. Elle vécut encore deuxjourspendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fillequiétait la seule chose à quoi elle se sentait attachée.

Madame deClèves était dans une affliction extrême ; sonmari ne la quittait pointet sitôt que madame de Chartres futexpiréeil l'emmena à la campagnepour l'éloignerd'un lieu qui ne faisait qu'aigrir sa douleur. On n'en a jamais vu depareille ; quoique la tendresse et la reconnaissance y eussent laplus grande partle besoin qu'elle sentait qu'elle avait de sa mèrepour se défendre contre monsieur de Nemoursne laissait pasd'y en avoir beaucoup. Elle se trouvait malheureuse d'êtreabandonnée à elle-mêmedans un temps oùelle était si peu maîtresse de ses sentimentset oùelle eût tant souhaité d'avoir quelqu'un qui pûtla plaindre et lui donner de la force. La manière dontmonsieur de Clèves en usait pour elle lui faisait souhaiterplus fortement que jamaisde ne manquer à rien de ce qu'ellelui devait. Elle lui témoignait aussi plus d'amitié etplus de tendresse qu'elle n'avait encore fait ; elle ne voulait pointqu'il la quittâtet il lui semblait qu'à force des'attacher à luiil la défendrait contre monsieur deNemours.

Ce princevint voir monsieur de Clèves à la campagne. Il fit cequ'il put pour rendre aussi une visite à madame de Clèves; mais elle ne le voulut point recevoiretsentant bien qu'elle nepouvait s'empêcher de le trouver aimableelle avait fait uneforte résolution de s'empêcher de le voiret d'enéviter toutes les occasions qui dépendraient d'elle.

Monsieurde Clèves vint à Paris pour faire sa couret promit àsa femme de s'en retourner le lendemain ; il ne revint néanmoinsque le jour d'après.

-- Je vousattendis tout hierlui dit madame de Clèveslorsqu'il arriva; et je vous dois faire des reproches de n'être pas venucommevous me l'aviez promis. Vous savez que si je pouvais sentir unenouvelle affliction en l'état où je suisce serait lamort de madame de Tournonque j'ai apprise ce matin. J'en aurais ététouchée quand je ne l'aurais point connue ; c'est toujours unechose digne de pitiéqu'une femme jeune et belle commecelle-là soit morte en deux jours ; mais de plusc'étaitune des personnes du monde qui me plaisait davantageet quiparaissait avoir autant de sagesse que de mérite.

-- Je fustrès fâché de ne pas revenir hierréponditmonsieur de Clèves ; mais j'étais si nécessaireà la consolation d'un malheureuxqu'il m'étaitimpossible de le quitter. Pour madame de Tournonje ne vousconseille pas d'en être affligéesi vous la regrettezcomme une femme pleine de sagesseet digne de votre estime.

-- Vousm'étonnezreprit madame de Clèveset je vous ai ouïdire plusieurs fois qu'il n'y avait point de femme à la courque vous estimassiez davantage.

-- Il estvrairépondit-ilmais les femmes sont incompréhensiblesetquand je les vois toutesje me trouve si heureux de vous avoirque je ne saurais assez admirer mon bonheur.

-- Vousm'estimez plus que je ne vauxrépliqua madame de Clèvesen soupirantet il n'est pas encore temps de me trouver digne devous. Apprenez-moije vous en suppliece qui vous a détrompéde madame de Tournon.

-- Il y alongtemps que je le suisrépliqua-t-ilet que je saisqu'elle aimait le comte de Sancerreà qui elle donnait desespérances de l'épouser.

-- Je nesaurais croireinterrompit madame de Clèvesque madame deTournonaprès cet éloignement si extraordinairequ'elle a témoigné pour le mariage depuis qu'elle estveuveet après les déclarations publiques qu'elle afaites de ne se remarier jamaisait donné des espérancesà Sancerre.

-- Si ellen'en eût donné qu'à luirépliqua monsieurde Clèvesil ne faudrait pas s'étonner ; mais ce qu'ily a de surprenantc'est qu'elle en donnait aussi àEstouteville dans le même temps ; et je vais vous apprendretoute cette histoire.

SECONDEPARTIE

"Voussavez l'amitié qu'il y a entre Sancerre et moi ; néanmoinsil devint amoureux de madame de Tournonil y a environ deux ansetme le cacha avec beaucoup de soinaussi bien qu'à tout lereste du monde. J'étais bien éloigné de lesoupçonner. Madame de Tournon paraissait encore inconsolablede la mort de son mariet vivait dans une retraite austère.La soeur de Sancerre était quasi la seule personne qu'ellevitet c'était chez elle qu'il en était devenuamoureux.

"Unsoir qu'il devait y avoir une comédie au Louvreet que l'onn'attendait plus que le roi et madame de Valentinois pour commencerl'on vint dire qu'elle s'était trouvée malet que leroi ne viendrait pas. On jugea aisément que le mal de cetteduchesse était quelque démêlé avec le roi.Nous savions les jalousies qu'il avait eues du maréchal deBrissacpendant qu'il avait été à la cour ;mais il était retourné en Piémont depuisquelques jourset nous ne pouvions imaginer le sujet de cettebrouillerie.

"Commej'en parlais avec Sancerremonsieur d'Anville arriva dans la salleet me dit tout bas que le roi était dans une affliction etdans une colère qui faisaient pitié ; qu'en unraccommodement qui s'était fait entre lui et madame deValentinoisil y avait quelques jourssur des démêlésqu'ils avaient eus pour le maréchal de Brissacle roi luiavait donné une bagueet l'avait priée de la porter ;que pendant qu'elle s'habillait pour venir à la comédieil avait remarqué qu'elle n'avait point cette bagueet lui enavait demandé la raison ; qu'elle avait paru étonnéede ne la pas avoir ; qu'elle l'avait demandée à sesfemmeslesquelles par malheurou faute d'être bieninstruitesavaient répondu qu'il y avait quatre ou cinq joursqu'elles ne l'avaient vue.

"Cetemps est précisément celui du départ dumaréchal de Brissaccontinua monsieur d'Anville ; le roi n'apoint douté qu'elle ne lui ait donné la bague en luidisant adieu. Cette pensée a réveillé sivivement toute cette jalousiequi n'était pas encore bienéteintequ'il s'est emporté contre son ordinaireetlui a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez luitrèsaffligé ; mais je ne sais s'il l'est davantage de l'opinionque madame de Valentinois a sacrifié sa bagueque de lacrainte de lui avoir déplu par sa colère.

"Sitôtque monsieur d'Anville eut achevé de me conter cette nouvelleje me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre ; je la lui discomme un secret que l'on venait de me confieret dont je luidéfendais d'en parler.

"Lelendemain matinj'allai d'assez bonne heure chez ma belle-soeur ; jetrouvai madame de Tournon au chevet de son lit. Elle n'aimait pasmadame de Valentinoiset elle savait bien que ma belle-soeur n'avaitpas sujet de s'en louer. Sancerre avait été chez elleau sortir de la comédie. Il lui avait appris la brouillerie duroi avec cette duchesseet madame de Tournon était venue laconter à ma belle-soeursans savoir ou sans faire réflexionque c'était moi qui l'avait apprise à son amant.

"Sitôtque je m'approchai de ma belle-soeurelle dit à madame deTournon que l'on pouvait me confier ce qu'elle venait de lui direetsans attendre la permission de madame de Tournon elle me conta motpour mot tout ce que j'avais dit à Sancerre le soir précédent.Vous pouvez juger comme j'en fus étonné. Je regardaimadame de Tournonelle me parut embarrassée. Son embarras medonna du soupçon ; je n'avais dit la chose qu'àSancerreil m'avait quitté au sortir de la comédiesans m'en dire la raison ; je me souvins de lui avoir ouïextrêmement louer madame de Tournon. Toutes ces chosesm'ouvrirent les yeuxet je n'eus pas de peine à démêlerqu'il avait une galanterie avec elleet qu'il l'avait vue depuisqu'il m'avait quitté.

"Jefus si piqué de voir qu'il me cachait cette aventureque jedis plusieurs choses qui firent connaître à madame deTournon l'imprudence qu'elle avait faite ; je la remis à soncarrosseet je l'assuraien la quittantque j'enviais le bonheurde celui qui lui avait appris la brouillerie du roi et de madame deValentinois.

"Jem'en allai à l'heure même trouver Sancerreje lui fisdes reprocheset je lui dis que je savais sa passion pour madame deTournonsans lui dire comment je l'avais découverte. Il futcontraint de me l'avouer. Je lui contai ensuite ce qui me l'avaitappriseet il m'apprit aussi le détail de leur aventure ; ilme dit quequoiqu'il fût cadet de sa maisonet trèséloigné de pouvoir prétendre un aussi bon partique néanmoins elle était résolue de l'épouser.L'on ne peut être plus surpris que je le fus. Je dis àSancerre de presser la conclusion de son mariageet qu'il n'y avaitrien qu'il ne dût craindre d'une femme qui avait l'artifice desoutenir aux yeux du public un personnage si éloigné dela vérité. Il me répondit qu'elle avait étévéritablement affligéemais que l'inclination qu'elleavait eue pour lui avait surmonté cette afflictionet qu'ellen'avait pu laisser paraître tout d'un coup un si grandchangement. Il me dit encore plusieurs autres raisons pour l'excuserqui me firent voir à quel point il en était amoureux ;il m'assura qu'il la ferait consentir que je susse la passion qu'ilavait pour ellepuisque aussi bien c'était elle-mêmequi me l'avait apprise. Il l'y obligea en effetquoique avecbeaucoup de peineet je fus ensuite très avant dans leurconfidence.

"Jen'ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et siagréable à l'égard de son amant ; néanmoinsj'étais toujours choqué de son affectation àparaître encore affligée. Sancerre était siamoureux et si content de la manière dont elle en usait pourluiqu'il n'osait quasi la presser de conclure leur mariagede peurqu'elle ne crût qu'il le souhaitait plutôt par intérêtque par une véritable passion. Il lui en parla toutefoisetelle lui parut résolue à l'épouser ; ellecommença même à quitter cette retraite oùelle vivaitet à se remettre dans le monde. Elle venait chezma belle-soeur à des heures où une partie de la cours'y trouvait. Sancerre n'y venait que rarement ; mais ceux qui yétaient tous les soirset qui l'y voyaient souventlatrouvaient très aimable.

"Peude temps après qu'elle eut commencé à quitter lasolitudeSancerre crut voir quelque refroidissement dans la passionqu'elle avait pour lui. Il m'en parla plusieurs foissans que jefisse aucun fondement sur ses plaintes ; mais à la fincommeil me dit qu'au lieu d'achever leur mariageelle semblaitl'éloignerje commençai à croire qu'il n'avaitpas de tort d'avoir de l'inquiétude. Je lui répondisque quand la passion de madame de Tournon diminuerait aprèsavoir duré deux ansil ne faudrait pas s'en étonner ;que quand même sans être diminuéeelle ne seraitpas assez forte pour l'obliger à l'épouserqu'il nedevrait pas s'en plaindre ; que ce mariageà l'égarddu publiclui ferait un extrême tortnon seulement parcequ'il n'était pas un assez bon parti pour ellemais par lepréjudice qu'il apporterait à sa réputation ;qu'ainsi tout ce qu'il pouvait souhaiterétait qu'elle ne letrompât point et qu'elle ne lui donnât pas de faussesespérances. Je lui dis encore que si elle n'avait pas la forcede l'épouserou qu'elle lui avouât qu'elle en aimaitquelque autreil ne fallait point qu'il s'emportâtni qu'ilse plaignît ; mais qu'il devrait conserver pour elle del'estime et de la reconnaissance.

"Jevous donnelui dis-jele conseil que je prendrais pour moi-même; car la sincérité me touche d'une telle sorteque jecrois que si ma maîtresseet même ma femmem'avouaitque quelqu'un lui plûtj'en serais affligé sans en êtreaigri. Je quitterais le personnage d'amant ou de maripour laconseiller et pour la plaindre."

Cesparoles firent rougir madame de Clèveset elle y trouva uncertain rapport avec l'état où elle étaitquila surpritet qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps àse remettre.

"Sancerreparla à madame de Tournoncontinua monsieur de Clèvesil lui dit tout ce que je lui avais conseillémais elle lerassura avec tant de soinet parut si offensée de sessoupçonsqu'elle les lui ôta entièrement. Elleremit néanmoins leur mariage après un voyage qu'ilallait faireet qui devait être assez long ; mais elle seconduisit si bien jusqu'à son départet en parut siaffligéeque je crusaussi bien que luiqu'elle l'aimaitvéritablement. Il partitil y a environ trois mois pendantson absencej'ai peu vu madame de Tournon ; vous m'avez entièrementoccupéet je savais seulement qu'il devait bientôtrevenir.

"Avant-hieren arrivant à Parisj'appris qu'elle était morte ;j'envoyai savoir chez lui si on n'avait point eu de ses nouvelles. Onme manda qu'il était arrivé de la veillequi étaitprécisément le jour de la mort de madame de Tournon.J'allai le voir à l'heure mêmeme doutant bien del'état où je le trouverais ; mais son afflictionpassait de beaucoup ce que je m'en étais imaginé.

"Jen'ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre ; dès lemoment qu'il me vitil m'embrassafondant en larmes : Je ne laverrai plusme dit-ilje ne la verrai pluselle est morte ! jen'en étais pas dignemais je la suivrai bientôt.

"Aprèscela il se tut ; et puisde temps en temps redisant toujours : Elleest morteet je ne la verrai plus ! il revenait aux cris et auxlarmeset demeurait comme un homme qui n'avait plus de raison. Il medit qu'il n'avait pas reçu souvent de ses lettres pendant sonabsencemais qu'il ne s'en était pas étonnéparce qu'il la connaissait et qu'il savait la peine qu'elle avait àhasarder de ses lettres. Il ne doutait point qu'il ne l'eûtépousée à son retour ; il la regardait comme laplus aimable et la plus fidèle personne qui eût jamaisétéil s'en croyait tendrement aimé ; il laperdait dans le moment qu'il pensait s'attacher à elle pourjamais. Toutes ces pensées le plongeaient dans une afflictionviolentedont il était entièrement accablé ; etj'avoue que je ne pouvais m'empêcher d'en être touché.

"Jefus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi ;je lui promis que je reviendrais bientôt. Je revins en effetet je ne fus jamais si surprisque de le trouver tout différentde ce que je l'avais quitté. Il était debout dans sachambreavec un visage furieuxmarchant et s'arrêtant commes'il eût été hors de lui-même. - Venezvenezme dit-ilvenez voir l'homme du monde le plus désespéré; je suis plus malheureux mille fois que je n'étais tantôtet ce que je viens d'apprendre de madame de Tournon est pire que samort.

"Jecrus que la douleur le troublait entièrementet je ne pouvaism'imaginer qu'il y eût quelque chose de pire que la mort d'unemaîtresse que l'on aimeet dont on est aimé. Je lui disque tant que son affliction avait eu des bornesje l'avaisapprouvéeet que j'y étais entré ; mais que jene le plaindrais plus s'il s'abandonnait au désespoiret s'ilperdait la raison.

-- Jeserais trop heureux de l'avoir perdueet la vie aussis'écria-t-il: madame de Tournon m'était infidèleet j'apprends soninfidélité et sa trahison le lendemain que j'ai apprissa mortdans un temps où mon âme est remplie etpénétrée de la plus vive douleur et de la plustendre amour que l'on ait jamais senties ; dans un temps oùson idée est dans mon coeur comme la plus parfaite chose quiait jamais étéet la plus parfaite à mon égard; je trouve que je suis trompéet qu'elle ne méritepas que je la pleure ; cependant j'ai la même affection de samort que si elle m'était fidèleet je sens soninfidélité comme si elle n'était point morte. Sij'avais appris son changement avant sa mortla jalousiela colèrela rage m'auraient rempliet m'auraient endurci en quelque sortecontre la douleur de sa perte ; mais je suis dans un état oùje ne puis ni m'en consolerni la haïr.

"Vouspouvez juger si je fus surpris de ce que me disait Sancerre ; je luidemandai comment il avait su ce qu'il venait de me dire. Il me contaqu'un moment après que j'étais sorti de sa chambreEstoutevillequi est son ami intimemais qui ne savait pourtantrien de son amour pour madame de Tournonl'était venu voir ;que d'abord qu'il avait été assisil avait commencéà pleurer et qu'il lui avait dit qu'il lui demandait pardon delui avoir caché ce qu'il lui allait apprendre ; qu'il lepriait d'avoir pitié de lui ; qu'il venait lui ouvrir soncoeuret qu'il voyait l'homme du monde le plus affligé de lamort de madame de Tournon.

"Cenomme dit Sancerrem'a tellement surprisquequoique mon premiermouvement ait été de lui dire que j'en étaisplus affligé que luije n'ai pas eu néanmoins la forcede parler. Il a continuéet m'a dit qu'il étaitamoureux d'elle depuis six mois ; qu'il avait toujours voulu me lediremais qu'elle le lui avait défendu expressémentet avec tant d'autoritéqu'il n'avait osé lui désobéir; qu'il lui avait plu quasi dans le même temps qu'il l'avaitaimée ; qu'ils avaient caché leur passion à toutle monde ; qu'il n'avait jamais été chez ellepubliquement ; qu'il avait eu le plaisir de la consoler de la mort deson mari ; et qu'enfin il l'allait épouser dans le tempsqu'elle était morte ; mais que ce mariagequi était uneffet de passionaurait paru un effet de devoir et d'obéissance; qu'elle avait gagné son père pour se faire commanderde l'épouserafin qu'il n'y eût pas un trop grandchangement dans sa conduitequi avait été si éloignéede se remarier.

"Tantqu'Estouteville m'a parléme dit Sancerrej'ai ajoutéfoi a ses parolesparce que j'y ai trouvé de lavraisemblanceet que le temps où il m'a dit qu'il avaitcommencé à aimer madame de Tournon est précisémentcelui où elle m'a paru changée ; mais un moment aprèsje l'ai cru un menteurou du moins un visionnaire. J'ai étéprêt à le lui dire ; j'ai passé ensuite àvouloir m'éclaircirje l'ai questionnéje lui ai faitparaître des doutes ; enfin j'ai tant fait pour m'assurer demon malheurqu'il m'a demandé si je connaissais l'écriturede madame de Tournon. Il a mis sur mon lit quatre de ses lettres etson portrait ; mon frère est entré dans ce moment.Estouteville avait le visage si plein de larmesqu'il a étécontraint de sortir pour ne se pas laisser voir ; il m'a dit qu'ilreviendrait ce soir requérir ce qu'il me laissait ; et moi jechassai mon frèresur le prétexte de me trouver malpar l'impatience de voir ces lettres que l'on m'avait laisséeset espérant d'y trouver quelque chose qui ne me persuaderaitpas tout ce qu'Estouteville venait de me dire. Mais hélas !que n'y ai-je point trouvé ? Quelle tendresse ! quels serments! quelles assurances de l'épouser ! quelles lettres ! Jamaiselle ne m'en a écrit de semblables. Ainsiajouta-t-ilj'éprouve à la fois la douleur de la mort et celle del'infidélité ; ce sont deux maux que l'on a souventcomparésmais qui n'ont jamais été sentis enmême temps par la même personne. J'avoueà mahonteque je sens encore plus sa perte que son changementje nepuis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Sielle vivaitj'aurais le plaisir de lui faire des reprocheset de mevenger d'elle en lui faisant connaître son injustice. Mais jene la verrai plusreprenait-ilje ne la verrai plus ; ce mal est leplus grand de tous les maux. Je souhaiterais de lui rendre la vie auxdépens de la mienne. Quel souhait ! si elle revenait ellevivrait pour Estouteville. Que j'étais heureux hier !s'écriait-ilque j'étais heureux ! j'étaisl'homme du monde le plus affligé ; mais mon affliction étaitraisonnableet je trouvais quelque douceur à penser que je nedevais jamais me consoler. Aujourd'huitous mes sentiments sontinjustes. Je paye à une passion feinte qu'elle a eue pour moile même tribut de douleur que je croyais devoir à unepassion véritable. Je ne puis ni haïrni aimer samémoire ; je ne puis me consoler ni m'affliger. Du moinsmedit-ilen se retournant tout d'un coup vers moifaitesje vous enconjureque je ne voie jamais Estouteville ; son nom seul me faithorreur. Je sais bien que je n'ai nul sujet de m'en plaindre ; c'estma faute de lui avoir caché que j'aimais madame de Tournon ;s'il l'eût su il ne s'y serait peut-être pas attachéelle ne m'aurait pas été infidèle ; il est venume chercher pour me confier sa douleur ; il me fait pitié. Et! c'est avec raisons'écriait-il ; il aimait madame deTournonil en était aiméet il ne la verra jamais ;je sens bien néanmoins que je ne saurais m'empêcher dele haïr. Et encore une foisje vous conjure de faire en sorteque je ne le voie point.

"Sancerrese remit ensuite à pleurerà regretter madame deTournonà lui parleret à lui dire les choses dumonde les plus tendres ; il repassa ensuite à la haineauxplaintesaux reproches et aux imprécations contre elle. Commeje le vis dans un état si violentje connus bien qu'il mefallait quelque secours pour m'aider à calmer son esprit.J'envoyai quérir son frèreque je venais de quitterchez le roi ; j'allai lui parler dans l'antichambre avant qu'ilentrâtet je lui contai l'état où étaitSancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu'il nevît Estoutevilleet nous employâmes une partie de lanuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matinje l'ai encore trouvé plus affligé ; son frèreest demeuré auprès de luiet je suis revenu auprèsde vous."

-- L'on nepeut être plus surprise que je le suisdit alors madame deClèveset je croyais madame de Tournon incapable d'amour etde tromperie.

--L'adresse et la dissimulationreprit monsieur de Clèvesnepeuvent aller plus loin qu'elle les a portées. Remarquez quequand Sancerre crut qu'elle était changée pour luielle l'était véritablementet qu'elle commençaità aimer Estouteville. Elle disait à ce dernier qu'il laconsolait de la mort de son mariet que c'était lui qui étaitcause qu'elle quittait cette grande retraiteet il paraissait àSancerre que c'était parce que nous avions résoluqu'elle ne témoignerait plus d'être si affligée.Elle faisait valoir à Estouteville de cacher leurintelligenceet de paraître obligée à l'épouserpar le commandement de son pèrecomme un effet du soinqu'elle avait de sa réputation ; et c'était pourabandonner Sancerresans qu'il eût sujet de s'en plaindre. Ilfaut que je m'en retournecontinua monsieur de Clèvespourvoir ce malheureuxet je crois qu'il faut que vous reveniez aussi àParis. Il est temps que vous voyiez le mondeet que vous receviez cenombre infini de visitesdont aussi bien vous ne sauriez vousdispenser.

Madame deClèves consentit à son retouret elle revint lelendemain. Elle se trouva plus tranquille sur monsieur de Nemoursqu'elle n'avait été ; tout ce que lui avait dit madamede Chartres en mourantet la douleur de sa mortavaient fait unesuspension à ses sentimentsqui lui faisait croire qu'ilsétaient entièrement effacés.

Dèsle même soir qu'elle fut arrivéemadame la dauphine lavint voiret après lui avoir témoigné la partqu'elle avait prise à son afflictionelle lui dit quepourla détourner de ces tristes penséeselle voulaitl'instruire de tout ce qui s'était passé à lacour en son absence ; elle lui conta ensuite plusieurs chosesparticulières.

-- Mais ceque j'ai le plus d'envie de vous apprendreajouta-t-ellec'estqu'il est certain que monsieur de Nemours est passionnémentamoureuxet que ses amis les plus intimesnon seulement ne sontpoint dans sa confidencemais qu'ils ne peuvent deviner qui est lapersonne qu'il aime. Cependant cet amour est assez fort pour luifaire négliger ou abandonnerpour mieux direles espérancesd'une couronne.

Madame ladauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé surl'Angleterre.

-- J'aiappris ce que je viens de vous direcontinua-t-ellede monsieurd'Anville ; et il m'a dit ce matin que le roi envoya quérirhier au soirmonsieur de Nemourssur des lettres de Lignerollesqui demande à reveniret qui écrit au roi qu'il nepeut plus soutenir auprès de la reine d'Angleterre lesretardements de monsieur de Nemours ; qu'elle commence à s'enoffenseret qu'encore qu'elle n'eût point donné deparole positiveelle en avait assez dit pour faire hasarder unvoyage. Le roi lut cette lettre à monsieur de Nemoursquiaulieu de parler sérieusementcomme il avait fait dans lescommencementsne fit que rireque badineret se moquer desespérances de Lignerolles. Il dit que toute l'Europecondamnerait son imprudences'il hasardait d'aller en Angleterrecomme un prétendu mari de la reinesans être assurédu succès. "Il me semble aussiajouta-t-ilque jeprendrais mal mon tempsde faire ce voyage présentement quele roi d'Espagne fait de si grandes instances pour épousercette reine. Ce ne serait peut-être pas un rival bienredoutable dans une galanterie ; mais je pense que dans un mariageVotre Majesté ne me conseillerait pas de lui disputer quelquechose. - Je vous le conseillerais en cette occasionreprit le roi ;mais vous n'aurez rien à lui disputer ; je sais qu'il ad'autres pensées ; et quand il n'en aurait pasla reine Maries'est trop mal trouvée du joug de l'Espagnepour croire quesa soeur le veuille reprendreet qu'elle se laisse éblouir àl'éclat de tant de couronnes jointes ensemble. - Si elle nes'en laisse pas éblouirrepartit monsieur de Nemoursil y aapparence qu'elle voudra se rendre heureuse par l'amour. Elle a aiméle milord Courtenayil y a déjà quelques années; il était aussi aimé de la reine Mariequi l'auraitépousé du consentement de toute l'Angleterresansqu'elle connût que la jeunesse et la beauté de sa soeurÉlisabeth le touchaient davantage que l'espérance derégner. Votre Majesté sait que les violentes jalousiesqu'elle en eut la portèrent à les mettre l'un etl'autre en prisonà exiler ensuite le milord Courtenayet ladéterminèrent enfin à épouser le roid'Espagne. Je crois qu'Élisabethqui est présentementsur le trônerappellera bientôt ce milord et qu'ellechoisira un homme qu'elle a aiméqui est fort aimablequi atant souffert pour elleplutôt qu'un autre qu'elle n'a jamaisvu.

-- Jeserais de votre avisrepartit le roisi Courtenay vivait encore ;mais j'ai sudepuis quelques joursqu'il est mort à Padoueoù il était relégué. Je vois bienajouta-t-ilen quittant monsieur de Nemoursqu'il faudrait fairevotre mariage comme on ferait celui de monsieur le dauphinetenvoyer épouser la reine d'Angleterre par des ambassadeurs.

"Monsieurd'Anville et monsieur le vidamequi étaient chez le roi avecmonsieur de Nemourssont persuadés que c'est cette mêmepassion dont il est occupéqui le détourne d'un sigrand dessein. Le vidamequi le voit de plus près quepersonnea dit à madame de Martigues que ce prince esttellement changé qu'il ne le reconnaît plus ; et ce quil'étonne davantagec'est qu'il ne lui voit aucun commerceniaucunes heures particulières où il se dérobeensorte qu'il croit qu'il n'a point d'intelligence avec la personnequ'il aime ; et c'est ce qui fait méconnaître monsieurde Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point àson amour."

Quelpoison pour madame de Clèvesque le discours de madame ladauphine ! Le moyen de ne se pas reconnaître pour cettepersonne dont on ne savait point le nom ? et le moyen de n'êtrepas pénétrée de reconnaissance et de tendresseen apprenantpar une voie qui ne lui pouvait être suspecteque ce princequi touchait déjà son coeurcachait sapassion à tout le mondeet négligeait pour l'amourd'elle les espérances d'une couronne. Aussi ne peut-onreprésenter ce qu'elle sentitet le trouble qui s'élevadans son âme. Si madame la dauphine l'eut regardée avecattentionelle eût aisément remarqué que leschoses qu'elle venait de dire ne lui étaient pas indifférentes; mais comme elle n'avait aucun soupçon de la véritéelle continua de parlersans y faire de réflexion.

--Monsieur d'Anvilleajouta-t-ellequicomme je vous viens de direm'a appris tout ce détailm'en croit mieux instruite que lui; et il a une si grande opinion de mes charmesqu'il est persuadéque je suis la seule personne qui puisse faire de si grandschangements en monsieur de Nemours.

Cesdernières paroles de madame la dauphine donnèrent uneautre sorte de trouble à madame de Clèvesque celuiqu'elle avait eu quelques moments auparavant.

-- Jeserais aisément de l'avis de monsieur d'Anvillerépondit-elle; et il y a beaucoup d'apparenceMadamequ'il ne faut pas moinsqu'une princesse telle que vouspour faire mépriser la reined'Angleterre.

-- Je vousl'avouerais si je le savaisrepartit madame la dauphineet je lesaurais s'il était véritable. Ces sortes de passionsn'échappent point à la vue de celles qui les causent ;elles s'en aperçoivent les premières. Monsieur deNemours ne m'a jamais témoigné que de légèrescomplaisances ; mais il y a néanmoins une si grande différencede la manière dont il a vécu avec moià celledont il y vit présentementque je puis vous répondreque je ne suis pas la cause de l'indifférence qu'il a pour lacouronne d'Angleterre.

"Jem'oublie avec vousajouta madame la dauphineet je ne me souvienspas qu'il faut que j'aille voir Madame. Vous savez que la paix estquasi conclue ; mais vous ne savez pas que le roi d'Espagne n'a voulupasser aucun article qu'à condition d'épouser cetteprincesseau lieu du prince don Carlosson fils. Le roi a eubeaucoup de peine à s'y résoudre ; enfin il y aconsentiet il est allé tantôt annoncer cette nouvelleà Madame. Je crois qu'elle sera inconsolable ; ce n'est pasune chose qui puisse plaire d'épouser un homme de l'âgeet de l'humeur du roi d'Espagnesurtout à elle qui a toute lajoie que donne la première jeunesse jointe à la beautéet qui s'attendait d'épouser un jeune prince pour qui elle ade l'inclination sans l'avoir vu. Je ne sais si le roi en elletrouvera toute l'obéissance qu'il désire ; il m'achargée de la voir parce qu'il sait qu'elle m'aimeet qu'ilcroit que j'aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuiteune autre visite bien différente ; j'irai me réjouiravec Madamesoeur du roi. Tout est arrêté pour sonmariage avec monsieur de Savoie ; et il sera ici dans peu de temps.Jamais personne de l'âge de cette princesse n'a eu une joie sientière de se marier. La cour va être plus belle et plusgrosse qu'on ne l'a jamais vueetmalgré votre afflictionil faut que vous veniez nous aider à faire voir aux étrangersque nous n'avons pas de médiocres beautés."

Aprèsces parolesmadame la dauphine quitta madame de Clèvesetle lendemainle mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jourssuivantsle roi et les reines allèrent voir madame de Clèves.Monsieur de Nemoursqui avait attendu son retour avec une extrêmeimpatienceet qui souhaitait ardemment de lui pouvoir parler sanstémoinsattendit pour aller chez elle l'heure que tout lemonde en sortiraitet qu'apparemment il ne reviendrait pluspersonne. Il réussit dans son desseinet il arriva comme lesdernières visites en sortaient.

Cetteprincesse était sur son lit ; il faisait chaudet la vue demonsieur de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuaitpas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elleavec cettecrainte et cette timidité que donnent les véritablespassions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Madame deClèves n'était pas moins interditede sorte qu'ilsgardèrent assez longtemps le silence. Enfin monsieur deNemours prit la paroleet lui fit des compliments sur son affliction; madame de Clèvesétant bien aise de continuer laconversation sur ce sujetparla assez longtemps de la perte qu'elleavait faite ; et enfinelle dit quequand le temps aurait diminuéla violence de sa douleuril lui en demeurerait toujours une siforte impressionque son humeur en serait changée.

-- Lesgrandes afflictions et les passions violentesrepartit monsieur deNemoursfont de grands changements dans l'esprit ; et pour moijene me reconnais pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup degens ont remarqué ce changementet même madame ladauphine m'en parlait encore hier.

-- Il estvrairepartit madame de Clèvesqu'elle l'a remarquéet je crois lui en avoir ouï dire quelque chose.

-- Je nesuis pas fâchéMadamerépliqua monsieur deNemoursqu'elle s'en soit aperçue ; mais je voudrais qu'ellene fût pas seule à s'en apercevoir. Il y a des personnesà qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on apour ellesque par les choses qui ne les regardent point ; etn'osant leur faire paraître qu'on les aimeon voudrait dumoins qu'elles vissent que l'on ne veut être aimé depersonne. L'on voudrait qu'elles sussent qu'il n'y a point de beautédans quelque rang qu'elle pût êtreque l'on ne regardâtavec indifférenceet qu'il n'y a point de couronne que l'onvoulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugentd'ordinaire de la passion qu'on a pour ellescontinua-t-ilpar lesoin qu'on prend de leur plaire et de les chercher ; mais ce n'estpas une chose difficile pour peu qu'elles soient aimables ; ce quiest difficilec'est de ne s'abandonner pas au plaisir de les suivre; c'est de les éviterpar la peur de laisser paraîtreau publicet quasi à elles-mêmesles sentiments quel'on a pour elles. Et ce qui marque encore mieux un véritableattachementc'est de devenir entièrement opposé àce que l'on étaitet de n'avoir plus d'ambitionni deplaisiraprès avoir été toute sa vie occupéde l'un et de l'autre.

Madame deClèves entendait aisément la part qu'elle avait àces paroles. Il lui semblait qu'elle devait y répondreet neles pas souffrir. Il lui semblait aussi qu'elle ne devait pas lesentendreni témoigner qu'elle les prît pour elle. Ellecroyait devoir parleret croyait ne devoir rien dire. Le discours demonsieur de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également; elle y voyait la confirmation de tout ce que lui avait fait pensermadame la dauphine ; elle y trouvait quelque chose de galant et derespectueuxmais aussi quelque chose de hardi et de tropintelligible. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnaitun trouble dont elle n'était pas maîtresse. Les parolesles plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitationque les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaîtpas. Elle demeurait donc sans répondreet monsieur de Nemoursse fût aperçu de son silencedont il n'aurait peut-êtrepas tiré de mauvais présagessi l'arrivée demonsieur de Clèves n'eût fini la conversation et savisite.

Ce princevenait conter à sa femme des nouvelles de Sancerre ; mais ellen'avait pas une grande curiosité pour la suite de cetteaventure. Elle était si occupée de ce qui se venait depasserqu'à peine pouvait-elle cacher la distraction de sonesprit. Quand elle fut en liberté de rêverelle connutbien qu'elle s'était trompéelorsqu'elle avait crun'avoir plus que de l'indifférence pour monsieur de Nemours.Ce qu'il lui avait dit avait fait toute l'impression qu'il pouvaitsouhaiteret l'avait entièrement persuadée de sapassion. Les actions de ce prince s'accordaient trop bien avec sesparolespour laisser quelque doute à cette princesse. Elle nese flatta plus de l'espérance de ne le pas aimer ; elle songeaseulement à ne lui en donner jamais aucune marque. C'étaitune entreprise difficiledont elle connaissait déjàles peines ; elle savait que le seul moyen d'y réussir étaitd'éviter la présence de ce prince ; et comme son deuillui donnait lieu d'être plus retirée que de coutumeelle se servit de ce prétexte pour n'aller plus dans les lieuxoù il la pouvait voir. Elle était dans une tristesseprofonde ; la mort de sa mère en paraissait la causeet l'onn'en cherchait point d'autre.

Monsieurde Nemours était désespéré de ne la voirpresque plus ; et sachant qu'il ne la trouverait dans aucuneassemblée et dans aucun des divertissements ou étaittoute la couril ne pouvait se résoudre d'y paraître ;il feignit une passion grande pour la chasseet il en faisait desparties les mêmes jours qu'il y avait des assembléeschez les reines. Une légère maladie lui servitlongtemps de prétexte pour demeurer chez luiet pour éviterd'aller dans tous les lieux où il savait bien que madame deClèves ne serait pas.

Monsieurde Clèves fut malade à peu près dans le mêmetemps. Madame de Clèves ne sortit point de sa chambre pendantson mal ; mais quand il se porta mieuxqu'il vit du mondeet entreautres monsieur de Nemours quisur le prétexte d'êtreencore faibley passait la plus grande partie du jourelle trouvaqu'elle n'y pouvait plus demeurer ; elle n'eut pas néanmoinsla force d'en sortir les premières fois qu'il y vint. Il yavait trop longtemps qu'elle ne l'avait vupour se résoudre àne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de lui faire entendre pardes discours qui ne semblaient que générauxmaisqu'elle entendait néanmoins parce qu'ils avaient du rapport àce qu'il lui avait dit chez ellequ'il allait à la chassepour rêveret qu'il n'allait point aux assemblées parcequ'elle n'y était pas.

Elleexécuta enfin la résolution qu'elle avait prise desortir de chez son marilorsqu'il y serait ; ce fut toutefois en sefaisant une extrême violence. Ce prince vit bien qu'elle lefuyaitet en fut sensiblement touché

Monsieurde Clèves ne prit pas garde d'abord à la conduite de safemme : mais enfin il s'aperçut qu'elle ne voulait pas êtredans sa chambre lorsqu'il y avait du monde. Il lui en parlaet ellelui répondit qu'elle ne croyait pas que la bienséancevoulût qu'elle fût tous les soirs avec ce qu'il y avaitde plus jeune à la cour ; qu'elle le suppliait de trouver bonqu'elle fît une vie plus retirée qu'elle n'avaitaccoutumé ; que la vertu et la présence de sa mèreautorisaient beaucoup de chosesqu'une femme de son âge nepouvait soutenir.

Monsieurde Clèvesqui avait naturellement beaucoup de douceur et decomplaisance pour sa femmen'en eut pas en cette occasionet il luidit qu'il ne voulait pas absolument qu'elle changeât deconduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit étaitdans le mondeque monsieur de Nemours était amoureux d'elle ;mais elle n'eut pas la force de le nommer. Elle sentit aussi de lahonte de se vouloir servir d'une fausse raisonet de déguiserla vérité à un homme qui avait si bonne opiniond'elle.

Quelquesjours aprèsle roi était chez la reine àl'heure du cercle ; l'on parla des horoscopes et des prédictions.Les opinions étaient partagées sur la croyance que l'ony devait donner. La reine y ajoutait beaucoup de foi ; elle soutintqu'après tant de choses qui avaient étépréditeset que l'on avait vu arriveron ne pouvait douterqu'il n'y eût quelque certitude dans cette science. D'autressoutenaient queparmi ce nombre infini de prédictionsle peuqui se trouvaient véritables faisait bien voir que ce n'étaitqu'un effet du hasard.

-- J'ai euautrefois beaucoup de curiosité pour l'avenirdit le roi ;mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblablesqueje suis demeuré convaincu que l'on ne peut rien savoir devéritable. Il y a quelques années qu'il vint ici unhomme d'une grande réputation dans l'astrologie. Tout le mondel'alla voir ; j'y allai comme les autresmais sans lui dire quij'étaiset je menai monsieur de Guiseet d'Escars ; je lesfis passer les premiers. L'astrologue néanmoins s'adressad'abord à moicomme s'il m'eût jugé le maîtredes autres. Peut-être qu'il me connaissait ; cependant il medit une chose qui ne me convenait pass'il m'eût connu. Il meprédit que je serais tué en duel. Il dit ensuite àmonsieur de Guise qu'il serait tué par derrière et àd'Escars qu'il aurait la tête cassée d'un coup de piedde cheval. Monsieur de Guise s'offensa quasi de cette prédictioncomme si on l'eût accusé de devoir fuir. D'Escars ne futguère satisfait de trouver qu'il devait finir par un accidentsi malheureux. Enfin nous sortîmes tous très malcontentsde l'astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à monsieur deGuise et à d'Escars ; mais il n'y a guère d'apparenceque je sois tué en duel. Nous venons de faire la paixle roid'Espagne et moi ; et quand nous ne l'aurions pas faiteje doute quenous nous battionset que je le fisse appeler comme le roi mon pèrefit appeler Charles-Quint.

Aprèsle malheur que le roi conta qu'on lui avait préditceux quiavaient soutenu l'astrologie en abandonnèrent le partiettombèrent d'accord qu'il n'y fallait donner aucune croyance.

-- Pourmoidit tout haut monsieur de Nemoursje suis l'homme du monde quidois le moins y en avoir ; et se tournant vers madame de Clèvesauprès de qui il était : On m'a préditluidit-il tout basque je serais heureux par les bontés de lapersonne du monde pour qui j'aurais la plus violente et la plusrespectueuse passion. Vous pouvez jugerMadamesi je dois croireaux prédictions.

Madame ladauphine qui crut par ce que monsieur de Nemours avait dit tout hautque ce qu'il disait tout bas était quelque fausse prédictionqu'on lui avait faitedemanda à ce prince ce qu'il disait àmadame de Clèves. S'il eût eu moins de présenced'espritil eût été surpris de cette demande.Mais prenant la parole sans hésiter :

-- Je luidisaisMadamerépondit-ilque l'on m'a prédit que jeserais élevé à une si haute fortuneque jen'oserais même y prétendre.

-- Si l'onne vous a fait que cette prédictionrepartit madame ladauphine en souriantet pensant à l'affaire d'Angleterrejene vous conseille pas de décrier l'astrologieet vouspourriez trouver des raisons pour la soutenir.

Madame deClèves comprit bien ce que voulait dire madame la dauphine ;mais elle entendait bien aussi que la fortune dont monsieur deNemours voulait parler n'était pas d'être roid'Angleterre.

Comme il yavait déjà assez longtemps de la mort de sa mèreil fallait qu'elle commençât à paraîtredans le mondeet à faire sa cour comme elle avait accoutumé.Elle voyait monsieur de Nemours chez madame la dauphineelle levoyait chez monsieur de Clèvesoù il venait souventavec d'autres personnes de qualité de son âgeafin dene se pas faire remarquer ; mais elle ne le voyait plus qu'avec untrouble dont il s'apercevait aisément.

Quelqueapplication qu'elle eût à éviter ses regardsetà lui parler moins qu'à un autreil lui échappaitde certaines choses qui partaient d'un premier mouvementquifaisaient juger à ce prince qu'il ne lui était pasindifférent. Un homme moins pénétrant que lui nes'en fût peut-être pas aperçu ; mais il avait déjàété aimé tant de foisqu'il étaitdifficile qu'il ne connût pas quand on l'aimait. Il voyait bienque le chevalier de Guise était son rivalet ce princeconnaissait que monsieur de Nemours était le sien. Il étaitle seul homme de la cour qui eût démêlécette vérité ; son intérêt l'avait renduplus clairvoyant que les autres ; la connaissance qu'ils avaient deleurs sentiments leur donnait une aigreur qui paraissait en touteschosessans éclater néanmoins par aucun démêlé; mais ils étaient opposés en tout. Ils étaienttoujours de différent parti dans les courses de baguedansles combatsà la barrière et dans tous lesdivertissements où le roi s'occupait ; et leur émulationétait si grandequ'elle ne se pouvait cacher.

L'affaired'Angleterre revenait souvent dans l'esprit de madame de Clèves: il lui semblait que monsieur de Nemours ne résisterait pointaux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avecpeine que ce dernier n'était point encore de retouret ellel'attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvementselle se serait informée avec soin de l'état de cetteaffairemais le même sentiment qui lui donnait de la curiositél'obligeait à la cacheret elle s'enquérait seulementde la beautéde l'esprit et de l'humeur de la reineÉlisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roiqu'elletrouva plus beau qu'elle n'avait envie de le trouver ; et elle ne puts'empêcher de dire qu'il était flatté.

-- Je nele crois pasreprit madame la dauphinequi était présente; cette princesse a la réputation d'être belleetd'avoir un esprit fort au-dessus du communet je sais bien qu'on mel'a proposée toute ma vie pour exemple. Elle doit êtreaimablesi elle ressemble à Anne de Boulensa mère.Jamais femme n'a eu tant de charmes et tant d'agrément dans sapersonne et dans son humeur. J'ai ouï dire que son visage avaitquelque chose de vif et de singulieret qu'elle n'avait aucuneressemblance avec les autres beautés anglaises.

-- Il mesemble aussireprit madame de Clèvesque l'on dit qu'elleétait née en France.

-- Ceuxqui l'ont cru se sont trompésrépondit madame ladauphineet je vais vous conter son histoire en peu de mots.

"Elleétait d'une bonne maison d'Angleterre. Henri VIII avait étéamoureux de sa soeur et de sa mèreet l'on a mêmesoupçonné qu'elle était sa fille. Elle vint iciavec la soeur de Henri VIIqui épousa le roi Louis XII. Cetteprincessequi était jeune et galanteeut beaucoup de peine àquitter la cour de France après la mort de son mari ; maisAnne de Boulenqui avait les mêmes inclinations que samaîtressene se put résoudre à en partir. Le feuroi en était amoureuxet elle demeura fille d'honneur de lareine Claude. Cette reine mourutet madame Marguerite soeur du roiduchesse d'Alençonet depuis reine de Navarredont vous avezvu les contesla prit auprès d'elleet elle prit auprèsde cette princesse les teintures de la religion nouvelle. Elleretourna ensuite en Angleterre et y charma tout le monde ; elle avaitles manières de France qui plaisent à toutes lesnations ; elle chantait bienelle dansait admirablement ; on la mitfille de la reine Catherine d'Aragonet le roi Henri VIII en devintéperdument amoureux.

"Lecardinal de Wolseyson favori et son premier ministreavaitprétendu au pontificat ; et mal satisfait de l'Empereurquine l'avait pas soutenu dans cette prétentionil résolutde s'en vengeret d'unir le roison maîtreà laFrance. Il mit dans l'esprit de Henri VIII que son mariage avec latante de l'Empereur était nulet lui proposa d'épouserla duchesse d'Alençondont le mari venait de mourir. Anne deBoulenqui avait de l'ambitionregarda ce divorce comme un cheminqui la pouvait conduire au trône. Elle commença àdonner au roi d'Angleterre des impressions de la religion de Lutheret engagea le feu roi à favoriser à Rome le divorce deHenrisur l'espérance du mariage de madame d'Alençon.Le cardinal de Wolsey se fit députer en France sur d'autresprétextespour traiter cette affaire ; mais son maîtrene put se résoudre à souffrir qu'on en fîtseulement la proposition et il lui envoya un ordre à Calaisde ne point parler de ce mariage.

"Auretour de Francele cardinal de Wolsey fut reçu avec deshonneurs pareils à ceux que l'on rendait au roi même ;jamais favori n'a porté l'orgueil et la vanité àun si haut point. Il ménagea une entrevue entre les deux roisqui se fit à Boulogne. François premier donna la main àHenri VIIIqui ne la voulait point recevoir. Ils se traitèrenttour à tour avec une magnificence extraordinaireet sedonnèrent des habits pareils à ceux qu'ils avaient faitfaire pour eux-mêmes. Je me souviens d'avoir ouï dire queceux que le feu roi envoya au roi d'Angleterre étaient desatin cramoisichamarré en triangleavec des perles et desdiamantset la robe de velours blanc brodé d'or. Aprèsavoir été quelques jours à Boulogneilsallèrent encore à Calais. Anne de Boulen étaitlogée chez Henri VIII avec le train d'une reineet Françoispremier lui fit les mêmes présents et lui rendit lesmêmes honneurs que si elle l'eût été.Enfinaprès une passion de neuf annéesHenry l'épousasans attendre la dissolution de son premier mariagequ'il demandaità Rome depuis longtemps. Le pape prononça lesfulminations contre lui avec précipitation et Henri en futtellement irritéqu'il se déclara chef de la religionet entraîna toute l'Angleterre dans le malheureux changement oùvous la voyez.

"Annede Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur ; car lorsqu'elle lacroyait plus assurée par la mort de Catherine d'Aragonunjour qu'elle assistait avec toute la cour à des courses debague que faisait le vicomte de Rochefortson frèrele roien fut frappé d'une telle jalousiequ'il quitta brusquementle spectacles'en vint à Londreset laissa ordre d'arrêterla reinele vicomte de Rochefort et plusieurs autresqu'il croyaitamants ou confidents de cette princesse. Quoique cette jalousie parûtnée dans ce momentil y avait déjà quelquetemps qu'elle lui avait été inspirée par lavicomtesse de Rochefortquine pouvant souffrir la liaison étroitede son mari avec la reinela fit regarder au roi comme une amitiécriminelle ; en sorte que ce princequi d'ailleurs étaitamoureux de Jeanne Seymourne songea qu'à se défaired'Anne de Boulen. En moins de trois semainesil fit faire le procèsà cette reine et à son frèreleur fit couper latêteet épousa Jeanne Seymour. Il eut ensuite plusieursfemmesqu'il répudiaou qu'il fit mouriret entre autresCatherine Howarddont la comtesse de Rochefort étaitconfidenteet qui eut la tête coupée avec elle. Ellefut ainsi punie des crimes qu'elle avait supposés àAnne de Boulenet Henri VIII mourut étant devenu d'unegrosseur prodigieuse."

Toutes lesdamesqui étaient présentes au récit de madamela dauphinela remercièrent de les avoir si bien instruitesde la cour d'Angleterreet entre autres madame de Clèvesquine put s'empêcher de lui faire encore plusieurs questions surla reine Élisabeth.

La reinedauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les bellespersonnes de la courpour les envoyer à la reine sa mère.Le jour qu'on achevait celui de madame de Clèvesmadame ladauphine vint passer l'après-dînée chez elle.Monsieur de Nemours ne manqua pas de s'y trouver ; il ne laissaitéchapper aucune occasion de voir madame de Clèvessanslaisser paraître néanmoins qu'il les cherchât.Elle était si bellece jour-làqu'il en serait devenuamoureux quand il ne l'aurait pas été. Il n'osaitpourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on lapeignaitet il craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avaità la regarder.

Madame ladauphine demanda à monsieur de Clèves un petit portraitqu'il avait de sa femmepour le voir auprès de celui que l'onachevait ; tout le monde dit son sentiment de l'un et de l'autreetmadame de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelquechose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Lepeintrepour lui obéirôta le portrait de la boîteoù il étaitetaprès y avoir travailléil le remit sur la table.

Il y avaitlongtemps que monsieur de Nemours souhaitait d'avoir le portrait demadame de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était àmonsieur de Clèvesil ne put résister à l'enviede le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé; et il pensa queparmi tant de personnes qui étaient dans cemême lieuil ne serait pas soupçonné plutôtqu'un autre.

Madame ladauphine était assise sur le litet parlait bas àmadame de Clèvesqui était debout devant elle. Madamede Clèves aperçutpar un des rideaux qui n'étaitqu'à demi fermémonsieur de Nemoursle dos contre latablequi était au pied du litet elle vit quesans tournerla têteil prenait adroitement quelque chose sur cette table.Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était sonportraitet elle en fut si troubléeque madame la dauphineremarqua qu'elle ne l'écoutait paset lui demanda tout hautce qu'elle regardait. Monsieur de Nemours se tourna à cesparoles ; il rencontra les yeux de madame de Clèvesquiétaient encore attachés sur luiet il pensa qu'iln'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait defaire.

Madame deClèves n'était pas peu embarrassée. La raisonvoulait qu'elle demandât son portrait ; mais en le demandantpubliquementc'était apprendre à tout le monde lessentiments que ce prince avait pour elleet en le lui demandant enparticulierc'était quasi l'engager à lui parler de sapassion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui laisseret ellefut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait fairesans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. Monsieur deNemoursqui remarquait son embarraset qui en devinait quasi lacause s'approcha d'elleet lui dit tout bas :

-- Si vousavez vu ce que j'ai osé faireayez la bontéMadamede me laisser croire que vous l'ignorezje n'ose vous en demanderdavantage.

Et il seretira après ces paroleset n'attendit point sa réponse.

Madame ladauphine sortit pour s'aller promenersuivie de toutes les damesetmonsieur de Nemours alla se renfermer chez luine pouvant souteniren public la joie d'avoir un portrait de madame de Clèves. Ilsentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable; il aimait la plus aimable personne de la couril s'en faisaitaimer malgré elleet il voyait dans toutes ses actions cettesorte de trouble et d'embarras que cause l'amour dans l'innocence dela première jeunesse.

Le soiron chercha ce portrait avec beaucoup de soin ; comme on trouvait laboîte où il devait êtrel'on ne soupçonnapoint qu'il eût été dérobéet l'oncrut qu'il était tombé par hasard. Monsieur de Clèvesétait affligé de cette perteetaprès qu'oneut encore cherché inutilementil dit à sa femmemaisd'une manière qui faisait voir qu'il ne le pensait pasqu'elle avait sans doute quelque amant cachéà quielle avait donné ce portraitou qui l'avait dérobéet qu'un autre qu'un amant ne se serait pas contenté de lapeinture sans la boîte.

Cesparolesquoique dites en riantfirent une vive impression dansl'esprit de madame de Clèves. Elles lui donnèrent desremords ; elle fit réflexion à la violence del'inclination qui l'entraînait vers monsieur de Nemours ; elletrouva qu'elle n'était plus maîtresse de ses paroles etde son visage ; elle pensa que Lignerolles était revenu ;qu'elle ne craignait plus l'affaire d'Angleterre ; qu'elle n'avaitplus de soupçons sur madame la dauphine ; qu'enfin il n'yavait plus rien qui la pût défendreet qu'il n'y avaitde sûreté pour elle qu'en s'éloignant. Mais commeelle n'était pas maîtresse de s'éloignerelle setrouvait dans une grande extrémité et prête àtomber dans ce qui lui paraissait le plus grand des malheursquiétait de laisser voir à monsieur de Nemoursl'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout ceque madame de Chartres lui avait dit en mourantet des conseilsqu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partisquelque difficiles qu'ils pussent êtreplutôt que des'embarquer dans une galanterie. Ce que monsieur de Clèves luiavait dit sur la sincéritéen parlant de madame deTournonlui revint dans l'esprit ; il lui sembla qu'elle lui devaitavouer l'inclination qu'elle avait pour monsieur de Nemours. Cettepensée l'occupa longtemps ; ensuite elle fut étonnéede l'avoir eueelle y trouva de la folieet retomba dans l'embarrasde ne savoir quel parti prendre.

La paixétait signée ; madame Élisabethaprèsbeaucoup de répugnances'était résolue àobéir au roi son père. Le duc d'Albe avait éténommé pour venir l'épouser au nom du roi catholiqueetil devait bientôt arriver. L'on attendait le duc de Savoiequivenait épouser Madamesoeur du roiet dont les noces sedevaient faire en même temps. Le roi ne songeait qu'àrendre ces noces célèbres par des divertissements oùil pût faire paraître l'adresse et la magnificence de sacour. On proposa tout ce qui se pouvait faire de plus grand pour desballets et des comédiesmais le roi trouva cesdivertissements trop particulierset il en voulut d'un plus grandéclat. Il résolut de faire un tournoioù lesétrangers seraient reçuset dont le peuple pourraitêtre spectateur. Tous les princes et les jeunes seigneursentrèrent avec joie dans le dessein du roiet surtout le ducde Ferraremonsieur de Guiseet monsieur de Nemoursquisurpassaient tous les autres dans ces sortes d'exercices. Le roi leschoisit pour être avec lui les quatre tenants du tournoi.

L'on fitpublier par tout le royaumequ'en la ville de Paris le pas étaitouvert au quinzième juinpar Sa Majesté TrèsChrétienneet par les princes Alphonse d'Esteduc deFerrareFrançois de Lorraineduc de Guiseet Jacques deSavoieduc de Nemours pour être tenu contre tous venants : àcommencer le premier combat à cheval en liceen double piècequatre coups de lance et un pour les dames ; le deuxièmecombatà coups d'épéeun à unou deuxà deuxà la volonté des maîtres du camp ;le troisième combat à piedtrois coups de pique et sixcoups d'épée ; que les tenants fourniraient de lancesd'épées et de piquesau choix des assaillants ; etquesi en courant on donnait au chevalon serait mis hors des rangs; qu'il y aurait quatre maîtres de camp pour donner les ordreset que ceux des assaillants qui auraient le plus rompu et le mieuxfaitauraient un prix dont la valeur serait à la discrétiondes juges ; que tous les assaillantstant françaisqu'étrangersseraient tenus de venir toucher à l'undes écus qui seraient pendus au perron au bout de la liceouà plusieursselon leur choix ; que là ils trouveraientun officier d'armesqui les recevrait pour les enrôler selonleur rang et selon les écus qu'ils auraient touchés ;que les assaillants seraient tenus de faire apporter par ungentilhomme leur écuavec leurs armespour le pendre auperron trois jours avant le commencement du tournoi ; qu'autrementils n'y seraient point reçus sans le congé des tenants.

On fitfaire une grande lice proche de la Bastillequi venait du châteaudes Tournellesqui traversait la rue Saint-Antoineet qui allait serendre aux écuries royales. Il y avait des deux côtésdes échafauds et des amphithéâtresavec desloges couvertesqui formaient des espèces de galeries quifaisaient un très bel effet à la vueet qui pouvaientcontenir un nombre infini de personnes. Tous les princes et seigneursne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leurétait nécessaire pour paraître avec éclatet pour mêler dans leurs chiffresou dans leurs devisesquelque chose de galant qui eût rapport aux personnes qu'ilsaimaient.

Peu dejours avant l'arrivée du duc d'Albele roi fit une partie depaume avec monsieur de Nemoursle chevalier de Guiseet le vidamede Chartres. Les reines les allèrent voir jouersuivies detoutes les dameset entre autres de madame de Clèves. Aprèsque la partie fut finiecomme l'on sortait du jeu de paumeChâtelart s'approcha de la reine dauphineet lui dit que lehasard lui venait de mettre entre les mains une lettre de galanteriequi était tombée de la poche de monsieur de Nemours.Cette reinequi avait toujours de la curiosité pour ce quiregardait ce princedit à Châtelart de la lui donnerelle la pritet suivit la reine sa belle-mèrequi s'enallait avec le roi voir travailler à la lice. Après quel'on y eût été quelque tempsle roi fit amenerdes chevaux qu'il avait fait venir depuis peu. Quoiqu'ils ne fussentpas encore dressésil les voulut monteret en fit donner àtous ceux qui l'avaient suivi. Le roi et monsieur de Nemours setrouvèrent sur les plus fougueux ; ces chevaux se voulurentjeter l'un à l'autre. Monsieur de Nemourspar la crainte deblesser le roirecula brusquementet porta son cheval contre unpilier du manègeavec tant de violenceque la secousse lefit chanceler. On courut à luiet on le crut considérablementblessé. Madame de Clèves le crut encore plus blesséque les autres. L'intérêt qu'elle y prenait lui donnaune appréhension et un trouble qu'elle ne songea pas àcacher ; elle s'approcha de lui avec les reineset avec un visage sichangéqu'un homme moins intéressé que lechevalier de Guise s'en fût aperçu : aussi leremarqua-t-il aisémentet il eut bien plus d'attention àl'état où était madame de Clèves qu'àcelui où était monsieur de Nemours. Le coup que ceprince s'était donné lui causa un si grandéblouissementqu'il demeura quelque temps la têtepenchée sur ceux qui le soutenaient. Quand il la relevailvit d'abord madame de Clèves ; il connut sur son visage lapitié qu'elle avait de luiet il la regarda d'une sorte quipût lui faire juger combien il en était touché.Il fit ensuite des remerciements aux reines de la bontéqu'elles lui témoignaientet des excuses de l'état oùil avait été devant elles. Le roi lui ordonna des'aller reposer.

Madame deClèvesaprès s'être remise de la frayeur qu'elleavait euefit bientôt réflexion aux marques qu'elle enavait données. Le chevalier de Guise ne la laissa paslongtemps dans l'espérance que personne ne s'en serait aperçu; il lui donna la main pour la conduire hors de la lice.

-- Je suisplus à plaindre que monsieur de Nemours. Madamelui dit-il ;pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j'ai toujours eupour vouset si je vous fais paraître la vive douleur que jesens de ce que je viens de voir : c'est la première fois quej'ai été assez hardi pour vous parleret ce sera aussila dernière. La mortou du moins un éloignementéternelm'ôteront d'un lieu où je ne puis plusvivrepuisque je viens de perdre la triste consolation de croire quetous ceux qui osent vous regarder sont aussi malheureux que moi.

Madame deClèves ne répondit que quelques paroles mal arrangéescomme si elle n'eût pas entendu ce que signifiaient celles duchevalier de Guise. Dans un autre temps elle aurait étéoffensée qu'il lui eût parlé des sentiments qu'ilavait pour elle ; mais dans ce moment elle ne sentit que l'afflictionde voir qu'il s'était aperçu de ceux qu'elle avait pourmonsieur de Nemours. Le chevalier de Guise en fut si convaincu et sipénétré de douleur quedès ce jourilprit la résolution de ne penser jamais à êtreaimé de madame de Clèves. Mais pour quitter cetteentreprise qui lui avait paru si difficile et si glorieuseil enfallait quelque autre dont la grandeur pût l'occuper. Il se mitdans l'esprit de prendre Rhodesdont il avait déjà euquelque pensée ; et quand la mort l'ôta du monde dans lafleur de sa jeunesseet dans le temps qu'il avait acquis laréputation d'un des plus grands princes de son sièclele seul regret qu'il témoigna de quitter la vie fut de n'avoirpu exécuter une si belle résolutiondont il croyait lesuccès infaillible par tous les soins qu'il en avait pris.

Madame deClèvesen sortant de la licealla chez la reinel'espritbien occupé de ce qui s'était passé. Monsieur deNemours y vint peu de temps aprèshabillémagnifiquement et comme un homme qui ne se sentait pas de l'accidentqui lui était arrivé. Il paraissait même plus gaique de coutume ; et la joie de ce qu'il croyait avoir vu lui donnaitun air qui augmentait encore son agrément. Tout le monde futsurpris lorsqu'il entraet il n'y eut personne qui ne lui demandâtde ses nouvellesexcepté madame de Clèvesqui demeuraauprès de la cheminée sans faire semblant de le voir.Le roi sortit d'un cabinet où il était etle voyantparmi les autresil l'appela pour lui parler de son aventure.Monsieur de Nemours passa auprès de madame de Clèves etlui dit tout bas :

-- J'aireçu aujourd'hui des marques de votre pitiéMadame ;mais ce n'est pas de celles dont je suis le plus digne.

Madame deClèves s'était bien doutée que ce prince s'étaitaperçu de la sensibilité qu'elle avait eue pour luietses paroles lui firent voir qu'elle ne s'était pas trompée.Ce lui était une grande douleurde voir qu'elle n'étaitplus maîtresse de cacher ses sentimentset de les avoir laisséparaître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoupque monsieur de Nemours les connût ; mais cette dernièredouleur n'était pas si entièreet elle étaitmêlée de quelque sorte de douceur.

La reinedauphinequi avait une extrême impatience de savoir ce qu'il yavait dans la lettre que Châtelart lui avait données'approcha de madame de Clèves :

- Allezlire cette lettrelui dit-elle ; elle s'adresse à monsieur deNemoursetselon les apparenceselle est de cette maîtressepour qui il a quitté toutes les autres. Si vous ne la pouvezlire présentementgardez-la ; venez ce soir à moncoucher pour me la rendreet pour me dire si vous en connaissezl'écriture.

Madame ladauphine quitta madame de Clèves après ces parolesetla laissa si étonnée et dans un si grand saisissementqu'elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place.L'impatience et le trouble où elle était ne luipermirent pas de demeurer chez la reine ; elle s'en alla chez elle ;quoiqu'il ne fût pas l'heure où elle avait accoutuméde se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante ;ses pensées étaient si confusesqu'elle n'en avaitaucune distincteet elle se trouvait dans une sorte de douleurinsupportablequ'elle ne connaissait pointet qu'elle n'avaitjamais sentie. Sitôt qu'elle fut dans son cabinetelle ouvritcette lettreet la trouva telle :

LETTRE

"Jevous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changementqui vous paraît en moi soit un effet de ma légèreté; je veux vous apprendre que votre infidélité en est lacause. Vous êtes bien surpris que je vous parle de votreinfidélité ; vous me l'aviez cachée avec tantd'adresseet j'ai pris tant de soin de vous cacher que je la savaisque vous avez raison d'être étonné qu'elle mesoit connue. Je suis surprise moi-mêmeque j'aie pu ne vous enrien faire paraître. Jamais douleur n'a étépareille à la mienne. Je croyais que vous aviez pour moi unepassion violente ; je ne vous cachais plus celle que j'avais pourvouset dans le temps que je vous la laissais voir tout entièrej'appris que vous me trompiezque vous en aimiez une autreet queselon toutes les apparencesvous me sacrifiez à cettenouvelle maîtresse. Je le sus le jour de la course de bague ;c'est ce qui fit que je n'y allais point. Je feignis d'êtremalade pour cacher le désordre de mon esprit ; mais je ledevins en effetet mon corps ne put supporter une si violenteagitation. Quand je commençai à me porter mieuxjefeignis encore d'être fort malafin d'avoir un prétextede ne vous point voir et de ne vous point écrire. Je voulusavoir du temps pour résoudre de quelle sorte j'en devais useravec vous ; je pris et je quittai vingt fois les mêmesrésolutions ; mais enfin je vous trouvai indigne de voir madouleuret je résolus de ne vous la point faire paraître.Je voulus blesser votre orgueilen vous faisant voir que ma passions'affaiblissait d'elle-même. Je crus diminuer par là leprix du sacrifice que vous en faisiez ; je ne voulus pas que vouseussiez le plaisir de montrer combien je vous aimais pour en paraîtreplus aimable. Je résolus de vous écrire des lettrestièdes et languissantespour jeter dans l'esprit de celle àqui vous les donniezque l'on cessait de vous aimer. Je ne vouluspas qu'elle eut le plaisir d'apprendre que je savais qu'elletriomphait de moini augmenter son triomphe par mon désespoiret par mes reproches. Je pensais que je ne vous punirais pas assez enrompant avec vouset que je ne vous donnerais qu'une légèredouleur si je cessais de vous aimer lorsque vous ne m'aimiez plus. Jetrouvai qu'il fallait que vous m'aimassiez pour sentir le mal den'être point aiméque j'éprouvais sicruellement. Je crus que si quelque chose pouvait rallumer lessentiments que vous aviez eus pour moic'était de vous fairevoir que les miens étaient changés ; mais de vous lefaire voir en feignant de vous le cacheret comme si je n'eusse paseu la force de vous l'avouer. Je m'arrêtai à cetterésolution ; mais qu'elle me fut difficile à prendreet qu'en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter! Je fus prête cent fois à éclater par mesreproches et par mes pleurs ; l'état où j'étaisencore par ma santé me servit à vous déguisermon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le plaisirde dissimuler avec vouscomme vous dissimuliez avec moi ; néanmoinsje me faisais une si grande violence pour vous dire et pour vousécrire que je vous aimaisque vous vîtes plus tôtque je n'avais eu dessein de vous laisser voirque mes sentimentsétaient changés. Vous en fûtes blessé ;vous vous en plaignîtes. Je tâchais de vous rassurer ;mais c'était d'une manière si forcéeque vousen étiez encore mieux persuadé que je ne vous aimaisplus. Enfinje fis tout ce que j'avais eu intention de faire. Labizarrerie de votre coeur vous fit revenir vers moià mesureque vous voyiez que je m'éloignais de vous. J'ai joui de toutle plaisir que peut donner la vengeance ; il m'a paru que vousm'aimiez mieux que vous n'aviez jamais faitet je vous ai fait voirque je ne vous aimais plus. J'ai eu lieu de croire que vous aviezentièrement abandonné celle pour qui vous m'aviezquittée. J'ai eu aussi des raisons pour être persuadéeque vous ne lui aviez jamais parlé de moi ; mais votre retouret votre discrétion n'ont pu réparer votre légèreté.Votre coeur a été partagé entre moi et uneautrevous m'avez trompée ; cela suffit pour m'ôter leplaisir d'être aimée de vouscomme je croyais mériterde l'êtreet pour me laisser dans cette résolution quej'ai prise de ne vous voir jamaiset dont vous êtes sisurpris.

Madame deClèves lut cette lettre et la relut plusieurs foissanssavoir néanmoins ce qu'elle avait lu. Elle voyait seulementque monsieur de Nemours ne l'aimait pas comme elle l'avait penséet qu'il en aimait d'autres qu'il trompait comme elle. Quelle vue etquelle connaissance pour une personne de son humeurqui avait unepassion violentequi venait d'en donner des marques à unhomme qu'elle en jugeait indigneet à un autre qu'ellemaltraitait pour l'amour de lui ! Jamais affliction n'a étési piquante et si vive : il lui semblait que ce qui faisait l'aigreurde cette affliction était ce qui s'était passédans cette journéeet quesi monsieur de Nemours n'eûtpoint eu lieu de croire qu'elle l'aimaitelle ne se fût passouciée qu'il en eût aimé une autre. Mais elle setrompait elle-même ; et ce mal qu'elle trouvait siinsupportable était la jalousie avec toutes les horreurs dontelle peut être accompagnée. Elle voyait par cette lettreque monsieur de Nemours avait une galanterie depuis longtemps. Elletrouvait que celle qui avait écrit la lettre avait de l'espritet du mérite ; elle lui paraissait digne d'être aimée; elle lui trouvait plus de courage qu'elle ne s'en trouvait àelle-mêmeet elle enviait la force qu'elle avait eue de cacherses sentiments à monsieur de Nemours. Elle voyaitpar la finde la lettreque cette personne se croyait aimée ; ellepensait que la discrétion que ce prince lui avait faitparaîtreet dont elle avait été si touchéen'était peut-être que l'effet de la passion qu'il avaitpour cette autre personneà qui il craignait de déplaire.Enfin elle pensait tout ce qui pouvait augmenter son affliction etson désespoir. Quels retours ne fit-elle point sur elle-même! quelles réflexions sur les conseils que sa mère luiavait donnés ! Combien se repentit-elle de ne s'être pasopiniâtrée à se séparer du commerce dumondemalgré monsieur de Clèvesou de n'avoir passuivi la pensée qu'elle avait eue de lui avouer l'inclinationqu'elle avait pour monsieur de Nemours ! Elle trouvait qu'elle auraitmieux fait de la découvrir à un mari dont elleconnaissait la bontéet qui aurait eu intérêt àla cacherque de la laisser voir à un homme qui en étaitindignequi la trompaitqui la sacrifiait peut-êtreet quine pensait à être aimé d'elle que par unsentiment d'orgueil et de vanité. Enfinelle trouva que tousles maux qui lui pouvaient arriveret toutes les extrémitésoù elle se pouvait porterétaient moindres que d'avoirlaissé voir à monsieur de Nemours qu'elle l'aimaitetde connaître qu'il en aimait une autre. Tout ce qui laconsolait était de penser au moinsqu'après cetteconnaissanceelle n'avait plus rien à craindre d'elle-mêmeet qu'elle serait entièrement guérie de l'inclinationqu'elle avait pour ce prince.

Elle nepensa guère à l'ordre que madame la dauphine lui avaitdonné de se trouver à son coucher ; elle se mit au litet feignit de se trouver malen sorte que quand monsieur de Clèvesrevint de chez le roion lui dit qu'elle était endormie ;mais elle était bien éloignée de la tranquillitéqui conduit au sommeil. Elle passa la nuit sans faire autre chose ques'affliger et relire la lettre qu'elle avait entre les mains.

Madame deClèves n'était pas la seule personne dont cette lettretroublait le repos. Le vidame de Chartresqui l'avait perdueet nonpas monsieur de Nemoursen était dans une extrêmeinquiétude ; il avait passé tout le soir chez monsieurde Guisequi avait donné un grand souper au duc de Ferrareson beau-frèreet à toute la jeunesse de la cour. Lehasard fit qu'en soupant on parla de jolies lettres. Le vidame deChartres dit qu'il en avait une sur luiplus jolie que toutes cellesqui avaient jamais été écrites. On le pressa dela montrer : il s'en défendit. Monsieur de Nemours lui soutintqu'il n'en avait pointet qu'il ne parlait que par vanité. Levidame lui répondit qu'il poussait sa discrétion àboutque néanmoins il ne montrerait pas la lettre ; maisqu'il en lirait quelques endroitsqui feraient juger que peud'hommes en recevaient de pareilles. En même tempsil voulutprendre cette lettreet ne la trouva point ; il la cherchainutilementon lui en fit la guerre ; mais il parut si inquietquel'on cessa de lui en parler. Il se retira plus tôt que lesautreset s'en alla chez lui avec impatiencepour voir s'il n'yavait point laissé la lettre qui lui manquait. Comme il lacherchait encoreun premier valet de chambre de la reine le vinttrouverpour lui dire que la vicomtesse d'Uzès avait crunécessaire de l'avertir en diligenceque l'on avait dit chezla reine qu'il était tombé une lettre de galanterie desa poche pendant qu'il était au jeu de paume ; que l'on avaitraconté une grande partie de ce qui était dans lalettre ; que la reine avait témoigné beaucoup decuriosité de la voir ; qu'elle l'avait envoyé demanderà un de ses gentilshommes servantsmais qu'il avait réponduqu'il l'avait laissée entre les mains de Châtelart.

Le premiervalet de chambre dit encore beaucoup d'autres choses au vidame deChartresqui achevèrent de lui donner un grand trouble. Ilsortit à l'heure même pour aller chez un gentilhomme quiétait ami intime de Châtelart ; il le fit leverquoiquel'heure fût extraordinairepour aller demander cette lettresans dire qui était celui qui la demandaitet qui l'avaitperdue. Châtelartqui avait l'esprit prévenu qu'elleétait à monsieur de Nemourset que ce prince étaitamoureux de madame la dauphinene douta point que ce ne fûtlui qui la faisait redemander. Il répondit avec une malignejoiequ'il avait remis la lettre entre les mains de la reinedauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponse au vidame deChartres. Elle augmenta l'inquiétude qu'il avait déjàet y en joignit encore de nouvelles ; après avoir étélongtemps irrésolu sur ce qu'il devait faireil trouva qu'iln'y avait que monsieur de Nemours qui pût lui aider àsortir de l'embarras où il était.

Il s'enalla chez luiet entra dans sa chambre que le jour ne commençaitqu'à paraître. Ce prince dormait d'un sommeil tranquille; ce qu'il avait vule jour précédentde madame deClèvesne lui avait donné que des idéesagréables. Il fut bien surpris de se voir éveillépar le vidame de Chartres ; et il lui demanda si c'était pourse venger de ce qu'il lui avait dit pendant le souperqu'il venaittroubler son repos. Le vidame lui fit bien juger par son visagequ'il n'y avait rien que de sérieux au sujet qui l'amenait.

-- Jeviens vous confier la plus importante affaire de ma vielui dit-il.Je sais bien que vous ne m'en devez pas être obligépuisque c'est dans un temps où j'ai besoin de votre secours ;mais je sais bien aussi que j'aurais perdu de votre estimesi jevous avais appris tout ce que je vais vous diresans que lanécessité m'y eût contraint. J'ai laissétomber cette lettre dont je parlais hier au soir ; il m'est d'uneconséquence extrêmeque personne ne sache qu'elles'adresse à moi. Elle a été vue de beaucoup degens qui étaient dans le jeu de paume où elle tombahier ; vous y étiez aussi et je vous demande en grâcede vouloir bien dire que c'est vous qui l'avez perdue.

-- Il fautque vous croyiez que je n'ai point de maîtresserepritmonsieur de Nemours en souriantpour me faire une pareillepropositionet pour vous imaginer qu'il n'y ait personne avec qui jeme puisse brouiller en laissant croire que je reçois depareilles lettres.

-- Je vouspriedit le vidameécoutez-moi sérieusement. Si vousavez une maîtressecomme je n'en doute pointquoique je nesache pas qui elle estil vous sera aisé de vous justifieret je vous en donnerai les moyens infaillibles ; quand vous ne vousjustifieriez pas auprès d'elleil ne vous en peut coûterque d'être brouillé pour quelques moments. Mais moiparcette aventureje déshonore une personne qui m'apassionnément aiméet qui est une des plus estimablesfemmes du monde ; et d'un autre côtéje m'attire unehaine implacablequi me coûtera ma fortuneet peut-êtrequelque chose de plus.

-- Je nepuis entendre tout ce que vous me dites répondit monsieur deNemours ; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont courude l'intérêt qu'une grande princesse prenait àvous ne sont pas entièrement faux.

-- Ils nele sont pas aussirepartit le vidame de Chartres ; et plût àDieu qu'ils le fussent : je ne me trouverais pas dans l'embarras oùje me trouve ; mais il faut vous raconter tout ce qui s'est passépour vous faire voir tout ce que j'ai à craindre.

"Depuisque je suis à la courla reine m'a toujours traitéavec beaucoup de distinction et d'agrémentet j'avais eu lieude croire qu'elle avait de la bonté pour moi ; néanmoinsil n'y avait rien de particulieret je n'avais jamais songé àavoir d'autres sentiments pour elle que ceux du respect. J'étaismême fort amoureux de madame de Thémines ; il est aiséde juger en la voyantqu'on peut avoir beaucoup d'amour pour ellequand on en est aimé ; et je l'étais. Il y a prèsde deux ans quecomme la cour était à Fontainebleauje me trouvai deux ou trois fois en conversation avec la reineàdes heures où il y avait très peu de monde. Il me parutque mon esprit lui plaisaitet qu'elle entrait dans tout ce que jedisais. Un jour entre autreson se mit à parler de laconfiance. Je dis qu'il n'y avait personne en qui j'en eusse uneentière ; que je trouvais que l'on se repentait toujours d'enavoiret que je savais beaucoup de choses dont je n'avais jamaisparlé. La reine me dit qu'elle m'en estimait davantagequ'elle n'avait trouvé personne en France qui eût dusecretet que c'était ce qui l'avait le plus embarrasséeparce que cela lui avait ôté le plaisir de donner saconfiance ; que c'était une chose nécessaire dans lavieque d'avoir quelqu'un à qui on pût parleretsurtout pour les personnes de son rang. Les jours suivantsellereprit encore plusieurs fois la même conversation ; ellem'apprit même des choses assez particulières qui sepassaient. Enfinil me sembla qu'elle souhaitait de s'assurer de monsecretet qu'elle avait envie de me confier les siens. Cette penséem'attacha à elleje fus touché de cette distinctionet je lui fis ma cour avec beaucoup plus d'assiduité que jen'avais accoutumé. Un soir que le roi et toutes les damess'étaient allés promener à cheval dans la forêtoù elle n'avait pas voulu aller parce qu'elle s'étaittrouvée un peu malje demeurai auprès d'elle ; elledescendit au bord de l'étanget quitta la main de ses écuyerspour marcher avec plus de liberté. Après qu'elle eutfait quelques tourselle s'approcha de moiet m'ordonna de lasuivre. "Je veux vous parlerme dit-elle ; et vous verrez parce que je veux vous direque je suis de vos amies." Elles'arrêta à ces paroleset me regardant fixement : "Vousêtes amoureuxcontinua-t-elleet parce que vous ne vous fiezpeut-être à personnevous croyez que votre amour n'estpas su ; mais il est connuet même des personnes intéressées.On vous observeon sait les lieux où vous voyez votremaîtresseon a dessein de vous y surprendre. Je ne sais quielle est ; je ne vous le demande pointet je veux seulement vousgarantir des malheurs où vous pouvez tomber." Voyezjevous priequel piège me tendait la reineet combien il étaitdifficile de n'y pas tomber. Elle voulait savoir si j'étaisamoureux ; et en ne me demandant point de qui je l'étaiseten ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisirelle m'ôtait la pensée qu'elle me parlât parcuriosité ou par dessein.

"Cependantcontre toutes sortes d'apparencesje démêlai la vérité.J'étais amoureux de madame de Thémines ; maisquoiqu'elle m'aimâtje n'étais pas assez heureux pouravoir des lieux particuliers à la voiret pour craindre d'yêtre surpris ; et ainsi je vis bien que ce ne pouvait êtreelle dont la reine voulait parler. Je savais bien aussi que j'avaisun commerce de galanterie avec une autre femme moins belle et moinssévère que madame de Thémineset qu'il n'étaitpas impossible que l'on eût découvert le lieu oùje la voyais ; mais comme je m'en souciais peuil m'étaitaisé de me mettre à couvert de toutes sortes de périlsen cessant de la voir. Ainsi je pris le parti de ne rien avouer àla reineet de l'assurer au contrairequ'il y avait trèslongtemps que j'avais abandonné le désir de me faireaimer des femmes dont je pouvais espérer de l'êtreparce que je les trouvais quasi toutes indignes d'attacher un honnêtehommeet qu'il n'y avait que quelque chose fort au-dessus d'ellesqui pût m'engager. "Vous ne me répondez passincèrementrépliqua la reine ; je sais le contrairede ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vousdoit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous soyez demes amiscontinua-t-elle ; mais je ne veux pasen vous donnantcette placeignorer quels sont vos attachements. Voyez si vous lavoulez acheter au prix de me les apprendre : je vous donne deux jourspour y penser ; mais après ce temps-làsongez bien àce que vous me direzet souvenez-vous que sidans la suitejetrouve que vous m'ayez trompéeje ne vous le pardonnerai dema vie."

"Lareine me quitta après m'avoir dit ces paroles sans attendre maréponse. Vous pouvez croire que je demeurai l'esprit bienrempli de ce qu'elle me venait de dire. Les deux jours qu'ellem'avait donnés pour y penser ne me parurent pas trop longspour me déterminer. Je voyais qu'elle voulait savoir sij'étais amoureuxet qu'elle ne souhaitait pas que je lefusse. Je voyais les suites et les conséquences du parti quej'allais prendre ; ma vanité n'était pas peu flattéed'une liaison particulière avec une reineet une reine dontla personne est encore extrêmement aimable. D'un autre côtéj'aimais madame de Thémineset quoique je lui fisse uneespèce d'infidélité pour cette autre femme dontje vous ai parléje ne me pouvais résoudre àrompre avec elle. Je voyais aussi le péril où jem'exposais en trompant la reineet combien il était difficilede la tromper ; néanmoinsje ne pus me résoudre àrefuser ce que la fortune m'offraitet je pris le hasard de tout ceque ma mauvaise conduite pouvait m'attirer. Je rompis avec cettefemme dont on pouvait découvrir le commerceet j'espéraide cacher celui que j'avais avec madame de Thémines.

"Aubout des deux jours que la reine m'avait donnéscommej'entrais dans la chambre où toutes les dames étaientau cercleelle me dit tout hautavec un air grave qui me surprit :"Avez-vous pensé à cette affaire dont je vous aichargéet en savez-vous la vérité ? - OuiMadamelui répondis-jeet elle est comme je l'ai dite àVotre Majesté. -- Venez ce soir à l'heure que je doisécrirerépliqua-t-elleet j'achèverai de vousdonner mes ordres." Je fis une profonde révérencesans rien répondreet ne manquai pas de me trouver àl'heure qu'elle m'avait marquée. Je la trouvai dans la galerieoù était son secrétaire et quelqu'une de sesfemmes. Sitôt qu'elle me vitelle vint à moiet memena à l'autre bout de la galerie. "Eh bien ! medit-elleest-ce après y avoir bien pensé que vousn'avez rien à me dire ? et la manière dont j'en useavec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez sincèrement? -- C'est parce que je vous parle sincèrementMadameluirépondis-jeque je n'ai rien à vous dire ; et je jureà Votre Majestéavec tout le respect que je lui doisque je n'ai d'attachement pour aucune femme de la cour. -- Je le veuxcroirerepartit la reineparce que je le souhaite ; et je lesouhaiteparce que je désire que vous soyez entièrementattaché à moiet qu'il serait impossible que je fussecontente de votre amitié si vous étiez amoureux. On nepeut se fier à ceux qui le sont ; on ne peut s'assurer de leursecret. Ils sont trop distraits et trop partagéset leurmaîtresse leur fait une première occupation qui nes'accorde point avec la manière dont je veux que vous soyezattaché à moi. Souvenez-vous donc que c'est sur laparole que vous me donnezque vous n'avez aucun engagementque jevous choisis pour vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous queje veux la vôtre tout entière ; que je veux que vousn'ayez ni amini amieque ceux qui me seront agréablesetque vous abandonniez tout autre soin que celui de me plaire. Je nevous ferai pas perdre celui de votre fortune ; je la conduirai avecplus d'application que vous-mêmeetquoi que je fasse pourvousje m'en tiendrai trop bien récompenséesi jevous trouve pour moi tel que je l'espère. Je vous choisis pourvous confier tous mes chagrinset pour m'aider à les adoucir.Vous pouvez juger qu'ils ne sont pas médiocres. Je souffre enapparencesans beaucoup de peinel'attachement du roi pour laduchesse de Valentinois ; mais il m'est insupportable. Elle gouvernele roielle le trompeelle me méprisetous mes gens sont àelle. La reinema belle-fillefière de sa beauté etdu crédit de ses onclesne me rend aucun devoir. Leconnétable de Montmorency est maître du roi et duroyaume ; il me haitet m'a donné des marques de sa haineque je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André estun jeune favori audacieuxqui n'en use pas mieux avec moi que lesautres. Le détail de mes malheurs vous ferait pitié ;je n'ai osé jusqu'ici me fier à personneje me fie àvous ; faites que je ne m'en repente pointet soyez ma seuleconsolation." Les yeux de la reine rougirent en achevant cesparoles ; je pensai me jeter à ses piedstant je fusvéritablement touché de la bonté qu'elle metémoignait. Depuis ce jour-làelle eut en moi uneentière confianceelle ne fit plus rien sans m'en parleretj'ai conservé une liaison qui dure encore."

TROISIEMEPARTIE

Cependantquelque rempli et quelque occupé que je fusse de cettenouvelle liaison avec la reineje tenais à madame de Théminespar une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre. Il me parutqu'elle cessait de m'aimeretau lieu quesi j'eusse étésageje me fusse servi du changement qui paraissait en elle pouraider à me guérirmon amour en redoublaet je meconduisais si malque la reine eut quelque connaissance de cetattachement. La jalousie est naturelle aux personnes de sa nationetpeut-être que cette princesse a pour moi des sentiments plusvifs qu'elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit quej'étais amoureux lui donna de si grandes inquiétudes etde si grands chagrins que je me crus cent fois perdu auprèsd'elle. Je la rassurai enfin à force de soinsde soumissionset de faux serments ; mais je n'aurais pu la tromper longtempssi lechangement de madame de Thémines ne m'avait détachéd'elle malgré moi. Elle me fit voir qu'elle ne m'aimait plus ;et j'en fus si persuadéque je fus contraint de ne la pastourmenter davantageet de la laisser en repos. Quelque temps aprèselle m'écrivit cette lettre que j'ai perdue. J'appris par làqu'elle avait su le commerce que j'avais eu avec cette autre femmedont je vous ai parléet que c'était la cause de sonchangement. Comme je n'avais plus rien alors qui me partageâtla reine était assez contente de moi ; mais comme lessentiments que j'ai pour elle ne sont pas d'une nature à merendre incapable de tout autre attachementet que l'on n'est pasamoureux par sa volontéje le suis devenu de madame deMartiguespour qui j'avais déjà eu beaucoupd'inclination pendant qu'elle était Villemontaisfille de lareine dauphine. J'ai lieu de croire que je n'en suis pas haï ;la discrétion que je lui fais paraîtreet dont elle nesait pas toutes les raisonslui est agréable. La reine n'aaucun soupçon sur son sujet ; mais elle en a un autre quin'est guère moins fâcheux. Comme madame de Martigues esttoujours chez la reine dauphinej'y vais aussi beaucoup plus souventque de coutume. La reine s'est imaginé que c'est de cetteprincesse que je suis amoureux. Le rang de la reine dauphine qui estégal au sienet la beauté et la jeunesse qu'elle aau-dessus d'ellelui donnent une jalousie qui va jusqu'à lafureuret une haine contre sa belle-fille qu'elle ne saurait pluscacher. Le cardinal de Lorrainequi me paraît depuis longtempsaspirer aux bonnes grâces de la reineet qui voit bien quej'occupe une place qu'il voudrait remplirsous prétexte deraccommoder madame la dauphine avec elleest entré dans lesdifférends qu'elles ont eu ensemble. Je ne doute pas qu'iln'ait démêlé le véritable sujet del'aigreur de la reineet je crois qu'il me rend toutes sortes demauvais officessans lui laisser voir qu'il a dessein de me lesrendre. Voilà l'état où sont les choses àl'heure que je vous parle. Jugez quel effet peut produire la lettreque j'ai perdueet que mon malheur m'a fait mettre dans ma pochepour la rendre à madame de Thémines. Si la reine voitcette lettreelle connaîtra que je l'ai trompéeet quepresque dans le temps que je la trompais pour madame de Théminesje trompais madame de Thémines pour une autre ; jugez quelleidée cela lui peut donner de moiet si elle peut jamais sefier à mes paroles. Si elle ne voit point cette lettrequelui dirai-je ? Elle sait qu'on l'a remise entre les mains de madamela dauphine ; elle croira que Châtelart a reconnu l'écriturede cette reineet que la lettre est d'elle ; elle s'imaginera que lapersonne dont on témoigne de la jalousie est peut-êtreelle-même ; enfinil n'y a rien qu'elle n'ait lieu de penseret il n'y a rien que je ne doive craindre de ses pensées.Ajoutez à cela que je suis vivement touché de madame deMartigues ; qu'assurément madame la dauphine lui montreracette lettre qu'elle croira écrite depuis peu ; ainsi je seraiégalement brouilléet avec la personne du monde quej'aime le pluset avec la personne du monde que je dois le pluscraindre. Voyez après cela si je n'ai pas raison de vousconjurer de dire que la lettre est à vouset de vousdemanderen grâcede l'aller retirer des mains de madame ladauphine."

-- Je voisbiendit monsieur de Nemoursque l'on ne peut être dans unplus grand embarras que celui où vous êteset il fautavouer que vous le méritez. On m'a accusé de n'êtrepas un amant fidèleet d'avoir plusieurs galanteries àla fois ; mais vous me passez de si loinque je n'aurais seulementosé imaginer les choses que vous avez entreprises.Pouviez-vous prétendre de conserver madame de Théminesen vous engageant avec la reine ? et espériez-vous de vousengager avec la reine et de la pouvoir tromper ? Elle est italienneet reineet par conséquent pleine de soupçonsdejalousie et d'orgueil ; quand votre bonne fortuneplutôt quevotre bonne conduitevous a ôté des engagements oùvous étiezvous en avez pris de nouveauxet vous vous êtesimaginé qu'au milieu de la courvous pourriez aimer madame deMartiguessans que la reine s'en aperçût. Vous nepouviez prendre trop de soins de lui ôter la honte d'avoir faitles premiers pas. Elle a pour vous une passion violente : votrediscrétion vous empêche de me le direet la mienne devous le demander ; mais enfin elle vous aimeelle a de la défianceet la vérité est contre vous.

-- Est-ceà vous à m'accabler de réprimandesinterrompitle vidameet votre expérience ne vous doit-elle pas donner del'indulgence pour mes fautes ? Je veux pourtant bien convenir quej'ai tort ; mais songezje vous conjureà me tirer del'abîme où je suis. Il me paraît qu'il faudraitque vous vissiez la reine dauphine sitôt qu'elle sera éveilléepour lui redemander cette lettrecomme l'ayant perdue.

-- Je vousai déjà ditreprit monsieur de Nemoursque laproposition que vous me faites est un peu extraordinaireet que monintérêt particulier m'y peut faire trouver desdifficultés ; mais de plussi l'on a vu tomber cette lettrede votre pocheil me paraît difficile de persuader qu'ellesoit tombée de la mienne.

-- Jecroyais vous avoir apprisrépondit le vidameque l'on a dità la reine dauphine que c'était de la vôtrequ'elle était tombée.

-- Comment! reprit brusquement monsieur de Nemoursqui vit dans ce moment lesmauvais offices que cette méprise lui pouvait faire auprèsde madame de Clèvesl'on a dit à la reine dauphine quec'est moi qui ai laissé tomber cette lettre ?

-- Ouireprit le vidameon le lui a dit. Et ce qui a fait cette méprisec'est qu'il y avait plusieurs gentilshommes des reines dans une deschambres du jeu de paume où étaient nos habitset quevos gens et les miens les ont été quérir. Enmême temps la lettre est tombée ; ces gentilshommesl'ont ramassée et l'ont lue tout haut. Les uns ont cru qu'elleétait à vouset les autres à moi. Châtelartqui l'a prise et à qui je viens de la faire demandera ditqu'il l'avait donnée à la reine dauphinecomme unelettre qui était à vous ; et ceux qui en ont parléà la reine ont dit par malheur qu'elle était àmoi ; ainsi vous pouvez faire aisément ce que je souhaiteetm'ôter de l'embarras où je suis.

Monsieurde Nemours avait toujours fort aimé le vidame de Chartresetce qu'il était à madame de Clèves le lui rendaitencore plus cher. Néanmoins il ne pouvait se résoudre àprendre le hasard qu'elle entendît parler de cette lettrecomme d'une chose où il avait intérêt. Il se mità rêver profondémentet le vidame se doutant àpeu près du sujet de sa rêverie :

-- Jecrois bienlui dit-ilque vous craignez de vous brouiller avecvotre maîtresseet même vous me donneriez lieu de croireque c'est avec la reine dauphinesi le peu de jalousie que je vousvois de monsieur d'Anville ne m'en ôtait la pensée ;maisquoi qu'il en soitil est juste que vous ne sacrifiez pasvotre repos au mienet je veux bien vous donner les moyens de fairevoir à celle que vous : voilà un billet de madamed'Amboisequi est amie de madame de Thémineset à quielle s'est fiée de tous les sentiments qu'elle a eus pour moi.Par ce billet elle me redemande cette lettre de son amieque j'aiperdue ; mon nom est sur le billet ; et ce qui est dedans prouve sansaucun doute que la lettre que l'on me redemande est la même quel'on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mainsetje consens que vous le montriez à votre maîtresse pourvous justifier. Je vous conjure de ne perdre pas un momentetd'aller dès ce matin chez madame la dauphine.

Monsieurde Nemours le promit au vidame de Chartreset prit le billet demadame d'Amboise ; néanmoins son dessein n'était pas devoir la reine dauphineet il trouvait qu'il avait quelque chose deplus pressé à faire. Il ne doutait pas qu'elle n'eûtdéjà parlé de la lettre à madame deClèveset il ne pouvait supporter qu'une personne qu'ilaimait si éperdument eût lieu de croire qu'il eûtquelque attachement pour une autre.

Il allachez elle à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait êtreéveilléeet lui fit dire qu'il ne demanderait pas àavoir l'honneur de la voir à une heure si extraordinairesiune affaire de conséquence ne l'y obligeait. Madame de Clèvesétait encore au litl'esprit aigri et agité de tristespenséesqu'elle avait eues pendant la nuit. Elle futextrêmement surpriselorsqu'on lui dit que monsieur de Nemoursla demandait ; l'aigreur où elle était ne la fit pasbalancer à répondre qu'elle était maladeetqu'elle ne pouvait lui parler.

Ce princene fut pas blessé de ce refusune marque de froideur dans untemps où elle pouvait avoir de la jalousie n'était pasun mauvais augure. Il alla à l'appartement de monsieur deClèveset lui dit qu'il venait de celui de madame sa femme :qu'il était bien fâché de ne la pouvoirentretenirparce qu'il avait à lui parler d'une affaireimportante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de motsà monsieur de Clèves la conséquence de cetteaffaireet monsieur de Clèves le mena à l'heure mêmedans la chambre de sa femme. Si elle n'eût point étédans l'obscuritéelle eût eu peine à cacher sontrouble et son étonnement de voir entrer monsieur de Nemoursconduit par son mari. Monsieur de Clèves lui dit qu'ils'agissait d'une lettreoù l'on avait besoin de son secourspour les intérêts du vidamequ'elle verrait avecmonsieur de Nemours ce qu'il y avait à faireet quepourluiil s'en allait chez le roi qui venait de l'envoyer quérir.

Monsieurde Nemours demeura seul auprès de madame de Clèvescomme il le pouvait souhaiter.

-- Jeviens vous demanderMadamelui dit-ilsi madame la dauphine nevous a point parlé d'une lettre que Châtelart lui remithier entre les mains.

-- Ellem'en a dit quelque choserépondit madame de Clèves ;mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêtsde mon oncleet je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé.

-- Il estvraiMadamerépliqua monsieur de Nemoursil n'y est pasnomménéanmoins elle s'adresse à luiet il luiest très important que vous la retiriez des mains de madame ladauphine.

-- J'aipeine à comprendrereprit madame de Clèvespourquoiil lui importe que cette lettre soit vueet pourquoi il faut laredemander sous son nom.

-- Si vousvoulez vous donner le loisir de m'écouterMadameditmonsieur de Nemoursje vous ferai bientôt voir la véritéet vous apprendrez des choses si importantes pour monsieur le vidameque je ne les aurais pas même confiées à monsieurle prince de Clèvessi je n'avais eu besoin de son secourspour avoir l'honneur de vous voir.

-- Jepense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire seraitinutilerépondit madame de Clèves avec un air assezsecet il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine etquesans chercher de détoursvous lui disiez l'intérêtque vous avez à cette lettrepuisque aussi bien on lui a ditqu'elle vient de vous.

L'aigreurque monsieur de Nemours voyait dans l'esprit de madame de Clèveslui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais euetbalançait son impatience de se justifier.

-- Je nesaisMadamereprit-ilce qu'on peut avoir dit à madame ladauphine ; mais je n'ai aucun intérêt à cettelettreet elle s'adresse à monsieur le vidame.

-- Je lecroisrépliqua madame de Clèves ; mais on a dit lecontraire à la reine dauphineet il ne lui paraîtra pasvraisemblable que les lettres de monsieur le vidame tombent de vospoches. C'est pourquoi à moins que vous n'ayez quelque raisonque je ne sais pointà cacher la vérité àla reine dauphineje vous conseille de la lui avouer.

-- Je n'airien à lui avouerreprit-illa lettre ne s'adresse pas àmoiet s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuaderce n'estpas madame la dauphine. Mais Madamecomme il s'agit en ceci de lafortune de monsieur le vidametrouvez bon que je vous apprenne deschoses qui sont même dignes de votre curiosité.

Madame deClèves témoigna par son silence qu'elle étaitprête à l'écouteret monsieur de Nemours luiconta le plus succinctement qu'il lui fut possibletout ce qu'ilvenait d'apprendre du vidame. Quoique ce fussent des choses propres àdonner de l'étonnementet à être écoutéesavec attentionmadame de Clèves les entendit avec unefroideur si grande qu'il semblait qu'elle ne les crût pasvéritablesou qu'elles lui fussent indifférentes. Sonesprit demeura dans cette situationjusqu'à ce que monsieurde Nemours lui parlât du billet de madame d'Amboisequis'adressait au vidame de Chartres et qui était la preuve detout ce qu'il lui venait de dire. Comme madame de Clèvessavait que cette femme était amie de madame de Thémineselle trouva une apparence de vérité à ce que luidisait monsieur de Nemoursqui lui fit penser que la lettre nes'adressait peut être pas à lui. Cette pensée latira tout d'un coup et malgré ellede là froideurqu'elle avait eue jusqu'alors. Ce princeaprès lui avoir luce billet qui faisait sa justificationle lui présenta pourle lire et lui dit qu'elle en pouvait connaître l'écriture; elle ne put s'empêcher de le prendrede regarder le dessuspour voir s'il s'adressait au vidame de Chartreset de le lire toutentier pour juger si la lettre que l'on redemandait était lamême qu'elle avait entre les mains. Monsieur de Nemours lui ditencore tout ce qu'il crut propre à la persuader ; et comme onpersuade aisément une vérité agréableilconvainquit madame de Clèves qu'il n'avait point de part àcette lettre.

Ellecommença alors à raisonner avec lui sur l'embarras etle péril où était le vidameà le blâmerde sa méchante conduiteà chercher les moyens de lesecourir ; elle s'étonna du procédé de la reineelle avoua à monsieur de Nemours qu'elle avait la lettreenfin sitôt qu'elle le crut innocentelle entra avec un espritouvert et tranquille dans les mêmes choses qu'elle semblaitd'abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu'il ne fallaitpoint rendre la lettre à la reine dauphinede peur qu'elle nela montrât à madame de Martiguesqui connaissaitl'écriture de madame de Thémines et qui aurait aisémentdeviné par l'intérêt qu'elle prenait au vidamequ'elle s'adressait à lui. Ils trouvèrent aussi qu'ilne fallait pas confier à la reine dauphine tout ce quiregardait la reinesa belle-mère. Madame de Clèvessous le prétexte des affaires de son ondeentrait avecplaisir à garder tous les secrets que monsieur de Nemours luiconfiait.

Ce princene lui eût pas toujours parlé des intérêtsdu vidameet la liberté où il se trouvait del'entretenir lui eût donné une hardiesse qu'il n'avaitencore osé prendresi l'on ne fût venu dire àmadame de Clèves que la reine dauphine lui ordonnait del'aller trouver. Monsieur de Nemours fut contraint de se retirer ; ilalla trouver le vidame pour lui dire qu'après l'avoir quittéil avait pensé qu'il était plus à propos des'adresser à madame de Clèves qui était sanièceque d'aller droit à madame la dauphine. Il nemanqua pas de raisons pour faire approuver ce qu'il avait fait etpour en faire espérer un bon succès.

Cependantmadame de Clèves s'habilla en diligence pour aller chez lareine. A peine parut-elle dans sa chambreque cette princesse la fitapprocher et lui dit tout bas :

-- Il y adeux heures que je vous attendset jamais je n'ai étési embarrassée à déguiser la véritéque je l'ai été ce matin. La reine a entendu parler dela lettre que je vous donnai hier ; elle croit que c'est le vidame deChartres qui l'a laissé tomber. Vous savez qu'elle y prendquelque intérêt : elle a fait chercher cette lettreelle l'a fait demander à Châtelart ; il a dit qu'il mel'avait donnée : on me l'est venu demander sur le prétexteque c'était une jolie lettre qui donnait de la curiositéà la reine. Je n'ai osé dire que vous l'aviezje crusqu'elle s'imaginerait que je vous l'avais mise entre les mains àcause du vidame votre oncleet qu'il y aurait une grandeintelligence entre lui et moi. Il m'a déjà paru qu'ellesouffrait avec peine qu'il me vît souventde sorte que j'aidit que la lettre était dans les habits que j'avais hieretque ceux qui en avaient la clef étaient sortis. Donnez-moipromptement cette lettreajouta-t-elleafin que je la lui envoieet que je la lise avant que de l'envoyer pour voir si je n'enconnaîtrai point l'écriture.

Madame deClèves se trouva encore plus embarrassée qu'ellen'avait pensé.

-- Je nesaisMadame comment vous ferezrépondit-elle ; car monsieurde Clèvesà qui je l'avais donnée àlirel'a rendue à monsieur de Nemours qui est venu dèsce matin le prier de vous la redemander. Monsieur de Clèves aeu l'imprudence de lui dire qu'il l'avaitet il a eu la faiblesse decéder aux prières que monsieur de Nemours lui a faitesde la lui rendre.

-- Vous memettez dans le plus grand embarras où je puisse jamais êtrerepartit madame la dauphineet vous avez tort d'avoir rendu cettelettre à monsieur de Nemours ; puisque c'était moi quivous l'avais donnéevous ne deviez point la rendre sans mapermission. Que voulez-vous que je dise à la reineet quepourra-t-elle s'imaginer ? Elle croira et avec apparence que cettelettre me regardeet qu'il y a quelque chose entre le vidame et moi.Jamais on ne lui persuadera que cette lettre soit à monsieurde Nemours.

-- Je suistrès affligéerépondit madame de Clèvesde l'embarras que je vous cause. Je le crois aussi grand qu'il est ;mais c'est la faute de monsieur de Clèves et non pas lamienne.

-- C'estla vôtrerépliqua madame la dauphinede lui avoirdonné la lettreet il n'y a que vous de femme au monde quifasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait.

-- Jecrois que j'ai tortMadamerépliqua madame de Clèves; mais songez à réparer ma faute et non pas àl'examiner.

-- Ne voussouvenez-vous pointà peu prèsde ce qui est danscette lettre ? dit alors la reine dauphine.

-- OuiMadamerépondit-elleje m'en souvienset l'ai relue plusd'une fois.

-- Si celaestreprit madame la dauphineil faut que vous alliez tout àl'heure la faire écrire d'une main inconnue. Je l'enverrai àla reine : elle ne la montrera pas à ceux qui l'ont vue. Quandelle le feraitje soutiendrai toujours que c'est celle que Châtelartm'a donnéeet il n'oserait dire le contraire.

Madame deClèves entra dans cet expédientet d'autant plusqu'elle pensait qu'elle enverrait quérir monsieur de Nemourspour ravoir la lettre mêmeafin de la faire copier mot àmotet d'en faire à peu près imiter l'écritureet elle crut que la reine y serait infailliblement trompée.Sitôt qu'elle fut chez elleelle conta à son maril'embarras de madame la dauphineet le pria d'envoyer cherchermonsieur de Nemours. On le chercha ; il vint en diligence. Madame deClèves lui dit tout ce qu'elle avait déjà apprisà son mariet lui demanda la lettre ; mais monsieur deNemours répondit qu'il l'avait déjà rendue auvidame de Chartres qui avait eu tant de joie de la ravoir et de setrouver hors du péril qu'il aurait couruqu'il l'avaitrenvoyée à l'heure même à l'amie de madamede Thémines. Madame de Clèves se retrouva dans unnouvel embarraset enfin après avoir bien consultéils résolurent de faire la lettre de mémoire. Ilss'enfermèrent pour y travailler ; on donna ordre à laporte de ne laisser entrer personneet on renvoya tous les gens demonsieur de Nemours. Cet air de mystère et de confidencen'était pas d'un médiocre charme pour ce princeetmême pour madame de Clèves. La présence de sonmari et les intérêts du vidame de Chartres larassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne sentait quele plaisir de voir monsieur de Nemourselle en avait une joie pureet sans mélange qu'elle n'avait jamais sentie : cette joie luidonnait une liberté et un enjouement dans l'esprit quemonsieur de Nemours ne lui avait jamais vuset qui redoublaient sonamour. Comme il n'avait point eu encore de si agréablesmomentssa vivacité en était augmentée ; etquand madame de Clèves voulut commencer à se souvenirde la lettre et à l'écrirece princeau lieu de luiaider sérieusementne faisait que l'interrompre et lui diredes choses plaisantes. Madame de Clèves entra dans le mêmeesprit de gaietéde sorte qu'il y avait déjàlongtemps qu'ils étaient enferméset on étaitdéjà venu deux fois de la part de la reine dauphinepour dire à madame de Clèves de se dépêcherqu'ils n'avaient pas encore fait la moitié de la lettre.

Monsieurde Nemours était bien aise de faire durer un temps qui luiétait si agréableet oubliait les intérêtsde son ami. Madame de Clèves ne s'ennuyait paset oubliaitaussi les intérêts de son oncle. Enfin à peineàquatre heuresla lettre était-elle achevéeet elleétait si malet l'écriture dont on la fit copierressemblait si peu à celle que l'on avait eu dessein d'imiterqu'il eût fallu que la reine n'eût guère pris desoin d'éclaircir la vérité pour ne la pasconnaître. Aussi n'y fut-elle pas trompéequelque soinque l'on prît de lui persuader que cette lettre s'adressait àmonsieur de Nemours. Elle demeura convaincuenon seulement qu'elleétait au vidame de Chartres ; mais elle crut que la reinedauphine y avait partet qu'il y avait quelque intelligence entreeux. Cette pensée augmenta tellement la haine qu'elle avaitpour cette princessequ'elle ne lui pardonna jamaiset qu'elle lapersécuta jusqu'à ce qu'elle l'eût fait sortir deFrance.

Pour levidame de Chartresil fut ruiné auprès d'elleet soitque le cardinal de Lorraine se fût déjà rendumaître de son espritou que l'aventure de cette lettre qui luifit voir qu'elle était trompée lui aidât àdémêler les autres tromperies que le vidame lui avaitdéjà faitesil est certain qu'il ne put jamais seraccommoder sincèrement avec elle. Leur liaison se rompitetelle le perdit ensuite à la conjuration d'Amboise où ilse trouva embarrassé.

Aprèsqu'on eut envoyé la lettre à madame la dauphinemonsieur de Clèves et monsieur de Nemours s'en allèrent.Madame de Clèves demeura seuleet sitôt qu'elle ne futplus soutenue par cette joie que donne la présence de ce quel'on aimeelle revint comme d'un songe ; elle regarda avecétonnement la prodigieuse différence de l'étatoù elle était le soird'avec celui où elle setrouvait alors ; elle se remit devant les yeux l'aigreur et lafroideur qu'elle avait fait paraître à monsieur deNemourstant qu'elle avait cru que la lettre de madame de Théminess'adressait à lui ; quel calme et quelle douceur avaientsuccédé à cette aigreursitôt qu'ill'avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quandelle pensait qu'elle s'était reproché comme un crimele jour précédentde lui avoir donné desmarques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoirfait naître et quepar son aigreurelle lui avait faitparaître des sentiments de jalousie qui étaient despreuves certaines de passionelle ne se reconnaissait pluselle-même. Quand elle pensait encore que monsieur de Nemoursvoyait bien qu'elle connaissait son amourqu'il voyait bien aussique malgré cette connaissance elle ne l'en traitait pas plusmal en présence même de son mariqu'au contraire ellene l'avait jamais regardé si favorablementqu'elle étaitcause que monsieur de Clèves l'avait envoyé quériret qu'ils venaient de passer une après-dînéeensemble en particulierelle trouvait qu'elle étaitd'intelligence avec monsieur de Nemoursqu'elle trompait le mari dumonde qui méritait le moins d'être trompéetelle était honteuse de paraître si peu digne d'estimeaux yeux même de son amant. Mais ce qu'elle pouvait moinssupporter que tout le resteétait le souvenir de l'étatoù elle avait passé la nuitet les cuisantes douleursque lui avait causées la pensée que monsieur de Nemoursaimait ailleurs et qu'elle était trompée.

Elle avaitignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de ladéfiance et de la jalousie ; elle n'avait pensé qu'àse défendre d'aimer monsieur de Nemourset elle n'avait pointencore commencé à craindre qu'il en aimât uneautre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cettelettre fussent effacésils ne laissèrent pas de luiouvrir les yeux sur le hasard d'être trompéeet de luidonner des impressions de défiance et de jalousie qu'ellen'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir pointencore pensé combien il était peu vraisemblable qu'unhomme comme monsieur de Nemoursqui avait toujours fait paraîtretant de légèreté parmi les femmesfûtcapable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'ilétait presque impossible qu'elle pût être contentede sa passion. "Mais quand je le pourrais êtredisait-ellequ'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je yrépondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-jemanquer à monsieur de Clèves ? Veux-je me manquer àmoi-même ? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs etaux mortelles douleurs que donne l'amour ? Je suis vaincue etsurmontée par une inclination qui m'entraîne malgrémoi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hiertout ce que je pense aujourd'huiet je fais aujourd'hui tout lecontraire de ce que je résolus hier. Il faut m'arracher de laprésence de monsieur de Nemours ; il faut m'en aller àla campagnequelque bizarre que puisse paraître mon voyage ;et si monsieur de Clèves s'opiniâtre à l'empêcherou à en vouloir savoir les raisonspeut-être luiferai-je le malet à moi-même ausside les luiapprendre." Elle demeura dans cette résolutionet passatout le soir chez ellesans aller savoir de madame la dauphine cequi était arrivé de la fausse lettre du vidame.

Quandmonsieur de Clèves fut revenuelle lui dit qu'elle voulaitaller à la campagnequ'elle se trouvait mal et qu'elle avaitbesoin de prendre l'air. Monsieur de Clèvesà qui elleparaissait d'une beauté qui ne lui persuadait pas que ses mauxfussent considérablesse moqua d'abord de la proposition dece voyageet lui répondit qu'elle oubliait que les noces desprincesses et le tournoi s'allaient faireet qu'elle n'avait pastrop de temps pour se préparer à y paraître avecla même magnificence que les autres femmes. Les raisons de sonmari ne la firent pas changer de dessein ; elle le pria de trouverbon que pendant qu'il irait à Compiègne avec le roielle allât à Coulommiersqui était une bellemaison à une journée de Parisqu'ils faisaient bâtiravec soin. Monsieur de Clèves y consentit ; elle y alla dansle dessein de n'en pas revenir sitôtet le roi partit pourCompiègneoù il ne devait être que peu de jours.

Monsieurde Nemours avait eu bien de la douleur de n'avoir point revu madamede Clèves depuis cette après-dînée qu'ilavait passée avec elle si agréablement et qui avaitaugmenté ses espérances. Il avait une impatience de larevoir qui ne lui donnait point de reposde sorte que quand le roirevint à Parisil résolut d'aller chez sa soeurladuchesse de Mercoeurqui était à la campagne assezprès de Coulommiers. Il proposa au vidame d'y aller avec luiqui accepta aisément cette proposition ; et monsieur deNemours la fit dans l'espérance de voir madame de Clèveset d'aller chez elle avec le vidame.

Madame deMercoeur les reçut avec beaucoup de joieet ne pensa qu'àles divertir et à leur donner tous les plaisirs de lacampagne. Comme ils étaient à la chasse à courirle cerfmonsieur de Nemours s'égara dans la forêt. Ens'enquérant du chemin qu'il devait tenir pour s'en retourneril sut qu'il était proche de Coulommiers. A ce mot deCoulommierssans faire aucune réflexion et sans savoir quelétait son desseinil alla à toute bride du côtéqu'on le lui montrait. Il arriva dans la forêtet se laissaconduire au hasard par des routes faites avec soinqu'il jugea bienqui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de cesroutes un pavillondont le dessous était un grand salonaccompagné de deux cabinetsdont l'un était ouvert surun jardin de fleursqui n'était séparé de laforêt que par des palissadeset le second donnait sur unegrande allée du parc. Il entra dans le pavillonet il seserait arrêté à en regarder la beautésans qu'il vit venir par cette allée du parc monsieur etmadame de Clèvesaccompagnés d'un grand nombre dedomestiques. Comme il ne s'était pas attendu à trouvermonsieur de Clèvesqu'il avait laissé auprès duroison premier mouvement le porta à se cacher : il entradans le cabinet qui donnait sur le jardin de fleursdans la penséed'en ressortir par une porte qui était ouverte sur la forêt; mais voyant que madame de Clèves et son mari s'étaientassis sous le pavillonque leurs domestiques demeuraient dans leparcet qu'ils ne pouvaient venir à lui sans passer dans lelieu où étaient monsieur et madame de Clèvesilne put se refuser le plaisir de voir cette princesseni résisterà la curiosité d'écouter la conversation avec unmari qui lui donnait plus de jalousie qu'aucun de ses rivaux.

Ilentendit que monsieur de Clèves disait à sa femme :

-- Maispourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peutretenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goûtpour la solitude qui m'étonne et qui m'afflige parce qu'ilnous sépare. Je vous trouve même plus triste que decoutumeet je crains que vous n'ayez quelque sujet d'affliction.

-- Je n'airien de fâcheux dans l'espritrépondit-elle avec un airembarrassé ; mais le tumulte de la cour est si grandet il ya toujours un si grand monde chez vousqu'il est impossible que lecorps et l'esprit ne se lassentet que l'on ne cherche du repos.

-- Lereposrépliqua-t-iln'est guère propre pour unepersonne de votre âge. Vous êtes chez vous et dans lacourd'une sorte à ne vous pas donner de lassitudeet jecraindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d'êtreséparée de moi.

-- Vous meferiez une grande injustice d'avoir cette penséereprit-elleavec un embarras qui augmentait toujours ; mais je vous supplie de melaisser ici. Si vous y pouviez demeurerj'en aurais beaucoup dejoiepourvu que vous y demeurassiez seulet que vous voulussiezbien n'y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittentquasi jamais.

-- Ah !Madame ! s'écria monsieur de Clèvesvotre air et vosparoles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'êtreseuleque je ne sais pointet je vous conjure de me les dire.

Il lapressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger ; etaprès qu'elle se fût défendue d'une manièrequi augmentait toujours la curiosité de son marielle demeuradans un profond silenceles yeux baissés ; puis tout d'uncoup prenant la parole et le regardant :

-- Ne mecontraignez pointlui dit-elleà vous avouer une chose queje n'ai pas la force de vous avouerquoique j'en aie eu plusieursfois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'unefemme de mon âgeet maîtresse de sa conduitedemeureexposée au milieu de la cour.

-- Que mefaites-vous envisagerMadame ! s'écria monsieur de Clèves.Je n'oserais vous le dire de peur de vous offenser.

Madame deClèves ne répondit point ; et son silence achevant deconfirmer son mari dans ce qu'il avait pensé :

-- Vous neme dites rienreprit-ilet c'est me dire que je ne me trompe pas.

-- EhbienMonsieurlui répondit-elle en se jetant à sesgenouxje vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait àson marimais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'endonne la force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloignerde la couret que je veux éviter les périls oùse trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'aijamais donné nulle marque de faiblesseet je ne craindraispas d'en laisser paraîtresi vous me laissiez la libertéde me retirer de la courou si j'avais encore madame de Chartrespour aider à me conduire.

Quelquedangereux que soit le parti que je prendsje le prends avec joiepour me conserver digne d'être à vous. Je vous demandemille pardonssi j'ai des sentiments qui vous déplaisentdumoins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez quepour faire ce que je faisil faut avoir plus d'amitié et plusd'estime pour un mari que l'on en a jamais eu ; conduisez-moiayezpitié de moiet aimez-moi encoresi vous pouvez.

Monsieurde Clèves était demeuré pendant tout cediscoursla tête appuyée sur ses mainshors delui-mêmeet il n'avait pas songé à faire releversa femme. Quand elle eut cessé de parlerqu'il jeta les yeuxsur elle qu'il la vit à ses genoux le visage couvert delarmeset d'une beauté si admirableil pensa mourir dedouleuret l'embrassant en la relevant :

-- Ayezpitié de moivous-mêmeMadamelui dit-ilj'en suisdigne ; et pardonnez si dans les premiers moments d'une afflictionaussi violente qu'est la mienneje ne réponds pascomme jedoisà un procédé comme le vôtre. Vous meparaissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y ajamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plusmalheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donnéde la passion dès le premier moment que je vous ai vuevosrigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre : elle dureencore ; je n'ai jamais pu vous donner de l'amouret je vois quevous craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-ilMadamecethomme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vousplaît-il ? Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-iltrouvé pour aller à votre coeur ? Je m'étaisconsolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché parla pensée qu'il était incapable de l'être.Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemblela jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossibled'avoir celle d'un mari après un procédé commele vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûretéentière ; il me console même comme votre amant. Laconfiance et la sincérité que vous avez pour moi sontd'un prix infini : vous m'estimez assez pour croire que je n'abuseraipas de cet aveu. Vous avez raisonMadameje n'en abuserai pasetje ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par laplus grande marque de fidélité que jamais une femme aitdonnée à son mari. MaisMadameachevez etapprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter.

-- Je voussupplie de ne me le point demanderrépondit-elle ; je suisrésolue de ne vous le pas direet je crois que la prudence neveut pas que je vous le nomme.

-- Necraignez pointMadamereprit monsieur de Clèvesje connaistrop le monde pour ignorer que la considération d'un marin'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doithaïr ceux qui le sontet non pas s'en plaindre ; et encore unefoisMadameje vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie desavoir.

-- Vousm'en presseriez inutilementrépliqua-t-elle ; j'ai de laforce pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que jevous ai fait n'a pas été par faiblesseet il faut plusde courage pour avouer cette vérité que pourentreprendre de la cacher.

Monsieurde Nemours ne perdait pas une parole de cette conversation ; et ceque venait de dire madame de Clèves ne lui donnait guèremoins de jalousie qu'à son mari. Il était si éperdumentamoureux d'ellequ'il croyait que tout le monde avait les mêmessentiments. Il était véritable aussi qu'il avaitplusieurs rivaux ; mais il s'en imaginait encore davantageet sonesprit s'égarait à chercher celui dont madame de Clèvesvoulait parler. Il avait cru bien des fois qu'il ne lui étaitpas désagréableet il avait fait ce jugement sur deschoses qui lui parurent si légères dans ce momentqu'il ne put s'imaginer qu'il eût donné une passion quidevait être bien violente pour avoir recours à un remèdesi extraordinaire. Il était si transporté qu'il nesavait quasi ce qu'il voyaitet il ne pouvait pardonner àmonsieur de Clèves de ne pas assez presser sa femme de luidire ce nom qu'elle lui cachait.

Monsieurde Clèves faisait néanmoins tous ses efforts pour lesavoir ; etaprès qu'il l'en eut pressée inutilement :

-- Il mesemblerépondit-elleque vous devez être content de masincérité ; ne m'en demandez pas davantageet ne medonnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire.Contentez-vous de l'assurance que je vous donne encorequ'aucune demes actions n'a fait paraître mes sentimentset que l'on nem'a jamais rien dit dont j'aie pu m'offenser.

-- Ah !Madamereprit tout d'un coup monsieur de Clèvesje ne voussaurais croire. Je me souviens de l'embarras où vous fûtesle jour que votre portrait se perdit. Vous avez donnéMadamevous avez donné ce portrait qui m'était si cher et quim'appartenait si légitimement. Vous n'avez pu cacher vossentiments ; vous aimezon le sait ; votre vertu vous a jusqu'icigarantie du reste.

-- Est-ilpossibles'écria cette princesseque vous puissiez penserqu'il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mienqu'aucune raison ne m'obligeait à vous faire ! Fiez-vous àmes paroles ; c'est par un assez grand prix que j'achète laconfiance que je vous demande. Croyezje vous en conjureque jen'ai point donné mon portrait : il est vrai que je le visprendre ; mais je ne voulus pas faire paraître que je levoyaisde peur de m'exposer à me faire dire des choses quel'on ne m'a encore osé dire.

-- Par oùvous a-t-on donc fait voir qu'on vous aimaitreprit monsieur deClèveset quelles marques de passion vous a-t-on données?

--Épargnez-moi la peinerépliqua-t-ellede vous rediredes détails qui me font honte à moi-même de lesavoir remarquéset qui ne m'ont que trop persuadée dema faiblesse.

-- Vousavez raisonMadamereprit-il ; je suis injuste. Refusez-moi toutesles fois que je vous demanderai de pareilles choses ; mais ne vousoffensez pourtant pas si je vous les demande.

Dans cemoment plusieurs de leurs gensqui étaient demeurésdans les alléesvinrent avertir monsieur de Clèvesqu'un gentilhomme venait le chercher de la part du roipour luiordonner de se trouver le soir à Paris.

Monsieurde Clèves fut contraint de s'en alleret il ne put rien direà sa femmesinon qu'il la suppliait de venir le lendemainetqu'il la conjurait de croire que quoiqu'il fût affligéil avait pour elle une tendresse et une estime dont elle devait êtresatisfaite.

Lorsque ceprince fut partique madame de Clèves demeura seulequ'elleregarda ce qu'elle venait de faireelle en fut si épouvantéequ'à peine put-elle s'imaginer que ce fût une vérité.Elle trouva qu'elle s'était ôté elle-mêmele coeur et l'estime de son mariet qu'elle s'était creuséun abîme dont elle ne sortirait jamais. Elle se demandaitpourquoi elle avait fait une chose si hasardeuseet elle trouvaitqu'elle s'y était engagée sans en avoir presque eu ledessein. La singularité d'un pareil aveudont elle netrouvait point d'exemplelui en faisait voir tout le péril.

Mais quandelle venait à penser que ce remèdequelque violentqu'il fûtétait le seul qui la pouvait défendrecontre monsieur de Nemourselle trouvait qu'elle ne devait point serepentiret qu'elle n'avait point trop hasardé. Elle passatoute la nuitpleine d'incertitudede trouble et de craintemaisenfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de ladouceur à avoir donné ce témoignage de fidélitéà un mari qui le méritait si bienqui avait tantd'estime et tant d'amitié pour elleet qui venait de lui endonner encore des marques par la manière dont il avait reçuce qu'elle lui avait avoué.

Cependantmonsieur de Nemours était sorti du lieu où il avaitentendu une conversation qui le touchait si sensiblementet s'étaitenfoncé dans la forêt. Ce qu'avait dit madame de Clèvesde son portrait lui avait redonné la vieen lui faisantconnaître que c'était lui qu'elle ne haïssait pas.Il s'abandonna d'abord à cette joie ; mais elle ne fut paslonguequand il fit réflexion que la même chose qui luivenait d'apprendre qu'il avait touché le coeur de madame deClèves le devait persuader aussi qu'il n'en recevrait jamaisnulle marqueet qu'il était impossible d'engager une personnequi avait recours à un remède si extraordinaire. Ilsentit pourtant un plaisir sensible de l'avoir réduite àcette extrémité. Il trouva de la gloire à s'êtrefait aimer d'une femme si différente de toutes celles de sonsexe ; enfinil se trouva cent fois heureux et malheureux toutensemble. La nuit le surprit dans la forêtet il eut beaucoupde peine à retrouver le chemin de chez madame de Mercoeur. Ily arriva à la pointe du jour. Il fut assez embarrasséde rendre compte de ce qui l'avait retenu ; il s'en démêlale mieux qu'il lui fut possibleet revint ce jour même àParis avec le vidame.

Ce princeétait si rempli de sa passionet si surpris de ce qu'il avaitentenduqu'il tomba dans une imprudence assez ordinairequi est deparler en termes généraux de ses sentimentsparticulierset de conter ses propres aventures sous des nomsempruntés. En revenant il tourna la conversation sur l'amouril exagéra le plaisir d'être amoureux d'une personnedigne d'être aimée. Il parla des effets bizarres decette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-mêmel'étonnement que lui donnait l'action de madame de Clèvesil la conta au vidamesans lui nommer la personneet sans lui direqu'il y eût aucune part ; mais il la conta avec tant de chaleuret avec tant d'admiration que le vidame soupçonna aisémentque cette histoire regardait ce prince. Il le pressa extrêmementde le lui avouer. Il lui dit qu'il connaissait depuis longtemps qu'ilavait quelque passion violenteet qu'il y avait de l'injustice de sedéfier d'un homme qui lui avait confié le secret de savie. Monsieur de Nemours était trop amoureux pour avouer sonamour ; il l'avait toujours caché au vidamequoique ce fûtl'homme de la cour qu'il aimât le mieux. Il lui réponditqu'un de ses amis lui avait conté cette aventure et lui avaitfait promettre de n'en point parleret qu'il le conjurait aussi degarder ce secret. Le vidame l'assura qu'il n'en parlerait point ;néanmoins monsieur de Nemours se repentit de lui en avoir tantappris.

Cependantmonsieur de Clèves était allé trouver le roilecoeur pénétré d'une douleur mortelle. Jamaismari n'avait eu une passion si violente pour sa femmeet ne l'avaittant estimée. Ce qu'il venait d'apprendre ne lui ôtaitpas l'estime ; mais elle lui en donnait d'une espècedifférente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. Ce quil'occupait le plus était l'envie de deviner celui qui avait sului plaire. Monsieur de Nemours lui vint d'abord dans l'espritcommece qu'il y avait de plus aimable à la couret le chevalier deGuise et le maréchal de Saint-Andrécomme deux hommesqui avaient pensé à lui plaire et qui lui rendaientencore beaucoup de soins ; de sorte qu'il s'arrêta àcroire qu'il fallait que ce fût l'un des trois. Il arriva auLouvreet le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu'ill'avait choisi pour conduire Madame en Espagne ; qu'il avait cru quepersonne ne s'acquitterait mieux que lui de cette commissionet quepersonne aussi ne ferait tant d'honneur à la France que madamede Clèves. Monsieur de Clèves reçut l'honneur dece choix comme il le devaitet le regarda même comme une chosequi éloignerait sa femme de la coursans qu'il parût dechangement dans sa conduite. Néanmoins le temps de ce départétait encore trop éloigné pour être unremède à l'embarras où il se trouvait. Ilécrivit à l'heure même à madame de Clèvespour lui apprendre ce que le roi venait de lui direet lui mandaencore qu'il voulait absolument qu'elle revînt à Paris.Elle y revint comme il l'ordonnaitet lorsqu'ils se virentils setrouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire.

Monsieurde Clèves lui parla comme le plus honnête homme dumondeet le plus digne de ce qu'elle avait fait.

-- Je n'ainulle inquiétude de votre conduitelui dit-il ; vous avezplus de force et plus de vertu que vous ne pensez. Ce n'est pointaussi la crainte de l'avenir qui m'afflige. Je ne suis affligéque de vous voir pour un autre des sentiments que je n'ai pu vousdonner.

-- Je nesais que vous répondrelui dit-elle ; je meurs de honte envous en parlant. Épargnez-moije vous en conjurede sicruelles conversations ; réglez ma conduite ; faites que je nevoie personne. C'est tout ce que je vous demande. Mais trouvez bonque je ne vous parle plus d'une chose qui me fait paraître sipeu digne de vouset que je trouve si indigne de moi.

-- Vousavez raisonMadamerépliqua-t-il ; j'abuse de votre douceuret de votre confiance. Mais aussi ayez quelque compassion de l'étatoù vous m'avez miset songez quequoi que vous m'ayez ditvous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelleje ne saurais vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire; mais je ne puis m'empêcher de vous dire que je crois quecelui que je dois envier est le maréchal de Saint-Andréle duc de Nemours ou le chevalier de Guise

-- Je nevous répondrai rienlui dit-elle en rougissantet je ne vousdonnerai aucun lieupar mes réponsesde diminuer ni defortifier vos soupçons. Mais si vous essayez de les éclairciren m'observantvous me donnerez un embarras qui paraîtra auxyeux de tout le monde Au nom de Dieucontinua-t-elletrouvez bonquesur le prétexte de quelque maladieje ne voie personne.

-- NonMadamerépliqua-t-ilon démêlerait bientôtque ce serait une chose supposée ; et de plusje ne me veuxfier qu'à vous-même : c'est le chemin que mon coeur meconseille de prendreet la raison me conseille aussi. De l'humeurdont vous êtesen vous laissant votre libertéje vousdonne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous enprescrire.

Monsieurde Clèves ne se trompait pas : la confiance qu'il témoignaità sa femme la fortifiait davantage contre monsieur de Nemourset lui faisait prendre des résolutions plus austèresqu'aucune contrainte n'aurait pu faire. Elle alla donc au Louvre etchez la reine dauphine à son ordinaire ; mais elle évitaitla présence et les yeux de monsieur de Nemours avec tant desoinqu'elle lui ôta quasi toute la joie qu'il avait de secroire aimé d'elle. Il ne voyait rien dans ses actions qui nelui persuadât le contraire. Il ne savait quasi si ce qu'ilavait entendu n'était point un songetant il y trouvait peude vraisemblance. La seule chose qui l'assurait qu'il ne s'étaitpas trompé était l'extrême tristesse de madame deClèvesquelque effort qu'elle fît pour la cacher :peut-être que des regards et des paroles obligeantes n'eussentpas tant augmenté l'amour de monsieur de Nemours que faisaitcette conduite austère.

Un soirque monsieur et madame de Clèves étaient chez la reinequelqu'un dit que le bruit courait que le roi mènerait encoreun grand seigneur de la courpour aller conduire Madame en Espagne.Monsieur de Clèves avait les yeux sur sa femme dans le tempsque l'on ajouta que ce serait peut-être le chevalier de Guiseou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu'ellen'avait point été émue de ces deux nomsni dela proposition qu'ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fitcroire que pas un des deux n'était celui dont elle craignaitla présence et voulant s'éclaircir de ses soupçonsil entra dans le cabinet de la reineoù était le roi.Après y avoir demeuré quelque tempsil revint auprèsde sa femmeet lui dit tout bas qu'il venait d'apprendre que ceserait monsieur de Nemours qui irait avec eux en Espagne.

Le nom demonsieur de Nemours et la pensée d'être exposée àle voir tous les jours pendant un long voyage en présence deson maridonna un tel trouble à madame de Clèvesqu'elle ne le put cacher ; et voulant y donner d'autres raisons :

-- C'estun choix bien désagréable pour vousrépondit-elleque celui de ce prince. Il partagera tous les honneurset il mesemble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre.

-- Cen'est pas la gloireMadamereprit monsieur de Clèvesquivous fait appréhender que monsieur de Nemours ne vienne avecmoi. Le chagrin que vous en avez vient d'une autre cause. Ce chagrinm'apprend ce que j'aurais appris d'une autre femmepar la joiequ'elle en aurait eue. Mais ne craignez point ; ce que je viens devous dire n'est pas véritableet je l'ai inventé pourm'assurer d'une chose que je ne croyais déjà que trop.

Il sortitaprès ces parolesne voulant pas augmenter par sa présencel'extrême embarras où il voyait sa femme.

Monsieurde Nemours entra dans cet instant et remarqua d'abord l'étatoù était madame de Clèves. Il s'approcha d'elleet lui dit tout bas qu'il n'osait par respect lui demander ce qui larendait plus rêveuse que de coutume. La voix de monsieur deNemours la fit reveniret le regardant sans avoir entendu ce qu'ilvenait de lui direpleine de ses propres pensées et de lacrainte que son mari ne le vît auprès d'elle :

-- Au nomde Dieului dit-ellelaissez-moi en repos.

-- Hélas! Madamerépondit-ilje ne vous y laisse que trop ; de quoipouvez-vous vous plaindre ? Je n'ose vous parlerje n'ose mêmevous regarder : je ne vous approche qu'en tremblant. Par où mesuis-je attiré ce que vous venez de me direet pourquoi mefaites-vous paraître que j'ai quelque part au chagrin oùje vous vois ?

Madame deClèves fut bien fâchée d'avoir donné lieuà monsieur de Nemours de s'expliquer plus clairement qu'iln'avait fait en toute sa vie. Elle le quittasans lui répondreet s'en revint chez ellel'esprit plus agité qu'elle nel'avait jamais eu. Son mari s'aperçut aisément del'augmentation de son embarras. Il vit qu'elle craignait qu'il ne luiparlât de ce qui s'était passé. Il la suivit dansun cabinet où elle était entrée.

-- Nem'évitez pointMadamelui dit-ilje ne vous dirai rien quipuisse vous déplaire ; je vous demande pardon de la surpriseque je vous ai faite tantôt. J'en suis assez punipar ce quej'ai appris. Monsieur de Nemours était de tous les hommescelui que je craignais le plus. Je vois le péril oùvous êtes ; ayez du pouvoir sur vous pour l'amour de vous-mêmeet s'il est possiblepour l'amour de moi. Je ne vous le demandepoint comme un marimais comme un homme dont vous faites tout lebonheuret qui a pour vous une passion plus tendre et plus violenteque celui que votre coeur lui préfère.

Monsieurde Clèves s'attendrit en prononçant ces dernièresparoleset eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétréeet fondant en larmes elle l'embrassa avec une tendresse et unedouleur qui le mirent dans un état peu différent dusien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien direet seséparèrent sans avoir la force de se parler.

Lespréparatifs pour le mariage de Madame étaient achevés.Le duc d'Albe arriva pour l'épouser. Il fut reçu avectoute la magnificence et toutes les cérémonies qui sepouvaient faire dans une pareille occasion. Le roi envoya au-devantde lui le prince de Condéles cardinaux de Lorraine et deGuiseles ducs de Lorrainede Ferrared'Aumalede BouillondeGuise et de Nemours. Ils avaient plusieurs gentilshommeset grandnombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attenditlui-même le duc d'Albe à la première porte duLouvreavec les deux cents gentilshommes servantset le connétableà leur tête. Lorsque ce duc fut proche du roiil voulutlui embrasser les genoux ; mais le roi l'en empêcha et le fitmarcher à son côté jusque chez la reine et chezMadameà qui le duc d'Albe apporta un présentmagnifique de la part de son maître. Il alla ensuite chezmadame Marguerite soeur du roilui faire les compliments de monsieurde Savoieet l'assurer qu'il arriverait dans peu de jours. L'on fitde grandes assemblées au Louvrepour faire voir au ducd'Albeet au prince d'Orange qui l'avait accompagnélesbeautés de la cour.

Madame deClèves n'osa se dispenser de s'y trouverquelque enviequ'elle en eûtpar la crainte de déplaire à sonmari qui lui commanda absolument d'y aller. Ce qui l'y déterminaitencore davantage était l'absence de monsieur de Nemours. Ilétait allé au-devant de monsieur de Savoie et aprèsque ce prince fut arrivéil fut obligé de se tenirpresque toujours auprès de luipour lui aider à toutesles choses qui regardaient les cérémonies de ses noces.Cela fit que madame de Clèves ne rencontra pas ce prince aussisouvent qu'elle avait accoutuméet elle s'en trouvait dansquelque sorte de repos.

Le vidamede Chartres n'avait pas oublié la conversation qu'il avait eueavec monsieur de Nemours. Il lui était demeuré dansl'esprit que l'aventure que ce prince lui avait contée étaitla sienne propreet il l'observait avec tant de soinque peut-êtreaurait-il démêlé la véritésansque l'arrivée du duc d'Albe et celle de monsieur de Savoiefirent un changement et une occupation dans la courqui l'empêchade voir ce qui aurait pu l'éclairer. L'envie de s'éclaircirou plutôt la disposition naturelle que l'on a de conter tout ceque l'on sait à ce que l'on aimefit qu'il redit àmadame de Martigues l'action extraordinaire de cette personnequiavait avoué à son mari la passion qu'elle avait pour unautre. Il l'assura que monsieur de Nemours était celui quiavait inspiré cette violente passionet il la conjura de luiaider à observer ce prince. Madame de Martigues fut bien aised'apprendre ce que lui dit le vidame ; et la curiosité qu'elleavait toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardaitmonsieur de Nemours lui donnait encore plus d'envie de pénétrercette aventure.

Peu dejour avant celui que l'on avait choisi pour la cérémoniedu mariagela reine dauphine donnait à souper au roi sonbeau-père et à la duchesse de Valentinois. Madame deClèvesqui était occupée à s'habilleralla au Louvre plus tard que de coutume. En y allantelle trouva ungentilhomme qui la venait quérir de la part de madame ladauphine. Comme elle entrait dans la chambrecette princesse luicriade dessus son lit où elle étaitqu'ellel'attendait avec une grande impatience.

-- JecroisMadamelui répondit-elleque je ne dois pas vousremercier de cette impatienceet qu'elle est sans doute causéepar quelque autre chose que par l'envie de me voir.

-- Vousavez raisonrépliqua la reine dauphine ; mais néanmoinsvous devez m'en être obligée ; car je veux vousapprendre une aventure que je suis assurée que vous serez bienaise de savoir.

Madame deClèves se mit à genoux devant son litet par bonheurpour elleelle n'avait pas le jour au visage.

-- Voussavezlui dit cette reinel'envie que nous avions de deviner ce quicausait le changement qui paraît au duc de Nemours : je croisle savoiret c'est une chose qui vous surprendra. Il est éperdumentamoureux et fort aimé d'une des plus belles personnes de lacour.

Cesparolesque madame de Clèves ne pouvait s'attribuerpuisqu'elle ne croyait pas que personne sût qu'elle aimait ceprincelui causèrent une douleur qu'il est aisé des'imaginer.

-- Je nevois rien en celarépondit-ellequi doive surprendre d'unhomme de l'âge de monsieur de Nemours et fait comme il est.

- Ce n'estpas aussireprit madame la dauphinece qui vous doit étonner; mais c'est de savoir que cette femme qui aime monsieur de Nemoursne lui en a jamais donné aucune marqueet que la peur qu'ellea eue de n'être pas toujours maîtresse de sa passion afait qu'elle l'a avouée à son mariafin qu'il l'ôtâtde la cour. Et c'est monsieur de Nemours lui-même qui a contéce que je vous dis.

Si madamede Clèves avait eu d'abord de la douleur par la penséequ'elle n'avait aucune part à cette aventureles dernièresparoles de madame la dauphine lui donnèrent du désespoirpar la certitude de n'y en avoir que trop. Elle ne put répondreet demeura la tête penchée sur le lit pendant que lareine continuait de parlersi occupée de ce qu'elle disaitqu'elle ne prenait pas garde à cet embarras. Lorsque madame deClèves fut un peu remise :

-- Cettehistoire ne me paraît guère vraisemblableMadamerépondit-elleet je voudrais bien savoir qui vous l'a contée.

-- C'estmadame de Martiguesrépliqua madame la dauphinequi l'aapprise du vidame de Chartres. Vous savez qu'il en est amoureux ; illa lui a confiée comme un secretet il la sait du duc deNemours lui-même. Il est vrai que le duc de Nemours ne lui apas dit le nom de la dameet ne lui a pas même avouéque ce fût lui qui en fût aimé ; mais le vidame deChartres n'en doute point.

Comme lareine dauphine achevait ces parolesquelqu'un s'approcha du lit.Madame de Clèves était tournée d'une sorte quil'empêchait de voir qui c'était ; mais elle n'en doutapaslorsque madame la dauphine se récria avec un air degaieté et de surprise.

-- Levoilà lui-mêmeet je veux lui demander ce qui en est.

Madame deClèves connut bien que c'était le duc de Nemourscommece l'était en effet. Sans se tourner de son côtéelle s'avança avec précipitation vers madame ladauphineet lui dit tout bas qu'il fallait bien se garder de luiparler de cette aventure ; qu'il l'avait confiée au vidame deChartres ; et que ce serait une chose capable de les brouiller.Madame la dauphine lui réponditen riantqu'elle étaittrop prudenteet se retourna vers monsieur de Nemours. Il étaitparé pour l'assemblée du soiretprenant la paroleavec cette grâce qui lui était si naturelle :

-- JecroisMadamelui dit-ilque je puis penser sans téméritéque vous parliez de moi quand je suis entréque vous aviezdessein de me demander quelque choseet que madame de Clèvess'y oppose.

-- Il estvrairépondit madame la dauphine ; mais je n'aurai pas pourelle la complaisance que j'ai accoutumé d'avoir. Je veuxsavoir de vous si une histoire que l'on m'a contée estvéritableet si vous n'êtes pas celui qui êtesamoureuxet aimé d'une femme de la courqui vous cache sapassion avec soin et qui l'a avouée à son mari.

Le troubleet l'embarras de madame de Clèves étaient au-delàde tout ce que l'on peut s'imagineret si la mort se fûtprésentée pour la tirer de cet étatellel'aurait trouvée agréable. Mais monsieur de Nemoursétait encore plus embarrassés'il est possible. Lediscours de madame la dauphinedont il avait eu lieu de croire qu'iln'était pas haïen présence de madame de Clèvesqui était la personne de la cour en qui elle avait le plus deconfianceet qui en avait aussi le plus en ellelui donnait une sigrande confusion de pensées bizarresqu'il lui fut impossibled'être maître de son visage. L'embarras où ilvoyait madame de Clèves par sa fauteet la pensée dujuste sujet qu'il lui donnait de le haïrlui causa unsaisissement qui ne lui permit pas de répondre. Madame ladauphine voyant à quel point il était interdit :

--Regardez-leregardez-ledit-elle à madame de Clèveset jugez si cette aventure n'est pas la sienne.

Cependantmonsieur de Nemours revenant de son premier troubleet voyantl'importance de sortir d'un pas si dangereuxse rendit maîtretout d'un coup de son esprit et de son visage.

--J'avoueMadamedit-ilque l'on ne peut être plus surpris etplus affligé que je le suis de l'infidélité quem'a faite le vidame de Chartresen racontant l'aventure d'un de mesamis que je lui avais confiée. Je pourrais m'en vengercontinua-t-il en souriant avec un air tranquillequi ôta quasià madame la dauphine les soupçons qu'elle venaitd'avoir. Il m'a confié des choses qui ne sont pas d'unemédiocre importance ; mais je ne saisMadamepoursuivit-ilpourquoi vous me faites l'honneur de me mêler à cetteaventure. Le vidame ne peut pas dire qu'elle me regardepuisque jelui ai dit le contraire. La qualité d'un homme amoureux mepeut convenir ; mais pour celle d'un homme aiméje ne croispasMadameque vous puissiez me la donner.

Ce princefut bien aise de dire quelque chose à madame la dauphinequieût du rapport à ce qu'il lui avait fait paraîtreen d'autres tempsafin de lui détourner l'esprit des penséesqu'elle avait pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu'il disait; mais sans y répondreelle continua à lui faire laguerre de son embarras

-- J'aiété troubléMadamelui répondit-ilpour l'intérêt de mon amiet par les justes reprochesqu'il me pourrait faire d'avoir redit une chose qui lui est pluschère que la vie. Il ne me l'a néanmoins confiéequ'à demiet il ne m'a pas nommé la personne qu'ilaime. Je sais seulement qu'il est l'homme du monde le plus amoureuxet le plus à plaindre.

-- Letrouvez-vous si à plaindrerépliqua madame ladauphinepuisqu'il est aimé ?

--Croyez-vous qu'il le soitMadamereprit-ilet qu'une personnequiaurait une véritable passionpût la découvrir àson mari ? Cette personne ne connaît pas sans doute l'amouretelle a pris pour lui une légère reconnaissance del'attachement que l'on a pour elle. Mon ami ne se peut flatterd'aucune espérance ; maistout malheureux qu'il estil setrouve heureux d'avoir du moins donné la peur de l'aimeretil ne changerait pas son état contre celui du plus heureuxamant du monde.

-- Votreami a une passion bien aisée à satisfairedit madamela dauphineet je commence à croire que ce n'est pas de vousdont vous parlez. Il ne s'en faut guèrecontinua-t-ellequeje ne sois de l'avis de madame de Clèvesqui soutient quecette aventure ne peut être véritable.

-- Je necrois pas en effet qu'elle le puisse êtrereprit madame deClèves qui n'avait point encore parlé ; et quand ilserait possible qu'elle le fûtpar où l'aurait-on pusavoir? Il n'y a pas d'apparence qu'une femmecapable d'une chose siextraordinaireeût la faiblesse de la raconter ; apparemmentson mari ne l'aurait pas racontée non plusou ce serait unmari bien indigne du procédé que l'on aurait eu aveclui.

Monsieurde Nemoursqui vit les soupçons de madame de Clèvessur son marifut bien aise de les lui confirmer. Il savait quec'était le plus redoutable rival qu'il eût àdétruire.

-- Lajalousierépondit-ilet la curiosité d'en savoirpeut-être davantage que l'on ne lui en a dit peuvent fairefaire bien des imprudences à un mari.

Madame deClèves était à la dernière épreuvede sa force et de son courageet ne pouvant plus soutenir laconversationelle allait dire qu'elle se trouvait mallorsqueparbonheur pour ellela duchesse de Valentinois entraqui dit àmadame la dauphine que le roi allait arriver. Cette reine passa dansson cabinet pour s'habiller. Monsieur de Nemours s'approcha de madamede Clèvescomme elle la voulait suivre.

-- Jedonnerais ma vieMadamelui dit-ilpour vous parler un moment ;mais de tout ce que j'aurais d'important à vous direrien neme le paraît davantage que de vous supplier de croire que sij'ai dit quelque chose où madame la dauphine puisse prendrepartje l'ai fait par des raisons qui ne la regardent pas.

Madame deClèves ne fit pas semblant d'entendre monsieur de Nemours ;elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi quivenait d'entrer. Comme il y avait beaucoup de mondeelles'embarrassa dans sa robeet fit un faux pas : elle se servit de ceprétexte pour sortir d'un lieu où elle n'avait pas laforce de demeureretfeignant de ne se pouvoir soutenirelle s'enalla chez elle.

Monsieurde Clèves vint au Louvre et fut étonné de n'ypas trouver sa femme : on lui dit l'accident qui lui étaitarrivé. Il s'en retourna à l'heure même pourapprendre de ses nouvelles ; il la trouva au litet il sut que sonmal n'était pas considérable. Quand il eut étéquelque temps auprès d'elleil s'aperçut qu'elle étaitdans une tristesse si excessive qu'il en fut surpris.

--Qu'avez-vousMadame ? lui dit-il. Il me paraît que vous avezquelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez ?

-- J'ai laplus sensible affliction que je pouvais jamais avoirrépondit-elle; quel usage avez-vous fait de la confiance extraordinaire oupourmieux direfolle que j'ai eue en vous ? Ne méritais-je pas lesecretet quand je ne l'aurais pas méritévotrepropre intérêt ne vous y engageait-il pas ? Fallait-ilque la curiosité de savoir un nom que je ne dois pas vous direvous obligeât à vous confier à quelqu'un pourtâcher de le découvrir ? Ce ne peut être que cetteseule curiosité qui vous ait fait faire une si cruelleimprudenceles suites en sont aussi fâcheuses qu'ellespouvaient l'être. Cette aventure est sueet on me la vient deconterne sachant pas que j'y eusse le principal intérêt.

-- Que medites-vousMadame ? lui répondit-il. Vous m'accusez d'avoirconté ce qui s'est passé entre vous et moiet vousm'apprenez que la chose est sue ? Je ne me justifie pas de l'avoirredite ; vous ne le sauriez croireet il faut sans doute que vousayez pris pour vous ce que l'on vous a dit de quelque autre.

-- Ah !Monsieurreprit-elleil n'y a pas dans le monde une autre aventurepareille à la mienne ; il n'y a point une autre femme capablede la même chose. Le hasard ne peut l'avoir fait inventer ; onne l'a jamais imaginéeet cette pensée n'est jamaistombée dans un autre esprit que le mien. Madame la dauphinevient de me conter toute cette aventure ; elle l'a sue par le vidamede Chartresqui la sait de monsieur de Nemours.

--Monsieur de Nemours ! s'écria monsieur de Clèvesavecune action qui marquait du transport et du désespoir. Quoi !monsieur de Nemours sait que vous l'aimezet que je le sais ?

-- Vousvoulez toujours choisir monsieur de Nemours plutôt qu'un autrerépliqua-t-elle : je vous ai dit que je ne vous répondraijamais sur vos soupçons. J'ignore si monsieur de Nemours saitla part que j'ai dans cette aventure et celle que vous lui avezdonnée ; mais il l'a contée au vidame de Chartres etlui a dit qu'il la savait d'un de ses amisqui ne lui avait pasnommé la personne. Il faut que cet ami de monsieur de Nemourssoit des vôtreset que vous vous soyez fié à luipour tâcher de vous éclaircir.

-- A-t-onun ami au monde à qui on voulût faire une telleconfidencereprit monsieur de Clèveset voudrait-onéclaircir ses soupçons au prix d'apprendre àquelqu'un ce que l'on souhaiterait de se cacher à soi-même? Songez plutôt Madameà qui vous avez parlé. Ilest plus vraisemblable que ce soit par vous que par moi que ce secretsoit échappé. Vous n'avez pu soutenir toute seulel'embarras où vous vous êtes trouvéeet vousavez cherché le soulagement de vous plaindre avec quelqueconfidente qui vous a trahie.

--N'achevez point de m'accablers'écria-t-elleet n'ayez pointla dureté de m'accuser d'une faute que vous avez faite.Pouvez-vous m'en soupçonneret puisque j'ai étécapable de vous parlersuis-je capable de parler à quelqueautre ?

L'aveu quemadame de Clèves avait fait à son mari était unesi grande marque de sa sincéritéet elle niait sifortement de s'être confiée à personnequemonsieur de Clèves ne savait que penser. D'un autre côtéil était assuré de n'avoir rien redit ; c'étaitune chose que l'on ne pouvait avoir devinéeelle étaitsue ; ainsi il fallait que ce fût par l'un des deux. Mais cequi lui causait une douleur violenteétait de savoir que cesecret était entre les mains de quelqu'unet qu'apparemmentil serait bientôt divulgué.

Madame deClèves pensait à peu près les mêmeschoseselle trouvait également impossible que son mari eûtparléet qu'il n'eût pas parlé. Ce qu'avait ditmonsieur de Nemours que la curiosité pouvait faire faire desimprudences à un marilui paraissait se rapporter si juste àl'état de monsieur de Clèvesqu'elle ne pouvait croireque ce fût une chose que le hasard eût fait dire ; etcette vraisemblance la déterminait à croire quemonsieur de Clèves avait abusé de la confiance qu'elleavait en lui. Ils étaient si occupés l'un et l'autre deleurs penséesqu'ils furent longtemps sans parleret ils nesortirent de ce silenceque pour redire les mêmes chosesqu'ils avaient déjà dites plusieurs foisetdemeurèrent le coeur et l'esprit plus éloignéset plus altérés qu'ils ne les avaient encore eus.

Il estaisé de s'imaginer en quel état ils passèrent lanuit. Monsieur de Clèves avait épuisé toute saconstance à soutenir le malheur de voir une femme qu'iladoraittouchée de passion pour un autre. Il ne lui restaitplus de courage ; il croyait même n'en devoir pas trouver dansune chose où sa gloire et son honneur étaient sivivement blessés. Il ne savait plus que penser de sa femme ;il ne voyait plus quelle conduite il lui devait faire prendrenicomment il se devait conduire lui-même ; et il ne trouvait detous côtés que des précipices et des abîmes.Enfinaprès une agitation et une incertitude trèslonguesvoyant qu'il devait bientôt s'en aller en Espagneilprit le parti de ne rien faire qui pût augmenter les soupçonsou la connaissance de son malheureux état. Il alla trouvermadame de Clèveset lui dit qu'il ne s'agissait pas dedémêler entre eux qui avait manqué au secret ;mais qu'il s'agissait de faire voir que l'histoire que l'on avaitcontée était une fable où elle n'avait aucunepart ; qu'il dépendait d'elle de le persuader àmonsieur de Nemours et aux autres ; qu'elle n'avait qu'à agiravec luiavec la sévérité et la froideurqu'elle devait avoir pour un homme qui lui témoignait del'amour ; que par ce procédé elle lui ôteraitaisément l'opinion qu'elle eût de l'inclination pour lui; qu'ainsiil ne fallait point s'affliger de tout ce qu'il aurait pupenserparce quesi dans la suite elle ne faisait paraîtreaucune faiblessetoutes ses pensées se détruiraientaisémentet que surtout il fallait qu'elle allât auLouvre et aux assemblées comme à l'ordinaire.

Aprèsces parolesmonsieur de Clèves quitta sa femme sans attendresa réponse. Elle trouva beaucoup de raison dans tout ce qu'illui ditet la colère où elle était contremonsieur de Nemours lui fit croire qu'elle trouverait aussi beaucoupde facilité à l'exécuter ; mais il lui parutdifficile de se trouver à toutes les cérémoniesdu mariageet d'y paraître avec un visage tranquille et unesprit libre ; néanmoins comme elle devait porter la robe demadame la dauphineet que c'était une chose où elleavait été préférée àplusieurs autres princessesil n'y avait pas moyen d'y renoncersans faire beaucoup de bruit et sans en faire chercher des raisons.Elle se résolut donc de faire un effort sur elle-même ;mais elle prit le reste du jour pour s'y prépareret pours'abandonner à tous les sentiments dont elle étaitagitée. Elle s'enferma seule dans son cabinet. De tous sesmauxcelui qui se présentait à elle avec le plus deviolenceétait d'avoir sujet de se plaindre de monsieur deNemourset de ne trouver aucun moyen de le justifier. Elle nepouvait douter qu'il n'eût conté cette aventure auvidame de Chartres ; il l'avait avouéet elle ne pouvaitdouter aussipar la manière dont il avait parléqu'ilne sût que l'aventure la regardait. Comment excuser une sigrande imprudenceet qu'était devenue l'extrêmediscrétion de ce prince dont elle avait été sitouchée ?

"Il aété discretdisait-elletant qu'il a cru êtremalheureux ; mais une pensée d'un bonheurmêmeincertaina fini sa discrétion. Il n'a pu s'imaginer qu'ilétait aimésans vouloir qu'on le sût. Il a dittout ce qu'il pouvait dire ; je n'ai pas avoué que c'étaitlui que j'aimaisil l'a soupçonnéet il a laissévoir ses soupçons. S'il eût eu des certitudesil enaurait usé de la même sorte. J'ai eu tort de croirequ'il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire.C'est pourtant pour cet hommeque j'ai cru si différent dureste des hommesque je me trouve comme les autres femmesétantsi éloignée de leur ressembler. J'ai perdu le coeur etl'estime d'un mari qui devait faire ma félicité. Jeserai bientôt regardée de tout le monde comme unepersonne qui a une folle et violente passion. Celui pour qui je l'aine l'ignore plus ; et c'est pour éviter ces malheurs que j'aihasardé tout mon repos et même ma vie"

Cestristes réflexions étaient suivies d'un torrent delarmes ; mais quelque douleur dont elle se trouvât accabléeelle sentait bien qu'elle aurait eu la force de les supportersielle avait été satisfaite de monsieur de Nemours.

Ce princen'était pas dans un état plus tranquille. L'imprudencequ'il avait faite d'avoir parlé au vidame de Chartreset lescruelles suites de cette imprudence lui donnaient un déplaisirmortel. Il ne pouvait se représentersans être accablél'embarrasle trouble et l'affliction où il avait vu madamede Clèves. Il était inconsolable de lui avoir dit deschoses sur cette aventurequi bien que galantes par elles-mêmeslui paraissaientdans ce momentgrossières et peu poliespuisqu'elles avaient fait entendre à madame de Clèvesqu'il n'ignorait pas qu'elle était cette femme qui avait unepassion violente et qu'il était celui pour qui elle l'avait.Tout ce qu'il eût pu souhaitereût été uneconversation avec elle ; mais il trouvait qu'il la devait craindreplutôt que de la désirer.

"Qu'aurais-jeà lui dire ? s'écriait-il. Irai-je encore lui montrerce que je ne lui ai déjà que trop fait connaître? Lui ferai-je voir que je sais qu'elle m'aimemoi qui n'ai jamaisseulement osé lui dire que je l'aimais ? Commencerai-je àlui parler ouvertement de ma passionafin de lui paraître unhomme devenu hardi par des espérances ? Puis-je penserseulement à l'approcheret oserais-je lui donner l'embarrasde soutenir ma vue ? Par où pourrais-je me justifier ? Je n'aipoint d'excuseje suis indigne d'être regardé de madamede Clèveset je n'espère pas aussi qu'elle me regardejamais. Je ne lui ai donné par ma faute de meilleurs moyenspour se défendre contre moi que tous ceux qu'elle cherchait etqu'elle eût peut-être cherchés inutilement. Jeperds par mon imprudence le bonheur et la gloire d'être aiméde la plus aimable et de la plus estimable personne du monde ; maissi j'avais perdu ce bonheursans qu'elle en eût souffertetsans lui avoir donné une douleur mortellece me serait uneconsolation ; et je sens plus dans ce moment le mal que je lui aifait que celui que je me suis fait auprès d'elle."

Monsieurde Nemours fut longtemps à s'affliger et à penser lesmêmes choses. L'envie de parler à madame de Clèveslui venait toujours dans l'esprit. Il songea à en trouver lesmoyensil pensa à lui écrire ; mais enfinil trouvaqu'après la faute qu'il avait faiteet de l'humeur dont elleétaitle mieux qu'il pût faire était de luitémoigner un profond respect par son affliction et par sonsilencede lui faire voir même qu'il n'osait se présenterdevant elleet d'attendre ce que le tempsle hasard etl'inclination qu'elle avait pour luipourraient faire en sa faveur.Il résolut aussi de ne point faire de reproches au vidame deChartres de l'infidélité qu'il lui avait faitede peurde fortifier ses soupçons.

Lesfiançailles de Madamequi se faisaient le lendemainet lemariage qui se faisait le jour suivantoccupaient tellement toute lacour que madame de Clèves et monsieur de Nemours cachèrentaisément au public leur tristesse et leur trouble. Madame ladauphine ne parla même qu'en passant à madame de Clèvesde la conversation qu'elles avaient eue avec monsieur de Nemoursetmonsieur de Clèves affecta de ne plus parler à sa femmede tout ce qui s'était passé : de sorte qu'elle ne setrouva pas dans un aussi grand embarras qu'elle l'avait imaginé.Les fiançailles se firent au Louvreetaprès lefestin et le baltoute la maison royale alla coucher àl'évêché comme c'était la coutume. Lematinle duc d'Albequi n'était jamais vêtu que fortsimplementmit un habit de drap d'or mêlé de couleur defeude jaune et de noirtout couvert de pierrerieset il avait unecouronne fermée sur la tête. Le prince d'Orangehabilléaussi magnifiquement avec ses livréeset tous les Espagnolssuivis des leursvinrent prendre le duc d'Albe à l'hôtelde Villeroioù il était logéet partirentmarchant quatre à quatrepour venir à l'évêché.Sitôt qu'il fut arrivéon alla par ordre àl'église : le roi menait Madamequi avait aussi une couronneferméeet sa robe portée par mesdemoiselles deMontpensier et de Longueville. La reine marchait ensuitemais sanscouronne. Après ellevenait la reine dauphineMadame soeurdu roimadame de Lorraineet la reine de Navarreleurs robesportées par des princesses. Les reines et les princessesavaient toutes leurs filles magnifiquement habillées des mêmescouleurs qu'elles étaient vêtues : en sorte que l'onconnaissait à qui étaient les filles par la couleur deleurs habits. On monta sur l'échafaud qui était préparédans l'égliseet l'on fit la cérémonie desmariages. On retourna ensuite dîner à l'évêchéetsur les cinq heureson en partit pour aller au palaisoùse faisait le festinet où le parlementles courssouveraines et la maison de ville étaient priésd'assister. Le roiles reinesles princes et princesses mangèrentsur la table de marbre dans la grande salle du palaisle duc d'Albeassis auprès de la nouvelle reine d'Espagne. Au-dessous desdegrés de la table de marbre et à la main droite duroiétait une table pour les ambassadeursles archevêqueset les chevaliers de l'ordreet de l'autre côtéunetable pour messieurs du parlement.

Le duc deGuisevêtu d'une robe de drap d'or friséservait leRoi de grand-maîtremonsieur le prince de Condédepanetieret le duc de Nemoursd'échanson. Après queles tables furent levéesle bal commença : il futinterrompu par des ballets et par des machines extraordinaires. On lereprit ensuite ; et enfinaprès minuitle roi et toute lacour s'en retournèrent au Louvre. Quelque triste que fûtmadame de Clèveselle ne laissa pas de paraître auxyeux de tout le mondeet surtout aux yeux de monsieur de Nemoursd'une beauté incomparable. Il n'osa lui parlerquoiquel'embarras de cette cérémonie lui en donnâtplusieurs moyens ; mais il lui fit voir tant de tristesse et unecrainte si respectueuse de l'approcher qu'elle ne le trouva plus sicoupablequoiqu'il ne lui eût rien dit pour se justifier. Ileut la même conduite les jours suivantset cette conduite fitaussi le même effet sur le coeur de madame de Clèves.

Enfinlejour du tournoi arriva. Les reines se rendirent dans les galeries etsur les échafauds qui leur avaient été destinés.Les quatre tenants parurent au bout de la liceavec une quantitéde chevaux et de livrées qui faisaient le plus magnifiquespectacle qui eût jamais paru en France.

Le roin'avait point d'autres couleurs que le blanc et le noirqu'ilportait toujours à cause de madame de Valentinois qui étaitveuve. Monsieur de Ferrare et toute sa suite avaient du jaune et durouge ; monsieur de Guise parut avec de l'incarnat et du blanc. On nesavait d'abord par quelle raison il avait ces couleurs ; mais on sesouvint que c'étaient celles d'une belle personne qu'il avaitaimée pendant qu'elle était filleet qu'il aimaitencorequoiqu'il n'osât plus le lui faire paraître.Monsieur de Nemours avait du jaune et du noir ; on en cherchainutilement la raison. Madame de Clèves n'eut pas de peine àle deviner : elle se souvint d'avoir dit devant lui qu'elle aimait lejauneet qu'elle était fâchée d'êtreblondeparce qu'elle n'en pouvait mettre. Ce prince crut pouvoirparaître avec cette couleursans indiscrétionpuisquemadame de Clèves n'en mettant pointon ne pouvait soupçonnerque ce fût la sienne.

Jamais onn'a fait voir tant d'adresse que les quatre tenants en firentparaître. Quoique le roi fût le meilleur homme de chevalde son royaumeon ne savait à qui donner l'avantage. Monsieurde Nemours avait un agrément dans toutes ses actions quipouvait faire pencher en sa faveur des personnes moins intéresséesque madame de Clèves. Sitôt qu'elle le vit paraîtreau bout de la liceelle sentit une émotion extraordinaire età toutes les courses de ce princeelle avait de la peine àcacher sa joielorsqu'il avait heureusement fourni sa carrière.

Sur lesoircomme tout était presque fini et que l'on étaitprès de se retirerle malheur de l'État fit que le roivoulut encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery quiétait extrêmement adroitqu'il se mît sur lalice. Le comte supplia le roi de l'en dispenseret alléguatoutes les excuses dont il put s'avisermais le roi quasi en colèrelui fit dire qu'il le voulait absolument. La reine manda au roiqu'elle le conjurait de ne plus courir ; qu'il avait si bien faitqu'il devait être contentet qu'elle le suppliait de revenirauprès d'elle. Il répondit que c'était pourl'amour d'elle qu'il allait courir encoreet entra dans la barrière.Elle lui renvoya monsieur de Savoie pour le prier une seconde fois derevenir ; mais tout fut inutile. Il courutles lances se brisèrentet un éclat de celle du comte de Montgomery lui donna dansl'oeil et y demeura. Ce prince tomba du coupses écuyers etmonsieur de Montmorencyqui était un des maréchaux ducampcoururent à lui. Ils furent étonnés de levoir si blessé ; mais le roi ne s'étonna point. Il ditque c'était peu de choseet qu'il pardonnait au comte deMontgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apportaun accident si funeste dans une journée destinée àla joie. Sitôt que l'on eut porté le roi dans son litet que les chirurgiens eurent visité sa plaieils latrouvèrent très considérable. Monsieur leconnétable se souvint dans ce momentde la prédictionque l'on avait faite au roiqu'il serait tué dans un combatsingulier ; et il ne douta point que la prédiction ne fûtaccomplie.

Le roid'Espagnequi était alors à Bruxellesétantaverti de cet accidentenvoya son médecinqui étaitun homme d'une grande réputation ; mais il jugea le roi sansespérance.

Une couraussi partagée et aussi remplie d'intérêtsopposés n'était pas dans une médiocre agitationà la veille d'un si grand événement ; néanmoinstous les mouvements étaient cachéset l'on neparaissait occupé que de l'unique inquiétude de lasanté du roi. Les reinesles princes et les princesses nesortaient presque point de son antichambre.

Madame deClèvessachant qu'elle était obligée d'y êtrequ'elle y verrait monsieur de Nemoursqu'elle ne pourrait cacher àson mari l'embarras que lui causait cette vueconnaissant aussi quela seule présence de ce prince le justifiait à sesyeuxet détruisait toutes ses résolutionsprit leparti de feindre d'être malade. La cour était tropoccupée pour avoir de l'attention à sa conduiteetpour démêler si son mal était faux ou véritable.Son mari seul pouvait en connaître la véritémais elle n'était pas fâchée qu'il la connût.Ainsi elle demeura chez ellepeu occupée du grand changementqui se préparait ; etremplie de ses propres penséeselle avait toute la liberté de s'y abandonner. Tout le mondeétait chez le roi. Monsieur de Clèves venait àde certaines heures lui en dire des nouvelles. Il conservait avecelle le même procédé qu'il avait toujours euhors quequand ils étaient seulsil y avait quelque chosed'un peu plus froid et de moins libre. Il ne lui avait point reparléde tout ce qui s'était passé ; et elle n'avait pas eula forceet n'avait pas même jugé à propos dereprendre cette conversation.

Monsieurde Nemoursqui s'était attendu à trouver quelquesmoments à parler à madame de Clèvesfut biensurpris et bien affligé de n'avoir pas seulement le plaisir dela voir. Le mal du roi se trouva si considérableque leseptième jour il fut désespéré desmédecins. Il reçut la certitude de sa mort avec unefermeté extraordinaireet d'autant plus admirable qu'ilperdait la vie par un accident si malheureuxqu'il mourait àla fleur de son âgeheureuxadoré de ses peuplesetaimé d'une maîtresse qu'il aimait éperdument. Laveille de sa mortil fit faire le mariage de Madamesa soeuravecmonsieur de Savoiesans cérémonie. L'on peut juger enquel état était la duchesse de Valentinois. La reine nepermit point qu'elle vît le roiet lui envoya demander lescachets de ce prince et les pierreries de la couronne qu'elle avaiten garde. Cette duchesse s'enquit si le roi était mort ; etcomme on lui eut répondu que non :

-- Je n'aidonc point encore de maîtrerépondit-elleet personnene peut m'obliger à rendre ce que sa confiance m'a mis entreles mains.

Sitôtqu'il fut expiré au château des Tournellesle duc deFerrarele duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvrela reine mèrele roi et la reine sa femme. Monsieur deNemours menait la reine mère. Comme ils commençaient àmarcherelle se recula de quelques paset dit à la reine sabelle-filleque c'était à elle à passer lapremière ; mais il fut aisé de voir qu'il y avait plusd'aigreur que de bienséance dans ce compliment.

QUATRIEMEPARTIE

Lecardinal de Lorraine s'était rendu maître absolu del'esprit de la reine mère ; le vidame de Chartres n'avait plusaucune part dans ses bonnes grâceset l'amour qu'il avait pourmadame de Martigues et pour la liberté l'avait mêmeempêché de sentir cette perteautant qu'elle méritaitd'être sentie. Ce cardinalpendant les dix jours de la maladiedu roiavait eu le loisir de former ses desseins et de faire prendreà la reine des résolutions conformes à ce qu'ilavait projeté ; de sorte que sitôt que le roi fut mortla reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournellesauprès du corps du feu roipour faire les cérémoniesordinaires. Cette commission l'éloignait de toutet lui ôtaitla liberté d'agir. Il envoya un courrier au roi de Navarrepour le faire venir en diligenceafin de s'opposer ensemble àla grande élévation où il voyait que messieursde Guise allaient parvenir. On donna le commandement des arméesau duc de Guiseet les finances au cardinal de Lorraine. La duchessede Valentinois fut chassée de la cour ; on fit revenir lecardinal de Tournonennemi déclaré du connétableet le chancelier Olivierennemi déclaré de la duchessede Valentinois. Enfinla cour changea entièrement de face. Leduc de Guise prit le même rang que les princes du sang àporter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles: lui et ses frères furent entièrement les maîtresnon seulement par le crédit du cardinal sur l'esprit de lareinemais parce que cette princesse crut qu'elle pourrait leséloigners'ils lui donnaient de l'ombrageet qu'elle nepourrait éloigner le connétablequi étaitappuyé des princes du sang.

Lorsqueles cérémonies du deuil furent achevéesleconnétable vint au Louvre et fut reçu du roi avecbeaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier ; mais leroi appela messieurs de Guiseet lui dit devant euxqu'il luiconseillait de se reposer ; que les finances et le commandement desarmées étaient donnéset que lorsqu'il auraitbesoin de ses conseilsil l'appellerait auprès de sapersonne. Il fut reçu de la reine mère encore plusfroidement que du roiet elle lui fit même des reproches de cequ'il avait dit au feu roique ses enfants ne lui ressemblaientpoint. Le roi de Navarre arrivaet ne fut pas mieux reçu. Leprince de Condémoins endurant que son frèreseplaignit hautement ; ses plaintes furent inutileson l'éloignade la cour sous le prétexte de l'envoyer en Flandre signer laratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausselettre du roi d'Espagnequi l'accusait de faire des entreprises surses places ; on lui fit craindre pour ses terres ; enfinon luiinspira le dessein de s'en aller en Béarn. La reine lui enfournit un moyenen lui donnant la conduite de madame Élisabethet l'obligea même à partir devant cette princesse ; etainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancerle pouvoir de la maison de Guise.

Quoique cefût une chose fâcheuse pour monsieur de Clèves dene pas conduire madame Élisabethnéanmoins il ne puts'en plaindre par la grandeur de celui qu'on lui préférait; mais il regrettait moins cet emploi par l'honneur qu'il en eûtreçuque parce que c'était une chose qui éloignaitsa femme de la coursans qu'il parût qu'il eût desseinde l'en éloigner.

Peu dejours après la mort du roion résolut d'aller àReims pour le sacre. Sitôt qu'on parla de ce voyagemadame deClèvesqui avait toujours demeuré chez ellefeignantd'être maladepria son mari de trouver bon qu'elle ne suivîtpoint la couret qu'elle s'en allât à Coulommiersprendre l'air et songer à sa santé. Il lui réponditqu'il ne voulait point pénétrer si c'était laraison de sa santé qui l'obligeait à ne pas faire levoyagemais qu'il consentait qu'elle ne le fît point. Il n'eutpas de peine à consentir à une chose qu'il avait déjàrésolue : quelque bonne opinion qu'il eût de la vertu desa femmeil voyait bien que la prudence ne voulait pas qu'ill'exposât plus longtemps à la vue d'un homme qu'elleaimait.

Monsieurde Nemours sut bientôt que madame de Clèves ne devaitpas suivre la cour ; il ne put se résoudre à partirsans la voiret la veille du départil alla chez elle aussitard que la bienséance le pouvait permettreafin de latrouver seule. La fortune favorisa son intention. Comme il entra dansla couril trouva madame de Nevers et madame de Martigues qui ensortaientet qui lui dirent qu'elles l'avaient laissée seule.Il monta avec une agitation et un trouble qui ne se peut comparerqu'à celui qu'eut madame de Clèvesquand on lui ditque monsieur de Nemours venait pour la voir. La crainte qu'elle eutqu'il ne lui parlât de sa passionl'appréhension de luirépondre trop favorablementl'inquiétude que cettevisite pouvait donner à son marila peine de lui en rendrecompte ou de lui cacher toutes ces chosesse présentèrenten un moment à son espritet lui firent un Si grand embarrasqu'elle prit la résolution d'éviter la chose du mondequ'elle souhaitait peut-être le plus. Elle envoya une de sesfemmes à monsieur de Nemoursqui était dans sonantichambrepour lui dire qu'elle venait de se trouver maletqu'elle était bien fâchée de ne pouvoir recevoirl'honneur qu'il lui voulait faire. Quelle douleur pour ce prince dene pas voir madame de Clèveset de ne la pas voir parcequ'elle ne voulait pas qu'il la vît ! Il s'en allait lelendemain ; il n'avait plus rien à espérer du hasard.Il ne lui avait rien dit depuis cette conversation de chez madame ladauphineet il avait lieu de croire que la faute d'avoir parléau vidame avait détruit toutes ses espérances ; enfinil s'en allait avec tout ce qui peut aigrir une vive douleur.

Sitôtque madame de Clèves fut un peu remise du trouble que luiavait donné la pensée de la visite de ce princetoutesles raisons qui la lui avaient fait refuser disparurent ; elle trouvamême qu'elle avait fait une fauteet si elle eût ôséou qu'il eût encore été assez à tempselle l'aurait fait rappeler.

Mesdamesde Nevers et de Martiguesen sortant de chez elleallèrentchez la reine dauphine ; monsieur de Clèves y était.Cette princesse leur demanda d'où elles venaient ; elles luidirent qu'elles venaient de chez monsieur de Clèvesoùelles avaient passé une partie de l'après-dînéeavec beaucoup de mondeet qu'elles n'y avaient laissé quemonsieur de Nemours. Ces parolesqu'elles croyaient siindifférentesne l'étaient pas pour monsieur deClèves. Quoiqu'il dût bien s'imaginer que monsieur deNemours pouvait trouver souvent des occasions de parler à safemmenéanmoins la pensée qu'il était chezellequ'il y était seul et qu'il lui pouvait parler de sonamourlui parut dans ce moment une chose si nouvelle et siinsupportableque la jalousie s'alluma dans son coeur avec plus deviolence qu'elle n'avait encore fait. Il lui fut impossible dedemeurer chez la reine ; il s'en revintne sachant pas mêmepourquoi il revenaitet s'il avait dessein d'aller interrompremonsieur de Nemours. Sitôt qu'il approcha de chez luiilregarda s'il ne verrait rien qui lui pût faire juger si ceprince y était encore : il sentit du soulagement en voyantqu'il n'y était pluset il trouva de la douceur àpenser qu'il ne pouvait y avoir demeuré longtemps. Ils'imagina que ce n'était peut-être pas monsieur deNemoursdont il devait être jaloux : et quoiqu'il n'en doutâtpointil cherchait à en douter ; mais tant de choses l'enauraient persuadéqu'il ne demeurait pas longtemps dans cetteincertitude qu'il désirait. Il alla d'abord dans la chambre desa femmeet après lui avoir parlé quelque temps dechoses indifférentesil ne put s'empêcher de luidemander ce qu'elle avait fait et qui elle avait vu ; elle lui enrendit compte. Comme il vit qu'elle ne lui nommait point monsieur deNemoursil lui demandaen tremblantsi c'était tout cequ'elle avait vuafin de lui donner lieu de nommer ce prince et den'avoir pas la douleur qu'elle lui en fît une finesse. Commeelle ne l'avait point vuelle ne le lui nomma pointet monsieur deClèves reprenant la parole avec un ton qui marquait sonaffliction :

-- Etmonsieur de Nemourslui dit-ilne l'avez-vous point vuoul'avez-vous oublié ?

-- Je nel'ai point vuen effetrépondit-elle ; je me trouvais malet j'ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses.

-- Vous nevous trouviez donc mal que pour luireprit monsieur de Clèves.Puisque vous avez vu tout le mondepourquoi des distinctions pourmonsieur de Nemours ? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ?Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? Pourquoi luilaissez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoi lui faites-vousconnaître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vousdonne sur lui ? Oseriez-vous refuser de le voirsi vous ne saviezbien qu'il distingue vos rigueurs de l'incivilité ? Maispourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? D'une personnecomme vousMadametout est des faveurs hors l'indifférence.

-- Je necroyais pasreprit madame de Clèvesquelque soupçonque vous ayez sur monsieur de Nemoursque vous pussiez me faire desreproches de ne l'avoir pas vu.

-- Je vousen fais pourtantMadamerépliqua-t-ilet ils sont bienfondés : Pourquoi ne le pas voir s'il ne vous a rien dit ?MaisMadameil vous a parlé ; si son silence seul vous avaittémoigné sa passionelle n'aurait pas fait en vous unesi grande impression. Vous n'avez pu me dire la véritétout entière ; vous m'en avez caché la plus grandepartie ; vous vous êtes repentie même du peu que vousm'avez avoué et vous n'avez pas eu la force de continuer. Jesuis plus malheureux que je ne l'ai cruet je suis le plusmalheureux de tous les hommes. Vous êtes ma femmeje vous aimecomme ma maîtresseet je vous en vois aimer un autre. Cetautre est le plus aimable de la couret il vous voit tous les joursil sait que vous l'aimez. Eh ! j'ai pu croires'écria-t-ilque vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui. Il faut quej'aie perdu la raison pour avoir cru qu'il fût possible.

-- Je nesaisreprit tristement madame de Clèvessi vous avez eu tortde juger favorablement d'un procédé aussiextraordinaire que le mien ; mais je ne sais si je ne me suis trompéed'avoir cru que vous me feriez justice ?

-- N'endoutez pasMadamerépliqua monsieur de Clèvesvousvous êtes trompée ; vous avez attendu de moi des chosesaussi impossibles que celles que j'attendais de vous. Commentpouviez-vous espérer que je conservasse de la raison ? Vousaviez donc oublié que je vous aimais éperdument et quej'étais votre mari ? L'un des deux peut porter aux extrémités: que ne peuvent point les deux ensemble ? Eh ! que ne font-ils pointaussi ! continua-t-ilje n'ai que des sentiments violents etincertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plusdigne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vousadoreje vous hais ; je vous offenseje vous demande pardon ; jevous admirej'ai honte de vous admirer. Enfin il n'y a plus en moini de calme ni de raison. Je ne sais comment j'ai pu vivre depuis quevous me parlâtes à Coulommierset depuis le jour quevous apprîtes de madame la dauphine que l'on savait votreaventure. Je ne saurais démêler par où elle a étésueni ce qui se passa entre monsieur de Nemours et vous sur cesujet : vous ne me l'expliquerez jamaiset je ne vous demande pointde me l'expliquer. Je vous demande seulement de vous souvenir quevous m'avez rendu le plus malheureux homme du monde.

Monsieurde Clèves sortit de chez sa femme après ces paroles etpartit le lendemain sans la voir ; mais il lui écrivit unelettre pleine d'afflictiond'honnêteté et de douceur.Elle y fit une réponse si touchante et si remplie d'assurancesde sa conduite passée et de celle qu'elle aurait àl'avenirquecomme ses assurances étaient fondées surla vérité et que c'était en effet sessentimentscette lettre fit de l'impression sur monsieur de Clèveset lui donna quelque calme ; joint que monsieur de Nemours allanttrouver le roi aussi bien que luiil avait le repos de savoir qu'ilne serait pas au même lieu que madame de Clèves. Toutesles fois que cette princesse parlait à son marila passionqu'il lui témoignaitl'honnêteté de son procédél'amitié qu'elle avait pour luiet ce qu'elle lui devaitfaisaient des impressions dans son coeur qui affaiblissaient l'idéede monsieur de Nemours ; mais ce n'était que pour quelquetemps ; et cette idée revenait bientôt plus vive et plusprésente qu'auparavant.

Lespremiers jours du départ de ce princeelle ne sentit quasipas son absence ; ensuite elle lui parut cruelle. Depuis qu'ellel'aimaitil ne s'était point passé de jour qu'ellen'eût craint ou espéré de le rencontrer et elletrouva une grande peine à penser qu'il n'était plus aupouvoir du hasard de faire qu'elle le rencontrât.

Elle s'enalla à Coulommiers ; et en y allantelle eut soin d'y faireporter de grands tableaux qu'elle avait fait copier sur des originauxqu'avait fait faire madame de Valentinois pour sa belle maisond'Anet. Toutes les actions remarquables qui s'étaient passéesdu règne du roi étaient dans ces tableaux. Il y avaitentre autres le siège de Metzet tous ceux qui s'y étaientdistingués étaient peints fort ressemblants. Monsieurde Nemours était de ce nombreet c'était peut-êtrece qui avait donné envie à madame de Clèvesd'avoir ces tableaux.

Madame deMartiguesqui n'avait pu partir avec la courlui promit d'allerpasser quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reinequ'elles partageaient ne leur avait point donné d'envie nid'éloignement l'une de l'autre ; elles étaient amiessans néanmoins se confier leurs sentiments. Madame de Clèvessavait que madame de Martigues aimait le vidame ; mais madame deMartigues ne savait pas que madame de Clèves aimâtmonsieur de Nemoursni qu'elle en fût aimée. La qualitéde nièce du vidame rendait madame de Clèves plus chèreà madame de Martigues ; et madame de Clèves l'aimaitaussi comme une personne qui avait une passion aussi bien qu'elleetqui l'avait pour l'ami intime de son amant.

Madame deMartigues vint à Coulommierscomme elle l'avait promis àmadame de Clèves ; elle la trouva dans une vie fort solitaire.Cette princesse avait même cherché le moyen d'êtredans une solitude entièreet de passer les soirs dans lesjardinssans être accompagnée de ses domestiques. Ellevenait dans ce pavillon où monsieur de Nemours l'avait écoutée; elle entrait dans le cabinet qui était ouvert sur le jardin.Ses femmes et ses domestiques demeuraient dans l'autre cabinetousous le pavillonet ne venaient point à elle qu'elle ne lesappelât. Madame de Martigues n'avait jamais vu Coulommiers ;elle fut surprise de toutes les beautés qu'elle y trouva etsurtout de l'agrément de ce pavillon. Madame de Clèveset elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouverseulesla nuitdans le plus beau lieu du mondene laissait pasfinir la conversation entre deux jeunes personnesqui avaient despassions violentes dans le coeur ; et quoiqu'elles ne s'en fissentpoint de confidenceelles trouvaient un grand plaisir à separler. Madame de Martigues aurait eu de la peine à quitterCoulommierssien le quittantelle n'eût dû aller dansun lieu où était le vidame. Elle partit pour aller àChambordoù la cour était alors.

Le sacreavait été fait à Reims par le cardinal deLorraineet l'on devait passer le reste de l'été dansle château de Chambordqui était nouvellement bâti.La reine témoigna une grande joie de revoir madame deMartigues ; et après lui en avoir donné plusieursmarqueselle lui demanda des nouvelles de madame de Clèveset de ce qu'elle faisait à la campagne. Monsieur de Nemours etmonsieur de Clèves étaient alors chez cette reine.Madame de Martiguesqui avait trouvé Coulommiers admirableen conta toutes les beautéset elle s'étenditextrêmement sur la description de ce pavillon de la forêtet sur le plaisir qu'avait madame de Clèves de s'y promenerseule une partie de la nuit. Monsieur de Nemoursqui connaissaitassez le lieu pour entendre ce qu'en disait madame de Martiguespensa qu'il n'était pas impossible qu'il y pût voirmadame de Clèvessans être vu que d'elle. Il fitquelques questions à madame de Martigues pour s'en éclaircirencore ; et monsieur de Clèves qui l'avait toujours regardépendant que madame de Martigues avait parlécrut voir dans cemoment ce qui lui passait dans l'esprit. Les questions que fit ceprince le confirmèrent encore dans cette pensée ; ensorte qu'il ne douta point qu'il n'eût dessein d'aller voir safemme. Il ne se trompait pas dans ses soupçons. Ce desseinentra si fortement dans l'esprit de monsieur de Nemoursqu'aprèsavoir passé la nuit à songer aux moyens de l'exécuterdès le lendemain matinil demanda congé au roi pouraller à Parissur quelque prétexte qu'il inventa.

Monsieurde Clèves ne douta point du sujet de ce voyage ; mais ilrésolut de s'éclaircir de la conduite de sa femmeetde ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie departir en même temps que monsieur de Nemourset de venirlui-même caché découvrir quel succèsaurait ce voyage ; mais craignant que son départ ne parûtextraordinaireet que monsieur de Nemoursen étant avertine prît d'autres mesuresil résolut de se fier àun gentilhomme qui était à luidont il connaissait lafidélité et l'esprit. Il lui conta dans quel embarrasil se trouvait. Il lui dit quelle avait été jusqu'alorsla vertu de madame de Clèveset lui ordonna de partir sur lespas de monsieur de Nemoursde l'observer exactementde voir s'iln'irait point à Coulommierset s'il n'entrerait point la nuitdans le jardin.

Legentilhomme qui était très capable d'une tellecommissions'en acquitta avec toute l'exactitude imaginable. Ilsuivit monsieur de Nemours jusqu'à un villageà unedemi-lieue de Coulommiersoù ce prince s'arrêtaet legentilhomme devina aisément que c'était pour y attendrela nuit. Il ne crut pas à propos de l'y attendre aussi ; ilpassa le village et alla dans la forêtà l'endroit paroù il jugeait que monsieur de Nemours pouvait passer ; il nese trompa point dans tout ce qu'il avait pensé. Sitôtque la nuit fut venueil entendit marcheret quoiqu'il fîtobscuril reconnut aisément monsieur de Nemours. Il le vitfaire le tour du jardincomme pour écouter s'il n'yentendrait personneet pour choisir le lieu par où ilpourrait passer le plus aisément. Les palissades étaientfort hauteset il y en avait encore derrièrepour empêcherqu'on ne pût entrer ; en sorte qu'il était assezdifficile de se faire passage. Monsieur de Nemours en vint àbout néanmoins ; sitôt qu'il fut dans ce jardiniln'eut pas de peine à démêler où étaitmadame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans lecabinettoutes les fenêtres en étaient ouvertes ; eten se glissant le long des palissadesil s'en approcha avec untrouble et une émotion qu'il est aisé de sereprésenter. Il se rangea derrière une des fenêtresqui servait de portepour voir ce que faisait madame de Clèves.Il vit qu'elle était seule ; mais il la vit d'une si admirablebeautéqu'à peine fut-il maître du transport quelui donna cette vue. Il faisait chaudet elle n'avait rien sur satête et sur sa gorgeque ses cheveux confusémentrattachés. Elle était sur un lit de reposavec unetable devant elleoù il y avait plusieurs corbeilles pleinesde rubans ; elle en choisit quelques-unset monsieur de Nemoursremarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avaitportées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des noeuds àune canne des Indesfort extraordinairequ'il avait portéequelque tempset qu'il avait donnée à sa soeuràqui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de lareconnaître pour avoir été à monsieur deNemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec unegrâce et une douceur que répandaient sur son visage lessentiments qu'elle avait dans le coeurelle prit un flambeau et s'enalla proche d'une grande tablevis-à-vis du tableau du siègede Metzoù était le portrait de monsieur de Nemours ;elle s'assitet se mit à regarder ce portrait avec uneattention et une rêverie que la passion seule peut donner.

On ne peutexprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce moment. Voir aumilieu de la nuitdans le plus beau lieu du mondeune personnequ'il adorait ; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyaitet lavoir tout occupée de choses qui avaient du rapport àlui et à la passion qu'elle lui cachaitc'est ce qui n'ajamais été goûté ni imaginé par nulautre amant.

Ce princeétait aussi tellement hors de lui-mêmequ'il demeuraitimmobile à regarder madame de Clèvessans songer queles moments lui étaient précieux. Quand il fut un peuremisil pensa qu'il devait attendre à lui parler qu'elleallât dans le jardin ; il crut qu'il le pourrait faire avecplus de sûretéparce qu'elle serait plus éloignéede ses femmes ; mais voyant qu'elle demeurait dans le cabinetilprit la résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuterquel trouble n'eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire !Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant dedouceuret de le voir devenir plein de sévéritéet de colère !

Il trouvaqu'il y avait eu de la folienon pas à venir voir madame deClèves sans être vumais à penser de s'en fairevoir ; il vit tout ce qu'il n'avait point encore envisagé. Illui parut de l'extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre aumilieu de la nuitune personne à qui il n'avait encore jamaisparlé de son amour. Il pensa qu'il ne devait pas prétendrequ'elle le voulût écouteret qu'elle aurait une justecolère du péril où il l'exposaitpar lesaccidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l'abandonnaet ilfut prêt plusieurs fois à prendre la résolutionde s'en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoinspar le désir de lui parleret rassuré par lesespérances que lui donnait tout ce qu'il avait vuil avançaquelques pasmais avec tant de trouble qu'une écharpe qu'ilavait s'embarrassa dans la fenêtreen sorte qu'il fit dubruit. Madame de Clèves tourna la têteetsoit qu'elleeût l'esprit rempli de ce princeou qu'il fût dans unlieu où la lumière donnait assez pour qu'elle le pûtdistinguerelle crut le reconnaître et sans balancer ni seretourner du côté où il étaitelle entradans le lieu où étaient ses femmes. Elle y entra avectant de trouble qu'elle fut contraintepour le cacherde direqu'elle se trouvait mal ; et elle le dit aussi pour occuper tous sesgenset pour donner le temps à monsieur de Nemours de seretirer. Quand elle eut fait quelque réflexionelle pensaqu'elle s'était trompéeet que c'était un effetde son imagination d'avoir cru voir monsieur de Nemours. Elle savaitqu'il était à Chambordelle ne trouvait nulleapparence qu'il eût entrepris une chose si hasardeuse ; elleeut envie plusieurs fois de rentrer dans le cabinetet d'aller voirdans le jardin s'il y avait quelqu'un. Peut-êtresouhaitait-elleautant qu'elle le craignaitd'y trouver monsieur deNemours ; mais enfin la raison et la prudence l'emportèrentsur tous ses autres sentimentset elle trouva qu'il valait mieuxdemeurer dans le doute où elle étaitque de prendre lehasard de s'en éclaircir. Elle fut longtemps à serésoudre à sortir d'un lieu dont elle pensait que ceprince était peut-être si procheet il étaitquasi jour quand elle revint au château.

Monsieurde Nemours était demeuré dans le jardintant qu'ilavait vu de la lumière ; il n'avait pu perdre l'espérancede revoir madame de Clèvesquoiqu'il fût persuadéqu'elle l'avait reconnuet qu'elle n'était sortie que pourl'éviter ; maisvoyant qu'on fermait les portesil jugeabien qu'il n'avait plus rien à espérer. Il vintreprendre son cheval tout proche du lieu où attendait legentilhomme de monsieur de Clèves. Ce gentilhomme le suivitjusqu'au même villaged'où il était parti lesoir. Monsieur de Nemours se résolut d'y passer tout le jourafin de retourner la nuit à Coulommierspour voir si madamede Clèves aurait encore la cruauté de le fuirou cellede ne se pas exposer à être vue ; quoiqu'il eûtune joie sensible de l'avoir trouvée si remplie de son idéeil était néanmoins très affligé de luiavoir vu un mouvement si naturel de le fuir.

La passionn'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'étaitalors en ce prince. Il s'en alla sous des saulesle long d'un petitruisseau qui coulait derrière la maison où il étaitcaché. Il s'éloigna le plus qu'il lui fut possiblepour n'être vu ni entendu de personne ; il s'abandonna auxtransports de son amouret son coeur en fut tellement presséqu'il fut contraint de laisser couler quelques larmes ; mais ceslarmes n'étaient pas de celles que la douleur seule faitrépandreelles étaient mêlées de douceuret de ce charme qui ne se trouve que dans l'amour.

Il se mità repasser toutes les actions de madame de Clèvesdepuis qu'il en était amoureux ; quelle rigueur honnêteet modeste elle avait toujours eue pour luiquoiqu'elle l'aimât."Carenfinelle m'aimedisait-il ; elle m'aimeje n'ensaurais douter ; les plus grands engagements et les plus grandesfaveurs ne sont pas des marques si assurées que celles quej'en ai eues. Cependant je suis traité avec la mêmerigueur que si j'étais haï ; j'ai espéré autempsje n'en dois plus rien attendre ; je la vois toujours sedéfendre également contre moi et contre elle-même.Si je n'étais point aiméje songerais à plaire; mais je plaison m'aimeet on me le cache. Que puis-je doncespéreret quel changement dois-je attendre dans ma destinée? Quoi ! je serai aimé de la plus aimable personne du mondeet je n'aurai cet excès d'amour que donnent les premièrescertitudes d'être aiméque pour mieux sentir la douleurd'être maltraité ! Laissez-moi voir que vous m'aimezbelle princesses'écria-t-illaissez-moi voir vos sentiments; pourvu que je les connaisse par vous une fois en ma vieje consensque vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m'accablez.Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vuecette nuit regarder mon portrait ; pouvez-vous l'avoir regardéavec tant de douceuret m'avoir fui moi-même si cruellement ?Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ?Vous m'aimezvous me le cachez inutilement ; vous-même m'enavez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur ;laissez-m'en jouiret cessez de me rendre malheureux. Est-ilpossiblereprenait-ilque je sois aimé de madame de Clèveset que je sois malheureux ? Qu'elle était belle cette nuit !Comment ai-je pu résister à l'envie de me jeter àses pieds ? Si je l'avais faitje l'aurais peut-être empêchéede me fuirmon respect l'aurait rassurée ; mais peut-êtreelle ne m'a pas reconnu ; je m'afflige plus que je ne doiset la vued'un hommeà une heure si extraordinairel'a effrayée."

Ces mêmespensées occupèrent tout le jour monsieur de Nemours ;il attendit la nuit avec impatience ; et quand elle fut venueilreprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de monsieur deClèvesqui s'était déguisé afin d'êtremoins remarquéle suivit jusqu'au lieu où il l'avaitsuivi le soir d'auparavantet le vit entrer dans le mêmejardin. Ce prince connut bientôt que madame de Clèvesn'avait pas voulu hasarder qu'il essayât encore de la voir ;toutes les portes étaient fermées. Il tourna de tousles côtés pour découvrir s'il ne verrait point delumières ; mais ce fut inutilement.

Madame deClèves s'étant doutée que monsieur de Nemourspourrait revenirétait demeurée dans sa chambre ; elleavait appréhendé de n'avoir pas toujours la force de lefuiret elle n'avait pas voulu se mettre au hasard de lui parlerd'une manière si peu conforme à la conduite qu'elleavait eue jusqu'alors.

Quoiquemonsieur de Nemours n'eût aucune espérance de la voiril ne put se résoudre à sortir si tôt d'un lieuoù elle était si souvent. Il passa la nuit entièredans le jardinet trouva quelque consolation à voir du moinsles mêmes objets qu'elle voyait tous les jours. Le soleil étaitlevé devant qu'il pensât à se retirer ; maisenfin la crainte d'être découvert l'obligea às'en aller.

Il lui futimpossible de s'éloigner sans voir madame de Clèves ;et il alla chez madame de Mercoeurqui était alors dans cettemaison qu'elle avait proche de Coulommiers. Elle fut extrêmementsurprise de l'arrivée de son frère. Il inventa unecause de son voyageassez vraisemblable pour la tromperet enfin ilconduisit si habilement son desseinqu'il l'obligea à luiproposer d'elle-même d'aller chez madame de Clèves.Cette proposition fut exécutée dès le mêmejouret monsieur de Nemours dit à sa soeur qu'il laquitterait à Coulommierspour s'en retourner en diligencetrouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiersdans la pensée de l'en laisser partir la première ; etil crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler àmadame de Clèves.

Comme ilsarrivèrentelle se promenait dans une grande allée quiborde le parterre. La vue de monsieur de Nemours ne lui causa pas unmédiocre troubleet ne lui laissa plus douter que ce ne fûtlui qu'elle avait vu la nuit précédente. Cettecertitude lui donna quelque mouvement de colèrepar lahardiesse et l'imprudence qu'elle trouvait dans ce qu'il avaitentrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur sonvisage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut dechoses indifférentes ; et néanmoinsil trouva l'artd'y faire paraître tant d'esprittant de complaisance et tantd'admiration pour madame de Clèvesqu'il dissipa malgréelle une partie de la froideur qu'elle avait eue d'abord.

Lorsqu'ilse sentit rassuré de sa première crainteil témoignaune extrême curiosité d'aller voir le pavillon de laforêt. Il en parla comme du plus agréable lieu du mondeet en fit même une description si particulièrequemadame de Mercoeur lui dit qu'il fallait qu'il y eût étéplusieurs fois pour en connaître si bien toutes les beautés.

-- Je necrois pourtant pasreprit madame de Clèvesque monsieur deNemours y ait jamais entré ; c'est un lieu qui n'est achevéque depuis peu.

-- Il n'ya pas longtemps aussi que j'y ai étéreprit monsieurde Nemours en la regardantet je ne sais si je ne dois point êtrebien aise que vous ayez oublié de m'y avoir vu.

Madame deMercoeurqui regardait la beauté des jardinsn'avait pointd'attention à ce que disait son frère. Madame de Clèvesrougitet baissant les yeux sans regarder monsieur de Nemours :

-- Je neme souviens pointlui dit-ellede vous y avoir vu ; et si vous yavez étéc'est sans que je l'aie su.

-- Il estvraiMadamerépliqua monsieur de Nemoursque j'y ai étésans vos ordreset j'y ai passé les plus doux et les pluscruels moments de ma vie.

Madame deClèves entendait trop bien tout ce que disait ce princemaiselle n'y répondit point ; elle songea à empêchermadame de Mercoeur d'aller dans ce cabinetparce que le portrait demonsieur de Nemours y étaitet qu'elle ne voulait pas qu'ellel'y vît. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblementet madame de Mercoeur parla de s'en retourner. Mais quand madame deClèves vit que monsieur de Nemours et sa soeur ne s'enallaient pas ensembleelle jugea bien à quoi elle allait êtreexposée ; elle se trouva dans le même embarras oùelle s'était trouvée à Paris et elle prit aussile même parti. La crainte que cette visite ne fût encoreune confirmation des soupçons qu'avait son mari ne contribuapas peu à la déterminer ; et pour éviter quemonsieur de Nemours ne demeurât seul avec elleelle dit àmadame de Mercoeur qu'elle l'allait conduire jusqu'au bord de laforêtet elle ordonna que son carrosse la suivît. Ladouleur qu'eut ce prince de trouver toujours cette mêmecontinuation des rigueurs en madame de Clèves fut si violentequ'il en pâlit dans le même moment. Madame de Mercoeurlui demanda s'il se trouvait mal ; mais il regarda madame de Clèvessans que personne s'en aperçûtet il lui fit juger parses regards qu'il n'avait d'autre mal que son désespoir.Cependant il fallut qu'il les laissât partir sans oser lessuivreet après ce qu'il avait ditil ne pouvait plusretourner avec sa soeur ; ainsiil revint à Pariset enpartit le lendemain.

Legentilhomme de monsieur de Clèves l'avait toujours observé: il revint aussi à Parisetcomme il vit monsieur deNemours parti pour Chambordil prit la poste afin d'y arriver devantluiet de rendre compte de son voyage. Son maître attendaitson retourcomme ce qui allait décider du malheur de toute savie.

Sitôtqu'il le vitil jugeapar son visage et par son silencequ'iln'avait que des choses fâcheuses à lui apprendre. Ildemeura quelque temps saisi d'afflictionla tête baisséesans pouvoir parler ; enfinil lui fit signe de la main de seretirer :

-- Allezdit-ilje vois ce que vous avez à me dire ; mais je n'ai pasla force de l'écouter.

-- Je n'airien à vous apprendrerépondit le gentilhommesurquoi on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai quemonsieur de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardinde la forêtet qu'il a été le jour d'aprèsà Coulommiers avec madame de Mercoeur.

-- C'estassezrépliqua monsieur de Clèvesc'est assezen luifaisant encore signe de se retireret je n'ai pas besoin d'un plusgrand éclaircissement.

Legentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonnéà son désespoir. Il n'y en a peut-être jamais euun plus violentet peu d'hommes d'un aussi grand courage et d'uncoeur aussi passionné que monsieur de Clèves ontressenti en même temps la douleur que cause l'infidélitéd'une maîtresse et la honte d'être trompé par unefemme.

Monsieurde Clèves ne put résister à l'accablement oùil se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit mêmeet avec de si grands accidentsque dès ce moment sa maladieparut très dangereuse. On en donna avis à madame deClèves ; elle vint en diligence. Quand elle arrivail étaitencore plus malelle lui trouva quelque chose de si froid et de siglacé pour ellequ'elle en fut extrêmement surprise etaffligée. Il lui parut même qu'il recevait avec peineles services qu'elle lui rendait ; mais enfinelle pensa que c'étaitpeut-être un effet de sa maladie.

D'abordqu'elle fut à Bloisoù la cour était alorsmonsieur de Nemours ne put s'empêcher d'avoir de la joie desavoir qu'elle était dans le même lieu que lui. Ilessaya de la voiret alla tous les jours chez monsieur de Clèvessur le prétexte de savoir de ses nouvelles ; mais ce futinutilement. Elle ne sortait point de la chambre de son marietavait une douleur violente de l'état où elle le voyait.Monsieur de Nemours était désespéréqu'elle fût si affligée ; il jugeait aisémentcombien cette affliction renouvelait l'amitié qu'elle avaitpour monsieur de Clèveset combien cette amitiéfaisait une diversion dangereuse à la passion qu'elle avaitdans le coeur. Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendantquelque temps ; mais l'extrémité du mal de monsieur deClèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit quemadame de Clèves serait peut-être en liberté desuivre son inclinationet qu'il pourrait trouver dans l'avenir unesuite de bonheur et de plaisirs durables. Il ne pouvait soutenircette penséetant elle lui donnait de trouble et detransportset il en éloignait son esprit par la crainte de setrouver trop malheureuxs'il venait à perdre ses espérances.

Cependantmonsieur de Clèves était presque abandonné desmédecins. Un des derniers jours de son malaprès avoirpassé une nuit très fâcheuseil dit sur le matinqu'il voulait reposer. Madame de Clèves demeura seule dans sachambre ; il lui parut qu'au lieu de reposeril avait beaucoupd'inquiétude. Elle s'approcha et se vint mettre àgenoux devant son lit le visage tout couvert de larmes. Monsieur deClèves avait résolu de ne lui point témoigner leviolent chagrin qu'il avait contre elle ; mais les soins qu'elle luirendaitet son afflictionqui lui paraissait quelquefois véritableet qu'il regardait aussi quelquefois comme des marques dedissimulation et de perfidielui causaient des sentiments si opposéset si douloureuxqu'il ne les put renfermer en lui-même.

-- Vousversez bien des pleursMadamelui dit-ilpour une mort que vouscausezet qui ne vous peut donner la douleur que vous faitesparaître. Je ne suis plus en état de vous faire desreprochescontinua-t-il avec une voix affaiblie par la maladie etpar la douleur ; mais je meurs du cruel déplaisir que vousm'avez donné. Fallait-il qu'une action aussi extraordinaireque celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eûtsi peu de suite ? Pourquoi m'éclairer sur la passion que vousaviez pour monsieur de Nemourssi votre vertu n'avait pas plusd'étendue pour y résister? Je vous aimais jusqu'àêtre bien aise d'être trompéje l'avoue àma honte ; j'ai regretté ce faux repos dont vous m'avez tiré.Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dontjouissent tant de maris ? J'eussepeut-êtreignorétoute ma vie que vous aimiez monsieur de Nemours. Je mourraiajouta-t-il ; mais sachez que vous me rendez la mort agréableet qu'après m'avoir ôté l'estime et la tendresseque j'avais pour vousla vie me ferait horreur. Que ferais-je de laviereprit-ilpour la passer avec une personne que j'ai tant aiméeet dont j'ai été si cruellement trompéou pourvivre séparé de cette même personneet en venirà un éclat et à des violences si opposéesà mon humeur et à la passion que j'avais pour vous ?Elle a été au-delà de ce que vous en avez vuMadame ; je vous en ai caché la plus grande partiepar lacrainte de vous importunerou de perdre quelque chose de votreestimepar des manières qui ne convenaient pas à unmari. Enfin je méritais votre coeur ; encore une foisjemeurs sans regretpuisque je n'ai pu l'avoiret que je ne puis plusle désirer. AdieuMadamevous regretterez quelque jour unhomme qui vous aimait d'une passion véritable et légitime.Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dansces engagementset vous connaîtrez la différence d'êtreaimée comme je vous aimaisà l'être par des gensquien vous témoignant de l'amourne cherchent que l'honneurde vous séduire. Mais ma mort vous laissera en libertéajouta-t-ilet vous pourrez rendre monsieur de Nemours heureuxsansqu'il vous en coûte des crimes. Qu'importereprit-ilce quiarrivera quand je ne serai pluset faut-il que j'aie la faiblessed'y jeter les yeux !

Madame deClèves était si éloignée de s'imaginerque son mari pût avoir des soupçons contre ellequ'elleécouta toutes ces paroles sans les comprendreet sans avoird'autre idéesinon qu'il lui reprochait son inclination pourmonsieur de Nemours ; enfinsortant tout d'un coup de sonaveuglement :

-- Moides crimes ! s'écria-t-elle ; la pensée même m'enest inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirerd'autre conduite que celle que j'ai eue ; et je n'ai jamais faitd'action dont je n'eusse souhaité que vous eussiez ététémoin.

--Eussiez-vous souhaitérépliqua monsieur de Clèvesen la regardant avec dédainque je l'eusse étédes nuits que vous avez passées avec monsieur de Nemours ? Ah! Madameest-ce de vous dont je parlequand je parle d'une femmequi a passé des nuits avec un homme ?

-- NonMonsieurreprit-elle ; nonce n'est pas de moi dont vous parlez. Jen'ai jamais passé ni de nuits ni de moments avec monsieur deNemours. Il ne m'a jamais vue en particulier ; je ne l'ai jamaissouffertni écoutéet j'en ferais tous lesserments...

-- N'endites pas davantageinterrompit monsieur de Clèves ; de fauxserments ou un aveu me feraient peut-être une égalepeine.

Madame deClèves ne pouvait répondre ; ses larmes et sa douleurlui ôtaient la parole ; enfinfaisant un effort :

--Regardez-moi du moins ; écoutez-moilui dit-elle. S'il n'yallait que de mon intérêtje souffrirais ces reproches; mais il y va de votre vie. Écoutez-moipour l'amour devous-même : il est impossible qu'avec tant de véritéje ne vous persuade mon innocence.

-- Plûtà Dieu que vous me la puissiez persuader ! s'écria-t-il; mais que me pouvez-vous dire ? Monsieur de Nemours n'a-t-il pas étéà Coulommiers avec sa soeur ? Et n'avait-il pas passéles deux nuits précédentes avec vous dans le jardin dela forêt ?

-- Sic'est là mon crimerépliqua-t-elleil m'est aiséde me justifier. Je ne vous demande point de me croire ; mais croyeztous vos domestiqueset sachez si j'allai dans le jardin de la forêtla veille que monsieur de Nemours vint à Coulommierset si jen'en sortis pas le soir d'auparavant deux heures plus tôt queje n'avais accoutumé.

Elle luiconta ensuite comme elle avait cru voir quelqu'un dans ce jardin.Elle lui avoua qu'elle avait cru que c'était monsieur deNemours. Elle lui parla avec tant d'assuranceet la véritése persuade si aisément lors même qu'elle n'est pasvraisemblableque monsieur de Clèves fut presque convaincu deson innocence.

-- Je nesaislui dit-ilsi je me dois laisser aller à vous croire.Je me sens si proche de la mortque je ne veux rien voir de ce quime pourrait faire regretter la vie. Vous m'avez éclairci troptard ; mais ce me sera toujours un soulagement d'emporter la penséeque vous êtes digne de l'estime que j'aie eue pour vous. Jevous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que mamémoire vous sera chèreet ques'il eût dépendude vousvous eussiez eu pour moi les sentiments que vous avez pourun autre.

Il voulutcontinuer ; mais une faiblesse lui ôta la parole. Madame deClèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrentpresque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jourset mourut enfin avec une constance admirable.

Madame deClèves demeura dans une affliction si violentequ'elle perditquasi l'usage de la raison. La reine la vint voir avec soinet lamena dans un couventsans qu'elle sût où on laconduisait. Ses belles-soeurs la ramenèrent à Parisqu'elle n'était pas encore en état de sentirdistinctement sa douleur. Quand elle commença d'avoir la forcede l'envisageret qu'elle vit quel mari elle avait perduqu'elleconsidéra qu'elle était la cause de sa mortet quec'était par la passion qu'elle avait eue pour un autre qu'elleen était causel'horreur qu'elle eut pour elle-même etpour monsieur de Nemours ne se peut représenter.

Ce princen'osa dans ces commencements lui rendre d'autres soins que ceux quelui ordonnait la bienséance. Il connaissait assez madame deClèvespour croire qu'un plus grand empressement lui seraitdésagréable ; mais ce qu'il apprit ensuite lui fit bienvoir qu'il devait avoir longtemps la même conduite.

Un écuyerqu'il avait lui conta que le gentilhomme de monsieur de Clèvesqui était son ami intimelui avait ditdans sa douleur de laperte de son maîtreque le voyage de monsieur de Nemours àCoulommiers était cause de sa mort. Monsieur de Nemours futextrêmement surpris de ce discours ; mais après y avoirfait réflexionil devina une partie de la véritéet il jugea bien quels seraient d'abord les sentiments de madame deClèves et quel éloignement elle aurait de luisi ellecroyait que le mal de son mari eût été causépar la jalousie. Il crut qu'il ne fallait pas même la fairesitôt souvenir de son nom ; et il suivit cette conduitequelque pénible qu'elle lui parût.

Il fit unvoyage à Pariset ne put s'empêcher néanmoinsd'aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui ditque personne ne la voyaitet qu'elle avait même défenduqu'on lui rendît compte de ceux qui l'iraient chercher.Peut-être que ces ordres si exacts étaient donnésen vue de ce princeet pour ne point entendre parler de lui.Monsieur de Nemours était trop amoureux pour pouvoir vivre siabsolument privé de la vue de madame de Clèves. Ilrésolut de trouver des moyensquelque difficiles qu'ilspussent êtrede sortir d'un état qui lui paraissait siinsupportable.

La douleurde cette princesse passait les bornes de la raison. Ce mari mourantet mourant à cause d'elle et avec tant de tendresse pour ellene lui sortait point de l'esprit. Elle repassait incessamment tout cequ'elle lui devaitet elle se faisait un crime de n'avoir pas eu dela passion pour luicomme si c'eût été une chosequi eût été en son pouvoir. Elle ne trouvait deconsolation qu'à penser qu'elle le regrettait autant qu'ilméritait d'être regrettéet qu'elle ne feraitdans le reste de sa vie que ce qu'il aurait été bienaise qu'elle eût fait s'il avait vécu.

Elle avaitpensé plusieurs fois comment il avait su que monsieur deNemours était venu à Coulommiers ; elle ne soupçonnaitpas ce prince de l'avoir contéet il lui paraissait mêmeindifférent qu'il l'eût redittant elle se croyaitguérie et éloignée de la passion qu'elle avaiteue pour lui. Elle sentait néanmoins une douleur vive des'imaginer qu'il était cause de la mort de son mariet ellese souvenait avec peine de la crainte que monsieur de Clèveslui avait témoignée en mourant qu'elle ne l'épousât; mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte deson mariet elle croyait n'en avoir point d'autre.

Aprèsque plusieurs mois furent passéselle sortit de cetteviolente affliction où elle étaitet passa dans unétat de tristesse et de langueur. Madame de Martigues fit unvoyage à Pariset la vit avec soin pendant le séjourqu'elle y fit. Elle l'entretint de la cour et de tout ce qui s'ypassait ; et quoique madame de Clèves ne parût pas yprendre intérêtmadame de Martigues ne laissait pas delui en parler pour la divertir.

Elle luiconta des nouvelles du vidamede monsieur de Guiseet de tous lesautres qui étaient distingués par leur personne ou parleur mérite.

-- Pourmonsieur de Nemoursdit-elleje ne sais si les affaires ont prisdans son coeur la place de la galanterie ; mais il a bien moins dejoie qu'il n'avait accoutumé d'en avoiril paraît fortretiré du commerce des femmes. Il fait souvent des voyages àPariset je crois même qu'il y est présentement.

Le nom demonsieur de Nemours surprit madame de Clèves et la fit rougir.Elle changea de discourset madame de Martigues ne s'aperçutpoint de son trouble.

Lelendemaincette princessequi cherchait des occupations conformes àl'état où elle étaitalla proche de chez ellevoir un homme qui faisait des ouvrages de soie d'une façonparticulière ; et elle y fut dans le dessein d'en faire fairede semblables. Après qu'on les lui eut montrésellevit la porte d'une chambre où elle crut qu'il y en avaitencore ; elle dit qu'on la lui ouvrît. Le maître réponditqu'il n'en avait pas la clefet qu'elle était occupéepar un homme qui y venait quelquefois pendant le jour pour dessinerde belles maisons et des jardins que l'on voyait de ses fenêtres.

-- C'estl'homme du monde le mieux faitajouta-t-il ; il n'a guère lamine d'être réduit à gagner sa vie. Toutes lesfois qu'il vient céansje le vois toujours regarder lesmaisons et les jardins ; mais je ne le vois jamais travailler.

Madame deClèves écoutait ce discours avec une grande attention.Ce que lui avait dit madame de Martiguesque monsieur de Nemoursétait quelquefois à Parisse joignit dans sonimagination à cet homme bien fait qui venait proche de chezelleet lui fit une idée de monsieur de Nemourset demonsieur de Nemours appliqué à la voirqui lui donnaun trouble confusdont elle ne savait pas même la cause. Ellealla vers les fenêtres pour voir où elles donnaient ;elle trouva qu'elles voyaient tout son jardin et la face de sonappartement. Etlorsqu'elle fut dans sa chambreelle remarquaaisément cette même fenêtre où l'on luiavait dit que venait cet homme. La pensée que c'étaitmonsieur de Nemours changea entièrement la situation de sonesprit ; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu'ellecommençait à goûterelle se sentit inquièteet agitée. Enfin ne pouvant demeurer avec elle-mêmeelle sortitet alla prendre l'air dans un jardin hors des faubourgsoù elle pensait être seule. Elle crut en y arrivantqu'elle ne s'était pas trompée ; elle ne vit aucuneapparence qu'il y eût quelqu'unet elle se promena assezlongtemps.

Aprèsavoir traversé un petit boiselle aperçutau boutd'une alléedans l'endroit le plus reculé du jardinune manière de cabinet ouvert de tous côtésoùelle adressa ses pas. Comme elle en fut procheelle vit un hommecouché sur des bancsqui paraissait enseveli dans une rêverieprofondeet elle reconnut que c'était monsieur de Nemours.Cette vue l'arrêta tout court. Mais ses gens qui la suivaientfirent quelque bruitqui tira monsieur de Nemours de sa rêverie.Sans regarder qui avait causé le bruit qu'il avait entenduilse leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait versluiet tourna dans une autre alléeen faisant une révérencefort bassequi l'empêcha même de voir ceux qu'ilsaluait.

S'il eûtsu ce qu'il évitaitavec quelle ardeur serait-il retournésur ses pas ! Mais il continua à suivre l'alléeetmadame de Clèves le vit sortir par une porte de derrièreoù l'attendait son carrosse. Quel effet produisit cette vued'un moment dans le coeur de madame de Clèves ! Quelle passionendormie se ralluma dans son coeuret avec quelle violence ! Elles'alla asseoir dans le même endroit d'où venait desortir monsieur de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ceprince se présenta à son espritaimable au-dessus detout ce qui était au mondel'aimant depuis longtemps avec unepassion pleine de respect jusqu'à sa douleursongeant àla voir sans songer à en être vuquittant la courdontil faisait les délicespour aller regarder les murailles quila refermaientpour venir rêver dans des lieux où il nepouvait prétendre de la rencontrer ; enfin un homme digned'être aimé par son seul attachementet pour qui elleavait une inclination si violentequ'elle l'aurait aiméquand il ne l'aurait pas aimée ; mais de plusun homme d'unequalité élevée et convenable à la sienne.Plus de devoirplus de vertu qui s'opposassent à sessentiments ; tous les obstacles étaient levéset il nerestait de leur état passé que la passion de monsieurde Nemours pour elleet que celle qu'elle avait pour lui.

Toutes cesidées furent nouvelles à cette princesse. L'afflictionde la mort de monsieur de Clèves l'avait assez occupéepour avoir empêché qu'elle n'y eût jeté lesyeux. La présence de monsieur de Nemours les amena en fouledans son esprit ; maisquand il en eut été pleinementrempliet qu'elle se souvint aussi que ce même hommequ'elleregardait comme pouvant l'épouserétait celui qu'elleavait aimé du vivant de son mariet qui était la causede sa mortque même en mourantil lui avait témoignéde la crainte qu'elle ne l'épousâtson austèrevertu était si blessée de cette imaginationqu'elle netrouvait guère moins de crime à épouser monsieurde Nemours qu'elle en avait trouvé à l'aimer pendant lavie de son mari. Elle s'abandonna à ces réflexions sicontraires à son bonheur ; elle les fortifia encore deplusieurs raisons qui regardaient son repos et les maux qu'elleprévoyait en épousant ce prince. Enfinaprèsavoir demeuré deux heures dans le lieu où elle étaitelle s'en revint chez ellepersuadée qu'elle devait fuir savue comme une chose entièrement opposée à sondevoir.

Mais cettepersuasionqui était un effet de sa raison et de sa vertun'entraînait pas son coeur. Il demeurait attaché àmonsieur de Nemours avec une violence qui la mettait dans un étatdigne de compassionet qui ne lui laissa plus de repos ; elle passaune des plus cruelles nuits qu'elle eût jamais passées.Le matinson premier mouvement fut d'aller voir s'il n'y auraitpersonne à la fenêtre qui donnait chez elle ; elle yallaelle y vit monsieur de Nemours. Cette vue la surpritet ellese retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu'ilavait été reconnu. Il avait souvent désiréde l'êtredepuis que sa passion lui avait fait trouver cesmoyens de voir madame de Clèves ; et lorsqu'il n'espéraitpas d'avoir ce plaisiril allait rêver dans le mêmejardin où elle l'avait trouvé.

Lasséenfin d'un état si malheureux et si incertainil résolutde tenter quelque voie d'éclaircir sa destinée. "Queveux-je attendre ? disait-il ; il y a longtemps que je sais que j'ensuis aimé ; elle est libreelle n'a plus de devoir àm'opposer. Pourquoi me réduire à la voir sans en êtrevuet sans lui parler ? Est-il possible que l'amour m'ait siabsolument ôté la raison et la hardiesseet qu'il m'aitrendu si différent de ce que j'ai été dans lesautres passions de ma vie ? J'ai dû respecter la douleur demadame de Clèves ; mais je la respecte trop longtempset jelui donne le loisir d'éteindre l'inclination qu'elle a pourmoi."

Aprèsces réflexionsil songea aux moyens dont il devait se servirpour la voir. Il crut qu'il n'y avait plus rien qui l'obligeâtà cacher sa passion au vidame de Chartres ; il résolutde lui en parleret de lui dire le dessein qu'il avait pour sanièce.

Le vidameétait alors à Paris : tout le monde y était venudonner ordre à son équipage et à ses habitspour suivre le roiqui devait conduire la reine d'Espagne. Monsieurde Nemours alla donc chez le vidameet lui fit un aveu sincèrede tout ce qu'il lui avait caché jusqu'alorsà laréserve des sentiments de madame de Clèves dont il nevoulut pas paraître instruit.

Le vidamereçut tout ce qu'il lui dit avec beaucoup de joieet l'assuraque sans savoir ses sentimentsil avait souvent pensédepuisque madame de Clèves était veuvequ'elle étaitla seule personne digne de lui. Monsieur de Nemours le pria de luidonner les moyens de lui parleret de savoir quelles étaientses dispositions.

Le vidamelui proposa de le mener chez elle ; mais monsieur de Nemours crutqu'elle en serait choquée parce qu'elle ne voyait encorepersonne. Ils trouvèrent qu'il fallait que monsieur le vidamela priât de venir chez luisur quelque prétexteet quemonsieur de Nemours y vînt par un escalier dérobéafin de n'être vu de personne. Cela s'exécuta comme ilsl'avaient résolu : madame de Clèves vint ; le vidamel'alla recevoiret la conduisit dans un grand cabinetau bout deson appartement. Quelque temps aprèsmonsieur de Nemoursentracomme si le hasard l'eût conduit. Madame de Clèvesfut extrêmement surprise de le voir : elle rougitet essaya decacher sa rougeur. Le vidame parla d'abord de choses différenteset sortitsupposant qu'il avait quelque ordre à donner. Ildit à madame de Clèves qu'il la priait de faire leshonneurs de chez luiet qu'il allait rentrer dans un moment.

L'on nepeut exprimer ce que sentirent monsieur de Nemours et madame deClèvesde se trouver seuls et en état de se parlerpour la première fois. Ils demeurèrent quelque tempssans rien dire ; enfinmonsieur de Nemours rompant le silence :

--Pardonnerez-vous à monsieur de ChartresMadamelui dit-ilde m'avoir donné l'occasion de vous voiret de vousentretenirque vous m'avez toujours si cruellement ôtée?

-- Je nelui dois pas pardonnerrépondit-elled'avoir oubliél'état où je suiset à quoi il expose maréputation.

Enprononçant ces paroleselle voulut s'en aller ; et monsieurde Nemoursla retenant :

-- Necraignez rienMadamerépliqua-t-ilpersonne ne sait que jesuis iciet aucun hasard n'est à craindre. Écoutez-moiMadameécoutez-moi ; si ce n'est par bontéque cesoit du moins pour l'amour de vous-mêmeet pour vous délivrerdes extravagances où m'emporterait infailliblement une passiondont je ne suis plus le maître.

Madame deClèves céda pour la première fois au penchantqu'elle avait pour monsieur de Nemourset le regardant avec des yeuxpleins de douceur et de charmes :

-- Maisqu'espérez-vouslui dit-ellede la complaisance que vous medemandez ? Vous vous repentirezpeut-êtrede l'avoir obtenueet je me repentirai infailliblement de vous l'avoir accordée.Vous méritez une destinée plus heureuse que celle quevous avez eue jusqu'iciet que celle que vous pouvez trouver àl'avenirà moins que vous ne la cherchiez ailleurs !

-- MoiMadamelui dit-ilchercher du bonheur ailleurs ! Et y en a-t-ild'autre que d'être aimé de vous ? Quoique je ne vous aiejamais parléje ne saurais croireMadameque vous ignoriezma passionet que vous ne la connaissiez pour la plus véritableet la plus violente qui sera jamais. A quelle épreuve a-t-elleété par des choses qui vous sont inconnues? Et àquelle épreuve l'avez-vous mise par vos rigueurs ?

-- Puisquevous voulez que je vous parleet que je m'y résousréponditmadame de Clèves en s'asseyantje le ferai avec une sincéritéque vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe.Je ne vous dirai point que je n'ai pas vu l'attachement que vous avezeu pour moi ; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vousle dirais. Je vous avoue doncnon seulement que je l'ai vumais queje l'ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu'il m'ait paru.

-- Et sivous l'avez vuMadameinterrompit-ilest-il possible que vous n'enayez point été touchée ? Et oserais-je vousdemander s'il n'a fait aucune impression dans votre coeur ?

-- Vous enavez dû juger par ma conduitelui répliqua-t-elle ;mais je voudrais bien savoir ce que vous en avez pensé.

-- Ilfaudrait que je fusse dans un état plus heureux pour vousl'oser direrépondit-il ; et ma destinée a trop peu derapport à ce que je vous dirais. Tout ce que je puis vousapprendreMadamec'est que j'ai souhaité ardemment que vousn'eussiez pas avoué à monsieur de Clèves ce quevous me cachiezet que vous lui eussiez caché ce que vousm'eussiez laissé voir.

-- Commentavez-vous pu découvrirreprit-elle en rougissantque j'aieavoué quelque chose à monsieur de Clèves ?

-- Je l'aisu par vous-mêmeMadamerépondit-il ; maispour mepardonner la hardiesse que j'ai eue de vous écoutersouvenez-vous si j'ai abusé de ce que j'ai entendusi mesespérances en ont augmentéet si j'ai eu plus dehardiesse à vous parler.

Ilcommença à lui conter comme il avait entendu saconversation avec monsieur de Clèves ; mais elle l'interrompitavant qu'il eût achevé.

-- Ne m'endites pas davantagelui dit-elle ; je vois présentement paroù vous avez été si bien instruit. Vous ne me leparûtes déjà que trop chez madame la dauphinequi avait su cette aventure par ceux à qui vous l'aviezconfiée.

Monsieurde Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose étaitarrivée.

-- Ne vousexcusez pointreprit-elle ; il y a longtemps que je vous aipardonnésans que vous m'ayez dit de raison. Mais puisquevous avez appris par moi-même ce que j'avais eu dessein de vouscacher toute ma vieje vous avoue que vous m'avez inspiré dessentiments qui m'étaient inconnus devant que de vous avoir vuet dont j'avais même si peu d'idéequ'ils me donnèrentd'abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suittoujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honteparce que je lefais dans un temps où je le puis faire sans crimeet que vousavez vu que ma conduite n'a pas été régléepar mes sentiments.

--Croyez-vousMadamelui dit monsieur de Nemoursen se jetant àses genouxque je n'expire pas à vos pieds de joie et detransport ?

-- Je nevous apprendslui répondit-elle en souriantque ce que vousne saviez déjà que trop.

-- Ah !Madamerépliqua-t-ilquelle différence de le savoirpar un effet du hasardou de l'apprendre par vous-mêmeet devoir que vous voulez bien que je le sache !

-- Il estvrailui dit-elleque je veux bien que vous le sachiezet que jetrouve de la douceur à vous le dire. Je ne sais même sije ne vous le dis pointplus pour l'amour de moi que pour l'amour devous. Car enfin cet aveu n'aura point de suiteet je suivrai lesrègles austères que mon devoir m'impose.

-- Vousn'y songez pasMadamerépondit monsieur de Nemours ; il n'ya plus de devoir qui vous lievous êtes en liberté ; etsi j'osaisje vous dirais même qu'il dépend de vous defaire en sorte que votre devoir vous oblige un jour àconserver les sentiments que vous avez pour moi.

-- Mondevoirrépliqua-t-elleme défend de penser jamais àpersonneet moins à vous qu'à qui que ce soit aumondepar des raisons qui vous sont inconnues.

-- Ellesne me le sont peut-être pasMadamereprit-il ; mais ce nesont point de véritables raisons. Je crois savoir que monsieurde Clèves m'a cru plus heureux que je n'étaiset qu'ils'est imaginé que vous aviez approuvé des extravagancesque la passion m'a fait entreprendre sans votre aveu.

-- Neparlons point de cette aventurelui dit-elleje n'en sauraissoutenir la pensée ; elle me fait honteet elle m'est aussitrop douloureuse par les suites qu'elle a eues. Il n'est que tropvéritable que vous êtes cause de la mort de monsieur deClèves ; les soupçons que lui a donnés votreconduite inconsidérée lui ont coûté laviecomme si vous la lui aviez ôtée de vos propresmains. Voyez ce que je devrais fairesi vous en étiez venusensemble à ces extrémitéset que le mêmemalheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n'est pas lamême chose à l'égard du monde ; mais au mien iln'y a aucune différencepuisque je sais que c'est par vousqu'il est mortet que c'est à cause de moi.

-- Ah !Madamelui dit monsieur de Nemoursquel fantôme de devoiropposez-vous à mon bonheur ? Quoi ! Madameune penséevaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux unhomme que vous ne haïssez pas ? Quoi ! j'aurais pu concevoirl'espérance de passer ma vie avec vous ; ma destinéem'aurait conduit à aimer la plus estimable personne du monde ;j'aurais vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse; elle ne m'aurait pas haïet je n'aurais trouvé dans saconduite que tout ce qui peut être à désirer dansune femme ? Car enfinMadamevous êtes peut-être laseule personne en qui ces deux choses se soient jamais trouvéesau degré qu'elles sont en vous. Tous ceux qui épousentdes maîtresses dont ils sont aiméstremblent en lesépousantet regardent avec craintepar rapport aux autresla conduite qu'elles ont eue avec eux ; mais en vousMadamerienn'est à craindreet on ne trouve que des sujets d'admiration.N'aurais-je envisagédis-jeune si grande félicitéque pour vous y voir apporter vous-même des obstacles ? Ah !Madamevous oubliez que vous m'avez distingué du reste deshommesou plutôt vous ne m'en avez jamais distingué :vous vous êtes trompéeet je me suis flatté.

-- Vous nevous êtes point flattélui répondit-elle ; lesraisons de mon devoir ne me paraîtraient peut-être pas sifortes sans cette distinction dont vous vous doutezet c'est ellequi me fait envisager des malheurs à m'attacher à vous.

-- Je n'airien à répondreMadamereprit-ilquand vous mefaites voir que vous craignez des malheurs ; mais je vous avouequ'après tout ce que vous avez bien voulu me direje nem'attendais pas à trouver une si cruelle raison.

-- Elleest si peu offensante pour vousreprit madame de Clèvesquej'ai même beaucoup de peine à vous l'apprendre.

-- Hélas! Madamerépliqua-t-ilque pouvez-vous craindre qui meflatte tropaprès ce que vous venez de me dire ?

-- Je veuxvous parler encore avec la même sincérité quej'ai déjà commencéreprit-elleet je vaispasser par-dessus toute la retenue et toutes les délicatessesque je devrais avoir dans une première conversationmais jevous conjure de m'écouter sans m'interrompre.

"Jecrois devoir à votre attachement la faible récompensede ne vous cacher aucun de mes sentimentset de vous les laisservoir tels qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vieque je me donnerai la liberté de vous les faire paraître; néanmoins je ne saurais vous avouersans honteque lacertitude de n'être plus aimée de vouscomme je lesuisme paraît un si horrible malheurquequand je n'auraispoint des raisons de devoir insurmontablesje doute si je pourraisme résoudre à m'exposer à ce malheur. Je saisque vous êtes libreque je le suiset que les choses sontd'une sorte que le public n'aurait peut-être pas sujet de vousblâmerni moi non plusquand nous nous engagerions ensemblepour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans cesengagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en mafaveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finircette passion dont je ferais toute ma félicité ?Monsieur de Clèves était peut-être l'unique hommedu monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma destinéen'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur ; peut-êtreaussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'enaurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le mêmemoyen de conserver la vôtre : je crois même que lesobstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvépour vous animer à vaincre ; et mes actions involontairesoules choses que le hasard vous a apprisesvous ont donné assezd'espérance pour ne vous pas rebuter.

-- Ah !Madamereprit monsieur de Nemoursje ne saurais garder le silenceque vous m'imposez : vous me faites trop d'injusticeet vous mefaites trop voir combien vous êtes éloignéed'être prévenue en ma faveur.

--J'avouerépondit-elleque les passions peuvent me conduire ;mais elles ne sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher deconnaître que vous êtes né avec toutes lesdispositions pour la galanterieet toutes les qualités quisont propres à y donner des succès heureux. Vous avezdéjà eu plusieurs passionsvous en auriez encore ; jene ferais plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre commevous auriez été pour moi. J'en aurais une douleurmortelleet je ne serais pas même assurée de n'avoirpoint le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vouscacher que vous me l'avez fait connaîtreet que je souffris desi cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre demadame de Théminesque l'on disait qui s'adressait àvousqu'il m'en est demeuré une idée qui me faitcroire que c'est le plus grand de tous les maux.

"Parvanité ou par goûttoutes les femmes souhaitent de vousattacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; monexpérience me ferait croire qu'il n'y en a point à quivous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aiméet je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoinsje n'aurais d'autre parti à prendre que celui de la souffrance; je ne sais même si j'oserais me plaindre. On fait desreproches à un amant ; mais en fait-on à un mariquandon n'a à lui reprocher que de n'avoir plus d'amour ? Quand jepourrais m'accoutumer à cette sorte de malheurpourrais-jem'accoutumer à celui de croire voir toujours monsieur deClèves vous accuser de sa mortme reprocher de vous avoiraiméde vous avoir épousé et me faire sentir ladifférence de son attachement au vôtre ? Il estimpossiblecontinua-t-ellede passer par-dessus des raisons sifortes : il faut que je demeure dans l'état où je suiset dans les résolution que j'ai prises de n'en sortir jamais.

-- Hé! croyez-vous le pouvoirMadame ? s'écria monsieur deNemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre unhomme qui vous adoreet qui est assez heureux pour vous plaire ? Ilest plus difficile que vous ne pensezMadamede résister àce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l'avezfait par une vertu austèrequi n'a presque point d'exemple ;mais cette vertu ne s'oppose plus à vos sentimentsetj'espère que vous les suivrez malgré vous.

-- Je saisbien qu'il n'y a rien de plus difficile que ce que j'entreprendsrépliqua madame de Clèves ; je me défie de mesforces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à lamémoire de monsieur de Clèves serait faibles'iln'était soutenu par l'intérêt de mon repos ; etles raisons de mon repos ont besoin d'être soutenues de cellesde mon devoir. Mais quoique je me défie de moi-mêmejecrois que je ne vaincrai jamais mes scrupuleset je n'espèrepas aussi de surmonter l'inclination que j'ai pour vous. Elle merendra malheureuseet je me priverai de votre vuequelque violencequ'il m'en coûte. Je vous conjurepar tout le pouvoir que j'aisur vousde ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans unétat qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait êtrepermis dans un autre tempset la seule bienséance interdittout commerce entre nous.

Monsieurde Nemours se jeta à ses piedset s'abandonna à tousles divers mouvements dont il était agité. Il lui fitvoiret par ses paroles et par ses pleursla plus vive et la plustendre passion dont un coeur ait jamais été touché.Celui de madame de Clèves n'était pas insensibleetregardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes :

--Pourquoi faut-ils'écria-t-elleque je vous puisse accuserde la mort de monsieur de Clèves ? Que n'ai-je commencéà vous connaître depuis que je suis libreou pourquoine vous ai-je pas connu devant que d'être engagée ?Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstaclesi invincible ?

-- Il n'ya point d'obstacleMadamereprit monsieur de Nemours. Vous seulevous opposez à mon bonheur ; vous seule vous imposez une loique la vertu et la raison ne vous sauraient imposer.

-- Il estvrairépliqua-t-elleque je sacrifie beaucoup à undevoir qui ne subsiste que dans mon imagination. Attendez ce que letemps pourra faire. Monsieur de Clèves ne fait encore qued'expireret cet objet funeste est trop proche pour me laisser desvues claires et distinctes. Ayez cependant le plaisir de vous êtrefait aimer d'une personne qui n'aurait rien aimési elle nevous avait jamais vu ; croyez que les sentiments que j'ai pour vousseront éternelset qu'ils subsisteront égalementquoique je fasse. Adieului dit-elle ; voici une conversation qui mefait honte : rendez-en compte à monsieur le vidame ; j'yconsenset je vous en prie.

Ellesortit en disant ces parolessans que monsieur de Nemours pûtla retenir. Elle trouva monsieur le vidame dans la chambre la plusproche. Il la vit si troublée qu'il n'osa lui parleret il laremit en son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver monsieurde Nemoursqui était si plein de joiede tristessed'étonnement et d'admirationenfinde tous les sentimentsque peut donner une passion pleine de crainte et d'espérancequ'il n'avait pas l'usage de la raison. Le vidame fut longtemps àobtenir qu'il lui rendit compte de sa conversation. Il le fit enfin ;et monsieur de Chartressans être amoureuxn'eut pas moinsd'admiration pour la vertul'esprit et le mérite de madame deClèvesque monsieur de Nemours en avait lui-même. Ilsexaminèrent ce que ce prince devait espérer de sadestinée ; etquelques craintes que son amour lui pûtdonneril demeura d'accord avec monsieur le vidame qu'il étaitimpossible que madame de Clèves demeurât dans lesrésolutions où elle était. Ils convinrentnéanmoins qu'il fallait suivre ses ordresde crainte quesile public s'apercevait de l'attachement qu'il avait pour elleellene fit des déclarations et ne prît engagements vers lemondequ'elle soutiendrait dans la suitepar la peur qu'on ne crûtqu'elle l'eût aimé du vivant de son mari.

Monsieurde Nemours se détermina à suivre le roi. C'étaitun voyage dont il ne pouvait aussi bien se dispenseret il résolutà s'en allersans tenter même de revoir madame deClèves du lieu où il l'avait vue quelquefois. Il priamonsieur le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il point pour luidire ? Quel nombre infini de raisons pour la persuader de vaincre sesscrupules ! Enfinune partie de la nuit était passéedevant que monsieur de Nemours songeât à le laisser enrepos.

Madame deClèves n'était pas en état d'en trouver : ce luiétait une chose si nouvelle d'être sortie de cettecontrainte qu'elle s'était imposéed'avoir souffertpour la première fois de sa viequ'on lui dît qu'onétait amoureux d'elleet d'avoir dit elle-même qu'elleaimaitqu'elle ne se connaissait plus. Elle fut étonnéede ce qu'elle avait fait ; elle s'en repentit ; elle en eut de lajoie : tous ses sentiments étaient pleins de trouble et depassion. Elle examina encore les raisons de son devoir quis'opposaient à son bonheur ; elle sentit de la douleur de lestrouver si forteset elle se repentit de les avoir si bien montréesà monsieur de Nemours. Quoique la pensée de l'épouserlui fût venue dans l'esprit sitôt qu'elle l'avait revudans ce jardinelle ne lui avait pas fait la même impressionque venait de faire la conversation qu'elle avait eue avec lui ; etil y avait des moments où elle avait de la peine àcomprendre qu'elle pût être malheureuse en l'épousant.Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu'elle était malfondéeet dans ses scrupules du passéet dans sescraintes de l'avenir. La raison et son devoir lui montraientdansd'autres momentsdes choses tout opposéesqui l'emportaientrapidement à la résolution de ne se point remarier etde ne voir jamais monsieur de Nemours. Mais c'était unerésolution bien violente à établir dans un coeuraussi touché que le sienet aussi nouvellement abandonnéaux charmes de l'amour. Enfinpour se donner quelque calmeellepensa qu'il n'était point encore nécessaire qu'elle sefît la violence de prendre des résolutions ; labienséance lui donnait un temps considérable àse déterminer ; mais elle résolut de demeurer ferme àn'avoir aucun commerce avec monsieur de Nemours. Le vidame la vintvoiret servit ce prince avec tout l'esprit et l'applicationimaginables. Il ne la put faire changer sur sa conduiteni sur cellequ'elle avait imposée à monsieur de Nemours. Elle luidit que son dessein était de demeurer dans l'état oùelle se trouvait ; qu'elle connaissait que ce dessein étaitdifficile à exécuter ; mais qu'elle espéraitd'en avoir la force. Elle lui fit si bien voir à quel pointelle était touchée de l'opinion que monsieur de Nemoursavait causé la mort à son mariet combien elle étaitpersuadée qu'elle ferait une action contre son devoir enl'épousantque le vidame craignit qu'il ne fût malaiséde lui ôter cette impression.

Il ne ditpas à ce prince ce qu'il pensaitet en lui rendant compte desa conversationil lui laissa toute l'espérance que la raisondoit donner à un homme qui est aimé.

Ilspartirent le lendemainet allèrent joindre le roi. Monsieurle vidame écrivit à madame de Clèvesàla prière de monsieur de Nemourspour lui parler de ce prince; etdans une seconde lettre qui suivit bientôt la premièremonsieur de Nemours y mit quelques lignes de sa main. Mais madame deClèvesqui ne voulait pas sortir des règles qu'elles'était imposéeset qui craignait les accidents quipeuvent arriver par les lettresmanda au vidame qu'elle ne recevraitplus les sienness'il continuait à lui parler de monsieur deNemours ; et elle lui manda si fortementque ce prince le pria mêmede ne le plus nommer.

La couralla conduire la reine d'Espagne jusqu'en Poitou. Pendant cetteabsencemadame de Clèves demeura à elle-mêmeetà mesure qu'elle était éloignée demonsieur de Nemours et de tout ce qui l'en pouvait faire souvenirelle rappelait la mémoire de monsieur de Clèvesqu'elle se faisait un honneur de conserver. Les raisons qu'elle avaitde ne point épouser monsieur de Nemours lui paraissaientfortes du côté de son devoiret insurmontables du côtéde son repos. La fin de l'amour de ce princeet les maux de lajalousie qu'elle croyait infaillibles dans un mariagelui montraientun malheur certain où elle s'allait jeter ; mais elle voyaitaussi qu'elle entreprenait une chose impossibleque de résisteren présence au plus aimable homme du mondequ'elle aimait etdont elle était aiméeet de lui résister surune chose qui ne choquait ni la vertuni la bienséance. Ellejugea que l'absence seule et l'éloignement pouvaient luidonner quelque force ; elle trouva qu'elle en avait besoinnonseulement pour soutenir la résolution de ne se pas engagermais même pour se défendre de voir monsieur de Nemours ;et elle résolut de faire un assez long voyagepour passertout le temps que la bienséance l'obligeait à vivredans la retraite. De grandes terres qu'elle avait vers les Pyrénéeslui parurent le lieu le plus propre qu'elle pût choisir. Ellepartit peu de jours avant que la cour revînt ; eten partantelle écrivit à monsieur le vidamepour le conjurer quel'on ne songeât point à avoir de ses nouvellesni àlui écrire.

Monsieurde Nemours fut affligé de ce voyagecomme un autre l'auraitété de la mort de sa maîtresse. La penséed'être privé pour longtemps de la vue de madame deClèves lui était une douleur sensibleet surtout dansun temps où il avait senti le plaisir de la voiret de lavoir touchée de sa passion. Cependant il ne pouvait faireautre chose que s'affligermais son affliction augmentaconsidérablement. Madame de Clèvesdont l'esprit avaitété si agitétomba dans une maladie violentesitôt qu'elle fut arrivée chez elle ; cette nouvellevint à la cour. Monsieur de Nemours était inconsolable; sa douleur allait au désespoir et à l'extravagance.Le vidame eut beaucoup de peine à l'empêcher de fairevoir sa passion au public ; il en eut beaucoup aussi à lereteniret à lui ôter le dessein d'aller lui-mêmeapprendre de ses nouvelles. La parenté et l'amitié demonsieur le vidame fut un prétexte à y envoyerplusieurs courriers ; on sut enfin qu'elle était hors de cetextrême péril où elle avait été ;mais elle demeura dans une maladie de langueurqui ne laissait guèred'espérance de sa vie.

Cette vuesi longue et si prochaine de la mort fit paraître àmadame de Clèves les choses de cette vie de cet oeil sidifférent dont on les voit dans la santé. La nécessitéde mourirdont elle se voyait si prochel'accoutuma à sedétacher de toutes choseset la longueur de sa maladie lui enfit une habitude. Lorsqu'elle revint de cet étatelle trouvanéanmoins que monsieur de Nemours n'était pas effacéde son coeurmais elle appela à son secourspour se défendrecontre luitoutes les raisons qu'elle croyait avoir pour nel'épouser jamais. Il se passa un assez grand combat enelle-même. Enfinelle surmonta les restes de cette passion quiétait affaiblie par les sentiments que sa maladie lui avaitdonnés. Les pensées de la mort lui avaient reprochéla mémoire de monsieur de Clèves. Ce souvenirquis'accordait à son devoirs'imprima fortement dans son coeur.Les passions et les engagements du monde lui parurent tels qu'ilsparaissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et pluséloignées. Sa santéqui demeuraconsidérablement affaiblielui aida à conserver sessentiments ; mais comme elle connaissait ce que peuvent les occasionssur les résolutions les plus sageselle ne voulut pass'exposer à détruire les siennesni revenir dans leslieux où était ce qu'elle avait aimé. Elle seretirasur le prétexte de changer d'airdans une maisonreligieusesans faire paraître un dessein arrêtéde renoncer à la cour.

A lapremière nouvelle qu'en eut monsieur de Nemoursil sentit lepoids de cette retraiteet il en vit l'importance. Il crutdans cemomentqu'il n'avait plus rien à espérer ; la perte deses espérances ne l'empêcha pas de mettre tout en usagepour faire revenir madame de Clèves. Il fit écrire lareineil fit écrire le vidameil l'y fit aller ; mais toutfut inutile. Le vidame la vit : elle ne lui dit point qu'elle eûtpris de résolution. Il jugea néanmoins qu'elle nereviendrait jamais. Enfin monsieur de Nemours y alla lui-mêmesur le prétexte d'aller à des bains. Elle futextrêmement troublée et surprise d'apprendre sa venue.Elle lui fit dire par une personne de mérite qu'elle aimait etqu'elle avait alors auprès d'ellequ'elle le priait de ne pastrouver étrange si elle ne s'exposait point au péril dele voiret de détruire par sa présence des sentimentsqu'elle devait conserver ; qu'elle voulait bien qu'il sûtqu'ayant trouvé que son devoir et son repos s'opposaient aupenchant qu'elle avait d'être à luiles autres chosesdu monde lui avaient paru si indifférentes qu'elle y avaitrenoncé pour jamais ; qu'elle ne pensait plus qu'àcelles de l'autre vieet qu'il ne lui restait aucun sentiment que ledésir de le voir dans les mêmes dispositions oùelle était.

Monsieurde Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle quilui parlait. Il la pria vingt fois de retourner à madame deClèvesafin de faire en sorte qu'il la vît ; mais cettepersonne lui dit que madame de Clèves lui avait non seulementdéfendu de lui aller redire aucune chose de sa partmais mêmede lui rendre compte de leur conversation. Il fallut enfin que ceprince repartîtaussi accablé de douleur que le pouvaitêtre un homme qui perdait toutes sortes d'espérances derevoir jamais une personne qu'il aimait d'une passion la plusviolentela plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamaisété. Néanmoins il ne se rebuta point encoreetii fit tout ce qu'il put imaginer de capable de la faire changer dedessein. Enfindes années entières s'étantpasséesle temps et l'absence ralentirent sa douleur etéteignirent sa passion. Madame de Clèves vécutd'une sorte qui ne laissa pas d'apparence qu'elle pût jamaisrevenir. Elle passait une partie de l'année dans cette maisonreligieuseet l'autre chez elle ; mais dans une retraite et dans desoccupations plus saintes que celles des couvents les plus austères; et sa viequi fut assez courtelaissa des exemples de vertuinimitables.